Stendhal, sociologue d`une certaine lutte des classes

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Stendhal, sociologue d`une certaine lutte des classes
Reflexions, le site de vulgarisation de l'Université de Liège
Stendhal, sociologue d'une certaine lutte des classes
21/06/07
Derrière le roman d'amour de Stendhal, se cache un roman social, un «roman du réel», qui analyse en
profondeur les rouages de la société de l'époque, celle de la Restauration et de la Monarchie de juillet. Dans
son dernier livre (Stendhal, une sociologie romanesque aux Editions La Découverte), Jacques Dubois
présente l'auteur du Rouge et le Noir et de La Chartreuse de Parme sous l'angle nouveau et passionnant
de la sociologie.
Au fond, Stendhal était-il vraiment un romancier ? La
question est provocante quand on connaît la place occupée
par l'auteur de Le Rouge et le Noir au panthéon des
écrivains francophones. Et ce n'est pas la qualité de
l'œuvre romanesque stendhalienne qui est ici en question.
«Mais après tout, précise Jacques Dubois, il n'a écrit
que 5 romans, dont deux inachevés (Armance, Le Rouge
et le Noir, Lucien Leuwen, La Chartreuse de Parme et
Lamiel)". Comparé à Balzac évidemment… Et la littérature
romanesque n'aura finalement occupé que la seconde
moitié de son existence. Jeune, Stendhal a servi l'armée
de Bonaparte, d'abord comme officier, ensuite comme
agent administratif. Il n'a publié son premier roman
(Armance) qu'en 1827, à l'âge de 44 ans, tandis que
professionnellement il semblait chercher ses marques dans
un régime monarchique restauré, lui le républicain, le
libéral, le bonapartiste. C'est comme si son aversion pour
la société qui se met en place à partir de 1814 l'avait incité
à prendre la plume.
Est-ce à dire que Stendhal fut d'abord une sorte de journaliste engagé ou de sociologue avant l'heure, utilisant
le roman comme moyen d'expression pour parler de la société de son temps, pour la décrire, mais aussi la
critiquer ? Cette idée court au travers du livre de Jacques Dubois, même si l'auteur ne dénie pas à Stendhal,
et malgré ce qui vient d'être dit, son statut de grand romancier. Ce que Jacques Dubois veut nous dire, c'est
que Stendhal s'inscrit dans une veine d'écrivains qui vont de Balzac à Simenon, en passant par Flaubert et
Proust, et dont l'œuvre est particulièrement réaliste. Jacques Dubois les appelle les «romanciers du réel».
Sous leur plume sont démontés les grands mécanismes sociaux de même que les relations entre groupes
et classes, davantage que l'intimité psychologique des conduites humaines ou les épopées rocambolesques
de quelque personnage hors du commun. Au 19e siècle, à l'opposé des romanciers du réel, on trouve, par
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exemple, le roman d'aventure d'un Alexandre Dumas (Le Comte de Monte Cristo), où la fresque historicoromantique d'un Victor Hugo (Notre Dame de Paris).
Stendhal sociologue, Stendhal romancier du réel, certainement. Mais contrairement à Balzac, Henry Beyle,
de son vrai nom, ne manifeste pas l'ambition de dessiner une grande fresque exhaustive de la société de
l'époque. Certaines couches importantes de la population, comme la paysannerie, sont totalement absentes
de ses romans. Cela donne un personnel des romans assez limité mais dont le parcours et le regard sur
l'époque suffisent à faire comprendre toute une société. Stendhal est un sociologue qui observe le monde par
le petit bout de la lorgnette. Mais si cette petite serrure intéresse Jacques Dubois, c'est parce qu'elle permet
de surprendre des vérités que le sociologue patenté ne peut pas nécessairement voir.
La société observée par Stendhal est celle de la Restauration, d'une part, après la chute de Napoléon, et
la Monarchie de juillet d'autre part. La période s'étend de 1815 à 1848 (Stendhal meurt en 1842, mais son
dernier roman, Lamiel, ne sera publié que 6 ans après sa mort). La Restauration est caractérisée par le retour
aux affaires de la noblesse, qui revient au pouvoir avec le sentiment que la tempête est passée, que tout va
redevenir comme avant et qui, par surcroît, affiche l'arrogance de celui qui a les moyens de se faire justice.
La Monarchie de juillet démarre par la révolution populaire de 1830. Cette période est caractérisée par un
adoucissement du pouvoir royal et de l'aristocratie, et par la montée en puissance d'une grande bourgeoisie
financière. Nobles et bourgeois se rejoignent dans le culte de l'argent, maintenant un couvercle conservateur
sur une marmite sociale qui réclame plus de libertés et aspire à la démocratie. Mais au milieu de cette relative
inertie politique, les frontières qui séparent certaines classes sociales perdent leur étanchéité. Ce qui permet
à Stendhal, s'agissant de la Restauration, d'imaginer dans Le Rouge et le Noir l'étonnante ascension sociale
d'un fils de charpentier, le fougueux Julien Sorel. Le plus célèbre héros de Stendhal réussit un premier tour
de force en accédant à la fonction de précepteur dans une noble famille de province, chez les de Rênal.
