CADASTRE, FISCALITE` ET PAYSAGE: EXEMPLES EN ITALIE ET

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CADASTRE, FISCALITE` ET PAYSAGE: EXEMPLES EN ITALIE ET
CADASTRE, FISCALITE’ ET PAYSAGE:
EXEMPLES EN ITALIE ET AU PROCHE ORIENT DANS L’ANTIQUITE’
Le sujet que nous avons choisi d'aborder n'a pas pour prétention d'envisager la globalité des questions
que posent cadastre, fiscalité et paysage dans l'Antiquité, mais de sensibiliser le public très divers de
ce séminaire international à des réalités concrètes: celles auxquelles il est confronté chaque jour dans la
diversité de son travail. Archéologue dans une Surintendance, il doit penser à la gestion d'un territoire, urbain et rural et insérer la fonille de sauvetage ou celle qu'il a programmée, dans le cadre d'une réflexion historique sur la nature de ce territoire, sur le mode de son évolution, sur les éléments qui le
constituent. Historien dans une Université ou dans un laboratoire de recherches, il doit définir un sujet d'étude, mener les premières recherches d'archives et de sources littéraires, et commencer les prospections de terrain, convaincre les organismes de tutelle du bien fondé d'un sondage ou d'une
fouille. C'est pourquoi nous avons choisi de parler du cadastre en tant qu'entité étroitement liée au
développement de rapports sociaux complexes, matérialisés dans les bornages des champs, la
définition des parcelles rurales, aussi bien que dans le tracé des rues d'une ville, dans l'alignement des
édifices privés et publics, dans la structuration des grandes lignes urbanistiques dues à l'évergétisme. De Mycènes aux Etrusques, des horoi de Solon aux tular de Veies, bornes, limites de parcelles ou de
propriétés, ont marqué le paysage de contraintes fortes, dont le viol constituait un crime relevant du domaine du sacré. Ces marques ont fossilisé une large partie des manières de matérialiser les limites
dans l'Antiquité: notre intervention d'aujourd'hui, liée à celles qui ont traité de l'utilisation de la
prospection aérienne ou au sol, ou qui ont porté sur des analyses locales de territoires, a pour but de
recenser les moyens d'établir le corpus actuel de ces marquages, meme si l'agriculture intensive des dernières années les a effacés en partie. Nous verrons plus loin comment le débat avec les auditours
du séminaire a traduit les inquiétudes face à ces destructions. Nous traiterons successivement:
— des méthodes d'approche;
— du fonctionnement de quelques cadastres;
— de théorisation des rapports villes/campagnes;
1. Les méthodes d'approche (figures 1 à 4)
Le cadastre est lié:
— à l'appropriation par les conquérants de terres, de manière privée ou publique, individuelle ou
collective;
— à la confiscation de la terre des vaincus et au mode de mise en culture, intensive, extensive,
arbustive ou céréalière;
—à la fiscalité qui grève ces terres, et à la circulation de la rente foncière, au montant des impots, au
mode de prélèvement en nature ou espèces, à l'accumulation ou à la circulation de produits.
Ces quelques rappels n'ont pour but que d'attirer votre attention sur les causes de la pérennisation des
marques du cadastre dans le paysage rural et urbain. Le cadastre imprègne le territoire et le contraint.
En effet:
— toute modification des édifices, des maisons de villes, des fermes, et a fortiori tout déplacement global de communautés entraine une modification de la répartition des liens fonciers au sein de cette
communauté et donc une possible modification du cadastre.
—toute modification du rapport entre la maison et son terrain, entre la ferme et ses champs entraine
une modification du cadastre, des limites de chemins, lignes d'arbres, alignements de fa,cades, tracés
de canaux qui desservaient les structures précédentes.
— toute modification des rapports entre les hommes, entre les communautés provoque une modification du cadastre, parce que tel propriétahre acquiert le champ du voisin, que tel village privatise un bois ou un paturage communautaTre, que telle association religiense hérite de terres ou de
biens immobiliers.
