Il était une fois six ans

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Il était une fois six ans
Simone Krawiec
Collection C’est-à-dire
Il était une fois six ans
Simone Krawiec
L’histoire de Simone Krawiec, rédigée entre 1988 et 1992, quelques
années avant sa disparition prématurée, est le récit autobiographique d’une existence qui a commencé dans l’enfer et la barbarie.
À six ans, Simone est déportée avec sa mère au camp de Bergen
Belsen, elles y survivront en demeurant néanmoins à jamais profondément marquées par cette expérience « extrême ». Son témoignage n’est en rien comparable au récit d’un adulte, il se détache de
la mémoire par petites touches impressionnistes et transporte la
charge d’une grande intensité émotionnelle encore perceptible. Le
camp se dessine pour cet enfant comme une parenthèse tragique et
effroyable de son histoire.
Le récit porte la trace de cet effort permanent pour renouer avec
une mémoire perdue qui l’éprouve dans son être et dans son corps,
et pour ne pas demeurer dominée, hantée par le ravage de la barbarie où s’épuisent les ressources humaines.
Simone Krawiec est née le 7 novembre 1937 à Paris. Elle a été déportée
au camp de Bergen Belsen avec sa mère du 21 juillet 1944 au 20 juin
1945. Dans les années soixante, elle se marie et travaille dans le champ
médical en poursuivant parallèlement des études supérieures à l’université. En 1990, elle quitte la France pour s’installer en Israël avec ses deux
filles, elle décédera dix ans plus tard dans sa demeure de Tel Aviv.
Il était une fois six ans. Une enfance déportée
Une enfance déportée
Il était une fois six ans
Une enfance déportée
Champ social
14 €
éditions
ISBN : 2-913376-46-0
Champ social
éditions
Préface
L’épreuve de la mémoire
« Se taire est interdit, parler est impossible. »
Élie Wiesel
Simone Krawiec a rédigé son histoire, entre 1988 et 1992, en y
jetant pêle-mêle ses souvenirs de la déportation au camp de BergenBelsen en 1943 avec sa mère alors qu’elle avait six ans, et en poursuivant
une démarche réflexive sur sa vie après une longue expérience analytique personnelle.
Tel quel ce récit ne pouvait pas prétendre à une publication, de son
vivant elle n’avait pas consenti à le réécrire, bien qu’elle souhaitait vivement sa transmission. Il y avait là, dans ce projet de publication un véritable enjeu pour elle de reconnaissance de l’épreuve vécue et de son retentissement sur sa vie. J’ai pris l’initiative, à la demande de ses filles, d’en
remanier le texte sans modifier quoi que ce soit de la lettre. À l’origine, le
style du témoignage était très proche de la parole, de l’association libre.
J’ai conservé cette forme de narration du récit autobiographique.
Je ne suis pas juif, personne dans ma famille n’a été déporté.
Néanmoins ma rencontre avec Simone Krawiec s’est réalisée sous le
signe de la Shoah. Adolescent, alors que j’étais pensionnaire dans un
centre de rééducation, je me suis pris d’affection réciproque pour un
membre du personnel technique que le cadre de l’institution ne m’autorisait pas à fréquenter. Cette personne m’avait accueilli un peu
comme une sorte de fils adoptif, en partageant ce qu’elle avait de plus
secret, son expérience tragique de la déportation. La vue des photos de
ces gens, adultes et enfants, nus, rangés en ordre comme des soldats au
regard brisé et habité par l’angoisse me sidéra sans que je puisse à ce
moment-là rattacher cette découverte avec une quelconque réalité historique et humaine.
Personne ne m’en avait parlé jusque-là. La déportation de Simone
me renvoyait à ma propre souffrance, celle d’un enfant qui partageait
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avec elle la violence d’une injustice et la révolte intérieure contre l’incompréhension des autres. Cette révolte face à l’enfermement et à l’exclusion n’aurait sans doute jamais débouché sur un engagement dans le
travail social, ni impulsé un désir de changement si notre culture n’avait
été aussi profondément secouée par ce traumatisme de l’histoire.
Une amie me confiait sa stupeur après avoir entendu le témoignage
de Simone Krawiec, comment un enfant de six ans, cramponnée douloureusement à la main de sa mère, avait pu survivre à l’extermination
nazie ?
Simone avait vécu, traversé et survécu à ce que l’on taisait dans sa
famille, excepté sous des formes allusives, fugitives et aussi mystérieuses
alors que ce savoir imprégnait jusqu’à la moelle l’histoire familiale.
