Barrières abolies : Zhang Ruoming et André Gide
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Barrières abolies : Zhang Ruoming et André Gide
Barrières abolies : Zhang Ruoming et André Gide Marilyn Levine 1 Son abandon de soi réalise son éternité dès à présent. Zhang Ruoming, « L'attitude d'André Gide (Essai d'analyse psychologique) » (1930) De sorte qu il me semble renaître à travers vos pages, et que je reprends conscience de mon existence grâce à vous... Je ne pense pas m'être jamais senti si bien compris. Lettre d'André Gide à Zhang Ruoming (12 janvier 1931) Le processus révolutionnaire dans la Chine du XXe siècle fait penser à une conflagration aux multiples nuances. Grands ou petits, les acteurs qui sont intervenus ont tenu des rôles d'importance inégale ; trop souvent, l'histoire oublie avant même la conclusion de la pièce tel ou tel qui n'en a pas moins contribué à un épisode crucial. Les pages qui suivent sont consacrées à l'un de ces « seconds rôles » : Zhang Ruoming (1902-1958). 1. Marilyn Levine est Assistant Professor à Lafayeue Collège, Easton, Pennsylvanie. La matière de cet article a fait l'objet d'une communication au colloque sur « Les mouvements démocratiques en Chine » organisé à l'Université Columbia les 21 et 22 mai 1988. L'auteur souhaite remercier les professeurs Liu Guisheng et Zhu Yuhe de l'Université Qinghua (Pékin) ; MM. Yang Kun (Université Normale de Pékin) et Yang Zaidao (Pékin) ; M. Christian Henriot etMme Danièle Li Chen Sheng (Université Jean Moulin-Lyon IJJ) ; M. Jean-Louis Boully (Bibliothèque municipale de Lyon) ; M. Steve Levine (Université Duke) ; M. William Rogers (Université de San Diego) ; Mlle Geneviève Barman et M. Yves Chevrier (Centre Chine, EHESS). Texte traduit de l'anglais par Yves Chevrier. Études chinoises, VII, 2, automne 1988 Marilyn Levine La contribution de Zhang au mouvement féministe et, plus généralement, au mouvement estudiantin à Tianjin au moment du 4 mai 1919 a en fait été importante. Membre du Parti communiste chinois en France au début des années 1920, elle le quitte en 1924 pour devenir l'une des premières Chinoises à obtenir un doctorat en France, ayant soutenu à l'Université de Lyon une thèse sur Gide, qu'elle envoie à ce dernier. L'intéressé non seulement lut l'ouvrage, mais loua dans une lettre à l'auteur la compréhension dont elle avait témoigné pour son évolution et la signification de son oeuvre : lettre sans prix que Zhang mit en exergue à l'édition chinoise de son travail. Rentrée en Chine dans les années 1930, Zhang Ruoming devient une spécialiste renommée de littérature française et poursuit une carrière universitaire à Pékin et au Yunnan jusqu'à sa mort en 1958, les dix dernières années de sa vie ayant été marquées par un engagement politique, encore que mezza voce, dans les rangs de la Ligue démocratique. Le point cardinal de sa vie n'en aura pas moins été son intérêt pour Gide, et en dépit des liens non négligeables que Zhang a entretenus avec la politique, en particulier de son féminisme à l'époque du 4 Mai, c'est avant tout à la signification de cette relation que je m'intéresserai ici. De Chine en France, de Tianjin à Lyon, de Confucius à Gide, un fil conducteur : l'esprit du mouvement pour la Nouvelle Culture et l'essor du mouvement féministe. Je commencerai donc par rappeler brièvement les origines du mouvement des étudiants chinois en France, avant d'examiner la participation de Zhang îRuoming au mouvement pour la Nouvelle Culture. En troisième lieu sera étudiée la première moitié de sa décennie française. Enfin je m'arrêterai plus longuement à la pénétrante thèse sur Gide, dont il n'est pas abusif de dire qu'elle réussissait à transcender l'obstacle des cultures et des générations. 38 Zhang Ruoming et André Gide I La chute de la dynastie des Qing en 1911 ne donne pas seulement le coup d'envoi d'un nouveau cycle de violence politique et de désarroi en Chine. À partir de 1915, elle contribue à engendrer un mouvement marqué par une réflexion de fond sur la confrontation avec le monde moderne : le mouvement pour la Nouvelle Culture2. La jeunesse chinoise s'efforce alors de forger une vision du monde fondée sur des conceptions et des attitudes neuves. Explorant, le regard tourné vers l'Ouest, une multitude d'idées occidentales, elle donne le départ d'une ère nouvelle derichesseet de diversité intellectuelle. Un des épisodes les plus passionnants de cette époque est l'aventure des jeunes Chinois partis pour la France au lendemain de la première guerre mondiale. Leur intention était de travailler dans les usines françaises à court de main d'oeuvre en vue d'épargner les sommes qui leur permettraient de poursuivre leurs études dans des établissements français ; et leur volonté était d'étudier les techniques occidentales afin de moderniser la Chine. De 1919 au début de l'année 1921, plus de 1 600 jeunes Chinois font ainsi le voyage dans le cadre du « mouvement du travail diligent et de l'étude frugale » {qingong jianxue yundong, ci-après « mouvement étudiant-ouvrier »)3. 2. Cf. Chow Tse-tsung, The May Fourth movement : intellectual révolution in modem China, Cambridge (Mass.), Harvard University Press, i960 ; JeromeB. Grieder, Intellectuals andthe state in modem China, New York, Free Press, 1981. 