L`ère numérique, un nouvel âge pour l`humanité, Gilles Babinet

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L`ère numérique, un nouvel âge pour l`humanité, Gilles Babinet
L’ère numérique, un nouvel âge pour l’humanité, Gilles Babinet, éditions Le Passeur
La révolution numérique pourrait compter parmi les trois grandes inflexions de l’humanité, au même
titre que l’invention de l’écriture par la civilisation sumérienne – qui entraîna le développement des
villes, routes et remises à grains – et l’invention de l’imprimerie par Gutenberg qui rendit possible
l’émergence des Lumières. Certains d’entre nous doutent de la réalité de cette révolution, parce qu’il
est difficile de s’extraire du contexte économique actuel, lié principalement à de mauvaises régulations
macro-économiques, pour percevoir les révolutions de fond, induites par le numérique. Ces facteurs
sont perçus de façon beaucoup plus évidente dans le monde dit en voie de développement, qui non
seulement bénéficie d’une croissance remarquablement soutenue, mais au sein duquel les changements
– à commencer par la révolution mobile – sont massivement emmenés par le numérique.
La thèse défendue dans cet ouvrage est que la révolution digitale va représenter une rupture de
paradigme majeure pour l’ensemble de l’humanité. La distribution très massive du savoir et des
techniques de santé, l’émergence de la robotique, le changement de dimension des États, sont
quelques-unes des notions fondamentales qui seront appelées à changer le cours de l’humanité.
(...)Le phénomène est identique à l'égard de l'information aujourd’hui ; jamais, dans aucune phase de
l'histoire, l'information n'a pu être disponible pour un coût aussi marginal. En réalité, l'information à
laquelle peut accéder un chercheur en physique quantique immergé dans le monde scientifique est
pour ainsi dire semblable à celle à laquelle peut accéder un paysan au fond du Guatemala ; ce qui
diffère, c'est la capacité de ce dernier à l'utiliser ; mais en soi, l'information est là.
Pour l'instant et à bien des égards, l'humanité se comporte souvent vis-à-vis de cette surabondance
comme une poule ayant trouvé un couteau ; nous ne savons comment en faire usage convenablement ;
cela provoque quelques excès (réseaux et jeux vidéo addictifs, difficultés des élèves à faire des
synthèses appropriées de ce qu'ils découvrent, etc.), mais plus généralement nous ne savons pas encore
optimiser la distribution de cette information pour qu'elle soit appropriée aux besoins de chacun.
(...)La question est en fait : Quelle est l’échelle des changements induits par le numérique auxquels
nous pouvons nous attendre, d'ici une trentaine d'année, par exemple ?Plus encore, il cherche à
répondre à la question de savoir si nous sommes entrés dans une ère nouvelle, dont le numérique serait
une pierre angulaire.
(...) Pour ces raisons, il semble raisonnable de penser que, vue depuis un futur lointain, par exemple en
2 500 ou en 3 000 après J.-C., l’histoire retiendra que c'est le développement des technologies de
l'information qui aura été à l'origine de la révolution la plus radicale qu'ait connue l'humanité. On
observera qu’avec l’ère digitale, l’humanité connaît une révolution complète de la connaissance.
Beaucoup pourraient objecter que sans révolution industrielle il n'aurait pu y avoir de révolution de la
connaissance et qu’il serait malhonnête d'essayer de réécrire l’histoire en ne s’attachant qu’à exacerber
le potentiel d’une des nombreuses innovations de l’époque moderne. Pourtant, même si cela n’est pas
encore une évidence, il est plus que probable que nous sommes au début d’une période unique dans
l'histoire de l'humanité, tant le savoir et l’information, si largement distribués par les outils
numériques, sont en train de devenir des facteurs d'émancipation des peuples et de transformation
globale des sociétés humaines, plus encore que n’ont pu l’être la machine à vapeur et la mécanisation
de l’agriculture.
