Nouveaux moyens de paiement, banque digitale et

Transcription

Nouveaux moyens de paiement, banque digitale et
Chronique
Nouveaux moyens de paiement,
banque digitale
et protection des données
PIERRE STORRER*
Avocat au Barreau de
Paris
Kramer Levin Naftalis
& Frankel LLP
MYRIAM ROUSSILLE
Agrégée des facultés de Droit
Professeur
Université du Mans
IRJS Sorbonne Affaires-Finance
Avec la participation exceptionnelle d’EMMANUEL JOUFFIN,
Docteur en droit, responsable juridique de banque.
Le bitcoin est un (pur) moyen de paiement
(contractuel)
Commentaire de Pierre Storrer
L’arrêt. Voici assurément un bel arrêt que celui rendu, sur
les conclusions de l’Avocat général Juliane Kokott, par la
Cour de justice de l’Union européenne, le 22 octobre 2015,
dans l’affaire C-264-14, Skatterverket c/ David Hedqvist. La
demande de décision préjudicielle portait sur la soumission à la taxe sur la valeur ajoutée, au sens de la directive
dite « TVA » 1, des opérations de change de devises traditionnelles contre la devise virtuelle bitcoin 2, ou inversement.
La réponse à cette question inédite 3 tient essentiellement en ces lignes : « des prestations de services, telles que celles
en cause au principal, qui consistent en l’échange de devises traditionnelles contre des unités de la devise virtuelle “bitcoin”, et inversement, effectuées contre le paiement d’une somme correspondant à
la marge constituée par la différence entre, d’une part, le prix auquel
l’opérateur concerné achète les devises et, d’autre part, le prix auquel
il les vend à ses clients, constituent des opérations exonérées de la
taxe sur la valeur ajoutée ».
Les bourses d’échange de bitcoins sont donc exonérées du
paiement de la TVA ; c’est entendu et la solution était attendue. Au-delà du résultat auquel est parvenue la CJUE, les
étapes de qualification, ou de disqualification, de l’objet
bitcoin 4 sont intéressantes à rapidement retracer.
1. Dir. 2006/112/CE, 28 nov. 2006, relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée.
2. On note d’emblée que le bitcoin est préqualifié de « devise », là où c’est de « monnaie »
dont il est question dans les conclusions.
3. En ce sens, concl. J. Kokott, pt 1.
4. Pour creuser la question, cf. M. Roussille, « Le bitcoin : objet juridique non identifié »,
Le bitcoin n’est pas un bien corporel 5. La première question à laquelle la Cour de justice devait répondre était celle
de savoir si et à quel titre l’activité de change de bitcoins
constituait un fait générateur d’imposition : soit au titre
de la livraison de « biens » effectuée à titre onéreux, soit à
celui de prestations de services elles-mêmes à titre onéreux.
L’intérêt de l’arrêt sous commentaire est d’écarter presque
d’un revers de main la qualification réelle, dans la mesure
où « la devise virtuelle à flux bidirectionnel “bitcoin”, qui sera échangée contre des devises traditionnelles dans le cadre d’opérations de
change, ne peut être qualifiée de “bien corporel” […] étant donné que
[…] cette devise virtuelle n’a pas d’autres finalités que celle de moyen
de paiement » (arrêt, pt 24). L’observation prend naturellement tout son relief à l’heure où la Commodity Futures
Trading Commission américaine a décidé : « Bitcoin and
other virtual currencies are encompassed in the definition and properly defined as commodities » 6.
Le bitcoin est (presque) un moyen de paiement comme
un autre. Le bitcoin (et autres devises virtuelles à flux bidirectionnel) n’est donc pas un bien, car il n’est qu’un moyen
de paiement, et rien d’autre ; qu’il n’est qu’un « pur » moyen
de paiement, pour reprendre l’adjectif utilisé par l’Avocat
général Kokott, qui en use et en abuse, sans pour autant
que l’arrêt ne le reprenne. Aussi bien, à l’instar des moyens
de paiement légaux, « les bitcoins constituent également un pur
moyen de paiement. Leur possession n’a pas d’autre finalité que de
Banque et Droit n° 159, janv.-févr. 2015, p. 27.
5. Ni de la monnaie électronique au demeurant, même si l’arrêt ne le dit pas
expressément mais semble reprendre à son compte l’observation de la juridiction
de renvoi, selon laquelle, « à la différence de cette monnaie [électronique], dans le cas
des devises virtuelles les fonds sont exprimés non pas en l’unité de compte traditionnelle, par
exemple, en euro, mais en unité de compte virtuelle, telle que le bitcoin » (arrêt, point 12).
6. CFTC Docket n° 15-29, Sep 17, 2015, Coinflip.
Banque & Droit n° 164 novembre-décembre 2015
* Les propos de l’auteur
n’engagent que celui-ci.
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NOUVEAUX MOYENS DE PAIEMENT, BANQUE DIGITALE ET PROTECTION DES DONNÉES
les réutiliser comme moyen de paiement » ; de sorte que, « aux
fins du fait générateur de la TVA, il y a donc également lieu de les
traiter comme des moyens de paiement légaux » (concl., pt 17).
Cela étant acquis – et ce n’est pas rien, même au bénéfice
du principe de neutralité fiscale, sauf à ce qu’il dégénère
en principe d’autonomie –, la question se posait ensuite
de l’exonération des opérations de change de bitcoins, que
l’Avocat général puis les juges ont examinée au regard de
différentes hypothèses, pour retenir celle portant sur les
devises, les billets de banque et les monnaies « qui sont des
moyens de paiement légaux ». C’est à ce stade que l’arrêt de la
CJUE prend toute sa saveur : constituent bien des opérations financières (ou portant sur des moyens de paiement)
exonérées au titre de l’hypothèse précitée « les opérations
portant sur des devises non traditionnelles, c’est-à-dire autres que
les monnaies qui sont des moyens de paiement légaux dans un ou
plusieurs pays, pour autant que ces devises ont été acceptées par les
parties à une transaction en tant que moyen de paiement alternatif
aux moyens de paiement légaux et n’ont pas une finalité autre que
celle de moyen de paiement » (arrêt, pt 49).
