Donner des racines et des ailes

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Donner des racines et des ailes
Donner des racines et des ailes
Le titre de cet exposé peut surprendre. Pour le formuler, j’ai eu recours à la sagesse chinoise, dans laquelle un proverbe affirme :
Les parents ne peuvent donner que deux choses à leurs enfants : des racines et des ailes. Je m’en explique rapidement. Le thème de votre rassemblement est : Conjugalité, Parentalité aujourd’hui : Diversités et évolution. Une première conférence vous a dressé l’état des lieux ; une deuxième a
envisagé les questions pour l’avenir. Trois questions m’étaient posées : Comment l’Eglise voit cette évolution ? Et qu’a-t-elle à nous dire ? Quel message Dieu veut-il transmettre à travers cette évolution ? Les racines, c’est l’insertion dans la société et ses questions, l’inscription dans le réel, la
solidarité partagée avec les hommes et les femmes de ce temps. Les ailes, c’est l’envolée vers cet avenir que les uns et les autres auront à
écrire en vivant la conjugalité et la parentalité. A défaut de pouvoir en un temps limité faire un exposé qui se voudrait exhaustif de ce que
l’Eglise dit et de ce que cela révèle de la perception du vouloir divin, il me paraît nécessaire de pointer quelques éléments qui pourront nous
établir dans un dialogue avec notre temps, non pour faire écho de ce qu’il dit, mais pour découvrir en lui une parole qui pourra fonder ce
que l’Eglise désire partager et qui pourra ouvrir un espace vers un ailleurs où il sera perceptible qu’un plus peut être vécu. Nous allons donc
creuser et nous élever, situation paradoxale, mais n’est-ce pas le propre du discours biblique ?
Trois temps pour rythmer notre progression :
1. Un contexte neuf...
2. ... pour un discours ancien...
3. … à transmettre.
1. Un contexte neuf
Les deux conférences précédentes ont brossé le cadre nouveau dans lequel se posent des questions autour de la conjugalité et de la
parentalité. Je ne reviens pas sur ce point. Simplement, je désire, en quelques mots, souligner que le contexte dans lequel l’Eglise est
conduite à s’exprimer sur ces sujets n’est plus celui d’hier et qu’il y a donc là une interrogation nouvelle pour nous.
Dans un petit livre récent [par la taille, non par le contenu], Roger-Pol Droit, philosophe, chercheur au CNRS et membre du
Comité consultatif national pour les sciences de la vie et de la santé, écrit dès les premières pages : Les techniques nouvelles rendent possibles
des situations jusqu’à présent inimaginables. Elles menacent de modifier radicalement l’existence humaine aussi bien que les systèmes de parenté et de
filiation. On se demande donc ce qu’ il faut encourager, autoriser ou interdire. Et au nom de quoi ?1. Ce questionnement, on le retrouve aussi dans un
débat mené en France autour de la révision de la loi bioéthique, débat pour lequel le journal La Croix a constitué un excellent dossier. Au
fil des pages de ce dossier explicitant ce qui est en jeu, il est perceptible que le possible scientifique selon les autorisations qu’il recevra de se
réaliser, modifiera en profondeur les règles de la conjugalité et de la parentalité. Je note juste cette remarque, dans le premier volet de
l’enquête : Si l’on ouvrait ces nouvelles possibilités [procréation assistée aux femmes seules, aux personnes homosexuelles, gestation pour
autrui], l’assistance à la procréation changerait de nature. Ce ne serait plus une réponse médicale à l’infertilité des couples, mais un moyen de satisfaire
le désir d’enfant, en même temps qu’une rupture anthropologique2. Cela signifie que le discours ecclésial est face à des situations nouvelles et
qu’il ne peut plus se contenter de répéter des normes, qui restent toujours nécessaires, sans en tenir compte. Il lui faut aussi tenir un discours compréhensibles par tous nos contemporains, compréhensible parce qu’accessible pour tous, d’autant plus qu’aujourd’hui ce qui est
soufflé à l’oreille d’un tiers peut très vite se retrouver sous les yeux ou dans les oreilles de l’univers, grâce à - certains diraient à cause de Internet. Deux exemples pour illustrer cela. Le premier : la récente polémique autour du préservatif, il est facile de pointer qu’elle a été
orchestrée par des lobbies, mais on ne peut se contenter de les dénoncer. Il aurait fallu aussi tenir des propos qui ne soient pas ambivalents.
