Un certain regard (3)€

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Un certain regard (3)€
Un certain regard (3)
L’Astronomie chinoise : au cœur du pouvoir
Tous les hommes, toutes les cultures se sont tournés vers le ciel, parfois pour des
raisons très différentes. Si notre héritage astronomique arabo-grec nous est familier, la culture
chinoise nous réserve quelques surprises. Le gigantesque Empire du Milieu, au savoir
millénaire, constitue en effet un réservoir quasi-inépuisable d’observations précises. Mais
comment et pourquoi l’Astronomie y jouait-elle un rôle prépondérant ?
1. Le ciel de Chine : l’astronome du passé
L’Astronomie chinoise possède quelques caractéristiques propres.
•
L’élaboration d’un système de coordonnées équatoriales, où l’ascension droite
était repérée grâce à 28 « pavillons » lunaires divisant l’Équateur céleste (28 était
aussi le nombre d’états divisant la Chine originelle), ce qui permit le
développement d’une astronomie de position, ainsi que l’établissement et
l’utilisation de catalogues stellaires dès le Ve siècle av. J.-C. Les Chinois sont
restés fidèles à ce système pendant des millénaires, ce qui a permis de transformer
facilement leurs coordonnées en unités modernes.
•
L’idée, conçue très tôt, d’un univers infini où les étoiles sont des corps flottant
librement dans l’espace.
•
La réalisation d’instruments d’observation (avec monture équatoriale dès le
siècle).
•
L’invention de l’entraînement horaire pour le prédécesseur du télescope – qui
n’était autre qu’un simple tube de visée ! –, ainsi que celle d’autres appareils
auxiliaires nécessaires à l’observation.
•
La tenue et l’archivage de chroniques d’observations précises, et ce pendant des
périodes inégalées dans le monde.
e
XIII
La première motivation de l’Astronomie chinoise était de mesurer le temps pour les
besoins agricoles. Pour ce faire, les Chinois adoptèrent un calendrier lunisolaire dès le
e
XIV siècle av. J.-C. L’année était divisée en 12 mois lunaires de 29 ou 30 jours, avec l’ajout
de temps à autre d’un 13e mois supplémentaire pour « recoller » au cycle solaire. Le jour était
quant à lui divisé en 12 shi égaux (équivalents à 2 de nos heures), et la période entre la fin du
crépuscule et le début de l’aube en 5 geng. L’utilisation systématique de ces divisions pendant
des siècles, même sous des dynasties différentes, permet une conversion aisée vers notre
calendrier actuel. Des écarts finissaient parfois par apparaître, et une refonte périodique du
calendrier était de temps à autre nécessaire : l’accession au pouvoir d’un empereur ou d’une
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nouvelle dynastie fournissait l’occasion rêvée pour une réforme, toujours bien documentée
dans les annales.
La deuxième finalité de l’Astronomie chinoise était de fournir des mesures destinées
aux prédictions astrologiques. Basée sur les événements imprévus, comme à Babylone,
l’astrologie chinoise nous a légué le recensement de tous les phénomènes éphémères, tels
l’apparition des comètes et des supernovae. Contrairement à ce qui se passait en Europe, ces
dernières ne déclenchaient pas de panique nationale, car elles représentaient un message des
dieux, qu’il fallait absolument interpréter. Pour éliminer les phénomènes périodiques, qui ne
les intéressaient pas, les astronomes chinois développèrent de véritables almanachs
astronomiques dès le IIe siècle av. J.-C. Le « Grand Commencement », premier système
complet au monde pour calculer les éphémérides (y compris les éclipses et les mouvements de
planètes), fut élaboré en 104 av. J.-C. : ce système était bien plus simple et précis que celui de
l’Almageste, et il comportait moins d’hypothèses subtiles : l’Astronomie chinoise est en effet
tout d’abord une science appliquée, très éloignée du fatras occidental de théories parfois
farfelues.
C’est là que se cache la différence principale entre Orient et Occident. Les Grecs
tentaient d’élaborer une théorie de l’Univers, réduisant parfois l’Astronomie à une branche
des mathématiques. Platon ne cherchait en rien à stimuler l’observation des cieux ;
l’utilisation des observations en tant que test des modèles théoriques n’est apparue que bien
plus tard. Au contraire, en Chine, le métier de philosophe n’était pas hautement considéré ; les
sages recommandaient « d’observer les cieux pour prévoir les changements dans les affaires
humaines et établir un calendrier fiable rythmant le travail des paysans ». Les modèles
élaborés par les quelques philosophes chinois n’ont guère influencé les astronomesastrologues professionnels, ce qui ne manque pas de nous surprendre !
