Dialogue entre Freud et de Beauvoir

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Dialogue entre Freud et de Beauvoir
Dialogue entre Freud et de Beauvoir
Le Deuxième sexe à l'épreuve de la psychanalyse
Louise Grenier
Partie I
Un dialogue entre Freud et de Beauvoir est-il possible ? L'un et l'autre théorisent un
certain état de la féminité à partir de champs hétérogènes. L'un étudie les
représentations inconscientes de la féminité, l'autre les représentations transmises par
la culture et le social. Freud s'intéresse au sujet du désir inconscient dans son rapport à
une structure sociosymbolique qui lui préexiste ; de Beauvoir s'intéresse à l'objectivation
immémoriale des femmes dans une histoire faite et écrite par des hommes, le seul
véritable sujet étant masculin. Ce sont là deux discours tout à fait nécessaires à l'étude
de la situation des femmes, différents par leurs méthodes, leurs prémisses et leurs
interprétations qui peuvent coexister mais dont l'un ne peut servir d'argumenta pour
confirmer ou invalider l'autre. Dans Le deuxième sexe Simone de Beauvoir rejette le
point de vue psychanalytique tout en l'utilisant dans plusieurs des chapitres consacrés à
la construction de la féminité (formation), mais elle l'utilise tout en le dépouillant de son
caractère fondamental, le fait que la psychanalyse prenne pour objet la vie psychique
inconsciente. A priori le dialogue semble difficile mais regardons-y de plus près.
Pour Freud comme pour de Beauvoir, «on ne naît pas femme on le devient». Pour
tous deux, il n'y a pas d'essence féminine ou de nature féminine, la féminité comme la
masculinité est un construit même si par ailleurs pour Freud et pour de Beauvoir la
fonction maternelle biologique détermine un destin, le premier pour y placer l'enfant
comme compensation à l'infériorité innée ( ou vécue comme manque) des filles, la
seconde pour y voir la cause principale de l'infériorité et de l'aliénation des femmes.
Pour Freud, la fille ne naît pas de femme car elle est d'abord psychiquement un garçon
au sens où elle est également active dans ses pulsions et dans sa quête de l'objet, le
même que celui du garçon, la mère. C'est au tournant de l'Œdipe, soit dans la rencontre
avec le père que la petite fille œdipienne «tournera en femme», le père forçant
l'infléchissement des pulsions actives en pulsions à buts passifs et l'objectivation de son
corps, de son sexe. Pour de Beauvoir, le fait que le garçon possède un pénis lui permet
de s'y projeter, de s'y aliéner, alors que la fille s'aliène à un autre qui lui est extérieur.
Critique de Beauvoir
Les critiques que l'auteure du Deuxième sexe adresse à Freud et à la
psychanalyse dénotent une méconnaissance, parfois même une ignorance, des théories
psychanalytiques. La superficialité du propos, ses contresens et erreurs d'interprétation,
reflètent une lecture parcellaire et un rejet
a priori qui étonnent de la part d'une
intellectuelle de cette envergure. Voilà qui sème le doute quant aux autres chapitres
consacrés à la biologie, à l'histoire, à la mythologie et à l'anthropologie. Le tableau
brossé par de Beauvoir englobe les femmes dans une généralité dont elle-même
s'extrait. Une femme dans sa singularité n'y trouvera à la fin que sa négativité, voire une
figure du néant.
Dans Le deuxième sexe, Beauvoir reste en extériorité par rapport à son texte en
apparence objectif mais qui n'en tend pas moins aux femmes une image essentiellement
négative d'elles-mêmes. Au travers d'une étude des représentations culturelles de la
femme, elle dessine la géographie et l'historique de l'aliénation et de l'exclusion
féminines en la fondant sur la fonction maternelle. S'inspirant des recherches
anthropologiques de Lévi-Strauss (entre autres), mais aussi des écrivains (D.H
Lawrence, Rosamond Lehmann) et philosophes (Sartre, Nietzsche) elle montre que
c'est à cause de cette «vocation maternelle» que la femme reste confinée au statut
d'Objet, d'Autre absolu, et donc exclue de la communauté des hommes, d'où la
nécessité libératrice d'un certain rejet de la féminité maternelle, du moins de cette
féminité-là, associée à l'immanence, au non-être, à l'inessentiel, à la vie de la chair,
autrement à la Nature dans son opposition à la Culture.