Voici ce que souligne Joêl Ahajdtsè, un africain responsable d’une ONG togolaise : Pour nous ces propos n’ont pas fait de difficulté, car nous
sommes déjà dans cette logique... [je commente : cela laisse entendre que pour les autres ce ne fut pas le cas]. Il continue : Certains personnes...
qui ont reçu une éducation chrétienne vont chercher à creuser ce qu’a voulu dire le pape. Cela appelle en effet un discernement... il est certain que le
pape a été trop global dans son propos. Il aurait dû être plus précis et distinguer les différents cas : les jeunes, les couples et ceux dont un des membres
est infecté. Maintenant, nous, nous avons à donner des explications sur ces non-dits3. Il est évident, comme le soulignait déjà Paul VI, qu’il devient difficile de tenir un discours universel, ou alors il faut être d’autant plus précis, sinon.., nous nous retrouvons avec ce que nous avons
connu ces derniers temps : cacophonie et incompréhension. Autre exemple : il y a quelques jours, je discutai avec une jeune femme, chrétienne, chercheuse en biologie qui travaille sur les questions de reproduction. Pour l’aider à éclairer sa conscience, je lui avais communiqué,
en son temps, le texte de l’instruction Dignitas personae. Elle me disait : Ce n’est pas possible de dire non à tout ! Là aussi, il a fallu de longues
explications pour montrer que le texte pouvait receler un oui et, comme il est écrit dans le texte lui-même, un grand oui à la vie humaine [qui]
doit être mis au centre de la réflexion éthique sur la recherche biomédicale4. Alors, il faut ensuite reprendre tout le discours avec ce centre pour ne
pas disqualifier tout le travail que des hommes et des femmes s’efforcent d’effectuer au service des autres. Nous sommes donc en présence
de questions neuves qui se trouvent parfois étriquées dans des habits qui ne sont plus à leurs tailles !
La nouveauté du contexte peut être remarquée sur deux autres points.
1. Que dit-on quand on parle de neuf à propos du contexte ? Il ne s’agit pas d’envisager qu’il y aurait un après supplantant un avant, rendant
ce dernier obsolète. Le phénomène, comme tout phénomène sociétaire et donc ecclésial, est plus complexe. Le neuf en question est à penser
comme établi dans l’ancien, généré par lui, issu de lui. Nous retrouvons donc toujours quelques traces de lui dans le neuf. Parler d’un
contexte neuf, c’est plutôt prendre en compte l’évolution du contexte, intégré à la société ou à l’Eglise se déployant dans une histoire. Il est
donc nécessaire de ne pas occulter ce qui a précédé, de le conserver tout en percevant les points d’insistance qui auparavant n’étaient pas et
se manifestent maintenant. Nous ne sommes donc pas dans le ou... ou..., mais dans le et... et...
