«L`un conduit le tank, l`autre s`occupe du canon»

Transcription

«L`un conduit le tank, l`autre s`occupe du canon»
LIBÉRATION VENDREDI 25 JANVIER 2013
secrète de Münchenbuchsee
(comme deux autres mélopées de
la livraison, Morge et Du – «U I
wott mini Rue» ou «Glungge-nufem Wäg»), douze élégies (l’Exception…). Partagé entre psaumes
et folk-rock enlevé (Dans ton dos),
talk-over jazzy (Tous les bars, Elle
me dit, en duo mec avec Djian),
invités surprise (Miossec pour le
vibrant Disparaître, Fred Avril
pour le Sourire, les deux de bon
aloi djianesque), un ensemble à
contre-courant, en demi-teintes,
si amorties qu’elles en passeraient
pour fades… Avant infusion, dégel,
émoi, adhésion en révision.
TENDRE. En principe, nous avons
un problème avec l’en-dehors
quinquagénaire auteur-chanteurcompositeur suisse alsacien yéniche Stephan Eicher… Au tournant
de 1986, son Two People in a Room,
synthé pop teinté d’accent, nous
passait au-dessus de la tête. Même
le tube impérieux Combien de
temps de 1988 ne nous reviendra,
tel le souverain Déjeuner en
paix (1991), qu’en lointain écho
antérieur à Carcassonne, qui fait
tomber nos défenses en 1993.
Idem avec le romancier populaire
à l’américaine de Bleu comme l’enfer, 37°,2 le matin ou autres Echine
(lire ci-contre). C’est littéralement
à notre corps défendant que son
texte Des hauts, Des bas – croisé
cabalistique vague de Fantaisie militaire et de l’inavouable Il suffira
d’un signe –, fera fondre (en larmes) nos froideurs.
L’un portant l’autre, le tendre tandem tendu Djian-Eicher fait
carrière au long cours dans la tradition des attelages pop de hautelige (Dutronc-Lanzmann, Christophe-Jarre, Bashung-GainsbourgBergman-Fauque-Meliés…). «On
attend la relève, balance la chanson, mais elle ne vient pas.» En
l’espèce, la relève, comme le ciel
de l’Envolée, peut attendre. •
1) Dans «Mogens and Other Stories»,
de Jens Peter Jacobsen.
STEPHAN EICHER
CD: L’ENVOLÉE (Barclay).
En concert le 5 février à Istres,
le 6 à Saint­Etienne, le 7 à Lyon,
le 14 à Massy, le 15 à Rouen,
le 19 à Lille, le 20 à Caen,
le 21 à Bordeaux, le 22 à Toulouse,
le 27 à Rennes, le 29 à Alençon,
le 30 à Nantes, le 3 avril à Nancy…
Et du 15 au 17 à Paris, (Le Trianon,
75018, rens.: 01 44 92 78).
CULTURE
•
27
L’écrivain Philippe Djian parle de la manière dont il écrit les textes
des chansons de Stephan Eicher et analyse leur couple en miroir:
«L’un conduit le tank,
l’autre s’occupe du canon»
uivant une envie patiente, pour
qu’il ne soit pas dit que l’heure est
passée de l’Envolée, nous y voilà,
résolument installés, prenant notre
temps avec le partenaire d’élite inactuel
du chanteur d’ailleurs Stephan Eicher.
L’écrivain-parolier de renom Philippe
Djian, envolé lui-même en vacance,
nous répond finalement mot à mot par
mail de ceux d’Envolée, depuis une
chambre d’hôtel parisienne le 14 janvier.
Combien de temps prend une chanson du
romancier Philippe Djian pour Stephan
Eicher le chanteur?
Je mets environ un an pour écrire un
livre. Par beau temps, je parviens à
attraper, disons 100000 lecteurs. Ecrire
le texte d’une chanson me prend quelques heures, jamais plus d’une journée.
Des millions de gens vont l’écouter,
l’entendre. J’aime ces chiffres, ils
m’amusent. Ils sont amusants, non ?
Cette disproportion…
Ecrire livre, écrire couplets : la différence?
Dans un bon roman, on doit trouver un
rythme, une respiration pour chaque
phrase, la tordre, en faire une arme. Mais
il y a peu de chance malgré tout qu’elle
pénètre un corps et s’introduise dans un
cerveau, s’y installe, subreptice, et mène
sa vie au milieu de nos pensées quotidiennes, et surgisse à tout moment
comme le feraient les mots d’une chanson. Et vous voilà en train de roucouler
ou de grincer des dents ou de vous passer
le film parfois même sans le vouloir, sans
rien avoir demandé, avec peut-être juste
un simple bout de refrain aux lèvres, une
ou deux phrases à peine chantées qui
tournent et reviennent dans votre esprit
et vous font du bien, ou vous arrachent
des larmes, ou vous enflamment, ou
vous apaisent, ou vous portent, comme
par magie.
Est-ce que vos dispositions de parolier
vous ont surpris, en tant qu’écrivain?
J’ai toujours su que c’était sérieux et j’ai
toujours accordé la plus grande importance à ce travail. J’ai toujours pensé que
j’avais une fameuse clé entre les mains,
qu’écrire une chanson était comme
disséminer un gaz dans l’atmosphère et
qu’à moins de porter un masque, le plus
S
grand nombre était touché. J’ai tout de
suite su que c’était une responsabilité et
qu’il fallait s’en montrer digne. Ne pas
faire comme l’autre avec cette histoire de
Coca-Cola [Patrick Le Lay et le «temps de
cerveau disponible», ndlr].
