Barrières abolies : Zhang Ruoming et André Gide

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Barrières abolies : Zhang Ruoming et André Gide
Barrières abolies :
Zhang Ruoming et André Gide
Marilyn Levine 1
Son abandon de soi réalise son éternité dès à présent.
Zhang Ruoming, « L'attitude d'André Gide (Essai d'analyse
psychologique) » (1930)
De sorte qu il me semble renaître à travers vos pages, et que je reprends
conscience de mon existence grâce à vous... Je ne pense pas m'être jamais
senti si bien compris.
Lettre d'André Gide à Zhang Ruoming (12 janvier 1931)
Le processus révolutionnaire dans la Chine du XXe siècle fait penser à une
conflagration aux multiples nuances. Grands ou petits, les acteurs qui sont
intervenus ont tenu des rôles d'importance inégale ; trop souvent, l'histoire
oublie avant même la conclusion de la pièce tel ou tel qui n'en a pas moins
contribué à un épisode crucial. Les pages qui suivent sont consacrées à l'un
de ces « seconds rôles » : Zhang Ruoming (1902-1958).
1. Marilyn Levine est Assistant Professor à Lafayeue Collège, Easton, Pennsylvanie. La matière de cet article a fait l'objet d'une communication au colloque sur
« Les mouvements démocratiques en Chine » organisé à l'Université Columbia
les 21 et 22 mai 1988. L'auteur souhaite remercier les professeurs Liu Guisheng
et Zhu Yuhe de l'Université Qinghua (Pékin) ; MM. Yang Kun (Université
Normale de Pékin) et Yang Zaidao (Pékin) ; M. Christian Henriot etMme Danièle
Li Chen Sheng (Université Jean Moulin-Lyon IJJ) ; M. Jean-Louis Boully
(Bibliothèque municipale de Lyon) ; M. Steve Levine (Université Duke) ;
M. William Rogers (Université de San Diego) ; Mlle Geneviève Barman et
M. Yves Chevrier (Centre Chine, EHESS). Texte traduit de l'anglais par Yves
Chevrier.
Études chinoises, VII, 2, automne 1988
Marilyn Levine
La contribution de Zhang au mouvement féministe et, plus généralement,
au mouvement estudiantin à Tianjin au moment du 4 mai 1919 a en fait été
importante. Membre du Parti communiste chinois en France au début des
années 1920, elle le quitte en 1924 pour devenir l'une des premières
Chinoises à obtenir un doctorat en France, ayant soutenu à l'Université de
Lyon une thèse sur Gide, qu'elle envoie à ce dernier. L'intéressé non
seulement lut l'ouvrage, mais loua dans une lettre à l'auteur la compréhension dont elle avait témoigné pour son évolution et la signification de son
oeuvre : lettre sans prix que Zhang mit en exergue à l'édition chinoise de son
travail. Rentrée en Chine dans les années 1930, Zhang Ruoming devient une
spécialiste renommée de littérature française et poursuit une carrière universitaire à Pékin et au Yunnan jusqu'à sa mort en 1958, les dix dernières années
de sa vie ayant été marquées par un engagement politique, encore que mezza
voce, dans les rangs de la Ligue démocratique.
Le point cardinal de sa vie n'en aura pas moins été son intérêt pour Gide,
et en dépit des liens non négligeables que Zhang a entretenus avec la
politique, en particulier de son féminisme à l'époque du 4 Mai, c'est avant
tout à la signification de cette relation que je m'intéresserai ici.
De Chine en France, de Tianjin à Lyon, de Confucius à Gide, un fil
conducteur : l'esprit du mouvement pour la Nouvelle Culture et l'essor du
mouvement féministe. Je commencerai donc par rappeler brièvement les
origines du mouvement des étudiants chinois en France, avant d'examiner la
participation de Zhang îRuoming au mouvement pour la Nouvelle Culture.
En troisième lieu sera étudiée la première moitié de sa décennie française.
Enfin je m'arrêterai plus longuement à la pénétrante thèse sur Gide, dont il
n'est pas abusif de dire qu'elle réussissait à transcender l'obstacle des
cultures et des générations.
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Zhang Ruoming et André Gide
I
La chute de la dynastie des Qing en 1911 ne donne pas seulement le coup
d'envoi d'un nouveau cycle de violence politique et de désarroi en Chine. À
partir de 1915, elle contribue à engendrer un mouvement marqué par une
réflexion de fond sur la confrontation avec le monde moderne : le mouvement
pour la Nouvelle Culture2. La jeunesse chinoise s'efforce alors de forger une
vision du monde fondée sur des conceptions et des attitudes neuves. Explorant, le regard tourné vers l'Ouest, une multitude d'idées occidentales, elle
donne le départ d'une ère nouvelle derichesseet de diversité intellectuelle.
Un des épisodes les plus passionnants de cette époque est l'aventure des
jeunes Chinois partis pour la France au lendemain de la première guerre
mondiale. Leur intention était de travailler dans les usines françaises à court
de main d'oeuvre en vue d'épargner les sommes qui leur permettraient de
poursuivre leurs études dans des établissements français ; et leur volonté était
d'étudier les techniques occidentales afin de moderniser la Chine. De 1919
au début de l'année 1921, plus de 1 600 jeunes Chinois font ainsi le voyage
dans le cadre du « mouvement du travail diligent et de l'étude frugale »
{qingong jianxue yundong, ci-après « mouvement étudiant-ouvrier »)3.
2. Cf. Chow Tse-tsung, The May Fourth movement : intellectual révolution in
modem China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, i960 ; JeromeB.
Grieder, Intellectuals andthe state in modem China, New York, Free Press, 1981.