Autrement dit, si l’exonération fiscale en cause ne vaut
que lorsqu’un moyen de paiement est échangé contre un
autre moyen de paiement, il n’est pas exigé que tous deux
soient des moyens de paiement « légaux », dès lors que ceux
qui ne le sont pas participent à la circulation des paiements
en tant que « purs moyens de paiement », pour reprendre les
termes de l’Avocat général Julianne Kokott. Et peu importe,
du moins dans la présente procédure, « de savoir si les bitcoins
constituent une “bonne” ou une “mauvaise” monnaie », la volatilité
ou la vulnérabilité à la fraude des bitcoins ne justifiant pas
une différence de traitement (concl., pt 44). Un bel arrêt,
donc, qui participe de l’« ascension juridique » des devises
virtuelles, ce dont on ne peut que se féliciter. n
Première sanction de l’ACPR à l’encontre
d’un établissement de monnaie électronique
électronique 8. Il prévoit deux méthodes de protection. La
première, dite de cantonnement, suppose le dépôt des fonds
collectés sur un compte bancaire distinct, ouvert spécialement à cet effet, au maximum cinq jours après qu’ils aient
été reçus, afin d’éviter toute confusion avec les fonds de personnes physiques ou morales autres que les détenteurs de
monnaie électronique. Les fonds peuvent être aussi investis en instruments financiers conservés dans des comptestitres spécialement ouverts en vue du cantonnement 9. La
seconde, dite de couverture, suppose la souscription par
l’établissement d’un contrat d’assurance ou d’une garantie
comparable, en vue d’assurer ou de garantir les détenteurs de
monnaie électronique contre sa défaillance dans l’exécution
de ses obligations financières 10. Les deux méthodes tendent
évidemment à soustraire de l’assiette du droit général des
créanciers de l’établissement les fonds qui doivent pouvoir
être restitués aux détenteurs de monnaie électronique, s’ils
exercent leur droit à remboursement 11.
En l’espèce, il était reproché à la société TSI, tout d’abord,
de ne pas avoir versé tous les fonds collectés, notamment
par ses distributeurs, sur le compte qu’elle avait spécifiquement ouvert en vue du cantonnement auprès d’un
établissement de crédit, mais de les avoir placés sur un
compte tenu par un autre établissement bancaire. Le montant concerné en 2013 s’élevait à 11 millions d’euros. En
outre, la société TSI n’avait pas mis en place un dispositif opérationnel permettant le transfert des sommes dans
le délai de cinq jours prévu par la loi, les distributeurs
auquel l’établissement recourait conservant parfois les
fonds durant plusieurs semaines. À la suite de la mise en
demeure par le Secrétariat général de l’ACPR de protéger
les fonds collectés, la société TSI a souscrit une assurance
auprès d’une entreprise d’assurance, jugée conforme aux
Commentaire de Myriam Roussille
Vigilance. Les nouveaux acteurs du paiement ont pénétré
le marché. Ils doivent désormais bien se tenir… La Commission des sanctions de l’ACPR vient de rendre une décision qui traduit la grande vigilance dont elle fait preuve à
l’égard des jeunes établissements. C’est la première sanction prononcée à l’encontre d’un établissement de monnaie électronique, ce qui suffit déjà à en marquer l’intérêt,
sans compter que les manquements retenus révèlent les
exigences de l’autorité dans des schémas de distribution
et d’intervention (sur Internet) qui se développent.
La société Ticket Surf International (TSI), qui avait le statut d’établissement de monnaie électronique après avoir
été agréée en tant que société financière habilitée à émettre
de la monnaie électronique 7, a fait l’objet d’un contrôle sur
place fin 2013 qui a conduit le Collège à ouvrir une procédure disciplinaire, le 6 octobre 2014. Bien qu’ayant abouti
à une sanction modeste (blâme et sanction pécuniaire de
50 000 euros), la décision apporte un éclairage intéressant sur deux obligations statutaires des établissements
de monnaie électronique. Les manquements résultaient,
d’une part, du non-respect des obligations de protection
des fonds collectés, marquant l’importance de l’impératif de protection des fonds des clients, et d’autre part de
la violation des exigences en matière de lutte antiblanchiment et de financement du terrorisme (ci-après, « LCBFT »), grief plus classique mais qui est décliné ici dans un
nouveau contexte.
Manquements tenant à l’obligation de protection des fonds.
L’article L. 526-32 du Code monétaire et financier impose
aux établissements de monnaie électronique de protéger les
fonds collectés en contrepartie de l’émission de monnaie
7. Rappelons que le statut d’établissement de monnaie électronique n’existait pas en droit
français à l’époque puisqu’il a été créé par la loi n° 2013-100 du 28 janvier 2013.
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Banque & Droit n° 164 novembre-décembre 2015
8. Sur la protection des fonds collectés : P. Storrer, Droit de la monnaie électronique, RB
éditions 2014, n° 170, p. 159.
9. C. monét. fin., art. L. 526-32, 1°.
10. C. monét. fin., art. L. 526-32, 2°.
11. Ces mesures tendent donc à faire face au risque de procédure collective de
l’établissement ou même simplement au risque de concours avec un créancier
saisissant.