Un instant suicidaire - Théâtre aux Mains Nues

Transcription

Un instant suicidaire - Théâtre aux Mains Nues
Eloi Recoing
Un
instant
suicidaire
à la mémoire d’un ange
Les images veulent tout dire au début. Sont solides. Spacieuses.
Mais les rêves font des caillots, deviennent forme et désillusions.
Heiner Müller
Concerto pour marionnettes à la mémoire d’un ange dit le sous-titre du livret.
Il faut le croire, en souvenir d’une jeune fille naguère beaucoup aimée, en souvenir
d’Alban Berg aussi qui connut pareille douleur, enfin en souvenir de mon enfance
que la marionnette régenta. Qui mieux qu’elle pourrait être ce mime funèbre dont
rêvait Jean Genet : être la bouche de la morte et la faire parler. La représenter et
la rendre méconnaissable. J’ai voulu magnifier un être de ténèbres enveloppé
de nuit et pourtant lumineux dans mon souvenir.
Si le Verbe peut s’incarner dans la marionnette, c’est je crois, au prix d’un double
effacement : effacement de l’acteur au profit de la Figure dans son apparition,
mais aussi effacement de la Figure au profit d’une voix, métaphore de l’être tout
entier qui parle à travers elle. La justesse tient alors à cet équilibre singulier, fait
de proximité et d’éloignement, entre l’objet et l’interprète. Distance vitale où
l’énergie de celui qui parle ne surplombe pas la Figure – ni ne la singe ni ne s’en sert
comme d’un masque – mais fait parler « le mort » qu’elle convoque.
La marionnette est dans ces moments-là, cette apparition qui s’arrache du vide et
nous montre le vide. Alors le silence du théâtre qui est la raison d’être de sa parole
peut de nouveau être entendu.
Ce conflit très ancien entre le texte et l’image, entre l’acteur et son double, stimule
mon travail de metteur en scène. L’opéra incarne à sa façon cette tension sans
résolution entre le texte et la musique, le jeu et le chant. Jusqu’où faire chanter
la langue ? Jusqu’où parler la musique ?
Trop souvent, le marionnettiste se veut le maître d’œuvre de toutes les composantes
du spectacle. Homme à tout faire et faisant tout, croyant ainsi préserver l’unité de
son rêve, à l’abri des conflits. Mais pour que le Tout puisse être plus que ses parties,
il faut que chaque partie soit d’abord un Tout. Plus les parties du projet affirment
leur autonomie, plus complexe et plus dense s’avère être l’œuvre dans son résultat.
Un instant suicidaire s’inscrit dans cette logique. Les dix séquences du livret
constituent comme un cycle. Le projet théâtral emprunte au dispositif du Bunraku
par la séparation des éléments ordinairement rassemblés en un : le marionnettiste,
le récitant, les musiciens. C’est l’entrelacs de ces trois niveaux d’interprétation,
de ces trois modes d’écritures scéniques autonomes qui constitue l’enjeu
esthétique du projet.
Eloi Recoing.
PERSONNAGES
L’arpenteur
Le passeur
Clara
Solène
Solweig
Ananda
Rebecca
Dylan
Adrien
Pierre
Sylvain
Le chœur des Naïades
Un instant suicidaire
3
La scène : un édifice de mémoire
SÉQUENCE -1Comme l’eau dans l’eau
SOLENE.
Est-elle morte ?
L’ARPENTEUR.
(se tait)
SOLENE.
Est-elle vivante ?
L’ARPENTEUR.
(se tait)
SOLENE.
Entre la vie et la mort – dites ?
L’ARPENTEUR.
Comment comprendre ? Clara s’est-elle donnée la mort ? Son geste – nous est-il
adressé ? Sa vie tient peut-être aux mots que nous dirons.
SOLENE.
Quels mots ? Donnée la mort – dites-vous ?
L’ARPENTEUR.