3. Larevue/{Éptti//cartOH'naaconsacrésonnumérod'avrill988àcemouvement ; on y trouvera en particulier une présentation d'ensemble et une recension critique des souvenirs publiés par les participants chinois. Trois importants recueils de documents ont été publiés en chinois : Qinghua daxue Zhonggong dangshi yanjiushi (Unité de recherche sur l'histoire du Parti communiste chinois de l'Université Qinghua), Fu Fa qingong jianxue yundong shiliao (Documents sur le mouvement pour le travail diligent et l'étude frugale en France), 4 vols., Pékin, Beijing chubanshe, 1979-1980 ; Zhang Yunhou, Yin Xuyi et Li Junchen (éds.), Liu Fa qingongjianxueyundong (Le mouvementpour le travail diligent et l'étude frugale en France), 2 vols., Shanghai, Shanghai renmin chubanshe, 1980,1985 ; Chen Sanjing (éd.), Qingong jianxue yundong (Le mouvement pour le travail diligent et l'étude frugale), Taipei, Zhengzhong shuju, 1981. En langues occidentales, trois thèses de doctorat ont été consacrées au sujet : John K. C. Leung, « The Chinese work-study movement : the social and political expérience of Chinese 39 Marilyn Levine Un certain nombre d'affinités fondamentales rapprochaient Chinois et Français comme autant de pierres de touche dans le processus d'échange culturel : la priorité accordée au beau langage et aux belles manières, la ritualisation accentuée des rapports sociaux, l'importance de la classe lettrée comme symbole de l'une et l'autre culture, la dualité rationalisme/spiritualisme, marquée en Chine par l'opposition entre confucianisme et taoïsme ; enfin, dans l'organisation sociale, le rôle fondamental joué par la famille et le village. À l'Ouest, la France passait volontiers pour maîtresse de la mode et des arts du palais, pour l'exemple à suivre en matière de langage et de culture. Telle était précisément la position sociale et culturelle de la Chine dans la sphère orientale. Cette convergence, Chinois et Français l'ont soulignée implicitement et, souvent, explicitement, à l'occasion de la création d'organismes de coopération mutuelle. Ainsi, lors de la fondation de l'Association amicale francochinoise en 1907, le Ministre de Chine en France se plaisait-il à comparer les valeurs communes aux deux pays : En Chine comme en France, nous avons le culte des glorieux ancêtres. En Chine comme en France, nous mettons toute notre fierté à honorer nos savants, nos philosophes, nos poètes et nos patriotes... En Chine comme en France, nous aimons profondément la paix féconde et les entreprises moralisatrices. Nous pratiquons aussi la solidarité, la prévoyance sociale et les vertus familiales qui sont si honorées en Occident et particulièrement en France.4 En dépit de ces affinités appréciées par les élites, les jeunes Chinois de 19191921 doivent faire face à une situation économique et sociale dégradée. Il est difficile déjuger s'ils ont été sensibles à la floraison artistique et culturelle qui compensait en quelque sorte la crise de l'après-guerre. Une chose est certaine : l'influence de la radicalisation politique marquée par les grèves et student-workers in France » (Université Brown, 1982) ; Marilyn Avra Levine, « The found génération : Chinese communism in Europe, 1919-1925 » (Université de Chicago, 1985) ; Nora Wang, « Paris/Shanghai, débats d'idées et pratiques sociales, les intellectuels progressistes chinois, 1920-1925 » (Université de Paris Vm, 1986). 4. « Discours de son ExcellenceM. le Ministre de Chine », Bulletin de l'Association amicale franco-chinoise, 1-1, juillet 1907, p. 18. 40 Zhang Ruoming et André Gide la naissance du Parti communiste français. C 'est cette dimension qui apparaît dans les activités sociales et politiques des jeunes Chinois, lesquels continuent par ailleurs de former un m ilieu très replié sur lui-même. Ainsi les groupements déjeunes constitués en Chine prospèrent-ils dans l'environnement français, plusieurs d'entre eux devenant des partis dont l'éventail va de la branche européenne du Corps des jeunesses communistes et du Parti communiste, fondée en 1922 (je regroupe ces deux organisations sous l'appellation collective d'Organisations communistes chinoises en Europe, OCCE), à l'anti-communiste Parti de la Jeunesse (Qingniandang) fondé en 1923. Nombreux sont les dirigeants chinois, toutes tendances politiques confondues, qui se sont formés à la politique lors d'un séjour en Europe. Zhou Enlai et Deng Xiaoping sontpeut-être les plus célèbres de ces expatriés. Mais la liste des personnages influents serait longue : Zhu De, Chen Yi, Zhao Shiyan, Wang Ruofei, Li Lisan, Cai Hesen, Xiang Jingyu, Chen Yannian, Chen Qiaonian, Liu Bojian, Li Fuchun, Cai Chang, Xiao San, Li Weihan, Nie Rongzhen (tous membres des OCCE) ; Zeng Qi, Li Huang, He Luzhi, Zuo Shunsheng, Hu Guowei (membres du Parti de la Jeunesse) ; Ou Shenbai, Li Zhuo, Hua Lin (anarchistes) ; Wang Jingqi, Guo Chuntao, Peng Rang (Guomindang) ; et bien d'autres5. S'ils restent sensibles aux tensions politiques ayant leur origine en Chine, les jeunes expatriés subissent aussi l'influence de leur épopée européenne : voyage transocéanique, chemins de fer, métro, travail en usine, apprentissage d'une langue inconnue, adaptation à des techniques nouvelles, environnement culturel insolite, participation au système éducatif français. Les liens avec les ouvriers chinois employés par les alliés pendant la guerre, dont plusieurs milliers étaient restés en France où ils travaillaient sous 5. Levine, « The found génération », donne en appendice plus de 125 biographies et profils de groupes. Etudes chinoises a publié deux articles concacrés l'un à Xiang Jingyu, l'autre aux membres féminins du mouvement étudiant-ouvrier : Catherine Gipoulon, « Xiang Jingyu ou les ambiguïtés d'une carrière entre communisme et féminisme » (V-l/2,1986, pp. 101-131) ; Geneviève Barman et Nicole Dulioust, « Un groupe oublié : les étudiantes-ouvrières chinoises en France » (VI-2, 1987, pp. 9-46). 