(...)En ce qui concerne le début de l’ère digitale, il est possible que les choses soient également plus
complexes qu’elles ne le semblent. Pourtant, plusieurs facteurs militent en faveur d’une révolution
plus rapide qu’aucune autre. Chacun observe depuis son ordinateur ou son smartphone le flot
d’innovations désormais disponibles : applications de reconnaissance musicale, films, musique,
vidéos, informations, réseaux sociaux, etc. Nous voyons tous que « le logiciel dévore le monde »,
comme le disait très justement l’investisseur Marc Andreessen, que l’informatique se trouve à présent
partout : dans nos réfrigérateurs, nos voitures, nos trains, nos magasins… et même dans nos brosses à
dents ou nos fourchettes. Pour autant, il nous est difficile d’apprécier le potentiel que tout cela pourra
avoir sur les nations, ainsi que le développement social ou économique qui pourrait en découler.
(...)La question de fond pourrait finalement se résumer à ce que le mathématicien John von Neumann
appela, au milieu des années cinquante, la « singularité technologique », l’« instant singulier » où les
machines sont devenues si puissantes qu’elles agissent profondément sur le cours de l’histoire
humaine, sans retour possible. Pendant des années, ce concept restera cantonné à un principe de
science-fiction jusqu’à ce que, dans les années quatre-vingts, l’entrepreneur et philosophe Ray
Kurzweil fasse observer que si la loi de Moore, qui postule que les ordinateurs doublent de puissance
de calcul tous les dix-huit mois, continuait à se révéler exacte, cela signifierait que cette puissance tend
vers l’infini, ouvrant ainsi une nouvelle ère pour l’humanité. Il énonce l’idée que la caractéristique
exponentielle de cette loi est telle que le point de singularité ne devrait donc plus être très éloigné et
que l’humanité pourrait vivre une rupture de modèle forte, à brève échéance.
Question centrale : Avons-nous passé cet instant singulier où les machines sont devenues si puissantes
qu’elles agissent profondément sur le cours de l’histoire humaine, sans retour possible ? C’est l’idée
que nous allons développer et argumenter maintenant : chacune des heures que nous allons vivre
pourrait bien appartenir à un temps sans comparaison possible avec aucun autre dans l’histoire.
(...) L’éducation numérisée
En 1993, lorsqu’un jeune banquier ayant fait fortune à Wall Street, entreprit d’installer un réseau de
téléphonie mobile au Bangladesh, il fut accueilli avec scepticisme et considéré comme un utopiste. À
l’époque, l’idée même d’offrir des services de télécommunication à des populations qui vivent avec
environ un dollar par jour était considérée comme parfaitement inconséquente par l’ensemble des
opérateurs occidentaux, ainsi que par la communauté financière spécialisée dans le financement des
infrastructures de télécommunication.
L’optique de Quadir Iqbal était de créer un accès universel au mobile et d’accroître ainsi les
possibilités d'auto-emploi de la population rurale pauvre. Vingt ans plus tard, Grameenphone sera
devenu le premier opérateur mobile au Bangladesh, avec 20 millions d'abonnés. Elle fournit l'accès au
téléphone à plus de 100 millions de ruraux, vivant dans 60 000 villages répartis sur tout le pays, et
génère des revenus de plus d’un milliard de dollars par an. « La connectivité, c'est la productivité » est
devenue l’expression favorite de Quadir, car, en plus de permettre aux populations munies de
téléphones mobiles d’accéder à l’emploi, Quadir a été stupéfait de constater combien les
télécommunications contribuaient à l'amélioration de l'efficacité économique et du bien-être de la
population.