Une contradiction se fait jour: le cadastre est garant de pérennité et d'orhre puisqutil matérialise les
rapports de propriété, et pourtant il est soumis à des perturbations multiples qui le rendent instable.
C'est en effet l'un des problèmes majeurs de la datation des cadastres et des paysages de l'Antiquité
que nous affrontons là. I1 faut se rappeler que les Romains, par exemple, bien que procédant avec
beaucoup de précision à l'implantation des cadastres, et à la rédaction des documents qui en découlent,
ne tenaient pas avec la meme précision les registres des mutations de la propriété (1). Des mises à jour
régulières ont certes eu lieu, mais à des rythmes et de fa,con très inégales selon les époques et les
régions de l'Empire. Nous devons donc chercher les meilleurs moyens de dater un cadastre et de
suivre son évolution.
L’ARCHÉOLOGlE RÉGRESSIVE
L'Italie tout particulièrement, mais c'est aussi largement vrai aillcurs, dispose de sources d'une
exceptionnelle richesse pour effectuer une archéologie régressive du paysage. Textes, cartes, archives
d'ingénieurs, procès sur les confins ou les passages de troupeaux, notamment doivent constituer le
premier fond de recherches: il est parfois surprenant de découvrir dans un dossier d'ingénieurs des
routes et ponts du XIX siècle une indication topographique de grande exactitude sur tel tracé de route,
tel passage de gué ou de marais, telle arche de pont. Si la datation des éléments retrouvés fait souvent
défaut ou est trop imprécise, la vérification au sol de cette donnée peut donner des résultats
intéressants et confirmer ou infirmer les hypothèses élaborées à partir d'autres données. De meme,
c'est en dépouillant systématiquement les procès, les cadastres onciaires du XVIII siècle, le cadastre
fran,cais du XIX siècle (Archivio del Maschio Angoino ou Archivio di Stato di Napoli) que j'ai
découvert que les confins entre Sessa et Mondragone faisaient l'objet vers 1770 d'importants conflits
liés à la location de terres aux Capizzi et Gaetani, au pasage des animali sur et hors de la difesa
demaniale alors que des problèmes similaires sont évoqués pour la meme zone dès l'Antiquité dans les
textes des Gromatici Veteres à propos de silva et de paturage. Le confin de deux cités et sa
matérialisation, les droits d'utilisation de terres communautatres, ont ainsi pu, par les problèmes
constants qu'ils ont posés, se fossiliser dans le paysage actuel, sous la forme de limites, de chemins de
parcours, de zones de paturage. Ces manuscrits fournissent également une quantité de toponymes
considérable et des données indispensables sur les types de culture. C'est ainsi que l'on voit la vigne et
l'olivier monter à l'assaut du Monte Massico jusqu'à près de 400 mètres d'altitude en 1752, etre
abandonnées au début du XX siècle, avant de reprendre leur ascension depuis 1980 environ. Loin de
la pérennité du paysage méditerranéen, nous voyons se faire jour une grande mobilité. Ces
modifications ne peuvent s'expliquer par les scules variations climatiques, hydrographiques ou
orographiques. Ces documents fournissent des jalons précieux à l'archéologie régressive. Je ne
cacherai pas à un public d'historiens et d'archéologues qu'ils sont passionnants mais réclament
d'énormes dépouillements pour des résultats qui paraissent parfois modestes. Il en va de meme pour
les fonds cartographiques: j'ai publié en 1988 la carte XXVI n 12 de l'Archivio di Stato di Napoli
pour montrer comment les toponymes (Santoiani, Aceti) les indications spécifiques portant sur une
voie (strada publica) venaient corroborer des recherches aériennes et au sol sur le parcours de la Via
Appia dans cette zone.