Elle s’est donnée – oui –
SOLENE.
À la mort ?
L’ARPENTEUR.
S’est jetée dans le fleuve – le corps pour finir nous revient au lieu-dit La vieille
morte. Son visage, selon les premiers témoins, est celui d’une morte –
SOLENE.
C’est un mensonge que vous dites.
L’ARPENTEUR.
Ecoutez-moi – je veux comprendre ce qui jette les uns dans le fleuve et retient
les autres de vivre. C’est à nous que je m’adresse.
SOLENE.
Nous ?
L’ARPENTEUR.
Nous que l’événement rassemble et sépare.
SOLENE.
Clara – je vous le dis – est vivante. Qu’elle ait plongé dans le fleuve, nageuse
magnifique, et vous la verriez venir à nous de cette brasse profonde
qu’elle affectionne –
Un instant suicidaire
4
L’ARPENTEUR.
À rebours du fleuve ?
SOLENE.
À rebours – oui – capable de remonter jusqu’à la source. Comprenez-moi – elle
est comme l’eau dans l’eau, comme le rêve dans le sommeil, limpide et paradoxale,
comme l’asphodèle sous la neige – une promesse de bonheur.
L’ARPENTEUR.
Donc elle ne s’est pas jetée dans le fleuve comme on se jette dans la mort ?
SOLENE.
Comment voulez-vous ? Elle n’est pas faite pour la détresse.
SÉQUENCE -2Le corps intouchable
L’ARPENTEUR.
Vous dites – vous l’avez dit, n’est-ce pas – que la mort de Clara serait le juste
dénouement.
DYLAN.
J’ai d’autres souvenirs.
L’ARPENTEUR.
Usez de vos souvenirs avec parcimonie.
DYLAN.
La nuit qui nous précède – cette nuit-là je suis près d’elle –
L’ARPENTEUR.
Les corps à nu, n’est-ce pas ?
DYLAN.
Oui – nus, comme deux êtres à ciel ouvert.
L’ARPENTEUR.
Je vois. Et l’amour, vous l’avez fait, comme on dit.
DYLAN.
Vous ne pouvez pas comprendre. Le corps de Clara est un corps intouchable.
Je m’allonge près d’elle. Je la regarde dormir. Elle le sait. C’est ainsi qu’elle se donne.
L’ARPENTEUR.
Mais vous même, ce désir d’elle en vous –
DYLAN.
Mon désir est d’être le veilleur de ses rêves et d’être dans son rêve.
L’ARPENTEUR.
De rêver pour un temps le même rêve ?
DYLAN.
De l’incarner.
Un instant suicidaire
5
L’ARPENTEUR.
Son corps – s’il le fallait – pourriez-vous le reconnaître ?
DYLAN.
Non – mais je connais son âme – cet amalgame confus de sensations et
de pensées. Je connais l’inextricable de sa vie.
L’ARPENTEUR.
Vous ne voulez pas m’entendre. N’a-t-elle rien dit qui donnerait un sens à son acte ?
DYLAN.
Je l’entends me dire – sais-tu quoi – j’ai perdu le fil de ma vie – comment s’en
retourner ? Comment revenir sur ses pas ? Ma vie a-t-elle un prix si je la méprise ?
Et moi – je suis resté muet par la terreur qu’elle m’inspirait.
L’ARPENTEUR.
Le sens du chemin s’était perdu ?
DYLAN.
Le sens – le désir.
SÉQUENCE -3Les fruits de l’hiver
L’ARPENTEUR.
À la première page du cahier bleu – vous connaissiez l’existence du cahier bleu ?
– il y a ces mots qu’on dit de vous – « si l’on devient comme un miroir, ceux qui
vous regardent se voient en vous, on est alors invisible ».
SOLWEIG.
Vous n’avez pas le droit – c’est un viol – et vous la violentez encore à travers moi.
L’ARPENTEUR.