41 Marilyn Levine contrat6, contribuent également à expliquer l'intense propension de la communauté chinoise à créer des organisations. Mais le facteur le plus significatif est sans doute la multiplication des difficultés au sein même du mouvement des étudiants-ouvriers, où le nombre des sans-emploi augmente rapidement avec l'arrivée de nouveaux-venus à partir de la fin de l'année 1920. De ces tensions à l'intérieur ide la communauté chinoise naissent les trois affrontements politiques de 1921, culminant avec l'incident de Lyon (septembreoctobre) à la suite duquel 104 jeunes Chinois sont expulsés de France pour avoir occupé un dortoir. Ces conflits scellent le déclin du mouvement étudiant-ouvrier proprement dit en provoquant la politisation et la division de la communauté chinoise en France, lesquelles entraînent à leur tour la constitution de partis politiques loin de la mère-patrie. n Zhang Ruoming naît le 16 janvier 1902 à Baoding, dans la province du Zhili (l'actuel Hebei). Alors qu'elle est encore enfant, son père — un officier supérieur — prend une deuxième épouse, ce dont sa mère conçoit une profonde humiliation. Sensible aux souffrances maternelles, Zhang fait preuved'indépendanced'espritmalgré son jeune âge. Autre membre important du cercle de famille, un oncle qui a étudié la médecine au Japon l'aide à suivre les cours d'une école primaire. A partir de 1916 elle suit ceux d'un collège de jeunes filles à Tianjin, et finit diplômée en éducation de la Première École Normale de Jeunes Filles du Zhili dans la même ville (Tianjin Zhili diyi niizi shifari). C'est aussi à Tianjin qu'elle s'engage profondément dans le mouvement pour la Nouvelle Culture, surtout en regard du problème de la condition féminine7. 6. L'étude la plus complète du Corps des ouvriers chinois est celle de Chen Sanjing, Huagong yu Ouzhan (Main-d'oeuvre chinoise et guerre européenne), Taipei, Éditions Zhongyang, 1986. L'auteur estime les effectifs employés par les Alliés entre 175 000 et 200 000 hommes (pp. 34-35). 7. Le fils de Zhang Ruoming, Yang Zaidao, a eu la bonté de me communiquer ces éléments. Cf. également ses lettres des 18 février 1987 et 20 avril 1988. 42 Zhang Ruoming et André Gide Dans la fièvre du mouvement du 4 Mai les activités de Zhang vont se concentrer sur plusieurs groupes. Ses préoccupations essentielles ne sont pas que patriotiques : elle exige aussi l'égalité pour les femmes. Un article publié en janvier 1920, « Ji xianfeng » (L'avant-garde hardie), expose que contrairement à la vision traditionnelle la révolution n'est pas un phénomène mauvais, mais une nécessité, et qu'elle doit être considérée comme une condition normale du progrès de la vérité. Les femmes se doivent d'y jouer un rôle central au lieu d'être un simple « appendice » des hommes. Zhang défend avec force leur égalité psychologique et professionnelle, tout en réclamant l'abolition des anciennes superstitions. Ses actes sont à la hauteur de ses proclamations. Elle prend une part active à l'organisation de plusieurs associations féminines, notamment l'Association du cercle des femmes patriotes (Niïjie aiguo tongzhihui) etl'Association des femmes patriotes (Nu ai huî), laquelle comprend des ouvrières aussi bien que des intellectuelles. Zhang est aussi l'un des membres fondateurs importants de la Société du Réveil (Juewushe), l'organisation d'élite de la jeunesse de Tianjin, créée en septembre 1919 par une petite douzaine de jeunes étudiants. Fait remarquable, plus de la moitié de ces fondateurs sont des femmes, à l'inverse de la composition originairement très masculine de la Société des nouveaux citoyens (Xinmin xuehui) et de l'Association JeuneChine (Shaonian Zhongguo xuehuî). Zhang et ses amies publient des déclarations, vont manifester à Pékin, organisent des rassemblements de masse, mettent sur pied un bureau des oratrices, et se joignent à des manifestations au cours desquelles plusieurs participants sont grièvement blessés par la police8. Le talent organisationnel et les convictions de Zhang ont été déterminants pour catalyser les préoccupations féministes et plus généralement les tendances politiques de la période. Selon Chen Xiaocen, autre membre de la Juewushe, elle était l'un des trois membres du Comité exécutif de l'Association des nouveaux étudiants (Xinsheng lianhui), l'une des premières organisations mixtes fondées à Tianjin. Seule femme à siéger à ce comité important, 8. Ma Huiqing, « Wusi yundong zai Tianjin » (Le mouvement du 4 Mai à Tianjin), Jindaishi ziliao, 2,1958, pp. 94-96 et 103-104. 43 Marilyn Leuine Zhang y fit preuve, nous dit Chen, de diligence, d'attention au détail et d'efficacité9 À la fin de l'année 1919 elle est devenue l'un des deux responsables de l'Association, dont l'action va susciter plusieurs manifestations et provoquer des emprisonnements. Participant en janvier 1920 à une manifestation forte de plusieurs milliers d'étudiants pour exiger la libération de camarades emprisonnés la semaine précédente, Zhang, Zhou Enlai, Guo Longzhen et Yu Fangzhou constituent une délégation qui réussit à rencontrer directement des représentants du gouvernement. À la suite de quoi ils sont eux-même emprisonnés pour presque six mois. Liu Qingyang, autre dirigeante féminine de caractère, a été laissée à l'extérieur afin d'organiser un soutien national aux étudiants emprisonnés de Tianjin10. La pénible expérience de la prison ne fait que renforcer la résolution de Zhang Ruoming. Repoussant les efforts de son père pour qu'elle se rétracte, elle reste en prison jusqu'à la libération collective du groupe le 17 juillet 1920. Sitôt élargis, plusieurs membres de la Société du Réveil, dont Zhang Ruoming, se préparent à une nouvelle aventure dans leur quête de la Nouvelle Culture en achetant à la fin de l'année 1920 des billets pour la France, où ils débarquent en janvier 1921. Le souci d'échapper à d'éventuelles représailles de la part des autorités, et un mariage que sa famille voulait lui imposer, ont aussi incité Zhang à s'expatrier. ni Les dirigeants de la Société du Réveil qui sont du voyage—tels Zhou Enlai, Zhang Ruoming, Liu Qingyang, Guo Longzhen et Guan Yiwen — ne se conçoivent pas comme membres du mouvement des étudiants-ouvriers, mais comme « étudiants frugaux » (jianxuesheng) : c'est le terme qu'ils s'appli- 9. Chen Xiaocen, « Juewushe ji qi chengyuan » (La Société du Réveil et ses fondateurs), Tian/ïn we/is/u ziliao xuanji, 15, 1981, pp. 181-182. 