Voilà en quelques mots des pistes de recherche et de constitution d'une documentation d'archéologie
régressive. Mais ces fils ténus sont, particulièrement en Italie, renforcés par la profusion de sources
littéraires. Nous avons évoqué plus haut les textes de Gromatici Veteres, et du Lil7er Coloniarum: ils
sont encore loin d'etre utilisés à leur juste valeur, et toutes les indications de types de division, de
métrique, de datation relative ou absolue doivent etre vérifiées région par région, cité par cité. De plus,
nous disposons souvent de la taille des lots. ou /et du nombre de colons installés, gràce à des
auteurscomme Tite Live ou Suétone. I1 y a là moyen d'établir un corgus archéologique des données
littéraires et de terrain. Ce travail est loin d'etre fait aujourd'hui malgrè les remarquables travaux qui
existent ici et là à ce sujet. Récapitolons quelques uns des types d'indications que nous pouvons
réunir:
— définitions du modus de division du sol, striga, scamna, centuria, lacinae etc. Se pose le problème
de leur identification sur le terrain et de leur confrontation avec d'autres cités divisées de la meme
manière (2).
—définitions du type d'appropriation et de prélèvement fiscal, agri privati, vectigales. I1 faut alors se
demander si un type d'appropriation a fossilisé un type d'organisation des parcelles.
—approches de datations absolues ou relatives, mais il est encore difficile de dire si elle relèvent de
modèles (assignations dites de type gracquien
mais qui pourraient etre mises en pratique à une époque postérieure) ou de pratiques limitoes dans le
temps (centuries triumvirales, selon un mode de division qui ne fut employé qu'à une époque)
Je ne prétendrai pas, ici, à l'exhaustivité. Bien entendu, chaque époque étudiée, chaque cité, va poser
des problèmes spécifiques, mals il ne faudra pas négliger la confrontation avec les données générales
qui seules permettront une théorisation de la cadastration et de ces modes de fonctionnement. I1 serait
par exemple fort utile que les étruscologues ou les archéologues des peuples osques, ombres, sicules
affrontent le problème de la division du sol à l'Age du Fer, come on a pu le faire, nous le verrons plus
loin pour les colonies grecques: y a-t-il, et pourquoi un parallèle entre les divisions en plèthre grec et
en pieds osco-ombres, sur la base décimale et non duodécimale? A quelle époque et où ces deux
systèmes ont-ils pu stuffronter, cohabiter, s'influencer? Y a-t-il eu acculturation des géomètres arpenteurs? Quand?
Le dernier point que nous vondrions aborder est celui d'un éventuel corpus des signes physiques de la
division des parcelles.
Les bornes épigraphiques sont sinon les mieux connnes, en tout cas les objets les plus facilement
identifiables et datables, si nous excluons avec prudence les quelques cas de faux. Pourtant nous ne
disposons pas d'un corpus épigraphique de ces bornes, encore moins d'une cartographie exacte de leur
place initiale dans le paysage. I1 est déjà plus difficile de faire une typologie des bornes
anépigraphiques, encore moins des épierrements, des tas de pierres en pyramides, qui ont servi à des
époques très varices au bornage. Quant aux limites vives, arbres, haies, cours d'eau, la datation de leur
position, l'identifiction de leur place et de leur role dans le paysage et dans les rapports de propriété est
très délicat. L'un des participants à ce séminaire m'a fait remarquer que les cours d'eau qui paraissent
limiter "naturellement" les divers cadastres romains de la plaine du Po, se sont révélés modernes ou
contemporains après une étude de paléopotamologie: les cadastres antiques n'avaient pas pour limites
ces réseaux hydrographiques. Là encore, nous constatons que rien n'est moins figé qu'un paysage et
que la plus grande prudence est nécessaire en archéologie régressive. Bien entendu, la prospection
systématique fait partie des instruments de cette archéologie, et apporte une base de données
indispensable à cette recherche. Mes collègues anglals et moi meme restons convaincus que
l'archéologie aérienne n'a pas été utilisé en Italie au mieux de ses capacités. Les recherches dans le
Latium et en Campanie, dans les Pouilles, montrent que l'agriculture meme intensive est loin d'avoir
détruit toute trace des sites archéologiques. Pour rassurer nos amis italiens qui ont montré quelque
inquiétude ou scepticisme à ce sujet, rappelons lcur que les celtic-fields en France ont été découverts
par les archéologues aériens Anglais parce que les protohistoriens fran,cals ne coyaient pas à de telles
découvertes, et que les villue de la vallée de la Somme n'avaient jamals fait l'oblet de recherches avant
R. Agache parce qu'on était persuadé que l'habitat d'époque romaine ne pouvait s'étre implanté en de
tels lieux. La recherche ne doit pas etre arretoe par des présupposés de cette nature.