3. Larevue/{Éptti//cartOH'naaconsacrésonnumérod'avrill988àcemouvement ;
on y trouvera en particulier une présentation d'ensemble et une recension critique
des souvenirs publiés par les participants chinois. Trois importants recueils de
documents ont été publiés en chinois : Qinghua daxue Zhonggong dangshi
yanjiushi (Unité de recherche sur l'histoire du Parti communiste chinois de
l'Université Qinghua), Fu Fa qingong jianxue yundong shiliao (Documents sur
le mouvement pour le travail diligent et l'étude frugale en France), 4 vols., Pékin,
Beijing chubanshe, 1979-1980 ; Zhang Yunhou, Yin Xuyi et Li Junchen (éds.),
Liu Fa qingongjianxueyundong (Le mouvementpour le travail diligent et l'étude
frugale en France), 2 vols., Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1980,1985 ;
Chen Sanjing (éd.), Qingong jianxue yundong (Le mouvement pour le travail
diligent et l'étude frugale), Taipei, Zhengzhong shuju, 1981. En langues occidentales, trois thèses de doctorat ont été consacrées au sujet : John K. C. Leung, « The
Chinese work-study movement : the social and political expérience of Chinese
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Marilyn Levine
Un certain nombre d'affinités fondamentales rapprochaient Chinois et
Français comme autant de pierres de touche dans le processus d'échange
culturel : la priorité accordée au beau langage et aux belles manières, la
ritualisation accentuée des rapports sociaux, l'importance de la classe lettrée
comme symbole de l'une et l'autre culture, la dualité rationalisme/spiritualisme, marquée en Chine par l'opposition entre confucianisme et taoïsme ;
enfin, dans l'organisation sociale, le rôle fondamental joué par la famille et
le village. À l'Ouest, la France passait volontiers pour maîtresse de la mode
et des arts du palais, pour l'exemple à suivre en matière de langage et de
culture. Telle était précisément la position sociale et culturelle de la Chine
dans la sphère orientale.
Cette convergence, Chinois et Français l'ont soulignée implicitement et,
souvent, explicitement, à l'occasion de la création d'organismes de coopération mutuelle. Ainsi, lors de la fondation de l'Association amicale francochinoise en 1907, le Ministre de Chine en France se plaisait-il à comparer les
valeurs communes aux deux pays :
En Chine comme en France, nous avons le culte des glorieux ancêtres. En
Chine comme en France, nous mettons toute notre fierté à honorer nos savants,
nos philosophes, nos poètes et nos patriotes... En Chine comme en France, nous
aimons profondément la paix féconde et les entreprises moralisatrices. Nous
pratiquons aussi la solidarité, la prévoyance sociale et les vertus familiales qui
sont si honorées en Occident et particulièrement en France.4
En dépit de ces affinités appréciées par les élites, les jeunes Chinois de 19191921 doivent faire face à une situation économique et sociale dégradée. Il est
difficile déjuger s'ils ont été sensibles à la floraison artistique et culturelle
qui compensait en quelque sorte la crise de l'après-guerre. Une chose est
certaine : l'influence de la radicalisation politique marquée par les grèves et
student-workers in France » (Université Brown, 1982) ; Marilyn Avra Levine,
« The found génération : Chinese communism in Europe, 1919-1925 » (Université de Chicago, 1985) ; Nora Wang, « Paris/Shanghai, débats d'idées et pratiques
sociales, les intellectuels progressistes chinois, 1920-1925 » (Université de Paris
Vm, 1986).
4. « Discours de son ExcellenceM. le Ministre de Chine », Bulletin de l'Association
amicale franco-chinoise, 1-1, juillet 1907, p. 18.
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la naissance du Parti communiste français. C 'est cette dimension qui apparaît
dans les activités sociales et politiques des jeunes Chinois, lesquels continuent par ailleurs de former un m ilieu très replié sur lui-même. Ainsi les groupements déjeunes constitués en Chine prospèrent-ils dans l'environnement
français, plusieurs d'entre eux devenant des partis dont l'éventail va de la
branche européenne du Corps des jeunesses communistes et du Parti communiste, fondée en 1922 (je regroupe ces deux organisations sous l'appellation
collective d'Organisations communistes chinoises en Europe, OCCE), à
l'anti-communiste Parti de la Jeunesse (Qingniandang) fondé en 1923.
Nombreux sont les dirigeants chinois, toutes tendances politiques confondues, qui se sont formés à la politique lors d'un séjour en Europe. Zhou
Enlai et Deng Xiaoping sontpeut-être les plus célèbres de ces expatriés. Mais
la liste des personnages influents serait longue : Zhu De, Chen Yi, Zhao
Shiyan, Wang Ruofei, Li Lisan, Cai Hesen, Xiang Jingyu, Chen Yannian,
Chen Qiaonian, Liu Bojian, Li Fuchun, Cai Chang, Xiao San, Li Weihan, Nie
Rongzhen (tous membres des OCCE) ; Zeng Qi, Li Huang, He Luzhi, Zuo
Shunsheng, Hu Guowei (membres du Parti de la Jeunesse) ; Ou Shenbai, Li
Zhuo, Hua Lin (anarchistes) ; Wang Jingqi, Guo Chuntao, Peng Rang
(Guomindang) ; et bien d'autres5.
S'ils restent sensibles aux tensions politiques ayant leur origine en Chine,
les jeunes expatriés subissent aussi l'influence de leur épopée européenne :
voyage transocéanique, chemins de fer, métro, travail en usine, apprentissage d'une langue inconnue, adaptation à des techniques nouvelles, environnement culturel insolite, participation au système éducatif français.
Les liens avec les ouvriers chinois employés par les alliés pendant la
guerre, dont plusieurs milliers étaient restés en France où ils travaillaient sous
5. Levine, « The found génération », donne en appendice plus de 125 biographies
et profils de groupes. Etudes chinoises a publié deux articles concacrés l'un à
Xiang Jingyu, l'autre aux membres féminins du mouvement étudiant-ouvrier :
Catherine Gipoulon, « Xiang Jingyu ou les ambiguïtés d'une carrière entre
communisme et féminisme » (V-l/2,1986, pp. 101-131) ; Geneviève Barman et
Nicole Dulioust, « Un groupe oublié : les étudiantes-ouvrières chinoises en
France » (VI-2, 1987, pp. 9-46).
