Square dance Les tableaux de Jean François Maurige sont si clairs
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Square dance Les tableaux de Jean François Maurige sont si clairs
Square dance Les tableaux de Jean François Maurige sont si clairs dans leur formulation, si transparents dans leur production, qu’ils n’ont jamais eu besoin d’être adossés à une théorie et peuvent se passer de commentaire. S’il est un paradoxe dans la fabrique du tableau telle que la conçoit cet artiste, c’est que l’aspect minimaliste de ses œuvres – unique couleur, absence de figures… – porte en lui une dévorante exigence de réalité. Rappelons, une fois encore, la méthode. Découpage d’un carré ou d’un rectangle dans un coupon de tissu rouge, morceau de tissu qui est fixé au mur et enduit avec de l’acrylique blanc étalé par mouvements verticaux. Cette opération qui s’appa-rente à un apprêt se fait avec une couleur suffisamment diluée pour donner au tissu, devenu équivalent de toile, une coloration rose et irrégulière en même temps que la marque de l’empreinte du mur. La toile est ensuite posée au sol et une bande y est tracée avec un morceau de peinture noire durcie, bande qui a une apparence vaporeuse. Ce marquage au noir a disparu des tableaux récents que l’on découvre aujourd’hui. Puis, la toile ainsi préparée est montée sur châssis et Maurige peint à l’huile des lignes, des entrelacs, des traits, dont la superposition produit des masses, blocs, de taches, plans ; ni tout à fait l’un ou l’autre mais un peu tout cela à la fois. Ultime étape de cette fabrication, le tableau est décroché et le côté peint est retourné contre un morceau de tissu rouge posé au sol. L’effet buvard de ce contact produit des différences de densité dans les couleurs, des effets de transparence et de moirage. De cette façon, peindre un tableau revient à faire tous les métiers et à prendre en charge la totalité d’un processus, à se mêler du noble et du moins noble, à enchaîner sans aucune distance le mécanique et l’impromptu. Le parti pris du rouge (ou des rouges puisqu’ils varient du vermillon au carmin, auquel il faut ajouter depuis peu le violet) se justifie par la double qualité graphique et chromatique de cette couleur. La plus belle expression de la couleur ou la plus générale et à partir de laquelle chacun peut se livrer aux associations qu’il voudra. L’unité de ton préférée au monochrome. Comme s’il lui fallait se redonner de l’espace, Maurige a de nouveau recours à des lignes, ou plutôt à de longs traits de pinceau qui s’enchaînent, s’entrecroisent et parfois même s’écrasent l’un contre l’autre. Un bout à bout qui donne à ces bandeaux une forme de singularité. Par le travail de recouvrement au blanc, le tableau commence avant d’avoir commencé ou, pour dire les choses autrement, le regardeur peut voir au-delà du plan pictural. C’est un acte de fabrication autant que de peinture qui permet de récapituler beaucoup de choses qui ont été faites pour éloigner le tableau de l’expression corporelle. Pliages, emploi de la bombe aérosol, substitution du tissu non peint à la toile, toile libre, pliage, ces gestes d’ouverture sont reconnus et pris en compte. En ce tournant des années mille neuf cent soixante-dix et quatre-vingt, quand Maurige commence, se sont conclues ou achevées la plupart des entreprises de déconstruction du tableau, et il parvient avec sa méthode à rassembler les éléments sans effacer les traces des grandes constructions théoriques. Nul ne peut nier qu’un coupon de tissu rouge est un monochrome en même temps qu’un ready-made, et que s’en emparer est bien faire choix d’un espace qui est, pour reprendre l’expression d’un critique, celui de la peinture d’après la fin de la peinture. Dans cet espace pictural un peu plus dégagé, un peu plus clair, Maurige articule un autre rapport et un autre usage du geste. Le travail mécanique du badigeon se poursuit par de l’improvisation mais une improvisation menée avec des moyens excessivement restreints, quelques façons basiques d’étaler ou de brosser la couleur. Du mur et du traitement à l’acrylique, la pièce de tissu tire une vibration et une énergie qui sont un effet optique, sensible, plus que matériel. Là-dessus, plutôt que des grands gestes libres ou rageurs, viennent se poser des tracés divers, qui se superposent, se contredisent, se brouillent et qui, du fait de l’absorption partielle de la couleur, semblent se désinscrire, quelque chose qui tiendrait à la fois de la figure et de l’ombre et ne se laisserait pour cela jamais saisir, décrire. Une transition ou un nuancement infini plutôt qu’une trace. À la charge du mur, à celle du sol, s’ajoute l’énergie que cette accumulation de gestes concentre. La beauté du geste, l’élan, la trace du pinceau sur la toile, s’y trouvent comme en des plans superposés, en partie vus et en partie devinés. Les formats inattendus et