centres commerciaux : quel modèle pour demain

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centres commerciaux : quel modèle pour demain
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CENTRES COMMERCIAUX :
QUEL MODÈLE POUR
DEMAIN ?
Par Jérôme Le Grelle, Président de Convergences – CVL.
L
ongtemps adulées, reconnues pour leur résilience,
les performances du centre commercial, en tant que
concept, sont aujourd’hui scrutées, analysées, décortiquées,
alors qu’elles montrent des signes d’essoufflement de plus
en plus marqués. Faiblesse conjoncturelle ou déclin annoncé
d’un modèle qui doit se renouveler en profondeur ?
6.1 / UN DÉCLIN DE LA FRÉQUENTATION
DES LIEUX DE COMMERCE
C
onçus, en effet, pour répondre aux enjeux d’une consommation de masse, dans un contexte de fort développement démographique et économique, les centres commerciaux
sont aujourd’hui confrontés à des bouleversements profonds :
◗ le marché est saturé en termes de projets, de plus en plus
nombreux, et de plus en plus proches de leurs clients, au
sein de zones de chalandise resserrées ;
◗ les modes de consommation évoluant, le principe de la profusion, du choix le plus large n’est plus l’avantage discriminant, les hypermarchés en ont déjà fait l’amère expérience… ;
◗ les manières mêmes d’acheter ont changé, en évoluant
d’une visite au centre commercial à des moments précis,
suivant un rituel bien organisé, à une façon de consommer
« quand je veux, où je veux, comme je veux ». Une nouvelle liberté que ne cessent de découvrir les clients d’aujourd’hui, à la faveur du développement d’un commerce de
proximité, du digital et de l’internet.
La plupart des indicateurs de performance sont à la
peine, qu’il s’agisse de la vacance qui, depuis 2008, est en
constante augmentation, des chiffres d’affaires aux mouve-
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ments erratiques échappant à toutes prévisions, ou encore
des trafics visiteurs qui stagnent, quand ils ne baissent pas…
Ce phénomène n’est pas propre aux centres commerciaux,
mais affecte bien l’ensemble des « lieux » du commerce et de
la distribution ; les difficultés que continuent de rencontrer,
notamment, nombre de centres-ville, qui ne « profitent » pas
des faiblesses de ceux qui ont trop souvent été présentés
comme leur principal ennemi, en témoignent largement.
DES LOCOMOTIVES DONT LE MOTEUR
S’ESSOUFFLE
Plus spécifiquement, les performances du centre commercial
sont de plus en plus souvent, et très directement, affectées
par la baisse même de régime de ses enseignes phares, judicieusement dénommées « locomotives ». En effet, la puissance d’attraction d’un centre commercial, indépendamment
de sa localisation, a toujours été immédiatement corrélée à
celle de ses « locomotives ». Que celles-ci faiblissent, et c’est
tout le centre qui s’affaiblit !
Les premiers signes d’alerte sont apparus avec l’alimentaire ; ce secteur, bien que restant une valeur sûre, parce
que sachant encore répondre à un besoin quotidien, récurrent et régulier, a progressivement perdu en puissance,
alors que c’est cette offre qui assure (ou qui assurait ?) la
part essentielle du trafic. Signe des temps, le gigantisme des
hypermarchés dépassant les 10 000 m2 de surface de vente
se réduit au profit d’unités de taille plus réduite.
Leur pendant traditionnel, que représentaient des enseignes
comme la Fnac, ne font plus le poids, ou ont carrément disparu, comme Virgin. Pire encore, elles n’ont pas été réellement remplacées, aucun équivalent capable d’être force de
destination et de venir en complément de l’offre existante,
sans venir la concurrencer, n’ayant pu émerger à ce jour.
Par défaut, cette situation fait la part belle aux puissants du
moment (tels Primark, Apple Store…), que l’on s’arrache et
qu’on installe à prix d’or, pour venir jouer ce rôle, malgré,
sans doute, des dégâts collatéraux sur l’offre concurrente
en place. On ne sait pas bien combien de temps cela pourra
durer, avant que d’autres concurrents, plus forts encore, ne
viennent prendre la place !
UN CONCEPT GALVAUDÉ
En outre, souvent conçus à partir d’une approche « efficace
et utilitaire », les centres souffrent de plus en plus de décalages avec leur environnement :
◗
d écalage avec les attentes des consommateurs, qui
recherchent une offre plus expérientielle, accompagnée de
plus de services, plus de vie et d’animation ;
◗ décalage des formats et des concepts, devenus progressivement obsolètes ;
◗ décalage en taille, se retrouvant parfois surdimensionnée,
sous l’effet concomitant de la densification des mètres carrés commerciaux et de l’élargissement des possibilités de
consommer par d’autres moyens que par la simple venue
au centre commercial ;
◗ décalage en termes de localisation, au sein d’un environnement urbain qui a évolué.