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Marilyn Levine
contrat6, contribuent également à expliquer l'intense propension de la communauté chinoise à créer des organisations. Mais le facteur le plus significatif
est sans doute la multiplication des difficultés au sein même du mouvement
des étudiants-ouvriers, où le nombre des sans-emploi augmente rapidement
avec l'arrivée de nouveaux-venus à partir de la fin de l'année 1920. De ces
tensions à l'intérieur ide la communauté chinoise naissent les trois affrontements politiques de 1921, culminant avec l'incident de Lyon (septembreoctobre) à la suite duquel 104 jeunes Chinois sont expulsés de France pour
avoir occupé un dortoir. Ces conflits scellent le déclin du mouvement
étudiant-ouvrier proprement dit en provoquant la politisation et la division de
la communauté chinoise en France, lesquelles entraînent à leur tour la
constitution de partis politiques loin de la mère-patrie.
n
Zhang Ruoming naît le 16 janvier 1902 à Baoding, dans la province du Zhili
(l'actuel Hebei). Alors qu'elle est encore enfant, son père — un officier
supérieur — prend une deuxième épouse, ce dont sa mère conçoit une
profonde humiliation. Sensible aux souffrances maternelles, Zhang fait
preuved'indépendanced'espritmalgré son jeune âge. Autre membre important du cercle de famille, un oncle qui a étudié la médecine au Japon l'aide
à suivre les cours d'une école primaire. A partir de 1916 elle suit ceux d'un
collège de jeunes filles à Tianjin, et finit diplômée en éducation de la
Première École Normale de Jeunes Filles du Zhili dans la même ville (Tianjin
Zhili diyi niizi shifari). C'est aussi à Tianjin qu'elle s'engage profondément
dans le mouvement pour la Nouvelle Culture, surtout en regard du problème
de la condition féminine7.
6. L'étude la plus complète du Corps des ouvriers chinois est celle de Chen Sanjing,
Huagong yu Ouzhan (Main-d'oeuvre chinoise et guerre européenne), Taipei,
Éditions Zhongyang, 1986. L'auteur estime les effectifs employés par les Alliés
entre 175 000 et 200 000 hommes (pp. 34-35).
7. Le fils de Zhang Ruoming, Yang Zaidao, a eu la bonté de me communiquer ces
éléments. Cf. également ses lettres des 18 février 1987 et 20 avril 1988.
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Zhang Ruoming et André Gide
Dans la fièvre du mouvement du 4 Mai les activités de Zhang vont se
concentrer sur plusieurs groupes. Ses préoccupations essentielles ne sont pas
que patriotiques : elle exige aussi l'égalité pour les femmes. Un article publié
en janvier 1920, « Ji xianfeng » (L'avant-garde hardie), expose que contrairement à la vision traditionnelle la révolution n'est pas un phénomène
mauvais, mais une nécessité, et qu'elle doit être considérée comme une
condition normale du progrès de la vérité. Les femmes se doivent d'y jouer
un rôle central au lieu d'être un simple « appendice » des hommes. Zhang
défend avec force leur égalité psychologique et professionnelle, tout en
réclamant l'abolition des anciennes superstitions.
Ses actes sont à la hauteur de ses proclamations. Elle prend une part active
à l'organisation de plusieurs associations féminines, notamment l'Association du cercle des femmes patriotes (Niïjie aiguo tongzhihui) etl'Association
des femmes patriotes (Nu ai huî), laquelle comprend des ouvrières aussi bien
que des intellectuelles. Zhang est aussi l'un des membres fondateurs importants de la Société du Réveil (Juewushe), l'organisation d'élite de la jeunesse
de Tianjin, créée en septembre 1919 par une petite douzaine de jeunes
étudiants. Fait remarquable, plus de la moitié de ces fondateurs sont des
femmes, à l'inverse de la composition originairement très masculine de la
Société des nouveaux citoyens (Xinmin xuehui) et de l'Association JeuneChine (Shaonian Zhongguo xuehuî).
Zhang et ses amies publient des déclarations, vont manifester à Pékin,
organisent des rassemblements de masse, mettent sur pied un bureau des
oratrices, et se joignent à des manifestations au cours desquelles plusieurs
participants sont grièvement blessés par la police8.
Le talent organisationnel et les convictions de Zhang ont été déterminants
pour catalyser les préoccupations féministes et plus généralement les tendances politiques de la période. Selon Chen Xiaocen, autre membre de la
Juewushe, elle était l'un des trois membres du Comité exécutif de l'Association des nouveaux étudiants (Xinsheng lianhui), l'une des premières organisations mixtes fondées à Tianjin. Seule femme à siéger à ce comité important,
8. Ma Huiqing, « Wusi yundong zai Tianjin » (Le mouvement du 4 Mai à Tianjin),
Jindaishi ziliao, 2,1958, pp. 94-96 et 103-104.
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Marilyn Leuine
Zhang y fit preuve, nous dit Chen, de diligence, d'attention au détail et
d'efficacité9
À la fin de l'année 1919 elle est devenue l'un des deux responsables de
l'Association, dont l'action va susciter plusieurs manifestations et provoquer
des emprisonnements. Participant en janvier 1920 à une manifestation forte
de plusieurs milliers d'étudiants pour exiger la libération de camarades
emprisonnés la semaine précédente, Zhang, Zhou Enlai, Guo Longzhen et
Yu Fangzhou constituent une délégation qui réussit à rencontrer directement
des représentants du gouvernement. À la suite de quoi ils sont eux-même
emprisonnés pour presque six mois. Liu Qingyang, autre dirigeante féminine
de caractère, a été laissée à l'extérieur afin d'organiser un soutien national
aux étudiants emprisonnés de Tianjin10.
La pénible expérience de la prison ne fait que renforcer la résolution de
Zhang Ruoming. Repoussant les efforts de son père pour qu'elle se rétracte,
elle reste en prison jusqu'à la libération collective du groupe le 17 juillet
1920.
Sitôt élargis, plusieurs membres de la Société du Réveil, dont Zhang
Ruoming, se préparent à une nouvelle aventure dans leur quête de la Nouvelle
Culture en achetant à la fin de l'année 1920 des billets pour la France, où ils
débarquent en janvier 1921. Le souci d'échapper à d'éventuelles représailles
de la part des autorités, et un mariage que sa famille voulait lui imposer, ont
aussi incité Zhang à s'expatrier.
ni
Les dirigeants de la Société du Réveil qui sont du voyage—tels Zhou Enlai,
Zhang Ruoming, Liu Qingyang, Guo Longzhen et Guan Yiwen — ne se
conçoivent pas comme membres du mouvement des étudiants-ouvriers, mais
comme « étudiants frugaux » (jianxuesheng) : c'est le terme qu'ils s'appli-
9. Chen Xiaocen, « Juewushe ji qi chengyuan » (La Société du Réveil et ses
fondateurs), Tian/ïn we/is/u ziliao xuanji, 15, 1981, pp. 181-182.
10. Ma Huiqing, « Wusi yundong zai Tianjin », pp. 105-106 ; Liao Yongwu, Tianjin
xiandai geming yundong shi (Histoire du mouvement révolutionnaire contemporain à Tianjin), Tianjin, Tianjin renmin chubanshe, 1985, pp. 13-15.
