nº 13 crise de couple, couples en crises, eric smadja frances

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nº 13 crise de couple, couples en crises, eric smadja frances
International Review of Psychoanalysis of Couple and Family.
ISSN 2105-1038
Nº 13-2013/1
The crisis of couple
CRISE DE COUPLE, COUPLES EN CRISE, SOCIETE
CONTEMPORAINE EN CRISE
ERIC SMADJA
Pour introduire
Qu’entend-on par « crise de couple », expression banale et usuelle
employée par tout un chacun ?
« Notre couple est en crise, nous traversons une crise, c’est normal, il
y a des phases, des cycles… »
D’ordinaire, les couples parlent de « crise » pour exprimer que cela
ne va plus entre les deux partenaires, même s’ils sentent que la vie
conjugale n’est ni sereine ni tranquille, mais plutôt en équilibre
dynamique animé par des micro-oscillations. Tandis que les conflits
sont
présentés comme des moments, des épisodes, des accès
explosifs, ponctuels et résolutoires ou résolutifs, même s’ils se
répètent à une fréquence variable et selon des scenarios quelque peu
ritualisés, la crise est vécue comme un état douloureux, conflictuel et
angoissant, s’inscrivant dans la durée et marquant une rupture plus
ou moins soudaine dans la stabilité et la continuité de la vie
conjugale. Les partenaires la vivent souvent comme un phénomène
anormal bien qu’ils sachent que tout couple traverse d’inévitables
étapes ou temps critiques. Au reste, s’agit-il de crise de l’un des deux
ayant des incidences critiques sur le couple ou bien d’un phénomène
strictement conjugal, auto-déterminé voire familial, ayant alors des
effets sur le couple parental ? Par ailleurs, notre société
contemporaine ne serait-elle pas en crise ? Elle s’exprimerait, en
particulier, par une crise de ses modèles conjugaux favorisant ainsi
une instabilité et une vulnérabilité des couples qui deviennent plus
aisément « critiques ».
Enfin, le couple ne serait-il pas tout
simplement, « ontologiquement » et « naturellement » critique,
compte tenu de ses conflictualités structurelles et de son histoire
inévitablement scandée par des étapes critiques, mutatives et
maturantes, à l’instar du devenir de tout être vivant en croissance et
en maturation.
Aussi, il me semble qu’explorer la crise de couple impose d’emblée
d’interroger l’essence de tout couple, sur le plan aussi bien
synchronique que diachronique, de même que d’explorer la notion de
crise, dans une double perspective, sociologique et psychanalytique.
Mais qu’en est-il de notre société occidentale contemporaine et de ses
modèles
conjugaux ?
Nous
présenterons
ses
principales
caractéristiques
et
nous
en
réaliserons
une
lecture
sociopsychanalytique qui nous permettra d’éclairer différemment la
« crise de couple », celle de nos couples contemporains. Enfin, nous
exposerons une situation clinique de plus en plus fréquente de nos
jours, l’extraconjugalité, symptôme et/ ou facteur de crise conjugale,
avec le couple Alice et Jean. Ce qui nous permettra de réfléchir sur un
des modes de déclenchement et d’expression contemporains de la
crise conjugale occidentale dans ses liens avec le travail de couple et
ses nécessaires vicissitudes.
Ontologie du couple
Qu’est-ce que le couple ?
Il s’agit, bien évidemment, d’un questionnement historiquement et
socioculturellement
déterminé.
Avant d’envisager
la notion
contemporaine de couple et sa réalité vivante, il a fallu passer par
l’institution du mariage et ses règles, contrôlée, au fil de l’histoire,
par divers pouvoirs extérieurs en conflit, qu’il s’agisse des familles,
des Etats et des Eglises, puis par différentes étapes parmi lesquelles :
le développement occidental d’une sphère de l’intimité s’opposant à
une sphère publique, bien mis en évidence par N. Elias (1939), à
travers son concept de « processus de civilisation » ; le « libre »
choix du conjoint fondé principalement sur le sentiment amoureux
ouvrant l’accès au modèle du mariage d’amour ; enfin, la promotion
de l’individu et de l’idéologie individualiste caractérisant notre société
occidentale contemporaine , mais s’associant néanmoins à un courant
paradoxal latent d’uniformisation et d’homogénéisation sociales.
Ma représentation du couple
Selon moi, le couple est une réalité, historiquement et
socioculturellement déterminée, vivante et composite – corporellesexuelle, socioculturelle et psychique – en interrelations diverses et
variables. Elle présente plusieurs personnages transférentiels jouant
des rôles multiples au sein de cette organisation dynamique intertransférentielle déterminée par une compulsion de répétition de
« prototypes infantiles ». M’inspirant de Freud au sujet du transfert
analytique, je soutiens que le couple crée et constitue une névrose
inter-transférentielle,
comportant
néanmoins
des
virtualités
psychotiques qui s’expriment en période critique. Elle se déploie et
évolue selon une temporalité intriquée conjuguant les dimensions
historique et socioculturelle, corporelle et psychique, celle-ci étant
multiple, faite de mouvements progressifs, régressifs, de fixations, de
compulsions de répétition mais aussi d’après-coups. En outre, le
devenir de tout couple est inévitablement scandé par des étapes
critiques, mutatives et maturantes.
Sa réalité corporelle-sexuelle comporte deux êtres humains, et leur
corps sexué, mais aussi deux « organisations psychosomatiques »,
vivant ensemble avec le projet implicite ou explicite de « se
reproduire », participant ainsi au vaste programme de conservation
de l’espèce. Il s’agit donc d’une unité biologique de procréation. Ces
deux corps sexués et « organisations psychosomatiques »
communiquent entre eux, entre elles, selon des modalités variées,
verbale
et
non-verbale
(mimogestuelle,
comportementale,
fantasmatique et sexuelle). Il y a vis-à-vis du corps de l’autre : des
courants réciproques d’investissements pulsionnels (narcissique,
érotique, tendre et agressif) ; des représentations (conscientes,
préconscientes et inconscientes) ; des mouvements projectifs et
identificatoires, mobilisant la bisexualité psychique de chacun, qui
participent à l’élaboration d’un « couplage psychocorporel » ou plutôt
d’un « fantasme de couplage psychocorporel ».
L’acte sexuel, pour sa part, réaliserait, en particulier, le fantasme
groupal de « corps commun imaginaire », corps fantasmatique
inconscient, bisexué. De plus, il actualise le désir régressif d’union
narcissique conférant à tous deux un état de complétude narcissique.
Sa réalité socioculturelle se caractérise par la présence de deux
individus vivant ensemble et constituant une unité sociale de
production et de coopération économiques, de reproduction sociale et
d’éducation des enfants pour le couple devenu parental. Nous
inspirant de Bion (« groupe de travail », 1953), ils forment un «
couple de travail » assurant ses moyens matériels d’existence. Enfin,
ils appartiennent à un groupe social, occupent une position dans la
structure sociale, sont dotés de rôles et de fonctions. Leur couple
peut être institutionnalisé par le mariage comme par d’autres formes
de reconnaissance sociale.
Enfin sa réalité psychique consiste en composantes psychiques
fondamentales assurant sa « consistance psychique » (Kaës, 2007))
faite, notamment, d’une pluralité de conflits dynamiques, de courants
d’investissements pulsionnels, de fantasmes de désir, de relations
d’objets, d’un jeu croisé d’identifications et de projections, d’imagos,
d’angoisses et de mécanismes de défense corrélatifs multiples, mis en
œuvre dans la structuration et le fonctionnement de cette dyade
conjugale.
Nous inspirant de R. Kaës (2007), nous envisageons trois « niveaux
logiques » dans notre approche de la réalité psychique conjugale : le
groupal, réalité psychique commune et partagée par ses membres,
avec ses organisateurs spécifiques et ses formations ; la relation
intersubjective, avec ses modalités et niveaux variables de relations
d’objet, ses alliances inconscientes (structurantes, défensives, voire
offensives), la mise en rapport des complexes d’Œdipe et fraternel,
notamment ; l’individuel-intrapsychique, avec ses propres conflits
entre le Moi et son objet interne amoureux (« objet-trauma » selon
A. Green (1983), ses deux objets psychiques spécifiques, l’objet
amoureux et l’objet-couple, le rapport de tension du Moi au groupecouple, entre la nécessaire similitude et la différence des espaces
psychiques.
Les conflictualités structurelles
Cette réalité conjugale, historique, est animée d’antagonismes, de
conflictualités multiples, tant internes qu’externes, qui sont dans un
rapport de tension permanente entre elles. Envisageons-les.
Les conflictualités internes
Elles sont structurelles, d’ordre psychique (intra- et inter-) intégrant
l’intériorisation d’aspects culturels, et seule la psychanalyse peut nous
en offrir l’accès car elles sont inconscientes.
Etant intrinsèques à toute structuration et à tout fonctionnement de
couple, elles peuvent être atténuées, effacées, refoulées, voire
déniées, clivées et projetées sur certains éléments de sa réalité
extérieure, mais aussi exprimées, amplifiées voire exacerbées, selon
les caractéristiques historiques, sociales et culturelles de toute société
à laquelle le couple appartient, et notamment en période de crise et
de changement social. Nous y reviendrons.
