153 Il était une fois… le conte-randonnée. De l`enfance du

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153 Il était une fois… le conte-randonnée. De l`enfance du
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
IL ÉTAIT UNE FOIS... LE CONTE RANDONNÉE.
DE L’ENFANCE DU CONTE AUX CONTES DE L’ENFANCE
Catherine SEVESTRE-LOQUETa
Chargée d’études documentaire
Résumé : Cet article s’attache à un type particulier de conte : le conte formulaire, et plus spécifiquement
la randonnée. Après avoir tenté de définir l’oralité et la tradition orale, afin de situer le conte-randonnée
dans son contexte linguistique et social, il en évoque l’histoire et l’évolution à travers les âges, ainsi que
son héritage contemporain en littérature de jeunesse. Il propose aussi deux hypothèses à propos de ce
genre littéraire souvent négligé au profit du conte merveilleux.
Mots-clés : conte formulaire, conte-randonnée, oralité, littérature orale, contage, tradition populaire,
littérature de jeunesse, album, petite enfance, école maternelle
« Les contes possèdent en eux-mêmes
ce fait qu’on les retient. Il faut qu’on les aime,
sinon ils se dégradent, perdent leur sens. »
Bruno de La Salle
Dans le cadre d’un séminaire M1 à l’IUFM
entrer dans le cadre des deux autres objectifs
d’Alençon « Littérature et Arts », intitulé Le conte
du séminaire, car la randonnée offre un support
en France et ses réécritures : de la tradition à la
idéal pour un projet culturel en classe, et aussi
modernité, une journée était consacrée au conte.
pour des activités telles que productions d’écrits
Anne Schneider, responsable du séminaire,
ou mise en réseau.
m’ayant invitée à participer, mon intervention
Cette étude tente de remonter aux ori-
s’intéressa au conte oral : histoire, conditions
gines des randonnées, s’arrête sur les versions
de contage, structure et modes narratifs, héri-
populaires des plus célèbres, et recense leur
tage en littérature de jeunesse. Ceci dans le but
héritage en littérature de jeunesse contempo-
de répondre à deux des objectifs du séminaire :
raine. En s’appuyant d’une part sur une lecture
faire l’état des lieux du conte en France, d’hier à
comparée de divers types de contes, et d’autre
aujourd’hui ; préparer l’oral de TER pour les étu-
part sur les recherches existantes, elle envisage
diants travaillant sur les réécritures des contes.
deux hypothèses : la première évoque une pos-
Plutôt qu’un condensé de la conférence,
sible antériorité des contes en chaine par rap-
l’article ci-dessous s’attache à en développer
port aux autres contes ; la seconde s’interroge
un point précis : le conte-randonnée, très ap-
sur leurs destinataires au fil des âges. En guise de
précié des enfants et largement utilisé par les
conclusion, l’exposé s’ouvre sur d’autres pistes à
enseignants. Lui consacrer une étude parait
explorer.
Chargée d’études documentaires, détachée bibliothé-
a
caire, centre documentaire de l’IUFM de B.-N. (Caen).
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Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
Le conte des origines
cédant par élimination, mais aussi par des structures encore plus complexes telles l’accumula-
Selon Bruno de La Salle, les tout premiers
tion, le remplacement, l’emboitement.
contes furent des contes d’énumération, dont
La classification Aarne et Thompson réper-
l’objectif était de compter. Une datation confor-
torie ces récits cumulatifs sous le nom de contes
tée par l’étymologie : les verbes « conter » et
formulaires. Notons au passage que le conte
« compter » sont tous deux issus du latin com-
formulaire fait figure de parent pauvre dans la
putare, qui au XIe siècle signifiait « relater en
classification, qui le relègue en toute fin, de AT
énumérant des faits, des évènements ». Par évo-
2000 à AT 2399, juste avant les contes « divers »
lution sémantique, on en arriva ensuite à « nar-
ou non classés. N’aurait-il pas sa place en début
rer ». À l’aube de l’humanité, les contes d’énu-
de classification, avant ou après les contes ani-
mération servent donc à mesurer, dénombrer,
maliers que la majorité des spécialistes s’accorde
bref à prendre ses repères grâce à la parole
à reconnaître comme les plus anciens ? Cantonné
toute neuve. Et ceci en privilégiant le plaisir de
depuis longtemps et exclusivement aux « his-
l’échange verbal et du geste, celui du partage
toires pour enfants », la randonnée fit rarement
aussi. De créer du lien social, comme nous dirions
l’objet, jusqu’à une époque récente, d’études ap-
aujourd’hui, en joignant l’utile à l’agréable.
profondies.
Ils permettent de s’approprier et de nom-
Certains analystes tels André Petitat et
mer le monde, d’en classer les différents élé-
Stéphanie Pahud préfèrent le terme de conte
ments. Contes de la nuit des temps, ils établis-
sériel, dont les randonnées constituent une ca-
sent un état des lieux et des rapports de cause
tégorie spécifique, définies par Nicole Belmont2
à effet ; ils n’expliquent pas encore. Ce rôle sera
comme des « exercices de virtuosité linguistique
dévolu aux mythes, lorsque l’humanité cherchera
et mémorielle » ; « ce sont des chaînes énuméra-
le sens profond du cosmos. L’homme du paléoli-
tives, puis récapitulatives, généralement rimées
thique prend la mesure concrète du monde sau-
ou assonancées, qui permettent à l’enfant de
vage qui l’environne, et commence à imposer un
suivre l’évolution d’une histoire ».
Quant à Marc Soriano, il considère le
ordre, son ordre, à ce monde qu’au néolithique il
domestiquera.
conte-randonnée « comme un type particulier de
Le conte de comptage, dit aussi conte en
conte qui semble caractérisé par sa structure ré-
chaîne, se décline sous plusieurs formes narra-
versible et qui, à cause de cette caractéristique
tives. La plus simple, strictement énumérative,
qui le rend très facile à suivre, parait être passé
s’apparente à une liste où un mot vient en rem-
assez rapidement du répertoire facétieux au ré-
placer à un autre ; comptine1 ou chansonnette,
pertoire enfantin ».
elle fait le bonheur des très jeunes enfants. La
randonnée peut s’avérer plus élaborée, en pro-
Dans la postface du recueil De bouche à oreilles.