2. Le deuxième point a été bien mis en évidence par ce que l’Eglise a vécu durant ces premiers mois de l’année 2009. En effet, quand on dit
: l’Eglise s’exprime sur, on pense immédiatement à l’institution, à la structure hiérarchique... comme si l’Esprit saint ne pouvait pas utiliser
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Roger-Pol Droit, L’éthique expliquée à tout le monde, pp. 8-9 [éd. Seuil, 8€]
L’ABC de la bioéthique, 1/15 Quinze ans de lois sur la bioéthique, La Croix, 9 mars 2009
Préservatif : ce que le pape aurait pu préciser, propos recueillis par M. du Souich, Croire aujourd’hui, n° 2561mai 2009
Congrégation pour la doctrine de la Foi, Dignitas personae, n. 1
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d’autre canaux... C’est un peu vite oublier l’histoire : de grandes réformes dans l’Eglise ont vu le jour, non pas parce que pape et évêques
prenaient position, mais bien parce que des laïcs, des religieux ou des religieuses, des prêtres intervenaient. S’il faut citer un nom, je retiens
celui qui est, peut-être, le plus connu : saint François d’Assise. Nous avons pu, à l’occasion de la levée d’excommunication, comme lors de
l’affaire de Recife ou du voyage du pape en Afrique, faire la même expérience : l’Eglise a parlé par sa voix hiérarchique la plus haute, le
Vatican, son responsable, Benoît XVI, etc. mais aussi par des évêques à titre personnel, des prêtres, des religieux, des laïcs... En lisant la
presse, en surfant sur Internet, il était palpable que l’Esprit travaillait de mille manières la conscience ecclésiale dans des sens divers. Autrement dit, la transmission ecclésiale ne se fait plus uniquement verticalement ; il est bon aussi de prendre en compte ce que nous pouvons
appeler une transmission horizontale. Quand la question est posée : Comment l’Eglise voit-elle cette évolution ? Et qu’a-t-elle à nous dire ?, un
élément de réponse serait : Vous, qu’en voyez-vous ? Comment la recevez-vous ? Qu’en dites-vous ? Etre à l’écoute du discours ecclésial, ce n’est
pas être uniquement le porte-voix d’une parole résonnant en d’autres lieux, c’est aussi s’en faire l’écho, là où l’on est, avec ce que l’on est,
compte-tenu de sa propre histoire... Pour ce faire, il apparaît important qu’il y ait quelqu’un ou une instance qui rappelle le cadre, les règles,
les normes, rappel qui invitera chacun à tenir un discours non pas uniquement à partir de ce qu’il pense mais de la fin vers laquelle il est en
marche... mais sans être enfermé dans un idéal impossible à atteindre. Dans ce cheminement, une découverte prend place : le meilleur n’est
pas forcément le plus difficile, mais ce qui permet de progresser, de se rapprocher de la fin5.
2. ... pour un discours ancien
En effet, quand des jeunes, baignant dans ces questionnements qui sont les leurs comme les nôtres, se préparent au mariage,
l’Eglise que vous êtes [chacun pour votre part et en équipe] est invitée à formuler son discours. Il importe, non de prétendre répondre à
toutes ces questions, d’avoir un avis définitif et fermé sur toutes alors que nous ne possédons le plus souvent que quelques éléments de
réponse, mais d’ouvrir avec eux des pistes de réflexions, de fréquenter des lieux fondateurs de sorte qu’ils puissent trouver ce qu’ils cherchent : le sens de leur démarche. Or, là, ce discours est ancien, non parce que répété depuis des générations, mais parce qu’ayant des racines
dans une histoire, celle de la révélation qui est autant racines que ailes. Comme arrière-fond à mon propos, j’userai de mon expérience pastorale dans la rencontre de fiancés. Trois affirmations peuvent illustrer ce discours ancien.
2.1. Le mariage, lieu d’accomplissement de la sexualité
Tous ceux qui vivent un projet de mariage, ceux qui vivent en union dite libre depuis des années, ceux qui vivent soit-disant ensemble pour voir si... comme ceux qui ne vivent pas ensemble [il en reste] sont en accord sur un point : le mariage n'est plus nécessaire pour
vivre sa sexualité mais il reste que le mariage est un des lieux privilégiés de l'accomplissement de la sexualité [je dis un des lieux, car il y
en a d'autres : tels le célibat choisi, le célibat consacré...].
Pour eux, en effet, la sexualité est un langage, et comme pour tout langage, le temps, la découverte de l'autre, la fidélité du dialogue, la réciprocité de l'échange offrent des possibilités que l'immédiateté exclut. De même, il est évident que l'on ne peut pas commencer à
s'exprimer qu'en étant sûr de posséder tout le vocabulaire, toute la grammaire, tous les idiomes..., sinon on risque de ne jamais communiquer. Mais il faut s'astreindre à des exercices de prononciation, à un jeu de la mémoire pour garder en soi l'acquis, à des essais nouveaux
pour tester la maîtrise d'une langue. De même, le mariage leur apparaît comme cette école où ils pourront découvrir les richesses, les finesses, les subtilités, les difficultés,… de ce langage qu'est la sexualité. Ils perçoivent que c'est dans le mariage qu'ils pourront vivre l'accomplissement de la sexualité comme l’accomplissement du don que Dieu fait à l’humanité. Accomplissement de leur propre sexualité qui
transformera leur rapport à autrui, dans le couple mais aussi à l'extérieur du couple. Accomplissement de la sexualité de l’autre qui
s’affirmera par les affrontements, le soutien mutuel, le développement commun. Accomplissement de la sexualité qui ne se définira plus
uniquement en termes d’agressivité ou en termes de biens à s'approprier ou en termes de domination.