La construction puis la durabilité d’un couple supposent, en effet, la
négociation, l’atténuation, le refoulement, voire le déni de ses
diverses conflictualités primordiales entre : Moi / objet amoureux, Moi
/ objet-couple, identité / altérité, narcissisme / objectalité, Eros /
pulsion de destruction, autoconservation /sexualité, prégénitalité /
génitalité, masculin /féminin, bisexualité psychique /identité sexuelle,
couple / réalité extérieure, couple privé/ couple public, en particulier.
Des compromis intrapsychiques et intersubjectifs devront donc
nécessairement être à l’œuvre, eux-mêmes de nature dynamique et
économique, c’est-à-dire mouvants, variables, donc fragiles. C’est
pourquoi une compréhension psychanalytique des « conflits
conjugaux » doit impérativement concevoir, au préalable, tout couple
en tant que réalité vivante, immergée dans un monde extérieur à
elle, source de phénomènes bénéfiques et néfastes. Des compromis
insuffisants, la prévalence de facteurs économiques, « quantitatifs »,
par manque de maîtrise de situations critiques, individuels et / ou
conjugaux, par exemple, pourront déterminer une souffrance
psychique, individuelle et /ou conjugale qui s’exprimera par
l’émergence des dits « conflits conjugaux » se localisant dans un ou
plusieurs registres de la réalité conjugale : psychique, corporel-sexuel
et socioculturel.
Ils prendront des formes utilisant les modes
diversifiés de la communication, qu’elles soient variables ou
ritualisées,
mais pourront aussi être latents, des obstacles
inconscients entravant leur extériorisation. S’ils témoignent d’une «
manière bruyante » de la dynamique conflictuelle essentielle de tout
couple, ils peuvent également représenter, de par leur permanence,
des échecs plus ou moins marqués d’un travail de couple, notion que
nous avons introduite dans notre ouvrage Le couple et son histoire
(2011). Ces conflictualités font irruption quand il y a crise et font
crise quand ils sont en éruption.
Les conflictualités externes
Tandis que les conflictualités externes, en tension entre elles-mêmes,
sont historiquement et socioculturellement variables, certaines étant
prédominantes à telle ou telle autre époque.
J.C Bologne (2005), historien, a bien mis en évidence ces conflits
majeurs d’intérêts entre les pouvoirs extérieurs représentés par les
familles, les Etats et les Eglises, qui entraient en opposition avec les
aspirations, réprimées, des individus concernés et qui ont tenté de
contrôler l’institution conjugale. Toutefois, il a aussi repéré leur rôle
de garants d’une durabilité, d’une protection assurant une certaine
stabilité à cette union
maritale, qu’elle soit sociale, politique,
financière, familiale et psychologique. Ce qui n’est plus le cas, ou bien
insuffisamment, dans notre société contemporaine. Auraient-ils eu ce
pouvoir de contrôler et de contenir, voire d’étouffer les conflictualités
intrinsèques à tout couple ? C’est probable, mais comment était-ce
possible ? Comme nous l’avons relaté, le mariage traditionnel fut
longtemps fondé sur un lien social et non sur un libre choix individuel
du conjoint déterminé par un sentiment amoureux. Ce qui peut
atténuer certains types d’antagonismes structurels et favoriser des
mouvements projectifs sur des objets externes de conflits : « Nos
problèmes sont causés par nos familles », par exemple.
Il nous semble que l’évolution de notre société occidentale vers la
prévalence d’un individualisme s’est nécessairement accompagnée
d’un net affaiblissement de ces pouvoirs historiquement traditionnels
(Familles, Etats, Eglises) contrairement à d’autres sociétés
contemporaines.
Epreuves et étapes virtuellement critiques dans l’histoire de tout
couple
Il s’agit là d’envisager le couple dans la dynamique de son « histoire
naturelle » scandée par des étapes et des épreuves, tant individuelles
que conjugales, qui représenteront des situations et évènements
aussi bien heureux que douloureux, des changements, objets d’un
travail
de
deuil.
Ils
déstabiliseront
inévitablement,
voire
bouleverseront l’économie pulsionnelle de chacun des partenaires et
du couple, réactivant des conflictualités latentes, des
blessures
narcissiques, des deuils, des traumatismes et angoisses multiples,
prégénitales (persécutive et dépressive) et œdipienne notamment, et
autres affects tels que la culpabilité œdipienne, des mouvements
d’envie, jusqu’alors contenus et maîtrisés. Ils pourront également
satisfaire des désirs d’accomplissement, de complétude narcissique,
des fantasmes de toute-puissance. Citons-en quelques-unes :
La cohabitation ou l’installation dans un espace commun (leur
habitat fantasmé comme un corps commun imaginaire) induisant
l’inévitable organisation d’une vie domestique et ses vicissitudes ;
l’institutionnalisation du couple par le mariage ou le PACS ; la
présentation de chacun des partenaires aux familles et aux amis ; la
formulation du désir et la mise en place du projet d’enfant ou son
échec pour des raisons diverses telle que la stérilité, voire le nondésir chez l’un des deux ; la naissance d’un ou du premier enfant,
donc le passage du couple à la famille et la différenciation
virtuellement conflictuelle entre couple parental et couple amoureux
ou
conjugal ;
les
éventuelles
naissances
ultérieures
ou
l’élargissement de la famille, mais aussi le deuil d’autres naissances
désirées, fausses couches, avortements ; les étapes du cycle familial,
en particulier l’adolescence des enfants et la réactivation du conflit
œdipien des parents ; les échecs et les succès personnels, qu’ils
soient professionnels, relationnels, dans le registre des loisirs, mais
aussi conjugaux ou familiaux, les pertes multiples ; les évènements
somatiques survenant chez l’un des partenaires dont les
circonstances et les facteurs déterminants seraient également à
penser dans le cadre du fonctionnement conjugal et de ses incidences
sur l’économie psychique de chacun. En retour, nous pourrions
envisager les incidences de ces évènements somatiques individuels
sur les aspects économique et dynamique du couple. De même que
les maladies graves affectant les enfants du couple et produisant
leurs effets sur le couple parental et la dynamique familiale ; le
départ des enfants ; l’arrêt de l’activité professionnelle de l’un puis
des deux partenaires déterminant la perte d’une activité sublimatoire
majeure aux incidences multiples sur l’économie psychique du
retraité et de son couple ; le couple se retrouve en tête-à-tête ; le
mariage des enfants, la naissance de petits enfants, le couple devient
grand-parental.
Toutefois, il nous semble dès à présent indispensable d’explorer la
notion de crise suivant une double perspective, sociologique et
psychanalytique
La notion de crise
Une perspective sociologique avec Edgar Morin (1984) : les concepts
de crise et d’hypercomplexité
Selon E. Morin, la crise est un révélateur et un effecteur. Elle révèle
soudain l’existence, jusqu’alors latente, en temps ordinaire,
d’antagonismes, de conflits, de désordres, comme traits inhérents à
la réalité sociale et à ses accidents. De plus, elle met en mouvement
des forces de transformations et peut éventuellement constituer un
moment décisif dans cette transformation. Son caractère central
n’est pas seulement dans le surgissement du désordre, de
l’incertitude, mais aussi dans la perturbation et le dérèglement subis
par l’organisation/réorganisation. Ainsi, le concept de crise porte en
lui perturbations, désordres, déviances, antagonismes, forces de
déliaison et reliaisons.
La crise possède des potentialités d’issue régressive, mais aussi, à
l’état naissant, les caractères de l’évolution : « La crise est donc un
microcosme de l’évolution. C’est une sorte de laboratoire pour étudier
comme in vitro les processus évolutifs. » (1984 : 189 ) Les conditions
de crise sont favorables aux réflexions nouvelles, aux remises en
question de tout ce qui semblait établi, donc au surgissement du
nouveau, mais elles sont également favorables au retour des
diagnostics magiques (localisation du mal sur un bouc émissaire) et
des formules mythiques de salut.
Nous vivons dans une société en évolution permanente et rapide.
Alors que la crise se définit toujours par rapport à des périodes de
stabilité relative, toute évolution, comportant donc une composante
« crisique », peut être conçue comme un « chapelet irréversible de
crises ».
En fait, notre société combine, selon Morin, les caractéristiques des
systèmes tant « complexes » qu’ « hypercomplexes », auto –ecoorganisateurs. A la complexité s’associent : programmation,
hiérarchisation, spécialisation rigide de ses éléments constitutifs, de
même que l’homéostasie et l’autoreproduction. Tandis que
l’hypercomplexité correspond à l’affaiblissement ou à l’effacement de
ces principes rigides de la complexité, au profit de stratégies
créatrices ou inventives, de polyvalence fonctionnelle, de
polycentrisme dans le contrôle et la décision. L’organisation
hypercomplexe est vouée au maintien de sa propre identité dans le
changement qui lui permet d’acquérir des propriétés nouvelles. De
plus, elle entretient une instabilité permanente qui fait que le jeu des
complémentarités sociales est aussi un jeu d’antagonismes, celui des
différences étant également un jeu d’oppositions. Tandis que ses
rythmes oscillatoires créent eux-mêmes, quand ils sont aggravés par
une conjoncture défavorable, de véritables écarts sociologiques
(crises). Enfin, il considère qu’elle
est faiblement intégrée
culturellement.
