Nos recettes de cuisine, un « hymne à la vie

Transcription

Nos recettes de cuisine, un « hymne à la vie
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mémoire
représentation de Parsifal à laquelle
il a­ ssiste en 1882 en présence du maître.
Ce qui compte pour lui n’est pas la représentation théâtrale en elle-même mais
l’ « ambition politique », la démonstration
de ce qui est « décisivement important,
la hauteur de vues consciente aryenne,
l’indi­cation de ce qui compte vraiment,
apprendre à recon­naître et juger inférieur
ce qui est inférieur, ce qui n’est pas allemand comme non-allemand, etc. ». C’est
l’illustration du caractère racial de la vie
sociale en Occident. Une lutte des races
résulterait d’un « mélange racial », d’un
« ­chaos racial », où aurait éclos au cours
des siècles la race supérieure germanique
ou aryenne, seule « culturellement créatrice », d’autres races étant seulement
« vecteurs de culture », avec une exception : la « race sémite » qui est « destructrice de culture ».
L’obstination antisémite de Wagner
et la constance avec laquelle il publia
des textes pour faire admettre ses idées
sur la nocivité et la toute-puissance des
« juifs » dans le monde et en particulier en Allemagne, démontrent à quel
point ces obsessions étaient ancrées
dans son esprit. Pourtant, l’antisémitisme de sa femme Cosima, née Liszt,
était encore plus virulent et se manifesta constamment, durant la vie de
son mari et lorsqu’elle fut elle-même
au pouvoir, jusqu’à sa mort en 1930.
Elle intervint dans ce sens à chaque
occasion. Et tant que l’état de santé de
Chamberlain le lui permit, il fut aux
côtés de Cosima à la tête des Festivals
de Bayreuth. On connaît insuffisamment ce réseau familial antisémite,
même si ses membres ont chacun une
notoriété certaine. Le présent ouvrage
apporte à notre connaissance une pierre
fort utile.
Jean-Luc Bellanger
LE PATRIOTE RÉSISTANT
N° 893 - janvier 2015
Nos recettes de cuisine,
un « hymne à la vie »
lll
n Hannes Heerb et Sven Fritz (sous la dir.
de), « Weltanschauung en marche », Die
Bayreuther Festspiele und die « Juden »
1876 bis 1945 (« Conception du monde en
marche » (2), Les Festivals de Bayreuth et
les « juifs » 1876 à 1945), Königshausen &
Neumann, Würzburg, 2013 (non traduit).
(1) En dehors de ses positions anti­s émites
au cours de sa vie de musicien auteur
de nombreux opéras et de directeur du
centre des Festivals de Bayreuth, et en
plus de son ouvrage sur Les Juifs dans la
musique, Wagner publia à partir de 1878
une ­s érie de pamphlets, connus sous le
nom inoffensif d’Ecrits de la régénération,
en ­réalité des textes radicalement antisémites. L’avant-dernier de ces textes, paru
en 1881, conclut ses réflexions par l’idée
que seuls les Allemands pourraient, « grâce
à la renais­sance d’un vrai sens de la race »,
réaliser « cette grande solution », ­f aisant
qu’il n’y ait plus de juifs dans le pays. Il
ne précise pas comment…
(2) Le titre du livre, en allemand et ­f rançais,
est une citation d’une personnalité voulant
encourager Wagner, qui n’avait pas ­réussi à
conserver à Bayreuth le monopole de repré­
sentation de Parsifal, en lui ­promettant un
succès ultérieur.
Tous les rescapés parlent de la faim terrible qui les tortura dans les camps. Pour tenir, pour
s’évader du quotidien sordide, les déportés firent appel à leur imagination, composèrent de
succulents menus, partagèrent des recettes, les écrivirent parfois. Ce fut le cas de Christiane
et Léonce Hingouët qui ramenèrent des petits carnets de recettes rédigées au cours de leur
déportation. Des décennies plus tard leur petite-fille et arrière-petite-fille, restauratrice Arts
graphiques, les a sauvés de la dégradation voire de la disparition. Une belle histoire qu’elle est
venue nous raconter…
L
es carnets de recettes que Christiane
Hingouët et sa mère Léonce rédi­
gèrent au Kommando Hasag de
Leipzig sont restés pendant plus de
soixante-cinq ans au fond d’un placard.
