nº 13 crise de couple, couples en crises, eric smadja frances
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nº 13 crise de couple, couples en crises, eric smadja frances
International Review of Psychoanalysis of Couple and Family. ISSN 2105-1038 Nº 13-2013/1 The crisis of couple CRISE DE COUPLE, COUPLES EN CRISE, SOCIETE CONTEMPORAINE EN CRISE ERIC SMADJA Pour introduire Qu’entend-on par « crise de couple », expression banale et usuelle employée par tout un chacun ? « Notre couple est en crise, nous traversons une crise, c’est normal, il y a des phases, des cycles… » D’ordinaire, les couples parlent de « crise » pour exprimer que cela ne va plus entre les deux partenaires, même s’ils sentent que la vie conjugale n’est ni sereine ni tranquille, mais plutôt en équilibre dynamique animé par des micro-oscillations. Tandis que les conflits sont présentés comme des moments, des épisodes, des accès explosifs, ponctuels et résolutoires ou résolutifs, même s’ils se répètent à une fréquence variable et selon des scenarios quelque peu ritualisés, la crise est vécue comme un état douloureux, conflictuel et angoissant, s’inscrivant dans la durée et marquant une rupture plus ou moins soudaine dans la stabilité et la continuité de la vie conjugale. Les partenaires la vivent souvent comme un phénomène anormal bien qu’ils sachent que tout couple traverse d’inévitables étapes ou temps critiques. Au reste, s’agit-il de crise de l’un des deux ayant des incidences critiques sur le couple ou bien d’un phénomène strictement conjugal, auto-déterminé voire familial, ayant alors des effets sur le couple parental ? Par ailleurs, notre société contemporaine ne serait-elle pas en crise ? Elle s’exprimerait, en particulier, par une crise de ses modèles conjugaux favorisant ainsi une instabilité et une vulnérabilité des couples qui deviennent plus aisément « critiques ». Enfin, le couple ne serait-il pas tout simplement, « ontologiquement » et « naturellement » critique, compte tenu de ses conflictualités structurelles et de son histoire inévitablement scandée par des étapes critiques, mutatives et maturantes, à l’instar du devenir de tout être vivant en croissance et en maturation. Aussi, il me semble qu’explorer la crise de couple impose d’emblée d’interroger l’essence de tout couple, sur le plan aussi bien synchronique que diachronique, de même que d’explorer la notion de crise, dans une double perspective, sociologique et psychanalytique. Mais qu’en est-il de notre société occidentale contemporaine et de ses modèles conjugaux ? Nous présenterons ses principales caractéristiques et nous en réaliserons une lecture sociopsychanalytique qui nous permettra d’éclairer différemment la « crise de couple », celle de nos couples contemporains. Enfin, nous exposerons une situation clinique de plus en plus fréquente de nos jours, l’extraconjugalité, symptôme et/ ou facteur de crise conjugale, avec le couple Alice et Jean. Ce qui nous permettra de réfléchir sur un des modes de déclenchement et d’expression contemporains de la crise conjugale occidentale dans ses liens avec le travail de couple et ses nécessaires vicissitudes. Ontologie du couple Qu’est-ce que le couple ? Il s’agit, bien évidemment, d’un questionnement historiquement et socioculturellement déterminé. Avant d’envisager la notion contemporaine de couple et sa réalité vivante, il a fallu passer par l’institution du mariage et ses règles, contrôlée, au fil de l’histoire, par divers pouvoirs extérieurs en conflit, qu’il s’agisse des familles, des Etats et des Eglises, puis par différentes étapes parmi lesquelles : le développement occidental d’une sphère de l’intimité s’opposant à une sphère publique, bien mis en évidence par N. Elias (1939), à travers son concept de « processus de civilisation » ; le « libre » choix du conjoint fondé principalement sur le sentiment amoureux ouvrant l’accès au modèle du mariage d’amour ; enfin, la promotion de l’individu et de l’idéologie individualiste caractérisant notre société occidentale contemporaine , mais s’associant néanmoins à un courant paradoxal latent d’uniformisation et d’homogénéisation sociales. Ma représentation du couple Selon moi, le couple est une réalité, historiquement et socioculturellement déterminée, vivante et composite – corporellesexuelle, socioculturelle et psychique – en interrelations diverses et variables. Elle présente plusieurs personnages transférentiels jouant des rôles multiples au sein de cette organisation dynamique intertransférentielle déterminée par une compulsion de répétition de « prototypes infantiles ». M’inspirant de Freud au sujet du transfert analytique, je soutiens que le couple crée et constitue une névrose inter-transférentielle, comportant néanmoins des virtualités psychotiques qui s’expriment en période critique. Elle se déploie et évolue selon une temporalité intriquée conjuguant les dimensions historique et socioculturelle, corporelle et psychique, celle-ci étant multiple, faite de mouvements progressifs, régressifs, de fixations, de compulsions de répétition mais aussi d’après-coups. En outre, le devenir de tout couple est inévitablement scandé par des étapes critiques, mutatives et maturantes. Sa réalité corporelle-sexuelle comporte deux êtres humains, et leur corps sexué, mais aussi deux « organisations psychosomatiques », vivant ensemble avec le projet implicite ou explicite de « se reproduire », participant ainsi au vaste programme de conservation de l’espèce. Il s’agit donc d’une unité biologique de procréation. Ces deux corps sexués et « organisations psychosomatiques » communiquent entre eux, entre elles, selon des modalités variées, verbale et non-verbale (mimogestuelle, comportementale, fantasmatique et sexuelle). Il y a vis-à-vis du corps de l’autre : des courants réciproques d’investissements pulsionnels (narcissique, érotique, tendre et agressif) ; des représentations (conscientes, préconscientes et inconscientes) ; des mouvements projectifs et identificatoires, mobilisant la bisexualité psychique de chacun, qui participent à l’élaboration d’un « couplage psychocorporel » ou plutôt d’un « fantasme de couplage psychocorporel ». L’acte sexuel, pour sa part, réaliserait, en particulier, le fantasme groupal de « corps commun imaginaire », corps fantasmatique inconscient, bisexué. De plus, il actualise le désir régressif d’union narcissique conférant à tous deux un état de complétude narcissique. Sa réalité socioculturelle se caractérise par la présence de deux individus vivant ensemble et constituant une unité sociale de production et de coopération économiques, de reproduction sociale et d’éducation des enfants pour le couple devenu parental. Nous inspirant de Bion (« groupe de travail », 1953), ils forment un « couple de travail » assurant ses moyens matériels d’existence. Enfin, ils appartiennent à un groupe social, occupent une position dans la structure sociale, sont dotés de rôles et de fonctions. Leur couple peut être institutionnalisé par le mariage comme par d’autres formes de reconnaissance sociale. Enfin sa réalité psychique consiste en composantes psychiques fondamentales assurant sa « consistance psychique » (Kaës, 2007)) faite, notamment, d’une pluralité de conflits dynamiques, de courants d’investissements pulsionnels, de fantasmes de désir, de relations d’objets, d’un jeu croisé d’identifications et de projections, d’imagos, d’angoisses et de mécanismes de défense corrélatifs multiples, mis en œuvre dans la structuration et le fonctionnement de cette dyade conjugale. Nous inspirant de R. Kaës (2007), nous envisageons trois « niveaux logiques » dans notre approche de la réalité psychique conjugale : le groupal, réalité psychique commune et partagée par ses membres, avec ses organisateurs spécifiques et ses formations ; la relation intersubjective, avec ses modalités et niveaux variables de relations d’objet, ses alliances inconscientes (structurantes, défensives, voire offensives), la mise en rapport des complexes d’Œdipe et fraternel, notamment ; l’individuel-intrapsychique, avec ses propres conflits entre le Moi et son objet interne amoureux (« objet-trauma » selon A. Green (1983), ses deux objets psychiques spécifiques, l’objet amoureux et l’objet-couple, le rapport de tension du Moi au groupecouple, entre la nécessaire similitude et la différence des espaces psychiques. Les conflictualités structurelles Cette réalité conjugale, historique, est animée d’antagonismes, de conflictualités multiples, tant internes qu’externes, qui sont dans un rapport de tension permanente entre elles. Envisageons-les. Les conflictualités internes Elles sont structurelles, d’ordre psychique (intra- et inter-) intégrant l’intériorisation d’aspects culturels, et seule la psychanalyse peut nous en offrir l’accès car elles sont inconscientes. Etant intrinsèques à toute structuration et à tout fonctionnement de couple, elles peuvent être atténuées, effacées, refoulées, voire déniées, clivées et projetées sur certains éléments de sa réalité extérieure, mais aussi exprimées, amplifiées voire exacerbées, selon les caractéristiques historiques, sociales et culturelles de toute société à laquelle le couple appartient, et notamment en période de crise et de changement social. Nous y