En conséquence, nos sociétés contemporaines portent en elles un
« degré inouï » de désordres, dans le développement même de leur
complexité et, par ces aspects mêmes, sont à la fois en évolution et
en crise permanentes.
Une perspective psychanalytique avec : Jean Lemaire, André
Ruffiot et René Kaës
« Lune de miel » et crise de couple selon Lemaire
Lemaire (1979) décrit la crise de couple dans un rapport dialectique
avec la phase de « lune de miel ». Comment la définit-il ? La phase
de « lune de miel », structurante pour la dyade et maturante pour les
deux partenaires, se caractérise par l’idéalisation intense du
partenaire – bon objet partiel donc clivé, son aspect mauvais,
persécuteur étant dénié et projeté sur l’extérieur, – et de la vie
amoureuse, de même que par la disparition plus ou moins importante
et sectorielle des limites psychiques entre les deux partenaires,
réalisant ainsi une ébauche de couple symbiotique ou fusionnel, une
« union narcissique » (Grunberger, 1971).
Selon Lemaire, le processus de crise est introduit par la déception
éprouvée par le sujet en face d’une défaillance supposée de l’objet
amoureux qui ne semble plus répondre à tous ses désirs. Même si le
partenaire n’a pas changé, c’est l’objet amoureux interne qui paraît
faillir, ressenti alors comme étant insatisfaisant. En conséquence,
c’est la réalité psychique du sujet qui est modifiée et non la réalité
objective de l’objet amoureux. Cette déception introduit donc aux
processus de la rupture de l’idéalisation et du clivage, au retour des
pulsions agressives auto- et hétéro-, donc au réveil de la critique de
l’objet et à la réorganisation d’une véritable ambivalence « naturelle »
nécessaire au bon fonctionnement de la relation amoureuse. Ce qui
peut être difficilement supportable. L’objet amoureux devient ainsi
total et la relation amoureuse, devenue ambivalente, peut alors
accéder à une « position dépressive », avec sentiment de culpabilité,
besoin de réparation, capacité de se soucier de l’autre. Certes, mais
chacun est renvoyé à la réalité douloureuse de l’altérité de l’objet
amoureux, de sa variabilité, de son pouvoir, de son impossibilité de le
contrôler et de le posséder, mais aussi de sa propre dépendance à
son endroit, si blessante narcissiquement. C’est l’ « objet-trauma »
conceptualisé par Green (1983).
Lemaire a repéré quelques possibilités évolutives postcritiques : Ainsi,
dans certains cas, l’agressivité mutuelle et le désinvestissement du
partenaire continuent d’augmenter et conduisent à la dissociation et à
la mort du couple.
Un certain nombre de processus défensifs pourront être mobilisés
pour éviter et surmonter cette crise comme le maintien du clivage
idéalisant de l’objet amoureux se traduisant par le fait que le bon
objet est à l’origine du couple et le mauvais objet est attribué à des
facteurs extérieurs, ce qui conduit à des comportements agressifs de
nature projective à l’égard des tiers et à des comportements
possessifs à l’égard de l’objet amoureux. Par ailleurs, il peut exister
également des mouvements agressifs dirigés contre l’objet évitant
l’autocritique. Mais, bien souvent, le couple réorganise des liens
nouveaux, d’où l’effet dynamique et re-créateur de la crise, même
quand elle est vécue par les partenaires comme un phénomène
douloureux et destructeur.
Toutefois, la crise est maturante tant pour la relation intersubjective,
sollicitant la créativité des partenaires dans la réalisation de
remaniements bénéfiques, que pour le « groupe conjugal » qui doit
conserver un niveau d’investissement narcissique suffisant. C’est
pourquoi
le
couple
humain,
selon
Lemaire,
doit
être
fonctionnellement considéré comme un ensemble structuré, rythmé
par des alternances de phases marquées, chez chaque individu, par
des clivages idéalisants et un travail de deuil de l’objet idéalisé
constamment renouvelé. Il vit des processus d’organisationdésorganisation et réorganisation des interrelations entre les
partenaires lui donnant un équilibre de caractère dynamique.
Les virtualités psychotiques de la crise conjugale selon A. Ruffiot
(1984)
La crise conjugale installe dans la dyade un fonctionnement
psychique présentant toutes les virtualités psychotiques : déni,
clivages, de l’objet amoureux et du Moi, en bons et mauvais, associés
à un vécu paranoïde du partenaire internalisé appréhendé comme
une partie du Moi mettant en danger l’intégrité psychique. L’objet
amoureux devient par conséquent un persécuteur interne pour
chacun. Ce qui suggère que la crise correspondrait à la réactivation
de la position « schizo-paranoïde » chez chacun des partenaires
comme pour la dyade conjugale. Tandis que sa résolution s’effectuera
par le retour à une position dépressive ouvrant aux processus
réparateurs donc réorganisateurs et créatifs pour la relation
intersubjective et pour le groupe conjugal.
La contribution de R. Kaës (1979)
Selon Kaës, c’est sans doute par le vécu de la crise que la notion
d’une rupture apparaît fondamentale et que cette dernière puisse
être celle d’un équilibre est déjà une élaboration du vécu de la
rupture. Par là surgit alors, pour l’observateur, le concept de
perturbation. De même, la composante conflictuelle inhérente à la
crise n’apparaît qu’à l’élaboration secondaire de la tension, vécue
comme actualisation de forces antagonistes libérées par une
dérégulation inquiétante. La crise révèle, par la perturbation, les
étayages multiples du psychisme et leurs intrications secrètes.
Ainsi, l’importance que revêtent l’environnement et le cadre,
producteurs de garants métapsychiques et métasociaux, observe
Kaës, se manifeste toujours par leur défaut ou leur défaillance qui
mettent l’être humain en crise. Ils révèlent à l’observateur attentif
l’équivalence « mère-cadre-groupe » c’est-à-dire l’appareillage
primitif entre l’intrapsychique et l’interpsychique.
Qu’en est-il du vécu subjectif de la crise ?
Il s’agit là d’une séparation et d’un arrachement. Le dérèglement que
provoque cette « expérience de la rupture vient, pour le sujet,
mettre en cause douloureusement la continuité de soi, l’organisation
de ses identifications et de ses idéaux, l’usage de ses mécanismes de
défense, la cohérence de son mode personnel de sentir, d’agir et de
penser, la fiabilité de ses liens d’appartenance à des groupes,
l’efficacité du code commun à tous ceux qui, avec lui, participent
d’une même socialité et d’une même culture. » (27)
La société et ses modèles conjugaux en crise
Qu’apprenons-nous, à travers les recherches actuelles des historiens,
démographes, sociologues, anthropologues et psychanalystes ?
Ces spécialistes soulignent le passage historique et mutatif d’une
définition institutionnelle, traditionnelle du couple, par le mariage, à
une définition interne et largement intersubjective du couple
contemporain qui n’est plus garanti, ou si peu, par les institutions.
De plus, selon nous, les couples contemporains sont devenus
instables, fragiles, polymorphes et exigeants. Ils ont de plus en plus
de difficultés à durer, malgré leur désir narcissique conjoint d’éternité
et d’exclusivité soutenant leur « contrat conjugal » initial. Ce dont
attestent nombre d’enquêtes et d’indicateurs statistiques depuis les
années 1970 : la baisse du taux de nuptialité hétérosexuelle, la
croissance du concubinage, hétéro et homosexuel, des divorces et
des séparations, des mariages homosexuels, des couples « pacsés »,
des « organisations polyamoureuses », mais surtout, la diminution de
la vie en couple dite « cohabitante » et la hausse du nombre de
personnes vivant seules, notamment dans les grandes métropoles
internationales. Cependant celles-ci ne sont pas pour autant sans
sexualité ni sans conjoint. Elles ont choisi une organisation conjugale
moins engageante donc plus lâche.
Nos couples contemporains sont des représentants exemplaires de
notre société occidentale devenue nettement individualiste et
traversée de « courants » paradoxaux.
En effet, notre société nous adresserait des prescriptions de nature
paradoxale, que nous devrons tous négocier de même que les
couples et les familles : Etre adulte et responsable, mûrir / rester
jeune et conserver la « fraîcheur » de l’enfance ; être un homme,
valoriser sa virilité / mais pouvoir aussi exprimer sa féminité ; être
une femme, épanouir sa féminité / mais, exprimer des traits
masculins, phalliques, valorisés de nos jours ; s’accomplir, s’épanouir
personnellement, penser à soi / être dans la réciprocité, le partage,
l’altruisme ; être spontané / être dans le contrôle et la maîtrise de soi
; être mobile, changer, évoluer / être stable, s’inscrire dans la durée ;
profiter des plaisirs immédiats, vivre dans le présent, être dans
l’insouciance / établir des projets, être prévoyant ; et bien d’autres
encore.
