Mon Canada
Transcription
Mon Canada
MON CANADA La célèbre chanteuse Jann Arden se sent chez elle sur la parcelle de terre qu’elle partage avec ses parents au pied des montagnes de l’Alberta. C’est son refuge, son domicile, son Canada dit que le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre. Mon arbre à moi se trouve à quelques kilomètres seulement de ma demeure actuelle, qui est adossée aux contreforts du sud de l’Alberta, dans un coin de terre niché entre les montagnes et les champs de blé à perte de vue. Mes parents, Joan et Derrel, habitent tout près, à un jet de pierre de chez moi. Ils ont bâti ici une maisonjardin. Durant les travaux de construction, ils vivaient tant bien que mal dans une petite roulotte et avaient l’air d’un couple de rustres : avec leur frigo à l’extérieur de la roulotte, ils semblaient tout droit sortis du film Délivrance; on pouvait presque entendre les banjos au loin. Et le réfrigérateur était immense – plus gros que la roulotte, en fait. Ce gros PHOTOGRAPHIE : GRAHAM POWELL ON KitchenAid blanc avait un aspect vraiment insolite, placé sur un panneau de contreplaqué et branché à une longue rallonge électrique orange, elle-même reliée à cette vieille roulotte au beau milieu de nulle part. Pour couronner le tout, chaque fois que mes parents devaient aller en ville pour faire des courses, ils attachaient leur chien Dolly à la porte du frigo, et si Dolly s’aventurait trop loin, la porte du frigo s’ouvrait. Ma mère y conservait surtout de la bière sans nom et des condiments à hot dogs. À mon avis, rien n’est plus canadien que la bière sans nom. J’entends encore ma mère me dire : « C’est vraiment à s’y méprendre, Jann; je t’assure que cette bière est aussi bonne que la Coors légère ou la Wildcat ! » LA REVUE 29 Tout ce que je voulais, c’était me rendre à l’école avec ma propre Bien sûr, maman, bien sûr… Nous avons effectivement, ici en Alberta, une bière appelée « Wild- voiture et être dans le coup – à ceci près que je n’avais pas de cat ». Elle est bien bonne… mais je m’écarte du sujet. Mes parents sont voiture. Je savais que je ne serais probablement jamais dans le coup. de bons voisins, Dieu merci ! De nos jours, si on a des voisins cinglés Mais comme mes 42 compagnons de voyage ne l’étaient pas non qui vivent à une vingtaine de mètres de chez soi, on peut facilement se plus, ça allait. Comme la plupart d’entre nous vivaient sur une ferme retrouver au Jerry Springer Show. Imaginez un peu : de chez moi, je dis- ou sur une grande terre arable, nous avions presque tous des travaux tingue l’intérieur de leur maison. Le soir venu, je peux les voir éteindre à faire le matin avant de prendre l’autobus. L’autobus jaune exhalait le téléviseur, l’étrange petite lueur bleue disparaissant soudain lorsqu’ils toujours une myriade d’odeurs indéfinissables. En proie à celles-ci et ont finalement trouvé la télécommande et appuyé sur l’interrupteur. Je à celle des boîtes à lunch remplies de bananes trop mûres, de sandvois chacune des lumières s’éteindre successivement alors qu’ils passent wiches au saucisson de Bologne et de carrés au Rice Krispies, nous d’une pièce à l’autre. Cela me fait toujours sourire. Il m’est réconfor- étions soulagés de sortir du bus pour prendre une bouffée d’air frais. À tant de savoir qu’ils sont là, heureux, et en bonne santé. J’ai de la 9 h, j’avais déjà englouti mon lunch pendant le cours d’anglais de Mademoiselle Brooke; elle disait que nous pouvions manger notre chance de les avoir ici avec moi. lunch ou lire un livre. Je n’ai pas appris Mes parents et moi avions toujours parlé grand-chose au cours d’anglais de Mademoid’acheter un terrain loin de la ville et d’y consselle Brooke. Je me demande bien ce qui est truire deux maisons pour pouvoir veiller les advenu d’elle. uns sur les autres. Depuis presque seize ans, je Les gens me demandent toujours d’où je voyage 250 jours par année et bien sûr, comme viens. Je leur dis que je viens de Springbank, mes parents prennent de l’âge, nous avons en Alberta. Ils me répondent : « D’où ? » et pensé qu’il serait bon de vivre le plus près posje leur explique que c’est près de Calgary. Ils sible les uns des autres, sans que cet arrangeme demandent ensuite où se trouve Calgary ment prenne des airs de secte d’illuminés. Je et je leur réponds que c’est au Canada. Et je crois