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Zhang Ruoming et André Gide
quent à eux-mêmes11, et il souligne une certaine distance entre les membres
de leur société et les étudiants-ouvriers. Tout en souscrivant à la vision
idéologique du travail comme quelque chose de « sacré », si répandue dans
le mouvement pour la Nouvelle Culture, ils ne pensent pas que travailler en
usine soit une initiation nécessaire. Ainsi Zhou Enlai travaillera-t-il comme
journaliste, envoyant en cette qualité de nombreux articles à un journal
catholique de Tianjin. Zhang Ruoming également donnera plusieurs articles
à la presse chinoise.
Bien qu'ils ne fussent pas membres du mouvement des étudiantsouvriers, les expatriés de la Société du Réveil n'en approuvaient pas moins
au départ ses objectifs, notamment l'union avec la classe ouvrière. Mais leur
comportement « clanique » les tient à l'écart des trois « luttes » de 1921
(encore que, par ses écrits, Zhou Enlai ait joué un rôle certain dans la lutte
contre l'emprunt chinois en France), et dans la mesure où leur arrivée en
France au début de cette même année coïncide avec le nadir du mouvement,
il n'est guère surprenant que leurs écrits aient vite témoigné d'une certaine
désillusion à l'égard de ses possibilités et qu'ils se soient tournés vers
d'autres formes d'organisation.
Ainsi Zhang Ruoming se livre-t-elle au printemps 1921 à une analyse
ironique des valeurs du mouvement pour la Nouvelle Culture, tout en
continuant de plaider pour la suppression des barrières séparant les intellectuels des travailleurs manuels :
La diffusion actuelle du mouvement pour la Nouvelle Culture en Chine est un
pot-pourri (wuhua shise) contenant les choses les plus étranges. Certains parlent
de « Nouvelle Pensée », d'autres de « Démocratie », d'autres invoquent le
« Marxisme » et d'autres encore introduisent le « Bolchevisme »... Rien n'est
11. Les registres de l'Association franco-chinoise d'éducation {Hua Fajiaoyu huï),
que signaient la plupart des Chinois lors de leur arrivée en France, montrent que
ces préférences recouvrentd'importantes disparités régionales. Ainsi, d'après les
enregistrements consignés tant en chinois qu'en français qui sont conservés aux
Archives diplomatiques, seuls 27 des 251 Cantonais enregistrés (soit 11%) se
désignent comme étudiants-ouvriers, alors que 326 Hunanais sur 346 (96%)
revendiquent cette appellation plus « fruste ». Archives diplomatiques, série E,
Chine Asie 49, carton 24, dossier 4.
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Marilyn Levine
pareil, mais si vous mélangez le tout, ça ne donnera pas moins que la garantie de
l'existence de l'humanité... Nous voulons nous élever d'un degré, nous ne
cherchons pas à garantir l'existence des intellectuels ou celle des travailleurs ; ce
degré supérieur est la combinaison de la personnalité de l'intellectuel et de
l'ouvrier chez tout un chacun ; il n'y aura plus de soi-disant classes ; l'ouvrier qui
travaille est [aussi] un ouvrier doté de savoir. u
Tout en reprenant à son compte l'ambition d'instruire l'ouvrier chinois,
Zhang Ruoming accepte l'idée d'une défaite du mouvement des étudiantsouvriers, et ce dès le printemps 1921. À rencontre d'autres membres de son
groupe, elle croit au jugement des initiateurs du mouvement, tels Cai
Yuanpei etLi Shizeng. Écrivant en mars 1921, par exemple, Zhou Enlai s'en
était pris à ceux qui comme Cai Yuanpei refusaient de conserver la responsabilité du mouvement étudiant-ouvrier : « M. Cai préside l'Association
d'éducation franco-chinoise, il a été l'un des artisans du mouvement étudiant-ouvrier, il ne peut pas ne pas être concerné par les difficultés actuelles
du mouvement »13. Zhang Ruoming, au contraire, souscrit au jugement
négatif des distingués parrains du mouvement concernant ceux qui s'y sont
joints : elle s'en fait l'écho lorsqu'elle souligne que « ce n'est pas que le
mouvement étudiant-ouvrier soit irréalisable ; mais ceux qui sont venus sont
incapables de parler français, de trouver du travail et de faire face aux
difficultés ; c'est pourquoi le mouvement a été un échec »14.
Non contente d'exprimer son scepticisme à l'endroit du mouvement
étudiant-ouvrier, Zhang Ruoming critique également d'autres aspects de la
communauté chinoise en France. Elle affirme, par exemple, dans une étude
sur les restaurants chinois à Paris, que le « Restaurant de la Chine »
12. Zhang Ruoming, «LiuFajianxueshengzhikonghuangyuHuaFajiaoyuhui» (La
grand'peur des étudiants frugaux en France et l'Association franco-chinoise
d'éducation), avril 1921, in Fu Fa qingong jianxue yundong shiliao, 2, pp. 419420.
13. Zhou Enlai, « Liu Fa qingong jianxue sheng zhi da bolan » (Le raz-de-marée des
étudiants-ouvriers en France), février-mars 1921, in Fu Fa qingong jianxue
yundong, l,pp. 12-16.
14. V ntishi [Zhang Ruoming], « Huaren zai Fa jingguan zhi ge zhong zuzhi » (Les
organisations des Chinois installés en France), 3-8 avril 1921, in Fu Fa qingong
jianxue yundong, 2, p. 156. Le Professeur Liu Guisheng de l'Université Qinghua
m'a obligeamment indiqué que « V ntishi » n'est autre que Zhang Ruoming.
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Zhang Ruoming et André Gide
(Zhongguofandian) est fréquenté par les étudiants de mauvaise vie (liumang
de xuesheng) et que « ceux dont la personnalité est d'un niveau plus élevé
refusent d'y aller régulièrement », bien qu'un repas y coûte moins de 5
francs15. Le même article affirme que les publications en chinois destinées
aux ouvriers n'ont qu'une faible utilité, peu d'ouvriers sachant lire. Plus
caustique encore est le jugement porté sur les « quatre tendances » de la
communauté des étudiants chinois en France. Zhang approuve son propre
groupe—celui des « étudiants frugaux » —, mais elle stigmatise l'échec des
étudiants-ouvriers, auxquels elle ajoute deux autres catégories : les « playboys » et les « voyous » (gongzipai et liumang paï).
