Etude psychologique de Cyrano de Bergerac

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Etude psychologique de Cyrano de Bergerac
Etude psychologique de Cyrano de Bergerac
Etude clinique d'un cas de dysmorphophobie chez un personnage célèbre :
Cyrano de Bergerac, d'après la pièce d’Edmond Rostand
Par Michel MARTY
Michel MARTY est Docteur en médecine, Pédo-Psychiatre. Il a été Médecin chef d'une
consultation de psychiatrie spécialisée pour les enfants et les adolescents au Centre médico
psycho pédagogique (CMPP) de St Jean de Luz.
Lauréat du Prix du festival du 5°festival de géographie de Saint Dié des Vosges en 1994 pour
"L'île rouge"
Lauréat du Prix des trois couronnes en 1992 pour "La beauté du diable" aux éditions Phébus
Imaginons, situation éminemment improbable au demeurant, qu’un certain Monsieur
Savinien, Cyrano de Bergerac soit amené à consulter un psychiatre ou un psychologue du
vingtième siècle. Il serait poussé dans cette démarche par sa cousine Magdeleine Robin, plus
connue dans la jet-set, sous le nom de Roxane. Imaginons le dialogue inévitable entre le
praticien et son (éventuel) futur patient :
-Qu’est ce qui vous amène, Monsieur ?.
-Je viens vous voir Docteur, car j’ai un problème avec mon nez.
-Bien… Et qu’est ce qu’il a votre nez ?
Un long moment de silence suit cette question. Le client qui n’a pas l’air d’un homme
commode hésite. Il se demande si le docteur se moque de lui et s’il va lui taper dessus.
-Mon nez est grand, monsieur !
-Vous dites que vous avez un grand nez ? Bien… Hum ! Grand comment ?
L’homme est maintenant exaspéré. Il se lève, on ne sait s’il va étrangler le docteur ou s’il va
s’en aller furieux. Finalement, il explose :
-Il est grand comment ? Mais vous vous moquez de moi ? Ou alors vous êtes aveugle ! On se
demande où est ce que vous avez eu votre diplôme de médecin ! Mon nez, Monsieur : c’est
un roc ! … C’est un pic ! C’est un cap
Que dis je c’est un cap ? C’est une péninsule...
Imaginez, la tête du psychiatre.
1
En vérité, j’ai commis cette étude psychologique, psychopathologique, sur Cyrano à l’usage
restreint des confrères et personnels spécialisés avec qui je travaille depuis des années. Je suis
comme vous l’avez deviné psychiatre, psychiatre spécialisé dans le traitement des enfants et
des adolescents.
La question que je posais était de savoir, en fin de compte quel type de traitement un praticien
actuel proposerait à ce Monsieur Savinien, Hercule, Cyrano de Bergerac au cas fort
improbable ou il viendrait consulter:
-La chirurgie esthétique ? Plus précisément une rhino plastie.
-Un traitement psychiatrique associant des entretiens et des médicaments neuroleptiques ?
-Pas de traitement du tout.
Posons la question différemment, Monsieur Cyrano de Bergerac présente t’il un symptôme ou
une formation névrotique connue sous le terme de dysmorphophobie.
Permettez-moi de vous apporter quelques précisions concernant
cette maladie. La
dysmorphophobie a été décrite, en 1891 Par le docteur Morselli à Gênes où il exerçait.
Quelques années avant l’écriture et la sortie de Cyrano. La définition que je vais vous en
donner est plus récente, mais elle m’a paru assez complète et simple.
Définition de la dysmorphophobie (Prof. Louis Gayral in « Séméiologie clinique
en psychiatrie »)
La dysmorphophobie est un sentiment d’horreur ou de dégoût (plus obsessionnel
que phobique) concernant la laideur, la disproportion ou la mauvaise conformation du corps
ou d’une partie du corps. Le thème dysmorphophobique porte sur des détails, nez, oreilles,
poils, pieds, pénis, ou sur un ensemble, taille, obésité ou maigreur. Certaines
dysmorphophobies sont passagères, c’est fréquent chez les adolescents. Les formes graves de
névroses dysmorphophobiques sont caractérisées par la fixité et la conviction du thème
obsesso-phobique , la rumination mentale permanente, l’angoisse et les réactions, soit de
dépression, soit à base de procédés d’annulation, régimes ou médicaments amaigrissants,
recherche de chirurgie plastique. La dysmorphophobie s’observe dans une forme, toujours
sévère, d’anorexie. Accessoirement, il est souligné que des traits dysmorphophobiques se
rencontrent au début de la schizophrénie, maladie grave mais qui de toute évidence ne
concerne pas Cyrano.
2
Je ne vous ferai pas l’injure de vous demander si vous connaissez la pièce
d’Edmond Rostand. Qui ne connaît Cyrano de Bergerac ? Cyrano, merveilleux personnage,
merveilleuse pièce, ne boudons pas notre plaisir à l’écoute ou à la lecture de cette œuvre
écrite en alexandrins agrémentée des accents cocorico et des envolées héroïques bien de chez
nous. Mais essayons, de la considérer comme un document clinique, comme une description
psychologique.
Qu’est ce qui peut bien fonctionner dans cette pièce ? A quels ressorts
dramatiques et, ou psychologiques fait-elle appel pour que depuis les années de sa création en
1897, il y a plus d’un siècle, son succès ne se démente pas. Les générations se sont succédées,
les mentalités ont profondément évolué, deux guerres mondiales sont passées et les
comédiens et les spectateurs y trouvent toujours autant de plaisir, les uns à la jouer les autres à
l’entendre. Le verbe, les alexandrins, sont magnifiques. C’est une histoire d’amour, l’histoire
d’un amour impossible, ressort dramatique qui fait toujours recette. Un amour impossible, ou
plutôt, non, un amour possible mais auquel les protagonistes se refusent. C’est bien un peu
frustrant, pour les personnages et les spectateurs, mais cela permet durant tout le temps de la
tragédie de garder le désir intact et de maintenir une tension dramatique et pourquoi pas un
espoir.
Les personnages, en tout cas le personnage central est plus que sympathique, pour
autant son physique, et son visage surtout ne favorisent pas un processus d’identification de
la part du spectateur. A quoi ressemble Cyrano ?
Ragueneau, cuisinier, pâtissier, poète et fervent admirateur de Cyrano en fait la
description suivante :
Feutre à panache triple et pourpoint à six basques
Cape que par derrière, avec pompe l’estoc
Lève, comme queue insolente de coq,
Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne
Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne
Il promène en sa fraise à la pulcinella
Un nez ! …Ah messeigneurs, quel nez que ce nez là
On ne peut voir passer un pareil nasigère
Sans s’écrier : « Oh non, vraiment, il exagère ! »
Puis on sourit, on dit : « il va l ‘enlever … » Mais
Monsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.
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Un personnage à la tenue l’on peut dire outrée, voire dépenaillée, un Artaban,
c’est à dire un homme fier à la limite de l’arrogance et affublé aux dires de Ragueneau d’un
grand et vilain nez.
Je me méfie de Ragueneau, il est tellement en admiration, tellement
inconditionnel de Cyrano qu’il ne fera que répéter ce que dit Cyrano. Quoi qu’il en soit, cette
description ne donne pas, à priori, l’envie de lui ressembler ou de s’habiller comme lui. Il est
plus avantageux et de toute évidence plus facile, pour un spectateur lambda, de s’identifier à
des personnages beaucoup plus sexy tels Roméo, Don Juan, Rodrigue ou Ruy Blas,
d’Artagnan, Tarzan ou superman .