Ils n’en sont sortis que début 2012 à la demande de leur petite-fille et arrière-petitefille, Anne Laure Gautier. Se préparant au
métier de conservateur-restaurateur du
patrimoine dans la spécialité « ­papier »
(dessins, estampes, gravures, livres, manus­
crits…) à l’Ecole de Condé de Paris, la
jeune femme recherchait un thème et des
documents dégradés à r­ estaurer pour son
mémoire de mastère. « Je voulais t­ ravailler
sur un sujet en lien avec la dépor­tation
dont ma grand-mère, Christiane HingouëtCabalé, m’a beaucoup parlé, ­explique-t-elle.
Je me suis souvenue que dans son livre,
En 1944, j’ai vingt ans, elle mentionnait
qu’elle avait rapporté de Hasag trois carnets de “recettes culinaires” ainsi qu’un
petit carnet d’adresses. Elle les a ressortis pour moi. Mon père lui-même ne les
connaissait pas, c’était une découverte
pour toute la famille. »
Quelle émotion à la vue de ces c­ arnets
altérés par le temps, réchappés d’un
monde de terreur inimaginable, témoignages si précieux de la capacité de résis­
tance à la déshumanisation…
Christiane Cabalé confia à sa ­petite-fille,
pour en assurer également la péren­n ité,
un autre document tout aussi fragile :
sa carte de rapatriée, datée du 31 mai
1945. Un an tout juste avant son rapatriement, le 30 mai 1944, la jeune résistante nantaise avait quitté la France dans
un convoi qui via Sarrebrück ­l ’emporta
vers Ravensbrück. Elle y retrouva sa
mère, déportée deux semaines auparavant, le 13 mai. Par un hasard extraordinaire, toutes deux furent transférées
à l’usine Hasag de Leipzig, un camp extérieur de Buchenwald, où des milliers
de femmes et deux cents hommes environ furent astreints au travail. Ensemble
elles ­survécurent à la déportation.
Rêver
de mets paradisiaques
Tous les rescapés décrivent le travail
harassant, les coups et les humiliations,
le froid et la faim surtout, une faim permanente, torturante, destructrice. Rien
d’étonnant dès lors à ce que les détenus
parlent beaucoup entre eux de nourriture, inventent des repas pantagruéliques, élaborent de succulents menus
pour le jour de leur libération…
« Le pauvre homme nous disait qu’il nous
inviterait dans sa ferme et que nous tuerions le cochon. Il parlait de son cochon
avec une telle chaleur que nous en étions
émus. En fait, ce n’est pas du ­cochon dont
il parlait, c’est de la fraternité. Dans son
rêve, il nous asseyait autour d’une table
et nous donnait les meilleurs morceaux.
Il nous invitait à partager son rêve parce
que c’ était la seule chose qu’il possédait », écrit Bernard Cognet, d
­ éporté à
Mauthausen et Gusen (1).
« Nous nous réveillions la nuit en train
de saliver ; nous rêvions indigestions et
estomacs trop pleins ; nous croquions des
mets paradisiaques », se souvient Violette
Maurice, déportée à Ravensbrück (2). « Il
est vrai que la plus simple nourriture
nous paraissait somptueuse : Dédée de
Paris parlait avec volupté d’une miche
entière de pain blanc dans laquelle elle
pourrait mordre à son aise. Le retour se
parait de repas plantureux, de véritables
orgies flamandes. La faim pendant ce
temps faisait son œuvre… »
Les femmes de Ravensbrück, rapporte
encore Gisèle Guillemot, « échangeaient
aussi des recettes de cuisine, même si
cela était réprouvé par quelques-unes.
Faire couler des rivières de beurre et de
choco­l at, n’est-ce pas un hymne à la vie ?