Ainsi, comme le dit l’un des protagonistes du film documentaire de
Charles Naiman « La mémoire est-elle soluble dans l’eau », « les conversations commencent toujours dans la cuisine et finissent à Auschwitz ».
Son témoignage, le plus ancien, celui de sa déportation au camp de
Bergen-Belsen en 1943, n’est en rien comparable au récit d’un adulte
qui a connu la déportation et l’a décrite dans ses moindres détails.
Il se détache de la mémoire par petites touches impressionnistes
comme des ombres et des taches de lumières, des couleurs, des impressions fugitives, des images fixes chargées d’une grande intensité émotionnelle encore perceptible. Simone raconte sa déportation à certains
moments comme si elle était une autre.
Derrière cette trame de souvenirs aux contours flous, toujours évoqués
à la limite du rêve, du cauchemar, et de la réalité, il y a des plages d’oublis
où probablement les mots lui manquent pour en retrouver la trace.
Mais quel peut-être le sens des mots, du mot enfance lui-même dans
l’enfer d’une telle expérience « extrême »1, où la parole dit-elle « se raréfiait jusqu’à la pétrification » ?
Nombreux sont les survivants qui se sont interrogés sur la disproportion entre l’expérience vécue et le récit qu’il était possible d’en faire2.
Les mots ne manquent-ils pas pour témoigner ?
« Ce que nous appelons « faim » ne correspond en rien » dit Primo
Lévi, « à la sensation qu’on peut avoir quant on a sauté un repas, de
même notre façon d’avoir froid mériterait un nom particulier. Nous
disons « faim », nous disons « fatigue », « peur » et « douleur ». Nous
disons « hiver » et en disant cela nous disons autre chose, des choses
que ne peuvent exprimer les mots libres, créés par et pour les hommes
libres qui vivent dans leurs maisons et connaissent la joie et la
peine3. »
Le camp se dessine pour cette enfant déportée et si tôt plongée dans
la barbarie comme une parenthèse tragique et effroyable de son histoire.
Il a brisé d’un seul coup le continuum psychique de son être en
construction. Avec la psychanalyse, rencontrée au détour d’une relation
amicale forte, avant même l’empreinte d’un savoir universitaire,
Simone est partie à la conquête des mots pour dire la souffrance inscrite
dans le corps de cette fracture psychique après « le passage des bourreaux » et pour survivre à l’effondrement dont le rappel se fait toujours
menaçant.
Comme l’écrit Marc Nacht : « L’accident brutal stupéfie, rend muet.
Il nous plonge dans le chaos où aucune parole ne se reconnaît plus. La
stupeur qui prive l’homme de la parole agit également comme un appel
à la régression, c’est-à-dire un retour vers ce qui ne pouvait être nommé.
De même que le chaos ne pût être nommé qu’après coup (référence à la
Genèse), à partir de la catastrophe inaugurant le langage, l’accident, le
traumatisme, ne peut-être parlé qu’après coup, et souvent fort longtemps après sa survenue. Mais tout comme le chaos dont il appelle l’irreprésentation, le trauma laisse toujours en arrière de lui un impossible
à dire4. » Si se taire était interdit, parler fût une entreprise douloureuse
qui se heurta d’emblée au mur du silence érigé par ceux-là même qui
avaient été épargnés de l’horreur. L’invite à parler Simone la trouvera
dans la psychanalyse, elle ne lâchera pas la parole jusqu’à la fin de sa vie.
Le récit porte la trace de cet effort permanent qu’elle a déployé dans
son existence et à travers la régression supportée par le travail analytique
pour renouer avec cette parole perdue et impossible et pour ne pas
demeurer prisonnière d’un passé dominé, hanté par le ravage de la barbarie à un moment si fondateur pour sa structuration. Il témoigne aussi
de ce travail psychique renouvelé dans le présent pour faire de l’épreuve
vécue où s’épuisent les ressources humaines, un don que la vie vous
lègue et qui demeure le bien le plus précieux, ce don s’offre comme un
espoir, une promesse.
Néanmoins dans son témoignage qui est aussi le récit d’un itinéraire
de vie et que les mots hésitent à représenter se révèle l’emprise de l’expérience « extrême » du camp ; à tout moment affleure l’infinie cruauté
du souvenir de l’enfermement et de la persécution.