Le Bret un ami, le meilleur ami de Cyrano, le seul qui le raisonne rajoute à la
description :
Il le porte (son nez) et pourfend quiconque le remarque.
Je vous propose de parcourir cette histoire pas à pas afin d’en faire ressortir les
éléments qui insistent et d’en repérer les lignes de force. Je prends le parti de suivre, d’écouter
tous ces personnages comme s’ils étaient vivants et comme s’ils nous parlaient. Nous allons
procéder acte par acte.
ACTE I
Le premier acte se passe au théâtre de l’hôtel de Bourgogne avant que le spectacle
ne commence. La salle, le parterre sont occupés par une petite foule colorée de marquis
poudrés, de tire-laines, de filles légères, de laquais, de soldats Ce petit monde papote, on se
raconte les derniers ragots, les petites nouvelles du tout Paris.
Christian de Neuvillette nous est brièvement présenté comme un jeune baron
arrivé de sa province natale en l’occurrence la Touraine, quelques vingt jours plus tôt. Sa
beauté attire les remarques des marquis :
-La tête est charmante, dit l’un.
-Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût, remarque l’autre.
Un beau garçon, pas très argenté
Sur la scène on attend Montfleury, acteur, poète qui a eu le malheur de déplaire à
Cyrano, lequel, lui a interdit de paraître en scène. Cyrano n’est pas là, et au grand dam de ses
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amis, Montfleury peut commencer son spectacle. Il n’a pas le temps de dire trois vers qu’une
voix, dans la foule l’interrompt.
-Coquin, ne t’ai-je pas interdit pour un mois.
Cyrano chasse Montfleury, après s’être cruellement moqué de lui. Réactions
diverses dans la salle, les spectateurs sont mécontents mais, à part un plaintif : Monsieur de
Cyrano, vraiment nous tyrannise …personne n’ose tenir tête à Cyrano
La scène est drôle mais elle dénote un refus des règles sociales et du mépris à l’égard du
public. Cyrano impose par la violence son bon plaisir ou son (bon) goût. Il n’a, nous dit il
avec un certain cynisme, ni Dieu ni maître, mais après tout si l’un ou l’autre s’avise de
protester, il a une protectrice, son épée.
Un fâcheux ose protester, Cyrano l’accuse de regarder son nez. Devant les
dénégations de l’homme, il feint de s’insurger, arguant que si le fâcheux ne regarde pas ce nez
c’est parce qu’il il lui trouve des défauts,
-
Est il mol et ballant, monsieur, comme une trompe …
-
Crochu comme un bec de hibou etc…
L’autre ne peut plus sen sortir, il essaie un : « Je le trouve tout petit, minuscule. »
Que n’a t’il dit. Indignation redoublée de Cyrano :
« Hein ! Comment !m’accuser d’un pareil ridicule. Petit mon nez ?
Cyrano met son interlocuteur dans une situation impossible, et dans le fond, il
refuse d’expliquer le pourquoi de son attitude. Cette scène évoque les histoires actuelles
terribles qui se passent dans les banlieues : des jeunes qui se battent à mort parce que l’un
d’eux a jeté un regard sur l’autre : « il l’a regardé » ou « il l’a traité ». Dans la vraie vie cela
fait moins rire qu’au théâtre. Nous percevons là, un des ressorts, et non des moindres, du
plaisir que nous procure cette pièce. Plaisir douteux inspiré par la mauvaise foi et l’incivisme
de Cyrano, mauvaise foi assumée en système, avec beaucoup de style jusqu’à la mort.
Dans la salle, un homme va essayer de relever le défi, c’est le vicomte de Valvert,
un homme de de Guiche, mais il tombe sur un vieux cheval, un homme qui connaît la
musique et qui n’attend que cela pour jouer son numéro. Et nous avons droit à la tirade des
nez, morceau d’anthologie :
…Moi, monsieur, si j’avais un tel nez
Il faudrait sur le champ que je me l’amputasse
…C’est un roc !...c’est un pic ! c’est un cap
Que dis je c’est un cap ?... C’est une péninsule
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….
Disons le tout net, ce nez de Cyrano, tel qu’il le présente lui même, c’est un mythe
partagé par ses amis et c’est un fantasme ou une image de lui même mégalomane avant d’être
une partie de son anatomie.
Le malheureux vicomte essaie un autre angle d’attaque pour tenter de ridiculiser
son adversaire, il lui fait remarquer que sa tenue ne correspond pas à son rang social ou en
tout cas à ses prétentions.
Ces grands airs arrogants !
Un hobereau qui... qui… n’a même pas de gants !
Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses ! ∗
Cette remarque du vicomte déclenche chez Cyrano, qui n’attendait que cela, une
avalanche d’explications, comme quoi, c’est moralement qu’il a ses élégances, suit un
panégyrique sur ses élégances intérieures. Cette véhémence paraît quelque peu suspecte, est il
mortifié ? piqué au vif par cette remarque ?
Nous connaissons tous l’issue de ce duel au cours duquel Cyrano compose une
ballade rimée, intitulée :
Ballade du duel qu’en l’hôtel Bourguignon
Monsieur de Bergerac eut avec un bélître1 !
Trois couplets de huit vers et d’un envoi de quatre, chacune de ces constructions
poétiques se terminant par le célèbre : A la fin de l’envoi, je touche. Et en effet, il touche,
expédiant son adversaire sinon ad patres du moins à l’hôpital.
A Le Bret, fidèle et raisonnable ami qui lui demande le pourquoi de sa haine pour
Montfleury il répond :
Ce silène,
Si ventru que son doigt n’atteint pas son nombril,
Pour les femmes encor se croit un doux péril,
∗
Au siècle où est censé se dérouler la pièce, la tenue, la richesse des tissus,
brocards, dentelles, passementeries sont extrêmement importants pour situer le rang d’un
homme ou d’une femme, paysans, nobles, manants, ou princes. Il n’est que d’observer la
minutie des peintres du XVI° ET XVII° et l’attention qu’ils portent au vêtement quand ils
exécutent un portrait 1
Pour ceux qui comme le vicomte ne le savent pas un bélitre, un blitre ou un blitreau est un
homme sans valeur. Dictionnaire Littré
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Et leur fait, cependant qu’en jouant il bredouille,
Des yeux de carpe avec ses gros yeux de grenouille
Et je le hais depuis qu’il se permit, un soir
De poser son regard, sur celle … Oh ! J’au cru voir
Glisser sur une fleur une longue limace.
Cyrano finit par avouer qu’il est amoureux de cette femme sur laquelle
Montfleury a posé le regard, mais surtout il voit en Montfleury un double de lui même et c’est
sans doute cela qu’il ne le supporte pas. Montfleury est poète comme lui, Montfleury est laid
comme lui, Montfleury est amoureux de Roxane comme lui, Montfleury dit il est un silène2.
La différence c’est que Montfleury n’a pas les mêmes inhibitions que Cyrano à l’égard de
l’amour. Pas étonnant qu’il manifeste violement le désir de le faire disparaître. Pour
Montfleury amoureux, il parle de limace glissant sur une fleur, pour lui il parle de son nez et
de sa laideur avec le même dégoût.
Si le long de ce nez, une larme coulait !
Je ne laisserai pas, tant que je serai maître,
La divine beauté des larmes se commettre
Avec tant de laideur grossière.
Il avoue à Le Bret sa tristesse et son désespoir de ne pouvoir inspirer de l’amour à
celle qu’il aime. Puis, coup de théâtre dans ce premier acte, une lueur d’espoir, Roxane lui fait
savoir par « La duègne » qu’elle veut lui parler. Cyrano qui a pourtant la langue bien pendue,
et qui ne se démonte jamais est complètement affolé, il faut que Le Bret le calme et lui
conseille d’enfin avouer son amour. L’exaltation amoureuse est telle qu’il lui faut affronter
cent hommes pour se calmer.