Premières réflexions de psychanalyste
En tant que psychanalyste, nous observons une prédominance
manifeste d’éléments narcissiques et prégénitaux, de processus
psychiques primaires, d’un principe de plaisir omnipotent se
conjuguant à un amenuisement des aspects œdipiens, des processus
psychiques secondaires, des sublimations et symbolisations, qui
témoignent ainsi d’une société caractérisée par des aspects
nettement narcissiques et pervers. C’est la raison pour laquelle
l’évolution actuelle des couples vers des ruptures précoces, la
multiplicité des unions conjugales dans la vie d’un même sujet, les
formes d’organisation de plus en plus lâche, le célibat, qui n’est
d’ailleurs pas un modèle de référence, mais aussi l’absence ou
l’exigence de désir d’enfant, parfois tardive, nous apparaissent
comme des symptômes représentatifs de notre société aux traits et «
courants » paradoxaux pathogènes.
Les conflictualités structurelles de tout couple, déjà évoquées,
seraient alors exacerbées, pour quelques-unes d’entre elles, par
certains de ces caractères fondamentaux de notre société. En effet, la
situation de plus en plus duelle des couples, désormais seuls
responsables de leur avenir, leur a fait perdre leur historique
encadrement institutionnel, souvent si écrasant, ce tiers symbolique,
également protecteur et agent d’une triangulation œdipienne
structurante, leur garantissant une stabilité et une durabilité. Certes,
mais au détriment de leur existence identitaire, du fait de leur
aliénation aux familles, Etats et Institutions religieuses. Une situation
médiane satisfaisante serait à rechercher. Et si ces caractéristiques
de notre société et de nos couples, étaient également celles d’une des
nombreuses et inévitables périodes critiques de l’Histoire occidentale,
donc porteuse, à l’état naissant, de changements ?
Réflexions complémentaires
Notre société « en crise » est, par là-même, en cours d’évolution, de
changements, rapides et quasi-permanents, du fait de ses aspects
systémiques auto et réorganisateurs devenus « hypercomplexes »
selon le sociologue Edgar Morin (1984). Elle vit des expériences de
ruptures, corrélatives d’un échec du « travail de continuité » assuré
par l‘héritage culturel, et des transformations, déorganisatricesréorganisatrices qui sont fragilisantes, attaquant et ébranlant ses
principaux garants « métapsychiques » et « métasociaux » (familles,
Eglises, Etats, modèles de pensée et de conduites, notamment), et
nos couples contemporains sont bien évidemment pris dans ces
turbulences historiques et socioculturelles incontrôlables, emportés
par ces courants désintégrateurs-réintégrateurs, forces sociales de
déliaison et reliaison. En conséquence, nos couples contemporains,
fragiles, instables, mouvants et polymorphes sont-ils devenus, eux
aussi, « hypercomplexes », intégrant donc les propriétés de l‘ «
hypercomplexité » ? Quelles en sont les incidences sur le travail de
couple et ses formes nouvelles ? La notion d’échec est-elle ou reste-telle alors pertinente ? Et dans l’affirmative, selon quels critères ?
Rappelons brièvement que le travail de couple, notion que nous
avons introduite dans Le couple et son histoire (2011), est une notion
interdisciplinaire s’efforçant de rendre compte de manière cohérente
et unifiée des registres différents de réalité que vit tout couple,
exigeant donc de ses membres un travail, tant au sein de chacune de
ces réalités communes et partagées ( psychique, corporelle-sexuelle
et socioculturelle), que dans leurs interrelations, mais aussi dans
l’articulation avec celui réalisé par le partenaire conjugal. Or, ce
travail de couple réalisé conjointement par le Moi de chaque
partenaire, se trouve inévitablement dans un rapport dynamique
antagoniste avec le
travail individuel, au service du sujet.
Réapparaissent ainsi l’un des conflits fondamentaux de tout couple
entre les « intérêts individuels » et les « intérêts du couple ». Quelle
part chacun consacrera-t-il, ou plutôt, désirera-t-il et pourra-t-il
consacrer au couple, sans vivre un danger personnel ? Question
d’autant plus paradoxale que, d’une part, notre société valorise
l’individu et ses intérêts, dans le cadre inédit d’une égalité des sexes
– mais
néanmoins érige le couple en référence centrale (à
différencier de la relation intersubjective conjugale) tandis que le
célibat ne représenterait pas un modèle de vie – et d’autre part la
durabilité conjugale est conditionnée par la qualité même de ce
travail conjoint de couple. Ce problème de durée est d’autant plus
important que le sentiment d’ennui menace tout couple et que
l’espérance de vie s’allongeant, le vieillissement conjugal est une des
perspectives. Aussi, nous pensons tout de même que la souffrance,
l’insatisfaction, la rupture conjugale précoce, les multiplications
croissantes de couples nouveaux sont des signes patents d’un échec
du travail de couple, notamment par insuffisance conjointe, voire
unilatérale, et rendu d’autant plus difficile par la fragilité voire la
défaillance de ses garants symboliques traditionnels et l’absence de
référents substitutifs.
Par ailleurs, nous repérons une crise des modèles identificatoires, à
travers l’attaque de leurs garants métapsychiques et métasociaux. Le
modèle traditionnel de leurs couples parentaux,
une de leurs
nécessaires et inévitables sources d’inspiration, entre en conflit et en
concurrence avec leur désir de s’en affranchir pour inventer, créer
leur « modèle conjugal » répondant à des aspirations strictement
individuelles et subjectivantes, mais aussi en « conformité » avec les
nouveaux modèles véhiculés par les médias. D’où une crise
contemporaine des « modèles conjugaux » productrice de
changements et de transformations se traduisant par l’émergence de
multiples formes de conjugalités.
Enfin, corrélativement, nous constatons, depuis quelques années, un
nombre croissant de couples venant nous consulter, de plus en plus
jeunes et de plus en plus tôt, dans leur histoire de couple, souvent à
l’initiative de la femme. Ces consultations témoignent non seulement
d’un échec du travail de couple, mais également d’un souci
contemporain plus marqué accordé à la qualité de la vie conjugale, de
même que des attentes et exigences à son endroit, inédites
jusqu’alors dans l’Histoire occidentale.
L’acting extraconjugal : facteur
symptomatique à une crise ?
de
crise
et/ou
solution
L’ « acting extraconjugal » ou aventure ou histoire amoureuse
extraconjugales peuvent surgir à différents moments de l’histoire du
couple, chez l’homme et /ou chez la femme.
En effet, il ou elle peut survenir à titre préventif, pour limiter
d’emblée la densité de la relation amoureuse, donc comme modalité
protectrice contre des fantasmes prégénitaux tel que celui d’être
absorbé, dévoré par l’objet amoureux et celui d’être envahi par
l’objet-couple. Ce qui conduit à multiplier les partenaires secondaires.
En dehors d’une période critique, individuelle ou conjugale, si le
partenaire le ou la donne à voir et à savoir, avec une dimension
exhibitionniste, cela peut s’inscrire dans le cadre d’un jeu pervers,
tant exhibitionniste-voyeuriste que sado-masochiste, avec son
conjoint que celui-ci peut rejeter ou accepter implicitement. Dans ce
dernier cas il pourra, par identification à son partenaire, en tirer une
satisfaction fantasmatique – ce scénario répondrait alors à une
distribution inconsciente des rôles où l’un est désigné pour agir le
fantasme de l’autre, (fonction phorique de Kaës, 2007), les deux se
satisfaisant selon deux modes différents, direct et fantasmatique. En
revanche, s’il ou si elle reste secret(e), sans dimension conjugale
notable, il pourrait avoir une signification symptomatique plus
individuelle, telle qu’une modalité défensive contre l’angoisse de
castration, une relation orale primaire perturbée se traitant par une
relation génitale compulsive, un désir de conquête ou la crainte du
fantasme incestueux.
Il peut aussi se comprendre par une
insatisfaction débutante, avec impossibilité d’introduire des
composantes perverses dans la vie érotique conjugale, donc de
satisfaire certains fantasmes.
En période de crise, individuelle et/ou conjugale, s’il y a fragilisation
personnelle, mouvement dépressif ou disconfirmation narcissique par
le partenaire, il/ou elle peut rechercher cette réassurance et/ou cette
confirmation narcissiques perdues auprès d’un(e) autre. Dans ce cas,
la quête d’apport et de confirmation narcissiques prévaut sur la
satisfaction érotique. Mais l’on peut aussi rechercher un état
amoureux perdu et impossible à revivre avec son conjoint, cette «
lune de miel », cette « illusion groupale » largement émoussée.
L’érotique se combine alors au narcissique.
Cet acting ou cette histoire peuvent également avoir une visée
hostile, cherchant à disqualifier l’autre devenant un objet de haine,
support de projection des parties mauvaises et récusées de soi.
Il ou elle peut survenir après la naissance d’enfant(s), les amants
devenant des parents ; ce qui suppose un bouleversement de
l’économie libidinale du couple, la nouvelle mère surinvestissant son
ou ses enfants avec un possible et relatif désinvestissement, tant
érotique que narcissique de son conjoint, dont la nouvelle figure de
père réveillerait la crainte du fantasme incestueux et il pourrait en
être ainsi, réciproquement, pour l’homme.
