02Art sans qualités

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02Art sans qualités
L’Art sans qualités
DU MÊME AUTEUR
L’Amérique comme expérience :
le pragmatisme et la philosophie américaine
PUP, “Quad”, 1999.
La Maison de Wittgenstein
PUF, “Perspectives critiques”, 1998
L’Homme exact,
essai sur Robert Musil
Le Seuil, 1997
Le Philosophe et la poule de Kircher
L’Éclat, 1997
Philosopher avec Wittgenstein,
PUF, “L’interrogation philosophique”, 1996
Filosofia sem privilégios
Ediçoes ASA, Lisbonne, 1994
Lire Rorty
Le pragmatisme et ses conséquences
(sous la direction de Jean-Pierre Cometti)
L’Éclat, “Lire les philosophes”, 1992
Robert Musil, de “Törless” à “L’Homme sans qualités”
Mardaga, “Philosophie et langage”, 1986
Robert Musil ou l’alternative romanesque
PUF, “Perspectives critiques”, 1985
© farrago, Tours, 1999
ISBN : 2-84490-020-8
Jean-Pierre Cometti
L’Art sans qualités
farrago
À Guillaume
Franz Erhard Walter, Werksatz, MAC Marseille,
Galeries contemporaines des musées de Marseille.
Avant-propos
Ce livre est consacré à l’art du XXe siècle, ainsi qu’aux théories ou aux
idées qui s’y sont frayé un chemin, d’une façon qui n’est pas toujours
claire, dans le maquis des convictions qu’il a épousées. Ces convictions
sont loin de présenter les contours parfaitement nets qui permettraient de
saisir aisément les éventuelles filiations ou les influences autour desquelles
ont respectivement vu le jour les conceptions qui se sont imposées
dans les milieux artistiques, chez tel ou tel artiste, au sein de tel ou tel
mouvement, ou chez ces professionnels des idées que sont les critiques
et les philosophes.
Par chance, comme on s’en rendra très vite compte, s’il s’agit ici d’idées
et de pratiques, il ne s’agit pas, stricto sensu, d’histoire des idées, et encore
moins d’histoire de l’art. La tentative à laquelle je me suis efforcé relève de
l’essai. Elle comporte, à ce titre, sa part d’incertitude, mais la mise à
l’épreuve qui en est solidaire, pour les conceptions ou les idées qui en font
partie, devrait apporter sa part de récompense, même si ce ne peut être
sous la forme d’une explication ou d’une solution qui permettrait d’aborder
efficacement les problèmes qui en constituent l’enjeu. Sur le terrain où je
m’apprête à m’engager, les problèmes ne manquent pas. Nous en rencontrerons quelques-uns. Si je ne m’y suis pas intéressé dans cette optique, en
me proposant d’en entreprendre réellement l’examen, c’est parce que la
situation à laquelle ils renvoient m’a paru significative en elle-même,
et que sans vouloir réhabiliter davantage un « esprit du temps » où les
éléments qui en font partie pourraient se dissoudre ou s’éclairer miracu-
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L’Art sans qualités
leusement, il m’a paru possible de l’aborder à partir d’une hypothèse
critique susceptible d’en saisir quelques aspects intéressants, et de nature à
mettre en lumière des résonances et des ressemblances assez significatives
en elles-mêmes pour retenir l’attention.
&
Le titre que j’ai choisi, au prix d’une transposition peut-être équivoque, est directement lié à la nature de ce que je me suis proposé. Musil
a appelé son roman L’Homme sans qualités dans l’intention d’y loger – ou
plutôt d’y expérimenter – les principaux caractères d’une époque dont le
personnage principal du livre, Ulrich, est en quelque sorte le paradigme
conscient et aventureux, puisqu’il fait de son « absence de qualités » la
source d’une expérience qui ne se laisse arrêter par aucun des atermoiements, des frayeurs, des abandons ou des fausses exaltations qui animent
ses contemporains et se partagent les parts de marché de la crise de l’esprit 1.
L’absence de qualités, l’Eigenschaftslosigkeit, mot qui signifie l’absence
de caractères propres, peut être vécue comme une malédiction, une aspiration ou une chance. La vivre comme une malédiction, quelque chose
comme un malheur qui frapperait l’individu ou l’humanité moderne,
revient à y voir une privation irréparable, la perte des certitudes et des
repères traditionnels qui donnent à toute chose, et tout particulièrement
à l’être humain et à l’individu, une forme, une nature, une identité
stables, une place et un statut défini dans un ordre essentiel des choses
et du monde. En faire une aspiration, au contraire, c’est se donner pour
but un rapport au monde débarrassé, désencombré, des conventions et
des attributs superflus qui s’opposent, comme autant d’entraves, à un
commerce plus authentique avec les êtres, les choses, ou avec Dieu. Le
modèle en est la via negativa, historiquement illustrée par la théologie
négative. Y voir une chance, enfin, c’est partager avec ceux qui en font une
aspiration, une espèce d’optimisme qui se détourne de tout ressentiment
et vise à y puiser de nouvelles possibilités encore inexplorées, et pour ainsi
dire à construire.
Avant-propos
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Dans le roman de Musil, ces trois options se conjuguent de diverses
manières et s’exemplifient en plusieurs variantes. Le souci de pureté qui
anime la cousine d’Ulrich, Diotime, ainsi qu’Arnheim, quoique de façon
plus équivoque, répond en même temps à la première et à la deuxième
option. En revanche, l’esprit d’expérimentation qui anime Ulrich participe
à la fois de la deuxième et de la troisième. Il y a, bien sûr, dans L’Homme
sans qualités, d’autres personnages qui gagneraient à être compris sous cet
éclairage. Mais je n’entends pas entrer ici dans un commentaire des bénéfices que l’on pourrait en tirer pour une intelligence du roman. Ce que
j’en ai retenu concerne davantage les alternatives que ce modèle définit,
les symptômes qui s’y manifestent, et les aspects qui me semblent pouvoir
leur être rattachés dans l’art du XXe siècle et dans la constellation des idées
qui lui sont de près ou de loin associées. 2
Telles sont les raisons pour lesquelles j’ai choisi de parler d’« Art sans
qualités » et d’en faire le titre de ce livre ; non pas, comme on aurait tort
de le croire, pour exprimer je ne sais quel jugement de valeur : l’absence de
qualités n’a rien à voir ici avec une absence de prix, sinon en cela que l’art
ne possède en lui-même, de manière intrinsèque, aucun prix, pas plus
qu’aucun attribut, aucune propriété, fût-elle séparable de nos évaluations,
que nous aurions quelque chance de discerner et de prédiquer en connaissance de cause. Autrement dit, ce que marque l’absence de qualités, dans
ce cas précis, est à peu près l’équivalent de ce que Musil appelait l’amorphisme humain 3, la vanité d’une essence présumée, quelque chose comme
une ontologie neutre pouvant également rappeler ce que Pascal écrivait à
propos du Moi. Une telle ontologie neutre, forcément paradoxale, apporte
toutefois sa récompense en argent comptant, sous la forme de quelques
lumières auxquelles je me contenterai de faire rapidement allusion ici.
&
Ayant parlé de « prix », pour indiquer que l’une des prémisses majeures
de ce livre réside dans le refus d’attribuer aux œuvres d’art des propriétés
objectives intrinsèques, je ne peux totalement ignorer les discussions qui,
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L’Art sans qualités
comme on le voit aujourd’hui, s’attaquent à la question des critères et à
celle des évaluations qui touchent à l’art et auxquelles il se prête. Pas plus
que je ne peux oublier les évaluations qui se pratiquent, en termes de
valeur d’échange, sur le marché de l’art. Sur le premier point, la position
anti-essentialiste que je revendique complique – à moins qu’elle ne la
simplifie – la question des critères et des évaluations, à supposer du moins
qu’il faille s’en remettre à des conditions qui ne soient ni subjectives ni
conventionnelles et institutionnelles. Cette question est délibérément laissée de côté dans ce qui suit. Comment, toutefois, ne pas remarquer, en
passant, que le problème concerné a peu de chances de trouver une solution dans une réhabilitation, aussi sophistiquée soit-elle, des ressources de
l’essentialisme, pas plus que dans une alternative empiriste susceptible de
faire appel à des causes ou à des dispositions ? Ce que ces deux voies présentent à mes yeux d’improbable donne un sens au subjectivisme que
revendiquent aujourd’hui plusieurs auteurs 4 ; mais le rôle et le statut de la
critique, au regard de nos évaluations, ne s’en pose qu’avec d’autant plus
d’acuité. Le subjectivisme ne peut se recommander que du droit de chacun
à juger librement de ce qu’il tient pour digne d’intérêt. Mais, comme
Kant l’a peut-être bien vu, ce « droit » pose à lui seul la question de savoir
jusqu’à quel point il n’est pas investi d’une prétention liée à de tout autres
présuppositions. D’autre part, le subjectivisme laisse intacte la question de
savoir ce que nos appréciations, voire nos émotions, doivent elles-mêmes
à nos jeux de langage, ou en tout cas à ce que nous partageons avec
d’autres. Question complexe, certes, mais qui montre aussi en quoi les
discussions esthétiques ne sauraient avoir, à elles seules, le dernier mot 5.
Quant à la dimension proprement marchande de la valeur des œuvres
d’art, autrement dit leur prix, on peut se demander si ce qu’il y entre de
fluctuant, et de littéralement extraordinaire pour la plupart des gens qui
dépensent autrement leur argent, ne pourrait pas avoir quelque rapport
avec une sorte de reconnaissance implicite de leur « absence de qualité ».
L’art partage avec l’argent ce statut particulier que Marx situait au cœur
du fétichisme de la marchandise, de ne rien posséder en propre, sinon cette
dimension d’équivalent que l’argent possède symboliquement plus que
tout autre chose, et qui induit de ce fait les comportements que l’on sait.
Avant-propos
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Non pas seulement ces comportements de possession qui peuvent aussi
bien conduire à thésauriser des valeurs fiduciaires que des œuvres d’art, en
les enfermant dans des coffres, mais ceux qui conduisent à en faire un
objet d’échange et de spéculation dont on voit bien qu’il est à son contenu
ou à ses propriétés artistiques présumées ce que la valeur d’échange est à
la valeur d’usage.
Curieusement, ces aspects rapidement évoqués de la circulation des
œuvres d’art, étroitement liée à la circulation des capitaux, justifient à de
multiples égards des motifs de perplexité que je qualifierai d’ontologiques.
Comme le suggèrent les situations créées par l’existence de faux, sur le
marché de l’art, les problèmes de l’identité des œuvres d’art se conjuguent,
de façon ambiguë, aux résistances que manifestent les institutions de l’art
et les intérêts auxquels elles sont liées dans tous les cas de doute sur l’authenticité. D’un autre côté, les fluctuations qui se manifestent plus particulièrement sur le marché de l’art contemporain attestent de l’incapacité
où l’on est d’articuler de façon satisfaisante, dans tous les sens du terme,
les exigences du marché et les réquisits d’une ontologie conséquente des
œuvres d’art. Du reste, à s’en tenir à ce qu’évoque ce seul mot, et abstraction faite de tout postulat ontologique non soumis à examen, les œuvres
qui sont l’objet d’enchères dépassant l’imagination et n’ayant plus rien à
voir avec ce que nous en attendons ordinairement sont-elles encore de
l’art ? Nelson Goodman pensait qu’un Rembrandt utilisé pour boucher
une fenêtre, bien que détourné de son usage, était encore un tableau et ce
que l’on appelle une œuvre d’art. Quels sont exactement les préjugés qui
nous empêchent de penser qu’un tableau dans un coffre-fort ou une
œuvre achetée au titre d’un investissement n’est plus de l’art ? Ses qualités,
bien sûr. Mais que sont ces qualités prêtées à des objets qui en sont,
comme objets, objectivement dépourvues ?
Cette question rejoint l’une des hypothèses qui sont à l’origine de cet
essai. Car, comme le suggèrent les trois possibilités que j’ai précédemment
retenues, afin d’illustrer les options sur lesquelles s’ouvre l’Eigenschaftslosigkeit dans le roman de Musil, les voies dans lesquelles l’art du XXe siècle
s’est engagé, au moins pour une grande partie d’entre elles, peuvent être
considérées comme autant de variantes d’une situation dont l’Eigen-
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L’Art sans qualités
schaftslosigkeit est pour ainsi dire la matrice. Comme on le verra, Ulrich,
Diotime, Arnheim, les personnages de L’Homme sans qualités, en sont les
paradigmes, que ce soit dans leur dimension soustractive, accumulative
ou expérimentale, car l’absence de qualités s’ouvre indifféremment sur
chacune de ces dimensions – et sans doute sur bien d’autres encore. Ces
paradigmes s’illustrent dans une indétermination qui préside à la « nécessité intérieure », pour reprendre l’expression de Kandinsky, qui fut jadis l’un
des thèmes dominants de l’abstraction picturale, mais elle s’illustre aussi
bien, simple affaire d’équation, dans des œuvres où l’indétermination a
rang de principe, ou dans celles qui ouvrent et referment alternativement
l’espace, pour ainsi dire, et jouent ainsi sur des opérations de pli, de
repli et de dépli, du cubisme, aux performances, aux installations ou aux
compressions.
Si une chose se manifeste, dans tout cela, qui est comme un corrélat
de l’Eigenschaftslosigeit ou, si l’on préfère, de la non essentialité de l’art,
c’est ce qu’il doit à des conditions qui paraîtraient extrinsèques s’il fallait
s’en tenir aux stricts partages que le paradigme et la structure de la vision,
associés à ce qui apparentait les œuvres à un statut d’objet, ont longtemps
privilégié. En vérité, comme nous tenterons de le voir, ces conditions sont
présentes, en permanence, dans l’expérience esthétique et les conditions
pragmatiques du fonctionnement des œuvres, ainsi que dans ce qu’il nous
faut bien concevoir comme appartenant à ce qu’elles sont effectivement au
regard de nos comportements et de nos pratiques. L’un des aspects les plus
remarquables de l’art du XXe siècle, comme le suggèrent plus particulièrement le land-art, la pratique des installations, et plus généralement les
formes particulières de réversibilité de l’espace ou de requalification esthétique ou ludique de l’espace ordinaire avec lesquelles une partie de l’art
contemporain nous a familiarisés, me paraît être une exemplification des
conditions à la fois extrinsèques et intrinsèques, transactionnelles, pour
être plus exact, qui entrent dans notre concept même d’art. C’est dire à
quelles reconceptions l’art nous invite, là où il se montre le plus inventif
et le plus philosophiquement riche, en un sens qui n’a toutefois pas
grand-chose à voir avec le prêt-à-porter. 6
1. Emblèmes du vide
J’ai vu fréquemment des peintures de Picasso changer d’aspect entièrement en cours d’élaboration, comme si plusieurs images mentales
s’étaient disputé l’honneur de naître à l’existence matérielle.
Daniel-Henry KAHNWEILER
Comme le vague ou l’aléatoire, l’indéterminé n’occupe pas seulement
la place marginale et accidentelle que nos traditions intellectuelles lui ont
apparemment réservée. En art, en philosophie ou dans les sciences, il
marque, comme pour en maintenir la mémoire, la contingence de nos
constructions les plus achevées ou de nos convictions les plus définitives.
Le sublime, au XVIIIe siècle, en fut une figure remarquable, inattendue,
dont Kant a pressenti toute l’ambivalence en lui frayant cependant une
voie que les romantiques ont approfondie et faussement domestiquée en
l’associant à celle de l’infini. Parce qu’il joue sur les limites, la mesure et
jusqu’à la possibilité d’une forme, le sublime relativise les normes de la
représentation et de l’art ; il dit aussi la vanité des principes autour desquels
nous forgeons une image une et définitivement articulée du monde.
Sous cet aspect, il se conjugue aux découvertes et aux idées qui, dans la
science du XIXe et du XXe siècle, des équations de la thermodynamique au
principe d’entropie et aux relations d’incertitude de Heisenberg, ont
donné à l’indétermination une troublante notoriété. Dans le cas de l’art
comme dans celui de la science, une certaine image du monde, peut-être
du bien, s’est ainsi fragilisée, débouchant sur des craintes, une inquiétude
ou une exaltation dont le tournant du siècle, à la charnière du roman-
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L’Art sans qualités
tisme, du scepticisme moderne et des avant-gardes, a offert de singulières
illustrations.
La pureté du vide et la parenté des contraires
Il y a au moins un philosophe dont l’œuvre, à ce sujet, associe les
intuitions de l’art et les révélations de la science. Avec Nietzsche, les
convictions dont notre tradition intellectuelle s’était jusqu’alors nourrie
ont été brutalement mises à l’épreuve du nihilisme et des valeurs qui
appartiennent à notre histoire. La Naissance de la tragédie, à travers la
figure du dieu Dionysos et des « exaltés » (Schwärmer) qui en célèbrent les
métamorphoses, révèle le contraste, voire le dilemme, autour duquel
s’établissent les contours de la « modernité » 1. Dans le double paradigme
de l’apollinien et du dionysiaque, l’histoire de notre art et de notre métaphysique se mêle à une indétermination plus fondamentale qu’elle n’a
peut-être jamais cessé, à la fois, de domestiquer et de présupposer.
Je n’entends pas m’attarder sur le tableau « fin de siècle » dont
Nietzsche fut certainement une figure dominante et significativement
influente, comme le montre l’importance que lui ont accordé artistes et
écrivains. Néanmoins, l’indétermination qu’on voit s’y dessiner – associée
aux « découvertes » auxquelles il a été fait allusion (il faudrait également
parler de Darwin et de bien d’autres choses) – apparaît dans son œuvre
comme le point paradigmatique à partir duquel il devient permis de lire
notre histoire, et peut-être de comprendre les hésitations, les ambiguïtés,
voire les contradictions de celle qui va suivre. C’est ce que j’aimerais
d’abord montrer en me limitant cependant à des fragments d’histoire
centrés sur des chapitres de l’art et de l’esthétique qui nous sont proches.
Deux idées me semblent retenir l’attention. D’une part, comme la
musique permet aisément de s’en convaincre, une large part de l’évolution
artistique du siècle qui s’achève se singularise en ceci que l’indéterminé y
a acquis un rang significatif dans la construction, pour ne pas dire dans la
structure même des œuvres. De la gamme harmonique au dodécaphonisme et au type d’extension et de bouleversement que l’espace sonore a
Emblèmes du vide
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connu avec John Cage ou avec Pierre Schaeffer, on en trouve d’évidentes
illustrations 2. En même temps, de manière plus générale, l’histoire récente
de l’art me semble s’être illustrée dans diverses alternatives dont la condition, le socle implicite ou l’horizon sous-jacent entrent en rapport avec
une indétermination dont on ne saisit pas spontanément la signification,
mais qui n’en éclaire peut-être pas moins les choix surprenants, ambigus
et parfois antinomiques de notre horizon artistique et intellectuel.
L’idée de « post-modernité » en offre un exemple immédiat, y compris,
bien entendu, dans ses réalisations architecturales. La « liberté d’indifférence » duchampienne peut aussi en offrir une image instructive, jusque
dans les interprétations qui sont parfois données de ce que Duchamp
lui-même en a fait, comme lorsqu’on attribue par exemple à « Fontaine »
des qualités esthétiques liées à la couleur ou au matériau, autrement dit
lorsqu’on se refuse à admettre – ce qu’il y a en effet de plus difficile, peutêtre – que rien ne qualifie l’objet considéré, en tant qu’objet, à être ce que
Duchamp en a fait 3. Dans une large mesure, cette situation est liée à la
coexistence de deux attitudes ou de deux types d’attente que suscitent
désormais les objets à vocation esthétique, et qui s’illustre aussi bien dans
l’existence de deux publics, dans les choix syncrétiques que les acteurs du
monde de l’art ou les politiques, lorsqu’ils sont habiles, tendent à privilégier, que dans les confusions dont témoignent certaines initiatives comme
celle qui devrait donner naissance à un musée des « arts premiers ». Ce
dernier cas est à tous égards exemplaire en ce qu’il témoigne d’une
propension au mélange, apte à se parer de toutes les vertus, y compris sur
le plan intellectuel, quoique littéralement indécidable, à ceci près que la
décision a déjà été prise, avant même que l’on se soit assuré que tout cela
avait bien un sens. Bien entendu, il faut aussi prendre la mesure de tout
ce que le concept moderne de « culture » est à même d’absorber et des
intérêts que peuvent y trouver tous ceux qui sont en mal d’image, de
sens ou de je ne sais quel salut. Le langage des décideurs en témoigne : la
« culture » s’y substitue à l’art en lui cédant ses pouvoirs de métamorphose
et ses bienfaits : la culture est partout, la créativité est en passe de gagner
tous les domaines et les secteurs d’activité. Alléluia !