Tel un crocodile dans les eaux dormantes d’un marigot, qu’on
devine et qui, immobile attend son heure, toujours prêt à surgir aux
détours des souvenirs et de l’évocation des périodes de bonheur. Ce crocodile hante le récit de l’histoire de Simone comme il hantait toujours
son existence dans les moments de haute tension psychique ; pareil à
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celui qui persécute dans le monde imaginaire de Peter Pan, le capitaine
Crochet lorsqu’il entend à l’approche de la bête, silencieuse, le Tic-Tac
du réveil dans son ventre. Le souvenir et les images du camp font effraction et affectent profondément le temps et la chronologie des événements vécus.
Primo Lévi toujours dans Si c’est un homme, souligne la singularité de
la temporalité dans l’expérience des déportés, « le temps était fini où les
jours se succédaient à l’infini, précieux, uniques, l’avenir se dessinait
devant nous, gris et sans contour comme une invincible barrière. Pour
nous l’histoire s’était arrêtée5 ».
Pour Simone malgré l’espoir toujours renouvelé d’un avenir
meilleur, « la barrière invincible » s’acharne bien au-delà du temps de
l’épreuve du camp et s’infiltre comme une menace tout au long de la vie
qu’elle affronte douloureusement et avec une grande lucidité.
C’est à l’âge de six ans qu’un enfant entre à la « grande école », c’est à
partir de six ans qu’un enfant juif en 1943 devait porter l’étoile jaune
cousue sur ses vêtements. Sur les photos de l’époque, l’étoile jaune, qui
est grande comme la paume de la main paraît démesurée pour la taille
d’un enfant de six ans. C’est aussi à cet âge que Simone a été arrêtée et
déportée à Bergen-Belsen, à la place de l’étoile jaune elle portera au
camp comme une icône la photo de son père, prisonnier de guerre, sur
sa poitrine. La traque aux juifs et sa gangue d’angoisse avaient précédé
l’arrestation, le récit en témoigne, à travers le prisme de l’imagination
d’une enfant filtre l’angoisse maternelle aux prises avec l’anticipation
d’une tragédie annoncée. Même si pour les enfants, comme Jean-Claude
Moscovici l’assure, il en était autrement : « Nous pressentions peu ces
événements tragiques, protégés comme nous l’étions par ce rempart
familial sur lequel les vagues de nouvelles alarmantes se brisaient sans
nous atteindre6. » Le rempart maternel s’est dressé avant et pendant la vie
concentrationnaire de Simone. Le dévouement que sa mère a déployé
pour maintenir propre, pour soigner, pour protéger, pour faire manger
son enfant, pour lui fêter son anniversaire, pour conserver un reste d’humanité au Lager monstrueuse machine à fabriquer des bêtes7, force l’admiration. Les responsables juifs de l’organisation du camp, lui confieront
un orphelin pour qu’elle veille sur lui et lui procure sa sollicitude maternelle. Cette opiniâtreté sans faille a en même temps noué des relations
d’une absolue dépendance entre mère et fille et créé une sorte de lien
organique qui perdure au-delà du camp. Les traces subjectives de ce lien
sont repérables chez Simone à travers la souffrance que lui impose la
nécessité « d’abandonner » la langue maternelle pour assumer son inté-
gration en Israël et d’autre part lorsqu’elle évoque le souvenir de la
crainte que lui inspirait sa mère, crainte d’essuyer un refus à ses
demandes d’où s’origine le fantasme de vol. Autour des enjeux de l’apprentissage douloureux de la langue du pays d’accueil, se rejoue la question restée en souffrance de la séparation psychique. Le procès symbolique autour de la langue maternelle, Jacques Hassoun le déploie avec
pertinence dans son livre, « Les contrebandiers de la mémoire » : « La
langue dite maternelle, paradoxalement serait cette langue qui quoique
véhiculée par la mère, permet à l’enfant de se séparer d’elle. La langue
permet de s’adresser au « premier Autre », la mère, mais pour que cette
adresse soit rendue possible, il faut que s’instaure une distance qui va
permettre à l’enfant de demander, sans craindre d’être englouti dans un
« oui » qui devance ses désirs, ou un « non » qu’il entendrait comme le
repoussant dans les ténèbres extérieures d’un rejet radical. »
Le corps à corps avec la mère dans le cas de Simone, constitue une
protection efficace, la pensée de sa perte et d’une destruction inéluctable, plonge l’enfant dans l’angoisse, une angoisse d’anéantissement.