reviendrons. La construction puis la durabilité d’un couple supposent, en effet, la négociation, l’atténuation, le refoulement, voire le déni de ses diverses conflictualités primordiales entre : Moi / objet amoureux, Moi / objet-couple, identité / altérité, narcissisme / objectalité, Eros / pulsion de destruction, autoconservation /sexualité, prégénitalité / génitalité, masculin /féminin, bisexualité psychique /identité sexuelle, couple / réalité extérieure, couple privé/ couple public, en particulier. Des compromis intrapsychiques et intersubjectifs devront donc nécessairement être à l’œuvre, eux-mêmes de nature dynamique et économique, c’est-à-dire mouvants, variables, donc fragiles. C’est pourquoi une compréhension psychanalytique des « conflits conjugaux » doit impérativement concevoir, au préalable, tout couple en tant que réalité vivante, immergée dans un monde extérieur à elle, source de phénomènes bénéfiques et néfastes. Des compromis insuffisants, la prévalence de facteurs économiques, « quantitatifs », par manque de maîtrise de situations critiques, individuels et / ou conjugaux, par exemple, pourront déterminer une souffrance psychique, individuelle et /ou conjugale qui s’exprimera par l’émergence des dits « conflits conjugaux » se localisant dans un ou plusieurs registres de la réalité conjugale : psychique, corporel-sexuel et socioculturel. Ils prendront des formes utilisant les modes diversifiés de la communication, qu’elles soient variables ou ritualisées, mais pourront aussi être latents, des obstacles inconscients entravant leur extériorisation. S’ils témoignent d’une « manière bruyante » de la dynamique conflictuelle essentielle de tout couple, ils peuvent également représenter, de par leur permanence, des échecs plus ou moins marqués d’un travail de couple, notion que nous avons introduite dans notre ouvrage Le couple et son histoire (2011). Ces conflictualités font irruption quand il y a crise et font crise quand ils sont en éruption. Les conflictualités externes Tandis que les conflictualités externes, en tension entre elles-mêmes, sont historiquement et socioculturellement variables, certaines étant prédominantes à telle ou telle autre époque. J.C Bologne (2005), historien, a bien mis en évidence ces conflits majeurs d’intérêts entre les pouvoirs extérieurs représentés par les familles, les Etats et les Eglises, qui entraient en opposition avec les aspirations, réprimées, des individus concernés et qui ont tenté de contrôler l’institution conjugale. Toutefois, il a aussi repéré leur rôle de garants d’une durabilité, d’une protection assurant une certaine stabilité à cette union maritale, qu’elle soit sociale, politique, financière, familiale et psychologique. Ce qui n’est plus le cas, ou bien insuffisamment, dans notre société contemporaine. Auraient-ils eu ce pouvoir de contrôler et de contenir, voire d’étouffer les conflictualités intrinsèques à tout couple ? C’est probable, mais comment était-ce possible ? Comme nous l’avons relaté, le mariage traditionnel fut longtemps fondé sur un lien social et non sur un libre choix individuel du conjoint déterminé par un sentiment amoureux. Ce qui peut atténuer certains types d’antagonismes structurels et favoriser des mouvements projectifs sur des objets externes de conflits : « Nos problèmes sont causés par nos familles », par exemple. Il nous semble que l’évolution de notre société occidentale vers la prévalence d’un individualisme s’est nécessairement accompagnée d’un net affaiblissement de ces pouvoirs historiquement traditionnels (Familles, Etats, Eglises) contrairement à d’autres sociétés contemporaines. Epreuves et étapes virtuellement critiques dans l’histoire de tout couple Il s’agit là d’envisager le couple dans la dynamique de son « histoire naturelle » scandée par des étapes et des épreuves, tant individuelles que conjugales, qui représenteront des situations et évènements aussi bien heureux que douloureux, des changements, objets d’un travail de deuil. Ils déstabiliseront inévitablement, voire bouleverseront l’économie pulsionnelle de chacun des partenaires et du couple, réactivant des conflictualités latentes, des blessures narcissiques, des deuils, des traumatismes et angoisses multiples, prégénitales (persécutive et dépressive) et œdipienne notamment, et autres affects tels que la culpabilité œdipienne, des mouvements d’envie, jusqu’alors contenus et maîtrisés. Ils pourront également satisfaire des désirs d’accomplissement, de complétude narcissique, des fantasmes de toute-puissance. Citons-en quelques-unes : La cohabitation ou l’installation dans un espace commun (leur habitat fantasmé comme un corps commun imaginaire) induisant l’inévitable organisation d’une vie domestique et ses vicissitudes ; l’institutionnalisation du couple par le mariage ou le PACS ; la présentation de chacun des partenaires aux familles et aux amis ; la formulation du désir et la mise en place du projet d’enfant ou son échec pour des raisons diverses telle que la stérilité, voire le nondésir chez l’un des deux ; la naissance d’un ou du premier enfant, donc le passage du couple à la famille et la différenciation virtuellement conflictuelle entre couple parental et couple amoureux ou conjugal ; les éventuelles naissances ultérieures ou l’élargissement de la famille, mais aussi le deuil d’autres naissances désirées, fausses couches, avortements ; les étapes du cycle familial, en particulier l’adolescence des enfants et la réactivation du conflit œdipien des parents ; les échecs et les succès personnels, qu’ils soient professionnels, relationnels, dans le registre des loisirs, mais aussi conjugaux ou familiaux, les pertes multiples ; les évènements somatiques survenant chez l’un des partenaires dont les circonstances et les facteurs déterminants seraient également à penser dans le cadre du fonctionnement conjugal et de ses incidences sur l’économie psychique de chacun. En retour, nous pourrions envisager les incidences de ces évènements somatiques individuels sur les aspects économique et dynamique du couple. De même que les maladies graves affectant les enfants du couple et produisant leurs effets sur le couple parental et la dynamique familiale ; le départ des enfants ; l’arrêt de l’activité professionnelle de l’un puis des deux partenaires déterminant la perte d’une activité sublimatoire majeure aux incidences multiples sur l’économie psychique du retraité et de son couple ; le couple se retrouve en tête-à-tête ; le mariage des enfants, la naissance de petits enfants, le couple devient grand-parental. Toutefois, il nous semble dès à présent indispensable d’explorer la notion de crise suivant une double perspective, sociologique et psychanalytique La notion de crise Une perspective sociologique avec Edgar Morin (1984) : les concepts de crise et d’hypercomplexité Selon E. Morin, la crise est un révélateur et un effecteur. Elle révèle soudain l’existence, jusqu’alors latente, en temps ordinaire, d’antagonismes, de conflits, de désordres, comme traits inhérents à la réalité sociale et à ses accidents. De plus, elle met en mouvement des forces de transformations et peut éventuellement constituer un moment décisif dans cette transformation. Son caractère central n’est pas seulement dans le surgissement du désordre, de l’incertitude, mais aussi dans la perturbation et le dérèglement subis par l’organisation/réorganisation. Ainsi, le concept de crise porte en lui perturbations, désordres, déviances, antagonismes, forces de déliaison et reliaisons. La crise possède des potentialités d’issue régressive, mais aussi, à l’état naissant, les caractères de l’évolution : « La crise est donc un microcosme de l’évolution. C’est une sorte de laboratoire pour étudier comme in vitro les processus évolutifs. » (1984 : 189 ) Les conditions de crise sont favorables aux réflexions nouvelles, aux remises en question de tout ce qui semblait établi, donc au surgissement du nouveau, mais elles sont également favorables au retour des diagnostics magiques (localisation du mal sur un bouc émissaire) et des formules mythiques de salut. Nous vivons dans une société en évolution permanente et rapide. Alors que la crise se définit toujours par rapport à des périodes de stabilité relative, toute évolution, comportant donc une composante « crisique », peut être conçue comme un « chapelet irréversible de crises ». En fait, notre société combine, selon Morin, les caractéristiques des systèmes tant « complexes » qu’ « hypercomplexes », auto –ecoorganisateurs. A la complexité s’associent : programmation, hiérarchisation, spécialisation rigide de ses éléments constitutifs, de même que l’homéostasie et l’autoreproduction. Tandis que l’hypercomplexité correspond à l’affaiblissement ou à l’effacement de ces principes rigides de la complexité, au profit de stratégies créatrices ou inventives, de polyvalence fonctionnelle, de polycentrisme dans le contrôle et la décision. L’organisation hypercomplexe est vouée au maintien de sa propre identité dans le changement qui lui permet d’acquérir des propriétés nouvelles. De plus, elle entretient une instabilité permanente qui fait que le jeu des complémentarités sociales est aussi un jeu d’antagonismes, celui des différences étant également un