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L’Art sans qualités
J’ai prononcé plus haut le nom de Nietzsche. Ces quelques remarques
nous en éloignent. En revanche, elles nous placent au voisinage de l’auteur
à qui ce livre doit son titre, et de ce que son œuvre me paraît suggérer
pour un grand nombre de questions qui touchent précisément à l’art et à
la culture. De tous les écrivains de son temps, Musil est certainement,
celui qui a sciemment attribué à la figure de l’indéterminé un rôle crucial
dans son œuvre, tant sur un plan littéraire que philosophique. La notion
majeure à laquelle Musil confie ce rôle est celle d’Eigenschafts-losigkeit ou,
si l’on veut, de « sans qualitude », comme on le dit parfois. Littérairement
parlant, cette notion est au cœur des renvois et des jeux proprement
caméléonesques que met en œuvre L’Homme sans qualités 4. L’absence de
qualités, c’est-à-dire d’attributs ou de propriétés essentielles, et qui pourraient réellement être tenus pour propres (eigen), est ce qui donne à une
indétermination apparemment indépassable, et qui n’a même pas la signification d’un fondement, la place vide du moi, avec une force et une cohérence dont il n’y a pas d’exemple ailleurs. Musil a poussé jusqu’au bout
– philosophiquement et esthétiquement – plusieurs intuitions qui furent
celles de Nietzsche, en prenant congé des préjugés que celui-ci, contre
toute attente, avait hérités de la philosophie et de la philologie allemande.
Musil, mieux que Nietzsche, nous a donné les moyens de comprendre, un
peu plus clairement que cela n’avait été le cas jusque-là, ce qui nous est
arrivé depuis que nous avons perdu foi en la raison 5.
Sur ce point, l’indétermination, à travers la place qu’elle prend dans
L’Homme sans qualités, apporte un double éclairage. Elle est au principe
de ce que Ulrich, dans le roman, appelle un monde de « qualités sans
homme », autrement dit d’un monde dé-essentialisé, dé-substantialisé, dont
Ulrich est la figure paradigmatique, tout comme la « Cacanie », parfaitement exemplaire en cela 6. D’autre part, un tel « monde », en raison de ce
qui lui fait défaut – une essence déterminée, autant qu’une substance
définie – se produit sur un mode qui est celui d’une absence de forme et
d’une complexité proprement déconcertante qui justifie les paradoxes les
plus inqualifiables et les comportements les plus extravagants.
Emblèmes du vide
19
Deux paradigmes en miroir y conjuguent à merveille leur rôle respectif,
illustrés par Diotime et Ulrich, baptisés cousins pour la circonstance.
Diotime, âme pure et pour ainsi dire désincarnée, illustre à sa façon la
« sans qualitude », par une spiritualité dont la pureté épouse ironiquement
la forme du vide. Ulrich, son cousin, en offre une autre illustration,
parente en un sens, sauf en ceci que l’indétermination à laquelle il souscrit en optant pour le seul possible le place à une distance appréciable des
convictions brûlantes de sa cousine, convictions dont il s’amuse, bien
qu’elles paraissent parfois l’attendrir. Le roman de Musil joue en permanence sur ce contraste et cette complémentarité.
Mais ce roman est un roman, comme son auteur semble l’avoir parfois
regretté ; à ce titre, il associe tant bien que mal à la fable proprement dite,
ou à ce qui en tient lieu, des types et des schèmes auxquels Musil, comme
il ne s’en est jamais caché, associait une plus grande portée. Aussi peut-on
y puiser plus d’une suggestion, à des fins qui ne sont nullement de
commentaire, et qui visent à placer sous leur éclairage des situations artistiques, culturelles et intellectuelles dont Musil ne s’est pas lui-même
soucié. Ma conviction, à cet égard, est à peu près la suivante : sous plus
d’un aspect, la situation que décrit Musil dans L’Homme sans qualités, celle
de l’Empire austro-hongrois à la veille de la Première guerre mondiale, est
emblématique des courants et des tendances qui traversent, de façon
parfois paradoxale et enchevêtrée, l’histoire de l’art du XXe siècle. Cette
thèse n’est pas à proprement parler historique, ce en quoi j’aurais scrupule
à revendiquer quelque compétence. J’y vois plutôt une façon d’étendre le
genre de compréhension que la littérature est en mesure de nous offrir,
pour toutes sortes de questions qui appartiennent désormais aux
« mondes » qu’elle embrasse, à une description « partielle » d’aspects ayant
la valeur de ce que Musil lui-même appelait justement des « symptômes ».
Sous ce rapport, les deux figures complémentaires d’Ulrich et de
Diotime peuvent se voir attribuer une fonction paradigmatique dont le
principe peut être considéré comme le suivant. L’âme pure, c’est-à-dire
la pure intériorité – le pur esprit dont se moque Ulrich et qui plonge le
merveilleux Général Stumm von Bordwehr dans d’authentiques abîmes
de perplexité – est symétrique à l’absence de qualités (Eigenschaftslosigkeit)
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L’Art sans qualités
qui constitue la notion centrale du livre et en dessine la structure à la fois
ouverte et indéterminée. Comme le suggère en effet un passage du roman,
« L’Esprit, combiné avec autre chose est ce qu’il y a de plus répandu au
monde. « L’esprit de fidélité », « l’esprit d’amour », un « esprit viril » […]
Mais quand l’esprit demeure tout seul, substantif nu, glabre comme un
fantôme à qui l’on aimerait prêter un suaire, qu’en est-il donc ? […] Où
est-il parti ? Où est-il, qu’est-il ? Peut-être se formerait-il autour de ce mot
« esprit », si l’on en savait davantage, un cercle de silence angoissé » 7. La
seule différence, s’il y en a une, est une différence de « point de vue » dont
l’importance est tout à fait décisive dans le roman, puisqu’elle permet de
mettre en œuvre les ressources de l’art romanesque, ou ce qu’il en reste,
tout en en révélant implicitement la nature.
Pascal, on s’en souvient, avait suggéré quelque chose de semblable dans
les termes suivants : « Celui qui aime quelqu’un à cause de sa beauté, l’aimet-il ? Non : car la petite vérole, qui tuera la beauté sans tuer la personne, fera
qu’il ne l’aimera plus. Et si on m’aime pour mon jugement, pour ma
mémoire, m’aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me
perdre moi-même. Où est donc ce moi, s’il n’est ni dans le corps ni dans
l’âme ? Et comment aimer le corps ou l’âme, sinon pour ces qualités qui ne
sont point ce qui fait le moi, puisqu’elles sont périssables ? »
Cette énigme, qui retenait l’attention du philosophe dans les Pensées,
peut être considérée sous un double aspect métaphysique et historique.
Sur un plan strictement métaphysique, ou plus précisément ontologique,
il y va des propriétés constitutives et substantielles du moi – ou encore de
ses attributs. La notion du sujet, si fermement ancrée dans notre tradition
philosophique s’est heurtée, comme on sait, à un ensemble de contestations
radicales visant à en montrer l’inanité, comme cela se manifeste clairement chez Mach, auteur familier à Musil et aux écrivains viennois. Pour
Mach, le moi n’était qu’un agrégat de sensations dont la seule « réalité »
était d’ordre fonctionnel 8. Pour lui comme pour plusieurs écrivains ou
philosophes qui en furent également convaincus, le moi n’existait pas
substantiellement ! Seules existaient des « qualités » (Eigenschaften) – des
« éléments », dans le langage de Mach – mais ces qualités n’étant pas
considérées comme des « propres », elles ne pouvaient être apparentées à
Emblèmes du vide
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des qualifications essentielles, si bien que leurs regroupements devenaient
subordonnés à des possibilités contingentes, éventuellement calculables,
mais selon le seul principe de l’« Inharmonie préétablie », aux termes duquel
« les limites et l’inconstance des idées et des sentiments, leur vanité, le lien
mystérieux et trompeur entre leur sens et l’apparition de son contraire,
tout cela, avec bien d’autres phénomènes semblables, est donné sous
forme de conséquence naturelle dès qu’on admet que telle chose est
aussi possible que telle autre. 9 » Cette formulation est musilienne. On ne
trouvera rien de tel chez Mach, mais on peut y voir une illustration des
raisons pour lesquelles l’absence de qualités est solidaire d’une indétermination dont les conséquences peuvent paraître désastreuses sur un triple
plan esthétique, éthique ou moral.
D’un point de vue plus spécifiquement historique, les choses se présentent toutefois de façon un peu différente. On a généralement l’habitude de
penser que l’évolution des sociétés modernes s’est accompagnée d’effets
déstructurants, voire destructeurs, dont un des principaux ressorts a été
une égalisation des différences, accentuée par un conformisme que les
sociétés marchandes ont à la fois illusoirement compensé et renforcé par
des conduites de consommation dont le champ d’application n’a cessé de
s’étendre. La « rationalisation » que Max Weber considérait comme un
trait caractéristique des sociétés modernes en est l’aspect le plus élémentaire et le plus visible ; on lui doit, des formes d’ordres ou de « rapports
objectifs », comme le suggérait Musil, qui présupposent une désubstantialisation et une déstructuration des éléments traditionnels de la vie en
commun, autant que de l’espace ou du temps, souvent ressenties par les
individus comme une menace ou une perte identitaire dont les villes
sont symboliquement le théâtre, et dont elles paraissent alternativement
célébrer le sacrifice dans la frénésie ou la violence. Le tableau musilien de
la Cacanie en est une image ; l’« absence de qualités » qui en constitue la
toile de fond se concentre dans le portrait que Walter propose d’Ulrich
lorsque l’idée lui vient de voir en lui un « homme sans qualités », c’està-dire un spécimen de cet homme des foules auquel s’intéressaient alors
Gabriel Tarde, Gustave Le Bon ou Sigmund Freud.
22
L’Art sans qualités
Entre le sublime et l’ordinaire, l’art et le non-art
Que l’on en juge en se plaçant sur un plan métaphysique ou historique,
tout se passe comme si les principes qui assuraient une identité à l’individu,
au moins jusqu’à une période assez proche, et qui soustrayaient simultanément le monde à la contingence et à l’indétermination – voire au chaos –
étaient désormais de la compétence des mathématiques et laissaient entrevoir deux possibilités, qui ne sont peut-être, après tout, que deux variantes
de la même situation. Une première possibilité consiste à opposer à la dissolution généralisée des principes qui apportaient au « monde » une garantie
de « solidité » une entreprise héroïque de résistance et de restauration ou de
sauvetage de l’Âme ou de l’Esprit, comme si la pureté en assurait la sublimité, donc la supériorité, et par conséquent la « nécessité ».
Dans L’Homme sans qualités, sur un mode ironique, pour ne pas dire
bouffon, Diotime, Arnheim et la plupart des protagonistes de l’Action
parallèle expriment avec ardeur le sentiment de cette nécessité 10. Pour
l’essentiel, l’effort dans lequel ils sont engagés repose sur un processus à la
fois cumulatif et négatif dont l’amour est à la fois l’organe et le joyau,
même si la sexologie finit par offrir à Diotime un remède à ses improbables
aspirations 11. Le fait que les sentiments dont Diotime est si profondément
remuée soient manifestement sans objet – pas seulement parce qu’un corps
leur fait défaut – renvoie au manque que définit l’absence de qualités, et
surtout à une analogie que signale, dans les deux cas, la via negativa dans
laquelle, en définitive, Ulrich et Agathe sont eux aussi engagés.
Dans le cas d’Ulrich, cette via negativa est présente dans le choix de ce
qu’il appelle le « sens du possible 12 » ; elle est aussi ce qui le pousse, dans
la seconde partie du roman, à se tourner vers la mystique et à rechercher
dans un ultime sacrifice du moi un moyen d’entrer en d’autres rapports
avec le monde.
Pour Diotime, engagée dans une autre quête spirituelle, cette voie est
celle qui tend à expulser des sentiments toute impureté, et par conséquent
toute détermination réelle, au nom d’un état qui accomplirait l’idéal d’un
sentiment sans tache. D’Ulrich à Diotime, en passant par Arnheim,
Agathe, Clarisse ou d’autres personnages du roman, nous avons affaire à
Emblèmes du vide
23
un jeu de miroirs dont les axes de symétrie renvoient dos à dos la spiritualité illustrée par Diotime et ses admirateurs et l’abstraction de la vie
qu’Ulrich intègre à la sienne jusqu’à ne plus avoir d’autre « qualité » que
les possibilités indéfinies qui se conjuguent en lui, sans en exclure ou en
retenir aucune en propre.
Des effets liés à cet état de chose, le roman de Musil est abondamment
nourri. Un aspect intéressant de la complémentarité dont les personnages
d’Ulrich et de Diotime permettent de cerner les contours tient à ce que
les deux figures d’apparence rivale qui s’incarnent en eux peuvent significativement être rapprochées d’un ensemble de faits qui en sont comme
des variantes dans l’évolution générale de l’art depuis la fin du XIXe siècle.
Prenons-en rapidement un exemple emprunté à l’histoire du modernisme
et aux points de rupture qui marquent la situation de l’art contemporain,
avant d’en étudier plus précisément quelques aspects majeurs dans le
chapitre suivant.
Généralement, lorsqu’on s’attache à retracer le développement de
l’abstraction picturale, on insiste sur les processus et les choix à la faveur
desquels des peintres comme Mondrian, Malevitch ou Kandinsky, pour
ne citer qu’eux, ont abandonné tout souci de « représentation ». La mise
en question de la représentation, et par conséquent de la figuration, est
sans aucun doute liée au développement de l’abstraction picturale, mais
l’un de ses motifs les plus puissants en a été, comme les trois exemples
cités permettent aisément de s’en convaincre, un fort élan spirituel qui
adopte très précisément les formes d’une voie négative, tant sur le plan de
la pensée que sur le plan strictement pictural.
Sans un tel élan, tel qu’on peut en apprécier l’ampleur chez les trois
peintres cités, il n’y aurait probablement pas eu d’abstraction – il me
semble que c’est l’une des choses qui sépare fondamentalement les pionniers de l’abstraction des peintres cubistes, par exemple. Mais ce qu’il est
opportun d’en retenir, dans le cas présent, c’est que l’art qui en est issu est
un art dont les ressources spirituelles sont liées à un processus soustractif
et à une quête de la pureté dans laquelle il me semble permis d’apercevoir
la contrepartie d’une indétermination qui est au cœur de l’art ou du moins
de ce qui le constitue historiquement.
24
L’Art sans qualités
On sait, en effet, que l’abstraction picturale a trouvé dans l’expressionnisme abstrait un important prolongement et, d’une certaine manière,
l’éclat de ses derniers feux. Jusqu’au color field painting, l’idée que la
peinture devait se donner pour but l’expression d’une pureté proprement
intérieure et supposée s’achever, comme le pensait Greenberg, dans un
geste aussi proche que possible de l’essence même de la peinture, cette
idée a dominé la conception moderniste de l’art 13. Or, sous ce rapport, le
modernisme a eu pour alternative un refus de l’essentialisme artistique qui
a trouvé un moyen et une issue – dans le sillage de Duchamp et de Dada,
il est vrai – dans le pop art, avec Andy Wahrol ou Roy Lichtenberg, ainsi
que dans le minimalisme, avec des artistes comme Robert Morris ou
Donald Judd 14. Cette alternative fut elle-même l’effet, d’une « dés-essentialisation » de l’art et des œuvres d’art, c’est-à-dire, comme le suggèrent
diverses expressions utilisées par la critique, l’effet d’un geste plongeant
dans l’indétermination à la fois les frontières qui séparent ordinairement
les œuvres d’art des simples objets ordinaires et les frontières entre les arts.
Autrement dit, l’art du XXe siècle, à la faveur de ce qui s’est produit dans
les années 1960, nous a fait assister à l’émergence consciente de ce que
l’on peut appeler un « art sans qualités », au sens où les « propriétés » – les
Eigenschaften – qui qualifiaient jusqu’alors les œuvres d’art et les arts dans
leur champ de compétence spécifique, sont devenues dès lors partageables, contingentes, ouvertes à des variations contextuelles auxquelles il
devenait sans doute désormais vain de vouloir fixer les limites. Dès lors,
l’histoire de l’art s’est ouverte sur une indétermination que l’on pourrait
dire « fondamentale » si ce mot lui-même ne prêtait à confusion, puisque
le double paradigme qui en commande les contours se situe à la lisière de
l’art et du non-art, comme si les choix esthétiques que cette situation
semble présupposer ne permettaient plus de faire appel à quelque critère
qui fût encore visible, physique ou perceptuel 15.
La leçon qu’il me semble pouvoir tirer de ces aperçus nous ramène
ainsi à Musil et à L’Homme sans qualités. Tout ce qu’il peut y avoir d’indéterminé dans le héros paradigmatique du roman entre aussi, symptomatiquement, dans les productions en apparence les plus hautes et les
plus sublimes de l’esprit, celles que nous avons précisément coutume de
Emblèmes du vide
25
soustraire à la contingence ou aux imperfections des péripéties et des
productions mineures de notre histoire 16. Les rapides exemples précédemment empruntés à la peinture nous ont permis, jusqu’ici, d’en entrevoir le sens. Ce qu’il y a d’exemplaire, dans tout cela, c’est que le genre
d’« abandon », dont l’usage du terme art est aujourd’hui l’indice, semble
quelquefois s’ouvrir sur un horizon que la tradition orientale a davantage
privilégié dans sa vision de l’art. Cet horizon est aussi celui de l’indéterminé, mais en un sens plus innocent que celui qui nous a laissé, selon
certains, dans un insupportable dénuement. Peut-être y trouverons-nous
l’occasion de nous rappeler que l’art présuppose le silence, au sens où Cage
employait ce mot, en désignant ainsi non pas quelque néant sonore, mais
l’indétermination sonore que la musique récuse en lui substituant son
ordre et sa syntaxe 17.
Wittgenstein, comme Dewey, pensait que l’expérience esthétique ne
serait pas pensable indépendamment des innombrables formes de l’expérience qui, dans tout jeu de langage, font entendre d’autres jeux de
langage 18. Ce fond indéterminé, où tout n’est que possible, n’est pas seulement le lieu d’émergence de l’art. Il me paraît également apporter la
réponse la plus importante et la plus opportune qu’une partie de l’art
contemporain substitue à la structure soustractive de l’art moderniste et à
la pureté des avant-gardes, ou encore, si l’on veut, l’issue conséquente
d’une histoire qui n’en finit pas de bégayer ou d’en finir. Je ne me risquerai
certainement pas à quelque pronostic sur ce chapitre. Cet art, s’il est, pour
une large part, un « art sans qualités », au sens que Musil a donné à cette
expression, est aussi un art caméléonesque, apparemment livré aux aléas
de la subjectivité et de la « relation esthétique ». Mais ce qu’il y a en elle
d’indéterminé, elle ne le doit pas aux incertitudes du sujet ou à quelque
autre cause semblable ; elle le doit bien davantage, comme nous tenterons
de le voir plus loin, à la nature des présuppositions qui placent tout art ou
toute œuvre d’art en relation avec un environnement – proche ou lointain – non artistique, ou avec ce que Nelson Goodman se représentait
comme les conditions mêmes du fonctionnement esthétique des objets :
activation ou implémentation, pour reprendre ses propres termes 19. Pour
en terminer avec les exemples qui m’ont fourni mon point de départ, on
26
L’Art sans qualités
peut dire que la figure d’Ulrich, dans L’Homme sans qualités, en constitue
aussi une illustration, du genre de celle que seul le roman est peut-être en
mesure de fournir. Car quelle est, si je puis dire, l’ontologie d’Ulrich ? Il
n’est pas bien difficile de voir que le personnage de Musil est fait de tous
les autres personnages et d’aucun, que sa particularité est de ne pas en
avoir, non pas au sens où il serait à proprement parler privé de qualités,
mais au sens où aucune ne lui appartenant en propre, il les possède
virtuellement toutes. Telles sont aussi ses vertus, et telles me semblent être
celles de ce que l’on continue à appeler « art », et que l’art contemporain,
à sa manière, dans ce qui l’oppose aux orthodoxies des avant-gardes, nous
rappelle opportunément, au même titre que la littérature ou la poésie, de
manière ambiguë, dans ses ambitions ou ses hésitations équivoques entre
l’aspiration à une langue pure et sa fascination pour l’ordinaire.
2 . La nécessité intérieure
Les yeux ne s’attachent qu’à ce qui est concret. C’est là que
l’oreille est supérieure.
Arnold SCHÖNBERG
Les réflexions développées jusqu’ici paraîtront peut-être déboucher
sur une forme de relativisme toujours difficile à admettre. Au regard des
questions qui se sont imposées jusqu’à présent à notre attention, les perspectives qui occupent un bon nombre d’esprits contemporains témoignent
du souci affirmé de ne pas abandonner au subjectivisme le statut de l’art
et des œuvres d’art. Rien ne dit, toutefois, comme nous essayerons de
le voir plus loin, qu’elles ne continuent pas d’épouser les débats autour
desquels s’est constituée une vision qui renvoie en permanence, pour ainsi
dire dos à dos, l’esthétique et la philosophie de l’art 1.
Les ambitions ou les débats proprement artistiques peuvent certes
paraître épargnés par les combats que se livrent les chercheurs ou les faiseurs
d’idées dans les couloirs sans fin de l’« Action parallèle » que l’histoire leur
a généreusement ouverts dans la période moderne. Comme le suggère
toutefois le règne universel de la doxa, il n’est pas aussi sûr que dans le
train de l’histoire les artistes voyagent en compartiments réservés. Une
partie des développements que l’art a connus au cours du XXe siècle, tout
particulièrement dans la période récente, se conjugue à plusieurs égards
aux débats que les problèmes d’une « définition » de l’art, par exemple,
ont vu naître, ainsi qu’à ceux qui ont marqué la discussion sur les avantgardes ou les polémiques plus récentes autour de l’« art contemporain 2 ».
