Escale à Hong Kong N°2_Le retour de Suzie Wong (extrait)

Transcription

Escale à Hong Kong N°2_Le retour de Suzie Wong (extrait)
Escale à
Hong Kong
N° 02
Le retour de
Suzie Wong
NOUVELLE
George Adams
George Adams
LE RETOUR DE SUZIE WONG
Collection Escale à Hong Kong
Nouvelle
Traduit de l’anglais par David Magliocco
-1-
Titre original : The Return of Suzie Wong
Publié en 1992 par AIP
© George Adams, 1992
Version PDF : ISBN 979-10-91328-12-8
© Éditions GOPE, 435 route de Crédoz, 74930 Scientrier,
novembre 2013, pour la traduction française
Relecture, correction : Jacqueline Rochefeuille
Couverture : Christophe Porlier
Illustrations : © Malchev, © Eddy Crosby
Le code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions
destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction
intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la
propriété intellectuelle.
-2-
PRÉFACE
Q UAND ELLE A QUITTÉ HONG K ONG dans les années soixante,
Suzie Wong, la yum-yum girl de Wanchai au cœur pur, n’a pas
seulement laissé derrière elle un grand nombre de marins, mais
aussi un mystère. Un mystère qui a flotté dans l’atmosphère humide de Hong Kong pendant plus de cinquante ans : qu’est-il
arrivé à cette prostituée désormais légendaire après avoir gagné
le cœur d’un artiste Américain et ceux des nombreux jeunes
hommes qui ont vu le film emblématique, Le monde de Suzie
Wong ? En guise de fin, Suzie, interprétée par la ravissante
Nancy kwan, et le magnifique Robert Lomax, joué par William
Holden, s’en vont, marchant bras dessus bras dessous pour disparaître dans un coucher de soleil comme seul le cinéma peut
nous en offrir.
La nouvelle qui suit fournit une réponse tout à fait raisonnable ; Suzie Wong n’était qu’une séduisante jeune femme dans un
film, mais quand le film est fini, eh bien, il est temps de revenir à
la réalité. La plupart des gens considèrent le cinéma de cette
façon. Un film peut être divertissant, émouvant, exaltant, etc.,
mais c’est une fiction qui a une durée de vie limitée. Notre incrédulité est mise en suspension pendant quatre-vingt-dix minutes
et quelque, puis, après le « FIN », réveillée.
À certains égards, tous les jeunes hommes en âge d’être enrôlés dans la marine et leurs aînés qui ont fait la connaissance de
Suzie par le biais de ce long métrage sont devenus ses clients
(c’est peut-être un peu moins vrai pour le roman de Richard Mason où Suzie évolue dans un monde plus réaliste et sordide). La
Suzie du film est la femme asiatique idéalisée qui joue sur les
fantasmes sexuels de l’homme occidental. Elle entre tout d’abord
en scène sur le Star Ferry, jouant le rôle d’une mignonne
ingénue à la queue-de-cheval, ses courbes voluptueuses cachées
-3-
sous un imperméable, pour réapparaître ensuite au Nam Kok
montrant cette fois son véritable visage, moulée dans une
cheongsam rouge, en train de descendre lascivement un escalier
en colimaçon. Suzie devient la courtisane orientale qui satisfera
tous ses désirs : elle se fera une queue-de-cheval ou la défera,
dira « je t’aime » si vous lui demandez, restera avec vous pour un
« petit moment » ou la nuit, c’est « up to you » et sera même
votre nu peng you si vous voulez l’entretenir et avoir l’exclusivité
de ses charmes.
Ainsi, Suzie Wong n’a jamais vraiment quitté Hong Kong ou
le Nam Kok. Elle est restée présente dans notre imaginaire, sous
la forme d’une métaphore, d’une icône ou du souvenir d’une époque disparue. D’ailleurs, sa version moderne fréquente toujours
les rues et les bars les plus clinquants de Wanchai. Mais cette
fille qui sort aujourd’hui fumer rapidement une cigarette entre
deux tours de pole dance, en microshort et chaussures à plateforme, ne semble pas digne de porter une cheongsam en soie.
Elle a été récupérée par à peu près tout le monde, de la publicité
au cinéma d’animation, et elle est la contribution de Hong Kong
à ce catalogue de prostituées au grand cœur qui comprend Irma
la douce, Ilya (interprétée par Melina Mercouri dans Jamais le
dimanche), Aldonza de L’Homme de la Mancha, Fantine, Linda
Ash de Maudite Aphrodite, en passant par la chanceuse Vivian
de Pretty Woman qui a été championne du box-office, entre autres.