2
Anthologie de contes populaires français / établie par
1
La frontière entre comptine/chanson/conte randon-
Geneviève Massignon (2006). Paris : José Corti. Coll.
née est parfois floue.
Merveilleux.
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De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
Cette définition de Marc Soriano amène à
la narration. « L’oralité est du côté de la gestua-
s’interroger : la randonnée fut-elle toujours des-
lité », constate le linguiste Louis-Jean Calvet4. De
tinée à un public enfantin ? Avant d’en discuter, il
son côté, Geneviève Calame-Griaule attribue aux
convient de cerner au préalable le cadre général
gestes des conteurs une fonction narrative.
de cette étude : oralité et littérature orale.
Le corps, mais aussi, bien sûr, la voix avec
ses intonations, ses exclamations, son souffle,
ses silences, ses pauses. L’oralité, c’est la parole,
La musique de la parole
une parole différente du langage parlé, où « le
rythme est partout » : le rythme, ce « mouvement
Les versions initiales de ces contes ar-
de la parole et de la vie dans le langage », pour
chaïques, nous ne les connaitrons bien sûr ja-
reprendre la belle définition d’Henri Meschon-
mais ; ainsi qu’ont disparu à jamais les « chainons
nic. Grâce à des changements de rythme tantôt
manquants » de la transmission. Peut-on toute-
improvisés, tantôt savamment orchestrés, le
fois considérer que le conte-randonnée, poé-
conteur exprime ses émotions et les commu-
tique et rythmé, dont les jeux de mots s’apparen-
nique à son auditoire.
tent souvent à la tradition du non sense anglais
Au fil de la narration, les rituels oratoires
– tel le surréaliste Le petit pou et la petite puce
se succèdent, s’enchainent, à la fois mnémotech-
rapporté par les frères Grimm – a conservé, plus
niques, ludiques et porteurs d’une envoutante
que les autres types de contes, quelque chose
poésie héritée des formules magiques incanta-
de sa formulation originelle ? De même que les
toires : assonances, répétitions, redondances,
chants qui « mieux préservés de l’altération par
rimes, onomatopées... Spontanée, libre, imprévi-
le rythme, ont toujours quelque chose de plus
sible, l’oralité s’adapte à tous les publics et aux
authentique » (Émile Souvestre), la randonnée
divers contextes ; entre jeu de langue, prosodie
porte en elle la musique et le mouvement de la
et poésie, elle s’appuie sur le plaisir et le goût de
parole. Avec ses jeux de et sur le langage, l’ora-
la parole pour une « création sans cesse renou-
lité porte le conte-randonnée, qui sans elle n’au-
velée5 ».
rait pas lieu d’être.
L’écrivain africain Ahmadou Kourouma, qui
a grandi au sein d’une société de tradition orale,
« Qu’est-ce que l’oralité ? » nous deman-
nous offre cette excellente synthèse : « L’oralité
derons-nous en reprenant le titre d’un article
n’est pas que la parole parlée, mais aussi la pa-
d’Henri Meschonnic3 ; ceci toutefois sans entrer
role retenue, le silence. Elle n’est pas seulement
dans le dualisme du débat oralité/écriture, mais
la parole et le silence, mais aussi le geste ».
simplement dans un souci de clarification. Tout
Définir l’oralité entraine vers l’ethnologie
d’abord, l’oralité est une performance physique.
et la sociologie. Car ces « musiques verbales »,
Mimiques, attitudes, expressions de physiono-
4
mie : le corps tout entier du conteur participe à
PUF. Coll. Que sais-je ?
Henri Meschonnic (1982). Qu’est-ce que l’oralité ?
Louis-Jean Calvet (1997). La tradition orale. Paris :
Marie-Louise Ténèze (1996). Le conte populaire en
3
5
Langue française, n°56, p. 6-23.
Cévennes. L’Homme, tome 36, n°137, p. 254-256.
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De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
cette « organisation esthétique6 » , ce « langage
parce qu’issue de sociétés sans écriture, trop vite
nourricier » riche du pouvoir symbolique des
qualifiées d’illettrées, donc incultes. Aujourd’hui
mots constituent un vecteur de communication :
chacun s’accorde à reconnaître la richesse de la
selon l’ethnolinguiste Maurice Houis, « l’oralité
littérature orale, sans toutefois opposer systé-
est la propriété d’une communication réalisée
matiquement oral et écrit, comme ce fut le cas
sur la base privilégiée d’une perception auditive
dans les années 1970.
du message7 ». Exigeant une écoute active, elle
ne se conçoit pas sans un auditoire attentif qui,
par ses réactions, influence la narration.
Quelles sont les caractéristiques de la littérature orale ? Cet « ensemble des expressions
Elle confère au groupe une identité cultu-
orales d’une culture, s’appliquant aux interac-
relle commune, le transforme en communauté.
tions sociales fondamentales, normées par la so-
« Le langage est […] la base du développement
ciété dans leur forme et leur usage » (Aurore Mo-
de ce que nous appelons « culture » et de la façon
nod-Becquelin) ne vise pas la pérennité, mais la
dont un comportement est transmis d’une géné-
transmission d’une génération à l’autre. Rurale,
ration à la suivante8 », écrit l’anthropologue Jack
la société de tradition orale vit au rythme des
Goody. L’oralité apparaît alors comme le vecteur
saisons, dans une perception cyclique du temps.
de la littérature orale, un immense corpus réu-
Faut-il y voir une relation de cause à effet ? Car le
nissant chansons, proverbes, prières, devinettes,
conte oral en perpétuel devenir s’enroule et se
formules magiques, poèmes, etc., et dont les
déroule comme une spirale sans fin.
contes – alliance de l’oralité et de la fiction pour
Anonyme,
collective,
protéiforme,
Marie-Louise Ténèze – mythes et légendes for-
« l’oeuvre de paroles » (Bruno de La Salle) appar-
ment le domaine purement narratif.