Mais je vais être frénétique et fulminant !
Il me faut une armée entière à déconfire !
J’ai dix cœurs ; j’ai vingt bras ; il ne peut me suffire
De pourfendre des nains …
Coïncidence, il apprend que Lignères est menacé de mort par De Guiche, il va donc défendre
Lignères, un ivrogne mais surtout un homme amoureux à la mode de Cyrano :
Ce tonneau de muscat, ce fut de rossoli,
2
Un silène est un satyre à l’apparence grotesque. Par extension c’est est une boite sculptée à
l’image de ce personnage grotesque contenant un objet précieux. Alcibiade compare Socrate à
un silène dans le banquet.
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Fit quelque chose un jour de tout à fait joli
Au sortir d’une messe ayant selon le rite,
Vu celle qu’il aimait prendre de l’eau bénite
Lui que l’eau fait sauver, courut au bénitier
Se pencha sur sa conque et le but tout entier
Notons l’hypothèse intéressante de cet alcoolique qui boit toute l’eau bénite d’un
bénitier. En buvant, il incorpore métonymiquement l’objet aimé en somme. Jolie hypothèse
psychopathologique qui donne un sens à l’alcoolisme, en lieu et place de l’alcool il boit
jusqu’à plus soif le corps de sa belle.
Pour terminer l’étude de ce premier acte, signalons que le vicomte de Valvert, que
Cyrano expédie en une ballade : A la fin de l’envoi, je touche, est le futur mari, le faux nez que
de Guiche réserve à Roxane
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Conclusion
De toute évidence, les rapports humains de Cyrano avec son entourage et avec la
société sont difficiles et conflictuels. Tout passe par le nez, mais il met ses interlocuteurs,
adversaires dans une situation impossible et insoluble. Soit ils trouvent son nez trop grand, et
c’est le conflit, le duel et la mort, soit ils ne remarquent pas son nez ou le trouvent trop petit et
c’est un mensonge et c’est la bagarre ….
Pour les relations amoureuses, son nez est là encore un obstacle majeur à des
relations disons normales. Cet appendice est trop laid pour que Cyrano aime ou pleure.
Socialement, le nez de Cyrano est un permis de tuer et une interdiction à aimer. Montfleury
est un double de Cyrano. Comme lui, il est laid, il n’a pas droit lui non plus à l’amour.
Notons l’aspect utilitaire des victimes de Cyrano. Montfleury et le vicomte de
Valvert sont exécutés par Cyrano car ils ont des vues sur Roxane, la femme qu’il aime.
Derrière les grandes phrases et les grands principes, finalement, ce qui se joue, c’est une
histoire assez prosaïque de jalousie.
A noter l’aspect un peu Tartarin de Cyrano, il ne lui faut pas moins de cent
spadassins pour éponger son excès de passion. Edmond Rostand n’est pas marseillais pour
rien.
A noter qu’il a une peur, c’est de laisser penser qu’il a peur. Comme souvent les
phobiques, il préfère affronter cent spadassins plutôt que de laisser passer une insulte ou un
accroc à son honneur.
ACTE II
Se passe dans la boutique de Ragueneau. Scène de ménage entre Ragueneau et sa
femme qui ne se paie pas de mots elle. Ragueneau est comme Cyrano, est amoureux des vers,
il les goûte comme il goûte les choux à la crème de sa cuisine. Nous avons un acte dédié au
mode oral, bonbons, friandises et pâtisseries.
Cyrano est arrivé à son rendez-vous avec une heure d’avance. Il monologue, il est
évident que le rendez vous avec Roxane le met au supplice, la proximité de l’amour le terrifie
et qu’il ne cherche qu’à se défiler. Pendant ce temps, où il montre une couardise surprenante,
les poètes autour de lui racontent le combat homérique qu’il eut avec les spadassins du Duc
de Guiche.
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Cyrano interrompt un tendre duo entre Lisela (lisez la ?) femme de Ragueneau et
un mousquetaire. « Il défend, prétend il, l’honneur de Ragueneau », (de quoi je me mêle).
Roxane arrive masquée, l’amour est toujours masqué, l’aveu du désir, l’aveu de
l’amour se fait toujours avec un masque. Cyrano et elle évoquent des souvenirs d’enfance ou
plutôt d’adolescence, au temps où elle s’appelait Magdeleine. Roxane/Magdeleine jouait à la
maman, elle grondait Cyrano quand il revenait saignant de quelque écorchure. Il lui ramenait
des fanes de maïs qui devenaient les cheveux blonds des poupées de Roxane.
Elle remercie Cyrano d’avoir vaincu l’importun lors de son duel en l’hôtel de
Bourgogne, car lui avoue t’elle, il était le futur mari que lui avait destiné le duc de Guiche.
Puis elle sollicite le frère ou le quasi frère avec qui elle jouait à la maman tous les étés à
Bergerac. Dans ces jeux, elle laisse à voir les relations qu’elle a, qu’elle a eu avec Cyrano. Ils
sont successivement frère et sœur et, la maman et son « petit » garçon qu’elle gronde
tendrement. Il semble que se dessine là, peut être, un des motifs qui empêche Cyrano d’avoir
des relations amoureuses avec Roxane. Même si elle a changé de prénom, elle reste dans son
souvenir, la sœur ou la mère. On n’a pas de relations sexuelles avec sa sœur ou sa mère.
Roxane en soignant Cyrano, des blessures subies lors de son dernier combat
contre cent spadassins, comme autrefois pendant les vacances sur les bords de la Dordogne,
lui avoue son penchant pour … pour … Cyrano a pendant qq instants, le cœur qui s’arête, le
temps d’imaginer qu’il est l’heureux élu, puis, elle finit par avouer que l’homme qu’elle aime
est beau. A partir de cette minute, Cyrano sait qu’il n’est pas l’heureux élu, il manque
d’ailleurs de se trouver mal en l’apprenant. Puis elle confirme que le gagnant est le baron
Christian de Neuvillette. A cet instant, on peut imaginer sans peine que Cyrano, vu la façon
dont il a trucidé les prétendants, n’aura de cesse de faire subir le même sort à cet homme.
Mais, non seulement Roxane lui avoue son amour pour ce jeune baron mais en plus,
cruellement, elle demande à Cyrano de l’admettre dans sa famille, le régiment des cadets et de
le protéger.
Roxane sort. Arrive de Guiche, à la demande de Le Bret, Cyrano lui présente ses
collègues, ses frères. Suit un descriptif pas spécialement flatteur de ces cadets de Gascogne et
derrière les paroles flambantes, Cyrano décrit tout de même une assemblée de bonshommes
pas tellement fréquentables, pauvres, bagarreurs,
bretteurs, menteurs sans vergogne …
« plus nobles que des filous …
Œil d’aigle, jambe de cigogne,
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Moustache de chat et, dents de loup
Ils vont coiffés d’un vieux vigogne
Dont la plume cache les trous
….
Perce bedaine et casse trogne
Voici les cadets de Gascogne
Qui font cocus tous les jaloux
…
Pas spécialement recommandables ces cadets de Gascogne. Mais tout le monde,
vous, moi, les, spectateurs, biche parce qu’ils sont hors la loi, en rébellion contre l’autorité et
pour cause, Comme Cyrano, ils n’ont rien à perdre.