Il ne s'agit plus d'enfouir le talent reçu mais de mettre en commun ceux que l'un et l'autre ont en garde pour les faire fructifier de
sorte à pouvoir, au retour du maître, lui soumettre des comptes qui le réjouissent - il a eu raison de faire confiance - et à participer à sa joie entre, dira-t-il, dans la joie de ton maître [Matthieu 25, 1-30].
2.2. Obéir à la loi, mais quelle loi ?
Tout était plus simple quand on pouvait parler de la loi. Or, aujourd'hui il n'en est plus ainsi. Ces jeunes sont en rapport avec tant
de lois qui ne se recouvrent pas forcément, qui n'exigent pas identiquement : lois du pays, loi de la famille, loi de la religion [ou des religions], loi du groupe… lois écrites ou lois orales, qui gèrent le comportement et les relations aux autres, mais toutes visant à sécuriser un
groupe humain précis. La loi de l'Eglise ne peut plus s'imposer comme telle. Même si tous sont d'accord pour dire la nécessité d'un cadre,
ils demandent que ce cadre ne s'immisce pas dans leur vie privée.
Tel ce jeune couple, pratiquant, participant à divers groupes de réflexion, très scrupuleux sur nombre de règles imposées par leur
milieu ou par leur appartenance à l'Eglise, qui, en réunion, explique qu'il accueille toutes les directives de l'Eglise mais qu'il y a un point où
il ne le veut pas : à propos de la régulation des naissances. Autant pour l'obligation dominicale, pour la forme des liturgies ... il est ferme quant
au respect de ce que l'Eglise demande, autant en ce qui concerne ce point particulier de sa vie privée il est ferme pour dire… non.
Pour ce couple c'est ce point ; pour un autre, c’en sera un autre… et ainsi de suite. Une loi unique pour tous apparaît comme impossible. Va-ton tous les rejeter ou les faire plier ? ou va-t-on se taire et fermer les yeux ?
C'est là que surgit une demande nouvelle à laquelle il n'est pas aisé de faire face : il faut une loi-cadre qui s'exprimera de telle façon que ce sont les utilisateurs, éclairés par la Parole de Dieu, qui en fixeront les décrets d'application pour leur propre vie. Ceux-là, n'étant
ni pires ni meilleurs, ne cherchent pas obligatoirement la facilité ou le laxisme mais s'éduqueront, petit à petit, vers un plus être, un mieux
vivre. Sinon nous risquons de casser leur dynamisme intérieur, ou de les couper de Celui qui est la source de toute vie, Celui là même qui
appelant ses apôtres ne les choisit pas identiques mais respectant leurs différences leur a confié une unique mission [comme cela nous est
N’est-ce pas ce que l’un ou l’autre évêque a exprimé à propos du préservatif. Par exemple, Mgr di Falco : si on n’arrive pas à vivre la situation telle qu’il [le pape] la propose
on ne doit être ni criminel, ni suicidaire, et on doit utiliser le préservatif [RTL, 18 mars 2009].
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indiqué en Marc 3, 13-19].
2.3. Le mariage, rencontre de Dieu
En commençant une préparation, ils viennent habités par des images de Dieu, un Dieu que le visage de Jésus Christ ne révèle plus,
un Dieu masqué par des a priori et des ignorances, victime de jugements tout faits dont sont parfois responsables ceux qui auraient dû en
annoncer la vie et la joie.
Le premier souci de l’accompagnateur est d'écouter tout cela, d'accepter, de souffrir de cela avec eux. Puis, la meilleure voie est le
chemin d'Emmaüs [Luc 24, 13-35] : à travers les Ecritures, leur permettre de faire route avec quelqu’un qui tout en leur parlant leur réchauffera le cœur, le faisant battre au rythme de celui de Dieu fait Homme. Leur découverte est grande quand ils ne rencontrent plus un
Dieu au cœur froid, aux yeux secs, aux mains fermées sur la pelle à vanner [Luc 3, 17], mais un Dieu au cœur chaud [Exode 3, 7-9], aux
yeux pleins de larmes devant un peuple qui refuse le bonheur proposé [Matthieu 5, 3-2 et 23, 37-39], aux mains ouvertes pour accueillir
tous ceux qui viennent à lui, les lettrés [Jean 3] comme les pauvres [Marc 14, 3-9]. Ce retournement suscitera certainement une prise de
conscience critique : Pourquoi le leur avoir caché ? Pourquoi n'ai-je pas cherché par moi-même au lieu de me murer dans l'indifférence ?