tient à tous. Portée par l’esthétique de l’oralité,
elle est communication, convivialité, sociabilité,
et aussi le seul enseignement de ces sociétés
La littérature orale, « œuvre de paroles »
sans écriture. La narration d’un conte, moment
privilégié de la vie sociale villageoise, requiert
Paul Sébillot a créé le terme « littérature
cinq composants9 :
orale » en 1886 ; ce grand collecteur de contes
-- un texte oral ;
bretons a ainsi conféré le statut de genre litté-
-- un conteur, qui dit le texte à sa façon, selon
raire à une tradition jusque là souvent méprisée,
son humeur, la composition de l’auditoire, et
6
Marie-Louise Ténèse (1969). Introduction à l’étude
le contexte social du moment. Il accompagne
de la littérature orale : le conte. Annales. Économies. So-
son récit de mimiques, de gestes, d’effets
ciétés. Civilisations, n°24/5, p. 104-1120.
quasi théâtraux : le conteur est aussi acteur.
7
Maurice Houis (1980). Éléments de recherche sur les
Le conte varie et vit avec chaque conteur, et
langues africaines. Paris : Agence de Coopération cultu-
même au fil de chaque « reprise ». Signalons à
relle et technique.
Jack Goody (1994). Entre l’oralité et l’écriture. Paris :
Nous nous appuyons ici sur l’analyse de Geneviève
9
8
Calame-Griaule (1982). Ce qui donne du goût aux
PUF. Coll. Éthnologies.
contes. Littérature, n°45, p. 45-60.
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De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
ce propos le petit texte d’Olivier Noack, à la fin
au fil de ses souvenirs d’enfance, dans Monsieur
de l’album La sorcière de fer (Syros, collection
Nicolas ou Le cœur dévoilé ; « le conte n’existe que
« Albums paroles de conteurs ») qui explique
par le conteur », « le vieil enchantement ressus-
parfaitement, en quelques lignes, ce proces-
cite chaque soir, toujours différent », écrit Pierre
sus de continuelles métamorphoses, parfois
Jakez-Hélias dans Le quêteur de mémoire10.
involontaires ou inconscientes ;
Avant de revenir au conte-randonnée, at-
-- un contexte social et culturel. Plusieurs
tardons-nous à la veillée un moment encore ; il
mémoires se mêlent dans la narration orale :
est en effet difficile de saisir toute la puissance
d’abord, celle de l’histoire transmise de géné-
de la parole – cœur même de la randonnée –
ration en génération. Ensuite celle du conteur,
sans évoquer, fût-ce brièvement, le contage po-
qui remodèle le récit selon son propre imagi-
pulaire.
naire ;
-- un auditoire dont chaque membre va se représenter son propre conte à partir des mots
et gestes du conteur ;
Le « vieil enchantement » des veillées paysannes
-- une langue riche en procédés oratoires, à
distinguer du langage « parlé ».
Autrefois, dans les sociétés paysannes
occidentales, on contait à la veillée, où se mê-
Une fois ces conditions réunies, le contage
laient adultes et enfants, le plus souvent l’hiver,
peut commencer, et la magie opérer. Le public
les soirs d’été étant consacrés aux travaux des
écoute, le souffle suspendu. « Lorsqu’on fait un
champs. Le conteur était presque toujours un
conte, c’est à quelqu’un qui l’écoute. » écrit Di-
homme : soit un ancien du village, dépositaire
derot dans Ceci n’est pas un conte. Un véritable
de l’expérience, des traditions et de la mémoire
lien affectif se tisse entre le conte, le conteur
collective ancestrales ; soit un étranger, un voya-
et son public : « La parole est musique, et l’élan
geur – colporteur, soldat, marin, berger, musi-
que l’on éprouve pour un conte s’entend intui-
cien... – détenteur d’un savoir d’ailleurs, donc
tivement, comme la tendresse de la voix... », dit
nouveau, qui va enrichir la tradition locale. Sans
Bruno de La Salle. Nous nous attachons davan-
oublier le mendiant, qui s’acquitte ainsi du gite
tage aujourd’hui au contenu des contes qu’aux
et du couvert, dans un contexte d’hospitalité sa-
situations de contage. Dommage, car c’est alors
crée, où les mendiants étaient accueillis « comme
l’essence même du conte oral qui nous échappe
le Christ », et ceci jusqu’au XVIe siècle, où on com-
en partie. En effet, la notion d’affect, de plaisir
mence à redouter et mépriser les errants.
et d’émotions partagées, est au cœur du conte
oral. De l’Ancien Régime au début du XXe siècle,
Le narrateur ouvre la séance avec une for-
des témoignages évoquent cette puissance d’en-
mule rituelle, en quelque sorte, le « générique »
voutement du conte oral : « J’écoutais le berger
du conte, telle que :
avec tant de plaisir qu’un conte commencé m’en-
10
chainait à lui » se souvient Restif de La Bretonne,
Paris : Plon. Coll. Terre humaine.
Pierre Jakez-Hélias (1990). Le quêteur de mémoire.
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De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
-- Cric ! dit le conteur.
tous les possibles, le conte reflète une réalité
-- Crac ! répond l’auditoire.
souvent hostile qu’il enseigne à maitriser.
S’ouvre alors la porte d’un autre monde ;
les ponts avec le réel sont coupés, même si per-
Marthe Robert définit le conte comme
sonne n’est dupe de ces histoires qui se présen-
« le monde du souhait, du désir absolu12 », qui
tent comme vraies : « s’il faut vous dire la vérité »
ne peut que séduire le jeune enfant. Il relève
s’amuse Bruno de La Salle dans son merveilleux
avant tout du « besoin d’inventer » pour mieux
« Chat doré »11. On « fait semblant », et pourtant
dire, à travers des motifs à la fois immuables et
l’âme, le cœur, l’esprit, en un mot le moi intime,
protéiformes, une éternelle vérité. Là réside sa
sont touchés au plus profond.
force, son pouvoir de séduction auprès des pe-
Et pourtant... Le conte est-il vraiment men-
tits comme des grands.