Le chapitre consacré au point de vue psychanalytique – notez le singulier alors
que déjà en 1949, il existait une critique psychanalytique des thèses de Freud sur la
sexualité féminine et une pluralité de conceptions –témoigne d'une lecture erronée de
Freud et des quelques analystes choisis. Je suis d'accord avec Juliet Mitchell qui dans
Psychanalyse et féminisme 2 (Éd. Des Femmes, 1978), avait relevé les failles de
l'argumentation beauvoirienne, et que je résumerai en cinq points : :
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1. De Beauvoir propose en opposition à Freud une contre-psychologie qui met l'accent
sur les relations du sujet avec le monde, ceci en accord avec la pensée existentielle
de Sartre qui réduit l'Inconscient à la notion de «mauvaise foi» ;
2. En jugeant la psychanalyse à partir de son système de valeurs ( notions de choix et
de liberté existentielle), elle l'invalide depuis un champ qui lui est hétérogène ;
3. De Beauvoir fait de Freud le paradigme des analystes, tout en ne retenant de sa
théorie que des formulations qu'il a lui-même rejetées comme le complexe d'Électre
; elle lui attribue la notion de «protestation virile (Adler), d'inconscient collectif (Jung)
tout en se servant des études d'un Wilhem Steckel (chapitre sur l'initiation sexuelle)
et de Freud sur le masochisme féminin, mais elle ignore celles de Karen Horney sur
l'importance des facteurs culturels, ce qui pourrait pourtant corroborer ses
hypothèses sur l'influence prépondérante de la culture dans le devenir femme ;
4. Elle omet également la question centrale chez Freud de la bisexualité dans les deux
sexes ;
5. Elle se base sur la notion de déterminisme freudien qu'elle récuse au nom d'une
position philosophique qui oppose liberté et forces sociales ; or, en psychanalyse, il
s'agit d'un déterminisme, ou plutôt d'un multi-déterminisme inconscient qui implique
plusieurs forces psychiques (pulsions, désirs, tendances à la répétition, etc.).
Pour ma part, je crois que :
1. Le problème majeur de la critique que de Beauvoir adresse à la psychanalyse n'est
pas tant son rejet du concept fondamental de la psychanalyse, l'Inconscient, ce qui
après tout peut se justifier d'un point de vue philosophique, mais le fait que sa
critique n'en tienne pas compte de ce concept dans son utilisation des conceptions
freudiennes de la féminité. Freud interroge la vie sexuelle inconsciente, les
représentations inconscientes de la féminité, représentations qui peuvent s'opposer
au Moi conscient féminin. Ainsi, je pense à ces femmes très performantes,
autonomes, libres dans tous les aspects de leur vie socioprofessionnelle, et qui
dans les rapports intimes se trouvent démunies parce que déterminées par une
représentation infantile de la féminité.
2. De Beauvoir critique le point de vue psychanalytique comme s'il s'agissait d'un point
de vue philosophique ou psychologique. Pour elle, le sujet et le moi, c'est tout Un, le
sujet n'est pas divisé, il est ou doit être souverain, il se projette dans une action qui
le fait exister et reconnaître. Elle voit les femmes dans un rapport dialectique avec
un monde d'hommes. Et dans ce rapport, elle occupe la place de l'Autre, de l'Objet,
voire de la proie. De Beauvoir ne pense pas une altérité au cœur du sujet lui-même,
une division intrapsychique qui met tout sujet en constant conflit avec lui-même.
3. Du sexuel, il n'est question pour elle que de sa version génitale, et cette sexualité
entre en conflit avec des forces extérieures opprimantes pour la fille. Je suis
d'accord avec elle quand elle dit que la petite fille pubère qui auparavant se vivait
comme un Soi, comme Un, se découvre «femme», et donc altérité, dans le regard
masculin (chapitre sur la jeune fille, p. 327-328) et que sa particularité, à la
différence des autres opprimés dans le monde est d'être invitée à la complicité et
aux délices de la passivité qui donnent sur le masochisme dit féminin ; l'arrivée des
menstruations, de la défloration, de la grossesse, de l'accouchement, de
l'allaitement, etc., la ramènent du côté de la nature ; pour de Beauvoir, c'est là une
expérience qui ne serait pas symbolisée, pensée, et donc non transmuée par la
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femme, non incluses dans la Culture, cela reste de l'ordre de la fatalité de la Nature
;
4. De Beauvoir ne mentionne pas non plus les études cliniques de Freud et de ses
successeurs qui montrent la libération apportée aux femmes par la prise de paroles
dans une relation axée sur le transfert ;
5. De Beauvoir ignore aussi ce concept crucial de Freud, le transfert, ce lien très
particulier qui permet au sujet parlant et désirant de reconstruire son histoire ; non
seulement de se raconter, de se remémorer des événements, mais de les
réinterpréter à la lumière du transfert ;
6. Sans lui demander de tout connaître, on pouvait espérer qu'elle ait lu Karen Horney,
Mélanie Klein et d'autres auteures qui ont remis en question les thèses freudiennes
sur la sexualité féminine et ont contribué à la libération des femmes des paramètres
masculines de la féminité.
Partie II
Des psychanalystes féministes qui font objection à Simone de Beauvoir : le culte du
féminin ?
Dans son chapitre consacré au point de vue psychanalytique, Simone de Beauvoir
conclut que la psychanalyse ne saurait trouver sa vérité que dans le contexte historique
(p. 65), ce qui lui permet d'enchaîner avec le point de vue du matérialisme historique.