De Guiche fait une offre de service à Cyrano, il lui propose d’entrer au service du
cardinal de Richelieu. En somme d’avoir une place dans la société, de faire partie d’une
famille ou d’un clan, avec ses codes, sa hiérarchie. Cyrano hésite puis refuse.
Le Bret comme toujours essaie de ramener Cyrano sur terre. Il l’abjure d’accepter
la castration symbolique, que suppose la soumission à l’ordre établi, à savoir en l’occurrence
la modification, d’un vers ou d’une strophe dans un poème … en vain.
Suit la fameuse tirade des « non merci »
Avoir un ventre usé par la marche. Une peau
Qui plus vite, à l’endroit des genoux, devient sale
…
Et donneur de séné par désir de rhubarbe
Etc…etc…
Et oui, accepter en somme la loi sociale, la hiérarchie des personnes et des
fonctions. Si tu veux de la rhubarbe accepte le séné, sinon tu n’auras ni l’un mi l’autre. Cette
scène est intéressante car derrière les apparences, elle dévoile la fragilité de Cyrano. Il dit que
toucher à ses mots (à ses vers), à son discours, c’est toucher à sa personne, à son être même
ou à ce qui le tient debout. Je m’enveloppe de mots, nous dit il, Je n’existe nous dit-il que par
mon discours, je n’existe que parce que je suis un être parlant, (Lacan dirait un être signifiant)
si vous touchez à mes mots vous me tuez3.
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On ne peut manquer d’évoquer le « moi-peau d’Anzieu ». Les mots de Cyrano viendraient
en quelque sorte fermer, colmater une béance ou une blessure dans le moi-peau. Si vous
enlevez le pansement la blessure initiale le tuera. Il rapporte la situation de ces patients qui se
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Cyrano vit dans une société de frères, de compagnons de combats et de ripailles,
comme les confréries de pirates autrefois. Une société sans femmes, pas de, complications,
pas d’embrouilles, on est tellement mieux entre copains. C’est un leurre, une idée toute faite,
mais elle justifie la peur des femmes que l’on retrouve souvent dans les groupes homosexuels.
(militaires, religieux, Rotary, sportifs etc…) tant que le groupe existe les femmes n’y sont pas
admises.
Il a aussi besoin de la haine et de l’animosité de ses contemporains pour se sentir
vivre. Cette attitude à faire en somme toujours ses preuves dans une confrontation permanente
avec des tueurs ou des duellistes est un peu suspecte. Ne serait elle pas une formation
réactionnelle contre la trouille d’être considéré comme une mauviette ? Il passe son temps à
prouver qu’il est un homme. Rappelons que ce garçon passait ses vacances avec sa cousine, à
jouer à la poupée à l’heure ou les autres garçons jouaient à des jeux de garçons. Le Bret lui
demande :
Comment as tu contracté la manie effroyable
De te faire toujours et partout, des ennemis ?
Cyrano lui répond en somme que c’est la haine qui le tient debout, droit dans ses
bottes :
La haine chaque jour, me tuyaute et m’apprête
La fraise dont l’empois force à relever la tête
Chaque ennemi de plus est un nouveau godron
….
La haine est un carcan, mais c’est une auréole !
Sinon, le cou s’effémine.
On est plus à l’aise mais de moins haute mine
Car le front n’ayant pas de maintien ni de loi
S’abandonne à pencher dans tous les sens.
Cyrano a besoin d’ennemis, il a besoin de mettre sa vie en jeu, sinon, il se
ramollit, s’effondre. Il a besoin d’ennemis pour tenir droit dans ses bottes. Il a besoin de
vérifier que son courage est intact ?? Il a besoin de prouver au public, au monde entier qu’il
est courageux.
déshabillent chez le médecin ou le kiné et qui se mettent à parler comme s’ils voulaient cacher
leur nudité derrière un flot de mots.
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L’aveu de Cyrano est surprenant. Il se décrit en somme comme un crabe un
crustacé, dur et rigide à l’extérieur et tout mou à l’intérieur.
L’acte deux se termine par la désopilante scène de provocation entre Cyrano et
Christian de Neuvillette. Christian malgré l’avertissement des cadets provoque Cyrano en lui
renvoyant du nez, du pif etc… à chacune de ses phrases. La scène est vraiment du niveau des
copains de régiment ou d’une bande d’adolescents. Cyrano, ligoté par l’amour de Roxane,
complètement prisonnier, en contradiction avec tous les principes qu’il vient d’énoncer de
façon si péremptoire, renonce à massacrer Christian et au contraire lui propose de l’aider à
séduire Roxane.
Christian avoue qu’il est sot à s’en tuer de honte, et qu’il est incapable de déclarer
son amour.
Je serai ton esprit, tu seras ma beauté.
Lui propose Cyrano, il lui donne la lettre dans laquelle il comptait déclarer sa
flamme à Roxane.
ACTE III
intitulé « Le baiser de Roxane »
C’est le cœur princeps, la scène d’anthologie autour de laquelle tourne la pièce et
que le monde entier connaît dans laquelle Cyrano souffle à Christian les mots de son amour.
Le décor est simple, un banc, un balcon et un lierre qui permet de grimper jusqu’au balcon.
Roxane lit à Cyrano sa propre prose. Il minaude, critique mais il est ravi de s ‘entendre lire, il
est ravi d’entendre sa Roxane adorée défendre son style et son texte.
Cyrano sort de scène, survient De Guiche qui propose le mariage à Roxane. En
échange d’un oui, il s’engage à ne pas envoyer le régiment des cadets de Gascogne se faire
massacrer au siège d’Arras.
Dialogue entre Cyrano et Christian qui décide de voler de ses propres ailes et de
déclarer sa flamme directement à Roxane sans réciter le texte de Cyrano.
Mais mon cher, tes leçons ont été profitables
Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables,
Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras.
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Hélas Roxane contrairement au bon sens ne se paie finalement que de mots.
Pourtant au stade où en est leur relation amoureuse, il ne devrait pas y avoir de problème pour
… passer à l’acte. Et puis, mon Dieu, quelle femme resterait insensible à un homme qui lui
murmure : « Je vous aime » Christian se pâme d’amour, il n’en peut plus, il va craquer, il va
lui sauter dessus et, que lui dit elle, agacée ? « brodez, brodez… » comme si c’était le
moment.
Las pour Roxane, ce « je vous aime » ou « je t’aime » qu’il répète dans l’obscurité
complice de la nuit est insuffisant. En fait, on voit là que Roxane est faite du même métal que
Cyrano. L’amour physique ne l’intéresse pas ou plutôt, ils sont incapables et l’un et l’autre de
passer à l’acte et de se laisser aller au désir sexuel. En fait Cyrano est « obligé » à l’amour
platonique, il est interdit d’amour physique à cause de son vilain et grand nez.
C’est ici que l’on se rend compte que le choix de Cyrano est plus névrotique que
éthique ou philosophique quoi qu’il en dise. Dans le banquet de Platon, Alcibiade avoue son
attirance ou son amour pour Socrate. Alcibiade c’est le golden boy de l’époque, il est beau, il
est courageux, il est célèbre et riche alors que Socrate est laid comme un silène. Alcibiade
propose à Socrate, son corps, sa beauté en échange des richesses de son esprit ou de son âme,
Socrate a tôt fait de lui démontrer que ce marché est un marché de dupe. Il dit en somme que
cela revient à échanger le vil cuivre, la beauté physique qui est un bien éminemment
périssable et passager à l’or pur de la beauté de son âme. Socrate sait indiscutablement mieux
se vendre que Cyrano, il arrive à faire croire que les valeurs de l’esprit sont beaucoup plus
importantes que celles de l’apparence physique. Socrate au lieu de subir sa laideur comme un
handicap insurmontable, en fait un attribut négligeable. 4
Revenons à Christian qui vient de se faire jeter par Roxane. Cyrano vient à son
secours et lui souffle, caché dans l’ombre, des mots d’amour qui enflamment Roxane. Et
curieusement, il vend la mèche dans ces mots que Christian ne peut dire :
De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé.