10. Ma Huiqing, « Wusi yundong zai Tianjin », pp. 105-106 ; Liao Yongwu, Tianjin xiandai geming yundong shi (Histoire du mouvement révolutionnaire contemporain à Tianjin), Tianjin, Tianjin renmin chubanshe, 1985, pp. 13-15. 44 Zhang Ruoming et André Gide quent à eux-mêmes11, et il souligne une certaine distance entre les membres de leur société et les étudiants-ouvriers. Tout en souscrivant à la vision idéologique du travail comme quelque chose de « sacré », si répandue dans le mouvement pour la Nouvelle Culture, ils ne pensent pas que travailler en usine soit une initiation nécessaire. Ainsi Zhou Enlai travaillera-t-il comme journaliste, envoyant en cette qualité de nombreux articles à un journal catholique de Tianjin. Zhang Ruoming également donnera plusieurs articles à la presse chinoise. Bien qu'ils ne fussent pas membres du mouvement des étudiantsouvriers, les expatriés de la Société du Réveil n'en approuvaient pas moins au départ ses objectifs, notamment l'union avec la classe ouvrière. Mais leur comportement « clanique » les tient à l'écart des trois « luttes » de 1921 (encore que, par ses écrits, Zhou Enlai ait joué un rôle certain dans la lutte contre l'emprunt chinois en France), et dans la mesure où leur arrivée en France au début de cette même année coïncide avec le nadir du mouvement, il n'est guère surprenant que leurs écrits aient vite témoigné d'une certaine désillusion à l'égard de ses possibilités et qu'ils se soient tournés vers d'autres formes d'organisation. Ainsi Zhang Ruoming se livre-t-elle au printemps 1921 à une analyse ironique des valeurs du mouvement pour la Nouvelle Culture, tout en continuant de plaider pour la suppression des barrières séparant les intellectuels des travailleurs manuels : La diffusion actuelle du mouvement pour la Nouvelle Culture en Chine est un pot-pourri (wuhua shise) contenant les choses les plus étranges. Certains parlent de « Nouvelle Pensée », d'autres de « Démocratie », d'autres invoquent le « Marxisme » et d'autres encore introduisent le « Bolchevisme »... Rien n'est 11. Les registres de l'Association franco-chinoise d'éducation {Hua Fajiaoyu huï), que signaient la plupart des Chinois lors de leur arrivée en France, montrent que ces préférences recouvrentd'importantes disparités régionales. Ainsi, d'après les enregistrements consignés tant en chinois qu'en français qui sont conservés aux Archives diplomatiques, seuls 27 des 251 Cantonais enregistrés (soit 11%) se désignent comme étudiants-ouvriers, alors que 326 Hunanais sur 346 (96%) revendiquent cette appellation plus « fruste ». Archives diplomatiques, série E, Chine Asie 49, carton 24, dossier 4. 45 Marilyn Levine pareil, mais si vous mélangez le tout, ça ne donnera pas moins que la garantie de l'existence de l'humanité... Nous voulons nous élever d'un degré, nous ne cherchons pas à garantir l'existence des intellectuels ou celle des travailleurs ; ce degré supérieur est la combinaison de la personnalité de l'intellectuel et de l'ouvrier chez tout un chacun ; il n'y aura plus de soi-disant classes ; l'ouvrier qui travaille est [aussi] un ouvrier doté de savoir. u Tout en reprenant à son compte l'ambition d'instruire l'ouvrier chinois, Zhang Ruoming accepte l'idée d'une défaite du mouvement des étudiantsouvriers, et ce dès le printemps 1921. À rencontre d'autres membres de son groupe, elle croit au jugement des initiateurs du mouvement, tels Cai Yuanpei etLi Shizeng. Écrivant en mars 1921, par exemple, Zhou Enlai s'en était pris à ceux qui comme Cai Yuanpei refusaient de conserver la responsabilité du mouvement étudiant-ouvrier : « M. Cai préside l'Association d'éducation franco-chinoise, il a été l'un des artisans du mouvement étudiant-ouvrier, il ne peut pas ne pas être concerné par les difficultés actuelles du mouvement »13. Zhang Ruoming, au contraire, souscrit au jugement négatif des distingués parrains du mouvement concernant ceux qui s'y sont joints : elle s'en fait l'écho lorsqu'elle souligne que « ce n'est pas que le mouvement étudiant-ouvrier soit irréalisable ; mais ceux qui sont venus sont incapables de parler français, de trouver du travail et de faire face aux difficultés ; c'est pourquoi le mouvement a été un échec »14. Non contente d'exprimer son scepticisme à l'endroit du mouvement étudiant-ouvrier, Zhang Ruoming critique également d'autres aspects de la communauté chinoise en France. Elle affirme, par exemple, dans une étude sur les restaurants chinois à Paris, que le « Restaurant de la Chine » 12. Zhang Ruoming, «LiuFajianxueshengzhikonghuangyuHuaFajiaoyuhui» (La grand'peur des étudiants frugaux en France et l'Association franco-chinoise d'éducation), avril 1921, in Fu Fa qingong jianxue yundong shiliao, 2, pp. 419420. 13. Zhou Enlai, « Liu Fa qingong jianxue sheng zhi da bolan » (Le raz-de-marée des étudiants-ouvriers en France), février-mars 1921, in Fu Fa qingong jianxue yundong, l,pp. 12-16. 14. V ntishi [Zhang Ruoming], « Huaren zai Fa jingguan zhi ge zhong zuzhi » (Les organisations des Chinois installés en France), 3-8 avril 1921, in Fu Fa qingong jianxue yundong, 2, p. 156. Le Professeur Liu Guisheng de l'Université Qinghua m'a obligeamment indiqué que « V ntishi » n'est autre que Zhang Ruoming. 