jeu d’oppositions. Tandis que ses rythmes oscillatoires créent eux-mêmes, quand ils sont aggravés par une conjoncture défavorable, de véritables écarts sociologiques (crises). Enfin, il considère qu’elle est faiblement intégrée culturellement. En conséquence, nos sociétés contemporaines portent en elles un « degré inouï » de désordres, dans le développement même de leur complexité et, par ces aspects mêmes, sont à la fois en évolution et en crise permanentes. Une perspective psychanalytique avec : Jean Lemaire, André Ruffiot et René Kaës « Lune de miel » et crise de couple selon Lemaire Lemaire (1979) décrit la crise de couple dans un rapport dialectique avec la phase de « lune de miel ». Comment la définit-il ? La phase de « lune de miel », structurante pour la dyade et maturante pour les deux partenaires, se caractérise par l’idéalisation intense du partenaire – bon objet partiel donc clivé, son aspect mauvais, persécuteur étant dénié et projeté sur l’extérieur, – et de la vie amoureuse, de même que par la disparition plus ou moins importante et sectorielle des limites psychiques entre les deux partenaires, réalisant ainsi une ébauche de couple symbiotique ou fusionnel, une « union narcissique » (Grunberger, 1971). Selon Lemaire, le processus de crise est introduit par la déception éprouvée par le sujet en face d’une défaillance supposée de l’objet amoureux qui ne semble plus répondre à tous ses désirs. Même si le partenaire n’a pas changé, c’est l’objet amoureux interne qui paraît faillir, ressenti alors comme étant insatisfaisant. En conséquence, c’est la réalité psychique du sujet qui est modifiée et non la réalité objective de l’objet amoureux. Cette déception introduit donc aux processus de la rupture de l’idéalisation et du clivage, au retour des pulsions agressives auto- et hétéro-, donc au réveil de la critique de l’objet et à la réorganisation d’une véritable ambivalence « naturelle » nécessaire au bon fonctionnement de la relation amoureuse. Ce qui peut être difficilement supportable. L’objet amoureux devient ainsi total et la relation amoureuse, devenue ambivalente, peut alors accéder à une « position dépressive », avec sentiment de culpabilité, besoin de réparation, capacité de se soucier de l’autre. Certes, mais chacun est renvoyé à la réalité douloureuse de l’altérité de l’objet amoureux, de sa variabilité, de son pouvoir, de son impossibilité de le contrôler et de le posséder, mais aussi de sa propre dépendance à son endroit, si blessante narcissiquement. C’est l’ « objet-trauma » conceptualisé par Green (1983). Lemaire a repéré quelques possibilités évolutives postcritiques : Ainsi, dans certains cas, l’agressivité mutuelle et le désinvestissement du partenaire continuent d’augmenter et conduisent à la dissociation et à la mort du couple. Un certain nombre de processus défensifs pourront être mobilisés pour éviter et surmonter cette crise comme le maintien du clivage idéalisant de l’objet amoureux se traduisant par le fait que le bon objet est à l’origine du couple et le mauvais objet est attribué à des facteurs extérieurs, ce qui conduit à des comportements agressifs de nature projective à l’égard des tiers et à des comportements possessifs à l’égard de l’objet amoureux. Par ailleurs, il peut exister également des mouvements agressifs dirigés contre l’objet évitant l’autocritique. Mais, bien souvent, le couple réorganise des liens nouveaux, d’où l’effet dynamique et re-créateur de la crise, même quand elle est vécue par les partenaires comme un phénomène douloureux et destructeur. Toutefois, la crise est maturante tant pour la relation intersubjective, sollicitant la créativité des partenaires dans la réalisation de remaniements bénéfiques, que pour le « groupe conjugal » qui doit conserver un niveau d’investissement narcissique suffisant. C’est pourquoi le couple humain, selon Lemaire, doit être fonctionnellement considéré comme un ensemble structuré, rythmé par des alternances de phases marquées, chez chaque individu, par des clivages idéalisants et un travail de deuil de l’objet idéalisé constamment renouvelé. Il vit des processus d’organisationdésorganisation et réorganisation des interrelations entre les partenaires lui donnant un équilibre de caractère dynamique. Les virtualités psychotiques de la crise conjugale selon A. Ruffiot (1984) La crise conjugale installe dans la dyade un fonctionnement psychique présentant toutes les virtualités psychotiques : déni, clivages, de l’objet amoureux et du Moi, en bons et mauvais, associés à un vécu paranoïde du partenaire internalisé appréhendé comme une partie du Moi mettant en danger l’intégrité psychique. L’objet amoureux devient par conséquent un persécuteur interne pour chacun. Ce qui suggère que la crise correspondrait à la réactivation de la position « schizo-paranoïde » chez chacun des partenaires comme pour la dyade conjugale. Tandis que sa résolution s’effectuera par le retour à une position dépressive ouvrant aux processus réparateurs donc réorganisateurs et créatifs pour la relation intersubjective et pour le groupe conjugal. La contribution de R. Kaës (1979) Selon Kaës, c’est sans doute par le vécu de la crise que la notion d’une rupture apparaît fondamentale et que cette dernière puisse être celle d’un équilibre est déjà une élaboration du vécu de la rupture. Par là surgit alors, pour l’observateur, le concept de perturbation. De même, la composante conflictuelle inhérente à la crise n’apparaît qu’à l’élaboration secondaire de la tension, vécue comme actualisation de forces antagonistes libérées par une dérégulation inquiétante. La crise révèle, par la perturbation, les étayages multiples du psychisme et leurs intrications secrètes. Ainsi, l’importance que revêtent l’environnement et le cadre, producteurs de garants métapsychiques et métasociaux, observe Kaës, se manifeste toujours par leur défaut ou leur défaillance qui mettent l’être humain en crise. Ils révèlent à l’observateur attentif l’équivalence « mère-cadre-groupe » c’est-à-dire l’appareillage primitif entre l’intrapsychique et l’interpsychique. Qu’en est-il du vécu subjectif de la crise ? Il s’agit là d’une séparation et d’un arrachement. Le dérèglement que provoque cette « expérience de la rupture vient, pour le sujet, mettre en cause douloureusement la continuité de soi, l’organisation de ses identifications et de ses idéaux, l’usage de ses mécanismes de défense, la cohérence de son mode personnel de sentir, d’agir et de penser, la fiabilité de ses liens d’appartenance à des groupes, l’efficacité du code commun à tous ceux qui, avec lui, participent d’une même socialité et d’une même culture. » (27) La société et ses modèles conjugaux en crise Qu’apprenons-nous, à travers les recherches actuelles des historiens, démographes, sociologues, anthropologues et psychanalystes ? Ces spécialistes soulignent le passage historique et mutatif d’une définition institutionnelle, traditionnelle du couple, par le mariage, à une définition interne et largement intersubjective du couple contemporain qui n’est plus garanti, ou si peu, par les institutions. De plus, selon nous, les couples contemporains sont devenus instables, fragiles, polymorphes et exigeants. Ils ont de plus en plus de difficultés à durer, malgré leur désir narcissique conjoint d’éternité et d’exclusivité soutenant leur « contrat conjugal » initial. Ce dont attestent nombre d’enquêtes et d’indicateurs statistiques depuis les années 1970 : la baisse du taux de nuptialité hétérosexuelle, la croissance du concubinage, hétéro et homosexuel, des divorces et des séparations, des mariages homosexuels, des couples « pacsés », des « organisations polyamoureuses », mais surtout, la diminution de la vie en couple dite « cohabitante » et la hausse du nombre de personnes vivant seules, notamment dans les grandes métropoles internationales. Cependant celles-ci ne sont pas pour autant sans sexualité ni sans conjoint. Elles ont choisi une organisation conjugale moins engageante donc plus lâche. Nos couples contemporains sont des représentants exemplaires de notre société occidentale devenue nettement individualiste et traversée de « courants » paradoxaux. En effet, notre société nous adresserait des prescriptions de nature paradoxale, que nous devrons tous négocier de même que les couples et les familles : Etre adulte et responsable, mûrir / rester jeune et conserver la « fraîcheur » de l’enfance ; être un homme, valoriser sa virilité / mais pouvoir aussi exprimer sa féminité ; être une femme, épanouir sa féminité / mais, exprimer des traits masculins, phalliques, valorisés de nos jours ; s’accomplir, s’épanouir personnellement, penser à soi / être dans la réciprocité, le partage, l’altruisme ; être spontané / être dans le contrôle et la maîtrise de soi ; être mobile, changer, évoluer / être stable, s’inscrire dans la durée ; profiter des plaisirs immédiats, vivre dans le présent, être dans l’insouciance / établir des projets, être prévoyant ; et bien d’autres encore. Premières réflexions de psychanalyste En tant que psychanalyste, nous observons une prédominance manifeste d’éléments narcissiques et prégénitaux, de processus psychiques primaires, d’un principe de plaisir omnipotent se conjuguant à un amenuisement des aspects