Elle veut démontrer que la petite fille privée de cet alter ego qu'est le phallus, ne peut s'y
récupérer qu'en se faisant objet, en se posant comme l'Autre. L'absence du pénis
l'empêche se rendre présente à elle-même en tant que sexe. D'où sa dépendance à
l'autre masculin. Pour devenir sujet, dit-elle, il faut dit-elle que la femme s'affirme en
inventant des équivalents symboliques du phallus. Au fond, elle reprend la question du
phallus, centrale chez Freud pour expliquer les raisons historiques qui en font le
symbole de la souveraineté et de la transcendance, et la base d'un privilège humain.
Alors que la voie libératrice promue par la «mère du féminisme» passe par la
conscientisation des sources historiques de l'aliénation féminine, par une déconstruction
des modèles de la féminité, certaines psychanalystes féministes dont Antoinette Fouque
et Luce Irigaray s'opposent à ce qu'elles considèrent par un nivellement de la différence
sexuelle. Celles-ci préconisent plutôt une reconnaissance des deux sexes, doublée
d'une symbolisation et d'une valorisation du féminin/maternel.
Alors que pour Simone de Beauvoir il s'agit d'accéder aux valeurs et aux
privilèges originellement réservés aux hommes, Fouque et Irigary veulent faire entrer le
féminin dans la culture, de le faire parler et exister, autrement dit en permettre la
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symbolisation. Comme Beauvoir, elles pensent que le féminin n'est le plus souvent,
qu'une métaphore, une fabrication fantasmatique de la femme par l'homme et l'Image
qu'endosse en retour la femme pour plaire à l'homme». Elles sont très proches de
l'analyse de l'Éternel féminin que fait Beauvoir dans Le Deuxième Sexe, dans le chapitre
«Les Mythes», nos sociétés phallocentriques ne reconnaissant que l'Un du sexe,
comme archétype de l'humain.
Alors que la logique de Beauvoir la pousse à niveler la différence sexuelle, celleci ayant historiquement servi d'argument à l'infériorisation des femmes, Fouque et
Irigaray choisissent, par une logique inverse, de faire de la différence sexuelle la donnée
première. Pour Fouque, les «déterminations biologiques» ne représentent actuellement
des contraintes pour les femmes que parce que la société, la culture, la religion, la loi, la
langue ne prennent pas en compte la spécificité des femmes, leur capacité de
reproduction. Loin d'encourager les femmes à minimiser, à surmonter leur différence,
Fouque souhaite que la différence soit reconnue pour qu'une véritable égalité soit
possible. Il y a quand même lieu de s'étonner de cette assimilation de la féminité à la
maternité que pour ma part je récuse.
Le propos de Luce Irigaray dans Spéculum de l'autre femme (éd. De Minuit,
1974) quoi que moins centré sur la gestation, va dans même sens. Par un démontage
des discours philosophiques et psychanalytiques qui excluent le féminin, ce qui a pour
conséquence la prise en charge par la femme de cette négativité du sujet masculin, elle
prône la reconnaissance de l'existence préalable de deux sexes, différences qui doivent
être reconnues et intégrées dans le système symbolique de même que la dimension
archaïque du langage dans le rapport à la mère. Voilà qui est tout à fait contraire à
Simone de Beauvoir pour qui le fait d'être de sexe féminin ne doit pas être accentué
mais doit être considéré comme une dimension parmi d'autres de la réalité totale d'être
humain. Il ne s'agit pas de s'identifier d'abord comme sujet féminin mais comme sujet
humain dont le sexe n'est qu'une variable parmi d'autres.
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Alors que Beauvoir rendait la maternité en grande partie responsable de
l'aliénation des femmes1, Fouque et Irigaray en font stratégiquement, le centre de leur
réflexion. Pour Fouque, ne pas penser la gestation est un manque préjudiciable pour les
deux sexes. Pour Irigaray, le «vrai» féminin en tant que mode d'expression du sexe et
de la jouissance n'est pas représenté, il demeure forclos de l'ordre du discours.
Forclusion dommageable pour les hommes qui subissent par contrecoup une
dépendance fantasmatique à la Mère, et pour les femmes, car cette angoisse des
hommes vis-à-vis de la Mère archaïque, se retourne en misogynie contre elles.
En ce sens la psychanalyse pourrait être la voie royale d'accès des femmes à
cette féminité forclose des discours symboliques. Cependant, loin de moi, l'idée de me
soumettre aux propositions de Fouque et d'Irigaray dans la valeur culte accordée au
féminin-maternel. Simone de Beauvoir par sa vie et son œuvre (discours et actions)
aura contribué à rendre le monde plus vivable pour les femmes, la psychanalyse par sa
pratique et sa théorisation aura permis aux femmes de rendre leur vie psychique plus
vivable. Et cela veut dire, la liberté d'aimer et de désirer, de s'inventer et de créer son
propre monde. Et au diable tout discours généralisant sur les femmes car ces discours
l'épinglent, l'identifient, la fixent en position d'objets, la tuent.
1
Si Beauvoir accorde si peu de valeur à la grossesse, c'est qu'elle la construit comme un état
animal, vécu passivement par la femme, qui subit les diktats de son corps--la femme enceinte
«est la proie de l'espèce» (DS, 2:353).
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