Mais qu’est-ce que vous croyez ? Que le mensonge la gardera de la mort ?
Parlez-moi de ces fruits rouges qu’on a retrouvés près du corps dans la neige.
SOLWEIG.
Ce sont les fruits de l’hiver. Hier encore, Clara m’a conduite jusqu’à l’arbre
dénudé, patiné par le froid. Quand mon regard embrasse l’arbre chargé de ses
fruits rouges, tout s’ordonne à ma vision, dit-elle, le miracle s’accomplit : ce qui
l’instant d’avant ne tenait plus ensemble retrouve sa cohérence et son sens.
L’ARPENTEUR.
On croit se souvenir et on invente. Etes-vous sûre de ces mots-là ?
SOLWEIG.
Je parle de mémoire, comme parle chacun. Je me défie de vous.
L’ARPENTEUR.
Ne vous méprenez pas. Si j’envisage la mort de Clara, si je la dévisage en chacun
de nous, c’est aussi pour l’apprivoiser.
Un instant suicidaire
6
SÉQUENCE -4Un caillot de lumière
ANANDA.
Peut-être que la nuit n’aurait jamais dû tomber. Et les ponts sur les fleuves exister.
Peut-être étions-nous sourds à l’écho de sa douleur. Peut-être vivons-nous par
inadvertance et la mort nous advient par inadvertance. Peut-être n’a-t-elle fait que
disparaître. Et nous devons rester les yeux grands ouverts, nous parler, nous tenir
en éveil. Peut-être que l’hiver est comme un revolver sur la tempe –
une avalanche désirée – et le vertige me saisit à ces peut-être qui gagnent ma
pensée toute entière.
REBECCA.
C’est moi qui la première ai vu le corps dans la neige. J’ai vu – j’ai cru voir – et
je dois taire ce que j’ai vu. Tout l’univers dans un corps expliqué.
ANANDA.
Un mensonge exorbitant, si monstrueux que tu l’as cru. La défroque d’un corps
à l’abandon – et peut-être qu’elle court encore libre et nue dans la neige et qu’elle
s’en va boire à des sources invisibles.
REBECCA.
Non. La voyant reposer sur la neige – je pense à la terre en dessous, la terre sous
la neige et le sens de tous les mots perdus sous la neige. Et nos élans ensevelis.
J’entends ma voix douce et ténue, abasourdie par la douleur, l’appeler de son nom
– Clara – un caillot de lumière en travers de la gorge.
ANANDA.
Un mauvais rêve – quoi d’autre – sur la berge enneigée.
REBECCA.
Un corps mort – je te dis. Elle était nue, couchée sur le flanc – j’ai vu d’un coup
sa force et sa faiblesse, son sexe et son âme.
SÉQUENCE -5La voix de fin silence
CLARA (aria)
Mon amour, il n’y a plus d’amour. Dehors tombe la nuit. Je sais – vivre, supporter
cette obscurité, ne font qu’un – je sais – ce que c’est qu’être morte pour la vie,
de son vivant. Je cède et rien n’est grave. Il n’y a personne en moi – je cède et
rien n’est grave. À l’heure du crépuscule, je reconnais d’autres ténèbres en moi
et je plains ceux qui n’en ont pas. Je voudrais tant aimer, hors du doute, dans
l’évidence que mon cœur ressent. Mais l’aube n’est pas pour moi. Pas pour moi,
non, la salve des sentiments. J’aimerais tant chaparder ces fruits rouges de l’hiver
et, portée par le vent, clamer mon innocence. Vous autres, échaudés par la vie,
écoutez-moi : nous croyons, seuls, être seuls mais nous sommes légions. Je vous
regarde par ma fenêtre. Et le silence gagne. Un silence de neige. Je prends conseil
du silence. Vivre – quelqu’un fera cela pour moi.
DYLAN (fredonne sous l’aria de Clara).