Evoquons également chez un partenaire conjugal hétérosexuel
l’existence
d’acting(s)
ou
d’histoire(s)
extraconjugal
ou
extraconjugaux avec des partenaires homosexués. Cette situation
complexe trouve un éclairage dans l’économie pulsionnelle de tout
sujet, et ses remaniements au fil des évènements de sa vie, soustendus par la mobilité de ses investissements libidinaux, tant
homosexuels qu’hétérosexuels. D’autres voies de compréhension
seront bien évidemment à investiguer.
Envisageons l’histoire d’Alice et Jean
ALICE ET JEAN
Ils sont venus me consulter dans une situation éminemment critique,
adressés par un sexologue qui suivait Jean. Il y a quelques temps,
peut-être un an, Alice exprime à son mari le désir d’avoir une
aventure extraconjugale, de connaître une expérience érotique avec
un autre homme. Cela ne lui plaît guère, mais peut le comprendre
étant donné la période critique existentielle qu’elle traverse. Toutes
les femmes de cet âge passent par là, pense-t-il ! Aussi, il accepte sa
demande et considère qu’il lui fera ainsi un « cadeau d’amour ». La
seule condition posée étant qu’elle devra être purement érotique et
de courte durée. Certes, mais le problème actuel est que cette
relation perdure et Alice semble attachée à cet homme. Il vit très
douloureusement cette situation qu’il ne peut contrôler, ce qui le
blesse narcissiquement. Pour sa part, Alice n’est pas très au clair, se
montre indécise, ne sachant plus ce qu’elle doit faire, à la fois
attachée à cette relation extraconjugale et demeurant néanmoins
amoureuse de son mari. Elle ne peut quitter ni l’un ni l’autre pour le
moment.
Quelques éléments historiques et biographiques sur le couple
Ils se rencontrent il y a 20 ans à Paris lors d’un dîner avec des amis.
Alice est alors âgée de 22 ans, séduisante esthéticienne vivant en
Belgique. Jean a 35 ans, négociant en vins, divorcé, un enfant dont il
n’a pas la garde, très riche à cette époque. Il vit un coup de foudre,
ce qui n’est pas partagé par Alice qui ressent cette première
rencontre différemment. Néanmoins, elle est attirée par cet homme
rassurant, très intelligent, généreux et fiable, sur lequel elle pourrait
se reposer. Tandis que pour Jean, Alice est une si belle femme.
Hormis sa sensualité et son intelligence, il a été ému et touché par sa
sensibilité et sa fragilité.
Leur histoire débute alors très rapidement, Jean envahissant Alice de
cadeaux et de discours amoureux. Ils s’installent très vite ensemble.
Il en est d’autant plus surpris qu’il n’avait pas envisagé de « refaire
sa vie » mais plutôt d’avoir des histoires sans grande importance.
Quoi qu’il en soit, il était inenvisageable qu’il se remariât. Et pourtant
Au sujet de cette vie de couple, elle exprime tout de même une
certaine réserve mais néanmoins l’accepte. Elle conservera toutefois
une forte ambivalence dont la composante hostile demeurera
inconsciente et bien contre-investie, mais pour un temps indéterminé.
Elle exprime très vite un désir d’enfant auquel il ne s’oppose guère.
Naîtront ainsi Jules, puis Claire, trois ans plus tard, et Alice s’y
consacrera pleinement, au risque de perdre son autonomie. Ils vont
vivre des années conjugales et familiales très heureuses, a priori. A
distance, Alice prendra conscience d’une certaine aliénation tant dans
son couple que dans sa vie familiale, ce qui déterminera son entrée
dans une période de crise profonde, personnelle et conjugale. Tandis
que Jean va vivre de graves difficultés professionnelles
s’accompagnant d’une forte baisse de ses revenus. Ils quitteront la
France pour le Canada où il tentera de « se refaire une situation ». Il
y parviendra partiellement, mais la crise conjugale est sévère et
profonde. Elle évoque la séparation et il ne supporte pas cette idée au
point de vouloir se suicider. Ils consultent un thérapeute de couple
puis entreprennent un début de thérapie qui s’interrompra
prématurément. Après quelques années, ils retournent en France,
seulement avec Claire, devenue une adolescente de 15 ans, tandis
que leur fils Jules, alors âgé de 18 ans, poursuit ses études. A Paris,
c’est la crise conjugale qui perdure et s’intensifie. Après avoir repris
des études quelques années auparavant, Alice est devenue
puéricultrice. Elle a très vite trouvé un emploi dans une crèche, tandis
que Jean se retrouve sans emploi, dans une situation financière très
précaire. C’est dans ce contexte qu’elle évoque le désir d’une relation
extraconjugale. La rencontre de son amant, « autorisée » et « offerte
» par son mari et la prolongation « imprévue » de cette relation
extraconjugale vont aggraver d’autant plus la crise conjugale. En
effet, la durée inattendue de cette relation ne convient pas à Jean et
l’inquiète. Il a demandé à Alice de l’interrompre, mais elle s’y oppose,
ne le peut pas. Elle est dans le doute. Elle se sent perdue, indécise,
tiraillée entre la pression de son mari et les manipulations perverses
de son amant, qui lui sert aussi d’instrument de distanciation,
d’affranchissement et de pouvoir de décision par rapport à l’emprise
exercée par son mari. Jean est plongé dans une telle souffrance qu’il
va contacter la femme de cet amant, discuter de la situation, de son
mari et cette femme lui révélera qu’il est pervers, qu’il joue avec
plusieurs femmes et qu’elle le sait bien. Jean en informe Alice qui est
exaspérée devant le comportement intrusif de son mari. C’est dans ce
contexte qu’ils me consultent. En fait, ils sont dans une telle détresse
qu’ils m’attribuent un rôle de thérapeute de couple d’urgence.
Alice
Née en France, aînée d’une fratrie de deux enfants, avec un frère plus
jeune de deux ans, sa mère tombe rapidement malade et sera trop
fréquemment hospitalisée en hôpital psychiatrique pour des
décompensations
dépressives.
Sa
maladie
est
assez
tôt
diagnostiquée. Alice est alors toute jeune quand son père les
abandonne. Devant cette situation, ils partent en Belgique chez sa
grand-mère maternelle qui jouera un rôle majeur dans son enfance et
adolescence. Elle s’occupera de ses petits-enfants car la mère en sera
incapable. Mais cette grand-mère est dans le contrôle et l’emprise qui
deviendront insupportables à Alice. Elle quittera le plus tôt possible
cette ambiance familiale pathogène, source de dangers et
d’insatisfactions multiples. Après son baccalauréat, elle entreprendra
des études d’esthéticienne tout en faisant des « petits boulots »,
rencontrera des hommes, sans désir de construire une vie de couple
jusqu’à sa rencontre avec Jean. Mais même avec lui, elle ne désirait
pas de vie couple au début, étant indécise et probablement avec la
crainte de s’y enfermer et de se sentir de nouveau sous emprise.
Cette enfance désastreuse d’Alice, marquée par une très probable
dépression, semblait alors irréparable. Son couple avec Jean et son
désir de maternité devront donc réparer la petite fille fortement
endommagée par les carences parentales primaires ayant déterminé
des traumatismes narcissiques précoces demeurés non élaborés (V.
Garcia, 2012). La fonction antidépressive du couple et de la maternité
s’avérant alors manifeste.
Jean
Il est né dans une famille dont le père, juif d’origine polonaise, a été
déporté dans un camp de concentration durant la seconde guerre.
Présenté à la fois comme un héros et un coureur de jupons, il a
infligé à Jean quelques mauvais traitements qui font de lui l’objet
d’une forte ambivalence. Sa mère est décrite comme inintéressante,
distante, peu affectueuse. Jean est situé au milieu d’une fratrie de
trois frères qui ont pour la plupart acquis une situation
professionnelle satisfaisante. Après des études supérieures de
commerce et d’œnologie, il deviendra un négociant en vins prospère.
Il a donc souffert d’un manque d’amour de la part de sa mère – qu’il
fallait partager avec ses frères, engendrant une rivalité féroce, – et
de violences de son père, autant admiré qu’haï. Il ne lui pardonnera
pas, par ex., qu’il ait pu faire souffrir sa mère par ses nombreuses
aventures extraconjugales. Il s’est marié à l’âge de 25 ans et est
devenu père d’un fils. Cependant, il se séparera assez tôt et
redeviendra célibataire, ne souhaitant plus se remarier et encore
moins avoir d’autres enfants.
Structuration de leur couple et aspects inter-transférentiels
Leur rencontre fut thérapeutique, à finalité principalement réparatrice
et antidépressive. C’est probablement le principal « contrat groupal »
de leur alliance inconsciente dite défensive (Kaës, 2009). Il s’agissait
pour tous deux de réparer traumatismes, souffrances et manques, de
nature essentiellement narcissique, ayant engendré des affects
dépressifs, par l’objet amoureux et par leur couple. C’est ce que j’ai
découvert assez vite au cours de notre travail et je leur ai
communiqué très tôt cette interprétation, sans doute prématurée
compte tenu de leur évolution aussi bien individuelle-intrapsychique
que conjugale.