songe ? Initiatique, pédagogique, il occupe une
Les contes sériels qui, en regard des contes
place essentielle dans l’imaginaire paysan. À
merveilleux, sont souvent considérés comme un
une époque où la vie se montre rude pour les
genre mineur, nous apportent peut-être l’écho le
plus pauvres, il conjure les grandes peurs : peur
plus fidèle des veillées d’autrefois. En effet, les
d’avoir faim ou d’être dévoré par le loup, peur
jeux de langage – et les apprentissages afférents
des puissants, d’où ces nombreux récits où le
– constituent leur essentielle raison d’être : la
plus faible ou le plus pauvre triomphe grâce à son
formule « se caractérise par une résistance aux
intelligence. À la fois catharsis et revanche sur le
modifications, et même n’a de valeur magique,
réel, le conte transmet l’expérience des généra-
psychologique ou éthique qu’à la condition de
tions passées, tout en la voilant et la déformant.
se transmettre telle quelle, sans intervention
Transmission, éducation, plaisir, poésie : le conte
déformante des récitants13 », déclare Arnold Van
révèle le monde et le rapport que l’être humain
Gennep. Certainement pour cette raison, le mer-
entretient avec la nature et ses semblables. Il ap-
veilleux et les versions écrites de colportage les
prend à se connaitre, à trouver sa place, à décryp-
contaminèrent très peu ; si donc la forme s’est
ter le monde. À travers le prisme de l’imaginaire
conservée fidèlement, il est permis de conjec-
et du merveilleux, il donne à voir le réel dans le
turer qu’il en va de même pour le fond. Ce qui
miroir de l’imaginaire.
nous ramène aux arguments plaidant en faveur
Le conteur est passeur, le conte est passage vers l’autonomie et la liberté, du moins celle
de l’extrême ancienneté du conte sériel, contemporain des premiers contes d’animaux.
de l’esprit. Un passage souvent difficile dont les
épreuves du conte constituent une métaphore.
Tout est symbole dans le monde imaginaire du
conte, et derrière ces symboles se trouve une
vérité que même les plus petits saisissent d’ins-
12
tinct. Parenthèse dans la vie réelle, univers de
13
In Bruno de La Salle (1996). Le conteur amoureux. Pa-
Marthe Robert (1967). Sur le papier. Paris : Grasset.
Arnold Van Gennep (1943). Manuel de folklore fran-
11
çais contemporain. Tome IV. Paris : Picard. Coll. Manuels
ris : Casterman.
d’archéologie et d’histoire de l’art.
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De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
L’écho d’un monde disparu
-- La moufle16, conte ukrainien, témoigne du
souci de se protéger du froid, de la nécessi-
Les contes d’énumération mettent très
té de trouver un abri dans un monde hostile.
souvent en scène des animaux. Or les récits
Bien que fort drôle, la chute du récit invite à
animaliers appartiennent à un fonds archaïque.
une sagesse certainement peu altruiste, mais
Sans doute mimés, voire dansés ou psalmodiés,
dont, en ces temps rudes, dépendait la sur-
accompagnés d’onomatopées réalistes : entre
vie du groupe : lorsqu’on est trop nombreux,
leçons de survie et chamanisme, les récits de
le refuge trop étroit ne peut abriter tout le
chasse, de lutte avec les animaux sauvages pour
monde ;
la conquête d’un territoire, d’un abri et de nourri-
-- Le gros navet, ou la difficulté d’arracher à la
ture ont probablement fourni la matière des pre-
terre un légume récalcitrant. En filigrane de ce
miers contes. La théorie du chamanisme pariétal,
conte aussi drôle que le précédent, se profile
contestée mais convaincante, du préhistorien
le dur labeur des humains, quand les racines
Jean Clottes14, ainsi que l’examen des mythes
constituaient l’essentiel de leur alimentation.
amérindiens, encouragent cette hypothèse.
Dans d’autres contes en chaine se renconUn argument supplémentaire plaide en
faveur de l’antériorité de la randonnée. Selon
trent les soucis quotidiens du monde rural d’autrefois :
Marthe Robert15, le royaume du conte mer-
-- La galette qui se sauve (AT 2025, et sa va-
veilleux n’est rien d’autre que « l’univers familial
riante Le bonhomme de pain d’épice) : ces ali-
bien clos et bien délimité. » Or, malgré la fantai-
ments si chèrement acquis, il s’agit de les
sie des assonances et l’entrain communicatif du
protéger des prédateurs, et notamment du
conte formulaire, se devinent au cœur de ce der-
renard voleur de poules, ennemi numéro un
nier des préoccupations ataviques, remontant à
de la basse-cour. Arrêtons-nous sur ce conte
une époque où la société humaine ne s’organi-
qui, sous le titre Roule galette..., est devenu
sait pas encore autour de la cellule familiale res-
un classique incontournable de l’école mater-
treinte parents/enfants, mais en tribu ou en clan :
nelle. Y subsiste une rémanence prégnante
-- Le chat ventru (The Fat Cat, AT 2027), traite
d’un monde rural disparu : l’interdit de la fo-
du thème primitif de la dévoration : manger
rêt lointaine17, dont on ne franchit l’orée qu’à
ou être mangé. Celui-ci prendra une dimen-
ses risques et périls ; les trois animaux rencon-
sion symbolique dans le conte merveilleux ;
trés par la galette fugueuse – le lièvre, l’ours,
le loup – représentent les bêtes sauvages,
Jean Clottes (2007). Les chamanes de la préhistoire :
Pour certaines randonnées, je n’ai malheureuse-
14
16
transe et magie dans les grottes ornées, suivi de Après
ment pas pu trouver le numéro qui leur correspond
«Les chamanes», polémique et réponses. Paris : Seuil.
dans la classification Aarne et Thompson.
Coll. Points Histoire.
17
Dans sa préface aux Contes de Grimm (1973). Galli-
Forêt lointaine (vieilli) : non pas la forêt qui se trouve
15
au loin, mais celle où on ne pénètre jamais, domaine
mard (Folio).
des bêtes sauvages et des marginaux.