Je sais que l’an dernier, un jour le douze mai,
Pour sortir le matin, tu changeas de coiffure
4
Nietzche parlera de la revanche des rachitiques et des mal foutus sur les beaux
gosses, opération qui n’est pas si facile que cela, souvenez vous de la chanson de Brel « être
une heure, une heure seulement, beau et con à la fois … » En somme, c’est tellement reposant
d’être beau.
14
J’ai tellement pris pour clarté ta chevelure
Que comme lorsqu’on a trop fixé le soleil
On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,
….
La beauté ébloui, mais elle aveugle. Cyrano de toute évidence s’est trahi,
Christian n’est à Paris que depuis quelque semaines et Roxane n’a pas bronché, tout le monde
sait que l’amour rend aveugle mais chez Roxane il rend un peu sourd. Puis, Christian, un peu
agacé par les mièvreries qu’échangent Cyrano et Roxane par son truchement et qui voudrait
bien conclure, coupe la parole à Cyrano et demande … un baiser. Roxane sursaute, se jette en
arrière5 elle est coincée, disons le, elle va passer à la casserole. Elle est « sauvée » par
l’arrivée d’un capucin, un religieux qui vient marier le Duc de Guiche incognito à Roxane.
Le capucin entre dans la maison et Cyrano bataille ferme pour que Roxane
accepte enfin un baiser de Christian. Christian un peu refroidi par les refus successifs de
Roxane hésite puis, finit par escalader le balcon. Alors… alors … Christian et Roxane vont ils
enfin passer à l’acte … Patatras ! Retour du capucin.
On peut penser que le sort s’acharne sur ces deux êtres, (comptez le nombre
d’occasions manquées) mais enfin, ils ne feront jamais l’amour, pas plus qu’ils n’auront le
temps d’échanger un baiser.
Vous connaissez la suite, Roxane falsifie les ordres de Guiche et le capucin marie
Roxane et Christian. Ils n’auront même pas le temps de consommer ce mariage car la
vengeance de de Guiche est immédiate, le régiment doit se mettre immédiatement en route
pour la campagne d’Arras.
Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux. Annonce de Guiche furieux
Le régiment, déjà, se met en route. Joignez-le.
L’autorité de de Guiche est bafouée, tout le monde est content. Mais remarquez
bien le rôle et la place qu’occupent chacun des protagonistes de cette comédie masquée.
Christian est définitivement infantilisé, non seulement il est comme un jeune enfant sous la
protection et la direction de Cyrano, mais en plus il n’a pas la parole6, c’est Cyrano qui parle
pour lui. Et pour couronner le tout il est marié sans qu’on lui demande son avis. Il occupe une
place qu’on qualifierait maintenant d’incapable majeur, de mineur devant la loi. Ce sont
5
6
ce sont les termes des didascalies
Enfant qui vient du latin populaire infans, désigne l’enfant qui ne parle pas.
15
Cyrano et Roxane qui jouent le rôle de parents, Cyrano le père protecteur, qui lui met les mots
dans la bouche et Roxane qui décide pour lui.
Je ne peux pas m’empêcher d’avoir une certaine admiration pour de Guiche.
Autant Cyrano passe par des circonvolutions pour bénéficier ne serait que de quelques bribes
de l’amour de Roxane, autant Cyrano, joue de tous les nobles prétextes pour justifier ses
conduites franchement asociales, de Guiche à l’inverse affiche un cynisme décomplexé. De
Guiche veut Roxane, l’aime t’il ? La question ne se pose pas, il ne veut pas en faire sa femme,
il la veut à disposition, alors, il fait le projet de la marier à un de ses vassaux, Valvert, ou alors
il lui propose un mariage secret, surtout qu’elle ne puisse s’imaginer jouer un rôle social de
quelque importance. Il la traite comme un objet sexuel.
Saluons avant de quitter l’acte quatre, le grand numéro de trompe-couillon de
Cyrano à l‘usage de De Guiche. Il joue les savants ahuris, je tombe de la lune en racontant à
De Guiche les six moyens qu’il a utilisés pour violer l’azur vierge.
ACTE IV
Les cadets de Gascogne.
Les cadets sont au siège d’Arras, ils crèvent de faim et de nostalgie, ils rêvent du
pays et de la maison natale. De Guiche qui est pourtant des leurs, il est leur colonel, est
toujours aussi détesté. Il règne dans ce groupe une camaraderie de pensionnaires de lycée ou
de copains de régiment. Ils se racontent par avance les vannes qu’ils se raconteront vingt ans
après quand ils se retrouveront autour d’une bonne bouffe ou pour boire ensemble. De Guiche
fait figure de pion ou d’adjudant détesté, il n’a pas les mêmes centres d’intérêts, Il n’a pas la
même éducation, il n’est pas habillé comme eux, et pourtant comme eux, il crève de faim.
Ces groupes fraternels sont des formations typiquement adolescentes. Ce sont ces
bandes que l’on rencontre dans les cités, elles sont à la fois un lieu où l’on se reconnaît
comme semblables, elles jouent un rôle de protection elles structurent les rôles et les
comportements de la vie sexuelle. La fille, la femme y est fantasmée comme pute ou comme
maman, donc à respecter comme maman ou méprisée comme objet sexuel quand elle ose se
parer des attributs de la féminité.
Arrive Roxane, dans le rôle de maman, elle apporte des bonbons et de quoi
manger. C’est véritablement maman qui vient voir son fils pensionnaire au lycée.
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Retrouvailles avec Christian, mais comme d’habitude, il n’a pas le temps de faire
quoique ce soit d’une activité sexuelle amoureuse que les ennemis attaquent lâchement, et que
Christian reçoit une arquebusade fatale.
Damned, encore raté.
Cyrano a rédigé la dernière lettre de Christian pour Roxane, lettre d’adieu, lettre
d’amour.
ACTE V
Le cinquième acte se passe quelques années après ces dramatiques évènements.
Roxane inconsolable de la mort de Christian de Neuvillette est entrée au couvent. Cyrano et
de Guiche lui rendent visite, séparément bien entendu, bien que toute rancune soit abolie entre
eux, et d’ailleurs, De Guiche a même quelques mots gentils à l’égard de Cyrano, en tout cas il
ne veut plus sa mort. On peut remarquer qu’il existe un drôle de pacte entre eux et ce depuis
le début. Après tout De Guiche qui a les moyens aurait pu faire tuer Cyrano. Il ne l’a fait
qu’indirectement. De son côté, Cyrano qui a toujours brocardé de Guiche, le rendant ridicule
à chaque fois qu’il l’a rencontré, ne l’a jamais provoqué en duel et n’a jamais tenté de le tuer.
Aurait il peur de de Guiche, certainement pas car tout montre que plus le danger est grand,
plus il s’y expose. Il doit y avoir une autre explication, dans laquelle vraisemblablement de
Guiche occupe une place fantasmatique à la fois ambiguë et intouchable.