Les Chinois n’ont jamais développé la trigonométrie, et leurs calculs de mouvements
planétaires restaient très approximatifs. Cependant, c’est sans réticence aucune qu’ils ont
adopté les théories de Kepler et de Newton transmises par certains missionnaires. Les
implications philosophiques de ces théories ne les intéressaient pas : ce qui les a conquis, c’est
leur pouvoir prédictif, qui rendait superflues les « remises à zéro » périodiques du calendrier
ou des équations des mouvements planétaires. Que la Terre tourne autour du Soleil ou
l’inverse, ils n’en avaient cure !
2. Le ciel et le pouvoir : l’astronome de l’empereur
L’Astronomie était une véritable institution en Chine : quel que soit le monarque en
place, seuls les astronomes pouvaient élaborer le calendrier – donc l’organisation des tâches
dans la Chine entière –, orienter convenablement les espaces sacrés, légitimer la dynastie en
place et prévoir les événements futurs (grâce aux « signes » célestes). Toutes ces tâches
étaient nécessaires à l’exercice du pouvoir. L’implication dans les affaires gouvernementales
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– et la permanence face à la valse des dynasties régnantes – faisaient sans conteste à
l’Astronomie une place de choix !
Dès 2000 av. J.-C., un observatoire « royal » vit le jour ; il subsistera pendant plusieurs
millénaires, alors qu’en Europe, les premiers observatoires nationaux ne seront créés qu’au
e
XVII siècle, et qu’au Moyen-Orient, les observatoires ne résisteront pas plus de 30 ans,
notamment à cause des changements de pouvoir. Quelques chiffres soulignent l’importance
de l’Astronomie en Chine. Durant le règne du premier empereur, Qin Shihuang (259 - 210
av. J.-C.), l’observatoire employait plus de 300 personnes. Plus tard (entre 618 et 907),
l’observatoire fut divisé en 4 départements :
•
confection du calendrier : 63 personnes ;
•
observations astronomiques : 147 personnes ;
•
garde du temps (entretien des clepsydres) : 90 personnes ;
•
service du temps (utilisation de cloches et de tambours pour marquer le temps) : 200
personnes.
Quiconque tentait d’usurper le privilège « royal » était
passible de la peine de mort. Le Jésuite allemand Adam Schall
(1591 - 1666) et son assistant belge Ferdinand Verbiest (1623 1688) l’ont appris à leurs dépens. L’histoire commence avec
le Jésuite italien Matteo Ricci (1552 - 1610) : impressionné par
l’importance de l’Astronomie en Chine, il y voit une occasion
d’imposer la culture occidentale et suggère d’envoyer « un
Père ou un Frère connaissant l’Astronomie », dont la tâche
serait de corriger le calendrier chinois, augmentant ainsi le
prestige des Occidentaux et leur facilitant l’entrée de l’Empire
Le Jésuite belge Ferdinand
du Milieu. Nos deux compères furent donc engagés par
Verbiest (1623 - 1688), qui
introduisit l’Astronomie
l’empereur pour calculer les éphémérides. Mais un érudit de la
occidentale en Chine.
province d’Anhui les accusa d’usurper le pouvoir de l’État, et
d’en profiter pour voler les secrets millénaires de la Chine. Les
Européens furent donc condamnés à être démembrés. Heureusement pour eux, plusieurs
tremblements de terre et l’apparition d’une comète témoignèrent de la réprobation des dieux à
l’annonce de cette décision. Plus un Chinois n’osa porter la main sur les « long nez », et les
Jésuites furent libérés.