parfois étriqués participent aussi à cet effet et d’une certaine façon, on n’en revient pas de voir qu’avec un investissement plein et entier de l’espace – une façon de l’occuper, de le tendre, plutôt que de le remplir – on peut faire danser et densifier la couleur sur un format carré ou une étroite bande verticale. L’apport, la part, de Maurige est cette façon, avec des mouvements faits presque à vide, traits, boucles ou arabesques, de ramener l’improvisation à une sorte de bien commun, d’informe général. Ces façons de faire rappellent les techniques surréalistes du frottage et de la décalcomanie mais qui au lieu de servir de support à l’imagination sont reprises pour charger la toile en écartant toute mauvaise conscience du corps ou même allusion à un corps du tableau. Le regardeur qui voudrait se faire lecteur en se figurant le travail du peintre se trouve dans une hésitation constante entre peinture et teinture, effets verticaux et horizontaux, forces neutres et gestes incarnés. Si la chair manifeste en quelque façon sa présence, ce n’est que par ce rouge qui revient à travers le blanc. L’étalement de la peinture en lignes tourbillonnantes ou superposées ou bien aujourd’hui, le retour à des traits de pinceau grossièrement enchaînés ou mis bout à bout permet de prendre la mesure de la surface, de prendre celle-ci en charge dans sa totalité. Colmatant d’un côté la fuite par un trait net, ailleurs dessinant une ligne serpentine, ces vagues de rouge produisent une couleur-forme véritablement contenue dans les limites des formats que Maurige choisit. Le peu qui subsiste parfois de badigeonnage non recouvert tient moins de la réserve que d’une trouée d’air. Il arrive que l’on surprenne aussi un cercle ouvert, une boucle, l’apparence de lignes de pliages ou l’empreinte d’une semelle qui renforce la conscience du sol au sein de cette peinture fluide et atmosphérique. Comme pour asseoir un peu plus la réalité de son travail et en élargir la portée, Maurige découpe régulièrement des morceaux de page dans un quotidien illustré, recadre, superpose, et intercale entre ces pages-collages des feuilles colorées. Le défilement de ces pages réunies en cahier donne du mouvement, de l’actualité et de l’air à son activité de peintre. Dire qu’avec cette pratique qui nourrit en partie ses tableaux, mais aussi les fait vivre autrement, l’artiste tient son journal est un peu plus qu’un jeu de mots facile. S’il fallait ramener la peinture de Maurige à quelques idées simples, déclarer à la place de l’artiste, il faudrait nommer le parti pris de transparence (qui, on l’a vu, n’est pas contredit par une forme de brouillage des gestes) et celui de dessiner avec la couleur ou mieux (ne serait-ce que pour sonner moins directement matissien) de confondre peinture et dessin. Les peintures noires qu’il réalise sur de grands papiers, peintures réversibles pour lesquelles s’entrecroisent des bandes claires (l’envers qui transparaît) et des bandes d’une coloration intense, donnent une consistance à la feuille. Si ce tissage de bandes produit un effet très construit qui peut sembler à l’opposé de ce que l’on observe dans les œuvres sur toile, il obéit à un principe comparable d’ajustement du plan pictural à la réalité spatiale. Si les bandes noires peuvent sembler s’étendre au-delà des limites de la feuille, c’est parce que la nature même du support annule toute illusion d’un hors champ. Les bandes densifient le papier, fixent ce blanc indifférencié et, d’une certaine façon, ce sont elles qui tiennent la feuille. Il est plus riche, plus productif, d’ignorer une spécificité du médium qui ne vaut que pour qui veut y croire, pour s’attacher aux par-ticularités du support. Les œuvres sur papier tiennent du tableau et du dessin et affirment une autonomie rayonnante. Découvrir ou redécouvrir aujourd’hui les tableaux de 1983 ne manque évidemment pas de faire apparaître la persistance de principes et la continuité de l’œuvre mais on remarque aussi leur côté déclaratif, comme s’ils étaient fondés sur une somme d’interdits. Ces tracés verticaux qui stabilisent l’espace pictural en le divisant inventent cassures et détours pour écarter le figural et le motif même. Dans un contemporain dominé par la reprise et la réinterprétation, on serait tenté de les rapprocher d’un schéma de danse ou d’un itinéraire tracé par un artiste conceptuel. S’il faut chercher du théorique chez Maurige, c’est peut-être dans ces tableaux-là qui reprennent le chemin de l’abstraction en cassant le geste et les automatismes. Le rose vibrant, sur lequel je me suis étendu, il faudra à Maurige en affirmer plus tard la puissance chromatique en n’y posant qu’une ligne noire verticale, deux parfois, lignes vaporeuses comme une apparition. Certains ont parlé d’une traversée newmanienne, ce qui est peut-être vrai si on choisit de considérer la ligne verticale