Toutefois, si la Suzie du film ou du roman n’a pas changé,
nous, nous avons vieilli. Et, donc, nous nous demandons quelle
aurait pu être, ou avoir été, notre vie si, comme Robert Lomax,
nous l’avions entièrement passée avec une personne qui serait
restée vierge de cœur, une personne qui avait tant attendu de
pouvoir dire, avec conviction, « Je n’ai jamais connu d’autre
homme, […] et le monde vient à peine d’être créé. »
San Diego, octobre 2013.
James A. Clapp, auteur de À la poursuite de Suzie Wong.
-4-
LE RETOUR DE
SUZIE WONG
L’
avion d’United Airlines avait entamé sa procédure
d’approche vers l’aéroport de Hong Kong. En cabine
première classe, dans l’un des sièges côté couloir, était
installée une Chinoise âgée de forte corpulence ; ses chevilles
étaient enflées. Affublée de lunettes à la monture trop voyante,
elle tenait dans ses mains un petit album en cuir rouge de marque italienne, ouvert à la première page, et regardait l’une des
quatre photos. Il s’agissait d’un portrait délavé de son mari, le
fameux Robert Lomax, l’artiste postmoderniste célèbre pour ses
portraits d’Asiates, réalisé en Floride, un an avant son décès.
C’était l’une des seules photos qu’elle avait de lui où il posait
sans sa pipe et ce sourire factice et niais qui plaît tant, se dit-elle,
aux Anglo-Saxons. Elle la gardait en guise d’hommage posthume.
Les portraits suivants étaient ceux des trois enfants qu’elle
avait eu avec Robert, en toge noire à l’occasion de la cérémonie
de remise des diplômes. Son premier enfant n’avait pas survécu
et ses photos étaient classées séparément, à l’abri des regards
indiscrets de sa famille. Elle était si fière de ses enfants, de leurs
diplômes universitaires et de leur vies bien rangées. Comme leur
jeunesse avait été différente de la sienne ! L’un était comptable,
le meilleur de New York. Les deux autres étaient des avocats spécialisés dans le droit des contrats. Ils étaient de bons fils, bien
intégrés en Amérique, mais, parfois, de façon étrange, leur allure
de Chinois honnêtes la surprenait.
Elle prit dans son sac à main une lettre froissée qui lui était
parvenue par la poste aérienne et la relut pour la énième fois :
« Chère Suzie,
J’ai vraiment été très triste d’apprendre la mort de
Robert, l’année dernière. Après toutes ces années,
-5-
il y a probablement une chance pour que tu m’aies
pardonné. Moi, je t’ai pardonné. Toi et Robert avez
toujours énormément compté pour moi parce que
tu as pu arrêter de travailler dans les bars alors que
moi, je continue. Si jamais tu viens à Hong Kong, il
faut que tu passes me voir. Demande à n’importe
qui, à Wanchai ; le quartier a un peu changé, mais
tout le monde me connaît.
Sincères salutations,
Betty Lau »
Betty Lau, cette femme qu’elle avait poignardée dans un accès
de rage, cette femme qui avait répandu des calomnies sur
Robert, elle était toujours vivante ! Elle avait appris, il y a bien
longtemps de cela, que Betty s’était remise de ses blessures et
qu’à peine guérie, elle était retournée travailler. C’est tout ce
qu’elle savait. Et voilà qu’elle lui écrivait, juste après le décès de
Robert ! Pour quelle raison ? La lettre l’avait d’abord tracassée,
pour ensuite l’obséder. La veille, elle avait décroché le téléphone
et réservé un séjour d’une semaine à Hong Kong.
Le passé engendre une illusion. L’illusion qu’il peut être effacé.
Mais où donc se trouvait Betty Lau ? Était-elle incarcérée,
handicapée, à l’article de la mort ? Elle avait immédiatement
sollicité l’aide de Gwenny, sa vieille amie et son seul lien restant
avec Hong Kong. Gwenny séjournait à Vancouver la plupart du
temps et retournait à Hong Kong de moins en moins souvent,
alors elle ne sut pas dire où Betty habitait. Pourtant, la principale
question, c’était de savoir pourquoi cette dernière voulait revoir
Suzie après tout ce temps ? Pour lui témoigner sa sympathie,
évoquer de vieux souvenirs, lui demander pardon, jubiler ? Avec
Betty, tout était possible…
L’avion tressauta, puis trépida alors qu’il entamait la phase
finale de la procédure d’approche, la partie la plus effrayante de
tout vol. Mme Lomax se remémora les circonstances dans lesquelles
-6-
elle avait quitté Hong Kong, il y avait de si nombreuses années
de cela : d’abord la maladie qui avait failli l’emporter, le voyage
en Angleterre, et ensuite la longue lune de miel passée au Japon
avec ce mari qui l’avait sauvée de Wanchai, de l’hôtel Nam Kok
et de la vie sordide et précaire de prostituée qu’elle y menait.