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Face à cette situation, tous les centres commerciaux ne sont
cependant pas égaux et n’ont pas tous les mêmes armes pour
réagir.
Les grandes foncières ont déjà amorcé un mouvement de
concentration sur les sites dits « prime », caractérisés par
une taille jugée critique, capable d’offrir une offre large,
appuyée par des enseignes puissantes, et situés au sein d’environnements urbains denses. Derrière ce mouvement, il y a
le constat, souvent non avoué, que la puissance d’attraction
d’un site, fondée uniquement sur son offre, ne suffit plus. Il
leur apparaît dorénavant indispensable de s’assurer de flux
« naturels », en venant s’y greffer directement, à l’instar des
enseignes qui vont ouvrir des magasins dans les gares, dans
les aéroports, ou encore même dans des stations-service.
Mais une telle stratégie ne peut s’appliquer qu’à une infime
partie du portefeuille des centres commerciaux développés
en France : en effet, ceux-ci (considérés comme étant essentiellement des centres régionaux et suprarégionaux, selon la
classification CNCC) ne représentent, en nombre, que 12 %
de l’ensemble des centres recensés. Pour le « reste » de ce
portefeuille, c’est-à-dire l’essentiel de ce qui couvre le territoire français, la question reste entière et est donc clairement
posée de savoir comment s’adapter à ce nouveau contexte.
Comment recréer les conditions d’une nouvelle dynamique ?
LA PUISSANCE
D’ATTRACTION
D’UN SITE, FONDÉE
UNIQUEMENT SUR SON OFFRE,
NE SUFFIT PLUS.
Sans renoncer aux fondamentaux classiques, préalables au
choix d’une bonne implantation, et à une bonne gestion d’un
site commercial, il est aisé de constater que ces derniers ne
sont plus suffisants pour faire face à la situation actuelle
du marché et à ses nouveaux enjeux. La professionnalisation des acteurs et des processus de conception a conduit
progressivement à une uniformisation des espaces commerciaux, à l’homogénéisation des offres, aboutissant finalement à une certaine banalisation des projets, au travers
d’une approche, certes efficace, mais qui a perdu du sens.
Trop souvent, le projet de centre commercial, se suffisant à
lui-même, s’est imposé dans un environnement dont il n’a
pas su (ou pu) tenir compte pour s’y enraciner, et surtout
pour s’y ouvrir.
DES CENTRES À L’IDENTITÉ AFFIRMÉE
6.2 / REPENSER LE MODÈLE
DES ENSEMBLES COMMERCIAUX
C
e contexte général et ces constats imposent impérativement de réfléchir en profondeur sur ce que doivent
être, aujourd’hui, les critères d’attractivité pour un centre.
Que faut-il imaginer pour relancer la machine et redonner
à ces sites un vrai pouvoir d’attraction, les rendant capables
de se maintenir par eux-mêmes, capables de rester des
lieux de destination à part entière ? Poser cette question,
c’est tout simplement se poser la question de la vocation,
aujourd’hui, du centre commercial.
Les consommateurs, devenus clients, ont changé et, surtout, ils ont le choix ! C’est une évidence qui doit pousser
les concepteurs et gestionnaires de centres commerciaux
à revoir en profondeur la manière de répondre à leurs
attentes.
Les ensembles commerciaux de demain devront donc être
nécessairement contextuels – ce qui est une évidence –, non
seulement au regard de l’architecture, mais aussi de la programmation, du positionnement commercial, des valeurs
qu’ils véhiculeront et qui puiseront de plus en plus leur légitimité dans l’environnement local du projet.
Pour y parvenir, la vocation du lieu doit être pleinement
appréhendée, bien au-delà du seul critère de l’emplacement.
Ancrer le centre sur son territoire, c’est donc d’abord chercher à le comprendre, en faire l’analyse systématique, en
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passant au crible son histoire, son architecture, son économie, sa culture,… Bref, il s’agit de repérer tous les éléments
qui en font un lieu identitaire dans lequel les clients doivent
pouvoir se reconnaître naturellement. Pour y parvenir, il
faut impérativement – sinon remettre en cause – au moins
compléter les approches classiques par d’autres, plus poussées, pouvant aller jusqu’à l’usage de la sémiologie : Carine
Fays (1) n’hésite pas, dans ce sens, à conseiller d’arrêter de
faire du marketing, pour devenir ethnologue !