46 Zhang Ruoming et André Gide (Zhongguofandian) est fréquenté par les étudiants de mauvaise vie (liumang de xuesheng) et que « ceux dont la personnalité est d'un niveau plus élevé refusent d'y aller régulièrement », bien qu'un repas y coûte moins de 5 francs15. Le même article affirme que les publications en chinois destinées aux ouvriers n'ont qu'une faible utilité, peu d'ouvriers sachant lire. Plus caustique encore est le jugement porté sur les « quatre tendances » de la communauté des étudiants chinois en France. Zhang approuve son propre groupe—celui des « étudiants frugaux » —, mais elle stigmatise l'échec des étudiants-ouvriers, auxquels elle ajoute deux autres catégories : les « playboys » et les « voyous » (gongzipai et liumang paï). En 1922, après la fondation du Parti communiste chinois en France, Zhang Ruoming, grâce à la recommandation de ses camarades de la Société du Réveil, en devient membre et s'élève rapidement dans la hiérarchie16. Selon son fils, Yang Zaidao, elle est membre du Comité exécutif de la branche européenne du PCC jusqu'à sa démission du Parti à la fin de l'année 192417. Après le départ de Zhou Enlai, secrétaire général du Parti communiste chinois en France en 1924, en septembre de cette même année, plusieurs conflits vont l'opposer au nouveau secrétaire général, Ren Zhuoxuan, à propos d'une participation générale des Chinois à des manifestations organisées par le Parti communiste français18. On peut cependant se demander si ces affrontements de personnes n'ont pas servi d'excuse à une transformation plus fondamentale de l'idée que Zhang se faisait de la vie, notamment quant au rôle de l'intellectuel face aux changements sociaux et politiques. Le fait qu'elle se soit inscrite en 1924 à l'Université de Lyon n'est peut-être pas non 15. Ibid., p. 155. 16. Selon Chen Xiaocen, Zhang devint membre du Parti en 1921, mais je n'ai pas trouvé d'indice qu'elle eût joué un rôle important dans la fondation des OCCE ; en revanche Liu Qingyang et Zhou Enlai ont animé un petit groupe parisien dès le printemps 1921. 17. Correspondance personnelle avec Yang Zaidao, 18 février 1987. 18. Interview de Yang Kun, Pékin, 14 octobre 1985. M. Yang est l'époux de Zhang Ruoming ; il demeura au Parti communiste et fut simultanément un membre important du Guomindang jusqu'en 1927. Il a rejoint les rangs du PCC en 1985. 47 Marilyn Levine plus une coïncidence fortuite19. Il convient également de s'interroger sur le rôle des femmes aux échelons supérieurs des OCCE : Zhang a-t-elle perçu une discrimination ? Nous savons, par ses écrits du 4 Mai, qu'elle tenait très fermement à ce que l'émancipation des femmes allât de pair avec la révolution. Toujours est-il qu'ayant quitté le Parti pour se consacrer à l'étude du français et de la littérature, ayant également rompu d'anciens liens avec d'autres organisations, elle va désormais s'absorber dans l'exploration de l'univers des lettres françaises20. IV En 1927, la Faculté des Lettres de l'Université de Lyon l'admet à son cycle doctoral en qualité d'étudiante de l'Institut franco-chinois (fondé en 1921)21. 19. Zhang obtint le baccalauréat par équivalence, sur décision ministérielle. Le certificat délivré à « Tchang Lomine » par l'Université de Lyon le 29 juillet 1927 lors de son inscription à l'Institut franco-chinois mentionne les spécialités suivantes : psychologie, philosophie, logique, morale et sociologie (Dossier Zhang Ruoming, Archives de l'Association universitaire franco-chinoise, ciaprès AAUFC, Lyon, Institut franco-chinois). 20. Selon Chen Xiaocen, Zhou Enlai fut très irrité du départ de Zhang. D'autres historiens, que j ' ai interrogés en République populaire, pensent que cette colère résultait également d'une affection non partagée. Il est intéressant de noter que si Chen parle de « rupture », un court essai autobiographique de Yang Kun indique que Zhou Enlai s'entretint amicalement pendant plusieurs heures avec le couple en 1955 lors d'une visite au Yunnan, où Zhang et Yang enseignaient. Cf. Yang Kun, « Wode minzuxue yanjiu wushinian » (Cinquante ans de recherches anthropologiques), Zhongguo dangdai shehui kexuejia, Pékin, Shumu wenxian chubanshe, 1982, vol. 1, p. 200. 21. Sur l'Institut, voir Ruth Hayhoe, « A comparative approach to the cultural dynamics of Sino-Western educational coopération », The China Quarterly, 104, 1985, pp. 12-24 ; Chen Sanjing, « Minchu liu Ou jiaoyu de jiannan lishi : Liang Zhong Fa daxue chushen » (Les commencements difficiles de l'éducation en Europe : examen préliminaire de l'Institut franco-chinois), in Zhongyang yanjiuyuanjindaishi yanjiusuo minchu lishi yantaohui lunwenji (Recueil d'histoire de la République, Institut d'histoire moderne de l'Academia Sinica), Taipei, 1984, pp. 991-1007. 48 Zhang Ruoming et André Gide Ses capacités et l'élégance de son français écrit ont impressionné Jean Segond, professeur de philosophie, qui dirige ses recherches après avoir guidé ses premières études : « Non seulement j'ai trouvé en elle une étudiante très attentive ; mais j'ai pu apprécier la finesse de son esprit et la connaissance remarquablement nuancée qu'elle a de notre langue ». Et Segond d'ajouter que le travail de Zhang fera honneur à l'Institut franco-chinois22. Zhang termine en trois ans le travail de thèse où elle s'est essayée à une approche psychologique de Gide23. Son « Attitude d'André Gide (Essai d'analyse psychologique) » (1930) obtient le prix annuel du meilleur travail à l'Institut franco-chinois, ainsi qu'une récompense de 500 francs24. Pourquoi une jeune Chinoise s'est-elle ainsi intéressée à l'art de Gide ? La mode ? Longtemps confidentiel et contesté, l'auteur de L'Immoraliste (1902), de La Porte étroite (1909) et des Faux-monnayeurs (1925) s'était imposé à partir du milieu des années 192025. Mais au-delà même de la gloire, l'oeuvre de Gide, tant par la forme que dans le fond, pouvait séduire un lecteur venu d'Asie. Ainsi, dans ses remarques sur le rôle de Gide dans le débat sur l'« art pour l'art » qui anime les milieux littéraires vietnamiens au cours des années 1930, Hue Ho Tarn souligne-t-il, après avoir analysé l'impact de la rupture finale de Gide avec l'Union Soviétique, l'influence profonde exercée par son attitude en affirmant que « Gide n'était pas simplement une arme efficace dans le long conflit qui opposait [les trotskistes 22. Lettre de recommandation de J. Segond, 2 septembre 1927. AAUFC, dossier Zhang Ruoming. 23. La Bibliothèque municipale de Lyon conserve un exemplaire de cette thèse, signée YANG Tchang Lomine, Zhang ayant épousé Yang Kun avant la publication. À M. Jean-Louis Bouilly, conservateur du fonds chinois de la Bibliothèque, revient le mérite d'avoir retrouvé l'ouvrage, ainsi que d'importants articles, dont il a eu l'obligeance de faire part aux chercheurs. 