que nous avons réalisé ce projet bien des vois enfin l’émerveillement poindre dans années plus tôt que prévu, mais la vie urbaine leurs yeux. Je n’ai jamais rencontré personne nous pesait royalement et le temps était venu qui ne voulait pas en savoir plus sur le Canada. de quitter le vieux quartier. Mes parents y On me demande habituellement si je connais avaient passé presque 40 ans de leur vie et ce Les Arden, au terme d'une chasse tardive à la Untel qui vit à Brampton ou à Winnipeg. Les fut très pénible pour eux de déménager. Après chauve-souris dans la maison de Jann. gens croient que nous nous connaissons tous de longues recherches, j’ai trouvé le site idéal ici, et je trouve cela tout à fait charmant. On pour notre « domaine ». C’était il y a cinq ans – il a donc fallu tout ce temps pour que la construction de nos maisons me dit toujours combien j’ai de la chance de vivre dans un si beau soit terminée et que nous y emménagions. La mienne devrait être payée pays. Et invariablement, je réponds : « Oui, en effet. Je suis la fille la dans un peu moins de 77 ans, mais qu’importe ! Le jour où je m’y suis plus chanceuse du monde. » Peu importe où je vais dans ce monde, je suis toujours stupéfiée installée a été inoubliable à bien des égards. J’ai senti que tout mon travail des 25 dernières années avait réellement abouti à quelque chose. par le respect que l’on me porte simplement parce que je vis en ce pays. J’ai beaucoup pleuré. Le premier soir, j’ai dîné chez mes parents. À la Les gens sont gentils avec moi à cause de mon origine, et j’ai parfois fin de la soirée, je m’apprêtais à franchir la vingtaine de mètres de boue peine à comprendre. Notre réputation mondiale est précieuse. Quand qui sépare leur maison de la mienne – l’aménagement paysager est à je voyage, je porte toujours une épinglette du drapeau canadien. faire – lorsque ma mère, qui se tenait dans l’embrasure de la porte, m’a Immanquablement, je finis par la donner à quelqu’un – toujours. Les dit : « Je vais te regarder marcher pour m’assurer que tu arrives chez toi gens veulent l’avoir. Ils veulent savoir qui nous sommes et pourquoi nous sommes ainsi. Je me le demande aussi. Qui sommes-nous ? en toute sécurité. » Tout ce que je sais, c’est que je suis canadienne. Je dis : « Excusez-moi » « Maman, je peux voir ma porte d’ici… Je suis certaine de bien me dix fois par jour – un signe qui ne ment pas. Lorsque j’entends ces deux rendre », lui ai-je répondu. Elle répliqua : « On ne sait jamais, Jann, tu pourrais être attaquée mots, je peux repérer un compatriote dans une épicerie de Madrid. Cet endroit, ce petit coin de terre des Prairies, c’est vraiment moi. par un cougar. Nous devons te trouver un bâton et y attacher une Il s’imprègne dans les chansons que je compose, dans mon travail, dans clochette. » Mon père a fini par me fabriquer un bâton, et une clochette y est mon art, dans ma vie et dans tout ce que je suis. Chaque souffle de attachée. Je m’en sers toujours pour marcher vers la rivière. Cependant, mon enfance est encore en suspension dans l’air qui m’entoure. Je mourrai ici. j’ai l’impression que le seul cougar dans les environs, c’est moi. Mon Canada, c’est le visage de ma mère et les mains de mon père. Et J’aime l’endroit où je vis. J’aime cette parcelle de terre. Je m’y sens chez moi. Peu importe où mes voyages me conduisent dans ce monde c’est la vingtaine de mètres entre ma maison et celle de mes parents, avec fou, mon point d’ancrage est ici. Cet endroit me rassérène et me rap- vue sur les Rocheuses. C’est aussi le bouquet d’arbres qui me salue de la pelle sans cesse que je peux parcourir de longues distances sans crainte. tête et me regarde prendre mon petit déjeuner le matin; c’est l’herbe qui C’est ici que je suis allée à l’école. À partir de l’âge de huit ans, me chuchote l’arrivée prochaine de l’hiver; c’est le vent qui tourbillonne je m’y suis rendue à bord du même vieil autobus jaune que la famille sans cesse autour de ma maison et me parle de tout et de rien. ■ Colborne, la famille Young, les Johnson, les Wagner, les Parker et les Baldwin. Nous étions tous sur la « route 24 ». Arrivée en dou- Mon Canada est une nouvelle série de réflexions sur notre pays rédigées par zième année, j’en avais ras le bol de cette randonnée en autobus. des célébrités canadiennes. 30 AUTOMNE 2008