La métamorphose de Scipion l`Africain

Transcription

La métamorphose de Scipion l`Africain
Controverse sur un souvenir mantais
La métamorphose de Scipion l’Africain
Par Gérald Dumesnil-Andrieux (de Fontenay-Saint-Père)
Un petit point d’histoire locale, un peu oublié peut-être ‒ mais que tout
amateur du passé de notre ville connaît bien ‒ se trouve contesté dans une
étude relativement récente (1941) dont le hazard nous a fait découvrir
l’existence et que Mantes semble avoir ignorée.
Nous voulons parler de cette magnifique tête de basalte vert égyptien 1
‒ connue sous le nom de Scipion l’Africain ‒ dont la courte histoire est relatée à la page 36 de la «Chronique de Mantes ».
Retraçons-en l’essentiel en quelques lignes:
Découverte par Auguste Moutié, vers 1832 ou 1833, dans les cuisines
de l’hôtel du Bon Laboureur, à Mantes ‒ où elle servait de contre-poids à
un tourne-broche ‒ cette tête au masque sévère, presque mélancolique, fut
en effet reconnue comme étant celle du grand tribun consulaire, le glorieux vainqueur d’Annibal.
La trouvaille ‒ on le voit ‒ était d’importance mais Mantes, hélas (et
pour quel motif?) ne devait pas en profiter.
En effet, cédée quelque temps après (en 1840) à la Bibliothèque Nationale, examinée par M. Muret, du Cabinet des Antiques, elle fut admise
dans ce haut-lieu des témoignages du passé et authentifiée sous cette dénomination.
Cent ans se sont écoulés.
Dans le calme presque monacal de cet admirable petit musée ‒ peu fréquenté et où, pourtant, ne figurent que des pièces de choix trône en bonne
place cette rude et belle figure au front chauve, aux traits énergiques et
Cette communication, proposée sous ce format par le site Mantes histoire, fut présentée
lors de la séance des Amis du Mantois du 04/06/1963, puis publiée sous cette référence:
Dumesnil-Andrieux (Gérald), Controverse sur un souvenir mantais: La métamorphose de Scipion
l’Africain. Le Mantois 14 ― 1963: Bulletin de la Société «Les Amis du Mantois » (nouvelle série).
Mantes-la-Jolie, Imprimerie Mantaise, 1963, p. 11-13.
1
Roche volcanique noire à l’état frais mais qui, par la suite, devient verdâtre, brune ou
rougeâtre. Très lourde (sa densité est de 2,9 alors que celle du marbre est de 2,6 à 2,8), elle
se prête à un magnifique poli.
austères, souvenir d’origine mantaise qui n’eut jamais dû quitter notre
ville.
Or, quel ne fut pas notre étonnement, en traversant voici peu de temps
le Cabinet des Antiques, de voir cette œuvre privée de son identité pre mière, devenue anonyme et ‒ modeste sphinx ‒ posant au visiteur une interrogation sans réponse.
Cela méritait une petite enquête ‒ que nous avons faite sans tarder ‒ et
qui nous a conduit vers l’étude signalée au début de cet article. Celle-ci est
l’œuvre de M. Jean Babelon2, conservateur du département des Médailles
et Antiques à la Bibliothèque Nationale, qui disposait de la plus forte documentation existante, et dont l’érudition est connue de tous les chercheurs.
Faite à la lumière des nouvelles connaissances, s’appuyant sur de multiples comparaisons avec les œuvres similaires des musées mondiaux, ainsi que sur tout ce qui s’est écrit sur le sujet, cette belle étude nous propose
une version très différente sur l’identité et l’origine première de cette tête.
Ce visage d’apparence taciturne, fermée, auquel les diverses expressions ‒ parfois opposées ‒ qui le composent donnent un aspect saisissant,
ne représenterait pas Scipion l’Africain3 le héros victorieux de Carthage.
L’impassible et grave personnage, tout empreint de mysticisme, dont la
pierre éternise les traits dans un bloc de grandeur nature 4 serait un prêtre
isiaque (du culte de la déesse Isis, épouse et sœur ‒ dit la légende ‒ du dieu
Osiris); la morphologie de cette tête la désignerait comme celle d’un Syrien.
Cette œuvre daterait probablement de la fin du ier siècle av.-J.C., et
seule une grande ressemblance avec le célèbre conquérant romain a pu
créer cette confusion.
2
3
4
Extrait des « Monuments Piot », tome 37 (1941) par M. Jean Babelon, conservateur du Département des Médailles et Antiques à la Bibliothèque Nationale. Son père, M. Ernest Babelon, l’avait précédé dans la même charge et les mêmes titres.
Il s’agissait de Scipion (Publius Cornélius), surnommé le premier Africain. Né vers
235 av. J.-C., mort à Literne en 183. À la suite de sa victoire à Zama, en 202, il avait imposé à Carthage un traité draconien. Ne pas le confondre avec Scipion (Publius Cornélius),
surnommé le second Africain, né en 185 av. J.-C. Destructeur de Carthage en 146 av. J.-C.
(sur le conseil de Caton l’Ancien) il était le fils de Paul Émile et n’entra que par adoption
dans la famille des Scipion.
Tête de 23 centimètres de hauteur, du sommet du crâne à la pointe du menton.
Ces révélations, tardives et inattendues, changent beaucoup de choses;
en fait elles changent tout.
Cette longue étude ‒ disons plutôt: analyse approfondie ‒ qu’il n’est
pas nécessaire, pour l’histoire mantaise, de reproduire entièrement 5 mérite
d’être lue mais, cependant, persiste dans une erreur première déjà mentionnée dans la «Chronique de Mantes »;;; elle situe le lieu de la découverte
à Rambouillet (où est né Auguste Moutié) et ne dit pas un mot de notre
ville.
Erreur que nous avons signalée à nouveau ‒ verbalement et par écrit ‒
au service intéressé.
Par contre ‒ au sujet de la cession ‒ elle nous apporté la précision suivante: Cette œuvre n’a pas été vendue, au sens propre du terme, mais
échangée contre quelques monnaies de peu de valeur que la Bibliothèque
Nationale avait choisies parmi ses doubles.
Le tout fut estimé 100 francs à l’époque.
Quoi qu’il en soit nous ne pouvons que considérer la nouvelle identité
proposée comme exacte et, si elle n’est pas encore officielle, nous pensons
que cela n’est dû qu’aux lenteurs administratives.
Dès que ce sera chose faite nous vous en informerons.
Nous avons hésité un peu devant cette rectification ‒ cependant nécessaire ‒ d’un fait local jusqu’alors bien établi.
Mais il n’était pas possible de laisser se transmettre une inexacte interprétation écrite.
Nous le regrettons pour la mémoire de MM. Moutié, Durand et Grave,
mais nous pensons qu’à notre place ils en auraient fait tout autant.
Mais que conclure de tout cela?
L’auréole de Scipion l’Africain, qui nimbait cette tête, s’est dissipée,
laissant place à un autre mystère. Que nous importe puisque la beauté
particulière de cette œuvre se suffit à elle-même6.
Et, trouvée sur le sol de notre ville, elle restera pour nous un souvenir
mantais.
5
6
Elle comporte 12 pages et 11 photographies.
Les personnes présentes à la séance ont pu apprécier la beauté de cette pièce grâce à la
documentation photographique présentée.

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