En 1922, après la fondation du Parti communiste chinois en France,
Zhang Ruoming, grâce à la recommandation de ses camarades de la Société
du Réveil, en devient membre et s'élève rapidement dans la hiérarchie16.
Selon son fils, Yang Zaidao, elle est membre du Comité exécutif de la
branche européenne du PCC jusqu'à sa démission du Parti à la fin de l'année
192417. Après le départ de Zhou Enlai, secrétaire général du Parti communiste chinois en France en 1924, en septembre de cette même année, plusieurs
conflits vont l'opposer au nouveau secrétaire général, Ren Zhuoxuan, à
propos d'une participation générale des Chinois à des manifestations organisées par le Parti communiste français18. On peut cependant se demander si
ces affrontements de personnes n'ont pas servi d'excuse à une transformation
plus fondamentale de l'idée que Zhang se faisait de la vie, notamment quant
au rôle de l'intellectuel face aux changements sociaux et politiques. Le fait
qu'elle se soit inscrite en 1924 à l'Université de Lyon n'est peut-être pas non
15. Ibid., p. 155.
16. Selon Chen Xiaocen, Zhang devint membre du Parti en 1921, mais je n'ai pas
trouvé d'indice qu'elle eût joué un rôle important dans la fondation des OCCE ;
en revanche Liu Qingyang et Zhou Enlai ont animé un petit groupe parisien dès
le printemps 1921.
17. Correspondance personnelle avec Yang Zaidao, 18 février 1987.
18. Interview de Yang Kun, Pékin, 14 octobre 1985. M. Yang est l'époux de Zhang
Ruoming ; il demeura au Parti communiste et fut simultanément un membre
important du Guomindang jusqu'en 1927. Il a rejoint les rangs du PCC en 1985.
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Marilyn Levine
plus une coïncidence fortuite19. Il convient également de s'interroger sur le
rôle des femmes aux échelons supérieurs des OCCE : Zhang a-t-elle perçu
une discrimination ? Nous savons, par ses écrits du 4 Mai, qu'elle tenait très
fermement à ce que l'émancipation des femmes allât de pair avec la
révolution.
Toujours est-il qu'ayant quitté le Parti pour se consacrer à l'étude du
français et de la littérature, ayant également rompu d'anciens liens avec
d'autres organisations, elle va désormais s'absorber dans l'exploration de
l'univers des lettres françaises20.
IV
En 1927, la Faculté des Lettres de l'Université de Lyon l'admet à son cycle
doctoral en qualité d'étudiante de l'Institut franco-chinois (fondé en 1921)21.
19. Zhang obtint le baccalauréat par équivalence, sur décision ministérielle. Le
certificat délivré à « Tchang Lomine » par l'Université de Lyon le 29 juillet 1927
lors de son inscription à l'Institut franco-chinois mentionne les spécialités
suivantes : psychologie, philosophie, logique, morale et sociologie (Dossier
Zhang Ruoming, Archives de l'Association universitaire franco-chinoise, ciaprès AAUFC, Lyon, Institut franco-chinois).
20. Selon Chen Xiaocen, Zhou Enlai fut très irrité du départ de Zhang. D'autres
historiens, que j ' ai interrogés en République populaire, pensent que cette colère
résultait également d'une affection non partagée. Il est intéressant de noter que si
Chen parle de « rupture », un court essai autobiographique de Yang Kun indique
que Zhou Enlai s'entretint amicalement pendant plusieurs heures avec le couple
en 1955 lors d'une visite au Yunnan, où Zhang et Yang enseignaient. Cf. Yang
Kun, « Wode minzuxue yanjiu wushinian » (Cinquante ans de recherches
anthropologiques), Zhongguo dangdai shehui kexuejia, Pékin, Shumu wenxian
chubanshe, 1982, vol. 1, p. 200.
21. Sur l'Institut, voir Ruth Hayhoe, « A comparative approach to the cultural
dynamics of Sino-Western educational coopération », The China Quarterly, 104,
1985, pp. 12-24 ; Chen Sanjing, « Minchu liu Ou jiaoyu de jiannan lishi : Liang
Zhong Fa daxue chushen » (Les commencements difficiles de l'éducation en
Europe : examen préliminaire de l'Institut franco-chinois), in Zhongyang yanjiuyuanjindaishi yanjiusuo minchu lishi yantaohui lunwenji (Recueil d'histoire
de la République, Institut d'histoire moderne de l'Academia Sinica), Taipei,
1984, pp. 991-1007.
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Zhang Ruoming et André Gide
Ses capacités et l'élégance de son français écrit ont impressionné Jean
Segond, professeur de philosophie, qui dirige ses recherches après avoir
guidé ses premières études : « Non seulement j'ai trouvé en elle une étudiante
très attentive ; mais j'ai pu apprécier la finesse de son esprit et la connaissance
remarquablement nuancée qu'elle a de notre langue ». Et Segond d'ajouter
que le travail de Zhang fera honneur à l'Institut franco-chinois22.
Zhang termine en trois ans le travail de thèse où elle s'est essayée à une
approche psychologique de Gide23. Son « Attitude d'André Gide (Essai
d'analyse psychologique) » (1930) obtient le prix annuel du meilleur travail
à l'Institut franco-chinois, ainsi qu'une récompense de 500 francs24.
Pourquoi une jeune Chinoise s'est-elle ainsi intéressée à l'art de Gide ?
La mode ? Longtemps confidentiel et contesté, l'auteur de L'Immoraliste
(1902), de La Porte étroite (1909) et des Faux-monnayeurs (1925) s'était
imposé à partir du milieu des années 192025. Mais au-delà même de la gloire,
l'oeuvre de Gide, tant par la forme que dans le fond, pouvait séduire un
lecteur venu d'Asie. Ainsi, dans ses remarques sur le rôle de Gide dans le
débat sur l'« art pour l'art » qui anime les milieux littéraires vietnamiens au
cours des années 1930, Hue Ho Tarn souligne-t-il, après avoir analysé
l'impact de la rupture finale de Gide avec l'Union Soviétique, l'influence
profonde exercée par son attitude en affirmant que « Gide n'était pas
simplement une arme efficace dans le long conflit qui opposait [les trotskistes
22. Lettre de recommandation de J. Segond, 2 septembre 1927. AAUFC, dossier
Zhang Ruoming.