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Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
rebelles à toute domestication. Nous retrou-
en Pays de Loire une version populaire très
vons ce trio dans une autre randonnée, elle
courte, Le mouton Coué ou la chèvre Couette,
aussi issue de la tradition russe, Comment le
qui n’a guère dû varier depuis les temps an-
chien devint l’ami de l’homme. Étrange trio, en
ciens, car l’eau s’y appelle encore « ève »,
vérité : que vient faire le lièvre, animal inof-
terme médiéval.
fensif, en compagnie des deux grands préda-
S’abriter, manger, chercher laborieuse-
teurs que sont le loup et l’ours ? Une question
ment sa pitance, protéger sa nourriture ou son
intéressante à creuser, cette mauvaise répu-
troupeau des prédateurs : le conte-randonnée
tation du lièvre : dans le Roman de Renart, il se
nous transmet aujourd’hui encore le souvenir
nomme Couard, et n’y tient pas un rôle parti-
d’ancestrales conditions de vie, témoins de son
culièrement flatteur. Dans la tradition des in-
incommensurable ancienneté. Empruntons au
tersignes celtiques, une ancienne superstition
monde végétal une comparaison : si le corpus
des marais du Cotentin, encore vivante au dé-
des contes était un arbre, le conte formulaire en
but du XXe siècle, dotait le lièvre d’un pouvoir
formerait le tronc, à partir duquel se dévelop-
maléfique : voir apparaitre le lièvre du marais
pent les branches maitresses des divers contes-
à sa fenêtre signifiait une mort prochaine18.
types. Plusieurs indices, « traces » repérables de
Rancune de l’humain éleveur qui n’enferma
la randonnée dans les autres contes, vont dans le
des lapins dans ses clapiers qu’à une époque
sens de cette hypothèse.
tardive ? Vengeance du chasseur envers un animal difficile à « lever », qui lui souvent dame le
pion ? Mais revenons à Roule galette… dont il
Les petits cailloux des contes
convient de noter le suspense, l’escalade dans
le danger. Finalement, c’est le renard qui, avec
Au fil des siècles, les conteurs, passant d’un
sa ruse pateline, se régale de l’imprudente.
registre à l’autre, encouragés par un auditoire sé-
Moralité : ne pas se fier aux apparences ;
duit par la magie des formules, jalonnent leurs
-- La chèvre qui ne veut pas rentrer à l’étable
récits merveilleux ou facétieux de répétitions,
(AT 2015) : une paysanne menace sa chèvre
ritournelles et leitmotivs hérités des contes en
indocile du chien, du bâton, du feu, de l’eau
chaine. Ces derniers « contaminent » alors, au
etc. Mais tous refusent de lui venir en aide,
sens positif du terme, les autres types de contes.
jusqu’au moment où le bœuf accepte de boire
Un lointain souvenir de la randonnée ne survit-
l’eau, qui alors va éteindre le feu, et ainsi de
il pas dans le rythme répétitif, souvent ternaire,
suite. La ritournelle finale repart en arrière
de nombreux contes merveilleux, tel, parmi tant
et récapitule à l’envers les différents prota-
d’autres, le motif du peigne, du lacet et de la
gonistes. Geneviève Massignon19 a recueilli
pomme de Blanche Neige ?
Voir Hippolyte Gancel (1995). Le bâton de dignité.
18
Condé-sur-Noireau : Éditions Charles Corlet.
Parmi les contes animaliers, Les musiciens
19
de Brême (AT 130 ou AT 210 selon les pays), dont
tions Charles Corlet.
la version la plus célèbre est celle des frères
De bouche à oreilles, op. cit. Condé-sur-Noireau : Édi-
160
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
Grimm, fonctionne lui aussi sur le principe de la
l’incipit du conte – échange d’une vache contre
randonnée. Ce récit enlevé et drôle, aborde ce-
une marmite qui s’avère fée20 – relève du mer-
pendant des thèmes graves : la solitude qu’en-
veilleux rural, la suite en revanche s’apparente à
gendre la vieillesse, l’ingratitude, mais aussi la
un conte en chaîne : la fabuleuse marmite fera
solidarité et la quête d’un toit. L’album remar-
le bonheur de ses misérables propriétaires en
quable de Fabienne Morel et Gilles Bizouerne, Les
allant barboter moult richesses à la cour du roi.
histoires des musiciens de Brême racontées dans
Dans son recueil Contes du Jutland, Tang Kristen-
le monde, paru aux éditions Syros jeunesse dans
sen, collecteur danois du XIXe siècle, nous offre
la collection « Le tour du monde d’un conte » met
« La marmite qui trotte », une version savou-
en regard plusieurs versions de ce beau conte ;
reuse, irrespectueuse et scatologique des péri-
certaines peu connues viennent de Chine et du
péties de cette marmite « pas bête du tout ». Une
Maroc, dans lesquelles oralité et ritournelles de-
marmite qui a attendu patiemment la seconde
meurent très présentes.
décennie du XXIe siècle pour trotter jusque dans
les albums de littérature de jeunesse. Ceux-ci ne
Et que dire des Trois petits cochons (AT
conservent du récit initial que la partie randon-
124) si prisé du jeune public, mais à l’impitoyable
née, scandée par l’humour des onomatopées : La
réalisme paysan ? Les petits cochons quittent le
marmite qui tiptopait, de Gigi Bigot aux éditions
foyer maternel car leur mère ne peut plus les
Bayard jeunesse (collection « Les belles histoires
nourrir, destin ordinaire des enfants pauvres,
des tout-petits ») et La cocotte qui tap-tip-tope,
du Moyen Âge à la fin de l’Ancien Régime. Il faut
par Coline Promeyrat chez Didier jeunesse (col-
trouver un toit, construire une maison protec-
lection « À petits petons »).
trice. Si ce conte, qui fonctionne sur le principe
Il serait possible multiplier les exemples à
du remplacement (la maison en paille, puis en
l’infini. Le conte sériel a semé ses petits cailloux
bois, et enfin en pierre), demeure l’un des préfé-
au fil des autres contes-types comme si, premier
rés des enfants depuis des générations, il porte
de tous, il en demeurait à jamais l’éternel mo-
la trace de l’atavique souci : s’abriter. Il met éga-
dèle.