28
L’Art sans qualités
Il ne me paraît pas indispensable de me demander ici à quoi tient la forme
récurrente d’échange qui privilégie tantôt une définition des œuvres,
tantôt les formes de l’expérience, tantôt l’artistique, tantôt l’esthétique.
J’essayerai plutôt d’en éclairer quelques aspects à partir d’exemples dont le
rôle a été influent dans la conception moderniste de l’art et qui me semblent
projeter une lumière intéressante sur les enjeux et les présupposés de ces
échanges brouillons. Conformément aux lignes directrices esquissées dans
le premier chapitre, je me tournerai de préférence, afin d’en illustrer un
aspect majeur, vers une partie des convictions qui ont engagé la création
artistique dans une recherche dont la pureté et l’intériorité ont été les axes
paradigmatiques.
La pureté dans l’abstraction picturale
Il existe une ontologie immanente et circonstancielle des œuvres d’art ;
les propriétés qui leur sont attribuées dans un contexte social, culturel et
artistique donné, par les artistes, autant que par le public, la critique, et
par tous ceux qui remplissent un rôle dans le « monde de l’art » en font
éminemment partie. Ces « propriétés » entrent naturellement dans nos
définitions de l’art, et il est souvent difficile de les distinguer des propriétés
de source ou de signification différente. Le type d’ontologie qui en est
solidaire a joué un rôle significatif pour les ambitions qui ont conduit un
grand nombre d’artistes, depuis le siècle dernier, à s’engager dans une
quête de la pureté dont les aspects sont connus, mais les contours et les
implications passablement complexes 3. L’ontologie de la pureté qui s’est
constituée autour du modernisme artistique est une ontologie forte ; elle
est aussi de structure paradoxale et elle n’en est que plus intéressante.
Dans l’histoire de la peinture, on en trouve diverses illustrations à partir
de Gauguin 4, mais les exemples les plus intéressants qui nous en sont
offerts sont ceux de l’abstraction picturale et des voies dans lesquelles
celle-ci s’est engagée avec Mondrian, Kandinsky et Malevitch. De fait,
l’abstraction s’est historiquement et plastiquement constituée autour
d’une recherche de la pureté qui prend parfois une signification obses-
La nécessité intérieure
29
sionnelle, et a trouvé chez ces très grands artistes une expression décisive.
Il serait inutile de multiplier les exemples qui en témoignent. Le souci de
la pureté les a conduits à privilégier un type de recherche dont l’aboutissement fut celui d’un art « pur », au sens où ils l’entendaient, ainsi qu’une
conception téléologique de l’histoire de l’art 5.
Sous cet aspect, et de manière très précise, les écrits que Kandinsky a
rassemblés sous le titre Du spirituel dans l’art ou dans « La peinture en tant
qu’art pur », de 1913, sont particulièrement révélateurs 6. L’art y parle le
langage de l’absolu. Dans l’abstraction, le désir de pureté conduit au désir
d’« incorporer l’œuvre d’art dans des formes “non matérielles” » : « les
créations de l’art, au sens le plus pur du mot, sont des êtres spirituels qui
n’ont pas d’usage pratique et qui n’ont donc aucune valeur matérielle 7 ».
De même, pour Mondrian qui récuse la référence à l’extériorité, l’idéal de
pureté épouse un modèle platonicien qui s’illustre dans une forme d’ascèse. « Il nous faut maintenant, écrit-il, voir au-delà de la nature ; mieux,
nous devons pour ainsi dire voir à travers la nature. Nous devons nous
efforcer à un regard plus profond, plus abstrait et par-dessus tout universel.
Alors nous pourrons voir la nature comme une relation pure […] Pour
cela, nous devons d’abord nous libérer de l’attachement à l’extériorité, ce
n’est qu’alors qu’il nous sera permis de nous élever au-dessus du tragique
et de contempler consciemment le repos en toute chose ».
« Si tout art a démontré que pour établir la force, la tension et le mouvement des formes, ainsi que l’intensité des couleurs de la réalité, il est
nécessaire qu’elles soient purifiées et transformées ; si tout art a purifié et
transformé, purifie et transforme encore ces formes de la réalité et leurs
relations mutuelles ; si tout art est ainsi un constant processus d’approfondissement, pourquoi, dans ce cas, s’arrêter à mi-chemin ? »
Je cite ces textes pour mémoire. L’idée de la pureté qui s’y exprime fait
entendre ici l’écho des paradoxes de l’absence de qualités qui ont été évoqués
en commençant. Un commentaire plus attentif montrerait que le mot
« pureté », ainsi que les expressions qui lui sont sémantiquement associées,
forment un faisceau de notions, une métaphysique, dont l’art de Mondrian
et celui de Kandinsky sont éminemment représentatifs. Cette métaphysique n’est pas un phénomène de surface ; elle a donné à la peinture
30
L’Art sans qualités
abstraite, dès ses débuts, une impulsion caractéristique et déterminante
qui trouve un prolongement dans les thèses que Clement Greenberg a
défendues, parallèlement à son engagement en faveur de l’expressionnisme abstrait. D’autre part, elle s’est historiquement nourrie des sources
dont les personnages de Musil – Diotime au premier chef – sont en
quelque sorte les organes ventriloques.
Plus près de nous, l’essentialisme de Greenberg a relayé les efforts
entrepris par les pionniers de l’abstraction en faveur d’un art pur. Avec
Greenberg, la critique s’est conjuguée à l’art pour célébrer la souveraineté
de l’abstraction en peinture et faire de la pureté la fin essentielle de l’art.
Comme on peut le lire dans le Newer Laocoon :
« …guidée par une notion de pureté issue de la musique, les arts
d’avant-garde ont atteint au cours des cinquante dernières années une
pureté et une radicale délimitation de leurs champs d’activité dont il n’y
a pas d’autre exemple dans l’histoire de la culture. La pureté, en art,
consiste dans l’acceptation, dans la volonté d’accepter les limites du
médium de chaque art particulier. […] C’est en vertu de son médium que
chaque art est unique et qu’il est strictement lui-même. Pour restaurer
l’identité d’un art, l’opacité de son médium doit être mise en relief. Pour les
arts visuels, le médium doit être reconnu comme physique. C’est pourquoi
la peinture pure et la sculpture pure cherchent avant tout à affecter le
spectateur physiquement 8. »
Certes, alors que Mondrian et Kandinsky privilégient un rapport à
l’absolu qui les conduit à considérer les moyens qu’ils mettent en œuvre
sous le seul angle des fins qu’ils poursuivent, c’est au medium de chaque
art que Greenberg attribue implicitement la signification d’un absolu.
Dans un cas, c’est la référence à l’esprit et à l’intériorité qui opère, d’une
manière qui rappelle tantôt Hegel, tantôt Schopenhauer ; dans l’autre,
c’est la référence à ce que chacun des arts possède en propre. Les deux
démarches communiquent cependant dans une catégorie de refus, voire
de détachement, à l’égard de la « peinture », dont les déterminations sont
emblématiquement négatives. La correspondance que Kandinsky et
Schönberg ont échangée, pendant, plusieurs années, permet d’en saisir
La nécessité intérieure
31
plusieurs aspects. Schönberg n’était pas seulement musicien, mais aussi
peintre. Lorsque Kandinsky vit, pour la première fois, une photographie
de ses œuvres, voici ce qu’il lui écrivit : « Les possibilités peuvent devenir
si riches en peinture, que celle-ci touchera non seulement aux limites les
plus extrêmes, mais qu’elle les dépassera presque. Et ces limites (ces deux
pôles) tellement éloignées l’une de l’autre sont : l’abstraction totale et le
réalisme à l’état pur. Je tends pour ma part de plus en plus vers la première.
La seconde est également, néanmoins, la bienvenue… C’est précisément
le réel que je ressens si fortement dans vos peintures. Ce réalisme ne ressemble naturellement en aucune façon à celui que nous avons désormais
dépassé. Il lui est même opposé dans son essence : là nous avions res = but,
ici res = moyen 9. »
Ce que Kandinsky admirait chez Schönberg, l’intérêt que présentait à
ses yeux le Traité d’harmonie qu’il était en train d’écrire, ne sont pas moins
significatifs. Ils se conjuguent à l’apologie du son que l’on rencontre dans
Du Spirituel dans l’art : « Le mot est un son intérieur. Ce son correspond,
en partie du moins, à l’objet que ce mot sert à désigner. Si l’on ne voit pas
l’objet lui-même, si le nom seul est entendu, il s’en forme dans le cerveau
de l’auditeur une représentation abstraite, l’objet dématérialisé, qui provoque aussitôt, « dans le cœur », une vibration […] répétition : seul le son
du mot demeure. Ce « son pur », nous le percevons peut-être inconsciemment en même temps que l’objet - réel ou qui a fini par devenir
abstrait. Mais alors ce son apparaît au premier plan pour exercer une
impression directe sur l’âme. L’âme subit une vibration pure encore plus
complexe, je dirais presque plus « surnaturelle ». La littérature de l’avenir
a là de belles perspectives […] le mot a par conséquent deux sens, un sens
immédiat et un sens intérieur. Il est la pure matière de la poésie et de l’art,
la seule matière dont cet art peut se servir et grâce à laquelle il parvient à
toucher l’âme […] Tous ces artistes cherchent dans les formes extérieures
le contenu intérieur. Cézanne s’était donné la même tâche. Comme eux,
il a tenté de découvrir une nouvelle loi de la forme, mais en ne s’écartant
pas autant qu’eux des seuls moyens de la peinture. D’une tasse de thé, il
a fait un être doué d’une âme ou, plus exactement, il a distingué un être
dans cette tasse. Il a élevé la « nature morte » au rang d’objet extérieure-
32
L’Art sans qualités
ment « mort » et intérieurement vivant. Il a traité les objets comme il a
traité l’homme, car il avait le don de découvrir partout la vie intérieure. » 10
Le souci de la pureté qui se manifeste ici est philosophique ; il épouse
une philosophie de l’intériorité très caractéristique, et c’est significativement la musique qui en est le paradigme. Une conception comme celle de
Greenberg se révélait plus attentive à la picturalité. Mais les deux pôles qui
se dessinent ici, quoique distincts, se rejoignent également par un trait que
Greenberg a justement souligné dans son étude de 1960 : « Modernist
Painting », en caractérisant le modernisme comme « l’intensification, voire
l’exacerbation de la tendance à l’auto-critique qui commence avec Kant 11 ».
« L’essence du modernisme réside pour moi dans l’usage des méthodes spécifiques d’une discipline pour critiquer cette discipline elle-même, non pas
dans un but de subversion, mais pour lui permettre de se replier plus fermement sur son domaine de compétence. » Cette appréciation se passe de
commentaire ; elle éclaire l’attitude qui s’exprime chez les peintres abstraits,
la conception qu’ils se font de leur art, le rôle que jouent leurs convictions
dans les démarches plastiques qu’ils privilégient et le jugement qu’ils portent sur leurs prédécesseurs ou leurs contemporains 12.
Determination negatio est
Considéré sous ses aspects les plus immédiats, le « purisme » de
Mondrian et de Kandinsky s’exprime dans une conception de l’abstraction qui condense les visées et les refus auxquels ces deux artistes ont
explicitement subordonné leur entreprise. Pour eux, l’art ne pouvait
répondre à sa fonction d’expression qu’à la condition de renoncer à
l’apparence et donc, en un certain sens, à une grande partie des moyens
ou des effets auxquels la peinture a fait appel au cours de son histoire.
Chez eux, le credo de l’expression s’est modelé sur un système de distinctions dont les sources se trouvent entre autres, dans le platonisme et dans
l’idéalisme allemand. Schopenhauer peut ici servir de guide.
Le lecteur du Monde comme volonté et comme représentation sait que,
pour le philosophe, le mouvement vers l’intériorité est la condition de
La nécessité intérieure
33
réalisation d’un état unique : « plus nous sommes conscients de notre
capacité de voir l’immuable, l’universel, plus nous comprenons l’insignifiance du mouvant, de l’individuel de l’humain en nous et hors de nous »
Grâce à la vision comme contemplation désintéressée, l’homme transcende
sa naturalité. Dans le moment de la contemplation esthétique, « l’individu
comme individu s’efface ». Pour Schopenhauer, le « calme de la contemplation » est un état unique, mystique qui réalise l’union du moi et de
l’absolu par un mouvement vers l’intériorité. « Nous perdons notre moi
entièrement dans l’objet de la contemplation, nous oublions notre individualité, notre volonté, et nous continuons d’exister comme un pur objet,
un miroir transparent de l’objet 13 ».
Ces passages révèlent une inspiration dont les métaphysiques de la
pureté ont été solidaires. Il est remarquable que l’idéal de contemplation
y soit associé à un geste qui écarte les apparences (les images), distingue
par là même deux types d’existence et vise à dissoudre l’individuel au
bénéfice d’une identité tautologique. Il est également symptomatique
que, comme on le voit chez Mondrian et chez Kandinsky, le processus
orienté vers un tel but s’avère essentiellement négatif. Souvenons-nous des
déclarations de Mondrian : « Progressivement, l’art purifie ses moyens
plastiques et met en évidence les relations qui existent entre eux ».
« Quant à savoir si l’on doit ou non partir d’un donné de la nature.
J’admets avec vous en principe qu’il doit y avoir une destruction du naturel
et une reconstruction en accord avec le spirituel ; mais interprétons cela de
façon plutôt large : le naturel n’exige pas une représentation spécifique. Je
suis en train de travailler sur une œuvre qui est la reconstruction d’un ciel
étoilé, mais je le fais sans un donné en nature. »
Chez Mondrian, la référence à l’intériorité et à l’esprit est subordonnée à une « purification des moyens plastiques » qui s’apparente très
nettement à un détachement. Chez lui, l’abstraction présente à ce point les
traits d’une via negativa qu’elle s’y apparente aux voies que la théologie
négative a diversement illustrées.
Un rapprochement permettra d’en avoir un aperçu significatif. On
trouve, dans le sermon « Jésus entra » de Maître Eckhardt, l’expression
d’un souci comparable :
34
L’Art sans qualités
« Écoutez bien l’enseignement que je vais vous donner. Je pourrais être
d’une intelligence si vaste que toutes les images que tous les hommes ont
jamais reçues et celles qui sont en Dieu même se trouvent en moi intellectuellement ; si cependant je n’y étais nullement attaché, au point qu’en
tout ce que je fais et ne fais pas je n’en saisisse aucune avec attachement
– avec son avant et son après – mais que dans cet actuel maintenant je me
tienne libre et affranchi pour la volonté très aimée de Dieu et son accomplissement sans trêve, en vérité, alors je serais vierge, sans l’entrave de
toutes les images, aussi véritablement que je l’étais alors que je ne l’étais
pas. […] »
Dieu, « en la nudité de son essence qui est au-dessus de tout nom,
pénètre et tombe dans l’essence nue de l’âme qui elle aussi est sans nom propre
et qui est élevée au-dessus de l’intellect et de la volonté, comme l’essence
l’est au-dessus de ses puissances. C’est elle le château dans lequel Jésus
entre, selon l’être plutôt que selon l’agir, donnant à l’âme l’être divin et
déiforme par grâce, ce qui regarde l’essence de l’être selon les paroles : “Par
la grâce de Dieu je suis ce que je suis”. C’est là quelque chose de moral ;
(cette phrase de l’apôtre Paul) enseigne à l’homme de renoncer à tout et de
se dépouiller, de devenir pauvre, de ne point avoir l’amour des choses de
la terre, et à celui qui veut véritablement être disciple du Christ, d’aimer
Dieu sans mode et sans propriété aucune comportant un mode 14. »
Ces méditations au langage si caractéristique sont proches parentes des
visées, des démarches et des interprétations qui sont au cœur de l’abstraction chez Mondrian et chez Kandinsky. On peut probablement les tenir
pour proches de l’« esprit » qui anime une partie de l’art du XXe siècle,
au-delà des pionniers de l’abstraction proprement dits. Deux exemples,
choisis parmi quelques déclarations typiques de Barnett Newman et
Clifford Still sur l’inspiration de leur art en offriront une illustration.
« Je crois qu’ici, aux États-Unis, certains d’entre nous, libérés du
fardeau de la culture européenne, sont en train de trouver la réponse, en
niant complètement que l’art ait quelque chose à voir avec le problème de
la beauté et du lieu où la trouver […] Nous réaffirmons le désir de transcendance naturel chez l’homme, le souci de notre relation avec l’émotion
absolue. Nous n’avons nul besoin des accessoires obsolètes d’une légende
La nécessité intérieure
35
démodée et vieillie. Nous créons des images dont la réalité a sa propre
évidence, sans ces béquilles qui évoquent des associations avec des images
démodées, à la fois belles et sublimes. Nous nous libérons des entraves de la
mémoire, de l’association, de la nostalgie, de la légende, du mythe, et de
tous les autres procédés de la peinture occidentale. Au lieu de faire des
cathédrales en partant du Christ, de l’homme ou de la vie, nous partons
de nous-mêmes, de nos propres sentiments. L’image que nous produisons
est celle d’une révélation, réelle et concrète, qui peut être comprise par
quiconque la regarde sans les lunettes nostalgiques de l’Histoire. »
Ces propos sont ceux de Newman ; Still, parlant de ses grandes toiles
qui rappellent l’inspiration des paysagistes américains, déclarait pour sa
part :
« C’était un voyage que l’on devait faire, en marchant droit et seul […]
jusqu’à ce que l’on ait franchi les vallées sombres et dévastées pour arriver
enfin à l’air pur et se dresser sur une haute plaine sans limite.
L’imagination, n’étant plus entravée par les lois de la peur, ne fait qu’un
avec la Vision. Et l’Acte, intrinsèque et absolu, était sa signification, et le
vecteur de sa passion. »
Il serait passablement fastidieux de poursuivre de la sorte. Que nous
ayons affaire à Mondrian, à Kandinsky ou, comme on vient de le voir, à
Still ou à Newman, la rhétorique aux accents mystiques qui inspire leurs
propos peut passer pour extérieure à leur œuvre plastique proprement
dite. Je n’en serais toutefois pas si sûr. L’abstraction a réellement – plastiquement – épousé une voie apophatique dont on ne vient d’apercevoir
que quelques aspects, mais dont on peut avoir de bonnes raisons de penser que les orientations négatives ont étendu leurs ramifications au-delà
du « modernisme » et des interprétations qui en ont été proposées. Un
autre exemple, apparemment étranger à ceux que j’ai sollicités jusqu’ici
me semble en témoigner.
La pensée de Heidegger, après Être et temps, s’est tournée vers la poésie,
comme pour y trouver une issue aux ontologies de la présence qui ont
dominé l’histoire de la philosophie depuis Platon. On s’étonne, parfois,
que les textes de Heidegger de cette période – des réflexions qu’il consacre
à Hölderlin jusqu’à ses derniers séminaires – se limitent à un commentaire
36
L’Art sans qualités
parcimonieux, qui ne retient des poèmes cités qu’un nombre restreint de
vers, voire de mots, généralement détachés du contexte des œuvres. Mais
l’intérêt que Heidegger porte à la poésie n’est peut-être pas celui qu’on
pourrait être tenté spontanément de lui prêter. Les méditations de
« L’origine de l’œuvre d’art » ou de l’Approche de la parole montrent à
l’évidence que pour Heidegger, ce que le poète dit d’essentiel est essentiellement fonction de ce qu’il ne dit pas. Le refus du langage de la communication, de l’ordinaire, de l’esthétique, etc., et jusqu’à son apologie du
silence, bien qu’ils n’en épousent pas le souci de l’intériorité, sont de la
même famille que le purisme de Mondrian ou de Kandinsky 15.
Hintikka a souligné, de manière intéressante, l’importance des usages
tautologiques dans la philosophie de Heidegger :
« Dans la littérature anglo-américaine, on présente souvent le langage
de Heidegger comme un jargon métaphysique typiquement germanique.
Le contraire est toutefois plus vraisemblable. Le langage de Heidegger
visait à surmonter le style métaphysique propre à la tradition philosophique allemande, et à s’y substituer. Considérées en profondeur, les
obscurités réelles ou supposées de Heidegger ne sont pas une simple
pause. À en juger selon ses propres vues, il tente littéralement de dire
l’indicible. Aussi ne peut-il pas dire ce qu’il veut dire (he cannot say what
he means). Il lui faut transmettre son message de manière indirecte, et il
lui est nécessaire de choquer son auditoire afin de lui faire prendre
conscience que c’est ce qu’il fait. C’est à cela que sont destinés les jeux
qu’il pratique avec certains mots. […] Comme Wittgenstein avant lui,
Heidegger comprend que lorsqu’on entreprend de dire l’indicible, l’une
des rares possibilités qui nous soit offerte consiste à énoncer des tautologies […] Ce qu’il y a d’intéressant dans ces expressions heideggeriennes,
ce n’est pas qu’elles contiennent des néologismes, ni le fait qu’elles soient
grammaticalement incorrectes, mais le fait que nous ayons affaire à des
tautologies. Dans le Tractatus, Wittgenstein disait que toutes les vérités
logiques sont des tautologies. Dans un sens qui n’est pas sans rapport avec
cela, toutes les vérités heideggeriennes sont des tautologies 16. »
La nécessité intérieure
37
Les paradoxes de la sublimité
Cet aspect de la pensée de Heidegger le rapproche effectivement de
Wittgenstein 17. Chez ce dernier, à l’époque du Tractatus tout au moins, la
distinction entre ce qui peut être dit et ce qui ne peut que se montrer peut
se voir attribuer un rôle comparable. Le rapport au langage ou à l’art qui
s’illustre dans les paradoxes de la parole poétique ou dans la démarche qui
consiste à tracer les limites du langage de l’intérieur du langage, manifestant
ainsi négativement l’« élément mystique » qui ne peut s’y exprimer comme
tel, confine d’autant plus au paradoxe que le langage s’y abolit comme
langage ou l’art comme art en devenant signe de ce qui lui échappe et
réclame à ce titre un langage qui ne soit plus langage ou une peinture qui
a renoncé à la peinture.
