Qui a peur de Bruno Latour - Laboratoire d`écologie politique

Transcription

Qui a peur de Bruno Latour - Laboratoire d`écologie politique
13/07/13
Qui a peur de Bruno Latour ?
Qui a peur de Bruno Latour ?
LE MONDE DES LIVRES | 21.09.2012 à 10h28 • Mis à jour le 21.09.2012
à 11h17 |
Par Patrice Maniglier, philosophe
Bruno Latour publie "Enquête sur les modes d'existences". | DR
Pour la postérité aussi, il y a des effets cliquets. Un auteur semble hésiter au seuil
de l'éternité. Puis un livre vient, qui ne laisse plus aucun doute : on sait que la
série des livres publiés jusqu'alors constitue une des grandes aventures
intellectuelles de notre époque. L'Enquête sur les modes d'existence de Bruno
Latour est de ceux­là. Elle impose Latour comme un de ces auteurs qui démentent
l'idée reçue d'une décadence de la pensée française.
Le Monde.fr a le plaisir de vous offrir la lecture de cet article habituellement réservé aux
abonnés du Monde.fr. Profitez de tous les articles réservés du Monde.fr en vous
abonnant à partir de 1€ / mois (http://www.lemonde.fr/abo/?clef=BLOCABOARTMOTNEA) | Découvrez
l'édition abonnés (/abonne/)
Par son ampleur d'abord. Voici un livre qui touche à presque tout ce qui nous
importe : la science, la technique, la religion, la politique , les arts , la psychologie ,
l'économie, la morale, le management, le droit, la société, la nature et même
l'habitude... Par son originalité ensuite : rien de ce que nous pensions quant à ces
dimensions si fondamentales de notre existence ne tient en place sous la plume à
la fois truculente et subtile de Bruno Latour : l'on découvre que les
psychothérapies ne sont qu'une forme particulière de sorcellerie, que les objets
techniques précèdent l'humain de plusieurs millénaires, que la religion se
comprend mieux quand on la compare aux scènes de ménage, etc. Par sa
www.lemonde.fr/livres/article/2012/09/21/qui-a-peur-de-bruno-latour_1763066_3260.html
1/4
13/07/13
Qui a peur de Bruno Latour ?
cohérence enfin : on peut bien dire que Latour a mis au point dans ce livre sinon
un système (l'idée lui déplairait), du moins une méthode, dont la rigueur et la
puissance n'ont rien à envier à celles des grands philosophes du passé.
Car il s'agit bien de renouer avec la "reine des sciences", comme l'appelait Kant, la
"métaphysique". Latour, métaphysicien ? L'idée paraîtra étrange à ceux qui ont
entendu parler de lui comme du fauteur de la "guerre des sciences ", cette
controverse partie des Etats­Unis qui opposa les "rationalistes" et les "relativistes"
(lire le supplément "Science &Techno" du Monde du 22 septembre). Latour passe
pour faire partie des seconds. Il était une cible privilégiée du fameux canular de
Sokal, qui réussit à faire accepter dans une revue littéraire en vue un article truffé
d'erreurs scientifiques (Impostures intellectuelles, d'Alan Sokal et Jean Bricmont,
Odile Jacob, 1997). Son crime ? Avoir soutenu qu'on n'a rien expliqué des
sciences quand on s'est contenté de dire qu'elles décrivent la réalité telle qu'elle
est : il faut montrer comment les faits scientifiques sont produits, pour reprendre le
sous­titre de son premier livre, publié aux Etats­Unis en 1979 avec Steve Woolgar
: La Vie de laboratoire, la production des faits scientifiques (La Découverte, 1988).
Mais la métaphysique ne suppose­t­elle pas la possibilité de dire quelque chose
sur la réalité absolue, indépendante de tout esprit, sur les "choses en soi", comme
les appelait Kant ?
Il y avait malentendu. Latour ne disait pas que la réalité n'existe pas, que seuls
existent les discours des gens et les accords toujours fragiles entre les savants. Il
disait que la réalité elle­même n'est pas cette chose toute faite, attendant de l'autre
côté de l'esprit qu'on veuille bien la voir telle qu'elle est : elle est au contraire en
train de se faire. Cette idée n'avait rien d'un sacrilège intentionnel : elle ne faisait
que dire de la réalité scientifique ce que Latour avait dit de Dieu quand il était jeune
militant catholique et auteur d'une thèse sur Péguy et Bultmann (1985), resté
"fidèle" d'ailleurs comme il l'expliqua plus tard (Jubiler, 2002). De même que c'est
bien Dieu qui se manifeste dans le travail de réinterprétation des textes, un Dieu
qui n'existe qu'à force de se reprendre , de même, c'est la réalité elle­même qui se
produit (au sens pour ainsi dire théâtral du terme) dans le travail de révision et de
transformation caractéristique des versions scientifiques. Il n'y a pas à choisir
entre d'un côté l'idée que la réalité existe indépendamment des humains et que les
sciences seules nous y donnent accès ; et, de l'autre, l'idée que les humains ne
font que projeter des images du monde. Il n'y a pas d'un côté la nature, de l'autre le
social . Il y a des agents humains et non humains qui existent également en
s'entre­définissant par leurs actions réciproques. Ainsi, Pasteur n'a pas donné une
image exacte du monde biologique ; il a fait être les microbes en les enrôlant dans
son action (et réciproquement), en même temps qu'il enrôlait également les
