L`insatisfaction corporelle chez les hommes

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L`insatisfaction corporelle chez les hommes
Dossier
L’insatisfaction corporelle chez
les hommes : une détresse méconnue
qui mérite notre attention
Dre Patricia Groleau
Psychologue
Dre Jodie Richardson
Psychologue
La Dre Groleau est psychologue à
l’Institut Alpha, elle se spécialise dans
les troubles des conduites alimentaires et les autres problématiques
reliées à l’image corporelle, de même
que dans les troubles anxieux.
La Dre Richardson est fondatrice de
Connecte, Groupe de psychologie
de Montréal et se spécialise dans les
troubles de l’alimentation, l’image
corporelle et les problèmes reliés
au poids.
Définition et épidémiologie / L’insatisfaction corporelle se définit comme le décalage
perçu entre l’idéal corporel d’une personne et son corps actuel (Thompson, 1990).
Ce phénomène qui a typiquement été associé à la gent féminine est de plus en plus
reconnu chez les hommes. En effet, quoique cette problématique ait commencé à être
étudiée il y a plus de 20 ans à la suite de l’identification de cas « d’anorexie inversée »
(aussi appelée « bigorexie » à cette époque [Pope, Katz et Hudson, 1993]), ce n’est que
dans les dernières années qu’une attention accrue s’est portée sur le sujet, tant dans
la communauté scientifique que dans les médias populaires.
Au-delà du poids, les diktats de beauté actuels et les stéréotypes associés à l’identité masculine génèrent chez les hommes
des préoccupations qui concernent également, et principalement, la définition du corps et la musculature (Burlew et Shurts,
2013). Les résultats d’études suggèrent que ces préoccupations
sont en hausse, avec 25 % des hommes en 1972, et 45 % en
1996, se disant insatisfaits et préoccupés par leur tonus musculaire (Thompson, Heinberg, Altabe et Tantleff-Dunn, 1999).
Selon les données actuelles, une augmentation de l’insatisfaction se produirait à la puberté, et près de 18 % des adolescents
de sexe masculin se sentiraient très sérieusement préoccupés
par leur musculature (Field et coll., 2014). Chez les hommes
adultes, la tendance montre qu’au fil des ans de plus en plus
d’hommes émettent le désir de perdre du poids (McCabe et
Ricciardelli, 2004). Finalement, des études se sont penchées
sur les différences de préoccupations en fonction de l’orientation sexuelle, démontrant que les hommes homosexuels sont
plus à risque que les hétérosexuels de développer des troubles
des conduites alimentaires et d’être plus préoccupés par une
recherche de minceur excessive (McCreary et coll., 2007).
de soi, des symptômes dépressifs, des risques accrus d’abus
d’alcool et d’utilisation de « substances destinées à améliorer
l’apparence et la performance » (SDAAP), telles que les stéroïdes anabolisants, l’éphédrine et des pro-hormones (Walker,
Anderson et Hildebrandt, 2009 ; Field et coll., 2014). Certains
troubles de santé mentale peuvent émerger des difficultés
d’image corporelle sévères, tels que les troubles des conduites
alimentaires et la dysmorphie musculaire. Une étude longitudinale menée auprès de plus de 5000 adolescents de sexe
masculin a révélé que jusqu’à 31 % rapportaient avoir eu des
épisodes sporadiques d’orgies alimentaires, d’hyperphagie sans perte de contrôle ou des comportements purgatifs,
et près de 3 % satisfaisaient aux critères diagnostiques de
l’hyperphagie boulimique (Field et coll., 2014). La dysmorphie musculaire, qui a officiellement fait son entrée dans le
DSM-5 comme spécificateur d’un trouble de dysmorphie
corporelle (APA, 2013), a quant à elle été associée à la pratique
de musculation excessive, à une alimentation centrée sur la
prise de masse ou la perte de gras corporel et à des idées suicidaires (Olivardia, Pope et Hudson, 2014 ; Pope et coll., 2005).
Conséquences sur la santé
Chez plusieurs, les préoccupations à l’égard de la minceur et de
la musculature mènent à des conséquences sur la santé physique et mentale. Des études indiquent des associations significatives entre l’insatisfaction corporelle et une faible estime
Facteurs psychologiques
Plusieurs facteurs psychologiques ont été associés au développement ou au maintien d’une image corporelle négative. Par
exemple, des expériences de victimisation et d’intimidation
(Wolke et Sapouna, 2008 ; Didie et coll., 2006), des railleries
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à propos du poids (Paxton, Eisenberg et Neumark-Sztainer,
2006), le fait d’avoir été en surpoids ou en sous-poids par le
passé (Eisenberg et coll., 2006), la pratique de certains sports,
particulièrement ceux où la régulation du poids est une partie
intégrante de la discipline (Galli et coll., 2011), les comportements de vérification corporelle (Walker, Anderson et Hildebrandt, 2009), le niveau d’intériorisation des idéaux de beauté
et de forme physique véhiculés par les médias et le perfectionnisme (Grammas et Schwartz, 2009) sont tous des facteurs qui
ont été reliés à l’insatisfaction corporelle chez les hommes.