L’Astronomie semble ainsi régenter la vie politique. Un autre exemple le démontre
encore. La conjonction assez serrée des cinq planètes visibles à l’œil nu provoquait
immanquablement quelques remous : ainsi, en 1953 av. J.-C., cet événement coïncida avec la
fondation de la dynastie Xia, en 1576 av. J.-C. avec l’accession au pouvoir de la dynastie
Shang, et en 1059 av. J.-C. avec celle de la dynastie Zhou. Un signe aussi remarquable
assurait la légitimité de la nouvelle lignée, et la disgrâce de l’ancienne : en effet, les Chinois
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étaient convaincus que si un événement B se produisait après l’événement A, alors A était
nécessairement la cause de B. Si A était un signe céleste, alors B, le renversement de l’ancien
pouvoir, ne pouvait qu’être l’expression de la volonté divine. En 1059 av. J.-C., la
conjonction eut lieu dans la constellation1 de l’Oiseau Vermillon (qui correspond aujourd’hui
au Cancer et à l’Hydre). Voici ce que rapportent les annales de l’époque : « …Les cinq
planètes se sont rassemblées dans Room [l’un des 28 « pavillons » lunaires situés le long de
l’Équateur céleste], un grand oiseau rouge tenant un sceptre de jade dans son bec s’est posé
sur l’autel des Zhou … »
Le roi Wen de la dynastie Zhou profita de l’occasion pour défier le roi Shang mais,
bien que victorieux, il retira ses armées lorsque Jupiter entama un mouvement de
rétrogradation dans le ciel ! Légitimé par les cieux, il attendit prudemment pour prendre le
pouvoir que Jupiter ait repris son mouvement direct sur la Sphère céleste.
Ce pouvoir des astronomes d’annoncer des événements funestes pour la dynastie
régnante (tout événement « imprévu » étant interprété comme une remise en cause du roi),
voire même de provoquer ces événements (Wen aurait-il défié le roi sans « mandat » divin, et
les troupes du roi Shang se sont-elles battues avec l’ardeur nécessaire, alors qu’elles savaient
que les dieux leur donnaient tort ?), inquiéta bien vite le gouvernement en place. La
bureaucratisation de l’Astronomie et la mise au pas de l’astrologie conduisirent finalement à
une auto-censure en accord avec le pouvoir régnant : les conjonctions suivantes furent
interprétées comme une caution céleste de la dynastie en place. De même, les astronomes
chinois tentèrent d’éliminer le plus possible d’événements imprévus, en incorporant de
nombreux phénomènes célestes à leurs éphémérides : le nombre d’« oracles » – et donc de
mise en cause du pouvoir – fut ainsi très réduit par la suite…
3. Le ciel aujourd’hui : l’astronome du futur
Tout cet énorme labeur laissa bien évidemment des traces. Nous avons hérité de
chroniques astronomiques précises provenant de 4 périodes de l’histoire chinoise : 1300 1050 av. J.-C., 720 - 480 av. J.-C., 480 - 200 av. J.-C., 200 av. J.-C. jusqu’à nos jours. Avant
1300 av. J.-C., il ne reste pratiquement rien, et de 1050 à 720 av. J.-C. (dynastie Zhou), les
données sont très éparses. Pendant la dynastie des Shang (1300 à 1050 av. J.-C.), les
chroniques se limitent essentiellement à des « divinations », gravées sur des écailles de tortues
ou des os d’animaux. Malheureusement pour nous, aucune indication précise du jour, du mois
ou de l’année n’y est apparente. Pour la période 720 à 480 av. J.-C., le Chunqiu (« annales du
printemps et de l’automne ») fait référence à de nombreux événements : 36 éclipses solaires,
une pluie de météores, des comètes,… Il s’attache surtout à l’état de Lu, patrie de Confucius
(551 - 479 av. J.-C.). Il contient la plus ancienne allusion écrite à une éclipse solaire totale
1
Les Chinois avaient divisé le ciel en deux cent quatre-vingt quatre constellations, alors que nous n’en utilisons
que quatre-vingt huit.
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(qui s’est produite le 17 juillet en 709 av. J.-C.), à une pluie de météores (23 mars 687 av.
J. - C. ), à une chute de météorites (24 décembre 645 av. J.-C.) et à une comète apparue dans
la constellation chinoise Beidou (Grande Ourse). Les chroniques originales n’ont pas été
préservées, mais nous sont parvenues grâce à l’une de leurs nombreuses copies. En 840, une
copie complète des « classiques » de l’époque de Confucius fut gravée dans des tablettes de
pierre à Xian : cette copie contient la plus ancienne version complète du Chunqiu.