Au terme de ce chemin, ils pourront peut-être, eux aussi, lire et relire dans tout ce qu'ils rejetaient, les signes précurseurs de ce Dieu dont ils
vivaient déjà. Leurs yeux se sont ouverts. Dieu n'est plus dans un tombeau froid mais voyageur sur la route des hommes, ils ont pu le croiser. Ils pensaient à un mort et c'est un vivant qui vient à eux.
Je ne te connaissais que par ouï-dire, maintenant mes yeux t'ont vu [Job 42, 5]. Dieu, ils le perçoivent à travers leur
amour et le reconnaissent dans la réciprocité du pardon. L’autre leur révèle leurs richesses mais ne condamne pas leurs faiblesses, les aime
tels qu'ils sont. Tout amour prend ces dimensions verticale et horizontale, qui forment une croix, signe d’une vie qui leur est donnée. Dieu,
ils le voient dans cet avenir qui s'offre, au-delà des conventions, des principes ou des normes, comme don de la vie. Ils l’expérimenteront en
se donnant l'un à l'autre, en donnant l'un avec l'autre le jour à d'autres.
Dieu n'est plus un inconnu. Il a le visage du Christ. Il a un corps dont ils sont les membres. Leur mariage ne sera pas passage à
l'église après la mairie, mais moment d’une histoire, celle du Corps du Christ. Encore faut-il que ce moment soit ressenti comme tel pour
être vécu. Combien de célébrations laissent un goût d’amertume : il y a bien de la musique, des tapis, des fleurs… Mais le prêtre semble si
pressé que le sacrement n’est plus qu'un instant fugace. Quand ils reviendront à l’occasion du baptême de leur premier enfant, ce sera sur la
pointe des pieds, rapidement, de peur de déranger des hommes qui leur ont semblé si affairés, si préoccupés.
Ce que l’on peut découvrir en suivant l’énonciation de ce discours ancien, c’est que, pour beaucoup, le mariage est sacrement et
don de Dieu, ou, pour reprendre quelques mots de Nathalie Nabert : Ainsi se laisse voir la puissance de Dieu dans le rien de l’homme6. C’est ce
qu’on appelle vivre le sacrement de mariage, ou donner à voir le divin qui repose dans l’humain dans le quotidien des jours. L’Esprit peut
ouvrir les yeux sur cet infini, les yeux des accompagnateurs, comme les yeux des accompagnés et faire connaître que ce discours ancien est,
en fait, encore aujourd’hui neuf.
3. … à transmettre.
Pour ce discours ancien dans ses habits neufs, il faut aussi trouver le moyen de le transmettre. Pour entrer dans ce travail de renouvellement de la transmission, le moraliste protestant Olivier Abel, propose de modifier notre rapport au temps, en renouant avec des traditions culturelles et spirituelles qui font droit à la mémoire et à la transcendance. Il dénonce la dictature du tout tout de suite et du toujours plus, auxquels même nos Eglises chrétiennes n’échappent pas toujours : Il y a une tendance à privilégier l’immédiat de l’Agapè qui sauve, le présent au
détriment de l’Espérance qui fait mémoire du passé pour ouvrir les portes de l’avenir7. Il est nécessaire que les anciens apportent les matériaux, dans
lesquels les suivants vont puiser et ainsi donner leurs propres marques à leur devenir. Dans cette perspective, l’héritage communiqué peut
être reçu comme un don et non comme une dette impossible à rembourser. Ce don nous invite à découvrir que nous sommes un passage
[c’est par nous que des valeurs rejoignent d’autres], que nous sommes comme de passage [tout n’est pas figé à travers nous]... tout en étant
chacun pour notre compte des passeurs [ceux qui permettent aux autres de devenir]. Il nous faut quitter l’encadrement pour accéder à
l’engendrement. André Fossion, un théologien jésuite belge, définit la pastorale d’encadrement ainsi [je le cite car sa définition est parlante et
renvoie à ce que trop souvent il est rencontré dans les groupements ecclésiaux] : Une pastorale d’encadrement qui se déroule sous le paradigme
de la maîtrise, avec un imaginaire d’entreprise, où l’on cherche finalement, à partir de ses propres projets et propres forces, à configurer l’Eglise et le
monde à ce que l’on voudrait qu’ils soient. En lui tournant le dos, nous passerons à une pastorale d’engendrement, c’est-à-dire une pastorale
accompagnant ce qui est en train de naître, c’est-à-dire l’autre.