"hygiénistes" de son temps. Pasteur, les microbes, les hygiénistes n'existent que
dans ces relations réciproques, mais cela est bien un "mode d'existence" (celui
que Latour appelle de "l'acteur­réseau").
ANTIDOGMATIQUE, PLURALISTE
www.lemonde.fr/livres/article/2012/09/21/qui-a-peur-de-bruno-latour_1763066_3260.html
2/4
13/07/13
Qui a peur de Bruno Latour ?
Pourtant, Latour va aujourd'hui plus loin. Cette difficulté à comprendre le mode
d'existence des objets scientifiques n'est qu'un cas particulier d'une difficulté plus
générale à prendre la mesure de la bizarrerie des choses les plus familières : les
objets techniques, les valeurs juridiques, les devises monétaires, les
traumatismes psychologiques, etc. La métaphysique est nécessaire non pas pour
nous rassurer en imaginant, derrière nos tentatives pour comprendre le monde,
quelque arrière­monde idéal où tout serait déjà joué, mais pour nous aider à ne pas
confondre ces différents "modes d'existence". Je ne vis pas dans un monde de
particules élémentaires. Heureusement, sinon la table sur laquelle j'écris pourrait
exister en deux lieux distants à la fois... De même, je n'embrasse pas des tissus
cellulaires mais des lèvres, bien que je sois prêt à ce que le cancérologue n'y voie
plus qu'un objet histologique. Etre un boson ne signifie pas la même chose qu'être
une table, qui est différent d'être un jumeau, etc.
Pourquoi ne pas généraliser l'argument ? Ce qu'on dit des tables, pourquoi ne le
dirait­on pas des anges ? Certes, ils n'existent pas comme l'azote du chimiste,
mais la question est de savoir si l'on dispose de procédures régulières,
partageables, pour en vérifier en telle ou telle occasion la présence ou l'absence.
Or les religions en proposent. Et qui niera qu'elles ont des contraintes rigoureuses
? Il n'est pas vrai qu'hors la science tout est n'importe quoi. Latour donne un autre
exemple : la peine que la justice pénale prononce à l'encontre d'un accusé n'est
pas la même que celle que les victimes voudraient faire subir à celui qui leur a fait
du mal. Il y a "erreur de catégorie" quand on demande à la justice de réparer un
traumatisme psychologique. Mais une "peine" n'est pas plus réelle que l'autre. Il en
va de même pour Don Quichotte et tous les êtres de fiction, bien sûr, mais aussi
pour les rendez­vous dans un agenda ou les devises dans un compte en banque :
il suffit de se plier à des contraintes particulières pour que ces choses se mettent
à exister avec une dureté qui n'a pas grand­chose à envier aux champs
électromagnétiques. Le tout est de bien décrire ces règles : telle est l'ambition de
l'Enquête sur les modes d'existence.
Latour donne avec ce livre toute sa dimension. Il reprend ses travaux précédents,
sur les sciences bien sûr, mais aussi sur les techniques (Aramis ou l'amour des
techniques, 1992), la politique (Politiques de la nature, 1999), le droit (La Fabrique
du droit, 2002), la religion (Jubiler), les organisations (Changer la société. Refaire
de la sociologie, 2005), etc. Il enrôle au passage, en bon acteur­réseau, de
nombreux auteurs importants de notre époque (Michel Callon, Isabelle Stengers ,
Philippe Descola , Tobie Nathan , Eduardo Viveiros de Castro, etc.). Enfin, dans le
contexte actuel de renouveau de la métaphysique (Badiou, Meillassoux, Garcia...),
il ouvre une voie singulière : antidogmatique, pluraliste, en prise avec les sciences
sociales, expérimentale et descriptive... Latour est le Hegel de notre temps ­ à
cela près qu'il est tellement plus lisible ! Il y a une malice chez Latour qui s'exprime
à travers un style presque parlé et pourtant toujours très précis, une fausse
candeur doublée d'une grande inventivité verbale et métaphorique. Mieux, voici
une métaphysique qui, peut­être pour la première fois dans l'histoire, au lieu de
www.lemonde.fr/livres/article/2012/09/21/qui-a-peur-de-bruno-latour_1763066_3260.html
3/4
13/07/13
Qui a peur de Bruno Latour ?
fournir au lecteur un système tout fait, lui propose un protocole d'expérience. A
chaque fois que vous suspectez une "erreur de catégorie", c'est que vous êtes
peut­être sur la voie d'un "mode d'existence " ; n'hésitez donc pas : tentez d'établir
les contraintes propres à ce mode.
C'est la raison pour laquelle il associe à son livre (www.modesofexistence.org
(http://www.modesofexistence.org) ) une plate­forme en ligne qui constituera une sorte de
nouvelle agora. Nous connaissions les jeux massivement interactifs ; voici la
métaphysique massivement interactive... Quoi qu'il en soit du succès de ce
protocole, il est certain qu'après l'Enquête sur les modes d'existence, on ne pourra
plus ignorer que Latour est une des plus grandes figures intellectuelles de notre
temps.
Enquêtes sur les modes d'existence. Une anthropologie des modernes, de
Bruno Latour , La Découverte, 504 p., 26 €.
A lire aussi: le dossier du cahier Science&Techno: qui a peur des
vérités scientifiques? (/sciences/article/2012/09/20/qui­a­peur­des­verites­
scientifiques_1763270_1650684.html)
www.lemonde.fr/livres/article/2012/09/21/qui-a-peur-de-bruno-latour_1763066_3260.html
4/4

Documents pareils