24. lettre de Zhang Ruoming à J. Segond, 28 février 1932 (AAUFC, dossier Zhang Ruoming). 25. David Littlejohn, éditeur de Gide : a collection ofcritical essays (New Jersey, Prentice Hall, 1970), souligne dans son introduction (p. 2) qu'à la suite d'un regain de popularité à la fin des années 1920, Gide passait dans l'opinion de la critique américaine pour l'égal de Proust, Joyce et Mann. 49 Marilyn Levine vietnamiens] aux communistes ; il était aussi une réelle source d'inspiration »26. La thèse de Zhang Ruoming montre clairement l'attrait qu'elle éprouvait pour la simplicité, l'honnêteté personnelle et l'élégance sans apprêt de Gide. De surcroît Gide était un ennemi des traditions et un individualiste : de tels aspects étaient importants pour une jeune femme qui avait rompu d'abord avec l'ancienne société chinoise au moment du mouvement pour la Nouvelle Culture, et plus tard avec des attaches partisanes maintenues pendant près de cinq ans. Enfin, le thème de la jeunesse à la recherche d'une voie à travers les méandres de la vie moderne, tel qu'il apparaît par exemple dans Les Fauxmonnayeurs, a dû jouer un rôle non négligeable27. Conquérir une personnalité libre était une démarche essentielle aux yeux des jeunes partisans de la Nouvelle Culture, engagés dans l'exploration de dimensions physiques et sociales nouvelles alors qu'ils cherchaient à libérer l'individu comme la nation. Zhang Ruoming a pris au mot André Gide, qui pensait que l'art est l'expression de la vie, en considérant la vie de l'écrivain comme un art. Avec le « moraliste », le « mystique » et l'« artiste », elle distingue trois éléments dans sa personnalité, qui sont « une succession de floraisons dont chacune atteint sa singularité parfaite »M. Zhang relève le rôle du milieu protestant et de la foi chrétienne, ainsi que l'influence de Nietzsche et du symbolisme, dans la première étape de ce développement, marquée par le périple algérien de 1893 et la libération artistique qui s'ensuit, tels qu'en témoignent Les Nourritures terrestres et L'Immoraliste. Dans cette évolution s'annonce la vision gidienne de l'art comme religion. La source de l'art est la vie, ce qui confère à l'expression littéraire chez Gide une profondeur riche de dimensions multiples. 26. Hue Tarn Ho Tai, « Literature for the people :fromSoviet policies to Vietnamese polemics », in Truong Buu Lam (éd.), Borrowings and adaptations in Vietnamese culture, Honolulu, Center for Asian and Pacific Studies, 1987, p. 77. 27. CommelesouligneGermaineBree,«TheCounterfeiters»,inLittlejohn(ed.),o/7. cit., p. 127. 28. Zhang Ruoming, L'attitude d'André Gide, p. 16. 50 Zhang Ruoming et André Gide Zhang s'appuie à la fois sur l'oeuvre littéraire de Gide et sur sa correspondance publiée. Elle mène plusieurs comparaisons stylistiques avec Rimbaud, Barrés, Proust et Baudelaire. Le style de Gide, à ses yeux, est unique. Tandis que Proust s'intéresse à un monde non immédiat, Gide va à ce qui est simple, présent. Et si — pour citer Zhang —, Nietzsche s'emprisonnait dans le désordre, Gide, au contraire, aboutissait à la simplicité ; la cause principale de cette opposition procède de la différence de leur attitude à l'égard de lamorale. Niezsche critiquait la morale en tantque moraliste ; mais Gide analysait l'expérience morale en tant qu'artiste.2' Gide est plus proche de Baudelaire, chacun nourrissant son écriture d'émotions dont il fait des sensations. Les sensations baudelairiennes sont cependant plus fondues.30 Dans le chapitre consacré au « narcissisme de Gide », Zhang explique que l'art de Gide exprime l'unité entre le moi de l'artiste et le monde extérieur, comme un alliage authentique d'émotions et de réalités physiques. Il fait résonner l'écho du chant intérieur vers l'extérieur31. C'est cet aspect de sa personnalité qui permet à Gide d'atteindre au vrai renoncement à soi-même, lequel signifie le triomphe de l'individualisme : « Son abandon de soi réalise son éternité dès à présent »32 ; autrement dit l'abandon du moi, au sens esthétique, rend possible un renoncement véritable, moral, à l'individualité. Zhang revient à plusieurs reprises sur ce thème fondamental. Commentant l'humilité de Gide, telle qu'elle procède de son héritage chrétien, Zhang soutient que ce n'est qu'après s'être éloigné de Dieu qu'il a pu accomplir concurremment sa destinée d'individu et d'artiste : Loin de considérer cette attitude chrétienne comme une faiblesse, Gide y découvre le secret qui permet le triomphe de l'individualisme. Il lui semble que l'affirmation de soi atteint saplénitude quand on renonce à son individualité. Le vrai individu embrasse les deux pôles de la vie, le personnel et l'universel. D'une part l'expérience individuelle qui constitue une personnalité, fait la valeur personnelle, d'autre part l'ordre logique selon lequel cette expérience s'organise, fait la valeur universelle. La formation d'une personnalité individualiste qui 29. Ibid., p. 49. 30. Ibid., p. 50. 31. Ibid., pp. 69-82. 32. Ibid., p. 115. 