œdipiens, des processus psychiques secondaires, des sublimations et symbolisations, qui témoignent ainsi d’une société caractérisée par des aspects nettement narcissiques et pervers. C’est la raison pour laquelle l’évolution actuelle des couples vers des ruptures précoces, la multiplicité des unions conjugales dans la vie d’un même sujet, les formes d’organisation de plus en plus lâche, le célibat, qui n’est d’ailleurs pas un modèle de référence, mais aussi l’absence ou l’exigence de désir d’enfant, parfois tardive, nous apparaissent comme des symptômes représentatifs de notre société aux traits et « courants » paradoxaux pathogènes. Les conflictualités structurelles de tout couple, déjà évoquées, seraient alors exacerbées, pour quelques-unes d’entre elles, par certains de ces caractères fondamentaux de notre société. En effet, la situation de plus en plus duelle des couples, désormais seuls responsables de leur avenir, leur a fait perdre leur historique encadrement institutionnel, souvent si écrasant, ce tiers symbolique, également protecteur et agent d’une triangulation œdipienne structurante, leur garantissant une stabilité et une durabilité. Certes, mais au détriment de leur existence identitaire, du fait de leur aliénation aux familles, Etats et Institutions religieuses. Une situation médiane satisfaisante serait à rechercher. Et si ces caractéristiques de notre société et de nos couples, étaient également celles d’une des nombreuses et inévitables périodes critiques de l’Histoire occidentale, donc porteuse, à l’état naissant, de changements ? Réflexions complémentaires Notre société « en crise » est, par là-même, en cours d’évolution, de changements, rapides et quasi-permanents, du fait de ses aspects systémiques auto et réorganisateurs devenus « hypercomplexes » selon le sociologue Edgar Morin (1984). Elle vit des expériences de ruptures, corrélatives d’un échec du « travail de continuité » assuré par l‘héritage culturel, et des transformations, déorganisatricesréorganisatrices qui sont fragilisantes, attaquant et ébranlant ses principaux garants « métapsychiques » et « métasociaux » (familles, Eglises, Etats, modèles de pensée et de conduites, notamment), et nos couples contemporains sont bien évidemment pris dans ces turbulences historiques et socioculturelles incontrôlables, emportés par ces courants désintégrateurs-réintégrateurs, forces sociales de déliaison et reliaison. En conséquence, nos couples contemporains, fragiles, instables, mouvants et polymorphes sont-ils devenus, eux aussi, « hypercomplexes », intégrant donc les propriétés de l‘ « hypercomplexité » ? Quelles en sont les incidences sur le travail de couple et ses formes nouvelles ? La notion d’échec est-elle ou reste-telle alors pertinente ? Et dans l’affirmative, selon quels critères ? Rappelons brièvement que le travail de couple, notion que nous avons introduite dans Le couple et son histoire (2011), est une notion interdisciplinaire s’efforçant de rendre compte de manière cohérente et unifiée des registres différents de réalité que vit tout couple, exigeant donc de ses membres un travail, tant au sein de chacune de ces réalités communes et partagées ( psychique, corporelle-sexuelle et socioculturelle), que dans leurs interrelations, mais aussi dans l’articulation avec celui réalisé par le partenaire conjugal. Or, ce travail de couple réalisé conjointement par le Moi de chaque partenaire, se trouve inévitablement dans un rapport dynamique antagoniste avec le travail individuel, au service du sujet. Réapparaissent ainsi l’un des conflits fondamentaux de tout couple entre les « intérêts individuels » et les « intérêts du couple ». Quelle part chacun consacrera-t-il, ou plutôt, désirera-t-il et pourra-t-il consacrer au couple, sans vivre un danger personnel ? Question d’autant plus paradoxale que, d’une part, notre société valorise l’individu et ses intérêts, dans le cadre inédit d’une égalité des sexes – mais néanmoins érige le couple en référence centrale (à différencier de la relation intersubjective conjugale) tandis que le célibat ne représenterait pas un modèle de vie – et d’autre part la durabilité conjugale est conditionnée par la qualité même de ce travail conjoint de couple. Ce problème de durée est d’autant plus important que le sentiment d’ennui menace tout couple et que l’espérance de vie s’allongeant, le vieillissement conjugal est une des perspectives. Aussi, nous pensons tout de même que la souffrance, l’insatisfaction, la rupture conjugale précoce, les multiplications croissantes de couples nouveaux sont des signes patents d’un échec du travail de couple, notamment par insuffisance conjointe, voire unilatérale, et rendu d’autant plus difficile par la fragilité voire la défaillance de ses garants symboliques traditionnels et l’absence de référents substitutifs. Par ailleurs, nous repérons une crise des modèles identificatoires, à travers l’attaque de leurs garants métapsychiques et métasociaux. Le modèle traditionnel de leurs couples parentaux, une de leurs nécessaires et inévitables sources d’inspiration, entre en conflit et en concurrence avec leur désir de s’en affranchir pour inventer, créer leur « modèle conjugal » répondant à des aspirations strictement individuelles et subjectivantes, mais aussi en « conformité » avec les nouveaux modèles véhiculés par les médias. D’où une crise contemporaine des « modèles conjugaux » productrice de changements et de transformations se traduisant par l’émergence de multiples formes de conjugalités. Enfin, corrélativement, nous constatons, depuis quelques années, un nombre croissant de couples venant nous consulter, de plus en plus jeunes et de plus en plus tôt, dans leur histoire de couple, souvent à l’initiative de la femme. Ces consultations témoignent non seulement d’un échec du travail de couple, mais également d’un souci contemporain plus marqué accordé à la qualité de la vie conjugale, de même que des attentes et exigences à son endroit, inédites jusqu’alors dans l’Histoire occidentale. L’acting extraconjugal : facteur symptomatique à une crise ? de crise et/ou solution L’ « acting extraconjugal » ou aventure ou histoire amoureuse extraconjugales peuvent surgir à différents moments de l’histoire du couple, chez l’homme et /ou chez la femme. En effet, il ou elle peut survenir à titre préventif, pour limiter d’emblée la densité de la relation amoureuse, donc comme modalité protectrice contre des fantasmes prégénitaux tel que celui d’être absorbé, dévoré par l’objet amoureux et celui d’être envahi par l’objet-couple. Ce qui conduit à multiplier les partenaires secondaires. En dehors d’une période critique, individuelle ou conjugale, si le partenaire le ou la donne à voir et à savoir, avec une dimension exhibitionniste, cela peut s’inscrire dans le cadre d’un jeu pervers, tant exhibitionniste-voyeuriste que sado-masochiste, avec son conjoint que celui-ci peut rejeter ou accepter implicitement. Dans ce dernier cas il pourra, par identification à son partenaire, en tirer une satisfaction fantasmatique – ce scénario répondrait alors à une distribution inconsciente des rôles où l’un est désigné pour agir le fantasme de l’autre, (fonction phorique de Kaës, 2007), les deux se satisfaisant selon deux modes différents, direct et fantasmatique. En revanche, s’il ou si elle reste secret(e), sans dimension conjugale notable, il pourrait avoir une signification symptomatique plus individuelle, telle qu’une modalité défensive contre l’angoisse de castration, une relation orale primaire perturbée se traitant par une relation génitale compulsive, un désir de conquête ou la crainte du fantasme incestueux. Il peut aussi se comprendre par une insatisfaction débutante, avec impossibilité d’introduire des composantes perverses dans la vie érotique conjugale, donc de satisfaire certains fantasmes. En période de crise, individuelle et/ou conjugale, s’il y a fragilisation personnelle, mouvement dépressif ou disconfirmation narcissique par le partenaire, il/ou elle peut rechercher cette réassurance et/ou cette confirmation narcissiques perdues auprès d’un(e) autre. Dans ce cas, la quête d’apport et de confirmation narcissiques prévaut sur la satisfaction érotique. Mais l’on peut aussi rechercher un état amoureux perdu et impossible à revivre avec son conjoint, cette « lune de miel », cette « illusion groupale » largement émoussée. L’érotique se combine alors au narcissique. Cet acting ou cette histoire peuvent également avoir une visée hostile, cherchant à disqualifier l’autre devenant un objet de haine, support de projection des parties mauvaises et récusées de soi. Il ou elle peut survenir après la naissance d’enfant(s), les amants devenant des parents ; ce qui suppose un bouleversement de l’économie libidinale du couple, la nouvelle mère surinvestissant son ou ses enfants avec un possible et relatif désinvestissement, tant érotique que narcissique de son conjoint, dont la nouvelle figure de père réveillerait la crainte du fantasme incestueux et il pourrait en être ainsi, réciproquement, pour l’homme. Evoquons également chez un partenaire conjugal hétérosexuel l’existence d’acting(s) ou d’histoire(s) extraconjugal ou extraconjugaux avec des partenaires homosexués. Cette situation