En effet, Alice, à travers sa maternité, réparait les carences
maternelles primaires. Comment ? En s’identifiant à ses enfants, sur
le mode de l’identification projective, et en jouant le rôle d’une bonne
mère, elle répare tout à la fois sa mère défaillante et, en tant
qu’enfant, profite enfin des soins bienveillants et fiables d’une «
véritable » mère. Ce qui explique pour une part l’investissement
massif de sa fonction maternelle, séduisant ainsi profondément Jean.
En outre, la présence de son mari, bien que très contrôlante, ce dont
il n’est pas conscient, répare aussi le vécu d’abandon paternel d’Alice.
Cette composante transférentielle paternelle, quoique surestimée et
surinvestie par Jean, joue un rôle notable. Mais elle s’associe à un
transfert grand-maternel, par ce contrôle et cette emprise que vit
douloureusement Alice, avec au demeurant, quelque ambivalence. En
effet, je devine l’existence d’une haine inconsciente d’Alice à
l’encontre des hommes issue d’une haine première dirigée à
l’encontre de son père qui l’a et les a abandonnés. Pour ne pas
évoquer également l’existence de puissantes motions de haine envers
sa mère incompétente et
défaillante. Quant aux besoins de
réparation de Jean, l’amour exclusif d’Alice doit combler le manque
que lui a infligé sa mère, source de blessures narcissiques restées
béantes. Cependant, ces aspects réparateurs de leur organisation
psychique conjugale n’effaceront pas le courant profond de haine
inconsciente, persistante et fortement contre-investie par un amour
exprimé consciemment, essentiellement par Jean. La haine infantile
de sa mère est indestructible et transférée sur Alice, mais d’autant
plus contre-investie par un amour et des attentes d’exclusivité,
comme par des attitudes de possessivité. Ainsi, cet amour est dominé
par une forte composante anale. C’est pourquoi ce qui les réunit,
outre un besoin de réparation, c’est également une haine
inconsciente du parent de sexe opposé transférée sur le partenaire et
fortement contre-investie par des motions tendres et érotiques. Plus
précisément, nous comprenons qu’ils partagent tous deux une
profonde et intense haine inconsciente dirigée à la fois vers le parent
de sexe opposé et vers celui de même sexe. Ce qui me laissait
imaginer et anticiper un transfert individuel et conjugal fortement
ambivalent, marqué par des attentes de soins, de bienveillance
narcissique et de motions hostiles. En effet, il se manifesta assez tôt
chez Jean. Il s’agissait d’abord d’un transfert paternel, caractérisé par
l’expression d’une admiration : « Vous êtes très intelligent, un très
bon pro; vous ne vous laissez pas distraire ni envahir par les détails.
» Lorsque je leur ai communiqué une première interprétation au sujet
du scénario qu’ils ont élaboré ensemble sur la relation extraconjugale
d’Alice qui était considéré par Jean comme étant un « cadeau
d’amour », donc une manière d’être dans une position active et de
maîtrise, il y réagit en me disant qu’il était « à 90% d’accord avec
moi » ! Tandis qu’Alice était admirative de ma capacité à avoir saisi
aussi vite la situation et dans une présentation synthétique de ma
compréhension. Un autre élément transférentiel hostile fut sa
manière de contester certaines interprétations, probablement trop
précoces par rapport à sa propre évolution et à celle de notre travail
commun. En particulier, lorsque je lui dis qu’il a besoin de maîtriser
et de contrôler Alice, il s’y oppose vigoureusement. D’autant plus qu’il
a toujours eu l’impression d’être très libéral avec elle, la laissant faire
ce qu’elle veut, certes, mais dans certaines limites fixées à l’avance.
Alice me comprend parfaitement et souscrit à mon interprétation. Ce
contrôle la renvoie à celui de sa grand-mère. Il contestera d’autres
interventions de ma part. Par ailleurs, son besoin de phagocyter le
temps de chaque séance, qu’il prépare et attend avec impatience au
surplus, me laisse imaginer une réactualisation aussi bien intertransférentielle d’ordre fraternel que transférentielle de type
maternel, sur ma personne. En effet, comme dans l’univers familial
de son enfance, il lui faut en séance, en ma présence maternelle
disponible et bienveillante, capter mon attention au détriment de sa
femme, dans le cadre d’une douloureuse rivalité fraternelle. Cette
monopolisation de la parole et de l’attention, s’inscrivant dans ce
double registre inter-transférentiel de rivalité fraternelle féroce et
transférentiel maternel bienveillant et réparateur, suscite en moi des
affects et des attitudes contre-transférentiels très ambivalents, tant
de sollicitude que d’irritation et d’injustice à l’égard d’Alice. Ce qui me
permet ainsi de me représenter les carences de soins dont elle a pu
souffrir.
Ayant repéré assez tôt ces jeux transféro-contretransférentiels, je suis tout de même amené à devoir régulièrement
interrompre Jean pour offrir la parole à Alice, notamment pour lui
demander comment elle ressent le besoin de Jean d’occuper autant
de temps de parole. Ce qui ne l’étonne pas. Elle revit là des
frustrations et des injustices bien anciennes, de même que Jean
exprime de cette façon un besoin d’amour exclusif, celui dont il a été
privé par ses parents et ses frères. Toutefois, je me dis aussi qu’en
devant interrompre de manière récurrente Jean, et lui-même, en
persistant dans cette attitude transférentielle, il se met dans une
position infantile masochiste, se faisant punir, pour ainsi dire, par une
figure tant maternelle frustrante, que paternelle sadique, auteur de
mauvais traitements.
Un autre aspect compliqué du transfert conjugal fut qu’étant
puéricultrice, Alice était assez proche de la « psy », si bien que Jean
ressentait une certaine complicité entre nous, la formation d’un
couple dont il est exclu, réactualisant un vécu œdipien douloureux. Ce
qu’il cherchait à compenser en se targuant de lire et d’avoir lu un
nombre considérable d’ouvrages sur telle et telle question, comme
d’avoir lu et écouté une de mes précédentes conférences sur le
couple.
La position d’Alice à l’égard de Jean n’est pas simple. D’une part, elle
se sent enfermée, contrôlée, étouffée, envahie par lui, ce qu’elle
rejette et ne veut plus, revendiquant une liberté, d’autre part, elle se
sent très attachée à lui, lui voue une énorme gratitude, mais le
considère également comme un enfant en quête d’amour et de
reconnaissance, qui la fait rire par certains aspects, par son
intellectualisation excessive et vaine s’efforçant de tout comprendre
d’elle. En fait, nous comprendrons très vite qu’Alice n’accepte plus
que Jean exerce un contrôle sur sa vie personnelle, tant sur le plan
professionnel que personnel. Et c’est un des sens latents de sa
relation extraconjugale qui perdure contre toute attente pour Jean.
Dans cette perspective, elle représente une figure maternelle qu’il
doit « posséder » pour lui seul. Mais à présent, elle lui échappe et
cela lui est insupportable à tel point qu’il lui a demandé de vivre dans
un autre appartement dont il est propriétaire, mais situé dans le
même immeuble. Tant qu’elle entretiendra sa relation, ils resteront
séparés de cette manière. Ce qui ne les empêche pas de poursuivre
une vie érotique ensemble par intermittences.
Hormis leur besoin commun de réparation, ils sont aussi animés d’un
fantasme œdipien inconscient, commun et partagé, de triomphe sur
les parents défaillants : « Nous serons de meilleurs parents que nos
propres parents » suggérant la constitution d’une alliance
inconsciente offensive (Kaës, 2009) et s’ajoute à cela, pour Jean,
celui d’être un bien meilleur mari avec sa femme que son père avec
sa mère. Et pour Alice, d’être une meilleure mère que sa propre
mère, de même que d’être une femme capable de garder son mari,
contrairement à sa mère. Mais également pour chacun d’eux, de
posséder pour soi exclusivement, le parent de sexe opposé.
Cette notion d’exclusivité m’invite à une autre réflexion : Alice a
évoqué en séance les difficultés relationnelles de Jean dans la vie
sociale, le peu d’amis qu’ils avaient, le fait qu’ils vivaient surtout
entre eux. Tandis qu’elle ressentait le besoin d’avoir son groupe de
copines.
Quelques considérations sur les identifications et la bisexualité
Jean parlera spontanément de son côté féminin qui lui plaît et dont il
profite avec Alice. Je fantasmais alors un scénario dans lequel Alice
aurait une position active et Jean une position passive, répétant ainsi
dans sa réalité conjugale un fantasme infantile inconscient avec sa
mère.