23. La Bibliothèque municipale de Lyon conserve un exemplaire de cette thèse,
signée YANG Tchang Lomine, Zhang ayant épousé Yang Kun avant la publication. À M. Jean-Louis Bouilly, conservateur du fonds chinois de la Bibliothèque,
revient le mérite d'avoir retrouvé l'ouvrage, ainsi que d'importants articles, dont
il a eu l'obligeance de faire part aux chercheurs.
24. lettre de Zhang Ruoming à J. Segond, 28 février 1932 (AAUFC, dossier Zhang
Ruoming).
25. David Littlejohn, éditeur de Gide : a collection ofcritical essays (New Jersey,
Prentice Hall, 1970), souligne dans son introduction (p. 2) qu'à la suite d'un
regain de popularité à la fin des années 1920, Gide passait dans l'opinion de la
critique américaine pour l'égal de Proust, Joyce et Mann.
49
Marilyn Levine
vietnamiens] aux communistes ; il était aussi une réelle source d'inspiration »26.
La thèse de Zhang Ruoming montre clairement l'attrait qu'elle éprouvait
pour la simplicité, l'honnêteté personnelle et l'élégance sans apprêt de Gide.
De surcroît Gide était un ennemi des traditions et un individualiste : de tels
aspects étaient importants pour une jeune femme qui avait rompu d'abord
avec l'ancienne société chinoise au moment du mouvement pour la Nouvelle
Culture, et plus tard avec des attaches partisanes maintenues pendant près de
cinq ans. Enfin, le thème de la jeunesse à la recherche d'une voie à travers les
méandres de la vie moderne, tel qu'il apparaît par exemple dans Les Fauxmonnayeurs, a dû jouer un rôle non négligeable27. Conquérir une personnalité libre était une démarche essentielle aux yeux des jeunes partisans de la
Nouvelle Culture, engagés dans l'exploration de dimensions physiques et
sociales nouvelles alors qu'ils cherchaient à libérer l'individu comme la
nation.
Zhang Ruoming a pris au mot André Gide, qui pensait que l'art est
l'expression de la vie, en considérant la vie de l'écrivain comme un art. Avec
le « moraliste », le « mystique » et l'« artiste », elle distingue trois éléments
dans sa personnalité, qui sont « une succession de floraisons dont chacune
atteint sa singularité parfaite »M. Zhang relève le rôle du milieu protestant et
de la foi chrétienne, ainsi que l'influence de Nietzsche et du symbolisme,
dans la première étape de ce développement, marquée par le périple algérien
de 1893 et la libération artistique qui s'ensuit, tels qu'en témoignent Les
Nourritures terrestres et L'Immoraliste. Dans cette évolution s'annonce la
vision gidienne de l'art comme religion. La source de l'art est la vie, ce qui
confère à l'expression littéraire chez Gide une profondeur riche de dimensions multiples.
26. Hue Tarn Ho Tai, « Literature for the people :fromSoviet policies to Vietnamese
polemics », in Truong Buu Lam (éd.), Borrowings and adaptations in Vietnamese
culture, Honolulu, Center for Asian and Pacific Studies, 1987, p. 77.
27. CommelesouligneGermaineBree,«TheCounterfeiters»,inLittlejohn(ed.),o/7.
cit., p. 127.
28. Zhang Ruoming, L'attitude d'André Gide, p. 16.
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Zhang Ruoming et André Gide
Zhang s'appuie à la fois sur l'oeuvre littéraire de Gide et sur sa correspondance publiée. Elle mène plusieurs comparaisons stylistiques avec Rimbaud,
Barrés, Proust et Baudelaire. Le style de Gide, à ses yeux, est unique. Tandis
que Proust s'intéresse à un monde non immédiat, Gide va à ce qui est simple,
présent. Et si — pour citer Zhang —,
Nietzsche s'emprisonnait dans le désordre, Gide, au contraire, aboutissait à la
simplicité ; la cause principale de cette opposition procède de la différence de leur
attitude à l'égard de lamorale. Niezsche critiquait la morale en tantque moraliste ;
mais Gide analysait l'expérience morale en tant qu'artiste.2'
Gide est plus proche de Baudelaire, chacun nourrissant son écriture d'émotions
dont il fait des sensations. Les sensations baudelairiennes sont cependant plus
fondues.30
Dans le chapitre consacré au « narcissisme de Gide », Zhang explique que
l'art de Gide exprime l'unité entre le moi de l'artiste et le monde extérieur,
comme un alliage authentique d'émotions et de réalités physiques. Il fait
résonner l'écho du chant intérieur vers l'extérieur31. C'est cet aspect de sa
personnalité qui permet à Gide d'atteindre au vrai renoncement à soi-même,
lequel signifie le triomphe de l'individualisme : « Son abandon de soi réalise
son éternité dès à présent »32 ; autrement dit l'abandon du moi, au sens
esthétique, rend possible un renoncement véritable, moral, à l'individualité.
Zhang revient à plusieurs reprises sur ce thème fondamental. Commentant
l'humilité de Gide, telle qu'elle procède de son héritage chrétien, Zhang
soutient que ce n'est qu'après s'être éloigné de Dieu qu'il a pu accomplir
concurremment sa destinée d'individu et d'artiste :
Loin de considérer cette attitude chrétienne comme une faiblesse, Gide y
découvre le secret qui permet le triomphe de l'individualisme. Il lui semble que
l'affirmation de soi atteint saplénitude quand on renonce à son individualité. Le
vrai individu embrasse les deux pôles de la vie, le personnel et l'universel. D'une
part l'expérience individuelle qui constitue une personnalité, fait la valeur
personnelle, d'autre part l'ordre logique selon lequel cette expérience s'organise,
fait la valeur universelle. La formation d'une personnalité individualiste qui
29. Ibid., p. 49.
30. Ibid., p. 50.
31. Ibid., pp. 69-82.
32. Ibid., p. 115.
51
Marilyn Levine
embrasse le personnel et l'universel, correspond à la division entre le Moi et le
Je. Car dès l'origine, le Moi et le Je se confondent dans l'action. Le Je reste une
pensée immanente au Moi qui agit.33
Le dernier chapitre, consacré à l'opinion des contemporains, revient à cet
argument clé afin de contrer les accusations de corruption morale portées par
Henri Massis, principal détracteur de Gide, ainsi que l'étonnement suscité
par ses variations constantes de style et de point de vue. S'agissant du
problème de la pureté morale, Zhang soutient que l'oeuvre de Gide procède
d'une pureté à la fois harmonieuse et ordonnée. « Aucun artiste, écrit-elle, ne
saurait créer une oeuvre s'il ne possède pas une félicité où toute sa richesse
spirituelle s'organise en un équilibre puissant »34. La confusion due aux
multiples variations de style et de perspective n'est pas, quant à elle, une
contradiction, mais le résultat d'une immersion artistique complète, d'un
abandon esthétique du moi, en vertu du principe selon lequel « l'opposition
de deux points de vue ne signifie pas la discontinuité de la pensée ». Zhang
en conclut que l'œuvre de Gide trouve sa continuité dans ce renoncement à
soi.