(...) Enfin, il est vrai que les MOOCs ne peuvent pas, pour l’instant, couvrir toutes les disciplines de
façon virtuelle. Dans nombre d’entre elles, la mécanique, la biologie, la médecine, par exemple, il est
impératif que l’étudiant soit in situ et puisse vivre au plus près les enseignements dispensés. Dans un
délai raisonnable, cependant, il sera possible de réaliser ces enseignements à distance. La mécanique,
par exemple, se prête particulièrement bien à la réalité virtuelle ou à la réalité augmentée : on peut
entrer à l’intérieur d’un moteur et en comprendre beaucoup mieux le fonctionnement, observer le
comportement des matériaux dans des conditions extrêmes, par simulation, etc. En médecine,
plusieurs start-ups développent des patients virtuels, qui permettent de simuler les symptômes d’un
très grand nombre de maladies. Ceux-ci pourront être répartis dans de très nombreux endroits,
démultipliant les lieux d’enseignement.
La question n’est donc plus de savoir si les MOOCs ne sont qu’une mode passagère ou une évolution
de fond. Le fait qu’au moins 3 millions d’étudiants s’y soient inscrits est en soit la démonstration
éclatante qu’ils font désormais partie du paysage éducatif. Pour autant, les MOOCs ont encore
beaucoup de progrès à faire, le plus grand nombre d’entre eux n’étant rien d’autre que des vidéos de
cours magistraux, parfois mal filmées et peu enrichies. Il ne fait aucun doute qu’à terme, en y
introduisant du feed-back, on parviendra à intéresser plus d’étudiants et à les rentre plus assidus. On
pourrait faire en sorte que de petites marches plus difficiles à franchir pour certains puissent être
aménagées. On pourrait adapter la vitesse d’enseignement à la capacité de compréhension
individuelle.
(...)Une santé renouvelée
En 2011, on considérait que séquencer les parties les plus importantes du génome ne coûtait plus que
3 000 dollars : pour 2013 on parle de moins de 200 dollars.
Généralement, on perçoit mal ce que cela signifie, mais connaitre précisément le génome qui nous
structure est une information d’une très grande valeur pour le monde médical. On peut alors adapter,
de manière individuelle, l’ensemble des protocoles de soins, la chimie, les traitements en en
augmentant très fortement l’efficacité et en limitant les effets secondaires. Mais l’on trouve également
des opportunités d’améliorer la médecine de masse dans l’analyse statistique d’un grand nombre de
ces séquençages. Connaitre la diffraction des gènes dans la population, leur évolution, leurs effets
revient à pouvoir améliorer considérablement le sort des individus et in fine à réduire le coût des
traitements de façon drastique.
(...)À partir de l’instant où l’ADN fera son entrée dans l’arène médicale, il ne sera plus possible de
continuer à maintenir la même organisation pour notre système de soins, la complexité et le nombre
des paramètres en jeu imposeront de reconsidérer l’ensemble. La coopération entre le médecin et
l’ordinateur deviendra systématique ; et la capacité à prendre l’ensemble des facteurs liés à un patient
en compte sera une clé dans l’efficacité du système de soins.
La quantité de données en jeu est si importante que le traitement de celles-ci ne pourra pas se faire
localement, dans la tablette du médecin ou dans le smartphone de l’aide-soignante, et les données
devront nécessairement être stockées dans le Cloud. Cela permettra d’effectuer de puissantes
opérations algorithmiques et statistiques et de détecter les « marqueurs » de certaines pathologies. En
faisant des traitement de masse sur des centaines de milliers d’individus, on sera capable de découvrir
que tel gène, associé à une forte consommation de sucre, fait croitre de façon considérable le risque de
cancer, que certains profils d’encéphalogrammes ont besoin de plus de protéines que d’autres, que
certains type d’aliments favorisent ou réduisent telle ou telle maladie. Les opportunités de découvertes
sont pratiquement illimitées dès lors que les données peuvent être facilement rapprochées et
manipulées en masse. Cela suppose que nous acceptions de mettre en place une nouvelle organisation
de la médecine.