2. Le cadastre en fonction (figures 5 à 8)
Le cadastre n'est pas seulement un bon instrument de connalssance des terres pour mieux effectuer les
prélèvements fiscaux, mais il est aussi celà. L'une des questionss qui doit se poser dans la recherche
des cadastres antiques est de savoir quel lien physique, marqué dans le sol, a pu exister entre la nature
du prélèvement et la forme d'organisation du sol. Est-ce que le type de statut de la terre, privée,
publique, louce ou assignée, profane ou religieuse a eu une traduction dans le parcellaire, et dans le
paysage?
Nous prendrons ici trois exemples:
Dans les Champs dits tibériens, entre Tibur, Collatia, Gabii et Rome, les chercheurs ont reconnu un réseau centurié en rythme de 20 actus (719 m) étendu sur près de 320 centuries soit 64 000 jugères. I~es lots assignés ont eu, à l'origine 25 jugères, soit 720 000 pas carrés, mais celà ne signifie pas que ces lots ont eu une organisation simple et que les parcelles sont agencées de fa,con uniforme. On y trouve, fossilisés dans le paysage actuel, les trois grands types suivants de lots
[ase 600 pas par 1200 = 25 jugères = 1 lot
par 800 = 16, 66 jug. = 2/3 lot
par 300 = 6, 25 jug. = 1/4 lot
[ase 800 pas par 300 = 8,33 jug. = 1/3 lot
[ase 720 pas par 500 = 12,50 jug. = 1/2 lot
par 1000 = 25 jugères = 1 lot
Un dessin théorique d'une centurie illustre la facilité qu'il y a à repérer dans l'espace ce type de lots en
prenant le tiers et le quart du caté des centuries pour repère. Ainsi se comprend mieux la capacité de calcul des arpenteurs à assigner des lots de taille différente, souvent en fonction du rang auquel l'assignataire appartenait dans l'armée, fantassin, cavalier, officier, Les données littéraires qui nous paraissent parfois compliquces. de 1/3 ou 1/4 de lots prennent un sens, et les mesures en pas
combinent les systèmes décimaux et duodécimaux dont nous avons parlé plus haut, respectant ainsi les configurations des parcellaires antérieurs, tout en modifiant les rapports de propriété. Une limite
peut ainsi servir dans plusieurs systèmes de cadastration, et sa datation absolue en est d'autant plus difficile.
L'exemple de Cures Salini, près de Rome dans la vallée du Tibre, illustre un autre type de division du
sol lié au statut de la terre.
Les lignes fortes du paysage sont distantes de 10 actus formant des carrés de 50 jugères. Or, ces surfaces pourraient etre la matérialisation des ventes questoriennes, l'état ayant besoin de pouvoir
reconnaitre physiquement les terres où il percevait le vectigal et qu'il pouvait théoriquement reprendre. Mais, bien sur, l'hypothèse doit etre étayée en vérifiant au sol la date d'installation des fermes, lcur
orientation et lcur rapport avec le cadastre. On tronve en effet à l'époque julienne des centuries de 200 jugères systématiquement divisées en quatre, ainsi dans la colonia Florentina (La, 213, 6). Le module
de 50 jugéres ne suffit pas à affirmer que l'on est en présence d'une vente questorienne. Il en est un
indice.