Par ailleurs, sur le plan des identifications, Jean adoptait
inconsciemment un rôle maternel réparateur auprès d’Alice, lui qui
était fixé sur un rôle paternel. Mais, sur le plan inter-transférentiel,
elle identifie aussi Jean à la figure de sa grand-mère maternelle
contrôlante et enfermante, réveillant alors des angoisses «
claustrophobiques ». Probablement aussi, Jean en endossant le rôle
d’une bonne mère auprès de son épouse, se projette en elle en tant
qu’enfant ce qui lui permet, par identification projective, de trouver
une satisfaction fantasmatique : enfin, le manque d’amour infligé par
sa mère est réparé. Dans ce couple formé avec Alice, il répare donc
deux enfants, elle et, à travers elle, l’enfant blessé qu’il a été aussi,
en assumant le rôle d’une bonne mère.
Pour sa part, si Alice joue tantôt le rôle d’une mère frustrante avec
Jean, lors de la relation extraconjugale, elle représente
probablement, dans l’inconscient de Jean, la figure du père aux
nombreuses femmes, faisant souffrir son épouse. Jean est ainsi mis
dans la position masochiste de sa propre mère subissant les
conquêtes féminines de son mari joué par Alice. Ce qui réveille des
motions hostiles infantiles inconscientes chez lui qui s’expriment dans
leur vie conjugale actuelle. En fait, j’ai l’impression que toute son
hostilité actuelle comprend pour une grande part une origine infantile
dirigée contre son père et son attitude à l’égard de sa mère. Dans
cette position et ce rôle, Alice semble jouir d’un pouvoir, celui de
décider, par conséquent de ne plus subir le désir d’emprise et de
contrôle de son mari. Ainsi, sa phallicité mise en sommeil jusqu’alors
s’éveille et s’affirme de cette manière. En outre, dans un mouvement
identificatoire à son père abandonnant, elle met Jean dans la position
d’enfant qu’elle a été et qui a subi cette expérience traumatique,
comme, du reste, dans une identification à sa mère dépressive et
absente de manière récurrente, elle fait subir son instabilité, son
indécision et ses absences à son mari identifié là à la petite Alice.
Tout cela dans un jeu inter-transférentiel déterminé par une
compulsion de répétition de « prototypes infantiles » (Freud, 1911)
Ainsi, nous retrouvons dans cette structuration inter-psychique de
leur couple :
la participation de composantes narcissique, prégénitales et
œdipienne ;
la présence d’alliances inconscientes – tant structurantes, leur
« contrat narcissique » du début de leur histoire, que défensives,
autour du refoulement de leur haine œdipienne bien contre-investie,
et hors refoulement, avec déni de leurs carences parentales primaires
à valeur traumatique déterminant de communes failles narcissiques,
des affects dépressifs, mais également offensives (être ensemble de
meilleurs parents que les leurs).
-
la mobilisation de la bisexualité de chacun des partenaires ;
de même que la présence de fantasmes inconscients, communs
et partagés, construisant leur réalité groupale, tels que celui d’une
symbiose, réparatrice des carences et traumatismes narcissiques
précoces non élaborés, mais aussi un fantasme prégénital de
possession mutuelle, enfin un fantasme œdipien de triomphe sur le
parent de sexe opposé et sur les parents défaillants : « Je serai une
bien meilleure mère et épouse que ma mère; je serai un meilleur
père et un meilleur mari que mon père ; nous serons un bien meilleur
couple marital et parental que nos parents. »
Durant cette brève thérapie, alors sans emploi et dans une situation
financière plus que précaire, Jean a repris contact avec d’anciens
collègues canadiens qui lui ont proposé de participer à un projet
autour de la promotion de vins, assez intéressant selon lui. Il devra
donc effectuer un prochain voyage là-bas. A son retour, ce projet
l’enthousiasme et il exprime son souhait de retourner vivre au
Québec, où son fils aîné poursuit ses études. Mais Alice ne le souhaite
pas. Elle ne s’est pas encore dégagée de son actuelle histoire
extraconjugale et sur le plan professionnel, elle envisage une
évolution. Aussi, la poursuite de notre travail est mise en danger et,
de nouveau je suis mis en position de thérapeute de couple
d’urgence. Leur prochain voyage au Canada pour assister à une fête
d’amis en marquait une première étape. Ils devaient me recontacter
à leur retour, avec l’éventualité de reprendre quelques séances, avant
le départ définitif de Jean. Il se trouve que pour lui, un des objectifs
de cette thérapie fut l’interruption de cette relation extraconjugale et
la « réintégration-récupération » d’Alice au sein du couple. Ce ne fut
pas le cas. D’une part, elle ne l’a pas encore interrompu, d’autre part,
elle ne souhaite pas retourner vivre au Québec. Ce qui est décevant
et blessant pour Jean, contraire à son programme préalablement
établi dans son esprit. Elle cherche, en effet, inconsciemment, à
mettre en échec le désir de maîtrise et d’emprise de son mari, ce qui
s’articule avec la réactivation d’une dépression ancienne.
Ne m’ayant pas recontacté comme convenu à leur retour à Paris, je
n’ai malheureusement plus de nouvelles d’eux.
Que penser et comment penser ces liens entre extraconjugalité et
crise conjugale offerts par ce fragment d’histoire du couple, Alice et
Jean, durant ces quelques mois de thérapie ?
Au préalable, nous ne savons quasiment rien de la nature et du
contenu de cette histoire extraconjugale : est-elle de nature
exclusivement érotique, comme elle avait été antérieurement «
programmée » ? Hormis des bénéfices narcissiques certains,
comporte-t-elle une dimension tendre, des aspects affectifs diversifiés
et nuancés, intellectuels et culturels partagés, en particulier. Ou
encore, s’agirait-il des débuts d’une véritable histoire amoureuse ?
Ce qui nous interroge au demeurant sur la formulation d’une
définition pertinente de l’extraconjugalité, sa nature, son contenu, la
circonscription nécessaire de son champ, donc son polymorphisme,
mais aussi sa probable polyvalence fonctionnelle, notamment
« paracritique », de même que sa surdétermination.
Nous observons que l’aventure extraconjugale
manifestement dans un cadre multiple :
d’Alice
s’inscrit
- celui de sa propre histoire marquée par des étapes critiques dont
celle qu’elle traverse depuis quelques années : en effet, Alice est très
probablement en cours de remise en question et vit des changements
psychiques sur fond d’éléments dépressifs probables.
- celui de son histoire conjugale avec son mari, caractérisée
également par une période critique liée à un certain nombre de
facteurs parmi lesquels : la situation professionnelle et financière
précaire de Jean déterminant la désidéalisation, le deuil d’une figure
paternelle admirable et fiable, mais aussi une insécurité réactivant
des angoisses et traumas précoces ; l’adolescence de leurs enfants
réveillant les douleurs de la sienne,
le chemin vers leur
autonomisation qu’elle vit probablement comme un nouvel abandon
et la perte d’un rôle maternel si valorisant ; un nécessaire
remaniement de leurs alliances conjugales et de leur fonctionnement
;
- celui du transfert sur son mari, au sein de l’inter-transfert conjugal,
et ses diverses figures que nous avons découvertes au cours de notre
bref travail commun. Ainsi : Jean représentant la grand-mère
maternelle avec son contrôle et son emprise qu’il faut mettre en
échec avec un sentiment de triomphe narcissique ;
Jean
représentant Alice enfant, abandonnée par sa mère, lors des
nombreuses hospitalisations, mais aussi par son père. Elle rejoue
alors avec son mari, dans l’ « ici et maintenant » de leur névrose
inter-transférentielle, cette situation traumatique ancienne vécue sur
un mode passif, non symbolisée, non élaborée, mais en adoptant un
rôle actif, celui de la mère et du père « primaires », (V. Garcia, 2012)
défaillants et abandonnants, et réactivant ainsi chez Jean des
blessures narcissiques et œdipiennes ; mais aussi Jean représentant
la figure du père œdipien qui l’a trahie en l’abandonnant pour une
autre femme imaginaire. La fille œdipienne qui revit actuellement en
Alice, épouse et mère, va se venger sur la figure transférentielle de
son mari et, à son tour, le rendre jaloux. Sa phallicité s’exprime alors
pleinement dans ce scénario œdipien.
En outre, rappelons qu’il s’agit d’une histoire extraconjugale élaborée
tant par Alice que par son couple, donc une construction conjugale où
Jean participe activement et de diverses manières, réveillant ainsi
leur problématique œdipienne. Si l’une des significations de cette
aventure extraconjugale, mise au jour, fut pour Alice de prendre de la
distance par rapport à son mari, d’échapper à son désir de maîtrise et
d’emprise et d’entamer un véritable mouvement de séparationindividuation puis de subjectivation et d’affirmation narcissique
prenant la forme d’une revendication phallique,
cette fonction
défensive est alors un échec. D’autres fonctions et significations sont
bien envisageables. Notamment, la recherche personnelle de
satisfactions narcissiques, érotiques, d’ordre prégénital et génital,
mais aussi tendres. Ce qui interroge la problématique de la séduction,
du désir et de la séduction chez ce couple, au stade de leur histoire et
eu égard à leurs attentes et besoins mutuels. Nous avons également
identifié des aspects dépressifs chez Alice qu’elle pourrait traiter par
un « tiers extraconjugal », de même qu’un mouvement sadique dans
l’attitude d’Alice à l’encontre de Jean, par la durée de son histoire et
l’exercice du pouvoir de décider de la poursuivre ou de l’interrompre.