Tout le monde connaît la fin de l’histoire. Roxane est au couvent, c’est un couvent
confortable, je vous rassure, elle reçoit ses amis, Ragueneau, Le Bret, De Guiche, Cyrano qui
vient tous les samedis et qui flirte si gentiment avec les jeunes nonnes. Roxane, à quoi occupe
t’elle ses journées ? Elle brode, elle fait une tapisserie, elle fait tapisserie, c’est ce qu’on disait
autrefois des filles que personne n’invitait à danser dans les bals. Elle fait une tapisserie
comme Pénélope attendant Ulysse, et d’ailleurs Cyrano la charrie gentiment chaque samedi
qu’il vient :
« Du diable, si je peux jamais, tapisserie
Voir ta fin … »
A quoi Roxane qui comprend implicitement à quoi Cyrano fait allusion, répond :
« J’attendais cette plaisanterie »
17
Cyrano qui se meurt d’une pièce de bois reçue sur la tête, lit la dernière lettre de
Christian, il lit cette lettre alors que la nuit tombe et que la lumière n’est pas suffisante pour
permettre cette lecture.
« Roxane adieu, je vais mourir…
C’est pour ce soir, je crois, ma bien aimée !
J’ai l’âme lourde encore d’amour inexprimé,
Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés,
Mes regards dont c’était les frémissantes fêtes
Ne baiseront au vol les gestes que vous faites ;
En fait il avoue, pour la première fois, être l’auteur de cette lettre d’amour. Il peut
avouer avoir écrit cette lettre car il va mourir, il peut avouer son amour pour Roxane car il va
mourir. Je dirais paradoxalement qu’il peut avouer cet amour car il ne risque plus rien de cet
amour. Pour dire enfin la vérité de son amour, n’était la tragédie qui se raconte ici, il a fallu
qu’il reçoive un bon coup sur la tête. Notons que Cyrano qui se présente comme un parangon
de vertu, inflexible devant les petites mesquineries et les petits mensonges de la vie bafoue
sans remord ses grands principes. Sa relation avec Roxane est bâtie sur un mensonge.
Mensonge qui va provoquer la mort d’un certains nombre de gens : faites le compte :
Valvert ; Christian la victime principale, et les victimes collatérales que sont les cadets de
Gascogne qui paient finalement la rouerie de Roxane qui a falsifié un document.
Cette histoire est un fiasco, Cyrano le reconnaît, on ne sait si c’est avec une
certaine fierté ou si c’est avec regret :
« Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !...
Et voilà que je suis tué dans une embûche,
Par derrière, par un laquais, d’un coup de bûche !
C’est très bien. J’aurais tout manqué, même ma mort.
Tout cela par la faute de la névrose de Cyrano. Pour dire les mots crûment, ils finissent tous
les trois solitaires, ayant raté leurs vies affectives. ; Cyrano a littéralement escroqué Roxane
en lui faisant épouser une image, un ectoplasme, une figure de mode, un joli garçon qui ne
souffrait lui d’aucune inhibition face à l’amour. Aucun des trois n’a réussi à dépasser ses
difficultés, ils n’ont rien compris à ce qui leur arrivait et si c’était à recommencer ils
recommenceraient de la même façon.
18
Mais pourquoi ce comportement répétitif à l’échec ? Qu’est ce qui effraie tant
Cyrano pour qu’il soit plus ou moins volontairement la cause de ses malheurs ? Serait ce la
peur de perdre tout désir amoureux à l’égard de Roxane qui le mènerait à multiplier les
obstacles pour éviter cela ? Ce phénomène a pour nom « aphanisis » il a été évoqué par un
condisciple et biographe de Freud : Ernest Jones ? Notons que le désir, désir amoureux est
l’ingrédient qui tient toute la pièce.
Cyrano a t’il peur en soulevant la jupe de Roxane d’apercevoir …la tête de
Méduse ? Vieux fantasme masculin, pas si rare que cela. Freud qui s’interroge sur la sexualité
masculine propose une interprétation du mythe de la méduse (souvenez vous, Persée coupe la
tête de la Méduse, en utilisant un bouclier réfléchissant qui lui permet de neutraliser le regard
hypnotique) selon laquelle la décapitation de la Méduse serait une représentation de la
castration. La terreur qu’inspire ce monstre serait donc la peur de la castration, provoquée par
la vue de quelque chose qu’on n’était pas censé voir. Cette terreur est celle du petit garçon qui
en découvrant les organes génitaux féminin peut envisager que la menace de la castration est
bien réelle.
Avant de mourir, Cyrano fait un aveu à Roxane :
« J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
Ne m’a pas trouvé beau … »
Cet aveu de Cyrano, aveu terrible, évoque une théorie psychologique de la
dysmorphophobie élaborée par un psychiatre Anglo-saxon Donald Meltzer. Cette théorie part
de la définition de la dysmorphophobie comme « un trouble du sentiment esthétique de
l’image de soi »
La beauté est une émotion. Elle surgit souvent dans les rapports les plus simples
que nous pouvons établir avec autrui ou avec le monde Elle est souvent le signe d’une
confirmation de notre identité la plus profonde. Le patient atteint de dysmorphophobie se
plaint d’une disgrâce à propos de difformités corporelles qu’il ressent dans le regard des
autres. Le patient inscrit son insatisfaction esthétique dans un contexte relationnel : il a le
sentiment que les autres se moquent de lui, trouvent la partie de son corps incriminé, nez,
oreilles cheveux etc… ridicule, horrible, grotesque.
Une précision, s’il s’agit d’une dysmorphie réelle, on parle de « syndrome de
Quasimodo »
19
Sans entrer dans les détails, la dysmorphophobie, la maladie dysmorphophobique
n’est pas univoque, elle s’exprime de différentes façons et elle concerne différentes parties du
corps, on peut la rencontrer légère, bégnine chez monsieur ou madame tout le monde ou de
façon beaucoup plus grave dans le cadre de maladies mentales caractérisées.
Si par hasard, par malheur, nous devions proposer à Monsieur Cyrano de Bergerac
une intervention de chirurgie esthétique, de rhinoplastie, en somme, il faut savoir et les
chirurgiens spécialisés savent très bien que ces patients, souvent à la sensibilité à fleur de
peau, ou psychorigides projettent facilement sur celui qui les a opérés, la responsabilité de
l’échec sur un plan esthétique. S’ensuivent des procès ou parfois, et je pense que Cyrano
serait dans ce cas là des agressions physiques.
Pourquoi ce champs de la beauté, de l’esthétique donne t’il lieu à tant de
violence ? La pièce, le comportement de Cyrano dés que l’on fait mine de s’intéresser à son
nez en est une démonstration. Cet homme laisse derrière lui un monceau de cadavres, pauvres
victimes dont la seule erreur avait été de regarder le nez de Cyrano. Pour Metzner cette
manière de vivre son corps dans le regard d’autrui et de réagir si violemment ne fait que
rappelle douloureusement au sujet une expérience vécue, remontant à sa toute petite enfance,
une expérience issue des premiers contacts entre le bébé et sa mère.
Pour Metzner, la première expérience de la beauté se passe entre la mère et son
nourrisson. Si vous avez un nourrisson dans votre entourage, un bébé et sa mère vous ne
pouvez pas manquer de constater que l’enfant et la mère sont dans une admiration éperdue et
réciproque.