Ces singulières issues sont étroitement liées, d’un point de vue philosophique, aux confusions que Wittgenstein s’est employé à dénouer dans
la période qui a suivi le Tractatus. Ce que nous venons d’apercevoir nous
montre que la philosophie, suspecte de céder à des confusions auxquelles
nous expose notre langage, n’a peut-être rien à envier aux épisodes que
l’art a traversés dans son histoire récente. On pourrait ici rappeler ce que
Wittgenstein écrivait à propos des usages qui nous égarent et des images
de l’intériorité que nous leur associons : « Tant que l’on se représente sous
l’âme une chose, un corps, qui est dans notre tête, nous avons affaire à une
hypothèse qui ne présente aucun danger. Ce n’est pas dans ce que notre
modèle présente de primitif ou de grossier / que réside le danger, mais
dans sa confusion. Le danger commence lorsque nous nous apercevons
(merken) que le vieux modèle ne suffit pas et qu’au lieu de le changer,
nous nous bornons à le sublimer. Tant que je dis que la pensée est dans
ma tête, tout va bien ; les choses deviennent dangereuses lorsque je dis que
la pensée n’est pas dans ma tête, mais dans mon esprit. 18 »
Le modernisme a poussé très loin cette mythologie 19. Ses symptômes
se laissent aisément reconnaître dans plus d’une conception parmi celles qui
s’y sont imposées, mais le mal est peut-être plus profond. Il épouse, sous
bien des aspects, un malaise dont nous avons vu qu’il trouvait dans le
roman de Musil : L’Homme sans qualités, un tableau qui est celui de l’esprit
38
L’Art sans qualités
moderne, avec ses illusoires ambitions, ses impasses et sa fascination pour
l’« énigme irrésolue » dont l’âme est le pôle majeur. L’« absence de qualités »
est la toile de fond où se croisent les malentendus d’une époque, ellemême irrésolue, livrée à des choix qui se distribuent autour du double
paradigme dont nous avons aperçu les principaux aspects : Diotime, qui
aspire à un état où « les âmes pourraient se parler sans l’intermédiaire des
corps » ; Ulrich, son cousin, qui tente d’approfondir l’indifférence sur
laquelle débouche un « monde de qualités sans homme ».
Comme nous l’avons vu, ces deux paradigmes, celui de la pure intériorité, saccagée par les assauts de la civilisation, et celui de l’absence de
qualités, apparemment abandonnée à l’indétermination et à l’indifférence,
sont étroitement solidaires. Ils appartiennent à une évolution dont on
peut saisir les composantes philosophiques et esthétiques dans le livre de
Charles Taylor : Sources of the Self, autour du thème de l’identité moderne 20.
Les esthétiques de la pureté en sont partie prenante et les voies négatives
dans lesquelles elles se sont engagées en constituent une dimension caractéristique. Elles offrent une image inversée de l’art « sans qualités » qui, à
partir des années 1960, s’est constitué contre les mythes modernistes.
À la recherche d’une pureté « essentielle », conquise de manière aporétique, qui caractérise les unes répond la circulation indéterminée des
qualités qui caractérise les autres, celle d’un monde dépourvu de centre et
de stabilité ontologique. Je ne sais pas si la situation que décrit un philosophe comme Arthur Danto, en parlant d’une « fin de l’art », constitue une
issue aux malaises que Musil décrivait et à ce qui s’y reflète dans l’histoire
récente de l’art. En revanche, on peut difficilement s’empêcher de penser
que nos discussions théoriques sont elles-mêmes assujetties à des situations et à des questions qui dépendent de nos choix et de ce que nous
sommes en mesure de faire et d’imaginer pour se soustraire aux alternatives que Danto pense pouvoir réconcilier en les soustrayant à la
contrainte du temps.
3. Les vertus de l’entre-deux
La seconde révolution industrielle, à la différence de la première,
n’offre pas l’image écrasante des laminoirs ou des coulées d’acier,
mais se présente comme les bits d’un flux d’information parcourant
des circuits sous forme d’impulsions électriques. Les machines de
métal existent toujours, mais elles obéissent à des bits impondérables.
Italo CALVINO
À la nécessité intérieure, gage illusoire de sublimité, répondent les pratiques contextuelles qui se sont imposées dans l’art au cours des dernières
décennies. La libre circulation des « qualités », au sens où nous en avons
parlé, s’y est déployée selon des usages qui sont tantôt ceux de la conjugaison, de l’accumulation, du pli ou du dépli et plus généralement de la
déliaison. On appelle « liaisons », dans notre langue, les relations qui, nées
des circonstances en expriment le caractère contingent, et l’on nomme
aussi « déliées » les choses qu’un état de suspension ou de détachement
oppose à l’emprise des systèmes. Il en va à peu près de même, dans le
domaine artistique, pour les œuvres livrées à une décomposition qui
semble en compromettre l’accomplissement, comme si quelque chose
aspirait en elles à l’informe, au vague, à l’indéterminé ou au chaos 1.
De telles « œuvres » fonctionnent sur le mode de la déliaison et du paradoxe. Un tel fonctionnement peut s’opérer selon des modalités diverses, à
différents degrés et sur des bases variées, mais avec ceci de particulier que
s’y manifeste un potentiel inattendu d’événementialité qui soustrait l’art
aux injonctions de l’art et à la contrainte de la règle, tout en apportant sa
40
L’Art sans qualités
part inattendue de lumière. En un sens, une « déliaison » est toujours à
l’œuvre dans l’art, dans la « gestation », le geste qui en est l’épure fragile et
cependant décisive, entre ce qui existe déjà et ce qui n’existe pas encore.
La « déliaison » dénoue, au double sens extraordinairement ambigu du
terme. Mais c’est lorsqu’elle ne joue pas dans la seule verticalité des rapports
qui relient les œuvres – y compris les plus singulières – à une même
histoire, mais intrinsèquement, autrement dit dans la construction même de
l’œuvre, dans son fonctionnement, qu’elle acquiert sa véritable dimension.
Elle devient alors la source de ce désordre amoureux qui confie à l’indétermination et au hasard ce que l’art tend ordinairement à leur refuser.
On peut en juger sous deux aspects. Un processus de « déliaison »
délivre forcément un potentiel de « liaisons » ordinairement occultées,
mais qui n’en sont pas moins au cœur du fonctionnement symbolique de
ces objets singuliers que sont les œuvres d’art. D’autre part, ces « liaisons »
exemplifient elles-mêmes un « principe d’indétermination » auquel peuvent
être associées une catégorie de relations que j’appellerai « intermédiaires »,
en un sens qu’il conviendra de préciser.
Le goût de l’indéfinissable
L’illustration la plus évidente de la vertu attribuée à la « liaison », dans
notre tradition artistique, réside dans la composition ; la forme en constitue le
principe et la fin essentielle. L’exemple de la musique impose son évidence,
à ce sujet, encore que les conditions et les ressources propres de la
« composition » puissent y être de nature variable. Au reste, il existe assez
peu d’exemples, dans l’histoire de l’art, d’œuvres qui se soient résolument
ou définitivement écartées du privilège naturel et apparemment nécessaire
de la forme, au moins jusqu’à une époque récente. La lecture de Kant
permet d’en saisir aisément les raisons, comme le montrent les réflexions
consacrées au génie et au sublime. Il est significatif que dans la Critique
de la faculté de juger l’entendement soit expressément mobilisé pour
« domestiquer » le génie et que le sublime, en dépit de l’intérêt que Kant
lui accorde d’un point de vue moral plus qu’esthétique, soit tenu pour
Les vertus de l’entre-deux
41
inférieur au beau. En un sens, la crainte de Kant s’apparente à la frayeur
qu’inspirent les « fous de Dionysos » dans La Naissance de la tragédie de
Nietzsche 2.
Ces exemples d’écart, voire de transgression, lorsqu’ils sont avérés, présentent toujours un grand intérêt. Ce qui inquiétait Kant, dans le cas du
sublime, était la dissolution des limites, et par conséquent l’impossibilité
de maintenir le regard et la pensée dans le rapport à une forme. L’infini sur
lequel s’ouvre le sublime menace le sentiment de dérèglement, tout
comme l’exaltation dont Kant repousse le risque. Lorsque Rimbaud, un
siècle plus tard, évoquera le « dérèglement raisonné de tous les sens », il ne
fera qu’amplifier cette crainte, et nous savons en effet que si tout s’achève
en cette « Europe aux anciens parapets » qu’évoque le Bateau ivre, c’est
cependant au prix de ce qui associe presque toujours l’art à un dérèglement
préalable. L’exaltation du jeune Rimbaud, dans la Lettre à Paul Demeny,
laisse entrevoir la complicité qui existe entre le désir de déliaison dont elle
est l’expression et l’« impersonnalité », que Schopenhauer et Nietzsche ont
associée à la rupture du « principe d’individuation » et à l’« indéfinissable ».
On en connaît plusieurs exemples. Ainsi le goût de Turner pour l’« indéfinissable ». Ne l’accusa-t-on pas de « peindre le néant » ? « L’artiste, écrivait
un critique, se complaît à remonter au chaos originel, au moment où les
eaux furent séparées des terres et la lumière des ténèbres, où aucun être
vivant, aucun arbre portant des fruits n’occupait la surface de la terre. Tout
est sans forme, vide. On a dit de ses paysages que c’étaient des images du
néant, mais très ressemblantes 3. »
Hazlitt, l’auteur de ces lignes, ne croyait pas si bien dire. Non seulement Turner avouait lui-même un penchant pour l’indéfinissable
– « Dites-lui que l’indéfinissable est mon fort 4 » –, mais on trouve chez
lui un effacement, une dissolution des formes qui, comme la suite l’a montré, autorise tous les rapprochements imaginables entre son art et celui des
pionniers de l’abstraction, à un siècle de distance, que ce soit en raison de
semblables abandons ou à cause du souci de l’intériorité qui semble s’y
exprimer, de façon de plus en plus prononcée dans les œuvres tardives.
Au demeurant, l’évanescence des œuvres de Turner, tout ce qui tend en
elles vers une indétermination originelle sur le fond de laquelle s’esquissent
42
L’Art sans qualités
les formes qui donnent un sens à notre regard, est aussi ce qui retient
invinciblement notre attention dans les esquisses des peintres, souvent
plus belles, à nos yeux, que les œuvres achevées, comme la splendide
esquisse du « Combat de lions » de Delacroix, au musée d’Orsay. Inutile
de multiplier ce genre d’exemple. On en retiendra que la dimension par
laquelle les cas mentionnés participent de l’indéfinissable n’est nullement
contingente, accidentelle, et qu’elle n’est certainement pas davantage un
défaut dont les œuvres ou les artistes concernés se seraient inopportunément rendus coupables. En fait, selon une seconde hypothèse qui, je crois,
mérite considération, on peut se demander si dans les cas mentionnés
nous n’avons pas déjà affaire à une remise en question – à travers ce qui
se présente comme un processus de dissolution des tracés et des cohérences
qui confèrent à toute image une cohésion qui paraît être la condition de son
sens – du paradigme de la création esthétique et de la mythologie d’un sujet
de la création, présupposé dans l’ordonnance des œuvres et des matériaux
qui en font partie 5.
On peut toujours, à ce sujet, comme l’a fait Heidegger, interroger ce
que l’« être-œuvre » doit à l’« être-produit » et à la tradition métaphysique
aristotélicienne 6. Il suffit cependant de songer au modèle de la création
musicale et à ce qui l’apparente à un paradigme théocentrique de l’engendrement des œuvres. On mesure alors beaucoup mieux ce qui subordonne
l’œuvre comme telle, avec ses agencements internes – sa structure –
essentiellement syntaxiques, le sens lui étant donné de surcroît, comme un
effet mystérieux de la grâce, à un acte qui l’arrache au néant, et que l’on
considère généralement comme un acte de la pensée. Ces choses-là sont
suffisamment triviales pour qu’il soit inutile d’y insister. Selon un schéma
traditionnel, la « création », stricto sensu, est associée à l’idée d’une double
relation interne. Une première relation associe l’œuvre à l’intention qui
préside à sa naissance. Une seconde relation, qui est aussi fonction de la
première, intègre les composantes de l’œuvre au sein d’une structure
qui en contient les développements possibles, à la manière des monades
leibniziennes. Ce simple fait en entraîne une foule d’autres, mais ce
modèle d’une double relation interne s’illustre dans les conceptions qui
considèrent l’œuvre comme l’effet d’une composition qui doit d’abord se
Les vertus de l’entre-deux
43
produire comme un « événement mental », dans la pensée. Ce qui signifie
que et l’œuvre et la production de l’œuvre sont soustraites à l’air du large
et au hasard, je veux dire plus précisément à ce qui les relie à la totalité de
nos jeux de langage, étant rapportées à une catégorie d’acte et de structure
qui exclut toute indétermination et toute incertitude, au sens où en parlent,
par exemple, les micro-physiciens.
Que ce modèle procède d’une inspiration métaphysique, voire théologique, cela me semble aller de soi. Qu’il s’apparente à un modèle des
actes intentionnels plutôt contestable et passablement rudimentaire, on
pourrait aisément le montrer 7. Ce qui est intéressant, dans le cas présent,
c’est de voir en quoi nous avons affaire à un modèle de la liaison (du ligo
comme compositio) qui porte sur des entités métaphysiques illusoires, et
sur la possibilité de formes dont les contours stables et définis apparentent
l’œuvre à un « monde », comme on l’a si souvent dit, qui reproduit l’acte
même de la création du monde 8.
Or, ce mode du faire, on doit le défaire si l’on veut quitter un navire qui
prend manifestement l’eau de toutes parts, et réinstaller l’art dans le monde
au lieu de dresser de fausses barrières, ou si l’on veut ainsi parvenir à une
compréhension plus juste, plus sécularisée, de nos pratiques artistiques.
L’impersonnalité et les potentialités du vague
La littérature du XXe siècle apporte certainement l’illustration la plus
évidente d’une entreprise qui met à l’épreuve les principales catégories
esthétiques auxquelles le privilège de la forme était jusqu’alors subordonné.
À la différence des arts plus anciens comme la musique ou la poésie, le
roman possède en lui les éléments d’une « athéologie ». Sous ce rapport,
l’un de ses traits les plus significatifs réside dans l’impersonnalité qui
domine un ensemble important d’œuvres romanesques, de Kafka à Musil.
Mais une chose importante, à ce sujet, est aussi la complicité qui s’y
découvre entre l’affaiblissement ou la déconstruction du récit, comme
mode spécifique de déliaison, et la dissolution corrélative de la personne
comme « figure ».
44
L’Art sans qualités
Certaines œuvres, comme celle de Tolstoï ou de Dostoïevski, d’une
autre manière, révèlent des déplacements significatifs, à ce sujet, en particulier au regard de ce que Musil appelait l’« uniforme ministériel ». Dans
Anna Karénine, l’immanence des points de vue, l’absence de regard privilégié, illustre a contrario la dépendance qui marque le rapport des figures
romanesques et du récit à la création, au sens précédemment mentionné,
et à l’omniprésence de l’auteur – sous l’effet d’une relation interne qui
appartient à l’essence même de la création – sous les traits du narrateur.
On peut prendre de cela un autre exemple en l’empruntant, une fois de
plus, au roman de Musil : L’Homme sans qualités.
Le roman de Musil est construit sur un « postulat d’impersonnalité »
lié à une problématisation du moi dont la source se trouve à la fois chez
Mach, dans la mystique et dans la science moderne. Il s’exprime en une
équation aux termes de laquelle, nous l’avons vu, l’idée d’un homme sans
qualités est strictement équivalente à celle d’un monde de qualités sans
homme. Ce postulat a un corrélat qui tient essentiellement à une impossibilité avérée du récit, au sens où on l’entend habituellement, elle-même
assortie d’une double conséquence : la perte du « sens du récit », chez le
personnage principal du roman, Ulrich, et l’effective dissolution de ses
ressources conventionnelles dans l’œuvre comme telle 10. Nous avons affaire
à un roman qui efface tout point de vue privilégié ou à un navire sans
pilote dont la fameuse Cacanie est l’illustration comique.
Une conséquence essentielle du modèle que représente un « monde de
qualités sans homme » est d’aboutir à la généralisation, fût-elle ironique,
d’un principe d’« inharmonie préétablie » dont le seul nom dit assez ce
qu’il laisse derrière lui, en particulier le type de théocentrisme leibnizien
dont j’ai déjà souligné l’importance, et avec lui ce qui associe nos conceptions de l’art à une problématique de la « création », de la « forme », de la
« liaison », de la « détermination », voire du « principe du meilleur » dans
sa version esthétique.
Les inévitables tensions que Musil impose à la matière romanesque
expliquent le sentiment d’une œuvre « en panne » ou encore, dans une
hypothèse plus favorable, la conviction d’un livre qui se construit de ses
décombres 11, à l’image de plusieurs autres de la même espèce et de la
Les vertus de l’entre-deux
45
même génération. Il est vrai que le roman de Musil semble installer le
récit dans une sorte de « suspension » ou d’épochè dont la contrepartie
illusoire réside dans cette parodie d’action qu’est l’« Action parallèle »,
effet singulier d’une sorte de contradiction performative qui nous met en
présence de personnages, d’un récit, même si c’est un semblant de récit, et
de toutes sortes d’autres choses qui appartiennent aux ingrédients habituels
d’un roman. Il faut toutefois dépasser cette impression.
Pour cela, il faut partir de l’indifférence qui est, elle, la contrepartie de
l’impersonnalité autour de laquelle le livre est construit. L’indifférence
d’Ulrich est à la mesure de ce qui lui fait défaut. Un « homme sans qualités »,
comme le laisse clairement supposer Walter, lorsqu’il utilise cette expression
au début du roman, est un homme privé de substance, et chez qui on ne
peut par conséquent imaginer quelque chose qui pourrait réellement ressembler à un sentiment. Pour aimer, comme l’explique Ulrich lui-même, il
faut être en mesure de s’« aimer », même si le moi est haïssable, selon une
formule consacrée. À l’image de ce qui nous est apparu à propos de l’abstraction picturale, Ulrich est une structure soustractive, et donc une structure vide : le produit paradoxal de ses soustractions. Un tel « personnage »,
si ce mot conserve un sens, ne peut que priver le roman de ses ressources
ou en compromettre l’usage. On ne peut rien construire autour de lui ; il
ne peut être le moteur d’une « intrigue », et il ne le peut pas parce qu’il ne
peut entrer dans le réseau des liaisons narratives, causales, temporelles,
autour desquelles se construit ordinairement un roman. De la vient ce que
l’on ressent en lisant ce « roman », le sentiment d’une construction dont on
pourrait redistribuer les éléments, l’ordre et les propriétés concaténatives,
comme semble notamment nous y inviter la seconde partie du livre, apparemment livrée à une infinité de reconstructions possibles.
Que reste-t-il d’un roman lorsqu’on se prive des ressources de la narration ? D’une certaine manière, le roman musilien exemplifie cette question
à laquelle le mot essai apporte une réponse. Que reste-t-il ? Des bouts
d’essais, bout à bout. Mais ces choses-là pourraient être dites autrement.
Ce roman, en raison de ce qui lui manque, opère une conversion : les structures romanesques y sont livrées à une esthétique du vague dont nous
explorerons rapidement les ressources et le sens.
46
L’Art sans qualités
Le vague à l’âme
Musil avait coutume de distinguer ce qu’il appelait les « causes » et les
« motifs » ; il opposait aussi les « grandes causes » et les « petites causes ».
Une esthétique du vague en appelle prioritairement aux « motifs » et aux
« petites causes ». Dans L’Homme sans qualités, ce que Musil abandonne
– et qui se concentre dans la double notion d’un « homme sans qualités »
et d’un « monde de qualités sans homme » – est à la mesure du refus de
la causalité et des « grandes causes », aussi bien quant à la construction
romanesque que sous un angle éthique ou sous celui de l’Histoire. Et si
l’âme paraît en souffrir, c’est parce que notre vie se construit elle-même à
grands traits autour de ces caissons dans lesquels sont ordinairement logés
les sentiments et les pensées humaines. Le « vague à l’âme » dont on trouverait de nombreux exemples dans le roman n’est pas seulement ce malaise
ou ce désenchantement auquel l’expression peut faire penser. Il signifie
aussi la conscience aiguë d’un « entre-deux », pour reprendre une expression qu’affectionne Daniel Charles 12. Car, comme l’indique le verbe
« délier » dans certains de ses usages, par exemple lorsqu’on distingue,
dans la graphie des lettres et des mots, les « pleins » et les « déliés » – délier,
ce peut être créer un vide, mais un vide qui, nous laissant désemparés,
gelassen, pour emprunter le mot qui désigne, chez Maître Eckhardt l’état
de détachement, s’inscrit au cœur d’un autre commerce avec les choses ou
entre les choses, et cela en deux sens qui permettent de comprendre pourquoi ce vide n’est pas le vide 13.