(...)Imaginons un instant un système de soins qui puisse produire de grandes quantités de données, qui
intègre de facto l’ADN comme un paramètre essentiel, qui privilégie une collaboration et une
communication interne très ouverte et qui utilise des ordinateurs massivement sémantiques
pour améliorer la qualité du diagnostic. On peut assez bien entrevoir l’efficacité que pourrait avoir
une telle organisation, comprenant des outils de diagnostic à très bas coût, connectés à des
smartphones et manipulés par du personnel de santé n’ayant pas nécessairement le statut de médecin,
mais suffisamment qualifié pour pouvoir faire convenablement les analyses nécessaires. Sans même
parler des données que nous-mêmes, qui ne sommes pas des experts, pouvons produire à chaque
instant.
Or, le potentiel d’un tel dispositif n’est pas perçu par les acteurs européens. Nombreuses sont les
sociétés américaines qui se ruent sur les opportunités naissantes du séquençage génétique. En France,
certains acteurs essayent de faire évoluer le débat à l’égard des données de santé, y compris celles liées
à la génétique, mais cela reste encore un combat peu médiatisé. Au-delà, peu d’industriels, peu
d’acteurs institutionnels manifestent une réelle volonté de s’emparer de ce sujet. Il est vrai que la
régulation européenne et française reste particulièrement contraignante : les données personnelles sont
couvertes par une réglementation qui ne permet de les utiliser qu’avec le consentement explicite de
leur propriétaire, même si celles-ci sont agrégées à des fins statistiques. Le séquençage génomique est
interdit en France et les travaux à l’égard de l’algorithmie de masse des données de santé est rendu
impossible par le blocage des institutions qui les possèdent.
La France, qui a toujours porté une attention particulière à la qualité des soins qu’elle offre à
l’ensemble de sa population ne peut pas rester longtemps au milieu du gué, ne serait-ce que parce les
moyens vont commencer à manquer, avec le vieillissement inéluctable de la population française. Il
est temps de s’interroger non plus sur le fonctionnement de telle ou telle discipline médicale ou encore
sur la liste des médicaments qui doivent être remboursés, mais bien sur l’ensemble du processus
médical, sur le fonctionnement de la médecine préventive, la gestion des données de santé,
l’hospitalisation à domicile, le monitoring à grande échelle des données de santé, y compris de l’ADN.
C’est en remodelant totalement le processus médical, en mettant le numérique en son cœur que notre
pays pourrait parvenir à reprendre le contrôle de son système de soins, lui permettant d’être à nouveau
accessible à chacun, quelle que soient sa condition.
Les médecins ont un grand rôle à jouer dans cette affaire : ils peuvent convaincre leurs patients des
bienfaits de ces nouvelles technologies et, surtout, ils peuvent collaborer avec la machine. Car, comme
le montrent les jeux d’échecs – où la collaboration homme-machine donne des résultats de loin
meilleurs à ceux de l’ordinateur le plus puissant –, il est probable qu’en médecine, à long terme, le
couple ordinateur-médecin restera le plus performant.
(...)
Des révolutions dans l’économie
2011 pourrait bien avoir été la première année de l’ère des robots. Dans le monde, il s’en est installé
30 % de plus que l’année précédente et deux fois plus qu’en 2009
! Les trois pays les plus robotisés de la planète étant le Japon, la Corée du Sud et l’Allemagne, on peut
en déduire que les robots sont installés principalement dans de très grandes entreprises, et en premier
lieu dans les domaines de l’automobile, des biens d’équipement et des produits de consommation
électronique, des domaines qui caractérisent ces trois pays.
Cependant, les choses changent rapidement. Les robots envahissent désormais les entreprises de taille
moyenne, versées dans le textile, les biens d’équipement domestique non technologique. Ils équipent
en priorité le monde développé mais aussi certains pays en développement : Mexique, Turquie,
Malaisie, Chine, par exemple. Ce qui démontre que leur coût de production permet de rembourser
rapidement le prix qu’il a fallu investir pour les acheter, mais aussi qu’ils offrent désormais des
niveaux de productivité supérieurs à ceux des salaires très compétitifs que l’on trouve dans ces pays.