51 Marilyn Levine embrasse le personnel et l'universel, correspond à la division entre le Moi et le Je. Car dès l'origine, le Moi et le Je se confondent dans l'action. Le Je reste une pensée immanente au Moi qui agit.33 Le dernier chapitre, consacré à l'opinion des contemporains, revient à cet argument clé afin de contrer les accusations de corruption morale portées par Henri Massis, principal détracteur de Gide, ainsi que l'étonnement suscité par ses variations constantes de style et de point de vue. S'agissant du problème de la pureté morale, Zhang soutient que l'oeuvre de Gide procède d'une pureté à la fois harmonieuse et ordonnée. « Aucun artiste, écrit-elle, ne saurait créer une oeuvre s'il ne possède pas une félicité où toute sa richesse spirituelle s'organise en un équilibre puissant »34. La confusion due aux multiples variations de style et de perspective n'est pas, quant à elle, une contradiction, mais le résultat d'une immersion artistique complète, d'un abandon esthétique du moi, en vertu du principe selon lequel « l'opposition de deux points de vue ne signifie pas la discontinuité de la pensée ». Zhang en conclut que l'œuvre de Gide trouve sa continuité dans ce renoncement à soi. Cette analyse rédigée en 1930 éclaire et annonce des thèmes retenus par la critique gidienne contemporaine. C'est ainsi que les trois thèmes privilégiés par un recueil d'études critiques paru outre-Adantique au début des années 1970—l'absence de foi en Dieu, la littérature comme obsession quasi religieuse, la forte charge autobiographique des personnages romanesques35 — figurent en bonne place dans l'essai de Zhang. Il n'est pas impossible qu'ajouté à son excellente connaissance de la langue et de la littérature françaises, l'héritage chinois de Zhang Ruoming lui ait permis de pénétrer plus avant dans le caractère et l'art de Gide. D'après Chang Chung-yuan, les artistes taoïstes chinois ont eux aussi trouvé « l'unité dans la multiplicité » : 33. Ibid., p. 27. 34. Ibid., p. 107. 35. Littlejohn, «Introduction», pp. 7-13. 52 Zhang Ruoming et André Gide De l'immuable au constamment variable, le processus de la transition se manifeste comme créativité ; de l'un au multiple, le processus de concrétion s'affirme lui aussi comme créativité. Concrétion et transition sont toutes deux prisonnières de ce que Whitehead appelait « l'avance créatrice dans lanouveauté ». Enfait, la transition recèle la concrétion, laconcrétion contient la transition. Elles s'identifient dans le plan absolu de la création.36 Dans l'interprétation de Zhang Ruoming, l'art de Gide exprime la délicate mise en accord de sa conscience sociale avec les émotions et les comportements naturels del'homme. Il n'est pas indifférent que l'analyse de l'univers esthétique et moral gidien en termes d'une personnalité qui se forme grâce à une tension jugée nourricière entre les désirs de l'expérience individuelle et l'exigence des valeurs collectives ait été le fait d'un esprit chinois : la tradition confucéenne a mis l'accent sur cette continuité de l'action humaine. Traitant des oppositions significatives au sein de cette tradition, Benjamin Schwartz relève que « les textes comme les Analectes énoncent une polarité centrale, celle entre le perfectionnement individuel... qui conduit à l'accomplissement de soi-même... et la mise en place d'un monde ordonné et harmonieux... »37. Zhang envoya une copie de sa thèse à Gide, qui se trouvait alors en Afrique. De retour en France il la lut, et exprima dans une lettre son étonnement d'avoir été si bien compris. Chose qui lui tenait à cœur, car il avait été récemment l'objet de plusieurs comptes rendus fort critiques, dont l'un proclamait la « mort » de son talent. Ainsi Gide écrivait-il : De sorte qu'il me semble renaître à travers vos pages, et que je reprends conscience de mon existence grâce à vous. Votre chapitre V (sur le narcissisme) en particulier me ravit, et je ne pense pas m être jamais senti si bien compris. « Chaque fois qu'il crée un personnage, il consent d'abord à vivre à sa place, etc. »... Mais que de choses il me faudrait louer encore dans votre étude ! Que j'aime cette affirmation si simple sur laquelle s'achève la première partie du dernier chapitre : « L'opposition entre deux points de vue ne signifie pas la 36. Chang Chung-yuan, Creativity andTaoism : a study ofChinesephilosophy, art andpoetry, New York, Harper Colphon, 1963, p. 74. 37. Benjamin I. Schwartz, « Some polarities in Confucian thought », in Arthur F. Wright (éd.), Confucianism and Chinese civilization, Stanford, Stanford University Press, 1964, p. 5. 53 Marilyn Levine discontinuité de lapensée »... Combien je vous sais gré de cette lumière que vous apportez sur mon oeuvre ! Il me semble que c'est à un ami que j'écris, car vraiment le « merci » que je vous adresse vient de mon coeur.38 L'entrée du Journal datée du même jour est moins exaltée et non exempte d'un brin de cynisme : Dans les Cahiers du Mois, une nouvelle Oraison funèbre pour André Gide, qui me reconnaît bien quelque talent, mais épuisé, c'est-à-dire : ayant cessé de nuire. Et, sitôt après, je lis une assez longue étude d'une Chinoise sur l'Attitude d'André Gide ; comme elle est faite à coups de citations (mais bien choisies), elle me paraît excellente, et parce qu'elle accepte de me prendre simplement pour ce que je suis.39 Aux dires de Roger Martin du Gard, l'un des plus proches confidents de Gide, celui-ci se montrait d'une susceptibilité croissante à mesure que sa gloire montait à la fin des années vingt : Après avoir été inconnu, méconnu, pendant plus de trente ans, et avoir supporté cela avec un bel orgueil résigné et silencieux, il ne résiste pas à la tentation de prendre enfin sa revanche. Il en vient à remplir du bruit de ses revendications, de ses petites polémiques, les trop sonores coulisses du monde des lettres. Ah, que je souhaiterais le voir plus détaché, plus indifférent !40 Ce qui explique quelque peu les effusions et les remerciements exagérés de Gide envers un auteur qui parlait de lui comme d'un mythe vivant, non sans éloquence d'ailleurs. La thèse de Zhang et la réponse de Gide n'en furent pas moins prises au sérieux par certains membres de la communauté savante française. Ainsi Jean Rodes, dans un article sur le travail de Zhang rédigé à la fin de l'année 38. Lettre d'André Gide à Zhang Ruoming, 12 janvier 1931 (souligné par nous). Une copie de la main de Zhang se trouve dans son dossier aux A AUFC. Voir aussi la lettre de Zhang à J. Segond, 11 juin 1931. 39. André Gide, Journal, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 1020 (entrée du 12 janvier 1931). 