L’enfant qui n’a pas encore les mots pour le dire, fait l’expérience sensorielle,
voire même sensuelle de la beauté de sa mère. Il est dans un amour fusionnel, il baigne dans
le regard, dans la beauté, dans l’amour fusionnel de sa mère. Observez les jeunes mamans
avec leur bébé de quelques mois. Le bébé qui se vit dans le regard de sa mère comme le plus
beau bébé du monde va pouvoir se développer et se construire une identité. Il va « rayonner »
selon les termes de Metzner « de confiance et d’assurance ». Mais cette belle histoire d’amour
qui commence si bien, ne va pas forcément bien évoluer, la mère cela peut arriver ne répond
pas à l’amour de son bébé, pour des tas de raisons, personnelles ou familiales et le problème
va commencer à éprouver une angoisse insupportable. La beauté extérieure de la mère est
toujours présente mais à l’intérieur, il n’y a plus d’amour, il n’y a plus de chaleur, le
malheureux enfant a fait l’expérience de la beauté, mais elle est vécue comme inaccessible
comme une souffrance intolérable. Je vous renvoie aux paroles amères de Richard III :
20
-« Moi que la nature décevante a frustré de ses attraits, moi qu’elle a envoyé avant
le temps dans le monde des vivants, difforme, inachevé, tout au plus à moitié fini, tellement
estropié et contrefait que les chiens aboient quand je m’arrête près d’eux. Eh bien moi, dans
cette molle et languissante époque de paix, je n’ai d’autres plaisir, pour passer les heures que
d’épier mon ombre au soleil et de décrire ma propre difformité »
Richard III ne fait pas que contempler sa propre difformité dans son ombre au
soleil, il se conduit avec ses proches et ses ennemis de manière particulièrement cruelle et
violente. Ce qui fait dire à Freud en 1916 que l’on peut interpréter ce comportement comme
signifiant :
« La nature a commis une grave injustice à mon égard en me frustrant de la forme
harmonieuse qui permet de conquérir l’amour des humains. La vie me doit pour cela un
dédommagement que je vais m’octroyer. Je revendique le droit d’être une exception, de
passer sur les scrupules par lesquels les autres se laissent arrêter. Il m’est permis de
commettre la même injustice car j’ai été moi même victime de l’injustice. »
On peut reconnaître en partie l’attitude de Cyrano envers ses contemporains, à
cette différence qu’il enrobe cela d’explications et d’excuses.
Si vous me permettez de faire une digression sur cette notion du « sentiment
esthétique » ou du sentiment de la beauté, je pense que Edmond Rostand éprouvait au plus
haut point ce sentiment. Plus même, en lisant les souvenirs de Paul Faure « Vingt ans
d’intimité avec Edmond Rostand » c’était chez lui une obsession, la beauté. La construction
d’Arnaga fut sans doute un martyr pour son architecte et son jardinier. Rien n’était assez
beau, chaque pierre, chaque mur, le moindre détail est conçu, vu par Rostand, contrôlé par lui,
détruit et refait si cela ne lui plait pas. Il fait appel à des peintres, des décorateurs pour chaque
pièce. Le moindre point de vue est étudié et cette construction obsédante, dure des années. Et
Arnaga, il faut le dire est une œuvre d’art autant ou plus même que la moindre de ses œuvres
théâtrales. Il y a chez Rostand une obsession de la beauté. Et curieusement, une fois la maison
construite comme il le voulait, il n’en jouit pas comme on pourrait s’y attendre. Il s’enferme
dans une petite pièce dans laquelle il passe ses journées.
Qu’est ce qui empêche Cyrano, d’avoir des relations amoureuses, disons
normales, d’avoir des relations sociales qui ne soient pas sur le mode du défi ou du duel ?
21
C’est son nez, trop grand, trop petit, vilain qui défigure celui qui le porte. Le nez de Cyrano
est bien ce que l’on peut qualifier d’objet phobique.
Pour comprendre la signification, la psychopathologie d’une névrose phobique,
d’un objet phobique, car mon hypothèse est que c’est l’affection dont souffre Cyrano, il y a un
texte essentiel, on pourrait même dire unique en ce sens qu’il est premier, c’est un texte de
Freud, c’est l’histoire du petit Hans, décrit minutieusement par Freud dans les « Cinq
psychanalyses ». Rapidement, je vous rappelle le cas, il s’agit d’un petit garçon de quatre ans
et quelques qui présente une phobie des chevaux. Il est terrorisé par les chevaux car il a peur
d’être mordu. Le père de Hans est médecin et disciple de Freud, nous sommes dans les années
1907-1909. Il propose à Freud que lui, le père fasse l’analyse de son fils sous le contrôle de
Freud à qui il rapportera fidèlement toutes les paroles du petit garçon. Hans a commencé à
tripoter son « wiwimacher• » entre trois et quatre ans, sa mère lui a interdit de le faire car
« c’était une cochonnerie » de plus, pour faire bonne mesure, elle a ajouté que s’il continuait
elle ferait venir le docteur pour le lui couper. Cette menace n’a pas tellement ému le petit
Hans sur le moment. Il était en pleine recherche anatomophysiologique sur son sexe. De plus
il ne pouvait obtenir de réponses très crédibles de ses parents sur la sexualité et la conception
des enfants. A cette époque on racontait aux enfants viennois que c’était la cigogne qui
apportait les enfants dans les familles. Autre craque, Hans, s’imaginait que tout le monde
avait un wiwimacher. Les grandes personnes avait un grand wiwimacher et les petits enfants
un petit wiwimacher et sa mère abondait dans ce sens.
Dans cette période de recherche et de questionnement, la famille de Hans voyait la
naissance d’une petite fille, Anna .Première surprise, Hans découvre que la petite Anna, car il
avait eu l’occasion de voir la petite fille toute nue lors des changes n’a pas de wiwimacher. Il
finit par trouver une explication qui colle avec le reste, Anna n’a pas de wiwimacher pour le
moment, ou plutôt, elle a un wiwimacher tout petit qui grandira quand elle même grandira.
Pour ce qui concerne la vérité sur la naissance des enfants, il considère l’histoire
des cigognes avec la plus grande réticence. Il s’et bien rendu compte que c’était des salades,
car il a vu sa mère avec un gros ventre. Il en plaisante même avec son père lui disant qu’il a
vu la fameuse cigogne venir à la maison.Et puis, il a des petites copines avec qui il joue, sa
mère qu’il regarde avec attention au temps ou elle lui permettait de l’accompagner aux
toilettes, et il se rend compte que ces femmes, ces filles n’ont pas de wiwimacher. Qu’est
devenu le wiwimacher ?. Et c’est là qu’après coup, la menace de sa mère d’appeler le docteur
•
Wiwimacher, « fait pipi » en allemand.
22
pour lui couper son wiwimacher, va déclencher chez lui une peur bleue, une angoisse intense.
D’autant que dans cette période il n’a plus droit de venir dans le lit de sa mère, d’autant moins
le droit que son père rouspète quand il le fait. Comme tous les petits garçons il rêve de se
marier avec sa mère. Il rêve aussi de se débarrasser de son père à qui sa mère est mariée. Vous
avez reconnu là le fameux complexe d’œdipe et les sentiments contradictoires qui
l’accompagnent. Il aimerait bien se débarrasser de son père pour garder sa mère pour lui tout
seul, mais d’un autre côté, il l’aime ce rival encombrant alors entre haine et amour, il est
tiraillé et c’est là, en face de ce problème insoluble que survient l’angoisse. La phobie du
cheval va circonscrire cette angoisse.
Le cheval symbolise d’une part le sexuel avec son grand Wiwimacher, plus grand
que celui de papa, plus grand que celui de maman, le sexuel avec tout ce que cela suppose de
terrifiant, d’énigmatique de désirable et d’insaisissable. Mais le cheval ça a de grandes dents
qui peuvent vous faire très mal. Le cheval, le signifiant cheval rassemble tout un tas de
signification, il signe l’existence du désir incestueux et son interdiction dans le même temps.
Le cheval agit comme un phénomène d’inhibition qui bloque les pulsions à la fois mortifères
à l’égard du père et érotiques à l’égard de la mère. C’est, « un mot valise » plurisignifiant ou
comme dirait Lacan, un « cristal signifiant ».