En 2011, les entreprises chinoises ont dépensé 8 milliards de yuans (plus de huit milliards d’euros)
dans les robots industriels. Foxconn, l’industriel qui fabrique la majorité des produits d’Apple, va
installer rien moins que un millions de robots dans ses unités de production dans les deux années qui
viennent, pour un investissement estimé à de 20 milliards de dollars, soit plusieurs fois ce que dépense
toute l’Europe Occidentale, Allemagne comprise, dans ce type d’équipements. On comprend que, dans
ce dernier cas, l’objectif est de pouvoir s’affranchir de tous les problèmes sociaux – heures
supplémentaires, travail d’enfants – qui ont altéré la réputation du sous-traitant ces dernières années.
Les robots, c’est la possibilité d’avoir un outil de production qui travaille 24 h sur 24, sans fatigue et
avec une qualité de production inégalée.
(...) La question que l’on est en droit de se poser est : à partir de quand un robot va-t-il nous chiper
notre propre travail ? Quel sera l'impact de l’automatisation – the « Rise of the Robots » – sur les
salaires et l'emploi au cours des prochaines décennies ? Cette question resurgit avec plus d’acuité à
chaque fois que le chômage augmente.
(...) La question reste donc de savoir si, dans l’absolu, les robots créent réellement des emplois.
Nombreux ont été les travaux de chercheurs en économie sur ce sujet, tant l’équation est complexe :
d’une part, l’accroissement de productivité créé un surcroit de richesse qui finira bien par être
redistribué, avec tous les effets vertueux que l’on peut imaginer. Mais, de l’autre, dans une vision
radicale du monde, si les robots parvenaient à produire la totalité de nos besoins en produits industriels
et en services il n’y aurait plus d’emploi. Il existe également des cas purement « schumpetériens » où
l’on constate une « destruction créatrice »
liée à la robotique qui n’est pas forcément à l’avantage de l’emploi.
Ainsi, les caisses des supermarchés sont de plus en plus automatisées et, dans certains cas, les
caissières ne sont plus nécessaires, soit parce que l’on laisse le consommateur scanner lui-même les
codes-barres, soit parce que ce sont des robots qui le font. Pour chaque supermarché, une trentaine de
caissières sont remplacées par un seul employé, chargé de surveiller une rangée de caisses robotisées
ou en libre-service. On voit difficilement où auraient pu être recréés des emplois qualifiés et les
quelques informaticiens, techniciens en robotique et superviseurs des opérations de passage en caisse
ne compensent évidemment pas les emplois perdus.
Il n’est donc pas impossible de postuler que les robots font plus que déplacer des moyens de
production. Non seulement ils suppriment des emplois dans les pays à bas coûts (on parle
pudiquement de relocalisation), mais ils recréent moins d’emplois dans les pays à fort niveau de
qualification, ou même ils détruisent purement et simplement des emplois. Pour l’instant, dans les
pays développés, la robotique est une opportunité unique de préserver un niveau de qualification élevé,
acquis au travers de nombreuses générations, comme le montrent sans ambiguïté plusieurs études.
(...) C’est également l’approche de plusieurs sociétés occidentales. Lors d’un déjeuner à Paris, Jeff
Immlet, le patron de General Electric m’a confié :
«Nous voulons être débarrassés des coûts de production industrielle liés au travail humain. Nous
apprécierions une ère où les coûts de production seraient à peu près les mêmes n’importe où sur terre)»
Des dirigeants comme Jeff Immlet, savent parfaitement bien que, dès aujourd’hui, les robots leur
permettent de fabriquer des produits de haute technologie, comme des surgénérateurs ou des batteries,
avec un niveau de qualité impossible à atteindre avec des ouvriers, aussi bons soient-t-ils. Ils savent
aussi que les robots travaillent 24 h sur 24, sans revendications syndicales ni accidents du travail.
L’évolution vers une usine sans ouvriers est donc déjà largement en route.