D’abord parce que l’« entre-deux », n’est que le silence inscrit en tout
bruit, fait de tous les autres bruits, et qu’il faut entendre ; ou encore, pour
dire les choses autrement, dans lequel on peut voir l’horizon d’immanence
et d’indétermination, l’espace contingent, d’où naît tout élan. Ensuite
parce que l’entre-deux s’ouvre sur des liaisons d’un autre genre, celles que
j’ai appelées « intermédiaires » au début de ce chapitre. On en trouve également une illustration assez claire chez Musil, bien que cette notion ne
soit pas une curiosité musilienne. Elle joue un rôle important pour un
vaste ensemble de questions sur lesquelles Wittgenstein a opportunément
attiré l’attention 14. De plus, elle peut être associée à certains aspects signi-
Les vertus de l’entre-deux
47
ficatifs de l’art du XXe siècle, en ce qu’elle éclaire de façon pertinente
les opérations de « déconstruction » auxquelles on en apparente souvent
plusieurs traits 15.
Dans le roman de Musil, l’Eigenschaftslosigkeit est le prix à payer d’une
belle histoire d’amour, incestueuse et frappée d’interdit. Ulrich et Agathe
vivent littéralement la « sans-qualitude » comme s’ils naissaient au monde,
sur le mode d’une communication dissipative, déliée, dont l’indétermination restaure les capacités d’étonnement et d’émerveillement. Les pensées,
les sentiments, s’effleurent, se rencontrent, sans épouser une forme fixe,
hors de toute attribution, comme si le fait de pouvoir les attribuer à quelqu’un ne comptait plus, ne devait plus compter. À cela tient l’atmosphère
de suspension qui domine les relations du frère et de la sœur, suspension
de soi, suspension du temps, ou encore l’extraordinaire légèreté dont
Calvino a si bien parlé à propos des œuvres qui ont opté pour l’interstitiel ou pour des formes de clinamen dont l’atomisme de Lucrèce offre le
premier et le plus bel exemple. Car chez lui, en outre, comme chez Musil,
« la poésie de l’invisible, la poésie des potentialités imprévisibles et infinies,
de même que la poésie du rien, naissent d’un poète qui ne nourrit aucun
doute sur le caractère physique du monde 16. »
Musil s’est intéressé, en d’autres endroits de son œuvre, aux ressources
d’une micrologie, dans ses nouvelles, par exemple, ou ses courtes proses 17.
Comme Wittgenstein, il a recherché dans les éclairages de la psychologie de
la forme une possibilité d’intelligence des relations auxquelles le modèle
grossier de la causalité nous rend aveugle. Il est significatif qu’il se soit également tourné vers la mathématisation du hasard pour cette même raison.
Ce qu’il s’efforçait ainsi de comprendre concernait à la fois la nature dissipative et indéterminée de ce qui nous constitue, nous autant que le
monde, et les modes de stabilisation qui cependant en émergent, de façon
contingente, au-delà des vertus que nous avons tendance à attribuer à la
causalité ou à une stricte logique de l’identité. En cela, cet homme, si
conservateur par plus d’un côté de sa personne, a engagé son œuvre dans des
voies qui sautent singulièrement par-dessus les illusions de la modernité.
48
L’Art sans qualités
Les liaisons dangereuses
M’étant proposé, à travers cet exemple, de réfléchir aux vertus de la
déliaison, il me faut maintenant en esquisser les aspects pertinents pour
une approche de l’art moderne et contemporain. De ce point de vue, le
phénomène le plus significatif, probablement le plus paradigmatique, réside
dans la relation privilégiée, souveraine, de l’auteur ou de l’artiste à son
œuvre, comme « relation interne » ou encore, si l’on veut, dans la structure
bipolaire qui domine la conception de l’œuvre, de sa genèse et de ses effets.
Cette structure reproduit le paradigme théocentrique qui a succédé au
cosmocentrisme des Anciens et précédé l’espace propre à la modernité.
L’une des choses peut-être les plus importantes qui s’impose aujourd’hui à
l’attention dans un grand nombre de pratiques contemporaines, est la substitution d’une structure triangulaire et ouverte au modèle des relations
bipolaires et hiérarchisées. Dans une structure triangulaire, les liaisons dont
une œuvre est constituée sont « dangereuses », car en permanence exposées
à des effets de contexte et de recontextualisation. La structure triadique du
signe selon Peirce, avec la place particulière qu’elle attribue à la notion
d’« interprétant », en constitue un modèle possible 18. On connaît au moins
deux auteurs qui ont essayé d’en tirer parti sur le terrain où je suis en train
de me situer moi-même : Jacques Derrida et Umberto Eco 19. Je n’entrerai
pas ici dans une discussion à ce sujet, mon point de vue étant en fait tout
différent. La seule chose qu’il me paraît important d’en retenir, quitte à
y revenir un peu plus loin, concerne le modèle de l’absence de qualités et
l’attention portée à l’entre-deux, à l’interstitiel, qui place les œuvres dans un
nouvel espace où communiquent nos jeux de langage, où les liaisons sont
effectivement « dangereuses », et non pas privilégiées. L’expérience esthétique
s’y présente davantage à visage découvert.
Un exemple clair de la triangulation qui en est partie prenante se rencontre à coup sûr chez John Cage, à la fois parce que la musique y est
soustraite à la musique, parce que les déliés s’y substituent aux pleins, et
parce que nous avons affaire à des œuvres qui intègrent les conditions ordinairement tenues pour extérieures à ce qui constitue à nos yeux une « œuvre
Les vertus de l’entre-deux
49
d’art », c’est-à-dire les conditions et les facteurs qui en accompagnent
naturellement le fonctionnement 20. Sous ce rapport, on peut rapprocher
de façon intéressante, me semble-t-il, la tentative de Cage et l’idée que
Nelson Goodman se faisait des conditions de fonctionnement symbolique des œuvres 21. L’élément déterminant en est le réseau des relations
établies – ou rétablies – entre le symbole et l’environnement, forcément
contingent et variable, avec lequel il communique – à l’image de ce que
suggère Wittgenstein lorsqu’il fait valoir que l’art communique avec
l’ensemble de nos jeux de langage. Robert Morris a exprimé une idée semblable dans le commentaire qu’il a donné de ses Blind Time Drawings 22.
Mais d’autres exemples nous sont offerts par l’acousmatique, le cinéma et
les arts du support. Ce qu’il y a d’intéressant, dans tous ces cas, est que la
mise en cause brutale ou ironique des structures centrées déplace les
œuvres dans des contextes pluriels avec lesquels elles entrent en relation,
sans que la communication en soit réglée a priori, et sans qu’une syntaxe y
soit tenue pour souveraine 23.
Comme le montrent les œuvres de Pierre Henry, de Pierre Schaeffer ou
de plusieurs acousmates contemporains, le bouleversement du paradigme
de la composition musicale, le rôle déterminant accordé au support,
comme dans le cas de la vidéo, n’instaurent pas seulement un nouveau
type de liaisons, subordonnées à une syntaxe préalable ; ils relient l’intériorité de l’œuvre à son extériorité en inscrivant à la fois l’œuvre et la relation
esthétique dans un champ de relations contextuelles qui appartiennent au
fonctionnement de l’œuvre, pour ne pas dire à sa définition 24.
Il va sans dire que les modifications que cela entraîne au regard des
œuvres, de leur ontologie et de l’expérience esthétique n’est pas seulement
important pour la compréhension des œuvres comme telles, mais pour le
type de réponse que nous pourrions apporter aux questions que pose la
notion même d’« œuvre d’art ». Il ne nous faut peut-être pas seulement
renoncer aux illusions qu’entretient l’idée d’un art autonome, pur ou
désintéressé ; il nous faut aussi réinscrire l’art dans une expérience et
dans des conditions qui débordent l’idée étroite que nous sommes le plus
souvent enclins à adopter. Pour cela, il faut faire le vide : le vide du sujet
50
L’Art sans qualités
et de l’intériorité, et faire ainsi jouer les espaces vacants, afin de rendre
l’art et l’expérience esthétique au hasard et à la pluralité.
Liaisons intermédiaires et ressemblances de famille
L’impersonnalité qui s’est imposée dans l’art à différents moments est
importante pour comprendre le discrédit qui frappe l’idée d’une relation
traditionnellement tenue pour constitutive entre l’artiste ou l’auteur et son
œuvre. Les contestations du modernisme ont joué un rôle qui a permis de
placer sous une plus juste lumière nos comportements esthétiques et les
citadelles dans lesquelles on tend à les enfermer, ainsi que les relations
qu’on a coutume d’établir entre des champs hétérogènes. Sur ce dernier
point, le modèle musilien de l’« absence de qualités » et celui des ressemblances de famille wittgensteiniennes sont intéressants à plus d’un titre.
On trouve dans L’Homme sans qualités des réflexions qui, attribuées à
Ulrich, rappellent les passages où Wittgenstein introduit l’idée de ressemblance familiale dans les Recherches philosophiques.
« Pourquoi désigne-t-on du même terme d’amour des choses aussi
différentes ? Pour la même raison qui nous pousse à parler sans réflexion de
fourchettes à salade, de fourchettes de jardinier, de fourchettes de pendule ! À la base de toutes ces impressions de fourchette, il y a un caractère
commun de fourchu : il n’est pas en elles comme un germe commun […]
Elles n’ont pas besoin d’être toutes semblables, il suffit que l’une entraîne
l’autre, que l’on passe de l’une à l’autre, que les éléments voisins soient
semblables 25… »
« Que l’on passe de l’une à l’autre », écrit Musil. Cette expression nous
ramène aux « motifs » et aux « petites causes », évoquées en commençant.
Ce qui est extraordinaire, dans le roman de Musil, est que l’absence de
qualités, et par conséquent de point de vue central, plonge toute chose
dans un champ ouvert de rapports où l’on ne peut trouver « une seule de
ces significations indépendantes telle que la vie ordinaire en accorde, dans
une première et grossière approximation, aux actions et aux qualités ». En
fait, dans le roman proprement dit, cette absence est la source de déplace-
Les vertus de l’entre-deux
51
ments et de déroutantes proximités, auxquels nulle essence préalable ne
fait obstacle, si bien que les « personnages », quoique distincts, en tant que
personnages, entrent dans des rapports interchangeables dont cette autre
réflexion permet de se faire une idée remarquable : « il suffit que l’une
entraîne l’autre, que l’on passe de l’une à l’autre, que les éléments voisins
soient semblables : les plus éloignés le deviennent alors par leur intermédiaire. Bien plus : même ce qui fait la ressemblance, ce qui lie les éléments
voisins, dans un enchaînement de cette espèce, peut se modifier. On va
d’une extrémité du chemin à l’autre avec enthousiasme sans même savoir
comment on a fait pour le parcourir ainsi ».
On ne peut mieux définir les liaisons intermédiaires que masquent
généralement nos dispositifs de démarcations. J’ai évoqué plus haut une
esthétique du vague. Les liaisons intermédiaires en sont une pièce majeure.
Une esthétique du vague est une esthétique des liaisons intermédiaires. Là
où les significations n’empruntent plus les voies que balise un point de
vue central et privilégié, la causalité réglée et les essences fixes cessent
d’avoir cours ; comme le suggérait la nouvelle de Borges qui porte ce titre,
le paysage auquel on a affaire est celui d’un « jardin aux sentiers qui bifurquent 26 » et l’art que l’on y rencontre est bien un « art sans qualités ».
Un tel art, comme on peut aisément l’imaginer, ignore les distinctions,
les hiérarchies et les partages qui nous sont familiers. Pour une esthétique
des liaisons intermédiaires, il n’y a pas de démarcation qui puisse être tenue
pour définitivement pertinente ; on peut toujours aller d’une « extrémité
du chemin à l’autre ». Telle est, me semble-t-il, la vertu cardinale d’un art
sans qualités délivré de ses mythes. Cette vertu, est aussi celle du vide et
du silence, comme champs d’indétermination, à l’image de ce que nous
suggère notre langue lorsqu’elle oppose les pleins et les déliés, c’est-à-dire
les parties fines et fragiles de toute graphie, auxquelles l’écriture semble
suspendue, dans la virtualité du trait, c’est-à-dire du commencement :
« L’Unique Trait de Pinceau est l’origine de toutes choses […] Le fondement de la règle de l’Unique Trait de Pinceau réside dans l’absence de
règles qui engendre la Règle ; et la Règle ainsi obtenue embrasse la multiplicité des règles 27. »
4. Les paradoxes de l’usage
Je pourrais dire : Si le lieu auquel je veux parvenir ne
pouvait être atteint que sous la conduite d’un guide, j’y
renoncerais. Car là où je veux véritablement aller, là il
faut déjà qu’à proprement parler je sois. Ce que l’on peut
atteindre sous la conduite d’un guide ne m’intéresse pas.
Ludwig WITTGENSTEIN
Que l’art soit « sans qualités », au sens où cette notion a été mobilisée
jusqu’ici, cela ne veut pas seulement dire que la possibilité en excède toujours quelque essence ou quelque origine que ce soit ; plus profondément,
peut-être, l’« usage » – en entendant par là ce qui ne saurait être détaché
ni pensé indépendamment de ce que nous faisons – me semble en être la
« règle », l’erreur majeure consistant précisément à imaginer une règle
antérieure à toutes ses applications, et qui en serait ainsi indépendante.
La conception de la règle que j’introduis ici est étroitement liée à l’une
des vues les plus intéressantes de la pensée de Wittgenstein. Elle est aussi
très riche de conséquences pour les questions qu’on a coutume de poser
en esthétique ; en outre, elle est en quelque sorte exemplifiée de façon pertinente et éclairante dans le travail de plusieurs artistes contemporains,
comme je voudrais maintenant le montrer en m’arrêtant un moment sur
plusieurs aspects de l’œuvre de Soun-gui Kim.
Soun-Gui Kim, Après la pluie, œuvre photographique, 1998.
Les paradoxes de l’usage
55
L’art et le geste
On pourrait dire, en pensant à la signification que Wittgenstein donnait
à ce mot, que l’art naît de gestes qui naissent à la lisière du sens, des règles
et des usages. Les gestes de l’art apportent ainsi leur contribution aux
processus de toutes sortes qui en établissent le partage, mais en laissant
davantage entrevoir l’innocence nue de l’usage, le jeu infondé des différences où le sens se détache du non-sens. Il n’y aurait pas d’art sans une
« expérience » des limites, ni de l’indicible qui en est la contrepartie. En
ce sens, l’art trahit le langage ; il en révèle la dette inépuisable qui le fait
exister dans la réitération des usages que nous lui connaissons et de ceux
que nous ne connaissons pas encore.
Jasper Johns disait de Wittgenstein que l’intéressait – entre autres
choses – son analyse du langage et de la façon dont un nouveau sens peut
naître des « abus » imposés à la « structure du langage 1 ». Chez Soun-gui
Kim, dont l’œuvre épouse une expérience de l’usage extraordinairement
« abusive » qui vise à en soustraire les possibilités aux formes unilatérales
et exclusives dans lesquelles il est ordinairement contenu, les gestes qui
libèrent les ressources de l’usage et de l’art possèdent significativement la
portée (artistique) de rendre à l’ordinaire ce que l’art tend à lui confisquer,
et cette conséquence (philosophique) de ramener à l’usage ce que nous
attribuons aveuglément à des règles. Une telle démarche est-elle philosophique ou « conceptuelle », au sens que l’on donne habituellement à ce
mot dans le contexte contemporain ? Accréditer une telle idée reviendrait
à entériner un genre de présupposé dont l’enseignement conjugué de
Cage, de Wittgenstein ou de Duchamp nous ont montré la vanité. Les
dichotomies, les super-concepts ou les hiérarchies auxquelles nous faisons
si souvent appel – ces « idoles » – sont étrangères aux pas qui guident
Soun-gui Kim dans son travail et à ce qui s’en dégage de la manière la plus
évidente. Le souci de l’ordinaire qui anime son œuvre en est le signe le
plus sûr.
56
L’Art sans qualités
Les paradoxes de Soun-gui Kim
Tout geste artistique renferme un paradoxe qui touche à la possibilité
et à l’expérience mêmes du sens. Dans l’œuvre de Soun-gui Kim, ce paradoxe joue un rôle primordial et quasi permanent ; il donne à ses gestes la
portée d’un « jeu » dont les points d’application visent à la fois le langage
et les usages auxquels se prête notre environnement matériel (« naturel » ou
« artificiel »). L’un des aspects les plus immédiats sous lesquels il se donne
est celui d’une mise en relation qui – quels qu’en soient les éléments ou
les objets d’élection (mots, choses, images ou fragments d’images) – puise
dans un répertoire étranger à l’« Art » et à l’« Esthétique », sauf lorsqu’il
en détourne les attributs ou les moyens, comme le suggère le singulier
usage auquel l’artiste adapte le sténopé. On peut y voir une démarche
semblable, sur le plan artistique, à celle des exemples à travers lesquels la
pensée de Wittgenstein se déplace.
Soun-gui Kim a réalisé, par exemple, une série d’estampes jouant sur
les mots « ici-là » ou « hier-aujourd’hui-demain » qui distribue dans un
dispositif spatial pluriel, contextuel et ouvert des fragments ordinaires de
nos « jeux de langage » qui en illustrent, en quelque manière, le fonctionnement primitif et relatif. Ce mode d’emploi d’adverbes réitérables, ainsi
rendus à leur statut indéterminé de mots isolés rappelle les « jeux » simples,
imaginés par Wittgenstein au début des Recherches philosophiques, dans un
but qui ne concerne pas directement nos pratiques artistiques et qui en
éclaire pourtant remarquablement les attendus. Comment fonctionne le
langage lorsqu’il est soustrait à l’emprise de la proposition ? Ou encore :
Comment fonctionne l’art lorsqu’il se libère du « dois » de la règle ou de
la syntaxe ?
Chez Soun-gui Kim, les opérations de contextualisation et de recontextualisation réinstallent les choses (objets, mots, images, percepts) dans
un jeu ouvert de relations que l’art s’épuise généralement à masquer. Il lui
suffit pour cela, comme le suggère ironiquement une broderie de 1979 :
« Ceci est du rouge », d’« abuser » de la proposition la plus élémentaire et
pour ainsi dire de sa « structure », non pas en se contentant d’écrire
quelque chose comme « Ceci n’est pas une pipe », mais en perturbant le
Les paradoxes de l’usage
57
jeu conjugué de l’ostension et des couleurs et en prenant l’usage même
à revers. Wittgenstein ne nous en suggérait-t-il pas l’évidente possibilité
en observant : « Le rouge que vous vous représentez n’est certainement pas
le même (pas la même chose) que celui que vous voyez devant vous ;
comment pouvez-vous dire que c’est celui que vous vous étiez représenté ?
– Mais n’en est-il pas de même dans les phrases “Ici il y a une tache rouge”
et “Ici il n’y a pas de tache rouge” ? Dans les deux phrases figure le mot
“rouge” ; donc ce mot ne peut pas indiquer la présence de quelque chose
de rouge. 2 »
Des jeux sur le statut logique et sémantique de ses marques écrites à
ses installations vidéo, le travail de Soun-gui Kim explore les ressources de
nos pratiques artistiques avec l’apparent souci de les maintenir dans une
réserve susceptible d’en préserver le jeu conjugué et pluriel, au bénéfice
d’une simultanéité qui en appelle au « silence », en un sens proche de ce
que Wittgenstein, après le Tractatus, désignait encore sous le nom d’indicible : « L’indicible (ce qui m’apparaît plein de mystère et que je ne suis pas
capable d’exprimer) forme peut-être la toile de fond à laquelle ce que je
puis exprimer doit de recevoir une signification 3. »
L’œuvre que l’artiste a réalisée pour le Centre National de Technologie
Industrielle de Corée : Station 0 Time en apporte une ambitieuse illustration
qui place en relation un ensemble complexe et diversifié d’événements
aléatoires, au rebours des dualismes traditionnels. Comme dans d’autres
réalisations de moindre dimension – Ciel-Terre, un doigt ; dix mille choses,
un cheval par exemple [1997, Rennes et Nice], l’indétermination qui en est
partie prenante annule le code entendu des différences et ce qu’elles
présentent généralement d’exclusif à nos yeux, pour en faire jouer simultanément l’interpénétrabilité et les relations réciproques. La dé-ambulation
aléatoire du cosmonaute programmée sur l’un des écrans vidéo de
Station 0 Time est emblématique de la variabilité et de la multiplicité des
points de vue que ce dispositif met en œuvre. Comme Soun-gui Kim s’en
est partiellement expliquée à propos d’une autre réalisation, dans son
travail, le rythme créé par la « neige vidéo » est à l’image de l’apparente alternative « voir / ne pas voir » et de la stricte corrélation qu’elle recouvre,
conformément à un paradoxe qui est autant celui du « voir » que du
58
L’Art sans qualités
« dire ». Grâce aux ressources de l’informatique, le « Temps zéro » que vise
à réaliser Station 0 Time prolonge en les complexifiant, et d’une façon
étonnamment conséquente, les expériences antérieures réalisées en vidéo,
autant que des réalisations de nature pourtant différente comme « Chant
de pierre / Pierre de champ », présenté à la Galerie Dongy en 1988, ou la
série des vidéo-concerts Eau-Eau et Vide & O. Dans ces deux derniers cas,
les micros contacts placés à même la pierre ou à l’intérieur du socle des
moniteurs confèrent au son, que la tradition orientale tient pour l’âme
des objets inanimés, une existence qu’aucune « musique », pas plus qu’un
quelconque « sujet », ne vient interrompre ou domestiquer. De telles installations participent d’une série de tentatives que Soun-gui Kim a réalisées, sous différentes variantes, dans un souci d’expérimentation dont les
insolites clichés réalisés au sténopé, ou encore ses « cartes du monde » de
1989-1990, offrent aussi une exceptionnelle illustration.
