Silvia Härri Ça ne se fait pas Derrière mes épaules, une pendule qui

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Silvia Härri Ça ne se fait pas Derrière mes épaules, une pendule qui
Silvia Härri
Ça ne se fait pas
Derrière mes épaules, une pendule qui sonnait tous les quarts d’heure. Le temps, il n’avançait
pas. Non, quelque chose dans le mécanisme s’était bloqué, le temps n’avançait plus.
Il y avait aussi cette assiette de porcelaine bleu ciel sur la nappe de dentelle, cette moquette
vert pomme sous les pieds chromés de la table. Et la vieille à ramasser les miettes du gâteau.
C’était une forêt noire ou peut-être une tarte aux pommes, je ne m’en souviens plus très bien.
Mais ce qui est sûr, c’est qu’elle ramassait les miettes de mon gâteau d’anniversaire, la vieille
à quatre pattes sous la table comme un chercheur d’or et moi, sur le banc, à la regarder
farfouiller là-dessous, à me demander pourquoi elle les ramassait une à une, les miettes du
gâteau de mon quatrième anniversaire. Encore heureux que la cire des bougies n’ait pas coulé,
sinon…. Alors j’ai essayé de ne pas en faire, de miettes, sur la moquette vert pomme si bien
entretenue, où jamais un grain de poussière n’avait perdu son chemin.
Il fallait, disait-elle, que tout soit tip top et plus encore et puis ne pas se salir même quand
on faisait la cuisine et puis ne pas tacher la nappe avec des traces de doigts et puis ne pas
parler trop fort pour ne pas épouvanter le silence et puis et puis…. Les mots prononcés trop
haut, ça faisait désordre. Ici on respectait les règles : se taire, nettoyer, se taire, empoigner le
chiffon, se taire, laver les assiettes, récurer les sols, Gruetzi Frau Heimgartner, se taire,
balayer les feuilles dans la cours même en automne et sourire une fois par année pour les
grandes occasions, Noël ou Nouvel An, mais pas les deux. Ici les enfants bien élevés se
nettoyaient proprement la bouche avec le coin de leur serviette, ils restaient muets et ne
répondaient que si on leur adressait la parole. Et surtout ils mangeaient proprement. Ça ne se
faisait pas, de faire tomber les miettes. Non, ça ne se faisait pas, toutes ces miettes sur la
moquette vert pomme... Les enfants d’ici savaient tout ça, ils savaient, un point c’est tout.
Alors une enclume dans l’estomac, je m’efforçais de manger du mieux que je pouvais, de
mastiquer en silence, de ne pas croiser ses doigts affûtés. Était-ce Tante Trudi ou une
sorcière ?
J’aurais bien voulu être d’ici pour qu’elle soit contente ou, du moins, raisonnablement
satisfaite. J’aurais bien voulu être plus sage ne jamais faire de bêtises jouer du piano comme
mon cousin Ernest qui, à six ans, était déjà virtuose. J’aurais bien voulu avoir le silence inné,
le sourire propre, les manières nettes au parfum d’encaustique. Oui, c’est sûr, j’aurais bien
voulu… Peut-être que comme ça j’aurais pu le savourer en paix, le gâteau de mon quatrième
anniversaire !
Mais moi, j’étais tout le contraire d’Ernest, en plus j’étais d’ailleurs et ce qui n’arrangeait
rien vu les circonstances, j’avais peur des sorcières, terriblement peur. Surtout quand elles se
déguisaient en bonne ménagère éprise de son intérieur, de son potager, de ses broderies et de
ses six horloges, dont les battants sonnaient tous en même temps. Tout ça, ça n’était qu’un
stratagème pour venir me dévorer toute crue dans mon lit au beau milieu de la nuit ou, pire,
m’emmener dans la maison en pain d’épices d’Hansel et Gretel au plus profond de la forêt.
Sauf que moi, je le savais bien, je n’étais pas aussi futée qu’Hansel et pas aussi courageuse
que Gretel, alors vous pouvez bien vous imaginer la suite de l’histoire !
Je l’ai revue bien des années plus tard. Sa maison était toujours impeccablement tenue, son
jardin miraculeusement sauvé de l’invasion des feuilles mortes par des coups de râteau
acharnés. Les pieds chromés de la table scintillaient dans la lumière froide de novembre.
Elle avait mis la table pour deux et se réjouissait manifestement d’avoir de la visite. Bien
entendu, elle ne l’a pas dit. Je l’ai deviné à son regard humide et à sa main posée sur mon
épaule bien au-delà des deux secondes habituellement tolérées. Je me suis installée sur le banc
devant l’assiette de porcelaine bleu ciel. Pendant un instant je n’ai vu que son dos voûté et ses
mains s’escrimer sur la porte du frigo. Elle s’est retournée avec un air triomphant et a posé sur
la table une forêt noire qui devait venir de la confiserie du coin.
- C’est ton préféré, si je me souviens bien, a-t-elle dit en me coupant une grosse part qu’elle a
posée sur mon assiette.
Puis elle m’a parlé de Mme Heimgartner qui tenait mal son jardin des filles dévergondées du
nouveau voisin italien, un maçon penses-tu, qui écoutaient de la musique bien trop fort, ça ne
se faisait pas ici et ça dérangeait tout le monde, de son fils Ernest toujours célibataire à
quarante-cinq ans ça commençait franchement à lui causer du chagrin, à mon âge tu penses
bien, de la mort de son frère de sa vue qui baissait et de toutes ces pièces que chaque jour il
fallait nettoyer, tu penses bien, à mon âge et avec mon mal de dos ça devient vraiment
pénible !
Tout à coup elle s’est arrêtée net, peut-être parce qu’elle pensait en avoir trop dit. ça non
plus, ça ne se faisait pas… Elle s’est mise à manger avec une voracité que je ne lui
connaissais pas. J’en étais encore à la troisième bouchée qu’elle avait déjà fini sa tranche et
qu’elle se resservait. Autour de son assiette de porcelaine bleu ciel et sous les pieds chromés
de la table, des miettes, tout plein de miettes sur la moquette vert pomme à peine un peu plus
délavée ! Un tapis de miettes sous ses savates de velours mauve.
Elle ne les a pas ramassées. Je ne sais même pas si elle les a vues, si elle a fait semblant de
les ignorer. Je n’en sais rien. Elle n’a rien ajouté hormis :
- Au fait, tu sais, c’est vraiment dommage, mais ma moquette est toute mitée !
Alors j’ai ri. J’ai ri longtemps et aux éclats. Tellement que les larmes ruisselaient sur mes
joues. Tellement que j’avais quatre ans, des bêtises plein la tête, des grimaces plein la bouche,
des chansons plein les oreilles.
Elle m’a regardée un peu étonnée. Je ne sais pas si elle a compris. Elle m’a souri même si ce
n’était pas Noël ou Nouvel An. Elle m’a demandé si je ne voulais pas l’aider à mettre la
moquette vert pomme dans le container gris juste à l’angle du jardin. Ça n’était pas une
sorcière.