«Laisse l’imbécile sourire, qui est en
moi»: d’où naît cette image?
Il y a en moi un autre moi qui se moque
systématiquement de ce que je fais. Mais
je préfère parfois le laisser sourire et baigner dans son insondable crasse plutôt
que de discuter. Heureux ceux qui n’ont
pas d’imbécile au fond de leur cœur !
Votre chanson préférée, sur l’Envolée?
J’ai une inclination pour les histoires de
rédemption. Les histoires où l’on constate ses erreurs, où le regard devient lucide. Et parfois, j’arrive à en écrire une.
Dans ton dos, par exemple.
Envolées fait songer aux livres d’images
de l’enfance…
J’aime la naïveté du message. Les regards
tournés vers la lumière, les hommes en
marche vers un futur meilleur, vers l’horizon lumineux. Nous savons ce qui se
cache derrière ce décor, nous ne sommes
pas dupes. Nous n’avons jamais marché
vers un monde meilleur. «Les gentils
ouvriers sortent des maisons»… pour aller
pointer au chômage.
Vos modèles paroliers?
Gainsbourg et Manset, bien sûr, mais
également Biolay, Souchon, Barbara.
Vous avez travaillé avec Christophe, semble-t-il. Et Bashung?
Je n’ai jamais approché Christophe, mais
j’ai vu Bashung pendant un moment,
nous avons essayé. Nous nous sommes
promenés au bord du lac, mais il est parti
trop vite. J’aurais été très fier d’écrire au
moins une chanson avec lui. Ceux qui
l’ont fait doivent connaître leur bonheur.
N’étant pas l’un de ses intimes, je ne sais
pas si ma parole vaut quelque chose,
mais j’ai le souvenir d’un homme d’une
infinie légèreté. Si je parle de sa gentillesse, aussi, est-ce que je vais le faire
passer pour un con ?
«De quoi se patienter un peu», dans Des
hauts des bas, en 1989: c’est Eicher qui a
rajouté «se» à «patienter un peu»?
Quand j’ai entendu ça, la première fois,
«de quoi se patienter un peu», je suis
revenu en arrière avec une grimace de
dégoût –ou d’horreur, je ne sais plus très
bien–, et à la deuxième écoute, j’ai juste
froncé les sourcils, et à la troisième,
je me suis dit «Tiens, tiens…». Et maintenant, je trouve ça formidable. Ce
Suisse est un génie. Ce type embellit notre langue.
Cela fait quoi, à la longue, d’être sa langue?
J’en viens à cette symbiose, vous me demandez ce que ça fait et vous vous doutez
bien que je m’interroge depuis des années sur la question, vous vous doutez
bien que cette pensée m’obsède. Mais il
ne sort jamais rien de si extraordinaire de
ces réflexions, rien qui laisse béat d’admiration. Au contraire. Il n’y a rien de
magique dans notre relation. C’est simplement très agréable, très gratifiant.
Symbiotique? Complémentaire, plutôt.
L’image qui me vient à l’esprit est celle
d’un tank: l’un conduit, l’autre s’occupe
du canon.
Comment ça marche, une «Djianson»?
Vous écrivez à vide, ou d’après canevas
d’Eicher?
Je me sers de deux ou trois accords
– toujours les mêmes, car j’écarte ceux
qui nécessitent un barré et me donnent
une crampe dans le pouce à la longue–,
je les joue et j’attends. Qu’une phrase me
vienne, qu’elle s’enroule. C’est comme
se trouver devant un distributeur de
boissons, on glisse une pièce, et cling, on
se penche pour saisir la bouteille. Et dans
cette bouteille, il y a un message. Ce
n’est pas plus compliqué que ça.
A ce stade, je m’arrête. Je pose l’instrument. Je me mets à écrire le texte. Que
je lui envoie. J’attends. Les mélodies que
je compose sont assez pauvres. Alors
j’attends. J’attends de lui. Je lui dis :
«Ne t’en occupe pas. C’est juste pour
t’indiquer l’humeur, pour te montrer comment le truc s’articule. C’est toi qui dois
écrire la chanson.» Et c’est ce qu’il fait.
C’est lui qui prend le relais. Et je n’entends plus parler de lui durant des jours,
j’essaie de penser à autre chose. Jusqu’au
moment où je reçois la nouvelle chanson
dans ma boîte à lettre. «Je te croyais
mort», lui dis-je.
Recueilli par B.
VIVAT LA DANSE ! 25-30 JANVIER 2013 - 16 ÉDITION : IMMERSION SENSORIELLE
E
THIBAUD LE MAGUER — ESZTER SALAMON — CHRISTIAN RIZZO & LA COMPAGNIE DE L’OISEAU MOUCHE —
DAVID ROLLAND, BÉATRICE MASSIN & ANNE DE STERK — VINCENT DUPONT — FANNY DE CHAILLÉ & PHILIPPE
RAMETTE — CLAIRE CROIZÉ — YVES GODIN & JEAN-BAPTISTE JULIEN — MYLÈNE BENOIT — BORIS CHARMATZ
& DIMITRI CHAMBLAS — GÉRALD KURDIAN
WWW.LEVIVAT.NET
Le Vivat Scène conventionnée
Place Saint Vaast 59280 Armentières