lement en garde contre l’insouciance, éduque à
une nécessaire prévoyance, impérative condition
de survie. On se reportera à l’album écrit par Paul
De l’enfance du conte au conte de l’enfance
François et illustré par Gerda Muller, Trois petits
cochons, publié au Père Castor dans la collection
Les contes-randonnées sont désormais
« Premières lectures », pour un texte dont la pa-
considérés comme le seul type de contes uni-
rataxe limpide respecte l’oralité originelle de ce
quement destinés aux enfants. « Ils veulent
conte dont les premières versions connues nous
apprendre à l’enfant l’interdépendance des
viennent d’Angleterre.
hommes et des éléments du cosmos », écrit Mi-
Autre exemple moins connu, puisé dans le
chèle Coulet, conservatrice de la bibliothèque
répertoire populaire et qui n’intéressa jamais la
municipale de Marseille. Pour l’ethnolinguiste
tradition lettrée : La marmite voleuse (AT 591). Si
20
« fée » : au sens médiéval du terme.
161
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
Suzy Platiel, les randonnées « s’organisent à par-
les phrases sobres et rythmées ; les situations
tir de la relation de cause à effet, et pour per-
cocasses et surréalistes » caractéristiques de la
mettre à l’enfant de la mémoriser facilement,
comptine, auxquels vient s’ajouter la trame d’un
toutes les séquences sont courtes, de construc-
récit riche en péripéties. Sécurisé par la structure
tion simple, et reprennent toujours le dernier
répétitive, le petit enfant ose s’aventurer dans
terme de la séquence précédente ».
l’inconnu, progresse dans son appréhension du
monde, en saisit l’ordre et la logique. Il éprouve
Aucune ambiguïté donc, comme en té-
l’impression rassurante d’être en « pays connu »,
moigne l’abondance production, en littérature
et ainsi il avance. Par petites touches, il se repère
jeunesse contemporaine, de contes-randonnées.
à la fois dans l’espace et le langage. Sa perception
Leur côté ludique, qui allie jeux de langage et
de lui-même s’élargit aux autres et au monde. La
comptage – apprentissages premiers en termes
très belle définition qu’Henri Pourrat22 donne du
de pédagogie – chiffres, rimes et onomatopées,
conte populaire s’applique merveilleusement
séduit d’emblée le jeune enfant. Un appren-
aux récits cumulatifs où les apprentissages pas-
tissage-plaisir qui permet à l’imaginaire de se
sent par le jeu et la poésie : « Ils [les contes oraux]
construire, d’abord grâce aux comptines. Faisant
apprenaient comme par rencontres, des tas de
appel à la motricité et aux jeux de mains ou de
petites notions. […] Ils apprenaient davantage :
doigts, elles permettent au tout-petit de s’ap-
la finesse, les astuces. Ils enseignaient la façon
proprier l’environnement immédiat : son propre
de prendre les choses, les gens, la vie ».
corps, la maison familiale, la cour de récréation.
Promenons-nous dans les bois, par exemple, l’aide
L’enfant fait des comptines, des formu-
à énumérer et mémoriser les différents vête-
lettes et de la randonnée le même usage que
ments, tandis que la fascination du loup et de la
nos lointains aïeux préhistoriques le firent du
forêt apporte l’indispensable note de suspense.
conte d’énumération. Le parallèle entre le début
Ne sommes-nous pas, avec ce loup qui se cache,
de l’humanité et le début de la vie peut paraitre
déjà dans le conte ? Les albums jeunesse, tel ce-
simpliste. Il semble pourtant s’imposer. Mais les
lui de Charlotte Mollet publié dans la collection
contes formulaires ont-ils toujours visé un pu-
«Pirouette» chez Didier jeunesse, abandonnent
blic exclusivement enfantin ? Pour reprendre la
d’ailleurs le titre traditionnel au profit du déli-
métaphore végétale du paragraphe précédent,
cieusement frissonnant Loup y es-tu ?...
considérer les contes-randonnées comme un ra-
Tout
naturellement,
entre
petite
et
meau détaché de l’arbre des contes à destination
moyenne section, le conte en chaine succède à
exclusive d’un public enfantin ne revient-il pas à
la comptine. Selon Édith Montelle21, la randon-
sauter une étape ?
née possède « les mots sonores et pittoresques ;
« De la recherche du conte à son écriture. Pourquoi ?
21
Pour qui écrire un conte ? in Le renouveau du conte/
The Revival of Storytelling / éd. Geneviève Calame-
22
Griaule (1999). Paris : CNRS éditions.
Paris : Gallimard.
162
Note in Henri Pourrat (1948). Le trésor des contes.
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
Adoption et adaptation
Lors des veillées, les enfants adoptèrent
probablement d’emblée les randonnées entrai-
En effet, selon Marc Soriano cité plus
nantes, souvent comiques et poétiques, mais
haut, les contes en chaine relevaient autrefois du
qui ne convenaient pas forcément à un jeune
répertoire facétieux ; c’est ensuite qu’ils glissè-
public. Par ailleurs, les vertus pédagogiques de
rent vers un répertoire strictement enfantin. Une
ces contes n’échappèrent pas aux adultes, de
théorie qui conforte ce qui a été présenté dans
sorte qu’ils les adaptèrent pour les petits, à une
la première partie de cet article : donc person-
époque où le conte constituait la seule éducation
nellement j’irais plus loin, élargissant le « champ
des humbles. Quels indices viennent étayer cette
d’action » du conte en chaine non seulement aux
hypothèse ? En voici quatre. Les deux premiers
contes facétieux, mais à tous les types de contes.