complexe trouve un éclairage dans l’économie pulsionnelle de tout sujet, et ses remaniements au fil des évènements de sa vie, soustendus par la mobilité de ses investissements libidinaux, tant homosexuels qu’hétérosexuels. D’autres voies de compréhension seront bien évidemment à investiguer. Envisageons l’histoire d’Alice et Jean ALICE ET JEAN Ils sont venus me consulter dans une situation éminemment critique, adressés par un sexologue qui suivait Jean. Il y a quelques temps, peut-être un an, Alice exprime à son mari le désir d’avoir une aventure extraconjugale, de connaître une expérience érotique avec un autre homme. Cela ne lui plaît guère, mais peut le comprendre étant donné la période critique existentielle qu’elle traverse. Toutes les femmes de cet âge passent par là, pense-t-il ! Aussi, il accepte sa demande et considère qu’il lui fera ainsi un « cadeau d’amour ». La seule condition posée étant qu’elle devra être purement érotique et de courte durée. Certes, mais le problème actuel est que cette relation perdure et Alice semble attachée à cet homme. Il vit très douloureusement cette situation qu’il ne peut contrôler, ce qui le blesse narcissiquement. Pour sa part, Alice n’est pas très au clair, se montre indécise, ne sachant plus ce qu’elle doit faire, à la fois attachée à cette relation extraconjugale et demeurant néanmoins amoureuse de son mari. Elle ne peut quitter ni l’un ni l’autre pour le moment. Quelques éléments historiques et biographiques sur le couple Ils se rencontrent il y a 20 ans à Paris lors d’un dîner avec des amis. Alice est alors âgée de 22 ans, séduisante esthéticienne vivant en Belgique. Jean a 35 ans, négociant en vins, divorcé, un enfant dont il n’a pas la garde, très riche à cette époque. Il vit un coup de foudre, ce qui n’est pas partagé par Alice qui ressent cette première rencontre différemment. Néanmoins, elle est attirée par cet homme rassurant, très intelligent, généreux et fiable, sur lequel elle pourrait se reposer. Tandis que pour Jean, Alice est une si belle femme. Hormis sa sensualité et son intelligence, il a été ému et touché par sa sensibilité et sa fragilité. Leur histoire débute alors très rapidement, Jean envahissant Alice de cadeaux et de discours amoureux. Ils s’installent très vite ensemble. Il en est d’autant plus surpris qu’il n’avait pas envisagé de « refaire sa vie » mais plutôt d’avoir des histoires sans grande importance. Quoi qu’il en soit, il était inenvisageable qu’il se remariât. Et pourtant Au sujet de cette vie de couple, elle exprime tout de même une certaine réserve mais néanmoins l’accepte. Elle conservera toutefois une forte ambivalence dont la composante hostile demeurera inconsciente et bien contre-investie, mais pour un temps indéterminé. Elle exprime très vite un désir d’enfant auquel il ne s’oppose guère. Naîtront ainsi Jules, puis Claire, trois ans plus tard, et Alice s’y consacrera pleinement, au risque de perdre son autonomie. Ils vont vivre des années conjugales et familiales très heureuses, a priori. A distance, Alice prendra conscience d’une certaine aliénation tant dans son couple que dans sa vie familiale, ce qui déterminera son entrée dans une période de crise profonde, personnelle et conjugale. Tandis que Jean va vivre de graves difficultés professionnelles s’accompagnant d’une forte baisse de ses revenus. Ils quitteront la France pour le Canada où il tentera de « se refaire une situation ». Il y parviendra partiellement, mais la crise conjugale est sévère et profonde. Elle évoque la séparation et il ne supporte pas cette idée au point de vouloir se suicider. Ils consultent un thérapeute de couple puis entreprennent un début de thérapie qui s’interrompra prématurément. Après quelques années, ils retournent en France, seulement avec Claire, devenue une adolescente de 15 ans, tandis que leur fils Jules, alors âgé de 18 ans, poursuit ses études. A Paris, c’est la crise conjugale qui perdure et s’intensifie. Après avoir repris des études quelques années auparavant, Alice est devenue puéricultrice. Elle a très vite trouvé un emploi dans une crèche, tandis que Jean se retrouve sans emploi, dans une situation financière très précaire. C’est dans ce contexte qu’elle évoque le désir d’une relation extraconjugale. La rencontre de son amant, « autorisée » et « offerte » par son mari et la prolongation « imprévue » de cette relation extraconjugale vont aggraver d’autant plus la crise conjugale. En effet, la durée inattendue de cette relation ne convient pas à Jean et l’inquiète. Il a demandé à Alice de l’interrompre, mais elle s’y oppose, ne le peut pas. Elle est dans le doute. Elle se sent perdue, indécise, tiraillée entre la pression de son mari et les manipulations perverses de son amant, qui lui sert aussi d’instrument de distanciation, d’affranchissement et de pouvoir de décision par rapport à l’emprise exercée par son mari. Jean est plongé dans une telle souffrance qu’il va contacter la femme de cet amant, discuter de la situation, de son mari et cette femme lui révélera qu’il est pervers, qu’il joue avec plusieurs femmes et qu’elle le sait bien. Jean en informe Alice qui est exaspérée devant le comportement intrusif de son mari. C’est dans ce contexte qu’ils me consultent. En fait, ils sont dans une telle détresse qu’ils m’attribuent un rôle de thérapeute de couple d’urgence. Alice Née en France, aînée d’une fratrie de deux enfants, avec un frère plus jeune de deux ans, sa mère tombe rapidement malade et sera trop fréquemment hospitalisée en hôpital psychiatrique pour des décompensations dépressives. Sa maladie est assez tôt diagnostiquée. Alice est alors toute jeune quand son père les abandonne. Devant cette situation, ils partent en Belgique chez sa grand-mère maternelle qui jouera un rôle majeur dans son enfance et adolescence. Elle s’occupera de ses petits-enfants car la mère en sera incapable. Mais cette grand-mère est dans le contrôle et l’emprise qui deviendront insupportables à Alice. Elle quittera le plus tôt possible cette ambiance familiale pathogène, source de dangers et d’insatisfactions multiples. Après son baccalauréat, elle entreprendra des études d’esthéticienne tout en faisant des « petits boulots », rencontrera des hommes, sans désir de construire une vie de couple jusqu’à sa rencontre avec Jean. Mais même avec lui, elle ne désirait pas de vie couple au début, étant indécise et probablement avec la crainte de s’y enfermer et de se sentir de nouveau sous emprise. Cette enfance désastreuse d’Alice, marquée par une très probable dépression, semblait alors irréparable. Son couple avec Jean et son désir de maternité devront donc réparer la petite fille fortement endommagée par les carences parentales primaires ayant déterminé des traumatismes narcissiques précoces demeurés non élaborés (V. Garcia, 2012). La fonction antidépressive du couple et de la maternité s’avérant alors manifeste. Jean Il est né dans une famille dont le père, juif d’origine polonaise, a été déporté dans un camp de concentration durant la seconde guerre. Présenté à la fois comme un héros et un coureur de jupons, il a infligé à Jean quelques mauvais traitements qui font de lui l’objet d’une forte ambivalence. Sa mère est décrite comme inintéressante, distante, peu affectueuse. Jean est situé au milieu d’une fratrie de trois frères qui ont pour la plupart acquis une situation professionnelle satisfaisante. Après des études supérieures de commerce et d’œnologie, il deviendra un négociant en vins prospère. Il a donc souffert d’un manque d’amour de la part de sa mère – qu’il fallait partager avec ses frères, engendrant une rivalité féroce, – et de violences de son père, autant admiré qu’haï. Il ne lui pardonnera pas, par ex., qu’il ait pu faire souffrir sa mère par ses nombreuses aventures extraconjugales. Il s’est marié à l’âge de 25 ans et est devenu père d’un fils. Cependant, il se séparera assez tôt et redeviendra célibataire, ne souhaitant plus se remarier et encore moins avoir d’autres enfants. Structuration de leur couple et aspects inter-transférentiels Leur rencontre fut thérapeutique, à finalité principalement réparatrice et antidépressive. C’est probablement le principal « contrat groupal » de leur alliance inconsciente dite défensive (Kaës, 2009). Il s’agissait pour tous deux de réparer traumatismes, souffrances et manques, de nature essentiellement narcissique, ayant engendré des affects dépressifs, par l’objet amoureux et par leur couple. C’est ce que j’ai découvert assez vite au cours de notre travail et je leur ai communiqué très tôt cette interprétation, sans doute prématurée compte tenu de leur évolution aussi bien individuelle-intrapsychique que conjugale. En effet, Alice, à travers sa maternité, réparait les carences maternelles primaires. Comment ? En s’identifiant à ses enfants, sur le mode de l’identification projective, et en jouant le rôle d’une bonne mère, elle répare tout à la fois sa mère défaillante et, en tant qu’enfant, profite enfin des soins bienveillants et fiables d’une « véritable » mère. Ce qui explique pour une part l’investissement massif de sa fonction maternelle, séduisant ainsi profondément Jean. En outre, la présence de son mari, bien que très contrôlante, ce dont il n’est pas conscient, répare aussi