(...) La perspective de la disparition du travail, d’abord du travail peu qualifié, puis de nombreuses
formes de travail qualifié, représente, nous l’avons vu, des dynamiques qui sont fortement liées aux
gains massifs de productivité que paraît procurer le numérique.
Évidemment, cette dynamique peut sembler effrayante et, dans le modèle économique qui prévaut,
pour la grande majorité elle l’est
. La disparition du travail serait pourtant l’aboutissement d’une longue évolution de l’humanité, qui a
longtemps recouru à l’esclavage pour accroitre le bien-être d’une minorité. Très lentement, les gains
de productivité ont permis à une part grandissante de la société de pouvoir s’affranchir du joug du
travail. Les sociétés occidentales ont multiplié leur productivité par au moins 200, et non seulement les
bienfaits de ces gains de productivité ont été largement répartis, mais ils ont permis un accroissement
considérable de la qualité et de la durée de la vie.
Pour autant, la disparition probable du travail n’est pas nécessairement une calamité : d’une part,
parce que les gains de production vont avant tout libérer l’humanité des tâches les plus répétitives, les
plus taylorisés ou les plus pénibles ; d’autre part, parce que si l’on veille à ce que l’accès aux moyens
de production soient convenablement répartis, ils renforceront la possibilité de nombre d’entre nous de
bénéficier de cette création de richesses individuelles et collectives.
L’Etat remodelé
(...) Outre-Atlantique, nombreux semblent être ceux qui pensent que l’État, dépassé par l’évolution du
monde moderne, devrait voir ses prérogatives s’amenuiser, pour laisser plus de place à des initiatives
privées et au numérique. C’est certainement plausible et, pour plusieurs de leurs missions, les
administrations publiques font indiscutablement un travail moins efficace et plus coûteux que les
acteurs privés. On l’a vu, l’INSEE – l’institut national de la statistique publique – est bien moins
performant qu’un réseau social ou qu’un grand moteur de recherche pour décrire finement les
caractéristiques de la société française. L’IGN (Institut géographique national) établit à coûts élevés
des cartes du territoire national que la plateforme collaborative OpenStreetMap réalise gratuitement.
Les progrès de cette plateforme sont, par ailleurs, si impressionnants qu’elle parviendra probablement
bientôt à un niveau de performance supérieur aux moyens de production traditionnels. En théorie,
Wikipédia (détenue et financée par la fondation indépendante Wikimedia) rend obsolète la nécessité
de financer télévisions et radios publiques, dans la mesure où ces dernières ont précisément été
conçues pour offrir aux citoyens un canal d’information indépendant des intérêts strictement privés.
On pourrait trouver de nombreux autres exemples de ce type sans que pour autant on puisse parler de
rupture de modèle. La rupture n’a pas encore vraiment eu lieu : même si nombre d’États parlent
d’utiliser massivement le numérique, la révolution n’est encore perceptible qu’au travers de quelques
exemples emblématiques, comme la numérisation des services publics – la Slovénie dispose déjà de
700 services publics en ligne –, la mise en place d’une politique d’ouverture des données, l’open data,
ou la mise à disposition des citoyens de l’ensemble des données détenues par les administrations.
Pourtant, par sa nature systémique et par son champ d’application extrêmement large, la révolution
numérique pourrait bien bouleverser le fonctionnement des États. Pour remplir des missions
essentielles, comme la sécurité intérieure ou extérieure, l’émission de monnaie, la réduction des
inégalités, l’organisation du marché du travail, le fonctionnement du système de santé, la planification
urbaine ou de nombreuses autres fonctions, les systèmes digitaux pourraient être incomparablement
plus efficaces que ceux que nous connaissons, plus réactifs, plus personnalisés, plus préventifs et
évidemment, plus économiques. Mais pour permettre l’émergence de cette dynamique, c’est la nature
même des États qu’il convient de changer. Par essence, l’État n’adopte que difficilement la culture
d’innovation, de rupture, propre au monde numérique. Cela n’empêche pas le niveau d’exigence des
citoyens de croître sans cesse. Ceux-ci acceptent de plus en plus difficilement de disposer d’un haut
niveau de service de la part des entreprises, de pouvoir converser avec celles-ci, tout comme avec leurs
amis ou avec des groupes sociaux, alors qu’ils ne peuvent avoir le même type d’interaction avec les
institutions publiques. Bien sûr, il est possible de payer ses impôts sur Internet et d’y effectuer
quelques formalités administratives, mais ce n’est certainement pas à la hauteur de l’emprise qu’ont
sur nos vies États et institutions publiques.