Elles se souvenaient avec bonheur avoir
été à tour de rôle celle qui préparait les
agapes devant ses fourneaux ou celle qui
la mine réjouie s’installait à table. Une
communion ! » (3)
Sources d’un trop bref plaisir ­partagé,
de frustration aussi, ces échanges culi­
naires occupent les rares moments
de répit que laisse aux déportés la vie
concentrationnaire. A Hasag, avec
leurs camarades de Blocks, Léonce et
Christiane Hingouët s’évadent vers un
monde perdu où l’on mitonne pot au
feu, poulet aux pruneaux et coq au vin
et où l’on confectionne pour Noël une
bûche aux marrons.
Sur le verso de fiches individuelles
d’horai­res de travail dérobées à l’usine
dans la corbeille du contremaître, et avec
un crayon donné par une Blockova compatissante, elles remplissent les fiches de
centaines de recettes… « Le fin papier
rose des fiches a été difficile à restaurer,
Les carnets de cuisine (21,5 cm x 16,9 cm x 0,6 cm)
ramenés du Kommando Hasag de Leipzig par Léonce
et Christiane Hingouët. Sur la double page ouverte :
à gauche, la fiche individuelle des horaires de travail
d’un détenu ukrainien ; à droite le verso d’une autre
fiche où sont inscrites des recettes (choux-fleurs à la
rose, œufs à l’estragon, entremets aux pommes…).
mémoire
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Ci-dessous, les déportées ont inscrit les recettes du poulet
aux pruneaux, des bananes écrasées, du « champignon »,
formé par un œuf dur et une demi-tomate (avec dessin
explicatif pour le réaliser) et du cœur de veau farci. On
remarque que les écritures sont différentes : la mère et la
fille ont tenu le crayon à tour de rôle.
En bas, la carte de rapatriée de Christiane Hingouët,
avant et après restauration. Pour ne pas risquer d’effacer
les encres du papier carbone, des tampons, du stylo
plume et de l’empreinte digitale, des tests de sensibilité
avec différents solvants ont dû être effectués.
Christiane Cabalé et Anne Laure Gautier
avec les précieux carnets.
se souvient Anne Laure Gautier. J’ai eu du mal à
retrouver un papier similaire, le bon grammage.
Pour les couvertures des carnets, elles ont utilisé des
imprimés plus épais de couleur verte qui servaient
au contrôle des machines et des obus. L’ensemble
a été relié de manière simple, sur le côté, et cousu
sans doute sur place. »
Des centaines de recettes,
d’origines diverses
Afin d’enrichir son corpus de documents à r­ estaurer
pour son mémoire de mastère, Anne Laure Gautier
a travaillé sur un autre carnet de recettes, conservé celui-là au Musée de l’Ordre de la Libération.
L’auteure de ce carnet est r­ estée anonyme mais par
recoupements l’étudiante a pu établir avec quelque
certitude qu’elle fut déportée de Paris par le convoi
du 30 mars 1944 à Ravensbrück puis sans doute à
Mauthausen. A la différence des carnets fabriqués
par ses aïeules, celui de l’inconnue est un vrai carnet
– peut-être avait-elle réussi par miracle à garder un
tel objet sur elle depuis son internement en France,
suppute Anne Laure. Souhaitant en apprendre davantage sur cette femme, elle a soumis le document
à une graphologue qui a conclu qu’il s’agissait sans
doute d’une personne d’âge moyen et issue d’un
milieu social aisé. Outre la recette sophistiquée du
coq Chambertin et un menu de fête très chic, la déportée inconnue inscrivit 305 recettes dans son précieux carnet. Pour leur part, Léonce et Christiane
Hingouët en consignèrent 443 sur les feuillets roses
de l’usine Hasag.