Facteurs sociaux
Les stimuli sociaux ont beaucoup changé dans les dernières
décennies. Par exemple, des études ont démontré une augmentation de la musculature des figurines d’action et des
personnages de dessins animés destinés aux enfants dans les
20 dernières années (Pope et coll., 1999). Du côté des adultes,
le contenu des magazines destinés aux hommes, précédemment orienté vers des activités de loisir (p. ex. la chasse et la
pêche), est maintenant centré sur la performance, la forme
physique et la nutrition (Alexander, 2006). Finalement, des
études révèlent que le corps masculin est de plus en plus dévoilé et les modèles présentés sont de plus en plus musclés et
soignés (Hatoum et Belle, 2004 ; Leit, Pope et Gray, 2001). Ces
messages entraînent chez plusieurs l’intériorisation d’idéaux
irréalistes les amenant à autoévaluer leur apparence très négativement (Agliata et Tantleff-Dunn, 2004).
Phénomène méconnu et peu détecté
L’insatisfaction corporelle chez les hommes et les problématiques associées sont souvent peu détectées par les cliniciens
et autres travailleurs de la santé. Plusieurs raisons peuvent
expliquer ce phénomène. Premièrement, les hommes ont
tendance à nier ou à minimiser leurs préoccupations d’image
corporelle, puisqu’ils considèrent que ce type de difficultés est
typiquement féminin. L’inverse est aussi vrai ; les professionnels tendent à ne pas évaluer ces problèmes chez les hommes
(Grieve, Truba et Bowersox, 2009). De plus, la valorisation de la
musculature et de la mise en forme dans la culture populaire
augmente les risques que des attitudes et des comportements
malsains soient erronément pris pour des pratiques orientées
vers le bien-être et la santé (Neumark-Sztainer et Eisenberg,
2014). Finalement, les critères diagnostiques des troubles des
conduites alimentaires n’incluent pas des préoccupations et
comportements plus fréquemment présentés par les hommes,
ce qui diminue la détection de ces symptômes (Field et coll.,
2014).
Évaluation
Puisque les difficultés d’image corporelle sont rarement le
motif de consultation des hommes, nous recommandons aux
professionnels de la santé de poser des questions ouvertes
qui pourraient entamer une discussion à propos de l’image
corporelle. Voici quelques exemples : À quelle fréquence vous
préoccupez-vous de l’apparence de votre corps ? À quelle fréquence scrutez-vous votre corps dans le miroir ? Si les réponses
à ces questions indiquent qu’une évaluation plus poussée
mérite d’être effectuée, plusieurs éléments devraient figurer
sur la liste des choses à évaluer : l’insatisfaction corporelle, la
recherche excessive de musculature, la dysmorphie musculaire, les troubles des conduites alimentaires et l’utilisation de
SDAAP. Quelques questionnaires peuvent vous assister dans
votre évaluation : le Drive for Muscularity Scale (McCreary et
Sasse, 2000), et le Eating Attitudes Test (Garner et coll., 1982 ;
version française : Leichner et coll., 1994).
Traitement
La psychoéducation s’impose comme première étape pour discuter des thèmes suivants : variations naturelles de silhouette
et du poids, inefficacité et dangerosité de certains comportements pour altérer l’apparence physique (p. ex. l’exercice physique excessif et l’utilisation de SDAAP), facteurs reliés à l’insatisfaction corporelle chez les hommes et exemples d’options
saines et équilibrées pour atteindre des objectifs de gestion
de poids et de forme physique (Neumark-Sztainer et Eisenberg, 2014). L’approche psychothérapeutique la plus communément utilisée est la thérapie cognitive comportementale. Le
programme empiriquement validé de Thomas Cash propose
des techniques telles que la restructuration cognitive, la pleine
conscience et l’exposition via le miroir (Cash, 2008).
Directions futures
Des efforts de conscientisation devraient mettre en lumière les
effets néfastes de la promotion d’idéaux de musculature chez
les hommes, travailler à défaire le mythe selon lequel l’insatisfaction corporelle est un « problème de femmes » et prioriser
la promotion d’une image corporelle positive, incluant l’appréciation, la protection et la connexion au corps (Gillen, 2015).
Des interventions pourraient être particulièrement pertinentes dans les écoles, où nous pourrions cibler les jeunes qui
sont dans le processus de générer et de consolider leur image
corporelle et leur estime de soi.
En résumé, l’insatisfaction corporelle chez les hommes est
un phénomène en croissance, associé à des conséquences
négatives sérieuses sur la santé et le bien-être de plusieurs qui
en sont affectés. Il est primordial de continuer à améliorer nos
connaissances afin de mieux prévenir, détecter et traiter ces
problématiques.
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