Le rythme fossilisé de la cadastration n'est pas suffisant à fournir une datation absolue du cadastre. Seule, la convergence des indices littéraires, archéologiques, topographiques, la pratique de l'archéologie régressive peuvent conduire à vérifier les hypothèses initiales et à les confirmer ou infirmer.
Le troisième exemple, largement étudié par topographes et archéologues est celui de Cosa, en Etrurie.
Des lots d'une dizaine de jugères auraient été assignés à environ 4 000 familles, quelques lots ayant pu
atteindre les 50 jugères, selon les données que nous connaissons pour les IV-III siècles av. J.C. Les
rythmes forts de division du sol sont de 16 par 32 actus aboutissant à une "centurie" plus grande que celle dite classique de 20 par 20 actus, et couvrant 256 jugères au lieu de 200. L'intéret réside dans la
reconnaissance de decumani fortement marqués et de cardines moins empreints dans le paysage. Pour l'instant coci ne s'explique pas, mais rend compte de la fossilisation inégale des traces de limites.
Enfin, la dégradation de ce système est remarquable: certaines villae de la fin de la République et de l'époque impériale auraient controlé un ensemble de terres avoisinant les 512 jugères c'est à dire deux
des centuries initiales, ou 32 lots originels de 16 jugères, surface moyenne estimée des assignations.
Comme dans le cas des Campi Tiberiani, des limites peuvent donc etre utilisées dans deux systèmes différents de division du sol. La propriété remembrée peut très bien staccommoder d'une cadasttation antérieure.
J'ai voulu par ces trois exemples (3) bien connus mettre en évidence quelques notions fondamentales
dans la recherche des cadastrations antiques:
— la fossilisation ne concerne pas seulement les grandes lignes d'une cadastration mais peut aussi
rendre compte des systèmes de division des propriétés. Cette pérennisation des lots ne peut etre
validée que par la prospection et la fouille: datation des fermes, orientation de leurs murs, répétition
des modules d'assignation et du rythme des limites sont les éléments minimaux nécessaires à la
vérification des hypothèses initiales.
la fossilisation ne concerne pas seulement les lots mals aussi les structures majeures liées au statut des
terres. C'est ainsi qu'une vente questorienne supposant possession précatre des terres par les
particuliers et propriété éminente de l'Etat a pu se matérialiser sur le terrain. Cette indication implique
que les terres des temples, celles des cités, aient, peut etre, connu aussi des typologies de parcellaires
propres à les individualiser par rapport aux terres des simples particuliers. Nous devons alors
chercher à les identifier.
la dégradation et la transformation des parcellaires se fait sous la pression conjointe de facteurs
multiples. Les propriétés ont changé de main, certaines ont été remembrées, mals il n'est pas
impossible que, réunissant peu à peu d'anciens lots, elles aient respecté un certain temps les limites
antérieures. C'est alors que le mode de mise en valeur, le changement de types de culture sont
intervenus pour effacer telle ou telle limite jugée comme un obstacle et pour maintenir telle autre.
Sondages et fonilles viennent alors s'intégrer à la recherche sur les cadastres et parcellaires pour
permettre d'établir les rapports entre le cadre général d'organisation des terroirs et sa trame interne.
3. Les rapports villes/campagnes: essai de modèlisation (figures 9 à 17)
Nous venons de voir combien les recherches ayant pour objet les cadastres antiques supposaient de
documents nécessaires à une archéologie régressive et à la compréhension du fonctionnement d'un
cadastre. Je voudrals aborder maintenant quelques questions plus générales portant sur les rapports
villes-campagnes et les liens entre urbanisme et mise en valeur des terres. Les récentes études que
nous avons menées sur les cadastres antiques du Proche Orient ont permis d'aborder ces questions
sous un angle nouveau (4).