Un instant suicidaire
7
Que rien ne t’épouvante
Que rien ne t’inquiète
La vie est un festin
Et le néant n’est rien.
CLARA.
J’entends une voix de fin silence – où êtes-vous ?
Où allez-vous ? Où vont-ils tous ?
SÉQUENCE –6Pâle comme un désir de perdition
ADRIEN.
Je vous dois la vérité et je vous la dirai – j’ai vu ce que d’autres ont cru voir. J’ai vu
Clara s’en remettre au passeur, là où le fleuve se divise. Nous étions sur la berge,
un feu nous occupait.
L’ARPENTEUR.
Qui nous ?
ADRIEN.
Nous que l’événement rassemble et sépare. Le feu réclamait son dû. Nos langues
se déliaient – c’est alors qu’elle a demandé le chemin – le point de passage –
elle voulait tout savoir de nous –
L’ARPENTEUR.
Soyez clair et distinct.
ADRIEN.
Je dis nous – les témoins de sa venue, ou plutôt les témoins d’un instant
suicidaire. À sa manière oblique d’avancer à la rencontre de la neige, j’ai su qu’elle
s’en venait à la rencontre de la mort. Mais la neige a pris soin d’effacer les traces.
L’ARPENTEUR.
Que faites-vous, dehors, à la tombée de la nuit ?
ADRIEN.
Nous allumons des feux. C’est notre rôle. C’était notre heure. Nous allumons
des feux.
L’ARPENTEUR.
Dites encore une fois, mots pour mots – le menu bois de vos échanges – dites
les mots dits si seulement vous dites la vérité.
ADRIEN.
Son regard est si clair mais je la sens liée à l’invisible, à l’épaisseur des choses.
Elle est comme une apparition.
SYLVAIN.
C’est l’idée de l’inconnu parmi nous. Pâle comme un désir de perdition, elle s’en
venait, nonchalante souveraine, querellant les étoiles eut-on dit, mais sans un mot
pour ce charroi obscur qu’on devinait en elle, dont elle dira plus tard d’une voix
sans nom : c’est mon bien, je m’y tiens – qu’importe à quoi je tiens.
Un instant suicidaire
8
PIERRE.
Qui la voyait passer voyait la perdition mais je l’ai reconnue –
SYLVAIN.
Nonchalante souveraine – oui – comme une somnambule. Son chant dessinait sur
la neige les mouvements de son âme.
ADRIEN.
Vous allumez des feux, dit-elle – vous faites bien.
SYLVAIN.
C’est notre vocation – dis-je. De brûler ? demanda-t-elle. Mais ce feu pourrait-il
entièrement vous consumer ?
PIERRE.
Seule compte l’étreinte de la vie. Et la persistance du désir, ajouta-t-elle puis –
qui retrousserait ses manches pour fendre une allumette ?
L’ARPENTEUR.
Pas si vite. N’essayez pas de m’égarer. Dites ce qu’il en est, à l’instant qu’elle
s’avance vers vous.
PIERRE.
Ce qu’il en est ?
SYLVAIN.
Pour nourrir notre feu, nous fendions le bois à coup de hache. Et dans l’effort
soudain –
PIERRE.
j’entends sa voix fendre l’air : tout ce qui permet d’abstraire la mort soulage –
ADRIEN.
si peu existe pour nous être compréhensible et la mort n’en fait pas partie,
n’est-ce pas ?
PIERRE.
Ne craignez rien dit-elle encore. Je veux seulement plonger dans le fleuve,
éprouver la vigueur de mon corps et sonder l’opacité des profondeurs.
SYLVAIN.
Et si je sombre – je ne toucherai pas pour autant le fond des choses.
L’ARPENTEUR.
Des mots, des mots, des mots, des leurres – vous inventez une légende avec
les larmes de la vie dans la gorge et moi, je vous le dis : toute consolation est
amère. Pourquoi ne voulez-vous pas dire ce qu’il en est vraiment ?