40. Roger Martin du Gard, Notes sur André Gide, in Oeuvres complètes, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, vol. 2, pp. 1397-1398 (entrée datée de 1928). 54 Zhang Ruoming et André Gide 1931, qui reproduisait également la lettre de Gide, se montra-t-il étonné par la maîtrise dufrançaisdont témoignait Zhang et par sa compréhension de la culture française : À cet égard, tout serait à signaler dans les huit très copieux chapitres de cet ouvrage. Je pense cependant que celui qui traite de « Gide moraliste » doit être placé au premier rang. On y trouve, en une matière particulièrementfine,délicate, en phrases courtes, claires, pénétrantes, où il n'y a pas un mot à changer, une dissection que ne désavoueraient pas les meilleurs praticiens du scalpel littéraire.41 Les exemplaires de la thèse — la société Bosc Frères et Riou en avait imprimé un peu plus de 180 (dont 80 pour la Faculté des Lettres, 30 pour l'Institut et 70 pour l'auteur) — furent bientôt épuisés : à peine cinq mois s'étaient-ils écoulés que l'Institut franco-chinois devait répondre à un correspondant d'Aix-en-Provence, qui souhaitait s'en procurer un, qu'il n'en restait plus42. Zhang continuera de faire autorité sur Gide, y compris après son retour en Chine. Ainsi, quelques années plus tard, au moment du flirt de Gide avec le communisme, peut-elle faire publier son opinion dans le Mercure de France : un court article, paru en 1935, dans lequel elle prend la défense de Gide avec énergie, plus de dix ans après sa propre rupture avec le communisme. À ses yeux, Gide donnait libre cours à son appétit de nouveauté, de création, mais sa vision artistique demeurait intacte. Jamais il ne renoncerait à la liberté de l'artiste. C'est un jugement que l'histoire a confirmé43. 41. Jean Rodes, « Entretien avec une jeune Chinoise docteur ès-lettres de la faculté de Lyon », La politique de Pékin, 45, 17 novembre 1931, pp. 1304-1306. 42. Bosc Frères, M. etL. Riou, imprimeurs-éditeurs, communications à M. Courant des 15 septembre 1930,8 décembre 1930 et 7 janvier 1932. Lettre de L. Delpech à l'Institut franco-chinois, 25 avril 1931, et réponse de l'Institut, 13 mai 1931. AAUFC, dossier Zhang Ruoming. 43. Yang Tchang Lomine [Zhang Ruoming], « Sur André Gide », Le Mercure de France, CCUX, avril-mai 1935, pp. 203-207. 55 Marilyn Levine V Ayant achevé leurs études supérieures, Zhang Ruoming et Yang Kun, nouvellement mariés, rentrent en Chine en 193144. Ils y mènent une vie d'universitaires légèrement teintée d'engagement politique. Professeur à Pékin puis au Yunnan, Zhang consacre son temps, sous forme d'articles savants et de traductions, à la littérature française. Après 1950 elle devient membre de la Ligue démocratique (Zhongguo minzhu tongmeng), sans occupertoutefoisaucun poste de responsabilité. Elle meurt subitement en 195845. Tout comme André Gide, son héros, Zhang Ruoming a parcouru un chemin sinueux entre plusieurs cultures. Le fait qu'elle ait rompu avec la tradition en tant que membre influent du courant féministe à l'époque du 4 Mai, puis en tant que militante communiste au début des années vingt, a de toute évidence contribué au développement de sa conscience politique. Mais cette rupture lui a aussi permis de percevoir avec discernement les limites de l'action politique collective. Sa compréhension de la culture française, et de l'oeuvre de Gide en particulier, oeuvre qu'elle s'est montrée capable de comprendre de l'intérieur, l'a aidée à explorer la nature des rapports entre l'individu et la liberté artistique. On peut soutenir, il me semble, que c'est après avoir mis bout à bout ces différentes expériences qu'elle a refusé de se soumettre à la stricte discipline de groupe qu'exigeait de ses adhérents le Parti communiste pour mener, à partir du milieu des années vingt, une vie d'études, d'enrichissement personnel, et de liberté. 44. Le règlement de l'Institut franco-chinois interdisait les mariages entre étudiants appartenant à une même promotion. 45. Zhang Ruoming s'est donnée la mort par fidélité à son idéal (cf. Geneviève Barman et Nicole Dulioust, art. cité, p. 31 ). Les circonstances de cette finne seront pas exposées ici par égard pour M. Yang Kun. Celui-ci était en voyage lorsqu'il apprit par télégramme la tragique nouvelle. Anthropologue renommé, spécialiste des « minorités nationales », Yang Kun a aussi été un protagoniste influent de l'introduction de la sociologie en Chine. Après avoir dirigé un département de l'Université du Yunnan pendantplus de trente ans, il continue, à88 ans, sacarrière d'enseignant et de chercheur à l'Université Normale de Pékin. 56 Zhang Ruoming et André Gide Il existe en chinois un mot — zhiyin — pour désigner un être capable d'empathie totale à l'égard d'un autre et qui, au sens littéral, signifie « connaître le son (de la musique) ». Zhang Ruoming et André Gide furent à bien des égards d'authentiques zhiyin. Chacun a éprouvé la séduction et les limites de toute culture. Et chacun a senti que le véritable perfectionnement de soi-même réside dans la liberté d'expression, dans une dynamique personnelle dont la continuité requiert, pour seule exigence, un authentique renoncement à soi dans la fusion de son être avec le réel, dans la coordination du Je et du Moi. Tous deux, communistes d'un jour, furent des croyants de toujours en la nécessité de fonder la liberté sur la vérité. Zhang Ruoming croyait de toute ses forces à cette nécessité, et cette conviction était si intimement mêlée à sa foi en Gide que sans l'avoir jamais rencontré, par la seule vertu d'une précieuse lettre et de livres encore plus précieux, elle fut capable de prédire en toute assurance, au milieu des années trente, que Gide ne serait pas longtemps communiste. Cette conviction figure en toutes lettres danslcMercure de France : «Plusj'y songe, et plus je crois que l'artiste doit demeurer libre et qu'André Gide, l'artiste, est incapable de penser autrement ». 57