le vécu d’abandon paternel d’Alice. Cette composante transférentielle paternelle, quoique surestimée et surinvestie par Jean, joue un rôle notable. Mais elle s’associe à un transfert grand-maternel, par ce contrôle et cette emprise que vit douloureusement Alice, avec au demeurant, quelque ambivalence. En effet, je devine l’existence d’une haine inconsciente d’Alice à l’encontre des hommes issue d’une haine première dirigée à l’encontre de son père qui l’a et les a abandonnés. Pour ne pas évoquer également l’existence de puissantes motions de haine envers sa mère incompétente et défaillante. Quant aux besoins de réparation de Jean, l’amour exclusif d’Alice doit combler le manque que lui a infligé sa mère, source de blessures narcissiques restées béantes. Cependant, ces aspects réparateurs de leur organisation psychique conjugale n’effaceront pas le courant profond de haine inconsciente, persistante et fortement contre-investie par un amour exprimé consciemment, essentiellement par Jean. La haine infantile de sa mère est indestructible et transférée sur Alice, mais d’autant plus contre-investie par un amour et des attentes d’exclusivité, comme par des attitudes de possessivité. Ainsi, cet amour est dominé par une forte composante anale. C’est pourquoi ce qui les réunit, outre un besoin de réparation, c’est également une haine inconsciente du parent de sexe opposé transférée sur le partenaire et fortement contre-investie par des motions tendres et érotiques. Plus précisément, nous comprenons qu’ils partagent tous deux une profonde et intense haine inconsciente dirigée à la fois vers le parent de sexe opposé et vers celui de même sexe. Ce qui me laissait imaginer et anticiper un transfert individuel et conjugal fortement ambivalent, marqué par des attentes de soins, de bienveillance narcissique et de motions hostiles. En effet, il se manifesta assez tôt chez Jean. Il s’agissait d’abord d’un transfert paternel, caractérisé par l’expression d’une admiration : « Vous êtes très intelligent, un très bon pro; vous ne vous laissez pas distraire ni envahir par les détails. » Lorsque je leur ai communiqué une première interprétation au sujet du scénario qu’ils ont élaboré ensemble sur la relation extraconjugale d’Alice qui était considéré par Jean comme étant un « cadeau d’amour », donc une manière d’être dans une position active et de maîtrise, il y réagit en me disant qu’il était « à 90% d’accord avec moi » ! Tandis qu’Alice était admirative de ma capacité à avoir saisi aussi vite la situation et dans une présentation synthétique de ma compréhension. Un autre élément transférentiel hostile fut sa manière de contester certaines interprétations, probablement trop précoces par rapport à sa propre évolution et à celle de notre travail commun. En particulier, lorsque je lui dis qu’il a besoin de maîtriser et de contrôler Alice, il s’y oppose vigoureusement. D’autant plus qu’il a toujours eu l’impression d’être très libéral avec elle, la laissant faire ce qu’elle veut, certes, mais dans certaines limites fixées à l’avance. Alice me comprend parfaitement et souscrit à mon interprétation. Ce contrôle la renvoie à celui de sa grand-mère. Il contestera d’autres interventions de ma part. Par ailleurs, son besoin de phagocyter le temps de chaque séance, qu’il prépare et attend avec impatience au surplus, me laisse imaginer une réactualisation aussi bien intertransférentielle d’ordre fraternel que transférentielle de type maternel, sur ma personne. En effet, comme dans l’univers familial de son enfance, il lui faut en séance, en ma présence maternelle disponible et bienveillante, capter mon attention au détriment de sa femme, dans le cadre d’une douloureuse rivalité fraternelle. Cette monopolisation de la parole et de l’attention, s’inscrivant dans ce double registre inter-transférentiel de rivalité fraternelle féroce et transférentiel maternel bienveillant et réparateur, suscite en moi des affects et des attitudes contre-transférentiels très ambivalents, tant de sollicitude que d’irritation et d’injustice à l’égard d’Alice. Ce qui me permet ainsi de me représenter les carences de soins dont elle a pu souffrir. Ayant repéré assez tôt ces jeux transféro-contretransférentiels, je suis tout de même amené à devoir régulièrement interrompre Jean pour offrir la parole à Alice, notamment pour lui demander comment elle ressent le besoin de Jean d’occuper autant de temps de parole. Ce qui ne l’étonne pas. Elle revit là des frustrations et des injustices bien anciennes, de même que Jean exprime de cette façon un besoin d’amour exclusif, celui dont il a été privé par ses parents et ses frères. Toutefois, je me dis aussi qu’en devant interrompre de manière récurrente Jean, et lui-même, en persistant dans cette attitude transférentielle, il se met dans une position infantile masochiste, se faisant punir, pour ainsi dire, par une figure tant maternelle frustrante, que paternelle sadique, auteur de mauvais traitements. Un autre aspect compliqué du transfert conjugal fut qu’étant puéricultrice, Alice était assez proche de la « psy », si bien que Jean ressentait une certaine complicité entre nous, la formation d’un couple dont il est exclu, réactualisant un vécu œdipien douloureux. Ce qu’il cherchait à compenser en se targuant de lire et d’avoir lu un nombre considérable d’ouvrages sur telle et telle question, comme d’avoir lu et écouté une de mes précédentes conférences sur le couple. La position d’Alice à l’égard de Jean n’est pas simple. D’une part, elle se sent enfermée, contrôlée, étouffée, envahie par lui, ce qu’elle rejette et ne veut plus, revendiquant une liberté, d’autre part, elle se sent très attachée à lui, lui voue une énorme gratitude, mais le considère également comme un enfant en quête d’amour et de reconnaissance, qui la fait rire par certains aspects, par son intellectualisation excessive et vaine s’efforçant de tout comprendre d’elle. En fait, nous comprendrons très vite qu’Alice n’accepte plus que Jean exerce un contrôle sur sa vie personnelle, tant sur le plan professionnel que personnel. Et c’est un des sens latents de sa relation extraconjugale qui perdure contre toute attente pour Jean. Dans cette perspective, elle représente une figure maternelle qu’il doit « posséder » pour lui seul. Mais à présent, elle lui échappe et cela lui est insupportable à tel point qu’il lui a demandé de vivre dans un autre appartement dont il est propriétaire, mais situé dans le même immeuble. Tant qu’elle entretiendra sa relation, ils resteront séparés de cette manière. Ce qui ne les empêche pas de poursuivre une vie érotique ensemble par intermittences. Hormis leur besoin commun de réparation, ils sont aussi animés d’un fantasme œdipien inconscient, commun et partagé, de triomphe sur les parents défaillants : « Nous serons de meilleurs parents que nos propres parents » suggérant la constitution d’une alliance inconsciente offensive (Kaës, 2009) et s’ajoute à cela, pour Jean, celui d’être un bien meilleur mari avec sa femme que son père avec sa mère. Et pour Alice, d’être une meilleure mère que sa propre mère, de même que d’être une femme capable de garder son mari, contrairement à sa mère. Mais également pour chacun d’eux, de posséder pour soi exclusivement, le parent de sexe opposé. Cette notion d’exclusivité m’invite à une autre réflexion : Alice a évoqué en séance les difficultés relationnelles de Jean dans la vie sociale, le peu d’amis qu’ils avaient, le fait qu’ils vivaient surtout entre eux. Tandis qu’elle ressentait le besoin d’avoir son groupe de copines. Quelques considérations sur les identifications et la bisexualité Jean parlera spontanément de son côté féminin qui lui plaît et dont il profite avec Alice. Je fantasmais alors un scénario dans lequel Alice aurait une position active et Jean une position passive, répétant ainsi dans sa réalité conjugale un fantasme infantile inconscient avec sa mère. Par ailleurs, sur le plan des identifications, Jean adoptait inconsciemment un rôle maternel réparateur auprès d’Alice, lui qui était fixé sur un rôle paternel. Mais, sur le plan inter-transférentiel, elle identifie aussi Jean à la figure de sa grand-mère maternelle contrôlante et enfermante, réveillant alors des angoisses « claustrophobiques ». Probablement aussi, Jean en endossant le rôle d’une bonne mère auprès de son épouse, se projette en elle en tant qu’enfant ce qui lui permet, par identification projective, de trouver une satisfaction fantasmatique : enfin, le manque d’amour infligé par sa mère est réparé. Dans ce couple formé avec Alice, il répare donc deux enfants, elle et, à travers elle, l’enfant blessé qu’il a été aussi, en assumant le rôle d’une bonne mère. Pour sa part, si Alice joue tantôt le rôle d’une mère frustrante avec Jean, lors de la relation extraconjugale, elle représente probablement, dans l’inconscient de Jean, la figure du père aux nombreuses femmes, faisant souffrir son épouse. Jean est ainsi mis dans la position masochiste de sa propre mère subissant les conquêtes féminines de son mari joué par Alice. Ce qui réveille des motions hostiles infantiles inconscientes chez lui qui s’expriment dans leur vie conjugale actuelle. En fait, j’ai l’impression que toute son hostilité actuelle comprend pour