En effet, en étudiant, les parcellaires autour de Damas, nous avons formuler deux hypothèses
d'organisation du sol:
— un cadastre hellenistique, en module de 48 mètres, organisé selon des rythmes de 96 par 144
mètres, toucherait la ville et ses terres septentrionales, permettant une mise en valeur selon la pente des
sols vers l'Oued, profitant ainsi des éconlements naturels, selon les principes d'une petite hydraulique.
— un cadastre romain, en module de 709 mètres, organisé selon des rythmes de 709 par 709 mètres,
intégrerait les campagnes méridionales sans toucher la ville, et organiserait les sols selon une pente
inverse à la précédente, nécessitant une hydraulique complexe, avec des prises d'eau dans les oneds,
des aqueducs et des réseaux de canaux.
Nous avons proposé d'identifier ces deux systèmes à des cadastres hellénistiques et romains par
comparalson avec des stuctures déjà connues ailleurs. Le module grec est caractérisé par un système
basé sur le plèthre et sur le rectangle, le module romain est un multiple de l'actus et l'espace est divisé
en carrés. Bien entendu, ces propositions doivent fabre l'objet de vérifications et d'une modèlisation de
l'un et l'autre de ces types d'organisation de l'espace à partir de l'étude des colonies grecques et
romaines en Orient et Occident: datation relative et absolue de chacun des types, étude de
l'implantation des fermes, de lcur chronologie et de lcurs rapports avec les cadastres. Mais au delà de
ces vérifications indispensables des hypothèses initiales, les recherches aident à poser un certain
nombre de questions au sujet des rapports villes-campagnes:
— les règles régissant l'urbanisme, la répartition des ilots dans une ville, leur cle, le cadastre a besoin
d'etre modifié, et des terres sont rendues aux indigènes premiers occupants; dans l'autre, pendant cinq
siècles, la trame initiale résiste aux remembrements et aux nouveaux types de culture, et les centuries
initiales de la République structurent encore les villue impér~ales.
Ces recherches amènent ainsi à poser des questions d'ordre historique sur la conquete, la colonisation,
les convergences et les divergences entre les civilisations grecques et romaines sur le plan de leur
controle de la ville et de la campagne. Dès 1924 M. Weber avait insisté sur l'impact de la colonisation
d'époque hellénistique. Ces vues avaient été minimisées depuis et la cadastration romaine avait
quelque peu occulté la force des modes d'organisation grecque de l'espace. La découverte
systématique de cadastres grecs au Proche Orient, la confrontation avec les zones de Mer Noire, de
Grande Grèce ne peut que réhabiliter la thèse d'une conquete grecque très prègnante. Mais, cette
conquete et les formes de maitrise du sol qutelle a engendrée en ville et dans les campagnes, n'a pas
empeché Rome de marquer sa présence en Orient, là encore contrairement à une idée re,cue qui
vondrait que dans cette partie de son Empire Rome se soit contentoe de se fondre dans les systèmes
préex~stants.
Vollà quelques réflexions que l'étude des cadastres du proche Orient nous ont inspirées. Elles
rejoignent les remarques que nous avons faites plus haut concernant, en Occident, la nécessaire étude
des cadastres pré romains, notamment chez les peuples étrusques ou osco-ombres de la péninsule
italienne, mais aussi en Hispanie ou Gaule.
Etude des cadastres et informatique (figures 9 à 17)
Dans le cadre de cette dernière partie de notre exposé sur la recherche des cadastres antiques, nous
voudrions dire un mot d'un instrument très utile pour la modèlisation: l'informatique.
De nombreuses études, tant pour l'Antiquité que pour le Moyen Age ou l'époque moderne ont montré
l'apport des méthodes informatiques à l'étude des cadastres. Nous ne ferons ici que rappeler quelques
points de méthode et divers apports de celles-ci (ó).
L'étude par des moyens informatiques n'a de signification que si les séries étudiées sont significatives.