De cette manière, il sera possible d’inscrire tout projet dans
un lieu qui (re)trouve, une vocation particulière, sa vocation
qui lui est propre, qui le rend distinct des autres, et dans
lequel tout visiteur devra trouver naturellement ses repères.
Il existe déjà beaucoup d’exemples de ces lieux, dont l’identité et la vocation pleinement intégrées en ont fait des succès
non seulement commerciaux, mais aussi urbains, culturels…
On citera le cas de Bercy Village à Paris, Manufaktura à
Lodz, ou encore Stary Browar à Poznam.
La capacité à repositionner les centres existants de cette
manière constitue, sans aucun doute, un challenge considérable. La qualité des lieux et des localisations, les contraintes
notamment physiques, liées à une conception fondée sur des
critères rationnels et économiques, sont autant d’obstacles à
surmonter pour y parvenir. Les coûts à engager sont parfois
très importants, sans qu’il soit pour autant toujours possible
de les amortir par le biais d’agrandissements, comme cela a
souvent été fait par le passé, avec plus ou moins de succès. On
notera, cependant, le cas de Parly 2 qui, entièrement rénové,
a su s’appuyer sur les codes d’origine, mais revisités et remis
au goût du jour, suivant une thématique « sixties chic ».
DES LIEUX D’EXPÉRIENCE
La manière de gérer un site, l’animation et les services
offerts au visiteur doivent aussi lui faire vivre naturellement
et concrètement une expérience unique. Pour tenter d’y
répondre, les gestionnaires testent un grand nombre d’outils, notamment autour de l’événementiel, de l’éphémère,
ou encore du digital et de ses déclinaisons en matière de
services. Plus spécifiquement, l’une des pistes actuellement
explorées porte sur l’intégration de l’art et de la culture au
sein des centres commerciaux : Beaugrenelle a ainsi fait partie du programme de la FIAC hors les Murs, alors que le
nouveau centre Polygone Riviera ouvre une nouvelle voie
avec son parcours artistique, intégré au sein du site ; des
expériences qui semblent prometteuses, au regard des résultats annoncés. Attention, cependant, à ce que ce ne soit pas
factice, un artifice ou un accessoire, plaqué dans un planning
événementiel pour chercher à créer du trafic sans cohérence
avec les visiteurs et le lieu dans lequel s’inscrit le centre.
Ces quelques exemples montrent que certains concepteurs
et gestionnaires ont déjà saisi les enjeux et la nécessité de
faire évoluer le positionnement de leurs actifs, pour mieux
se rapprocher de leur visiteurs, et s’ouvrir un peu plus à eux
et à leur environnement.
(1) Carine Fays est Coprésidente d’Égérie Research, Bruxelles.
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6.3 / CONCLUSION
C
es pistes ne font sans doute que préfigurer des évolutions plus profondes, plus bouleversantes, face à un
client plus versatile et exigeant à la fois, en quête de sens.
Elles impliquent une véritable révolution chez les acteurs
de l’immobilier commercial. En effet, passer de la logique
rationnelle et méthodique de conception, qui a prévalu pendant des décennies, à celle de la recherche des vocations
d’un lieu dans lequel l’offre commerciale ne serait qu’une
partie de l’histoire, ou qu’une partie des services, suppose de
modifier profondément la manière de concevoir, mais aussi
de gérer un site commercial. Au risque de surprendre, il y a
fort à parier que le centre commercial de demain émergera
sans doute à partir de ces sites confrontés aux situations
les plus difficiles et condamnés à sortir par le haut. Non
protégés, de manière parfois aveuglante par des flux l’alimentant naturellement, ils devront trouver en eux-mêmes
les solutions qui leur apporteront une nouvelle et puissante
attractivité.
Dans les faits, le chemin à parcourir apparaît encore long,
tout particulièrement pour les sites en exploitation, pour lesquels la rupture avec la logique de l’offre purement mercantile est encore loin d’être consommée. L’évolution passera
par une prise de conscience radicale, dont il faut espérer
qu’elle ne sera pas provoquée uniquement par les difficultés
d’exploitation et la montée violente de la vacance.
Les équilibres du modèle économique qui a prévalu jusqu’à
ce jour ont déjà commencé à être attaqués, tout particulièrement au travers des négociations des conditions locatives.
Un nouveau modèle réajusté doit trouver sa place, sur la
base, notamment, d’un élargissement des différentes sources
de revenus, et d’une redéfinition des critères de valorisation
d’un site et d’un emplacement commercial.
La société de consommation a inventé le centre commercial dans sillage du libre-service et du mass-market. Il doit
aujourd’hui se réinventer, pour redevenir un lieu riche de
sens, un lieu d’échange et de partage, un nouveau lieu de
vie, en quelques sorte…
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