comme une figure ou un motif, et sans doute un peu forcé si l’on admet qu’elle est avant tout un outil. La façon dont Maurige reprenait cet outil, sans pouvoir ignorer Newman, avait un effet plus encore fixant que structurant. Sans doute les tableaux de 1983 dans lesquels les lignes tordues qui traversent la toile sur sa longueur et se voient stoppées des deux côtés par une mince bande horizontale, étaient-ils eux hantés par Newman dans la mesure où ils cherchaient une façon autre que le zip d’ouvrir la toile. Si je savais comment, dans les tableaux de 2010, Maurige parvient à poser ses fragments de bandes, ses bout à bout, de façon aérienne, à dégager de l’espace en striant, entassant, croisant, sans jamais avoir l’air de bâtir, je n’hésiterais certainement pas à l’écrire. En regard, les lignes de 1983 paraissent plates, trop exclusivement graphiques. La façon dont Maurige s’empare aujourd’hui avec les lignes de la totalité de la surface, dont il suspend et étire des traits dans tous les compartiments du jeu, est sans doute une forme d’échelonnement. En multipliant les directions et en fragmentant pour retenir la suggestion du hors champ, en variant les couleurs dans une même gamme de tons, il donne à ces traits rectilignes vivacité et souplesse. Avec un schéma aussi différent qu’il est possible puisque ne s’apparentant pas à une grille, on observe un effet en partie comparable aux peintures sur papier. Cette fois, les bandes semblent porter le tableau mais à la façon d’un soulèvement plutôt qu’à celle d’un accrochage. Une leçon a peut-être été prise de l’usage de la bande adhésive chez le dernier Mondrian. Avec pas mal de confiance, Maurige se permet même dans un format carré (91 x 91 cm) d’approcher très près d’une régularité horizontale et avec elle d’un effet imprimé. Le redressement vers l’oblique à partir d’un raccord de vermillon, plus court et grossier, suivi d’une bande de rose et qui s’achève à droite par une sorte de tache d’un violet délavé ou d’un rose sale, fait figure d’événement. Sur la bande rose centrale s’aligne ou fait écho, en haut à gauche, un trait isolé de même couleur comme une effronterie. On pourrait sans doute mettre en branle la dialectique construction-destruction, aller refaire un tour du côté de l’empêchement, mais on sent bien que c’est d’autre chose qu’il s’agit. Le formidable, et particulièrement en revoyant les tableaux d’il y a près de trente ans, c’est à quel point les gestes, les traits qui servaient à retenir, voire à oblitérer, sont devenus des gestes de relance, qui rythment l’espace. Peinture, dessin, mais aussi cinéma. Si le tableau reste un modèle, si le mot même conserve une puissance et un rayonnement, en particulier auprès de ceux qui se souviennent de discussions et de querelles que la langue française autorise, c’est en tant que champ d’expérimentations et point de convergence de différentes réalités culturelles et sociales. En tant que modèle, le tableau n’est pas l’exclusivité des peintres et peut inspirer photographes, cinéastes ou même les auteurs d’installations, ce mot terrible. Ce qui compte, c’est une façon de charger un cadre, un format, sans s’y enfermer. Monotonie des tableaux de Maurige pour qui raisonne en termes de motifs ou d’images, mais à l’inverse, pour celui qui entre dans ce champ d’expériences, un renouvellement permanent avec des moyens sommaires et quelques gestes de base. Il existe un monde entre œuvrer en toute transparence, sans rien cacher du travail, et mettre en scène la création picturale avec plus ou moins d’ironie dans l’assemblage de taches et de coulures, et il existe un large espace entre la mise à distance et une rigueur formelle calquée sur une position morale. Le fait de travailler à partir d’un tissu de confection pour drapeau révolutionnaire, et d’en passer par le rose pour construire un espace où des coups de pinceau posés sans manière sont des aventures, ne manque pas d’une certaine drôlerie. J’ai beau savoir que l’image de Jean François Maurige est peu ou prou celle d’un moine rouge, reconnaître à chaque fois que je visite son atelier longiligne, une obstination presque insensée à ne pas brûler les étapes, je suis aujourd’hui frappé par la charge énergétique des tableaux, la liberté prise dans ces bout à bout de gestes, et la joie prise à ces associations de rouge, rose et violet, gamme fort éloignée de l’esprit de sérieux de la peinture. Pour se tenir tout seul, le tableau se doit de ne rien cacher de ce qui le porte, y compris le léger et le frivole. Avec les peintures sur papier et les nouveaux tableaux à lignes, Maurige arrive à une forme de complétude dans la définition de son domaine de fabrique, et offre une vision large sur des espaces, des pratiques et des temporalités. De cette façon, l’idée du tableau tient toujours et on a raison d’y tenir et de s’y tenir. Patrick Javault