Cette analyse rédigée en 1930 éclaire et annonce des thèmes retenus par
la critique gidienne contemporaine. C'est ainsi que les trois thèmes privilégiés par un recueil d'études critiques paru outre-Adantique au début des
années 1970—l'absence de foi en Dieu, la littérature comme obsession quasi
religieuse, la forte charge autobiographique des personnages romanesques35 — figurent en bonne place dans l'essai de Zhang.
Il n'est pas impossible qu'ajouté à son excellente connaissance de la
langue et de la littérature françaises, l'héritage chinois de Zhang Ruoming lui
ait permis de pénétrer plus avant dans le caractère et l'art de Gide. D'après
Chang Chung-yuan, les artistes taoïstes chinois ont eux aussi trouvé « l'unité
dans la multiplicité » :
33. Ibid., p. 27.
34. Ibid., p. 107.
35. Littlejohn, «Introduction», pp. 7-13.
52
Zhang Ruoming et André Gide
De l'immuable au constamment variable, le processus de la transition se
manifeste comme créativité ; de l'un au multiple, le processus de concrétion
s'affirme lui aussi comme créativité. Concrétion et transition sont toutes deux
prisonnières de ce que Whitehead appelait « l'avance créatrice dans lanouveauté ». Enfait, la transition recèle la concrétion, laconcrétion contient la transition.
Elles s'identifient dans le plan absolu de la création.36
Dans l'interprétation de Zhang Ruoming, l'art de Gide exprime la délicate
mise en accord de sa conscience sociale avec les émotions et les comportements naturels del'homme. Il n'est pas indifférent que l'analyse de l'univers
esthétique et moral gidien en termes d'une personnalité qui se forme grâce
à une tension jugée nourricière entre les désirs de l'expérience individuelle
et l'exigence des valeurs collectives ait été le fait d'un esprit chinois : la
tradition confucéenne a mis l'accent sur cette continuité de l'action humaine.
Traitant des oppositions significatives au sein de cette tradition, Benjamin
Schwartz relève que « les textes comme les Analectes énoncent une polarité
centrale, celle entre le perfectionnement individuel... qui conduit à l'accomplissement de soi-même... et la mise en place d'un monde ordonné et
harmonieux... »37.
Zhang envoya une copie de sa thèse à Gide, qui se trouvait alors en
Afrique. De retour en France il la lut, et exprima dans une lettre son
étonnement d'avoir été si bien compris. Chose qui lui tenait à cœur, car il
avait été récemment l'objet de plusieurs comptes rendus fort critiques, dont
l'un proclamait la « mort » de son talent. Ainsi Gide écrivait-il :
De sorte qu'il me semble renaître à travers vos pages, et que je reprends
conscience de mon existence grâce à vous. Votre chapitre V (sur le narcissisme)
en particulier me ravit, et je ne pense pas m être jamais senti si bien compris.
« Chaque fois qu'il crée un personnage, il consent d'abord à vivre à sa place,
etc. »... Mais que de choses il me faudrait louer encore dans votre étude ! Que
j'aime cette affirmation si simple sur laquelle s'achève la première partie du
dernier chapitre : « L'opposition entre deux points de vue ne signifie pas la
36. Chang Chung-yuan, Creativity andTaoism : a study ofChinesephilosophy, art
andpoetry, New York, Harper Colphon, 1963, p. 74.
37. Benjamin I. Schwartz, « Some polarities in Confucian thought », in Arthur
F. Wright (éd.), Confucianism and Chinese civilization, Stanford, Stanford University Press, 1964, p. 5.
53
Marilyn Levine
discontinuité de lapensée »... Combien je vous sais gré de cette lumière que vous
apportez sur mon oeuvre ! Il me semble que c'est à un ami que j'écris, car
vraiment le « merci » que je vous adresse vient de mon coeur.38
L'entrée du Journal datée du même jour est moins exaltée et non exempte
d'un brin de cynisme :
Dans les Cahiers du Mois, une nouvelle Oraison funèbre pour André Gide,
qui me reconnaît bien quelque talent, mais épuisé, c'est-à-dire : ayant cessé de
nuire. Et, sitôt après, je lis une assez longue étude d'une Chinoise sur l'Attitude
d'André Gide ; comme elle est faite à coups de citations (mais bien choisies), elle
me paraît excellente, et parce qu'elle accepte de me prendre simplement pour ce
que je suis.39
Aux dires de Roger Martin du Gard, l'un des plus proches confidents de
Gide, celui-ci se montrait d'une susceptibilité croissante à mesure que sa
gloire montait à la fin des années vingt :
Après avoir été inconnu, méconnu, pendant plus de trente ans, et avoir
supporté cela avec un bel orgueil résigné et silencieux, il ne résiste pas à la
tentation de prendre enfin sa revanche. Il en vient à remplir du bruit de ses
revendications, de ses petites polémiques, les trop sonores coulisses du monde
des lettres. Ah, que je souhaiterais le voir plus détaché, plus indifférent !40
Ce qui explique quelque peu les effusions et les remerciements exagérés de
Gide envers un auteur qui parlait de lui comme d'un mythe vivant, non sans
éloquence d'ailleurs.
La thèse de Zhang et la réponse de Gide n'en furent pas moins prises au
sérieux par certains membres de la communauté savante française. Ainsi
Jean Rodes, dans un article sur le travail de Zhang rédigé à la fin de l'année
38. Lettre d'André Gide à Zhang Ruoming, 12 janvier 1931 (souligné par nous). Une
copie de la main de Zhang se trouve dans son dossier aux A AUFC. Voir aussi la
lettre de Zhang à J. Segond, 11 juin 1931.