Le sténopé ou les limites de l’usage
Conformément au principe de déconstruction propre au silence cagien ou
à la recherche du « vide » et à la coexistence des possibles, le dispositif du
sténopé, utilisé par Soun-gui Kim dans des œuvres comme Deux fois lune,
Méditation ou Chi-lin, Est et Ouest fonctionne selon un principe relationnel de structure vague et indéterminée qui associe, au bénéfice d’un état
de non-temps et de non-règle, le « voir » et le « ne pas voir » ou l’« avant »
et l’« après ». La succession des événements bascule dans une simultanéité
que l’on pourrait être tenté de dire artificielle si le sténopé et le film qu’il
contient n’entraient avec les objets / événements qu’ils captent, du seul
fait de son ouverture nue et prolongée, dans une relation abandonnée au
« temps réel », ou encore à un état qui ignorerait toute division portant
encore la marque du sujet. Le sténopé est objet inanimé parmi les objets
inanimés ; il en recueille une image comparable aux sons de la pierre
munie de micros contacts ou à ceux de la glace s’écoulant en eau ; elle
figure ainsi un état limite de l’usage, au point de rencontre, forcément
hésitant et indéterminé, du sens et du non-sens.
Les paradoxes de l’usage
59
Un tel état d’indétermination, de flou, de non-fondement dit le prix
qu’il convient d’accorder au « vague », contre toute une tradition philosophique et artistique dont les sources se perdent dans l’histoire. Il dit
aussi le paradoxe dans lequel l’œuvre de Soun-gui Kim se déplace ironiquement. Cette indétermination est autant celle des « ressemblances de
famille » wittgensteiniennes – et du recours qu’elles opposent à une stricte
logique de l’essence et de l’identité – que celle de l’Eigenschaftslosigkeit
musilienne dans le roman L’Homme sans qualités ou des formes de dénuement auxquelles fait constamment appel la tradition philosophique et
picturale orientale. Il est remarquable que dans le roman de Musil l’absence de qualités figure la condition d’un « autre état » dont la principale
caractéristique, aux yeux de l’écrivain, était d’abolir les frontières ordinaires
du moi, en un sens proche de ce que la pensée orientale se représente
comme la seule source de sublimité authentique.
L’« Homme sans qualités », de Musil, dans son indétermination, est à
l’image du « vide » ou du « silence » à la possibilité duquel Soun-gui Kim
a subordonné ses recherches et son œuvre. Cette possibilité est aussi celle
des œuvres intitulées « Cartes du monde » ; elles en figurent le site aux
orientations indéfinies, à l’image du « Jardin aux sentiers qui bifurquent »
de Borges.
Le silence et l’ordinaire
Lorsque Soun-gui Kim parle de son travail, elle a coutume d’évoquer
le rôle que joue à ses yeux le « chaos » originel et ce qui l’apparente à la
tradition chinoise. La prééminence du « chaos » est constamment présente
dans les expérimentations dont Soun-gui Kim se refuserait à dissocier son
art ; le hasard en constitue l’évidente contrepartie. Soun-gui Kim y mêle
inlassablement les influences les plus diverses en apparence, assurant ainsi
à la diversité et à la pluralité les privilèges dont ils ont été le plus souvent
privés. On se méprendrait si l’on attribuait au « chaos » ou au « Temps
zéro » la signification métaphysique d’une présence sous-jacente, pleine et
souveraine. Pour Soun-gui Kim, il y a de l’indicible, mais l’indicible n’est
60
L’Art sans qualités
pas la dimension soustraite au langage ou à nos gestes qui en déterminerait
positivement et électivement le sens. Le « sens », autant que les « règles »
que nous avons coutume de lui associer, n’ont pas d’autre existence que
celle qu’ils ont dans nos usages du seul fait de ces usages. D’une certaine
manière, le sens n’existe pas et s’il existe c’est en tant qu’il naît et renaît en
permanence du non-sens, c’est-à-dire des gestes ou des usages dont l’art
devrait nous conduire à reconnaître le pouvoir souverain d’innovation
autant que la contingence.
À la différence de ce que révèle la tradition orientale, les distinctions
dont l’idée même de l’art occidental est le plus souvent solidaire dans
notre esprit obscurcissent notre rapport à l’art autant qu’à l’ordinaire.
L’itinéraire et les recherches de Soun-gui Kim devaient nécessairement
rencontrer, à cet égard, la pensée de Wittgenstein et, dans une moindre
mesure, de Robert Musil. Wittgenstein est l’un des rares philosophes à
avoir réellement conçu une radicalisation de l’usage, apte à nous débarrasser des mythologies de la présence dont nos conceptions de l’art, du
langage et du sens sont à bien des égards un produit. Chez Wittgenstein,
dont les concepts sont autant de voies orientées vers une reconnaissance
de l’ordinaire, le statut de l’usage est tel qu’il recouvre intégralement
l’horizon du sens, sans laisser, de quelque façon, le moindre espoir d’un
reste. L’usage, révélé à lui-même, est à la fois la dimension dans laquelle
le « monde » vient au sens et le non-fondement auquel nos obsessions
métaphysiques nous reconduisent inévitablement à leur insu. Ce « nonfondement » que figure la notion d’usage est en un sens originaire, mais il
est aussi indéterminé que le « chaos originel » de la tradition orientale ou
le « hasard » et le « silence » de John Cage. Comme le suggère à l’évidence
l’œuvre de Soun-gui Kim – tout entière ordonnée à cette idée – ces perspectives sont certainement troublantes, tant elles nous privent des images
à partir desquelles nous avons coutume de penser l’art et d’en concevoir
la sublimité.
Comme Wittgenstein ou les artistes et philosophes dont il épouse les
gestes, l’art de Soun-gui Kim nous indique la voie d’une autre sublimité,
une sublimité sans art ou un art purement modal que pourrait désigner
l’expression « modes d’emplois » si elle n’avait été inopportunément réservée
Les paradoxes de l’usage
Soun-Gui Kim, Station 0 Time, in Installation multimédia, 1997.
61
62
L’Art sans qualités
à la description de modes d’utilisation exclusifs ou à finalité unique. En
restituant intégralement l’usage à sa dimension plurielle et indéterminée,
Soun-gui Kim installe l’art dans le paradoxe – celui du « sens » et du
« non-sens » – qui lui est essentiel, non pas en cela que s’y révélerait une
essence ou quelque privilège auquel il devrait son prix, mais en ce qu’il y
trouve la source d’une reconnaissance qui constitue la seule alternative
authentique ou le seul accomplissement dont l’art et la philosophie puissent rêver.
En ce sens, comme celui de Cage, l’art de Soun-gui Kim est un « art
sans qualités », au sens que j’ai donné jusqu’ici à cette expression. L’option
qu’il renferme en faveur de l’indétermination, de la pluralité et du hasard
est ce que Soun-gui Kim partage avec une inspiration fondamentale qui
ne traverse que par éclairs nos traditions de pensée. Le privilège accordé
au vide, par exemple, ne se reconnaît pas seulement chez quelques rares
penseurs comme Wittgenstein ou dans les gestes insolites des artistes
qui ont renouvelé notre image de l’art, comme si leurs pas les avaient
inopinément portés au seuil du « Silence » ou du « Chaos » de la tradition
orientale.
5. L’expérience extérieure
Je suis si aise, que je suis hors de moi.
Madame de SÉVIGNÉ
Rauschenberg évoque quelque part l’importance paradoxale que revêt,
pour l’artiste, le fait d’« agir dans le vide qui sépare l’art de la vie ». Ce qui
précède nous a permis d’apprécier le prix de ce paradoxe. On peut aussi
combler théoriquement ce vide en se montrant attentif à ce que nos pratiques artistiques contiennent d’oxymorique, par référence à une figure
dont elles empruntent les apparentes contradictions et sur le modèle de
laquelle, au rebours des inépuisables appels à l’intériorité que l’art a nourri
en son sein, elles définissent ce que j’appellerai une expérience extérieure.
Les propriétés esthétiques que l’on prête généralement aux œuvres
d’art, selon l’interprétation qu’on en donne, sont de nature à créer ce
« vide » dont parle Rauschenberg, dès l’instant où l’on perd de vue ce
qu’elles doivent à un environnement auquel les œuvres sont reliées de
mille manières. Les discussions qui opposent les adeptes de l’essentialisme
esthétique et les partisans du subjectivisme ou du relativisme contribuent,
par bien des aspects, à le perpétuer. Dans la version la plus simple de ce
débat, les uns affirment que les œuvres d’art se définissent comme telles par
des propriétés qu’elles possèdent de manière intrinsèque et constitutive,
indépendamment des relations que nous entretenons avec elles ; les autres
soutiennent que les propriétés que nous attribuons aux œuvres d’art sont
de nature relationnelle et ne doivent rien à ce qu’elles possèdent en
64
L’Art sans qualités
propre. D’un point de vue philosophique, cette discussion ressurgit assez
régulièrement sous des variantes diverses, selon que l’on oppose le réalisme
et le nominalisme, l’objectivisme et le subjectivisme, les définitions relationnelles et les définitions non relationnelles 1.
On peut avoir des raisons de penser qu’une telle discussion occulte,
pour une large part, plusieurs aspects importants des pratiques et des
comportements esthétiques dont la principale conséquence est précisément
de remettre en question un grand nombre d’oppositions familières usées
jusqu’à la corde. Les raisons que nous avons de perpétuer les oppositions
ou les dualismes entre lesquels se déchirent nos conceptions de l’art
paraissent de moins en moins convaincantes. Certaines de ces pratiques
placent en quelque sorte l’art hors de soi, au double sens de cette expression, c’est-à-dire non seulement hors de lui-même et de ce qui pourrait
en définir l’espace propre, mais littéralement hors de lui, au sens d’une
« agitation » proche de l’ubris des Grecs. Leur intérêt tient à l’éclairage que
les cas ou les situations limites projettent sur les cas plus ordinaires, c’està-dire sur ceux où l’art paraît opérer dans ses propres limites – ou dans ce
que nous tenons pour tel – et y trouver son accomplissement.
Tableaux, installations, performances
Malgré les évolutions et les bouleversements qu’elle a connus, notre
tradition picturale peut donner l’impression d’avoir prolongé, jusqu’à une
période assez récente, et même encore présente, une inspiration qui fait
du tableau une entité ou un objet symbolique autonome. La conviction
typiquement moderniste de la peinture, fondée sur la considération de
son médium et de la conscience progressive qu’elle semble en avoir acquis
au cours de son histoire en apporte l’évidente confirmation 2.
On en trouve un exemple dans les interprétations que certains historiens
et certains peintres ont proposées du cubisme. Juan Gris, par exemple, en
partie sous l’impulsion de Kahnweiler, a contribué à faire du cubisme un
art essentiellement synthétique et mental, accomplissant l’essence même
de la peinture comme un art autonome, dont les relations internes défi-
L’expérience extérieure
65
niraient, à elles seules, la dimension symbolique et sémantique 3. Les dernières œuvres de Gris illustrent cette conviction de l’artiste, en même temps
qu’elles accréditent les rapprochements qui ont été faits avec l’abstraction,
conçue comme détachée de tout souci référentiel 4.
Pourtant, sur le seul plan pictural, il reste difficile d’ignorer ou de sousestimer la dimension par laquelle le cubisme ou l’abstraction picturale
conservent le souvenir d’une inspiration de la peinture qui en fait autre
chose que l’accomplissement d’une intériorité aux termes de laquelle,
comme nous l’avons vu, congé aurait été donné à tout ce qui relie l’espace
et la composition à une extériorité. Songeons, par exemple, à ce que la
pratique du collage a représenté dans le développement du cubisme 5, que
ce soit par rapport aux œuvres qui en sont nées – significativement tenues
pour dépassées par le cubisme « synthétique » – ou par rapport à ce qui
l’associe à la construction de l’espace, à un usage spécifique des couleurs
ou de la géométrie du tableau. On a parlé, à cet égard, de tout ce que le
cubisme doit à Cézanne et à la construction d’un espace frontal, on peut
aussi penser à l’usage des aplats de couleurs dont le cubisme conserve la
mémoire 6. Quant à l’abstraction, il n’est même pas jusqu’à l’œuvre de
Mondrian, pourtant éminemment soucieux de cette pureté et de cette
intériorité auxquelles les peintres abstraits ont identifié leur art, qui ne
maintienne un rapport à l’extériorité dont l’espace pictural se révèle
indétachable et dont il contient en lui le signe. L’analyse que Shapiro a
proposée de Carré noir sur un fond blanc, par exemple, ce qui associe ce
tableau à une pratique légèrement plus ancienne des impressionnistes et à
la possibilité d’un regard à la fois intérieur et extérieur en porte clairement
témoignage 7.
Ici, l’art est à la fois en soi et hors de soi, au sens littéral de ces deux
expressions, dans la juxtaposition de deux visions, l’une interne, l’autre
externe, comme si le peintre ne souhaitait pas choisir, ou mieux n’avait pas
à choisir. On peut aller plus loin dans ce qui se fait jour ici. Car les cas ne
manquent pas, en apparence éloignés des œuvres ou du type d’œuvre qui
nous ont servi d’exemple jusqu’ici, où l’art choisit délibérément d’être hors
de soi, au double sens du terme.
66
L’Art sans qualités
Sur ce chapitre, on serait même tenté de dire que les exemples se
bousculent, ce qui n’est probablement pas un hasard, tant on peut y voir
l’une des tendances les plus caractéristiques d’une grande partie de l’art
des dernières décennies. Songeons seulement à ce que présentent de significatif, à ce sujet, le « body art » ou quelques-unes de performances dont
l’exposition – au titre significatif – Out of Actions permet de se faire une
idée 8. Parmi ces performances, il y a, par exemple, celles de Stelarc à
Tokyo en 1978. Mais on peut aussi penser à des choses plus anciennes et
pourtant étrangement proches. Je pense à deux photographies de Jeandel,
fort intéressantes en elles-mêmes, réalisées pour des peintres, et qui ne
nous montrent pas seulement en quoi certaines figures ou certaines inspirations peuvent être proches, à un siècle de distance, mais qui suggèrent
de quelles manières très diverses l’art peut entrer dans un rapport croisé
externe et interne pouvant légitimement être tenu pour constitutif 9.
Revenons toutefois, à des perspectives plus orthodoxes en apparence
en comparant une œuvre comme Verre et bouteille de Suze, de Picasso
(1912) et les installations que l’artiste canadienne Jessica Stockholder a
coutume de réaliser 10. Il y a entre ces deux catégories d’œuvres d’étranges
affinités, une sorte de logique commune dont les papiers collés et l’installation représentent les deux pôles, à ceci près que dans un cas l’art se tient
dans son espace propre, tandis que dans l’autre il investit un espace qui,
s’il lui est destiné, n’en est pas moins l’espace commun. Je n’aurai pas le
sentiment d’exagérer en disant, comme Jessica Stockholder nous y autoriserait probablement, que par rapport au collage ou même à la peinture,
l’installation réalise une opération de réversibilité permettant de présenter
l’envers d’un endroit et réciproquement, le dépli d’un repli, qui se peut
encore replier en compression 11, en entassement, ou bien en de multiples
formes agrégatives de compilation, comme le montrent une multitude
d’œuvres, de César à Arman ou à Franz Erhard Walther, dont le Werksatz
est cet égard exemplaire. Le Werksatz se plie et se déplie. Banque à étagères,
il se déploie en présence de l’artiste, seul habilité à en dérouler et à en disposer le contenu dans l’espace, à le replier, une fois l’opération terminée.
À ce moment-là, l’œuvre recouvre son statut d’objet, possédant ses propriétés d’objet, offerte au regard et à l’interprétation comme n’importe
L’expérience extérieure
67
quelle autre œuvre exposée. Le rapport entre ces deux volets de l’œuvre,
qui peut se voir ainsi attribuer un double statut, est de même nature que
la réversibilité qui relie l’installation ou l’accumulation à la compression,
le collage au décollage ou aux affiches lacérées, le pli au dépli, à ceci près
que l’espace y reçoit une double qualification : intérieure, et en quelque
sorte privée, dans un cas, liée au retrait de l’œuvre ; pragmatique et transactionnelle dans l’autre, s’ex-posant au partage dans l’espace commun.
L’absence de qualités s’illustre ici dans deux types d’opérations inverses qui
ne conspirent vers aucun centre et opèrent de façon tantôt conjonctive,
tantôt disjonctive.
Ce qui se manifeste ici pourrait être étayé par des exemples musicaux.
Non pas seulement ceux qui illustrent des processus d’échange entre formes
sonores et modèles naturels destinés à être intégrés ou compris du dedans,
comme on le voit, peut-être, de manière différente, chez Xénakis et chez
Messiaen, mais à la lumière du partage où le hasard entre dans le déroulement temporel de l’œuvre, se prête à un nomadisme qui peut faire penser
aux chants des aborigènes, eux-mêmes comparables à des cartes : « Le chant
qui trace un itinéraire est l’équivalent d’un titre de propriété chez les aborigènes. Cependant, ces lignes ne constituent jamais des frontières. Elles ne
se bouclent pas, ne se referment pas sur elles-mêmes […] La différence est
ici entre s’approprier la terre et s’approprier à la terre. S’approprier la terre,
c’est la considérer comme un territoire clos que l’on domine. S’approprier
à la terre, c’est la considérer comme un site que l’on traverse 12. » Les
musiques nomades ont elles aussi affaire au « vide » de Rauschenberg.
Action !
Du point de vue de son rapport à l’espace, une installation participe
du dispositif même de l’exposition. L’installation conjugue une double
opération ou plutôt un double processus, l’un qu’elle partage avec les
comportements artistiques créatifs, au sens traditionnel de ce terme, et
l’autre avec la mise en œuvre des conditions permettant de montrer
les œuvres, de les faire fonctionner et par conséquent exister. En cela, elle
68
L’Art sans qualités
présente l’intérêt de nous aider à comprendre ce qu’il y a d’insuffisant
dans la représentation habituelle de ce qu’est une œuvre d’art, ainsi que la
nature des présupposés qui nous en empêchent 13. Sur ce point, toutefois,
il convient de prendre rapidement la mesure de difficultés qui sont liées à
cela. Sans doute faut-il d’abord compter les embarras dans lesquels un
grand nombre de pratiques artistiques nous ont plongés depuis
Duchamp. Quitte à nous répéter, observons une fois de plus que, comme
le montrent les positions qui vont de Nelson Goodman à Arthur Danto,
en passant par les théories institutionnelles ou celles qui s’en remettent à
l’histoire ou à un « nomalisme pictural », il devient de plus en plus difficile d’attribuer aux œuvres d’art des propriétés essentielles, nous autorisant à tracer des frontières 14. Cette difficulté est irritante, car le nomadisme l’emporte et entre en conflit avec le mouvement historique dont notre
art et nos pratiques artistiques ont hérité leur statut autonome 15. Comme
si l’art avait cessé de se définir en soi, pour n’être plus que « hors de soi »
et éventuellement « n’importe où » 16. D’autre part – seconde difficulté,
liée à la première – le dualisme traditionnel sur la base duquel on distingue ce qui concerne spécifiquement l’art (l’artistique) et ce qui relève,
plus généra-lement de la relation esthétique (l’esthétique) est devenu une
source d’embarras d’autant plus préoccupante que les ressources de l’essentialisme ne sont pas loin d’avoir été épuisées et que les pratiques transgressives de l’art contemporain nous privent de possibilités d’attribution
définitive et non éphémère 17.
Il peut certes paraître raisonnable de dire que la relation esthétique
repose sur les ressources de plaisir et de compréhension liées à notre expérience de certains objets – dût-on opter pour un subjectivisme sans
nuances –, et d’admettre simultanément que lorsque nous avons affaire à
des œuvres d’art d’autres éléments doivent être pris en considération, qui
n’entrent pas dans la seule relation esthétique 18. En supposant que l’on en
trouve réellement les moyens, on parvient alors à rendre compte, en
même temps, de l’artistique et de l’esthétique. Mais on peut aussi se dire
qu’entre une tentative comme celle-là et une ontologie strictement réaliste
ou essentialiste il y a peut-être plus d’un point commun qui font obstacle
à une réelle dissolution de la difficulté.