Toute séparation est assimilée à un « lâchage » mettant en péril la vie
même, la sienne et celle de l’Autre. Depuis l’épreuve du consentement à
l’adoption d’un « faux frère », jusqu’aux abandons successifs pendant la
déportation et dans le cadre des relations amoureuses futures, en passant par la peur panique qu’il arrive quelque chose à ses filles, se profilent la problématique de la séparation sur un fond de culpabilité et de
catastrophe imminente, de mort et de peur de l’effondrement, un
effondrement comme le souligne D.W. Winnicott qui a déjà eu lieu.
L’imminence traumatique de cette catastrophe s’annonçait aussi
quand elle était enfant après la guerre lors des nuits d’orage, comme un
coup de tonnerre dans le ciel en provoquant de l’effroi et la nécessité
d’une réaction de survie, de défense narcissique lorsque la protection
maternelle perdait de sa consistance. L’épreuve de l’amour de transfert
consentie par Simone dans une très longue psychanalyse en réactualise
les enjeux, sa fin la lui rend plus vivable et l’écriture auto-biographique
en est l’aboutissement car il fallait sans doute qu’une trace demeure,
autre que celle qui est inscrite sur le corps.
Pour un enfant « en bonne santé psychique » la vie se conjugue avec
le mouvement, il se déplace comme un aventurier qui exerce ses capacités motrices jusqu’à plus soif. Pour rester vivante malgré cette enfance
subitement assassinée et livrée au spectacle « de la mort lente », Simone
dut affronter dans son corps la glaciale contention permanente de la
camisole meurtrière du camp.
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De l’impossible liberté de mouvement et d’espace, de l’immobilité
imposée sans possibilité de fuite, toute fuite étant punie de mort violente, il faudra chercher à se libérer, à se défaire pour demeurer psychiquement (et pas seulement physiquement) en vie.
De l’appel de l’au-dehors, matérialisé par la forêt, inaccessible, de sa
découverte et de son exploration impensables, elle en gardera un goût
inassouvi pour la nature, l’espace, les ballades, source inépuisable d’un
romantisme salvateur.
Passer d’un espace à l’autre, se déplacer, voyager, il suffit d’une pression sur la touche de la mémoire pour que se réactive l’empreinte
inquiétante du voyage initial vers « Pichipoï » et que les fantômes ressurgissent. « Pichipoï », était le nom mythique donné par les juifs parqués à Drancy pour nommer la destination inconnue des trains en partance vers la mort. Jean-Claude Moscovici écrit à ce sujet : « C’était un
endroit mystérieux, où certains étaient déjà partis, mais personne ne
semblait en avoir de nouvelles. C’était à la fois la promesse de liberté et
l’angoisse de l’inconnu8. »
La fin du voyage est connue, au retour il a fallu se dire comme Imre
Kertesz : « Je vais continuer à vivre ma vie invivable9. »
Le retour du souvenir entraîne avec lui une violence traumatique qui
sidère ou dissocie l’image du corps, ce n’est pas surprenant que cette
expérience subjective relatée par Simone se produise dans les moments
et dans les lieux qui supportent et déterminent une intense charge émotionnelle car ils sont reliés aux traces des événements signifiants de son
histoire infantile.
Dans l’enfer du Lager, seule l’infirmerie demeure un recours face à la
présence de la mort qui rôde, impitoyable. Pour cette enfant de six ans,
abandonnée avec d’autres dans un univers de brutes et de criminels
mais surveillée humainement en permanence et secourue par la vigilance extrême de sa mère, ce lieu représente une enclave protectrice, un
sanctuaire où elle puise et puisera toujours le sentiment de sa sécurité
intérieure et de son intégrité corporelle. Les médecins et par extension
les lieux de soins ont exercé et exerceront sur elle une influence apaisante et réparatrice. Cet attrait n’est sans doute pas étranger à ses choix
professionnels et aux institutions qu’elle a fréquentées, à sa rencontre
avec des psychanalystes et à certaines de ses relations amoureuses.
Dans bon nombre de témoignages de rescapés l’infirmerie du camp
demeure contrairement au vécu de cette enfant, un lieu ambigu, un
vague espace d’espérance d’une amélioration des conditions de vie (ne
pas travailler, être un tant soit peu mieux nourri et sommairement soi-
gné), ou un simple mouroir, quand elle n’est pas un lieu abominable
d’expérimentation humaine.