relèvent du contenu même des versions an-
Si nous admettons que les contes formu-
ciennes de quelques comptines ou randonnées,
laires ont toujours été destinés aux enfants, ne
le troisième de leur transmission, le quatrième
risquons-nous pas de commettre une méprise
de leur usage pédagogique :
comparable à celle reprochée à Bruno Bettel-
-- la célèbre comptine enfantine « Am stram
heim par Pierre Péju23, à propos du conte mer-
gram » offre un exemple troublant du passage
veilleux24 ? Bien sûr il n’est ici nullement ques-
d’un répertoire à un autre. Car cette ritour-
tion de la récupération d’une culture populaire
nelle largement utilisée par les enfants dans
qu’on voulait infantiliser, d’une identité sociale
leurs jeux pour désigner celui qui « s’y colle »
qu’on souhaitait détruire, comme sous le règne
n’est rien d’autre que la déformation pho-
de Louis XIV. La mise par écrit des contes sé-
nétique d’une impressionnante incantation
riels ne peut en aucun cas être assimilée à un
chamanique du Haut Moyen Âge germanique,
« facteur de destruction »25 tel qu’il fut pratiqué
«Ermstrang Gram»26. Est-ce le christianisme
au détriment de nombreuses sociétés de tradi-
triomphant qui relégua la sinistre psalmodie
tion orale. Dater ce glissement du répertoire
au registre enfantin ?
adulte vers le répertoire enfantin ne sera jamais
-- Les versions anciennes de certains contes-
possible. Mais comment s’est-il produit ?
randonnées ne manquent pas de détails cruels
et extrêmement réalistes, loin du symbolisme
du conte merveilleux : ainsi pour Le petit pou
et la petite puce (AT 2022), une fillette est
23
noyée dans la version recueillie par les frères
contes. Paris : Éditions Robert Laffont. Coll. Réponses.
Grimm, un cheval éventré dans la version
Pierre Péju (1981). La petite fille dans la forêt des
24
Pour les aspects plus politiques que littéraires de la
populaire française Le rat et la rate27 ; même
récupération du conte merveilleux oral et ses réécri-
si dans le conte de Grimm, les nombreuses
tures au XVIIe siècle, voir Catherine Sevestre (2001). Le
26 roman des contes. Étampes : Éditions Cedis.
la chevauchée des chamans au Moyen Âge. L’Histoire,
Voir à ce propos Louis-Jean Calvet (1997). La tradi-
Voir Jean-Pierre Poly (2006). « Am stram gram… »,
25
n°305, p.60-63.
tion orale, op. cit.
27
De bouche à oreilles, op. cit.
163
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
répétitions de l’adjectif « petit » trahissent un
sait à pas l’origine uniquement à un jeune public.
souci d’adaptation à un jeune public.
Ce fut certainement dans un second temps que
-- Une version populaire de La galette qui se
ses qualités pédagogiques, sa fraicheur toujours
sauve (AT 2025), fut recueillie au milieu du
intacte et l’engouement des enfants le destinè-
XIXe siècle en Allemagne par Karl Gander, de
rent à l’usage de ces derniers. De nos jours, sa
la bouche d’un colporteur : on imagine mal les
postérité en littérature de jeunesse contempo-
adultes de l’époque confiant leur progéniture
raine s’accroît de jour en jour.
à un colporteur – le type même du Wanderer
des Lieder romantiques – qu’ils devaient considérer comme un errant douteux et inquiétant.
Randonnées d’aujourd’hui -- À propos du conte-randonnée La petite
poulette (AT 2032) qu’elle a recueilli dans la
Parce qu’il condense toutes les caractéris-
Vienne, Geneviève Massignon28, collectrice de
tiques du conte oral dans la structure et la tech-
contes populaires dans la France rurale des
nique narratives :
années 1950-60, rapporte une anecdote inté-
-- la simplicité du style : parataxe, présent de
ressante : « En étudiant sur le vif le mode de la
l’indicatif,
transmission orale chez une mère s’adressant
-- la brièveté : même les plus longs et les
à sa fillette de dix ans, j’ai pu constater que la
plus complexes sont composés de séquences
mère faisait répéter inlassablement des for-
courtes, facilement mémorisables,
mules progressives, pour faire « mémoriser »
-- la spontanéité et la musicalité de l’oralité,
à l’enfant les étapes ou les jalons d’une assez
le conte-randonnée n’en finit pas de se renou-
longue randonnée, qu’elle lui fit ensuite ré-
veler. Incontournable dès la petite section, il est
capituler. » Pour le monde paysan de l’après-
aujourd’hui devenu album, il est vrai quelquefois
guerre, le conte sériel fournissait donc encore
accompagné d’un CD audio. Le livre relève alors
un support d’apprentissage, héritage des gé-
un défi : restituer le rythme de l’oral à travers un
nérations antérieures. Même si dans ce cas
texte écrit et des illustrations, conserver et/ou
précis, la technique de récitation « scolaire »
restituer ce qu’en 1884 le danois Tang Kristen-
imposée par la mère se situe aux antipodes
sen29 appelait « une petite impression du parfum
des méthodes ludiques d’apprentissage lin-
caractéristique de la parole ». Du Père Castor-
guistique propres aux sociétés de tradition
Flammarion depuis les années 1950, aux éditions
orale : la randonnée n’est pas une table de
Didier jeunesse aujourd’hui, la postérité est assu-
multiplication…
rée. Quelques réussites parmi tant d’autres :
-- Le petit pou et la petite puce des frères
Il semble donc plus que probable que le
Grimm a inspiré à Pauline Gay-Para son jubi-
conte sériel, ce « premier des contes » qui essaima
latoire Le pou et la puce (Didier jeunesse, col-
dans les autres contes-types, fit jadis le bonheur
29
des adultes comme des enfants, et ne s’adres-
land / anthologie établie par Tang Kristensen (1999).
De bouche à oreilles, op. cit.
28
164
Introduction à La Cendrouse et autres contes du Jut-
Paris : José Corti. Collection Merveilleux.
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
lection « À petits petons »). Ici plus question
l’homme, raconté par Robert Giraud (Père Cas-
de pou ébouillanté, il s’est seulement brûlé
tor-Flammarion) : à ma connaissance, la seule
le derrière ! Chez le même éditeur, Didier jeu-
version de ce joli conte russe ;
nesse, et dans la même collection, quelques
-- Le bonhomme de pain d’épice, variante an-
autres réussites : Le chat ventru, de Michèle
glaise de Roule galette …, par Jim Aylesworth
Simonsen, grande spécialiste des contes po-
aux éditions Circonflexe, collection « Aux cou-
pulaires ; Le petit cochon têtu, de Jean-Louis
leurs du temps », avec un graphisme de style
Le Craver ; Quel radis dis donc ! de Praline Gay-
victorien.