L’Etat français, Etat cadenassé
Dans un pays comme la France, qui est le deuxième au monde en termes de dépenses publiques et qui
est loin d’être le second dans le domaine de l’éducation, quant à la qualité de sa justice, à l’efficacité
de sa police ou de son système de soins, il ne fait aucun doute qu’accroitre la transparence et renforcer
la participation citoyenne ne peut être qu’une nécessité. Cela constituerait, en outre, une réponse
appropriée au niveau de défiance inégalée des citoyens français à l’égard des institutions. Que les
débats, les décisions, l’affectation des moyens et la mesure de l’efficacité des politiques publiques
puissent être transparents serait en soi une révolution, car l’étape qui suit directement la transparence
des politiques publiques est la participation démocratique. L’open data n’est d’aucune utilité si elle est
considérée comme une fin en tant que telle. Son potentiel est de faire en sorte que le citoyen ne soit
plus face à l’État, mais au cœur de l’État. En plus d’une bonne compréhension du fonctionnement des
politiques publiques, le citoyen aurait la possibilité de participer à la définition de celles-ci. Pour
l’instant, il faut admettre qu’il reste d’importantes résistances. Les agents de la fonction publique
français ne sont que 27 % à être favorables à l’open data, alors que 70 % des fonctionnaires finlandais
le sont. En 2012, j’avais appelé à voter pour une pétition en faveur de la transparence des frais des
parlementaires (près de 5 770 euros, sans aucune justification, à l’époque) sur le site Avaaz.org,
recueillant plus de 130 000 signatures, un record en France pour ce genre d’exercice. Malgré des
demandes répétées, je n’ai jamais été reçu par Claude Bartolone, alors Président de l’Assemblée. Ce
refus m’est apparu plus compréhensible lorsque j’ai vu combien il s’était battu contre la loi sur la
transparence, pourtant voulue par le président de la République lui-même.
(...)Si les logiciels nécessaires au fonctionnement des institutions publiques étaient accessibles depuis
un Store d’Apps, avec une licence relativement ouverte qui en permettrait la réadaptation aux besoins
locaux, cela permettrait des économies fantastiques. Le logiciel de gestion de l’open data développé
par le conseil général de Saône-et-Loire pourrait être adapté et réutilisé par le département de la
Corrèze et ainsi de suite. Notre pays accumule, de plus, un retard important : non seulement nous ne
consacrons pas assez d’argent à la détaylorisation de notre administration – le budget informatique de
la nation est de l’ordre de 1,4 % du budget total de l’État contre 2 % en moyenne dans l’OCDE
– mais, par-dessus le marché, ces moyens ne sont pas employés efficacement, même si des efforts
significatifs ont été entrepris récemment dans le sens de la virtualisation.
Dans certains domaines, on tutoie le scandale numérique : dans un pays où le chômage est un mal
chronique, il est surprenant que l’on n’ait pas essayé de moderniser l’outil informatique de Pôle
Emploi pour mieux synchroniser la demande d’emploi et l’offre. De même, on pourrait facilement
définir, individu par individu, les besoins de formation optimaux pour permettre à chacun d’améliorer
son sort avec un minimum de formation. Mais la lourdeur endémique à certaines agences de l’État ou
aux institutions paritaires est telle que ces notions ne sont pas même jugées envisageables.