PIERRE.
Nous allumons des feux, c’est notre vocation.
SYLVAIN.
Clara nous a rejoint –
ADRIEN.
Clara s’en est allée –
PIERRE.
et rien de ce qui fut nous –
Un instant suicidaire
9
SYLVAIN.
ne demeure intacte.
ADRIEN.
Maintenant nous le savons –
PIERRE.
au cœur du vide aussi –
SYLVAIN.
il y a des feux qui brûlent.
SÉQUENCE -7La vie est sans pourquoi
CLARA.
Le malheur purifie ?
LE PASSEUR.
Non. Le malheur avilie.
CLARA.
Cette blessure en moi – suis-je née pour l’incarner ?
LE PASSEUR.
Oui. Quoiqu’il advienne. Comment va la vie ?
CLARA.
Quelle vie ? Qui m’a demandé d’être au monde ? Qui me demande d’y rester ?
LE PASSEUR.
La vie est sans pourquoi. Ne lui réserve rien. Il faut tout donner. En pure perte.
CLARA.
Qui voudrait s’y résoudre ?
LE PASSEUR.
Bois – bois, bois à grands traits la vie et ses prodiges de cruautés.
CLARA.
Mais si je dois mourir, que ce soit selon mes propres fins.
LE PASSEUR.
Désir démesuré – accorde-toi d’exister. Regarde comme notre barque épouse
les mouvements du fleuve.
CLARA.
N’atteignons-nous jamais l’autre rive ?
LE PASSEUR.
Rêvons, rêvons encore.
Un instant suicidaire
10
SÉQUENCE -8La mort que tu caresses
LE CHŒUR DES NAÏADES.
Elle repose par le fond, à la source des douleurs. Gisant dans le duvet de l’eau,
belle endormie, lestée de sa mémoire, bordée de toute part – voyez comme elle
dort, les yeux grands ouverts – c’est une enfant luminescente qui sonde la nuit
des profondeurs, à la source des douleurs. Ô vivante éperdue de vivre – Ô recluse
du grand fleuve Diversité – ce n’est qu’un rêve dont tu te berces, la mort que tu
caresses pour mieux l’apprivoiser. Reviens nous, reviens à la vie. Où puise-t-elle
tant de mélancolie ? À quelle profondeur l’avait-elle enfouie ? Regardez, regardez :
de ses lèvres la parole renaît.
(Clara danse les mots qui lui échappent.)
CLARA.
Rien ne me pèse plus
Hors ce rien qui m’a tant pesé
Tu peux vivre tu peux vivre
Chante les mots qui te délivrent
Mon cœur est un fruit rouge incandescent
Si c’est avec douceur
Qu’on ferme les yeux des morts
Alors je veux avec douceur
Ouvrir les yeux des vivants
SÉQUENCE -9La mort est un chant d’innocence
L’ARPENTEUR.
Nous savons que nous ne savons rien. C’est là toute notre science. Nous tentons
d’imaginer la mort et pour ce faire, dressons le théâtre de nos âmes inquiètes.
Nous sommes venus à vous les mains vides, nous n’avons pas d’offrandes. Nous
ne savons plus prier. Les mots et les gestes sont perdus. Nous-mêmes, à jamais
perdus si Clara s’est perdue.
LE PASSEUR.
À l’heure la plus sombre s’approfondit le sens d’être au monde et l’éclat de la mort
à chacun donne un sens. Il est si difficile de supporter l’errance obscure de nos
gestes. Il en est pour qui la mort est comme un fruit qui ne mûrira pas et d’autres
qui la portent en eux comme un enfant – que voulez-vous de moi ? Certes, je suis
le passeur, mais au-delà, je n’en suis pas.
L’ARPENTEUR.