L’expérience extérieure
69
Nelson Goodman a expliqué dans Langages de l’art et dans d’autres
écrits ultérieurs, que le fonctionnement esthétique des objets dépend de
conditions qui jouent un rôle de premier plan, bien qu’elles n’entrent
apparemment pas dans ce qui nous paraît définir une œuvre comme un
objet d’une certaine sorte. À ces conditions, Nelson Goodman réservait le
terme d’implémentation ou d’activation 19 et il recommandait de les considérer avec toute l’attention qui convient, non seulement aux professionnels
des musées ou des galeries, mais aux philosophes et aux théoriciens qui
s’intéressent à l’art et s’efforcent d’en dire quelque chose. Cette position,
chez Goodman, s’accordait avec une neutralité ontologique qui lui faisait
tenir pour inutile, pour ne pas dire funeste, toute discussion relative aux
propriétés qui se pourraient attribuer aux œuvres d’art, et elle le conduisait
à s’en tenir pour sa part à des symptômes 20. Cette retenue, parfaitement
légitime en elle-même, est ce qui pousse aujourd’hui certains de ses disciples à aller plus loin. Gérard Genette, par exemple, pense que la position
goodmanienne ne nous dispense pas de réfléchir à ce qu’il nomme l’articité,
par opposition à un point de vue seulement esthétique. Certains auteurs,
comme Roger Pouivet, s’engagent même ouvertement dans une ontologie
réaliste en se recommandant d’une position pourtant goodmanienne sur
certains points 21.
Tout cela peut paraître étroitement philosophique, et peut-être même
passablement byzantin. Ce n’est toutefois pas si sûr, car les recherches
entreprises par les auteurs mentionnés et les difficultés qu’ils s’attachent à
résoudre apportent peut-être, à leur corps défendant, une confirmation de
ce que les pratiques artistiques vers lesquelles nous nous sommes tournés
mettent déjà en elles-mêmes en lumière, à savoir qu’il n’y a pas grandchose à attendre des recherches ou des définitions qui, visant à caractériser l’artistique, en excluraient l’esthétique. Mais il s’agit d’une chose qui
réclame quelques explications.
Une erreur, quoique naturelle, est sans doute de prêter à l’art et aux
œuvres d’art un statut d’entités susceptibles d’être en elles-mêmes, en soi, en
dépit des difficultés que nous rencontrons aujourd’hui pour leur attribuer
des propriétés ontologiquement définies. Entendons-nous bien : il existe
des choses que nous nommons des œuvres d’art, à la fois par habitudes
70
L’Art sans qualités
de langage et sous l’effet de conditions historiques et institutionnelles
données 22. Lorsque j’entre dans un musée, je m’attends à voir des œuvres
d’art, des tableaux, par exemple. Un tableau est un objet physique identifiable, pour nous tout au moins, et je sais qu’il est de l’art, même s’il est
médiocre. Les œuvres des Pompiers d’Orsay sont des tableaux, et en tant
que tels des œuvres d’art. En revanche, on trouve désormais dans les
musées des tas d’objets que les gens ne considèrent pas, ou qu’ils ont du
mal à considérer comme des œuvres d’art, et pas seulement parce qu’ils
n’en voient pas le prix. Il se peut que pour beaucoup de gens les installations de Jessica Stockholder ne soient pas de l’art ! Pourtant, comme je l’ai
suggéré précédemment, nous n’avons peut-être pas affaire à des objets
intrinsèquement différents des collages cubistes, par exemple.
Ce qui nous induit en erreur (non pas lorsque nous regardons un
tableau ou autre chose, mais lorsque nous nous attachons à définir ce qui
se passe ou de quoi cette expérience est faite), tient peut-être à une espèce
particulière de réification – et de situation de face-à-face, liée à l’opposition
sujet-objet – aux termes de laquelle les conditions qui entrent dans la perception de ce que nous appelons un tableau – si du moins nous devons y
voir un pôle de satisfaction ou de fonctionnement particulier – s’oublient,
exactement comme on oublie tout ce qui entre dans l’exécution d’une
œuvre musicale : les instruments, la pression des doigts, l’acoustique de la
salle, le souffle des instrumentistes, les matériaux, etc., etc. En revanche,
sitôt qu’on en tient compte, on comprend l’erreur de penser que l’œuvre
est dans l’œuvre, comme nos pensées sont dans notre tête.
N’y a-t-il pas pourtant une identité de l’œuvre ? Quelle que soit
l’exécution ou les conditions dans lesquelles je vois un tableau, n’ai-je pas
affaire à la même symphonie ? N’est-ce pas le même tableau que je vois,
aussi différents puissent être les conditions ou le moment dans lesquels je
le vois ? Les questions relatives à l’identité des œuvres sont particulièrement complexes et déconcertantes 23. Si toutefois elles sont étroitement
liées à nos habitudes historiques, elles ne doivent peut-être pas se voir
attribuer une importance excessive ou exclusive, car depuis longtemps
déjà, l’art s’emploie à les relativiser et nul ne peut dire à quoi cela peut
mener dans un avenir proche ou lointain. Les transactions dont l’expé-
L’expérience extérieure
Jessica Stockholder, Torque, Gelly Role, and Goose Bump.
Dépôt du FNAC, musée Picasso, Antibes.
71
72
L’Art sans qualités
rience esthétique est constituée valent sans doute mieux – d’un point de
vue pratique et théorique – que les catégories dans lesquelles nous les
enfermons 24. Comme le suggérait Wittgenstein, nos jeux de langage
esthétiques communiquent, en un sens, avec la totalité de nos jeux de
langage, raison pour laquelle l’art est toujours hors de soi 25.
On pourra toujours penser que ces remarques privilégient une dimension méta-artistique ou méta-esthétique n’ayant pas grand-chose à voir
avec ce que nous admirons dans les œuvres qui ont généralement notre
faveur. Ce n’est pourtant que de manière artificielle, et pour des raisons
qui tiennent à une forme de fétichisme à laquelle notre tradition artistique nous pousse en permanence, que l’on peut tracer une démarcation
entre l’art en théorie et l’art en action. Les œuvres paradoxales, comme
celles de Cage, nous le rappellent ironiquement, et c’est aussi ce que nous
montrent les labyrinthes de Robert Morris, les installations vidéo de
Bruce Nauman ou l’art de Robert Smithson. Pour Smithson, rien, en
effet, n’est jamais « isolé du tout ». Comme il le suggérait dans un texte
de 1970 : « l’homme, en tant qu’objet, chose ou mot pourrait bien être
emporté comme un coquillage échoué sur la plage et alors l’océan se ferait
connaître. Comme les critiques d’art, les artistes ont longtemps considéré
le coquillage sans le contexte de l'océan 26. » C’est même ce que pourrait
suggérer la lecture d’un texte célèbre de Heidegger où il évoque le « rayon
de présence » des œuvres et ce qui les en « arrache 27 ». Heidegger avait
raison de placer les œuvres en relation avec des conditions dont il jugeait
impensable de les détacher, sauf à les livrer à l’industrie artistique. Son
erreur était seulement d’attribuer à ces conditions une signification exclusive et en quelque sorte sacrée. Peut-être appartient-il aux penseurs allemands d’avoir éprouvé cette sorte de nostalgie. Même Benjamin n’y
échappe pas. Mais les artistes n’ont jamais été réellement tentés par ce type
de Schritt zurück. Chemin faisant, on a vu ce que notre expérience de l’art
devait à la tradition historique qui en a institutionnellement consacré
l’autonomie et ce qu’elle doit aussi à nos pratiques, quels qu’en soient les
objets. Il était probablement inévitable que nos conceptions privilégient,
comme elles n’ont cessé de le faire, une vision de l’art que le romantisme
a certainement porté à son comble en faisant du poète ou de l’artiste le
L’expérience extérieure
73
vicaire de l’absolu 27. Comme pour beaucoup d’autres choses, il est temps
de revenir, non pas en arrière, à la faveur de quelque Schritt zurück, mais
ici même : down to earth, comme disait volontiers Dewey. Généralement,
cela ne se fait pas sans mal, comme en témoignent les innombrables
« actions parallèles » ou les « retours » – du Sens, de la Morale, des Valeurs,
du Sacré, que sais-je ? – qui nous sont régulièrement annoncés, au rythme
de chaque année scolaire, comme aurait dit Musil. À ces reculades sans fin,
s’opposent de façon plus intéressante et plus décisive les expérimentations
indifférentes aux frontières ou aux hiérarchies établies entre les genres, les
styles ou les pratiques canonisées. L’art du XXe siècle n’a guère cessé d’en
être le terrain privilégié, même si la part prise aujourd’hui par les institutions et leurs agents, à commencer par l’État, dans des pays comme la
France, tend à en obscurcir les sources et les effets. Le « sens du possible »
dont L’Homme sans qualités, dans le roman de Musil, découvre le prix en
est peut-être la plus juste expression. L’audace qu’il fonde, à l’image des
pratiques les plus fécondes et les plus sincères qui sont en œuvre dans l’art
contemporain, apporte la réponse que réclame l’« absence de qualités » à
partir du moment où l’on a compris que les pertes qui nous menacent,
loin de déboucher sur un cataclysme réputé engloutir toute valeur ou sur
quelque joyeuse apocalypse, lèvent au contraire les hypothèques que nous
n’avons que trop tendance à imposer à l’art, comme à nos idées, et par
conséquent à ce qu’il en adviendra. Il serait vain, à ce sujet, de céder aux
illusions de la fin de l’art ou aux séductions de la post-modernité. Nous
n’aurions guère plus de raison de réhabiliter le genre de vision de l’histoire
que les avant-gardes ont privilégié. Les présupposés auxquels elles font
également appel communiquent en cela qu’ils se montrent indifférents ou
aveugles à ce que nos pratiques ou nos comportements, en particulier sur
le plan artistique, contiennent d’imprévisible, à ce qui les relie à d’autres
pratiques et à d’autres comportements, et surtout à ce qui échappe, en
elles comme en eux, aux seules idées. La part que l’on a tendance à attribuer
au concept, dans l’art moderne et contemporain, quoique juste en son
principe, présente l’inconvénient de nous faire oublier que la dimension
expérimentale de ses œuvres les plus significatives ne peut précisément s’y
réduire, et que c’est probablement sous l’effet d’une illusion, pour ne pas
74
L’Art sans qualités
dire d’une espèce particulière de sophisme interprétatif que nous sommes
conduits à en sous-estimer la portée. Plus d’une théorie de l’art, de la fin
de l’art et des avant-gardes se révélerait en être victime si nous y regardions
de plus près. Un « art sans qualités », pour utiliser une dernière fois cette
expression, réclame une morale, peut-être une « utopie », fût-elle provisoire,
nous préservant des grandes dramaturgies où s’enrôle l’Histoire, et avec
elle les figures tutélaires de l’Art, de la Culture, de la Morale, de l’Âme ou
de l’Esprit. Cette utopie, Musil l’a décrite comme une utopie de l’exactitude
en proposant de « limiter une fois au minimum la dépense morale, de
quelque espèce qu’elle soit, qui accompagne tous nos actes, et de se
contenter de n’être moral que dans les cas exceptionnels où il s’agit
vraiment de l’être » 28. Combien de mots et d’expressions, parmi ceux qui
circulent à propos de l’art, mériteraient à cet égard de se voir imposer un
utile moratoire. Mieux vaut sans doute ne pas se méprendre, mais sans
vouloir donner à ce mot un sens trop étroit et en se gardant bien d’y
reloger les mythes d’une ancienne histoire de la raison, pour ces questions
comme pour beaucoup d’autres, l’exactitude reste le seul horizon, commun
à l’art et à la pensée, sur lequel nous puissions réellement compter.
NOTES
AVANT PROPOS
1. Robert Musil, L’Homme sans qualités, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Le Seuil, 1957.
2. Voir R. Musil, « L’Homme allemand comme symptôme », in Essais, Paris, Le Seuil,
1984, p. 344. L’usage que je fais ici du mot « symptôme » ne doit rien à la psychanalyse.
Il ne vise pas davantage quelque chose qui serait de l’ordre d’une essence, pas plus qu’un
sens qui circulerait, de façon plus ou moins diffuse, dans les coulisses de la culture ou de
l’art. Il se rattache plutôt à la mise en relief de parentés qui me semblent en tant que telles
intéressantes, par le jeu de leurs éclairages respectifs.
3. Cf. R. Musil, « L’Allemand comme symptôme », in Essais, trad. Philippe Jaccottet,
1984.
4. Cf. par exemple, Gérard Genette, L’œuvre de l’art, 2 vol., Paris, Le Seuil, 1994 et 1997.
5. L’art, les pratiques artistiques et les comportements esthétiques définissent un champ
dont l’autonomie présumée entre en fait en relation avec une multitude de conditions et
de facteurs qui font de toute question « esthétique » un problème à faces multiples. En
même temps, les questions qui s’y posent – en partie pour cette raison – possèdent à bien
des égards une signification philosophique cruciale. C’est une chose que Danto a bien vue,
toute autre considération mise à part.
6. Une partie des matériaux destinés au présent ouvrage a été présentée en différentes
occasions, en particulier à Clermont-Ferrand, en 1997, lors du colloque « Poétiques de
l’indéterminé », organisé par Valérie-Angélique Deshoulières, à Rennes, en 1997, lors des
journées organisées par Roger Pouivet autour des questions d’ontologie de l’œuvre d’art,
et à Pau, en 1997 et 1998, dans le cadre des colloques du CICADA organisés par Bertrand
Rougé. Ils ont fait l’objet d’une première publication dans V.-A. Deshoulières, Poétiques
de l’indéterminé, Université Blaise Pascal, 1998, Pratiques, 3/4, automne 1997, Presses
Universitaires de Rennes, et dans Il Particolare, 1, Marseille, 1999.
1. EMBLÈMES DU VIDE
1. Cf. Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie, in « Œuvres complètes de
F. Nietzsche », Paris, Gallimard, 1977.
2. Cf. les remarques de John Cage dans Pour les Oiseaux, entretiens avec Daniel Charles,
« Premier entretien », Paris, Belfond, 1976.
3. Voir, à ce sujet, les remarques de Thierry de Duve, Kant After Duchamp, chap. 6. « Do
Whatever », MIT Press, 1998.
4. L’Homme sans qualités, op. cit. Sur ce point et pour un commentaire plus général, voir
76
L’Art sans qualités
J.-P. Cometti, L’Homme exact, Paris, Le Seuil, 1997.
5. C’est le diagnostic de Husserl dans La crise des sciences européenne et la phénoménologie
transcendantale, trad. G. Granel, Paris, Gallimard, 1976.
6. L’Homme sans qualités, op. cit, chap. 39 : « Il s’est constitué un monde de qualités sans
homme, d’expériences vécues sans personne pour les vivre ; on en viendrait presque à
penser que l’homme, dans le cas idéal, finira par ne plus pouvoir disposer d’une expérience
privée et que le doux fardeau de la responsabilité personnelle se dissoudra dans l’algèbre
des significations possibles. »
7. Ibid., chap. 40.
8. Ernst Mach, L’Analyse des sensations, trad. F. Eggers & J.-M. Monnoyer, Nîmes,
Jacqueline Chambon, 1998. Plus précisément, comme l’écrivait Mach, « Ce qui est primaire, ce n’est pas le Moi, mais les éléments (les sensations) […] Les éléments constituent le
Moi […] Le Moi n’est pas une chose une, inaltérable, déterminée ou strictement délimitée. » (p. 25-26). Comme le répétera à l’envi Hermann Bahr, après Mach, « Le Moi est
insauvable ! »
9. L’Homme sans qualités, op. cit., chap. 47.
10. Le couple Ulrich-Diotime, dans L’Homme sans qualités, joue un rôle essentiel à cet
égard. Arnheim peut paraître constituer un troisième pôle, étranger au paradigme considéré,
puisqu’il cumule des « qualités » qui demeurent généralement à l’état séparé, et puisqu’il
incarne un modèle d’accumulation additive, à la différence d’Ulrich ou de Diotime dont
l’essence est soustractive. L’addition et la soustraction appartiennent néanmoins à la même
arithmétique, au sens où dans une logique de l’Eigenschaftslosigkeit, les conditions qui
excluent la possession d’attributs propres autorisent aussi bien la cohabitation d’attributs
ordinairement tenus pour exclusifs. C’est ce qu’illustre, dans le cas d’Arnheim, l’association
de l’âme et du capital ou de l’industrie. Les attributs considérés ne communiquent pas ; ils
s’ajoutent de manière additive, comme des œufs dans un même panier. L’accumulation
participe de la même logique que la privation, la soustraction ou le dénuement. Les choses
ne se passent pas différemment dans l’art : les compressions, les accumulations, etc., ne
participent pas d’une logique différente des pratiques mini-malistes, pauvres (poveri) ou
négatives. Cette logique, celle de l’absence de qualités, n’est évidemment pas à elle seule
déterminante, mais les déterminations auxquelles elle en appelle excluent toute ontologie
essentialiste.
11. Soit dit en passant, il ne serait pas bien difficile d’étendre l’image de l’Action parallèle
et la galerie des portraits musiliens au contexte contemporain et à diverses figures du
monde intellectuel qui nous sont familières. L’inspiration que nourrit le changement de
siècle dans ce qu’on appelle désormais les médias, celle que le discours politique y trouve,
sans parler de ce qui se prépare de tous côtés pour le passage au troisième millénaire, des
festivités de toutes sortes aux colloques en tous genres, suffirait à le justifier. On peut être
d’avis partagé, mi-froid, mi-chaud, en quelque sorte. L’Action parallèle n’en constitue pas
Notes
77
moins une sorte de répétition, de générale, comme au théâtre, de tout ce qu’un monde
qui ne sait plus où donner de la tête peut encore imaginer.
12. L’Homme sans qualités, op. cit., chap. 4 : « L’homme qui en est doué ne dira pas : ici
s’est produite, va se produire, doit se produire telle ou telle chose ; mais il imaginera : ici
pourrait, devrait se produire telle ou telle chose ; et quand on lui dit d’une chose qu’elle
est comme elle est, il pense qu’elle pourrait aussi bien être autre. »
13. Clement Greenberg, Art et culture, trad. Ann Hindry, Paris, Macula, 1998.
14. Cf. Rosalind Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes, trad. J.P. Criqui, Paris, Macula, 1993.
15. Cf. Harold Rosenberg, parlant d’« objets anxieux » et de « désesthétisation » de l’art :
La dé-définition de l’art, trad. C. Bounay, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1992.
16. L’indétermination qui entre dans l’absence de qualités, le défaut de propre, est au principe de liaisons, de passages, qui déjouent les hiérarchies et leur substituent des transitions
nomades
17. Voir l’intéressante correspondance Cage-Boulez éditée par J.-J. Nattiez : Pierre BoulezJohn Cage, Correspondance, Paris, Christian Bourgois, 1991.
18. Cf. Ludwig Wittgenstein, « Leçons sur l’esthétique », in Leçons et conversations, trad.
J. Fauve, Paris, Gallimard, 1971 ; J. Dewey, Art as Experience, Minton, Balch and
Company, 1935, ainsi que les commentaires de R. Shusterman dans Sous l’interprétation,
Combas, L’Éclat, 1996.
19. Cf. Nelson Goodman, L’Art en théorie et en action, trad. et postface,
J.-P. Cometti et R. Pouivet, Combas, L’Éclat, 1997. L’implémentation désigne l’ensemble
des conditions qui demandent à être réunies ou mises en œuvre, en particulier d’un point
de vue matériel et physique, pour qu’un objet fonctionne esthétiquement de façon optimale. Voir aussi « L’art en action », in J.-P. Cometti et D. Soutif, « Nelson Goodman et
les langages de l’art », Cahiers du Musée national d’Art moderne, 41, automne 1992.
2. DU SPIRITUEL DANS L’ART
1. Ce débat prend aujourd’hui assez souvent la forme d’une discussion fondée sur la
distinction de deux pôles : l’esthétique et de l’artistique. On en trouvera une illustration
dans « L’esthétique / Aesthetics », Revue Internationale de Philosophie, déc. 1996. Ce que
réclament la majorité de ceux qui s’intéressent aux questions d’ontologie, c’est un principe
de distinction entre les œuvres d’art et les simples objets ordinaires. Ce type d’intérêt tend
à l’essentialisme, y compris dans ses formes le plus paradoxales, comme le montrerait
l’exemple de Danto. Mais l’essentialisme n’est évidemment pas le dernier mot, ni le mot
d’ordre obligé de toute interrogation ontologique sur les œuvres d’art. Il s’articule, seulement, à l’une de ses orientations caractéristiques. Sur ces questions, et pour une concep-
78
L’Art sans qualités
tion qui s’écarte toutefois de celle qui m’inspire, voir Roger Pouivet, Esthétique et logique,
chap. V, 1 : « Esthétique et ontologie des œuvres d’art », Mardaga, 1996.
2. Ces différents points mériteraient une analyse séparée. Il faudrait leur associer les
éléments d’un plus vaste débat sur la culture, ainsi que les différentes attaques destinées à
faire valoir les droits d’un art de qualité. Au demeurant, ces débats plaident en faveur de
clarifications de type ontologique ; ce n’est toutefois pas ce qui intéresse majoritairement
ceux qui en sont les protagonistes. Cf. Esprit, 7-8, juillet-août 1991, ainsi que 10, octobre
1992. Sur les choix de Jean Clair, délibérément tournés contre l’art et la situation dénoncés
par les collaborateurs d’Esprit, voir le catalogue Identity and Alterity, Marsilio editori,
1995. Pour un peu de clarté dans des débats qui en ont singulièrement manqué, voir la
réponse de Yves Michaud, toujours dans Esprit, déc. 1993 : « Des beaux arts aux bas arts ».