(...)Aujourd’hui pourtant, la France interdit les expérimentations de recherche sur le gaz de schiste
ainsi que la recherche sur les OGM. Les recherches sur les nanoparticules ont été fortement
contestées. Nous nous inquiétons aussi de la nocivité des ondes radios, sans que, jusqu’à ce jour, on ne
parvienne à en prouver scientifiquement la dangerosité. De même, nous sommes l’un des seuls pays au
monde à avoir interdit aux individus l’accès au séquençage de l’ADN sous prétexte que des dérives
pourraient en découler.
Il ne s’agit pas d’affirmer que toutes ces technologies sont inoffensives, et qu’elles peuvent être mises
en œuvre à grande échelle sans risque. Mais simplement, de faire observer que la France, jadis si
allante à l’égard du progrès s’en méfie aujourd’hui grandement.
(...)Il reviendra également aux États de superviser et d’organiser l’enjeu de la robotisation et de la
disparition des emplois taylorisés, phénomène qui semble à la fois inéluctable et en voie
d’accélération. Ils devront s’assurer que cela ne se fait pas au profit d’une excessive concentration des
capitaux. Si une seule entreprise (ou quelques entreprises) réussit à concentrer en un seul lieu
l’ensemble de la fabrication des processeurs de dernière génération, on conçoit qu’il y a une distorsion
aux principes de concurrence qui peut être préjudiciable aux consommateurs et aux citoyens. Ce type
de situation peut être contrecarré par une localisation des moyens de production à proximité des
consommateurs et par la détention de ces moyens par les consommateurs. Cependant, il n’est pas
garanti que ce scenario prévale dans tous les domaines, particulièrement dans ceux des
microprocesseurs ou des écrans, qui nécessitent des investissements en équipement considérables.
Les États devront également réfléchir à la forme que prendrait une société où le travail est devenu
particulièrement rare : doit-on tous bénéficier d’un revenu minimum ? Le fait de pouvoir accéder aux
outils de production deviendra-t-il un droit fondamental ? Ces idées peuvent sembler scandaleuses ou
farfelues mais elles sont au cœur de la réflexion des économistes et des roboticiens dans les universités
américaines. Certes, on peut, un temps, augmenter la qualité de la formation et localiser de l’emploi à
forte valeur ajoutée (des programmeurs de machine plutôt que des opérateurs, comme évoqué dans le
chapitre précédent), mais, au bout d’un moment, il faudra bien repenser l’ensemble de l’organisation
des sociétés issues de l’ère industrielle.
(...) La coopération est l’une des composantes essentielles du monde de l’Internet. Curieusement, c’est
dans l’État – et notamment dans de nombreux États démocratiques – que celle-ci est la moins présente.
Les entreprises utilisent massivement la conversation et la co-création ; les services Internet recourent
au travail gratuit de millions de clients pour disposer de critiques des produits, voire pour développer
des offres commerciales, entièrement réalisées par les utilisateurs. Pourquoi les États ne le feraient-tils pas ? En réalité, la coopération est perçue comme une menace car elle nécessite un degré
d’ouverture sans compromission pour fonctionner ; cette ouverture remettrait en cause les fondements
même de l’organisation de l’État tel qu’il est généralement organisé et tel que nous le connaissons en
France. Tôt ou tard, pourtant, et quelles que puissent être les résistances, les règles propres au monde
de l’Internet s’y appliqueront également.
(...)La difficulté qu’éprouve l’ensemble des acteurs politiques à accepter le numérique vient, en partie,
du fait que celui-ci n’appartient pas à une école idéologique. Il a besoin d’un environnement très
entrepreneurial – libéral, donc – mais tout autant de la régulation technologique – de normes, par
exemple – et de l’incitation à innover. L’idée que les citoyens puissent, à terme, s’approprier l’outil de
production – qui appartient traditionnellement aux capitalistes – ne peut qu’embrouiller encore plus la
lecture idéologique du numérique.

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