Dans les quelques exemples ci joints le tra vail consiste à entrer dans des coordonnées propres au
document étudié (carte, photographie) les références du point le plus au Sud de chaque limite, celles
du point le plus au Nord, et la longueur de celle-ci. Vous voyez indiqué le nombre de limites d'un
paysage prises en considération (événements), la hauteur de l'histogramme en fonction de leur
longueur cumulée (de quelques dizaines de mètres à plusieurs kilomètres), enfin la répartition de ces
histogrammes en fonction de rythmes que l'ordinateur peut calculer avec la précision que lui impose
l'utilisateur. Nous pouvons ainsi demander une répartition des histogrammes à partir d'un supposé
rythme grec ou pré romain (10 ou 16 vorsus ou plèthres de 29,6 mètres) ou romain (20 actus de 35,5
mètres). En regard de chaque histogramme peut alors se lire l'óccurrence du nombre de limites
intégrées à ce rythme de division. La modèlisation est alors possible:
— le cadastre de l'ager Falernus se révèle indéniablement comme de type précoce, pré romain ou
romain archa~que: le système en vorsMs (16 vorsus donnant 472 mètres) et celui en actus (14 actus
donnant 497 mètres) sont très proches comme mètrique. La vraissemblance qui fait pencher vers le
second tient au système de routes divisant le parcellaire: dans le premier cas, pour se caler sur les trois
grands axes fortement marqués du paysage, il faudrait des voies larges de 80 pieds ou 25 mètres ce
qui est impossible. Dans le second cas, des voies de 8 et 30 pieds, soit 2,4 et 9 mètres sont
parfaitement en place dans le réseau. Romain, ce type de division en rythme de 14 actus est plutot
attesté à l'époque archa~que et permet de proposer de dater le cadastre des origines de la colonisation
au IV siècle. le cadastre de l'ager campanus se révèle de suite comme romain, divisé en rythme de 20
actus soit 706 mètres, ici. La quantité de limites intégrées à ce type de division est supérieur à 51~o.
Un sous-rytEme fort de 5 par 5 actus, et faible de 2 par 2 actus apparait dans les histogrammes.
L'informatique apporte la rapidité de calcul, chaque module ponvant faire l'objet d'une simulation en
quelques instants. Elle oblige à repérer avec précision les traces fossiles en évitant les approximations
de tracés ou d'orientation. Enfin, elle ne supose pas de moyens techniges couteux, du type
digitalisation, numérisation d'images, qui souvent rebutent le chercheur qui pense ne jamais pouvoir y
avoir accès.
Ces quelques exemples se voudraient un appel à la confrontation d'idées, à la critique, au débat. Ce
n'est pas une vue de tous les types de recherche et instruments de celle-ci: ce serait impossible et
présomptueux dans le cadre de ce séminaire et de la place que nous voulons laisser à la discussion.
Bien entendu, les méthodes d'approche que nous venons d'esquisser se conjuguent à un moment ou à
un autre. Vous dirais-je combien il est séduisant pour l'esprit de l'historien de penser que le modèle de
division qu'il propose pour un cadastre comme celui de l'agerfalernus intègre l'organisation des lots
assignés aux colons selon un rytEme de 30 lots de 3 jugères un quart formant des espaces de 98,8
jugères ou 24,7 hectares au sein des divisions en 14 par 14 actus?
Enfin, l'apport de l'informatique permet de mieux comprendre l'organisation interne des parcellaires.
Nous avons vu comment au sein d'une meme centurie pouvaient s'agencer les parcelles et les lots
assignés. Nous avons encore trop peu de données sur la place et le role des terres non distribuées, non
divisées. Les textes et manuscrits, les vignettes tardives indiquent que ces terres ont presque toujours
existé au coeur ou à la périphérie des cadastres, sans que des règles bien précises existent. Mais, il y a
encore bien des questions qui demeurent: peut-on reconnaitre aujourd'hui ces terres par le type de
fossilisation qu'elles ont laissé dans le paysage? Celà suppose que dès l'origine elles se distinguaient
matériellement des autres. Mais, si celà se vérifie, on peut aussi supposer que les arpenteurs et la
puissance pour laquelle ils opéraient avaient également les moyens de reconnaitre d'autres terres qui
formaient des enclaves dans le territoTre d'autres cités. Lorsque nous savons par des inscriptions que
Capoue tirait des revenus de terres situées en Crete, ou que tel territoire de cité était attribué
fiscalement à tel autre avec les implications fiscales afférentes, y avait-il matérialisation au sol de ces
enclaves? pouvons-nous encore les identifier dans le paysagge actuel?
