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Chantal Lapeyre-Desmaison/Dominique Rabaté (eds.)
Pascal Quignard: la danse et les langues
Dominique Rabaté
Introduction: Pascal Quignard et l’intraitable
La Barque silencieuse, tome VI de Dernier royaume, s’ouvre ainsi: „J’aurai passé
ma vie à chercher des mots qui me faisaient défaut. Qu’est-ce qu’un littéraire? Celui pour qui les mots défaillent, bondissent, fuient, perdent sens. Ils tremblent toujours un peu sous la forme étrange qu’ils finissent pourtant par habiter. Ils ne disent ni ne cachent: ils font signe sans repos.“
Cette nouvelle suite de méditations, de récits, de contes ou d’aphorismes, où
continue de se dilater océaniquement Dernier Royaume, participe bien de ce „sans
repos“ qui anime l’écrivain, dans la lueur plus crépusculaire d’un voyage aux portes de la mort ou de l’enfer. C’est l’enjeu du développement intraitable de ce nouveau cycle de l’œuvre de Pascal Quignard. Intraitable, parce que quelque chose
appelle sans relâche au bord de la défaillance, là où le mot fait radicalement
défaut, dans le Jadis ou vers le Paradis, aussi bien que tourné vers le gouffre
sombre de la mort, dans le dénuement de la vieillesse. Intraitable, parce que sa
forme ne peut même plus se plier à celle, pourtant libre, érudite et variée dans ses
attaques, du „traité“ auquel l’écrivain avait su donner une ampleur que les tomes
réunis sous le titre de Petits traités manifeste évidemment. C’est une nouvelle démesure qui doit répondre à l’appel de ce qui se dérobe au langage, en le sommant
de le dire par le livre, dans la lettre toujours recommencée. Intraitable, parce qu’y
insiste aussi une sauvagerie nécessaire, presque une sorte de folie du langage,
pour une œuvre qui affirme de plus en plus souverainement sa singularité.
Cet intraitable, on le voit au nombre de publications critiques qui se multiplient
aujourd’hui sur l’œuvre de Pascal Quignard, suscite et relance le désir du commentateur pour appréhender avec l’écrivain le pouvoir de fascination de cette défaillance. Le dossier que nous proposons ici explore, dans son sillage, quelquesunes des pistes qu’ouvre une entreprise aussi déterminée que protéiforme. La première entrée, que choisit Bénédicte Gorrillot, est celle du rapport à la langue, ou
plutôt aux langues multiples dont le texte se charge de réanimer la mémoire perturbante, dans l’écart dérangeant que le français entretient avec le latin – langue
dans laquelle Pascal Quignard a écrit en 1979 le poème intitulé Inter aerias fagos.
La défaillance de la langue mobilise la polyphonie babélique de toutes les langues,
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de tous les mots qui font signe. Cette mémoire érudite et prédatrice vise sans
doute un autre rapport à la pensée que celui de la philosophie, dont elle se rapproche souvent, mais de manière polémique. C’est l’angle retenu par Irina de Herdt
qui s’intéresse à la définition que Quignard donne à la notion de kairos, notion
fructueuse et centrale dans la recherche d’une pointe sublime pour le langage,
engagée dans la diction de l’instant propice à son surgissement. Car c’est peutêtre d’un autre usage du langage que relève la recherche de l’écrivain. Gaspard
Turin montre comment le goût de la liste participe d’un principe de mise en suspension du discours, selon une raréfaction du liant logique qui touche aussi à
l’éclat poétique. Affaire de souffle donc qui insiste avec toujours plus de force dans
les livres de Pascal Quignard. Affaire peut-être même, plus profondément, de
danse du langage, si nous devons, à la suite de Chantal Lapeyre-Desmaison, lire
dans Boutès le „traité“, indirect mais enfin réalisé, sur la danse, quand l’écriture se
risque au tremblement et à l’émerveillement de l’imminence.
Cette danse du langage va au bord de ce qui le fait toujours vaciller en avançant, dans le silence solitaire de la lecture, dans l’aller-retour d’une mémoire qui
ravive et efface les signes de son enfance primordiale (ce moment de non-parole
qui doit se maintenir contre la domestication de la vie en société). Le discours critique l’aura ainsi accompagnée jusqu’au point où nous désirons redonner la parole
à l’écrivain, et porter le lecteur vers l’audition renouvelée du texte. C’est donc avec
un extrait inédit de Pascal Quignard que nous avons voulu clore ce dossier. On lira
pour finir un chapitre de Dernier royaume intitulé „La Maison de Bergheim rasée“,
que Pascal Quignard nous a fait l’amitié de bien vouloir nous donner pour cette
occasion. C’est une façon, pour lui comme pour nous, de signaler ce que Bergheim, la maison allemande, représente dans son œuvre, avec sa tonalité affective
particulière, et de faire résonner l’accent insistant d’une autre série de langues,
germaniques cette fois, qui la hantent et l’habitent.
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