De la période Zhanguo (seigneurs de la guerre, 480 à 200 av. J.-C.), peu de chroniques
ont survécu. L’empereur, mécontent de ses astronomes,
fit brûler leurs écrits en 213 av. J.-C. Cet incendie est
sans doute responsable de la perte irrémédiable de ces
annales. Cependant, certaines observations survécurent
via le Shiji (« chronique historique »). Il fut écrit par
Sima Qian en 100 av. J.-C. environ. La plupart des
observations contenues dans le Shiji concernent les
éclipses et les comètes. On y trouve aussi la première
allusion à la comète de Halley, lors de son passage en
240 av. J.-C. De la première unification de la Chine
jusqu’à la dernière dynastie, l’empereur engagea des
astronomes officiels qui léguèrent un ensemble
inestimable d’observations continues. On y apprend
aussi que l’empereur, messager des Dieux, était
considéré comme l’étoile polaire : tout devait tourner
Peinture moderne de l’astronome
autour de lui, et les cérémonies de la Cité interdite
chinois Zhang Xixin (VIe siècle) utilisant
suivaient la course des cieux autour de son point
une sphère armillaire.
central…
Avec ces chroniques précises, l’astronome
chinois est un auxiliaire précieux de ses collègues
actuels. L’étude des événements anciens peut nous
permettre de dégager des tendances à long terme,
comme par exemple la variation de la longueur du
jour ou des statistiques concernant les événements
exceptionnels (supernovae,…). Qui mieux que les
Chinois peuvent nous aider à cette tâche ? Aucune
nation au monde ne possède d’annales astronomiques
aussi précises durant une période de temps aussi
longue, n’en déplaise à notre ego d’Occidentaux…
Image en rayons X de la nébuleuse
PKS 1459-41, vestige de l’explosion de la
supernova observée en 1006 par les
Chinois.
Tout d’abord, les chroniques chinoises
regorgent de kexing (« étoiles invitées »). Celles-ci
peuvent être des comètes – auquel cas les astronomes
fournissent leur position au fil des jours ainsi que leur
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taille –, ou des novæ ou supernovæ. Durant les 2 000 dernières années, sept supernovæ ont
retenu l’attention des astronomes modernes : celles survenues en 185, 393, 1006, 1054, 1181,
1572, 1604. Les deux plus récentes furent aussi observées en Europe, avec plus de soin, par
Tycho Brahe et Johannes Kepler. La position des deux premières n’est quant à elle décrite que
grossièrement. L’histoire de la supernova de 1054 fera l’objet d’un prochain article de
Galactée.
Attardons-nous un instant à la supernova de 1006. Celle-ci fut plus brillante que Vénus
et projetait des ombres ! Bien qu’observée aussi en Europe et au Moyen-Orient, c’est grâce à
la précision des mesures des astronomes chinois que les astronomes modernes ont pu
l’identifier avec PKS 1459-41, une nébuleuse distante de 5 500 à 10 000 années-lumière. Tout
comme la comète de 1066 – qui n’a en Occident droit qu’à une petite place sur la tapisserie de
Bayeux – la supernova de 1006 ne fut décrite en
détail que par les Chinois ! Ce sont eux qui
permettent de retrouver les restes des
supernovæ du passé, et parfois même de tracer
la courbe de lumière de ces explosions célestes,
alors que les Européens se contentent à
l’époque de rapporter « l’apparition d’un astre
brillant », sans autre indication de date, position
et luminosité !
Ce ne sont ni des instruments de haute
précision, ni de grandes théories que nous ont
légués les astronomes de la Chine antique, mais
bien des chroniques séculaires précises, qui furent tenues à jour pendant des siècles. La Chine
nous offre aussi une histoire scientifique à part, qui transpose les luttes de pouvoir dans les
cieux. C’est en quelque sorte un subtil mélange de patience orientale et de jeux de pouvoir qui
nous parvient à travers les brumes du Yang-Tsé …
Un fragment de la célèbre tapisserie de Bayeux,
un des rares documents occidentaux qui témoigne
du passage de la comète de Halley en 1066.
Yaël Nazé (IAGL)
Références
•
History of Oriental Astronomy, IAU Colloquium 91, Swarup, Bag et Shukla (1987).
•
World Archeoastronomy, A.F. Aveni, Cambridge University Press (1989).
•
Astrological Origins of Chinese Dynastic Ideology, D.W. Pankenier, in Vistas in Astronomy,
vol. 39, p 503 (1996).
•
Sky and Telescope, février 1999.
•
Le grand livre du Ciel, Bordas (1999).
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