3. Cf. Mark A. Cheetham, The Rhetoric of Purety : Essentialist Theory and the Advent of
Abstract Painting, Cambridge, 1991.
4. Cf. ibid., chapter 1 : « Out of Plato’s Cave : “Abstraction” in Late Nineteenth-Century
France ».
5. Malevitch nous permet d’en entrevoir l’issue lorsqu’il écrit : « La peinture est périmée
depuis longtemps et le peintre lui-même est un préjugé du passé » (« Introduction à
l’album lithographique », 1920), in Malevitch, Écrits, trad. A. Robel, Ivrea, 1996, p. 238.
6. Du spirituel dans l’art, tr. fr., Gonthier-Médiations ; « La peinture en tant qu’art pur »,
in Regards sur le passé, tr. fr., Paris, Hermann.
7. Cité par M. A. Cheemtham, op. cit., p. 75.
8. Clement Greenberg, « The Newer Locoon », in The Collected Essays and Criticism, 1,
Chicago University Press.
9. Schönberg-Kandinsky, « Correspondance », in Contrechamps, 2, 1984, lettre du 6. 2.
1911.
10. Du spirituel dans l’art, op. cit.
11. C. Greenberg, The Collected Essays and Criticism, op. cit., 4.
12. À titre d’exemple, on peut, une fois de plus, citer Kandinsky, à propos de Picasso, cette
fois : « Picasso cherche à l’aide de rapports numériques à atteindre le « constructif ». Dans
ses dernières œuvres (1911) il arrive à force de logique à détruire les éléments « matériels »,
non point par dissolution, mais par une sorte de morcellement des parties isolées et par la
dispersion constructive de ces parties sur la toile ? Chose étonnante, il semble, en procédant ainsi, vouloir quand même conserver l’apparence matérielle. Matisse : couleur,
Picasso : forme. Deux grandes tendances, un grand but ».
13. A. Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation.
14. Maître Eckhart, Sermons, traduits et commentés par R. Schürmann, Denoël, 1972. Le
second texte est celui de la doctrine du « Château dans l’âme », respectivement, p. 36
Notes
79
et 96. La notion de détachement, présente dans ces textes, joue un rôle central dans la prédication eckhartienne, comme l’a bien montré Rainer Schürmann : « La pensée d’Eckhart
oscille en effet entre l’exigence d’une loi, désappropriation et appauvrissement volontaire,
et l’annonce d’un état : la liberté originaire qu’au fond de son âme l’homme n’a jamais perdue. Le concept de détachement englobe ces deux aspects. Apprendre à tout laisser, et
comprendre la divinité du fond de l’âme, pour Eckhart est tout un » (R. Schürmann,
Maître Eckhart ou la joie errante, Denoël, 1972, p. 13-14). Cette dialectique est exactement celle qui anime l’entreprise de Mondrian et de Kandinsky. Elle relève d’une ontologie « négative », au sens où l’on parle de « théologie négative ».
15. La pensée de Martin Heidegger est significativement très proche, aussi, de Maître
Eckhart. La pensée de l’« Être », chez lui, ainsi que la « différence ontologique » qui lui est
liée, possède certes un sens résolument profane, mais elle n’en est pas moins proche du
sens de ce que Maître Eckhart désigne par néant, à savoir l’Eigenschaft comme « attachement », « propriété ». Rainer Schürmann, op. cit., analyse de manière intéressante ce qui
rapproche les deux auteurs et ce qui les distingue, p. 340-367.
16. J. Hintikka, « La philosophie contemporaine et le problème de la vérité », Jaakko
Hintikka, colloque de l’Institut Finlandais de Paris, avril 1995, Paris, Vrin, 1998 – notre
traduction.
17. À propos de Wittgenstein et de ce qui apparente la conception du langage du
Tractatus à l’apophatisme, voir P. Hadot, Plotin ou la simplicité du regard, nouvelle éd.,
Gallimard, « Folio-essais », 1997. L’ontologie qui s’y manifeste présente des traits tout à
fait comparables à celle que j’ai tenté de décrire à propos de l’abstraction picturale.
18. L. Wittgenstein, Dictées à Waismann, Paris, PUF, 1997.
19. Rosalind Krauss en a étudié divers aspects, en s’attachant notamment à montrer
comment l’art minimaliste, en particulier dans l’œuvre de Robert Morris, en avait remis
en question les présupposés en un sens proche de celui du second Wittgenstein ou de la
pensée de Donald Davidson. Cf. R. Krauss, L’originalité de l’avant-garde et autres mythes
modernistes, trad. Jean-Pierre Criqui, Macula, 1993, ainsi que « La problématique corpsesprit », in Robert Morris, Éditions du Centre G. Pompidou, 1995.
20. Charles Taylor, Sources of the Self, Cambridge Univ. Press, Cambridge, 1989.
3. LES VERTUS DE L’« ENTRE-DEUX »
1. Ces remarques, ainsi que celles qui suivent, peuvent trouver un éclairage particulier,
quoique différent de celui que je propose, dans l’exposition conçue par Yves-Alain Bois et
Rosalind Krauss : « L’informe, mode d’emploi ». Voir le catalogue de l’exposition publié
par le Centre Georges Pompidou en 1996.
2. Voir I. Kant, Critique de la faculté de juger, trad. A. Philonenko, Paris, Vrin, en parti-
80
L’Art sans qualités
culier, la « Remarque générale sur l’exposition des jugements esthétiques réfléchissants » et
les réflexions que Kant consacre à la Schwärmerei, bien que le sublime lui en semble préservé.
3. William Hazlitt, « On Imitation », Complete Works, vol. IV, p. 76, cité par L. Gowing,
Turner : peindre le rien, trad. Ginette Morel, Paris, Macula, 1994, p. 26.
4. Ibid.
5. Maurice Fréchuret a étudié, de façon particulièrement éclairante, à propos du rapport
de l’art à la machine, l’importance déterminante de l’abandon conscient des privilèges du
sujet, dans l’acte même de la création, par les artistes eux-mêmes. L’« Artiste-machine-àpeindre […] s’arrache de sa naturalité d’artiste, il déçoit l’injonction à créer qui lui est
ordinairement adressée, rend inopérante la démarche qui exige de lui qu’il s’inscrive dans un
cursus évolutif et toujours perfectible » [La machine à peindre, Jacqueline Chambon, Nîmes,
1994, p. 211]. M. Fréchuret se réfère significativement à Simmel, au début de son livre,
aux opérations de scission / liaison qui lui paraissaient caractéristiques de l’attitude humaine et à « l’impitoyable extériorité spatiale à laquelle était vouée toute chose » (ibid., p. 5).
6. Cf., par exemple, les méditations de Heidegger dans « L’origine de l’œuvre d’art », dans
Chemins qui ne mènent nulle part, trad. Paris, Gallimard.
7. Le problème concerne ici ce qui découle d’une conception wittgensteinienne de la règle.
Voir, à ce sujet, mes propres remarques dans Philosopher avec Wittgenstein, chap. 2, Paris,
PUF, 1996. Voir aussi, en rapport avec les thèses que défend Davidson sur ce plan-là, les
dessins de Blind Time [1991], de Robert Morris, ainsi que les commentaires publiés, à ce
sujet, dans les Cahiers du Musée National d’Art Moderne, « Varia », 53, automne 1995.
8. Songeons aux remarques du narrateur dans « Le temps retrouvé », à la fin de la Recherche,
ou alors, dans un autre ordre d’idées, malgré la proximité apparente, aux « mondes » de
Nelson Goodman. Ce qui compte ici, en tout cas à mes yeux, c’est que la pluralité, dans ce
qu’elle comporte d’indéterminé et d’imprévisible, repose exclusivement sur la possibilité
inépuisable de produire de nouveaux mondes, au sens où il s’agit d’en ajouter à ceux qui
existent déjà en reproduisant le geste fondateur et originel que l’on attribue à Dieu.
9. La naissance même du roman pourrait en témoigner avec Don Quichotte. Rabelais serait
aussi un bon exemple. On peut songer, à cet égard, à ce qui découle des analyses les plus
familières des théoriciens comme Bakhtine sur la pluralité et le dialogisme.
10. Cf. L’Homme sans qualités, op. cit., chap. 122 : « Le retour ».
11. J’emprunte cette expression à un bel article, déjà ancien, de Pierre-Yves Pétillon,
publié dans Critique, « Vienne fin de siècle ». Je n’ai probablement pas besoin de dire que
le roman a aujourd’hui abandonné le genre d’expérience qui se faisait jour chez Kafka,
Joyce, Broch, Musil, etc. Aujourd’hui aussi les romans sont construits de décombres, mais
en un tout autre sens.
12. L’« entre-deux », qu’il faudrait alors définir comme « séjour sans lieu », plus que
Notes
81
comme « intervalle », à entendre Daniel Charles. Cf. « Chair et Lyse », Musique nomades,
Paris, Kimé, 1998.
13. Cf., à ce sujet, les remarques de Rainer Schürman dans son commentaire des Sermons
du maître rhénan : Maître Ecktardt ou la joie errante, Paris, Aubier, 1972, p. 40.
14. Ces problèmes sont notamment ceux de l’incommensurabilité présumée des schèmes
conceptuels, des langues ou des cultures, ou encore des épistémès, au sens de Foucault. Les
Remarques sur le « Rameau d’or » de Frazer sont, à ce sujet, essentielles. Je m’attache à en
commenter l’importance dans Philosopher avec Wittgenstein, op. cit.
15. Pour être un peu plus précis sur ce point, je veux dire que les aspects « déceptifs » de
l’art contemporain doivent être clairement mis en rapport avec l’abandon de ses points
d’ancrage traditionnels, certes, mais aussi, plus positivement, 1) avec un autre mode d’insertion des œuvres dans l’espace, d’autres modes de relations – plus pragmatiques et
ouverts – que ceux de la réception esthétique normalisée ; 2) avec une mise au jour des
conditions même de l’art et de la perception esthétique qui frappe notamment le modernisme, mais peut être étendue à ce que recouvrent ces notions dans notre tradition. En ce
sens, en outre, l’art contemporain se met à l’épreuve de l’altérité, celle des autres traditions,
des autres cultures et de toutes les formes d’émergence imaginables d’« articité ».
16. Italo Calvino, Leçons américaines, trad. Paris, Gallimard.
17. Voir, à ce sujet, mes propres observations dans Robert Musil, de Törless à L’Homme sans
qualités, Liège, Mardaga, 1986.
18. Voir C. S. Peirce, Écrits sur le signe, trad. G. Deledalle, Paris, Le Seuil. Sur la notion
de triangulation, sous un autre angle, voir Robert Morris, « Écrire avec Davidson », dans
Cahiers du Musée National d’Art Moderne, op. cit., ainsi que D. Davidson, « Le troisième
homme » (ibid.). « Le langage n’est pas l’art plastique, mais tous deux sont des formes de
comportement humain, et les structures de l’un peuvent être comparées aux structures de
l’autre » (p. 28). Il faudrait aussi faire intervenir ici, à vouloir aller plus loin, l’usage que
fait Morris de la notion de Gestalt dans sa réflexion et dans son travail.
19. Voir Jacques Derrida, Marges de la philosophie, Paris, Minuit, et Umberto Eco, La
structure absente, Paris, Mercure de France ou, plus récemment, Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset.
20. Voir John Cage, Pour les oiseaux, entretiens avec Daniel Charles, Paris, Belfond, 1976.
21. Pour une définition récente de cette notion, voir Nelson Goodman, L’art en théorie et
en action, op. cit. Voir plus haut : note 19, chap. 1.
22. Cf. Cahiers du Musée National d’Art Moderne, op. cit.
23. L’œuvre de Jean-Luc Godard fournirait un exemple. La relativisation du récit cinématographique, la décentration des points de vue, le collage et la disqualification du sujet
comme pôle privilégié de structuration y sont poussés à leur comble.
82
L’Art sans qualités
24. De ces arts, on pourrait dire qu’ils remettent tout particulièrement en cause le principe
d’un sujet créateur se reflétant dans l’unité organique de l’œuvre, principe qui fonde historiquement le type de « relation interne » dont j’ai précédemment parlé, conformément
à ce que l’esthétique issue de Kant, de Goethe et de Schiller a légué à notre tradition. À ce
sujet, voir les remarques de A. Beck, L’esthétique française, Paris, Albin Michel, p. 15.
25. Robert Musil, L’Homme sans qualités, op. cit., II, p. 314-315.
26. Jorge Luis Borges, Fictions, trad. P.Verdevoye et Ibarra, Paris, Gallimard.
27. Shitao, Les propos sur la peinture du moine Citrouille-amère, trad. Pierre Riockmans,
Paris, Hermann, 1984, p. 9.
4. PARADOXES DE L’USAGE
1. Cf. Jasper Johns, Writings, Sketchbook Notes, Interviews, The Museum of Modern Art,
1996.
2. Cf. L. Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen., § 259.
3. L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, p. 26.
5. L’EXPÉRIENCE EXTÉRIEURE
1. D’une certaine manière c’est déjà ce qui oppose les philosophes du goût à l’esthétique
classique. Dans le contexte d’aujourd’hui, à côté des auteurs qui maintiennent l’idée d’un
essentialisme ou celle d’un réalisme objectiviste, on peut voir significativement renaître
des positions de type kantien, voire humien, comme le montrent les positions respectives
de G. Genette, J.-M. Schaeffer et Y. Michaud.
2. Les thèses de Clement Greenberg impliquent cette vision de choses. Cf. C. Greenberg,
op. cit.
3. Cf. D. H. Kahnweiler, Juan Gris, « Folio essais », Gallimard, ainsi que les documents
réunis par V. Sérano dans le catalogue de l’exposition Gris de Marseille : Juan Gris,
Réunion des Musées nationaux, 1998. La conférence, que Gris prononça à la Sorbonne
en 1913, développe des idées de ce genre.
4. Les rapports présumés du cubisme et de l’abstraction sont un lieu commun dont il
n’y a pas lieu de se soucier ici. Le cas de Gris est ambigu, car ses positions théoriques le
rapprochent de l’idéologie de l’abstraction ; en même temps, plusieurs déclarations l’en
éloignent, et son art peut lui-même difficilement être apparenté à l’art abstrait, tel qu’il
s’est développé avec Kandinsky, Malevitch ou Mondrian.
5. Voir l’étude de Florian Rodari, Le collage, Genève, Skira.
6. Cf. William Rubin, « Cézannisme and the Beginnings of Cubism », in Cézanne, The
Last Years, 1895-1906, MoMA, New York, 1978.
Notes
83
7. L’étude de Meyer Shapiro se trouve dans son Mondrian, On the Humanity of Abstract
Painting, G. Braziller, New York, 1995. Shapiro étudie notamment la composition de
Painting I (Composition in White and Black), de 1926, en montrant comment l’asymétrie de cette composition possède ses sources historiques dans l’œuvre de Monet, Degas,
Seurat, et non pas chez les cubistes, par exemple. Par exemple, dans At the Milliner’s,
de Degas (1882), le peintre oblige le spectateur à supposer un observateur périphérique,
différemment situé de lui-même (décentration du regard). Cf. p. 36. Deux voir distincts
sont projetés dans cette toile ; l’une de quelqu’un qui est à l’intérieur du tableau, le second,
celui d’un spectateur externe
8. Out of Actions, between Performance and the Object 1949-1979, The Museum of
Contemporary Art, Los Angeles, 1978.
9. L’art du nu au XIXe siècle, le photographe et son modèle, Hazan / Bibliothèque Nationale
de France, 1998. Cf., C.F. Jeandel, « Étude de modèle dans l’atelier », vers 1890 et « Deux
études de modèle dans l’atelier », vers 1880, p. 106 et 107, ainsi que p. 169, « Trois études
d’acrobate », anonyme.
10. Jessica Stockholder, exposition et catalogue, Musée Picasso, Antibes, 1998.
11. L’« en soi » et le « hors de soi », associés au pli et au dépli, pourraient servir de paradigmes à un grand nombre d’œuvres parmi lesquelles la compilation de masques à gaz
réalisées par Arman ou le Werksatz beaucoup plus paisible, si je puis dire, du MAC de
Marseille. Ce qu’il y a d’intéressant et de significatif dans ces œuvres, c’est qu’elles montrent
la solidarité de deux opérations, ainsi que ce qui les apparente à un « art sans qualités », pour
lequel s’égalent la soustraction et l’addition, le vide et l’accumulation.
12. Voir les remarques de F.-B. Mâche sur « Le modèle en musique », in Musique, mythe,
nature, Paris, Méridiens Klincksieck, 1991 ; P. Boulez/J. Cage, Correspondance, op. cit.,
ainsi que D. Charles, Musiques nomades, qui, dans son dernier chapitre, cite J.-P. Martin
et ses remarques sur les aborigènes.
13. La morale de tout cela rejoint, pour la philosophie, celle que Nathalie Heinich, tire
elle-même pour la sociologie dans Ce que l’art fait à la sociologie, Paris, Minuit, 1998. La
philosophie a probablement beaucoup à apprendre des pratiques les plus communes de
l’art contemporain et de la façon dont elles font jouer en permanence les contextes et les
structures dynamiques d’échange, aussi bien contre l’esthétique que contre l’artistique, au
sens antithétique de ces deux termes.
14. Ce problème, que Danto considère à juste titre comme un problème crucial, partage
les différentes théories, sur la base, toutefois, d’une sorte de consensus qui leur interdit de
réhabiliter la croyance à des propriétés physiques ou perceptuelles, supposées qualifier les
œuvres d’art. La théorie de Danto est intégralement subordonnée à ce postulat, autant que
les théories institutionnelles ou les renaissances du subjectivisme auxquelles on assiste en
France avec Genette et Schaeffer.
84
L’Art sans qualités
15. L’autonomie artistique est un fait historique. Il peut aussi acquérir, chez certains
auteurs, une dimension normative plus ou moins avouée. Cf. par ex. Habermas, et déjà
Adorno.
16. Ce « n’importe où » est une sorte de corrélat du « n’importe quoi » duchampien. Cf.
Thierry de Duve, Kant After Duchamp, op. cit.
17. Sur les pratiques transgressives de l’art contemporain – et les problèmes qui en résultent
pour une définition de l’art – Cf. N. Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, op. cit.,
ainsi que J. Levinson, L’art, la musique et l’histoire, trad. J.-P. Cometti et R. Pouivet,
L’Éclat, 1998.
18. C’est-à-dire autre chose que de simples objets physiques, par exemple, définis en tant
que tels par les propriétés qui peuvent leur être reconnues. Sur ce point, Genette, qui
emprunte un certain nombre d’idées à Goodman, se sépare de celui-ci, en posant la question de ce qui fait des objets esthétiques des objets artistiques. Cf. L’œuvre de l’art, vol. 2,
op. cit.
19. Cf. N. Goodman, Langages de l’art, trad. J. Morizot, Jacqueline Chambon, 1990 ;
L’art en théorie et en action, op. cit. Voir plus haut, note 19, chap. 1.
20. Cf. Langages de l’art, op. cit.
21. R. Pouivet, L’Ontologie de l’œuvre d’art, Nîmes, Jacqueline Chambon, 1999.
22. Il va sans dire que ces « habitudes » sont partie prenante de croyances qui sont les
nôtres, des conditions qui entrent dans la perception esthétique, autant que de celles qui
entrent dans leur production, leur activation, etc. Autrement dit, leur caractère historique
ne les prive pas de réalité.
23. Sur cette question, voir le débat qui oppose, par exemple, Goodman, Wollheim,
Margolis, etc. Cf. N. Goodman, Reconceptions en philosophie, dans les arts et les autres
sciences, trad. J.-P. Cometti & R. Pouivet, PUF, 1996.
24. Ce que je suggère ici trouve un appui dans ce que Dewey suggérait lui-même en ayant
recours au concept d’« expérience » dans Art as Experience, op. cit.
25. Cf. L. Wittgenstein, Leçons et conférences, trad. J. Fauve, Gallimard.
26. Cf. « Art et dialectique », in Robert Smithson, The Collected Writings, University of
California Press, 1986, p. 219. Voir aussi : R. Smithson, Le paysage entropique, Musées de
Marseille/RMN, 1994.
27. M. Heidegger, « L’origine de l’œuvre d’art », in Chemins, Gallimard.
28. L’Homme sans qualités, op. cit., chap. 61 : « L’idéal des trois traités ou l’utopie de la vie
exacte ».
TABLE
Avant propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 9
1. Emblèmes du vide . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 15
2. La nécessité intérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 27
3. Les vertus de l’entre-deux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 39
4. Les paradoxes de l’usage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 53
5. L’expérience extérieure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p. 63
Notes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .p. 75
L’Art sans qualités
a été achevé d’imprimer sur les presses
de l’Imprimerie des Presses Universitaires de France
à Vendôme le 5 novembre 1999
Éditeur n° 21 – Dépôt légal novembre 1999
Imprimeur n° XXXXX