En conclusion j'insisterals sur la nécessité de ne jamais perdre de vue l'Histoire Histoire du paysage
c'est à dire de l'organisation des collines et plaines, de l'irrigation et de la maitrise des cours d'eau des
terrasses et de la desserte en voies de communication. Elle implique la connaissaance des types et des
modes de culture, des rapports entre l'espace cultivé et l'inculte. Histoire de l'occupation du sol, du
couple appropriation/dépossession, c'est à dire de la résistance plus ou moins grande des systèmes
indigènes face aux conquérants, de l'acceptation plus ou moins poussée par le conquérant des
systèmes indigènes. Elle implique la connaissance des types d'organisaton antérieurs à la colonisation,
des rapports entre les communautés vaincues et les vainqueurs. Histoire, enfin, de ce que les italiens
appellent l'insediamento, c'est à dire, la répartition des hommes dans l'espace urbain ou rural, la densité
de l'occupation, l'impact anthropique sur l'écosystème. Chacun de ces thèmes est interacif avec les
autres et le cadastre peut évoluer en fonction d'éléments multiples et complexes. Pédologie,
hydrologie, topographie subissent les contrecoups de la mise en valeur par les hommes: le cadastre
peut avoir pour fonction de mettre en valeur de bonnes terres, de réguler des cours d'eau, de conquérir
une plaine marécagense ou une colline infertile. Occupation, dépossession provoquent des
modifications dans la mise en culture, dans la pression fiscale, dans la circulation des produits de la
terre: le cadastre peut avoir pour but de rationaliser le prélèvement des rentes du sol, de rendre clair la
localisation des vainqueurs et des vaincus. Répartition des hommes, habitat groopé ou dispersé sont le
fruit des choix dans la mise en valeur des territoires, et dans le statut de ceux-ci: le cadastre fige un
temps le cadre urbain et rural, le rapport entre la ville et sa campagne. I1 subit aussi les tensions
propres à chacun des éléments qui le composent.
J. P. VALLAT
(1) NICOLET C., L'inventaire du monde. Géographie et politique aux origines de l'Empire Romain,
Paris, 1988.
(2) CHOUQUER G., CLAVEL LÉVEQUE M., FAVORY F., VALLAT J. P., Structures agraires
en Italie centro méridionale. Cadastres et paysages rurales, (Collection EFR 100), Paris, 1988.
(3) Sur ces trois exemples on tronvera une ample mise au point et une bibliographie dans MUZZIOLI
M. P., Cures Sabini, dans Misurare la terra. Città, agricoltura, commercio: materiali da Roma e dal
suburbio, Modène, 1986, 48-52, CHOUQUER G. et autres, cit., 96-97, CELUZZA M. G., Territori
centuriati in Italia: il caso di Cosa, dans Misurare la terra. centuriazione e coloni nel mondo
romano, Modène, 198S, 216-219.
(4) DODINET M., LEBEANC J., VAEEAT J. P., VIEEENEUVE F., Le paysage antique en Syne:
I'exemple de Damas, “ Syria ”, LXVII, 1990, 2, 340-3GO.
(5) CLAVEL LÉVEQUE M., Cadastres, centuriations et occupation du sol dans le Biterrois, dans
Cadastre et espace rural. Approches et réaetés antiques, Paris, 1983, 241-250.
(6) DODINET M., LEBLANC J., VALLAT J. P., Utilisation des moyens informatiques en
archéologie du paysage, “ DHA ”, 13, 1987, 315-335.