On dit, et chacun veut le croire, que vous êtes un puissant thaumaturge. Vous
touchez aux deux rives du fleuve, vous en avez sondé la profondeur. Faites que
le prodige ait lieu. Rendez nous à Clara si vous êtes le génie du lieu – nous ne
sommes pas fait pour la détresse.
Un instant suicidaire
11
LE PASSEUR.
À chacun reviendra la chose qu’il désire.
L’ARPENTEUR.
Vous parlez par énigme – à nous autres, inconsolables. La mort est scandaleuse et
rien n’y fait. Tout porte à croire et tout nous fait douter.
LE PASSEUR.
Souvent, le ténébreux – l’inconsolé que je suis – marque ses nuits d’insomnie
d’une pierre blanche. La pierre, sa blancheur, piège les inadvertants. Ils n’y voient
qu’un jalon, une stèle, un cénotaphe. Seuls quelques doux rêveurs reconnaissent
la chose pour ce qu’elle est : la concrétion d’un rêve, la conjuration d’un effroi.
Cherchez sous la neige ces pierres d’insomnie et dessinez le cercle autour duquel
nous nous rassemblerons. Alors s’accomplira la résurrection de Clara.
(Tous cherchent les pierres d’insomnie et constituent le cercle.
Les hommes puis les femmes tour à tour psalmodient.)
La mort est un chant d’innocence
Et nous chantons cette inconnue
La mort est un chant d’innocence
Et nous tremblons pour l’inconnu
La vie porte la mort en elle
Comme un fruit défendu
La vie porte la mort en elle
Comme un enfant perdu
Du plus obscur vers la lumière
Nos visages se tournent
Du plus obscur vers la lumière
Afin qu’elle s’en retourne
SÉQUENCE -10L’énigme et la solution de l’énigme
CLARA.
Les mots que je dis ne sont rien mais ce qui m’inspire est tout. Tout est réel sous
mes pas. Tout est réel au dessus de moi. Oui, je reviens de loin et n’en reviens pas
moi-même. La vie est sans fin – m’entendez-vous ? – sans commencement ni fin.
Naître est une chose heureuse et mourir ne l’est pas moins. Je vous vois inquiets mais
je danse et je ris et je chante. Oui, les mots que je dis ne sont rien s’ils ne sont pas
l’énigme et la solution de l’énigme.
SOLENE.
O ma nageuse magnifique, nous reviens-tu d’entre les morts ?
CLARA.
Solène, Solène, je suis comme le plus beau fruit tombé d’un rêve.
ANANDA.
Et qui donne à ton cœur cette patience neuve ?
CLARA.
Ananda, Ananda, je l’ignore. J’étais simplement mûre pour la mort.
Un instant suicidaire
12
REBECCA.
Qui reposait sur la berge enneigée, le corps ensanglanté ?
CLARA.
Rebecca, Rebecca, quelqu’un qui me ressemble, quelqu’un d’inexprimable.
DYLAN.
J’ai tant rêvé de toi – et je n’ai pas su te sauver.
CLARA.
Dylan, Dylan, la vérité est que personne ne pouvait rien pour moi en ce monde.
SOLWEIG.
Mais du fleuve et tout ce qu’il contient, n’as-tu rien à nous dire ?
CLARA.
Solweig, Solweig – rien que vous ne sachiez déjà. La mort est sans surprise.
ADRIEN.
Qui que tu sois, un rêve – jamais – ne fut plus coloré que ce réel. Tu nous es
nécessaire –
SYLVAIN.
comme le pain à celui qui a faim –
PIERRE.
comme l’eau à celui qui a soif –
CLARA.
Je ne suis rien que vous n’êtes vous-mêmes, je pleure et je ris, je souffre et j’exulte et
je reste obscur à moi-même comme nous le sommes à chacun. Nous ne cesserons pas
de redouter. Aucune consolation, jamais. Epargnez-moi les litanies de la mort.
(L’arpenteur et le passeur ont depuis longtemps disparu.)
Un instant suicidaire
13

Documents pareils