Para, savoureux avatar du Gros navet ; etc.
-- Loup y es-tu ?, de Charlotte Mollet chez Di-
-- L’incontournable Roule galette… raconté
dier jeunesse dans la collection « Pirouette » :
par Natha Caputo (Père Castor-Flammarion).
une illustration résolument novatrice pour ce
Grâce à un chemin blanc que l’enfant peut
classique des classiques.
suivre du doigt tout en chantonnant la ri-
-- J’entends le loup, le renard et la belette !, chan-
tournelle de la galette, l’illustrateur Pierre
son populaire bretonne reprise par le groupe
Belvès a matérialisé par le dessin la course
Tri Yann dans les années 1970 et Nolwenn Le-
folle de l’imprudente. Le texte de Natha Ca-
roy en 2011 : elle est ici mise en images pour
puto s’avère riche de détails significatifs, sans
les petits dans la collection « Guinguette »,
doute fidèles au conte populaire russe initial :
toujours chez Didier jeunesse qui avec talent
indice d’une grande pauvreté, la petite vieille
semble avoir fait de la littérature orale l’un
balaie les grains de blé mêlés à la poussière
des piliers de sa ligne éditoriale. Si le refrain
dans le grenier pour confectionner sa galette.
reflète à la fois sagesse paysanne – garder du
Sans oublier le loup gris : ce n’est pas une
foin pour l’hiver – et querelle de bornage ty-
simple question de couleur de pelage, mais
pique du monde rural d’autrefois, les couplets
d’âge. Les poils du loup commencent à grison-
se présentent comme un décompte. Clin d’œil
ner vers 6-7 ans. Notre gourmand est donc un
du dessinateur Christian Voltz, l’illustration se
loup vieillissant, entre le « vieux loup » et le
fait elle aussi randonnée : dans le poulailler, il
« grand vieux loup ». Une typologie qui ne veut
y a d’abord la poule, puis la poule + le cochon,
plus dire grand-chose aujourd’hui, mais très
puis la poule + le cochon + la vache. Un petit
importante pour les paysans de jadis. Seule
album qui est un modèle d’inventivité et d’hu-
concession aux enfants du XXe siècle : le lièvre
mour.
est devenu lapin ;
-- La moufle, aux innombrables réécritures
Comme elle le fit jadis à travers les autres
chez Actes sud junior, Père Castor-Flamma-
types de contes, la randonnée continue son petit
rion, Didier jeunesse. L’album de Diane Barba-
bonhomme de chemin au fil d’albums qui ne sont
ra, agrémenté d’une illustration aux animaux
pas des contes mais qui adoptent avec bonheur
tout en rondeurs, est particulièrement réussi
son schéma narratif et le rythme de l’oralité :
(Actes sud junior, collection « Benjamin ») ;
-- Je veux mon chapeau, de Jon Klassen, paru
-- Comment le chien est devenu l’ami de
en 2012 aux éditions Milan. Ours a perdu son
165
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
chapeau et part à sa recherche. À tous les ani-
iconoclaste et inattendu mais révélateur et plus
maux qu’il croise, il pose la même question et
sérieux qu’il n’y parait. Car – phénomène compa-
obtient la même réponse : personne n’a rien
rable aux contes formulaires – pour peu qu’on la
vu. Grâce à l’illustration, l’enfant observa-
leur fasse écouter, les enfants depuis quatre dé-
teur détecte le menteur voleur de chapeau :
cennies s’approprient avec délectation Gaston et
le lapin. La chute sera tragique pour le mal-
son « téléfon qui son ».
honnête. Et l’histoire recommence avec un
Du côté de la littérature de jeunesse, outre
écureuil qui cherche un lapin coiffé d’un cha-
la randonnée, la tradition orale réserve encore
peau…
bien d’autres surprises inédites : la redécouverte
-- Le beau ver dodu, de Nancy Van Laan, aux
d’un fonds oublié depuis longtemps par exemple,
éditions Kaléidoscope (2009). Un album
de « La marmite voleuse » dont il a été question
construit sur le mode du conte en chaine, et
plus haut, au fascinant Bonhomme misère ; la
un grand succès en maternelle. Une ribam-
réécriture toute personnelle d’anciennes fables
belle d’animaux de plus en plus gros cherche à
par des auteurs modernes, à l’instar du mer-
s’entredévorer.
veilleux Fox de Margaret Wild, publié en 2000
-- Le p’tit bonhomme des bois, de Pierre Delye,
à l’École des loisirs, version tragique et sombre
chez Didier jeunesse (2003). On retrouve
d’un épisode d’une fable d’Esope, « Le chien, le
dans cet album contemporain le monde tradi-
coq et le renard ».
tionnel de la forêt et des animaux sauvages,
de plus en plus gros évidemment, suivant la
Mais ceci est une autre histoire… Pour l’instant, « Ni, ni, ni, mon petit conte est fini ! »
tradition bien établie : le blaireau, le renard,
le loup, l’ours… Tout ce joli monde trottine
à la queue leu leu sur les traces de P’tit bonhomme. Afin de le dévorer tout cru, bien sûr !
Le texte riche en onomatopées joue sur l’accumulation et la récapitulation, tandis que
P’tit bonhomme trace son chemin au sein des
dessins de Martine Bourre.
Le conte formulaire n’a pas fini de nous
étonner. Cet exposé ne donne qu’une modeste
idée de sa richesse, de son éternelle inventivité
et de sa perpétuelle renaissance. N’a-t-il pas
survécu jusque dans la chanson contemporaine,
avec des textes proches du non sense, fondés sur
les allitérations, les rimes et les assonances, tel
l’inénarrable Le téléfon, chanté par Nino Ferrer
dans les années 1960 ? Un exemple quelque peu
166
Il était une fois… le conte-randonnée.
De l’enfance du conte aux contes de l’enfance.
Catherine Sevestre-Loquet
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