une grande part une origine infantile dirigée contre son père et son attitude à l’égard de sa mère. Dans cette position et ce rôle, Alice semble jouir d’un pouvoir, celui de décider, par conséquent de ne plus subir le désir d’emprise et de contrôle de son mari. Ainsi, sa phallicité mise en sommeil jusqu’alors s’éveille et s’affirme de cette manière. En outre, dans un mouvement identificatoire à son père abandonnant, elle met Jean dans la position d’enfant qu’elle a été et qui a subi cette expérience traumatique, comme, du reste, dans une identification à sa mère dépressive et absente de manière récurrente, elle fait subir son instabilité, son indécision et ses absences à son mari identifié là à la petite Alice. Tout cela dans un jeu inter-transférentiel déterminé par une compulsion de répétition de « prototypes infantiles » (Freud, 1911) Ainsi, nous retrouvons dans cette structuration inter-psychique de leur couple : la participation de composantes narcissique, prégénitales et œdipienne ; la présence d’alliances inconscientes – tant structurantes, leur « contrat narcissique » du début de leur histoire, que défensives, autour du refoulement de leur haine œdipienne bien contre-investie, et hors refoulement, avec déni de leurs carences parentales primaires à valeur traumatique déterminant de communes failles narcissiques, des affects dépressifs, mais également offensives (être ensemble de meilleurs parents que les leurs). - la mobilisation de la bisexualité de chacun des partenaires ; de même que la présence de fantasmes inconscients, communs et partagés, construisant leur réalité groupale, tels que celui d’une symbiose, réparatrice des carences et traumatismes narcissiques précoces non élaborés, mais aussi un fantasme prégénital de possession mutuelle, enfin un fantasme œdipien de triomphe sur le parent de sexe opposé et sur les parents défaillants : « Je serai une bien meilleure mère et épouse que ma mère; je serai un meilleur père et un meilleur mari que mon père ; nous serons un bien meilleur couple marital et parental que nos parents. » Durant cette brève thérapie, alors sans emploi et dans une situation financière plus que précaire, Jean a repris contact avec d’anciens collègues canadiens qui lui ont proposé de participer à un projet autour de la promotion de vins, assez intéressant selon lui. Il devra donc effectuer un prochain voyage là-bas. A son retour, ce projet l’enthousiasme et il exprime son souhait de retourner vivre au Québec, où son fils aîné poursuit ses études. Mais Alice ne le souhaite pas. Elle ne s’est pas encore dégagée de son actuelle histoire extraconjugale et sur le plan professionnel, elle envisage une évolution. Aussi, la poursuite de notre travail est mise en danger et, de nouveau je suis mis en position de thérapeute de couple d’urgence. Leur prochain voyage au Canada pour assister à une fête d’amis en marquait une première étape. Ils devaient me recontacter à leur retour, avec l’éventualité de reprendre quelques séances, avant le départ définitif de Jean. Il se trouve que pour lui, un des objectifs de cette thérapie fut l’interruption de cette relation extraconjugale et la « réintégration-récupération » d’Alice au sein du couple. Ce ne fut pas le cas. D’une part, elle ne l’a pas encore interrompu, d’autre part, elle ne souhaite pas retourner vivre au Québec. Ce qui est décevant et blessant pour Jean, contraire à son programme préalablement établi dans son esprit. Elle cherche, en effet, inconsciemment, à mettre en échec le désir de maîtrise et d’emprise de son mari, ce qui s’articule avec la réactivation d’une dépression ancienne. Ne m’ayant pas recontacté comme convenu à leur retour à Paris, je n’ai malheureusement plus de nouvelles d’eux. Que penser et comment penser ces liens entre extraconjugalité et crise conjugale offerts par ce fragment d’histoire du couple, Alice et Jean, durant ces quelques mois de thérapie ? Au préalable, nous ne savons quasiment rien de la nature et du contenu de cette histoire extraconjugale : est-elle de nature exclusivement érotique, comme elle avait été antérieurement « programmée » ? Hormis des bénéfices narcissiques certains, comporte-t-elle une dimension tendre, des aspects affectifs diversifiés et nuancés, intellectuels et culturels partagés, en particulier. Ou encore, s’agirait-il des débuts d’une véritable histoire amoureuse ? Ce qui nous interroge au demeurant sur la formulation d’une définition pertinente de l’extraconjugalité, sa nature, son contenu, la circonscription nécessaire de son champ, donc son polymorphisme, mais aussi sa probable polyvalence fonctionnelle, notamment « paracritique », de même que sa surdétermination. Nous observons que l’aventure extraconjugale manifestement dans un cadre multiple : d’Alice s’inscrit - celui de sa propre histoire marquée par des étapes critiques dont celle qu’elle traverse depuis quelques années : en effet, Alice est très probablement en cours de remise en question et vit des changements psychiques sur fond d’éléments dépressifs probables. - celui de son histoire conjugale avec son mari, caractérisée également par une période critique liée à un certain nombre de facteurs parmi lesquels : la situation professionnelle et financière précaire de Jean déterminant la désidéalisation, le deuil d’une figure paternelle admirable et fiable, mais aussi une insécurité réactivant des angoisses et traumas précoces ; l’adolescence de leurs enfants réveillant les douleurs de la sienne, le chemin vers leur autonomisation qu’elle vit probablement comme un nouvel abandon et la perte d’un rôle maternel si valorisant ; un nécessaire remaniement de leurs alliances conjugales et de leur fonctionnement ; - celui du transfert sur son mari, au sein de l’inter-transfert conjugal, et ses diverses figures que nous avons découvertes au cours de notre bref travail commun. Ainsi : Jean représentant la grand-mère maternelle avec son contrôle et son emprise qu’il faut mettre en échec avec un sentiment de triomphe narcissique ; Jean représentant Alice enfant, abandonnée par sa mère, lors des nombreuses hospitalisations, mais aussi par son père. Elle rejoue alors avec son mari, dans l’ « ici et maintenant » de leur névrose inter-transférentielle, cette situation traumatique ancienne vécue sur un mode passif, non symbolisée, non élaborée, mais en adoptant un rôle actif, celui de la mère et du père « primaires », (V. Garcia, 2012) défaillants et abandonnants, et réactivant ainsi chez Jean des blessures narcissiques et œdipiennes ; mais aussi Jean représentant la figure du père œdipien qui l’a trahie en l’abandonnant pour une autre femme imaginaire. La fille œdipienne qui revit actuellement en Alice, épouse et mère, va se venger sur la figure transférentielle de son mari et, à son tour, le rendre jaloux. Sa phallicité s’exprime alors pleinement dans ce scénario œdipien. En outre, rappelons qu’il s’agit d’une histoire extraconjugale élaborée tant par Alice que par son couple, donc une construction conjugale où Jean participe activement et de diverses manières, réveillant ainsi leur problématique œdipienne. Si l’une des significations de cette aventure extraconjugale, mise au jour, fut pour Alice de prendre de la distance par rapport à son mari, d’échapper à son désir de maîtrise et d’emprise et d’entamer un véritable mouvement de séparationindividuation puis de subjectivation et d’affirmation narcissique prenant la forme d’une revendication phallique, cette fonction défensive est alors un échec. D’autres fonctions et significations sont bien envisageables. Notamment, la recherche personnelle de satisfactions narcissiques, érotiques, d’ordre prégénital et génital, mais aussi tendres. Ce qui interroge la problématique de la séduction, du désir et de la séduction chez ce couple, au stade de leur histoire et eu égard à leurs attentes et besoins mutuels. Nous avons également identifié des aspects dépressifs chez Alice qu’elle pourrait traiter par un « tiers extraconjugal », de même qu’un mouvement sadique dans l’attitude d’Alice à l’encontre de Jean, par la durée de son histoire et l’exercice du pouvoir de décider de la poursuivre ou de l’interrompre. Ce qui l’aide certainement aussi à une restauration narcissique, bien nécessaire. Cette forme d’extraconjugalité vécue par Alice doit aussi être envisagée dans le cadre de leur travail de couple. Aussi, historiquement située, exprime-t-elle un échec de leur travail de couple ? Et de quel échec s’agirait-il ? Quel en serait sa nature et dans quel secteur de leur vie conjugale se manifesterait-il, corporelsexuel, socioculturel ou psychique ? La fonction conjugale de réparation, théorisée par V. Garcia (2011), traduite par un fantasme inconscient de symbiose qui traite leurs angoisses d’abandon et restaure leur narcissisme, serait-elle en cause, de même que le fantasme commun et partagé de triomphe œdipien sur leur couple parental et sur le parent de même sexe ? En outre, si l’on peut parler d’un échec de leur travail de couple, existait-il depuis nombre d’années, sans autre expression patente ? Il nous semble plutôt qu’Alice aurait privilégié son travail de couple au détriment de son travail individuel, donc au service de ses « propres intérêts », d’où un déséquilibre entre ces deux