Ce que signifie le cheval dans l’économie libidinale du petit Hans, paraît somme
toute assez clair mais pourquoi le choix du cheval comme objet phobique ? Les explications
sont dans l’ensemble assez laborieuses, et je dis cela pour l’ensemble des objets phobiques
que l’on rencontre en clinique psychiatrique, la liste en est infinie, agoraphobie,
claustrophobie, phobie des araignées, des rats, des vers, vertiges, etc… J’ai pour ma part traité
une jeune femme pour une névrose phobique qui avait pour objet le pont entre Ciboure et
Saint Jean de Luz. Pour le petit Hans, le choix du cheval est du certainement au fait qu’en
1900 les rues de Vienne et des grandes villes étaient pleines de chevaux et qu’en face de chez
lui, il y avait une espèce de gare ou d’entrepôt sur les quais desquels les lourds fourgons
traînés par les chevaux (d’énormes chevaux de traits) étaient déchargés.
Le père du petit Hans n’arrive pas à guérir son fils de cette phobie, tout au plus lui
apporte t’il un soulagement transitoire. Il n’y arrive pas car il n’a pas vu la composante
agressive de sa relation avec petit Hans. En jouant avec son fils, celui ci l’agresse
physiquement, Hans balance un coup de tête, le père a un réflexe non contrôlé, il donne une
tape à son fils. Il a fallu une interprétation magistrale de Freud lors du seul entretien qu’il eut
avec Hans pour que cette phobie cesse définitivement. Il lui dit ces paroles étranges :
23
-« Je lui révélais, alors, dit Freud, qu’il avait peur de son père justement parce
qu’il aimait tellement sa mère. Il devait en effet, penser que son père lui en voulait de cela,
mais que ce n’était pas vrai, son père l’aimait tout de même, il pouvait sans aucune peine tout
lui avouer. Bien avant qu’il ne vint au monde, j’avais déjà su qu’un petit Hans naîtrait un jour
qui aimerait tellement sa mère qu’il serait par suite forcé d’avoir peur de son père. , et je
l’avais annoncé à son père. «
Tout est dans cette interprétation. L’amour impossible vis à vis de la mère, la
haine du père, et l’inscription du petit Hans dans la généalogie, dans sa filiation.
En vérité, la situation du petit Hans est plus complexe que celle que je vous
décris, elle est d’ailleurs plus complexe que le raconte le père dans l’histoire de cette phobie.
On découvre en filigrane que les relations parentales sont assez compliquées et que ce serait
plutôt la maman qui, dans le ménage, comme l’on dit porte la culotte, d’où et cela paraît
discrètement dans ce texte une présence peu rassurante du père qui joue tantôt les
psychanalystes tantôt le père. Ce qui est la condition d’une névrose. Le rôle du père est
d’opérer la castration symbolique qui consiste à interdire le mariage du petit garçon avec sa
mère et le risque fantasmé qu’on lui coupe son fait pipi, ici comme je vous l’ai rappelé plus
haut, c’et la mère qui menace son fils de lui couper. Les parents divorceront quelques années
plus tard.
Cette prohibition de l’inceste libère le petit garçon et lui permet, lui permettra plus
tard d’aller se chercher une femme en dehors de la famille.
Que s’est il passé avec Cyrano ? Nous constatons que dés qu’une relation
s’érotise, dés qu’il s’agit d’amour, il est pris d’une angoisse intense. Dés qu’il s’agit d’avouer
son amour à Roxane ; il est au plus mal, lui ce beau parleur qui n’a pas peur de se battre avec
cent spadassins. Cette peur, cette trouille, il est incapable de l’avouer même à l’objet aimé ;
C’est un comportement fréquent chez les personnalités phobiques. Alors il invoque cette
disgrâce qui est la longueur de son nez. Là, on se rend compte quand et comment intervient
l’objet phobique, l’objet phobique apparaît dés que le sexe pointe … son nez. C’est d’ailleurs
une grande souffrance que ce nez de Cyrano. Il ne peut avoir de relations apaisées, que ce soit
avec les femmes ou avec les hommes. Le texte d’Edmond Rostand fait une analyse très fine
de cette phobie.
Je vous rappelle les mots terribles de Cyrano:
« J’ignorais la douceur féminine. Ma mère
« Ne m’a pas trouvé beau. »
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La séquence est facile à imaginer. J’aimais ma mère comme un petit garçon, peut
aimer sa mère, mais prohibition de l’inceste, apparition de l’angoisse avec tout ce que cela
suppose : je haïssais mon père.
J’aime ma mère, ma mère m’aime, je hais mon père, situation œdipienne
classique, mais incestueuse et intenable et génératrice d’angoisse. Elle va se transformer en :
je n’ai pas le droit d’aimer ma mère, ou l’équivalent ma mère ne m’aime pas parce que je suis
un vilain petit garçon. Je peux continuer à aimer ma mère, car il n’y a pas de risque d’inceste
dans la mesure où je suis trop vilain pour qu’on m’aime. Je suis vilain car je suis défiguré par
mon nez.
Donc déni de ce désir œdipien en : elle ne m’aimait pas, en général une mère aime
son enfant. La problématique va se condenser dans l’objet phobique qui marque à la fois le
désir incestueux, la haine du père, le tout interdit car porteur de conséquences incalculables.
Hans a eu la chance d’avoir rencontré le « professeur Freud » qui lui confirme l’interdiction
de se marier avec sa mère et le fait que son père l’aime. Et également que tous les hommes
sont soumis à la même histoire. Cyrano n’a pas rencontré le professeur, son père n’a pas
trouvé les mots pour l’apaiser, lui expliquer et lui faire admettre cette loi universelle, la
prohibition de l’inceste. Cyrano reste donc fixé à sa mère. Il n’a pas reçu, comme le dit Dolto,
cette castration symbolique qui l’oblige à renoncer à sa mère et à chercher une femme hors de
la famille. Chaque fois qu’il rencontrera une femme qu’il aime, n’ayant pas renoncé à sa mère
il sera dans une situation incestueuse.
Cette situation phobique est évoquée et construite avec tout le génie d’Edmond
Rostand. Le style, la classe, les grands sentiments, la cadence des alexandrins, mais cela ne
suffit pas à faire une grande pièce, une pièce qui a eu le succès de Cyrano de Bergerac. Je
pense que cette pièce surtout nous interpelle, nous les hommes sur notre sexualité. Sur ce qui
fait les fondements de notre sexualité, et surtout sur la fragilité de cette sexualité. La peur de
la castration, l’angoisse devant l’amour, sont notre lot quotidien si je puis dire. La façon dont
nous arrivons à nous dépatouiller de cette affaire là est individuelle, comme celle de Cyrano.
Le message qu’il nous délivre serait voyez comme j’ai foiré mon histoire d’amour, comme
j’ai foiré ma vie sociale, pour autant je n’ai jamais été ridicule. On peut être un perdant mais
l’essentiel n’est pas forcément de gagner ou d’arriver à ses fins, ni de participer comme le dit
la sagesse sportive, mais de faire avec panache.
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L’actrice Béatrice Dalle, avait une phrase très jolie : « c’est beau un homme qui
pleure ». Beaucoup de femmes aiment les hommes qui pleurent, elles aiment le petit garçon
paumé qui se révèle dans ces larmes. Le drame de Cyrano c’est qu’il ne veut pas pleurer
devant quiconque, même dans son agonie et, il est prêt à trucider le premier qui le prendrait
pour un petit garçon.
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