Un journaliste demandait à Jacques Attali : Avez-vous transmis à vos enfants des convictions religieuses ? Sa réponse a pu surprendre,
mais elle fut riche de sens : Une très belle phrase du Talmud dit qu’un juif ne l’est ni par sa mère, ni par son père, mais par ses enfants. Cela signifie
qu’un être humain n’est pas ce qu’il reçoit mais ce qu’il transmet8. Cela nous renvoie à notre propre expérience : nous ne sommes pas de telle
obédience, nous n’appartenons pas à telle famille spirituelle, nous ne dépendons pas de tel groupe humain, de telle école, ... par ce que nous
y recevons. Mais cela sera indiqué par ce que nous transmettrons. C’est-à-dire qu’il est inutile de nous regarder nous-mêmes vivre pour voir
si nous imitons bien ceux qui nous ont précédés, si nous suivons bien les mêmes règles ou consignes..., mais il importe de vivre avec ce qui
nous est légué. C’est dans notre manière de vivre que notre appartenance pourra être reconnue. Alors qu’on l’interrogeait sur la difficulté
éprouvée par des parents quant à la transmission des valeurs, le psychosociologue Albert Donval remarquait dans La Croix du 27 novembre
2002 : Je dis souvent : les parents transmettent comme ils transpirent, les enfants reçoivent comme ils respirent, et il poursuivait : On transmet de
l’implicite et de l’explicite, du positif comme du négatif, des valeurs comme des contre-valeurs.
Pour vivre ce passage, une première exigence s’impose : reconnaître l’héritage qui nous est fait, nous accepter comme héritiers,
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Nathalie Nabert, Les dons du Saint Esprit, 7. La crainte de Dieu, La Croix, 4 avril 2009
Olivier Abel, Transmettre avec confiance le patrimoine spirituel, La Croix, 6 février 2007, propos recueillis par Agnès Auschitzka
Jacques Attali, Je ne peux pas comprendre le monde sans une métaphysique, Le Monde des Religions, n° 22/mars-avril 2007, p. 79
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c’est-à-dire, accepter de ne pas se prendre pour l’origine et encore moins pour son origine. Il y a quelqu’un qui avant nous a agi, a vécu, a
transformé et organisé la réalité, parce que lui-même l’avait recueilli d’un autre. Finalement, si je veux pointer une origine au mouvement
dans lequel nous nous glissons, je me tourne vers Dieu... non seulement vers sa révélation en Jésus Christ, mais aussi vers tout ce qui l’a
préparée. C’est bien ce qu’avaient compris nos devanciers dans la foi, quand ils ouvraient le livre de la révélation, la Bible, en posant
comme affirmation que Dieu est créateur de tout [ils ne connaissaient pas le comment, mais ils comprenaient le pourquoi]. Ils affirmaient
que tout vient de lui, hier comme dans leur aujourd’hui. Les récits de la création n’étaient que des instruments littéraires pour dire cette
origine dans leur propre contemporanéité. Ce faisant aussi, ils se reconnaissaient comme des héritiers, chargés de transmettre ce qu’ils
avaient reçu, d’où leurs écrits : ils respiraient pour transpirer Dieu. L’héritage à recevoir, ce ne sont donc pas des consignes à mettre en
œuvre, c’est une manière d’être qui ouvrira à d’autres le désir d’être.