Ce qui l’aide certainement aussi à une restauration narcissique, bien
nécessaire.
Cette forme d’extraconjugalité vécue par Alice doit aussi être
envisagée dans le cadre de leur travail de couple.
Aussi, historiquement située, exprime-t-elle un échec de leur travail
de couple ? Et de quel échec s’agirait-il ? Quel en serait sa nature et
dans quel secteur de leur vie conjugale se manifesterait-il, corporelsexuel, socioculturel ou psychique ? La fonction conjugale de
réparation, théorisée par V. Garcia (2011), traduite par un fantasme
inconscient de symbiose qui traite leurs angoisses d’abandon et
restaure leur narcissisme, serait-elle en cause, de même que le
fantasme commun et partagé de triomphe œdipien sur leur couple
parental et sur le parent de même sexe ? En outre, si l’on peut parler
d’un échec de leur travail de couple, existait-il depuis nombre
d’années, sans autre expression patente ?
Il nous semble plutôt qu’Alice aurait privilégié son travail de couple
au détriment de son travail individuel, donc au service de ses «
propres intérêts », d’où un déséquilibre entre ces deux composantes
psychiques chez Alice, ce qui n’est pas le cas chez Jean, du fait de ses
investissements professionnels prévalents. De plus, l’emprise exercée
par Jean a altéré leur fonction mutuelle de réparation. Leur fantasme
symbiotique s’est transformé en « prison conjugale » pour Alice et en
amour, sur le mode régressif anal, celui de la maîtrise et de la
possession de l’objet, pour Jean. En cela, il y a en effet échec de leur
travail de couple. De plus, les difficultés professionnelles rencontrées
par Jean ont eu des incidences sur la vie conjugale et familiale, de
même que sur les représentations et investissements d’Alice à
l’endroit de son mari. Il l’a déçue et inquiétée. Il n’est plus aussi fort
ni fiable. Ce qui réactive une position masochiste chez Jean qu’il a eu
auprès de son père comme de sa mère selon des modalités
différentes. Ainsi, il a réveillé des angoisses, des traumas précoces et
des affects dépressifs chez son épouse, ce qui a probablement
déterminé l’entrée en crise de leur couple donc l’exacerbation de
certaines conflictualités conjugales structurelles – jusqu’alors
atténuées par divers compromis, individuels et intersubjectifs –
conduisant à une rupture d’équilibre donc à une situation d’instabilité
et de remise en question de leurs modes de structuration conjugale
et de leur fonctionnement.
Quelques réflexions conclusives
Au terme de notre exploration pluri et interdisciplinaire de la crise de
couple, nous découvrons ainsi la complexité de sa réalité, à travers
son essence composite, sa situation temporelle variable dans le cours
de l’histoire conjugale et de chacun des partenaires, son
polymorphisme et ses variations d’intensité d’expression, l’intrication
de ses causalités multiples – aussi bien individuelles, intersubjectives
qu’historiques, sociales et culturelles, – ses fonctions, son devenir
pluriel et incertain, en particulier quant à ses incidences sur chacun
des membres et sur l’évolution du couple. Par ailleurs, la qualité du
travail de couple nous semble jouer un rôle majeur tant dans ses
capacités d’évitement de certains types de crise, conjoncturels et non
structurels, que dans l’atténuation de leur intensité, leur gestion et la
transformation mutative et maturante du couple et de leurs
partenaires.
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Bibliography
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Hachette Littératures « Pluriel ».
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: A. Eiguer (dir.) La thérapie psychanalytique du couple, Paris :
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Smadja E. (2011), Le couple et son histoire, Paris : PUF.
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SUMMARY
Ordinarily, a crisis is experienced by couples as an anguishing,
conflictual, painful state, maintained over time and marking more or
less a break in the stability and continuity of conjugal life. Moreover,
is it a matter of a crisis of one of the two partners having critical
repercussions on the couple, or of a strictly conjugal, autodetermined, even familial phenomenon, having then repercussions on
the parental couple? Furthermore, is not contemporary society in
crisis? It would particularly find expression in a crisis of its conjugal
models, thus fostering instability and vulnerability of couples who are
more easily becoming “crisis prone”. Finally, would not the couple be
just simply “naturally” “crisis prone”, considering its structural
conflictualities and the course of its existence, which, in the manner
of every growing, maturing and then ageing living being, is inevitably
marked by maturing critical stages.
So, from the start, exploring the crisis of couples requires inquiring
into the essence of every couple, on the synchronic as well as on the
diachronic level, as well as exploring the notion of crisis from a
twofold perspective: sociological and psychoanalytical. As concerns
our contemporary western society and its conjugal models, a sociopsychoanalytical interpretation will be proposed that will enable us to
shed a different light on the “crisis of couples”, that of our
contemporary couples. Finally, a clinical situation that is increasingly
frequently found nowadays is discussed: extra-conjugality, symptom
and/or factor in conjugal crisis, with the couple Alice and Jean. This
will provide an opportunity to reflect on one of the modes of the
contemporary triggering and expression of the western conjugal crisis
in connection with the work of the couple and its necessary
vicissitudes.
Key words
Couple – crisis – society – extra-conjugality
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RÉSUMÉ
D’ordinaire, la crise est vécue par les couples comme un état
douloureux, conflictuel et angoissant, s’inscrivant dans la durée et
marquant une rupture plus ou moins soudaine dans la stabilité et la
continuité de la vie conjugale. Au reste, s’agit-il de crise de l’un des
deux ayant des incidences critiques sur le couple ou bien d’un
phénomène strictement conjugal, auto-déterminé voire familial, ayant
alors des effets sur le couple parental ? Par ailleurs, la société
contemporaine ne serait-elle pas en crise ? Elle s’exprimerait, en
particulier, par une crise de ses modèles conjugaux favorisant ainsi
une instabilité et une vulnérabilité des couples qui deviennent plus
aisément « critiques ».
Enfin, le couple ne serait-il pas tout simplement, « naturellement »
critique, compte tenu de ses conflictualités structurelles et de son
histoire inévitablement scandée par des étapes critiques maturantes,
à l’instar du devenir de tout être vivant en croissance, en maturation
puis en vieillissement.
Aussi, explorer la crise de couple impose d’emblée d’interroger
l’essence de tout couple, sur le plan aussi bien synchronique que
diachronique, de même que d’explorer la notion de crise, dans une
double perspective, sociologique et psychanalytique. Quant à notre
société occidentale contemporaine et de ses modèles conjugaux,
nous en proposerons une lecture sociopsychanalytique qui nous
permettra d’éclairer différemment la « crise de couple », celle de nos
couples contemporains. Enfin, il sera exposé une situation clinique de
plus en plus fréquente de nos jours, l’extraconjugalité, symptôme et/
ou facteur de crise conjugale, avec le couple Alice et Jean. Ce qui
permettra de réfléchir sur un des modes de déclenchement et
d’expression contemporains de la crise conjugale occidentale dans ses
liens avec le travail de couple et ses nécessaires vicissitudes.
Mots clés
Couple – crise – société – extraconjugalité
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RESUMEN
Corrientemente, la crisis es vivida por la pareja como un estado
doloroso, conflictivo y angustioso, que se inscribe en la duración y
marca una ruptura más o menos repentina en la estabilidad y en la
continuidad de la vida conyugal. Por otra parte, ¿Se trataría de la
crisis de uno de los dos que incide de forma crítica en la pareja o bien
de un fenómeno estrictamente conyugal, auto-determinado, incluso
familiar, que tendría entonces efectos sobre la pareja de los padres?
Por otro lado ¿No estará en crisis la sociedad contemporánea? Se
manifestaría, en particular, por una crisis de sus modelos conyugales
favoreciendo así una inestabilidad y una vulnerabilidad de las parejas
que se vuelven más fácilmente “críticas”. Finalmente, ¿no sería la
pareja sencilla, “naturalmente” crítica, teniendo en cuenta sus
conflictualidades estructurales y su historia inevitablemente marcada
por etapas críticas madurativas, a semejanza de todo ser vivo a lo
largo de su crecimiento, maduración y envejecimiento?
Igualmente, explorar la crisis de la pareja impone de entrada
interrogar la esencia de toda pareja, tanto en el plano sincrónico
como diacrónico, así como explorar la noción de crisis, en una doble
perspectiva, sociológica y psicoanalítica.
En cuanto a nuestra sociedad occidental contemporánea y a sus
modelos conyugales, propondremos una lectura socio-psicoanalítica
que nos permitirá aclarar de forma diferente la “crisis de la pareja”, la
de nuestras parejas actuales. Finalmente, se expondrá una situación
clínica
cada
vez
más
frecuente
en
nuestros
días,
la
extraconyugalidad, síntoma y/o factor de crisis conyugal, con la
pareja Alicia y Juan. Esto permitirá reflexionar sobre uno de los
modos de puesta en marcha y de expresión actuales de la crisis
conyugal occidental en sus vínculos con el trabajo de pareja y sus
necesarias vicisitudes.
Palabras clave
Pareja - crisis - sociedad - extraconyugalidad
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