Le médecin dans les camps était doté d’un pouvoir considérable,
c’est lui qui décidait de renvoyer le déporté et d’accélérer le processus de
destruction en abandonnant les soins ou de poursuivre en desserrant
dans l’immédiat le nœud coulant de la mort lente.
Durant sa vie concentrationnaire, dans cet endroit où la vie cohabitait avec l’extrême proximité de la mort, Simone attribuait à l’infirmerie
du Lager et au médecin dans laquelle il pratiquait son art, des vertus
quasi magiques et conjuratoires. C’est néanmoins à l’occasion de tracasseries administratives liées aux soins qu’elle va se heurter une nouvelle
fois à une certaine logique de persécution, une persécution non volontaire, là où elle ne s’y attendait pas, en Israël. Dans ce pays qui a connu
bien avant l’immigration des juifs de la Diaspora, la souffrance et la
résistance mythique d’un peuple opprimé que les pierres de Massada
gravent dans la mémoire collective.
À la recherche d’une « caisse maladie » privée, elle va devoir se justifier de la prise d’un médicament (pour traitement des troubles psychiques), puis justifier encore une fois de la psychanalyse qu’elle a suivi,
pour en fin de compte se voir objecter un refus. La honte et l’affront
qu’elle ressent alors, de devoir apporter des preuves des conséquences de
sa déportation, comme si de la Shoah on pouvait en revenir indemne, le
doute que l’on fait peser sur elle dans un pays qui en est à ses yeux l’incarnation, cette marginalité dans laquelle d’emblée on l’assigne et à
laquelle elle espérait échapper en Israël, va réveiller l’épreuve de la
mémoire de l’humiliation. Seule l’humiliation écrit David Grossman :
« Est capable d’enraciner la personne humiliée dans cette sorte d’état
infantile, fait d’indignation impuissante et qui est humiliant en luimême10. » Non seulement on lui infligeait une humiliation en niant l’effort consenti pour sortir du statut de victime de la Shoah, et pour rattacher son être en souffrance à la communauté dont on l’avait exclue,
mais également on refusait de lui accorder la reconnaissance de la singularité de son expérience vécue, unique et déshumanisante. Elle avait
raison de souligner au psychiatre contrôleur, témoin du drame, qu’il
s’agissait bien d’un nouveau choc provoqué et pas seulement un bouleversement dans un esprit dérangé et traumatisé.
Des chocs il y en aura d’autres, Simone sait qu’elle n’en aura jamais
fini avec cette épreuve subjective. Elle sera plus d’une fois confrontée à
des situations anxiogènes où le sentiment d’étrangeté, de honte, le phénomène de persécution ou de sidération se manifesteront malgré sa
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propre capacité à réagir aux effets mortifères qu’elle a subis dans son histoire et qui se répètent aussi avec insistance dans la culture et dans la
société où elle a choisi de vivre et de mourir.
Pour nous qui ignorons ce qui a pu être vécu là-bas et que les déportés depuis si longtemps ont essayé de nous transmettre, l’humiliation
comme le dit David Grossman est aussi présente, elle fait partie de
notre histoire, « C’est une humiliation amère et irrémédiable à la pensée
que de telles choses ont été infligées à des êtres humains.11 » Simone,
enfant de six ans et rescapée du camp de Bergen-Belsen nous en rappelle avant de disparaître à son tour, la cruelle mais nécessaire vérité.
Romuald Avet*
NOTES
12 -
1. Bruno BETTELHEIM, Le cœur conscient, éd. Robert Laffont
2. Robert ANTELME, L’espèce humaine,
3. Primo LÉVI, Si c’est un homme, Pocket Classiques
4. Marc NACHT, À l’aise dans la barbarie, éd. Grasset
5. Primo LÉVI, Si c’est un homme, op. cit.
6. Jean-Claude MOSCOVICI, Voyage à Pichipoï, éd. Médium
7. Primo LÉVI, Si c’est un homme, op. cit.
8. Jean-Claude MOSCOVICI, Voyage à Pichipoï, op. cit.
9. Imre KERTESZ, Être sans destin
10. David GROSSMAN, « Auschwitz et l’indicible humiliation », Libération du 30 janvier 1995.
11. David GROSSMAN, « Auschwitz et l’indicible humiliation », op. cit.
* Romuald Avet est l’auteur de Le travail social : un enjeu d’humanisation, publié aux
éditions Champ social en 2003.