Cela induit une seconde exigence : être crédible. Prétendre travailler à ce passage avec une telle origine, cela va supposer une
certaine cohérence. N’est crédible que celui qui est apprécié comme cohérent, c’est-à-dire celui dont les actes et les paroles se correspondent ! Avec les limites toujours inhérentes à toute personne, l’adulte s’efforce de correspondre à celui qui le précède dans la transmission.
Tout en sachant que le message ne s’est pas épuisé en ce prédécesseur et en ses actions. Et également, que lui-même n’a capté que ce qu’il
peut ou veut de ce message, au gré des circonstances et des interpellations du moment. De même, le parent ou l’éducateur sait que ce qui
est accueilli par le jeune n’est pas la totalité de ce qu’il a le désir de transmettre. Dans ce décalage et cette distanciation introduits, s’inscrit
un espace de liberté. Espace de liberté qui permet au transmetteur d’intérioriser le message et de le communiquer avec ce qu’il est. Et au
récepteur, de se sentir reconnu et accueilli avec ce qu’il est. Ne craignons pas une quelconque déperdition, il s’agit plutôt d’une possible
créativité. Se joue une hospitalité réciproque où l’un et l’autre peuvent appréhender la richesse du message à leur niveau pour en vivre avec
ce qu’ils sont et se le faire découvrir. N’est-ce pas en communiquant avec autrui que nous pouvons percevoir la richesse de notre réflexion
ou sa totale incongruité !
La troisième exigence qui s’impose est la gratuité : le transmetteur offre, il n’impose pas. Il se situe dans le registre de l’invitation
pour qu’autrui puisse faire advenir comme sien [intériorisation nécessaire] le projet commun. Il devient un initiateur de vie. Dès lors, il
permet à l’autre de ne pas être enfermé dans un règlement, un dogme, des il faut ou on ne peut pas ou... Il lui permet de se sentir appelé pour
devenir, sans la crainte paralysante de ne pas bien faire, de ne pas faire comme ses parents ou ses maîtres par le passé... L’autre peut alors
s’engager et travailler à l’œuvre possible avec ce qu’il est, sans pour autant faire ce qu’il veut. Il sait à son tour qu’il est héritier. Il est engendré à un avenir confiant qu’il sait le dépasser. C’est pourquoi il est nécessaire d’être dans une attitude intérieure d’abandon : nous sommes
invités à donner ce qui nous semble le meilleur, ensuite c’est la responsabilité des interlocuteurs qui est engagée. Un dialogue s’instaure,
concourant à l’enrichissement des intuitions originelles. Au risque d’un possible conservatisme : On a toujours fait comme ça, se substitue un
renouvellement : Quoi entreprendre ?
En définitive, s’affronter à la question de la transmission, c’est accueillir un passé qui donne sens à notre présent, présent toujours
éphémère et tourné vers l’avenir. C’est dans la fidélité au passé, que l’avenir peut être créateur... Ainsi transmettre, c’est se risquer à innover. Cela peut se résumer dans une formule qui concerne autant ceux qui donnent que ceux qui reçoivent. En effet, les seconds reçoivent
pour un jour à leur tour donner, en étant à l’écoute des interrogations de leur temps : Etre des héritiers pour devenir des maîtres. C’est dans la
mesure où les uns et les autres seront vraiment des héritiers qu’ils seront des maîtres dont les disciples témoigneront de l’héritage reçu...
Ainsi se poursuivra une histoire, celle de Dieu parlant aux hommes, celle des hommes écoutant Dieu, celle d’un dialogue où la Parole est
source de vie puisque d’elle naît l’homme. Ce sera vivre l’Incarnation : Dieu se fait homme et l’homme se fait en l’accueillant dans les
autres et par les autres.
Il me semble qu’avec cette démarche l’Eglise [l’institution comme chacun de nous] accueille les évolutions en cours et en dégage
un message ouvert à l’espérance : Dieu est un amour qui nous dépasse et nous fait avancer, même si parfois ses chemins nous surprennent.
Comme l’écrivait le père Jacques Turck, dans un tout autre contexte, l’Esprit saint sème en nous des milliers d’idées. Il nous laisse le soin de les
transformer en réalité… presque toutes sont à la portée de chacun9.
Je vous remercie de votre écoute.
Jean-Luc Ragonneau sj
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Jacques Turck, La Croix, 6 avril 2009