Une séduisante abstraction

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Une séduisante abstraction
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Une séduisante abstraction
Peu représentée dans les arts, Mnémosyne, symbole de la
mémoire, a pourtant été chantée dans l’Antiquité, car elle
est solidaire de la parole et du rêve des poètes.
> PAR MADELEINE MICHEAU, PROFESSEURE DE LETTRES, ET PHILIPPE ROUILLARD, HISTORIEN DE L’ART
«D
© CHRISTIE’S IMAGES/THE BRIDGEMAN ART LIBRARY
P O S T E R
Frederic Leighton, Mnémosyne, la mère des
Muses, 1885-1886.
tendre Amour est présent au commence- seul attribut «aux beaux cheveux» et cette
ment de l’univers et préside à bien des nais- unique fonction de mère des Muses. Sœur
sances, on peut aisément s’en passer. Terre du père de Zeus, père de ses filles, voici
enfante à volonté. Apparaît la première comment Hésiode raconte la mise au
génération des dieux, les Titans et les Tita- monde:
nides – tous nommés –, Cronos, le plus
« C’est en Piérie qu’unie au Cronide
important d’entre eux, et Mnémosyne, la [Zeus], leur père, les enfanta Mnémosyne,
plus discrète de toute la mythologie. reine des côteaux d’Éleuthère, pour être
La suite n’est pas moins réjouissante. l’oubli des malheurs, la trêve aux soucis. À
Cronos, caché dans le ventre de Terre, elle, neuf nuits durant, s’unissait le prudent
émascule son père Ciel étoilé au moment de Zeus, monté, loin des Immortels, dans sa
la copulation. Plus tard, accouplé à la Tita- couche sainte. Et quand vint la fin d’une
nide Rhéa, sa sœur, il donne vie à Zeus, le année et le retour des saisons, elle enfanta
fils qui le détrônera. À la génération des neuf filles, aux cœurs pareils, qui n’ont en
Titans succède celle des Olympiens, qu’illu- leur poitrine souci que le chant et gardent
mine Apollon, un maître d’harmonie. Ce leur âme libre de chagrin.» Elles ont nom
pas vers la lumière de la civilisation ne « Clio, Euterpe, Thalie et Melpomène,
constitue pas un renoncement à la jouis- Terpsichore, Érato, Polymnie, Uranie, et
sance débridée. Zeus a échappé à la dévo- Calliope enfin, la première de toutes», et
ration grâce à une ruse de sa mère Rhéa. chantent le triomphe du puissant Zeus,
Vainqueur de son père «par la force de ses leur père.
Solidaires de la parole du
bras», il délivre les frères de ce derpoète. Si les textes sont riches de
LA PLUS
nier qui lui donnent, en remercieleur évocation, ils bornent souDISCRÈTE
ment, le tonnerre, la foudre et
vent le rôle de Mnémosyne à cet
DE TOUTE
l’éclair pour commander à la fois
LA MYTHOLOGIE enfantement prodigieux. Peu
aux Mortels et aux Immortels.
d’attributs, sinon la chevelure et
« Et Zeus, le roi des dieux, pour
épouse d’abord prit Prudence » – mère la mention de grands yeux ou d’une robe
d’Athénée, laquelle il engloutit dans ses d’or chez Pindare. C’est que, selon les spéentrailles «afin que la déesse toujours lui fit cialistes, Mnémosyne, Mémoire, est une
connaître ce qui lui serait soit heur ou mal- abstraction, mais Mémoire et ses filles,
heur. Ensuite il épousa la brillante Équité. les Muses sont solidaires de la parole du
[…] Eurynomé, fille d’Océan […] lui poète, d’être à la fois nom commun et divienfanta trois filles, les Grâces aux belles nités. Car il est dit dans un discours transjoues. […] Il entra aussi au lit de Déméter, mis par Philon d’Alexandrie: «Lorsque le
la nourricière, qui lui enfanta Perséphone. créateur eut achevé le monde entier, il
[…] Il aima encore Mnémosyne aux demanda à l’un des prophètes si sa créabeaux cheveux, et c’est d’elle que lui naqui- tion lui convenait. » Ce dernier répondit
rent les neuf Muses au bandeau d’or, qui se qu’il manquait une chose, la parole lauplaisent aux fêtes et à la joie du chant ». dative. « Le Père du Tout […] produisit
Vient ensuite Léto, mère d’Apollon et d’Ar- sans tarder la lignée des chanteuses
témis et «il fit enfin d’Héra sa dernière et pleines d’harmonies, nées d’une des puisflorissante épouse». Mnémosyne, déesse sances qui l’entouraient, la Vierge
de la première génération, apparaît donc Mémoire (Mnêmê), que le vulgaire, altédiscrètement dans la Théogonie, avec ce rant son nom, appelle Mnémosyné». 25
TDC N° 993 • LA MÉMOIRE
onc, avant tout, fut Abîme;
puis Terre aux larges
flancs, […] Terre, elle,
d’abord enfanta un être
égal à elle-même, capable
de la couvrir tout entière,
Ciel étoilé. […] Elle mit
aussi au monde les hautes montagnes. […]
Elle enfanta aussi […] Flot – sans l’aide du
tendre Amour. Mais ensuite, des embrassements de Ciel, elle enfanta Océan aux
tourbillons profonds, Coios, Crios, Hypérion, Japet, Théia, Rhéa, Thémis et Mnémosyne, Phoibé, couronnée d’or, et l’aimable
Téthys. Le plus jeune après eux, vint au
monde Cronos, le dieu aux pensers fourbes,
le plus redoutable de tous ses enfants; et
Cronos prit en haine son père florissant»
(Hésiode, Théogonie, trad. Paul Mazon, Les
Belles Lettres, 1977).
Mnémosyne chez Hésiode. Ainsi
Hésiode, poète de l’origine, inspiré par les
Muses qu’il chante dans son prélude,
raconte-t-il les débuts de l’univers et introduit-il le ferment de la tragédie. Louons
d’abord la simplicité du système : si le
Huile sur toile, 132 x 95,2 cm. Collection privée.
Frederic Leighton, Mnémosyne, la mère des Muses, 1885-1886.
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