Ensuite, il devient l'amant de la maîtresse de maison, la très sage Madame de Rênal. Une lettre anonyme de
dénonciation et les remords de sa partenaire illégitime incitent Julien Sorel à mettre un terme à leur relation
passionnée. Le jeune homme entre alors au séminaire de Besançon, avant de monter à Paris, où il séduira,
au cœur du très aristocratique boulevard Saint Honoré, la fille du puissant marquis de La Mole. Un enfant
naîtra même de leur liaison politiquement et socialement scandaleuse.
Chez Stendhal, la mobilité sociale ne se réduit pas à celle de quelque plébéien téméraire à la Julien
Sorel. Lucien Leuwen est un fils de grand bourgeois - son père est banquier - qui voudrait avoir plus de
distinction aristocratique. Fabrice del Dongo est selon toute vraisemblance le fils illégitime d'une aristocrate
italienne et d'un lieutenant roturier français. «Personnages au statut hybride et aux comportements flottants ou
contradictoires, écrit Jacques Dubois, les héros de Stendhal illustrent l'idée qu'en société moderne les individus
sont en mesure de croiser des propriétés sociales en principe peu compatibles comme de faire montre d'une
culture personnelle hétéroclite, jouant sur des niveaux divers de légitimité. Et Jacques Dubois d'ajouter, qu'il est
des agents - de plus en plus nombreux dans le monde moderne - dont la structure personnelle est métissée et
qui, à ce titre, revivent sur un mode personnel les conflits et antagonismes de caractère collectif. Paraphrasant
Bakhtine, l'auteur insiste : l'individu est aussi fréquemment une arène de la lutte des classes».
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Les héros de Stendhal (Julien Sorel, mais aussi Lucien Leuwen ou Fabrice del Dongo), nous explique
Jacques Dubois, sont des perturbateurs, qui provoquent par leur mobilité de véritables petits séismes sociaux,
échantillons privés de la lutte des classes. Mais chez Stendhal, la lutte politique n'est pas dans la rue, au
parlement ou sur les champs de bataille. Elle se glisse dans les boudoirs, les salons et les chambres à coucher.
Il y a de la prise de la Bastille quand Julien Sorel joue les monte-en-l'air au long du mur qui conduit à la chambre
de Mathilde de La Mole. Et le chaos micro-social qu'il provoque en séduisant ces aristocrates patentées que
sont Louise de Rênal et Mathilde de la Mole est un petit morceau de Révolution française. Sédition encore et laquelle ! - dans le chef de Fabrice del Dongo et la noble Clelia Conti, qui font l'amour dans l'endroit le plus
contraint, le plus répressif du régime en place : la prison où croupit Fabrice.
Les trames politiques et amoureuses sont inextricablement imbriquées chez Stendhal ; c'est une des clés
du livre de Jacques Dubois. Soit, comme nous venons de le dire, que les amants accomplissent des actes
symboliquement scandaleux, qui valent actes politiques. Soit encore que les héros se rabattent sur la
«carrière» amoureuse lorsqu'ils s'avisent que la carrière politique est compromise (pour l'ambitieux Julien
Sorel, séduire Louise et Mathilde est comme un pis-aller par rapport à une ascension politique compromise
par ses origines populaires). «Soit enfin au travers du rôle que Stendhal attribue aux femmes dans les jeux
du pouvoir. Sur la scène amoureuse, écrit Jacques Dubois, les femmes se sentent chez elles et peuvent
contester la domination masculine, elles sont prêtes à dicter leur loi et à conduire leurs amants jusqu'à un
point de non-retour». Ce n'est pas encore du féminisme, soutient Jacques Dubois, mais la volonté de ces
jeunes femmes pleines de vie «d'exister par elles-mêmes et ne pas suivre un destin tracé par pères et maris».
Les transgressions auxquelles les héroïnes de Stendhal se livrent, bien qu'encloses dans la sphère privée,
sont des actes d'émancipation par rapport à tout ce qui les maintient dans une position de subordination : la
famille, la religion, la morale et les pouvoirs constitués. Les héros des quatre premiers romans de Stendhal
sont tous des hommes. Mais dans son dernier livre, inachevé, l'écrivain offre par contre le premier rôle à une
jeune fille du peuple particulièrement inspirée : Lamiel. Jacques Dubois y voit le point d'orgue de la montée
en puissance des femmes dans l'œuvre de Stendhal.
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