Jusqu’à ce jour, elle n’était pas revenue. La coupure avec le passé, la souffrance et la dépravation avait dû être totale. Elle savait
avoir pris la bonne décision. Pourtant, alors qu’elle regardait les
photos suivantes, celles de ses cinq petits-enfants, dont quatre
étaient déjà des élèves brillants, elle se dit que quelque chose
arrivait au terme de son accomplissement et qu’elle devait pardonner à cette ville, qui, en fait, ne lui avait pas réellement porté
préjudice. Grâce à la sagesse venue avec l’âge, elle se rendit
compte qu’elle avait assez bien conduit sa vie, d’étape en étape,
plutôt que laisser faire le destin. Bien sûr, les grandes lignes
avaient quand même été tracées à sa naissance.
L’avion atterrit, plus violemment que lors de ces vols entre
New York et sa résidence pour séniors, au soleil, qu’elle faisait
régulièrement. C’était si agréable d’échapper à cette vie ennuyeuse en Floride, à ces vieillards hideux bien trop riches, sans
cœur ni joie de vivre. De toute façon, ils n’avaient jamais vraiment eu de vie, ni le bonheur qu’elle avait connu. N’est-ce pas ?
Avait-elle été si heureuse que ça en définitive ? À présent, elle
était veuve. Pourquoi la seule personne qui aurait pu rendre
l’épilogue de sa vie supportable avait-elle disparu ? Mais elle
avait continué son chemin. Elle le devait.
— Mademoiselle, quelle heure est-il ? demanda-t-elle dans un
cantonais approximatif.
L’hôtesse de l’air malaisienne se retourna et lui fit un sourire
confus.
Mme Lomax avala deux pilules mauves avec le fond d’une
bouteille d’eau minérale, bouteille qu’elle avait coincée avec la
bande élastique du siège qui se trouvait en face d’elle. Dans son
sac à main, elle avait caché, comme à son habitude, les amuse-7-
Le retour de Suzie Wong
Veuve depuis peu, Suzie Wong se morfond dans une résidence
pour séniors en Floride lorsqu’elle reçoit une lettre de Hong Kong.
C'est Betty Lau, cette ancienne collègue qu’elle avait poignardée
dans un accès de rage du temps où toutes deux se prostituaient à
l’hôtel Nam Kok, qui lui adresse ses condoléances et son meilleur
souvenir. Mais que lui veut-elle au juste ?
Or, Suzie est en proie depuis quelque temps à des visions ; entre
prémonition, hallucination, réminiscences de vies antérieures et
clairvoyance aiguë, toutes transcendent sa propre vie et, après
plusieurs décennies passées aux États-Unis avec Robert Lomax et
leurs nombreux enfants et petits-enfants, elle sent qu'il est temps
de retourner à Hong Kong…
George Adams reprend dans cette nouvelle sombre le personnage
mythique créé par Richard Mason. De par son succès, Le monde
de Suzie Wong, le roman puis le film interprété par William
Holden et Nancy Kwan, a non seulement fait connaître Hong Kong
et le quartier de Wanchai dans le monde entier, mais aussi donné
une nouvelle incarnation de l’ineffable asiatique, fantasme ultime
de l'Occidental. L’auteur de ce récit nous propose, en filigrane,
une grille de lecture pour comprendre les ressorts qui donnent vie
au mythe de la prostituée au grand cœur.
George Adams
Né en Angleterre, George Adams a obtenu un diplôme en langues étrangères à
l’université d’Oxford, en 1976.
Il vit à Hong Kong depuis 1988. Polyglotte, il se consacre à plein-temps à
l'enseignement de l’anglais, du français et de l’allemand. Il est le directeur et
fondateur de l’Oxford Tutors Hong Kong.
Auteur de six livres, George Adams a reçu quelques distinctions pour ses
nouvelles. Il tient aussi un blog satirique, The Not South China Morning Post, où il
chronique l’actualité locale.
Prix public France : 2,99 €