« On y trouve de tout, de solides plats traditionnels, des mets élaborés et des choses très simples,
comme les œufs au lard ou le potage Printanière,
note Anne Laure Gautier. De la viande, du p­ oisson,
des sauces et crèmes, des confitures… Beaucoup
de recettes ­salées et beaucoup de desserts aussi,
des entre­mets, des gâteaux… » Ce qui a particulièrement frappé la jeune femme, c’est la diversité
culturelle et régionale des recettes communiquées
par les déportées « qui illustre clairement la diversité de leurs origines. Nous avons du pudding, des
La restauration, un travail qui exige une grande
minutie. Réchappé du camp, ce carnet d’adresses
(7,5 cm x 5,25 cm x 0,35 cm) va retrouver son
apparence originale.
scones, du gâteau roumain et un autre lorrain, un
ris de veau madrilène, de la salade strasbourgeoise,
des pâtes carbonara belges, etc. »
« J’ai passé deux ans et demi sur ce travail historique
et technique, poursuit-elle. J’aimerais ­beaucoup approfondir mes recherches car ce thème a été peu étudié jusqu’à présent ; dans Nuit et Brouillard, Alain
Resnais montre brièvement une recette aux crevettes
sur une feuille volante mais ne fait aucun commentaire. Il y a tellement d’huma­nité dans ces échanges
et écritures de recettes. C’est aussi la notion de plaisir qui s’intègre dans un contexte d’horreur, et celle
de la transmission. Les recettes de cuisine sont de
l’ordre de l’intime – nous avons tous notre “Madeleine
de Proust” ! Chaque famille possède ses recettes qui
varient d’une famille à l’autre, elles se transmettent
aux enfants… Que dans les conditions extrêmes d’un
camp nazi des déportées aient eu la volonté de les partager et de les conserver, de les écrire, de les ­cacher,
est la manifestation d’un esprit de résistance remarquable. En restaurant les carnets, c’est la pérennité
de ce témoignage sur l’univers concentrationnaire
que je voulais assurer. »
Irène Michine
(1) Bernard Cognet, Mémoires de révoltes et d’espérance,
Imprimerie Nouvelle, 1997.
(2) Violette Maurice, in Le Grand livre des témoins, FNDIRP/
L'Atelier, 2005.
(3) Gisèle Guillemot, (Entre parenthèses), de Colombelles
(Calvados) à Mauthausen (Autriche), L’Harmattan, 2001.
Anne Laure Gautier nous signale la sortie, courant
2015, d’un documentaire intitulé Festins imaginaires. Sa
réalisatrice Anne Georget, qui a interviewé Christiane
Cabalé pour son film, y traite des recettes échangées et
écrites par les détenus des camps de concentration nazis
mais également d’autres univers carcéraux, tel le Goulag.
Les personnes possédant ce type de carnets de recettes
de cuisine peuvent la contacter à son adresse courriel :
[email protected] ou au 06 88 08 77 47.
Pour joindre Anne Laure Gautier : Atelier Shifumi –
tél. : 06 37 73 01 47.
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Jusqu’au 31 août 2015 au Musée de la Résistance nationale
Toutes les couleurs de la liberté !
Devant le succès rencontré par son exposition « Toutes les couleurs de la liberté
: La Résistance et la Libération vues par la bande dessinée et les publications pour
la jeunesse 1944-1949 », le Musée de la Résistance nationale prolonge cette
exposition jusqu’au 31 août prochain.
Au travers d’une centaine de planches, de scénarios de bandes dessinées, de
films, de jouets, le visiteur (à partir de 9 ans) découvre le monde visuel créé à la
Libération à destination de la jeunesse pour rendre compte de l’engagement
résistant, mettant en scène aussi bien des personnages réels, tels le général
Leclerc et le colonel Fabien, que des héros de fiction comme « Fifi gars du
maquis » ou le « capitaine invisible ». La période de la Libération fut extrêmement
riche en productions sur ce thème ainsi que l’atteste la création de nombreux
magazines liés à des histoires de résistance, par exemple Coq hardi.
L’exposition explicite le message que ces publications envoyaient à la jeunesse :
celui de l’engagement citoyen pour faire vivre la République et ses valeurs. Audelà elle rend compte de l’importance réelle et symbolique de la Résistance dans
l’imaginaire collectif et dans la construction de la société actuelle.
Des manifestations culturelles (rencontres avec des universitaires et des auteurs
de bande dessinée) sont prévues dans les mois à venir pour éclairer divers
aspects des problématiques présentées dans l'exposition.
Musée de la Résistance nationale
Parc Vercors, 88 avenue Marx Dormoy 94500 Champigny-sur-Marne.
Tél. 01 48 81 45 97. www.musee-resistance.com