composantes psychiques chez Alice, ce qui n’est pas le cas chez Jean, du fait de ses investissements professionnels prévalents. De plus, l’emprise exercée par Jean a altéré leur fonction mutuelle de réparation. Leur fantasme symbiotique s’est transformé en « prison conjugale » pour Alice et en amour, sur le mode régressif anal, celui de la maîtrise et de la possession de l’objet, pour Jean. En cela, il y a en effet échec de leur travail de couple. De plus, les difficultés professionnelles rencontrées par Jean ont eu des incidences sur la vie conjugale et familiale, de même que sur les représentations et investissements d’Alice à l’endroit de son mari. Il l’a déçue et inquiétée. Il n’est plus aussi fort ni fiable. Ce qui réactive une position masochiste chez Jean qu’il a eu auprès de son père comme de sa mère selon des modalités différentes. Ainsi, il a réveillé des angoisses, des traumas précoces et des affects dépressifs chez son épouse, ce qui a probablement déterminé l’entrée en crise de leur couple donc l’exacerbation de certaines conflictualités conjugales structurelles – jusqu’alors atténuées par divers compromis, individuels et intersubjectifs – conduisant à une rupture d’équilibre donc à une situation d’instabilité et de remise en question de leurs modes de structuration conjugale et de leur fonctionnement. Quelques réflexions conclusives Au terme de notre exploration pluri et interdisciplinaire de la crise de couple, nous découvrons ainsi la complexité de sa réalité, à travers son essence composite, sa situation temporelle variable dans le cours de l’histoire conjugale et de chacun des partenaires, son polymorphisme et ses variations d’intensité d’expression, l’intrication de ses causalités multiples – aussi bien individuelles, intersubjectives qu’historiques, sociales et culturelles, – ses fonctions, son devenir pluriel et incertain, en particulier quant à ses incidences sur chacun des membres et sur l’évolution du couple. Par ailleurs, la qualité du travail de couple nous semble jouer un rôle majeur tant dans ses capacités d’évitement de certains types de crise, conjoncturels et non structurels, que dans l’atténuation de leur intensité, leur gestion et la transformation mutative et maturante du couple et de leurs partenaires. ____________________________ Bibliography Bologne J. C. (2005), Histoire du mariage en Occident, Paris, Hachette Littératures « Pluriel ». Elias N. (1939), La civilisation des mœurs, Paris : Calmann-Lévy « Agora », 1973. Fain M., & Braunschweig D. (1971), Eros et Antéros, Paris : Payot « Petite bibliothèque ». Garcia V. (2007), Le couple : un lieu pour se réparer ? In : Le divan familial, Paris : In Press, 19 (p). Green A. (1983), Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Paris : Editions de minuit. Grunberger B. (1971), Le narcissisme, Paris : Payot & Rivages « Petite bibliothèque », 1993 Kaës R. (1979), Crise, rupture et dépassement, Paris : Dunod, 2004 ; Kaës R. (2009), Les alliances inconscientes, Paris : Dunod, 2009. Kaufmann J. C (2007), Sociologie du couple, Paris, PUF« Que saisje ». Lemaire J.G. (1979), Le couple, sa vie, sa mort, Paris : Payot. Morin E. (1984), Sociologie, Paris : Fayard « Points », 1994. Ruffiot A. (1984), Le couple et l’amour. De l’originaire au groupal. In : A. Eiguer (dir.) La thérapie psychanalytique du couple, Paris : Bordas. Smadja E. (2011), Le couple et son histoire, Paris : PUF. ___________________________ SUMMARY Ordinarily, a crisis is experienced by couples as an anguishing, conflictual, painful state, maintained over time and marking more or less a break in the stability and continuity of conjugal life. Moreover, is it a matter of a crisis of one of the two partners having critical repercussions on the couple, or of a strictly conjugal, autodetermined, even familial phenomenon, having then repercussions on the parental couple? Furthermore, is not contemporary society in crisis? It would particularly find expression in a crisis of its conjugal models, thus fostering instability and vulnerability of couples who are more easily becoming “crisis prone”. Finally, would not the couple be just simply “naturally” “crisis prone”, considering its structural conflictualities and the course of its existence, which, in the manner of every growing, maturing and then ageing living being, is inevitably marked by maturing critical stages. So, from the start, exploring the crisis of couples requires inquiring into the essence of every couple, on the synchronic as well as on the diachronic level, as well as exploring the notion of crisis from a twofold perspective: sociological and psychoanalytical. As concerns our contemporary western society and its conjugal models, a sociopsychoanalytical interpretation will be proposed that will enable us to shed a different light on the “crisis of couples”, that of our contemporary couples. Finally, a clinical situation that is increasingly frequently found nowadays is discussed: extra-conjugality, symptom and/or factor in conjugal crisis, with the couple Alice and Jean. This will provide an opportunity to reflect on one of the modes of the contemporary triggering and expression of the western conjugal crisis in connection with the work of the couple and its necessary vicissitudes. Key words Couple – crisis – society – extra-conjugality ___________________________ RÉSUMÉ D’ordinaire, la crise est vécue par les couples comme un état douloureux, conflictuel et angoissant, s’inscrivant dans la durée et marquant une rupture plus ou moins soudaine dans la stabilité et la continuité de la vie conjugale. Au reste, s’agit-il de crise de l’un des deux ayant des incidences critiques sur le couple ou bien d’un phénomène strictement conjugal, auto-déterminé voire familial, ayant alors des effets sur le couple parental ? Par ailleurs, la société contemporaine ne serait-elle pas en crise ? Elle s’exprimerait, en particulier, par une crise de ses modèles conjugaux favorisant ainsi une instabilité et une vulnérabilité des couples qui deviennent plus aisément « critiques ». Enfin, le couple ne serait-il pas tout simplement, « naturellement » critique, compte tenu de ses conflictualités structurelles et de son histoire inévitablement scandée par des étapes critiques maturantes, à l’instar du devenir de tout être vivant en croissance, en maturation puis en vieillissement. Aussi, explorer la crise de couple impose d’emblée d’interroger l’essence de tout couple, sur le plan aussi bien synchronique que diachronique, de même que d’explorer la notion de crise, dans une double perspective, sociologique et psychanalytique. Quant à notre société occidentale contemporaine et de ses modèles conjugaux, nous en proposerons une lecture sociopsychanalytique qui nous permettra d’éclairer différemment la « crise de couple », celle de nos couples contemporains. Enfin, il sera exposé une situation clinique de plus en plus fréquente de nos jours, l’extraconjugalité, symptôme et/ ou facteur de crise conjugale, avec le couple Alice et Jean. Ce qui permettra de réfléchir sur un des modes de déclenchement et d’expression contemporains de la crise conjugale occidentale dans ses liens avec le travail de couple et ses nécessaires vicissitudes. Mots clés Couple – crise – société – extraconjugalité ______________________________ RESUMEN Corrientemente, la crisis es vivida por la pareja como un estado doloroso, conflictivo y angustioso, que se inscribe en la duración y marca una ruptura más o menos repentina en la estabilidad y en la continuidad de la vida conyugal. Por otra parte, ¿Se trataría de la crisis de uno de los dos que incide de forma crítica en la pareja o bien de un fenómeno estrictamente conyugal, auto-determinado, incluso familiar, que tendría entonces efectos sobre la pareja de los padres? Por otro lado ¿No estará en crisis la sociedad contemporánea? Se manifestaría, en particular, por una crisis de sus modelos conyugales favoreciendo así una inestabilidad y una vulnerabilidad de las parejas que se vuelven más fácilmente “críticas”. Finalmente, ¿no sería la pareja sencilla, “naturalmente” crítica, teniendo en cuenta sus conflictualidades estructurales y su historia inevitablemente marcada por etapas críticas madurativas, a semejanza de todo ser vivo a lo largo de su crecimiento, maduración y envejecimiento? Igualmente, explorar la crisis de la pareja impone de entrada interrogar la esencia de toda pareja, tanto en el plano sincrónico como diacrónico, así como explorar la noción de crisis, en una doble perspectiva, sociológica y psicoanalítica. En cuanto a nuestra sociedad occidental contemporánea y a sus modelos conyugales, propondremos una lectura socio-psicoanalítica que nos permitirá aclarar de forma diferente la “crisis de la pareja”, la de nuestras parejas actuales. Finalmente, se expondrá una situación clínica cada vez más frecuente en nuestros días, la extraconyugalidad, síntoma y/o factor de crisis conyugal, con la pareja Alicia y Juan. Esto permitirá reflexionar sobre uno de los modos de puesta en marcha y de expresión actuales de la crisis conyugal occidental en sus vínculos con el trabajo de pareja y sus necesarias vicisitudes. Palabras clave Pareja - crisis - sociedad - extraconyugalidad ______________________________