39. André Gide, Journal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 1020
(entrée du 12 janvier 1931).
40. Roger Martin du Gard, Notes sur André Gide, in Oeuvres complètes, Paris,
Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, vol. 2, pp. 1397-1398 (entrée datée
de 1928).
54
Zhang Ruoming et André Gide
1931, qui reproduisait également la lettre de Gide, se montra-t-il étonné par
la maîtrise dufrançaisdont témoignait Zhang et par sa compréhension de la
culture française :
À cet égard, tout serait à signaler dans les huit très copieux chapitres de cet
ouvrage. Je pense cependant que celui qui traite de « Gide moraliste » doit être
placé au premier rang. On y trouve, en une matière particulièrementfine,délicate,
en phrases courtes, claires, pénétrantes, où il n'y a pas un mot à changer, une
dissection que ne désavoueraient pas les meilleurs praticiens du scalpel littéraire.41
Les exemplaires de la thèse — la société Bosc Frères et Riou en avait
imprimé un peu plus de 180 (dont 80 pour la Faculté des Lettres, 30 pour
l'Institut et 70 pour l'auteur) — furent bientôt épuisés : à peine cinq mois
s'étaient-ils écoulés que l'Institut franco-chinois devait répondre à un
correspondant d'Aix-en-Provence, qui souhaitait s'en procurer un, qu'il n'en
restait plus42.
Zhang continuera de faire autorité sur Gide, y compris après son retour
en Chine. Ainsi, quelques années plus tard, au moment du flirt de Gide avec
le communisme, peut-elle faire publier son opinion dans le Mercure de
France : un court article, paru en 1935, dans lequel elle prend la défense de
Gide avec énergie, plus de dix ans après sa propre rupture avec le communisme. À ses yeux, Gide donnait libre cours à son appétit de nouveauté, de
création, mais sa vision artistique demeurait intacte. Jamais il ne renoncerait
à la liberté de l'artiste. C'est un jugement que l'histoire a confirmé43.
41. Jean Rodes, « Entretien avec une jeune Chinoise docteur ès-lettres de la faculté
de Lyon », La politique de Pékin, 45, 17 novembre 1931, pp. 1304-1306.
42. Bosc Frères, M. etL. Riou, imprimeurs-éditeurs, communications à M. Courant
des 15 septembre 1930,8 décembre 1930 et 7 janvier 1932. Lettre de L. Delpech
à l'Institut franco-chinois, 25 avril 1931, et réponse de l'Institut, 13 mai 1931.
AAUFC, dossier Zhang Ruoming.
43. Yang Tchang Lomine [Zhang Ruoming], « Sur André Gide », Le Mercure de
France, CCUX, avril-mai 1935, pp. 203-207.
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Marilyn Levine
V
Ayant achevé leurs études supérieures, Zhang Ruoming et Yang Kun,
nouvellement mariés, rentrent en Chine en 193144. Ils y mènent une vie
d'universitaires légèrement teintée d'engagement politique. Professeur à
Pékin puis au Yunnan, Zhang consacre son temps, sous forme d'articles
savants et de traductions, à la littérature française. Après 1950 elle devient
membre de la Ligue démocratique (Zhongguo minzhu tongmeng), sans
occupertoutefoisaucun poste de responsabilité. Elle meurt subitement en
195845.
Tout comme André Gide, son héros, Zhang Ruoming a parcouru un
chemin sinueux entre plusieurs cultures. Le fait qu'elle ait rompu avec la
tradition en tant que membre influent du courant féministe à l'époque du 4
Mai, puis en tant que militante communiste au début des années vingt, a de
toute évidence contribué au développement de sa conscience politique. Mais
cette rupture lui a aussi permis de percevoir avec discernement les limites de
l'action politique collective. Sa compréhension de la culture française, et de
l'oeuvre de Gide en particulier, oeuvre qu'elle s'est montrée capable de
comprendre de l'intérieur, l'a aidée à explorer la nature des rapports entre
l'individu et la liberté artistique. On peut soutenir, il me semble, que c'est
après avoir mis bout à bout ces différentes expériences qu'elle a refusé de se
soumettre à la stricte discipline de groupe qu'exigeait de ses adhérents le Parti
communiste pour mener, à partir du milieu des années vingt, une vie
d'études, d'enrichissement personnel, et de liberté.
44. Le règlement de l'Institut franco-chinois interdisait les mariages entre étudiants
appartenant à une même promotion.
45. Zhang Ruoming s'est donnée la mort par fidélité à son idéal (cf. Geneviève
Barman et Nicole Dulioust, art. cité, p. 31 ). Les circonstances de cette finne seront
pas exposées ici par égard pour M. Yang Kun. Celui-ci était en voyage lorsqu'il
apprit par télégramme la tragique nouvelle. Anthropologue renommé, spécialiste
des « minorités nationales », Yang Kun a aussi été un protagoniste influent de
l'introduction de la sociologie en Chine. Après avoir dirigé un département de
l'Université du Yunnan pendantplus de trente ans, il continue, à88 ans, sacarrière
d'enseignant et de chercheur à l'Université Normale de Pékin.
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Zhang Ruoming et André Gide
Il existe en chinois un mot — zhiyin — pour désigner un être capable
d'empathie totale à l'égard d'un autre et qui, au sens littéral, signifie
« connaître le son (de la musique) ». Zhang Ruoming et André Gide furent
à bien des égards d'authentiques zhiyin. Chacun a éprouvé la séduction et les
limites de toute culture. Et chacun a senti que le véritable perfectionnement
de soi-même réside dans la liberté d'expression, dans une dynamique
personnelle dont la continuité requiert, pour seule exigence, un authentique
renoncement à soi dans la fusion de son être avec le réel, dans la coordination
du Je et du Moi. Tous deux, communistes d'un jour, furent des croyants de
toujours en la nécessité de fonder la liberté sur la vérité. Zhang Ruoming
croyait de toute ses forces à cette nécessité, et cette conviction était si
intimement mêlée à sa foi en Gide que sans l'avoir jamais rencontré, par la
seule vertu d'une précieuse lettre et de livres encore plus précieux, elle fut
capable de prédire en toute assurance, au milieu des années trente, que Gide
ne serait pas longtemps communiste. Cette conviction figure en toutes lettres
danslcMercure de France : «Plusj'y songe, et plus je crois que l'artiste doit
demeurer libre et qu'André Gide, l'artiste, est incapable de penser autrement ».
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