Un modèle économique allemand?

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Un modèle économique allemand?
DOSSIER
Économie
Un modèle économique
allemand ?
Les Allemands face à la crise…
Au début de cette année 2012,
il n’y a eu d’yeux en France que pour
le “modèle allemand” et l’amitié
de la chancelière et du président.
Plus récemment, l’enthousiasme s’est tempéré :
par sa réussite et par ses exigences,
la politique allemande passe chez certains
pour impériale, colonisatrice de l’euro
et de l’Europe.
par Jacques Garello
P
our ma part, je ne crois pas aux modèles, car un
modèle peut se dupliquer, se transposer. Or chaque
pays a ses spécificités, héritées de l’histoire, de la
géographie, de la culture ; elles se traduisent dans l’environnement institutionnel, dont on sait qu’il est déterminant
pour la marche de l’économie. D’autre part, un modèle se
doit d’être parfait ; or comme toute société humaine celle
de nos voisins germaniques ne l’est pas. Il y a sans doute
quelques points forts, quelques fondamentaux qui peuvent
expliquer les performances actuelles et inspirer d’autres
peuples, mais aussi des incertitudes qui représentent autant de défis pour l’avenir.
Les fondamentaux
Depuis 1945, la République fédérale allemande suit une
ligne économique qui a résisté à toutes les alternances
politiques : les chanceliers socialistes Helmut Schmidt et
Gerhard Schröder (photo du haut) ont fait des réformes
qui passeraient pour conservatrices en France.
Cette ligne a été définie par Ludwig Erhard (photo du bas).
Cet économiste de l’université de Fribourg (où s’enseignait
“l’ordo liberalismus”, mélange du libéralisme de Hayek
et du conservatisme de Roëpke) a défini les deux solides
piliers de la politique économique : la stabilité monétaire
et le libre-échange. Erhard a mis fin à l’inflation qui a accompagné les premiers mois de la reconstruction. Il a ob-
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tenu un succès très apprécié d’un peuple qui, à juste titre,
associait la montée du nazisme dans les années 30 et l’hyper-inflation de 1927 et la suite. Aujourd’hui encore, les
Allemands ont une totale répulsion à l’égard de toute manipulation monétaire. Avec Adenauer, Erhard a été l’artisan
du Marché commun, supprimant les barrières douanières
entre les six pays fondateurs de la nouvelle Europe, et
abaissant très vite le tarif extérieur commun : l’Allemagne
était prête à relever les défis de la concurrence mondiale.
Cette permanence d’une ligne économique s’explique par
l’attitude des partis allemands. Les socialistes allemands,
avec la Charte de Bad Godersberg (1959) ont fait le choix
définitif de l’économie de marché, excluant toute référence
au marxisme. De la sorte, rien ne s’est opposé à la constitution à plusieurs reprises de gouvernements de “grande
coalition” unissant socialistes du SPD et conservateurs de
la CDU (Kiesinger 1966-1969, Merkel 2005-2009), voire SPD
et libéraux du FDP.
Parallèlement, les syndicats allemands sont puissants et
riches (26 % de salariés syndiqués). Ils sont organisés par
branches et les confédérations ont moins de poids que
leurs affiliés. Enfin, ils n’ont aucun lien avec les partis politiques. Ce sont des syndicats de participation, associés
dans certaines branches (mines, métallurgie) et dans les
grandes entreprises à la direction des entreprises (cogestion, Mitbestimmung). La conjonction du politique et du
social donne ce que Ludwig Erhard a appelé “l’économie
sociale de marché” (Marktwirtschaft).
Une autre donnée fondamentale de l’économie allemande
est qu’elle s’inscrit dans un État fédéral. Les Länder ont
une grande autonomie et instaurent une concurrence qui
permet de s’aligner progressivement sur les meilleures
solutions, mais également une diversité politique, marquée par exemple par l’importance de la CSU en Bavière
(ce parti relié à la CDU défend les thèses les plus libérales),
ou des Verts dans les Länder orientaux. Bien que le siège
de la République ait été transféré de Bonn à Berlin après
la réunification, l’Allemagne n’est pas un pays jacobin.
De plus, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe veille avec
efficacité à l’état de droit et au respect des compétences
des diverses instances de la Fédération. Son autorité est
respectée, comme on l’a vu en septembre dernier à propos
de son jugement sur la création du MES (Mécanisme européen de stabilité, encore appelé “le FMI européen”).
Grâce à son fédéralisme, l’Allemagne a pu intégrer facilement les régions constituant jadis la République démocratique allemande.
Les atouts
>> À propos du couple franco-allemand, c’est surtout la
fluidité du marché du travail qui est évoquée. Les lois
Hartz votées du temps de Gerhard Schröder ont introduit
trois réformes : le chômage à temps partiel, la liberté des
conditions d’embauche et de licenciement, la possibilité
pour les employeurs et les syndicats de conclure des accords d’entreprises sans être tenus par les négociations
de branches.
>> On connaît moins les dispositions en matière de protection sociale qui se révèlent d’une efficacité indéniable :
le système d’assurances sociales dans sa totalité a dégagé
un excédent de 15 milliards d’euros l’an dernier. Ce succès
repose à la fois sur une concurrence active des caisses et
une mise en responsabilité des assurés.
>> Pour la maladie, le système a trouvé son équilibre, le
jour où les hôpitaux publics ont été en grande partie privatisés. Les personnes qui gagnent plus de 4 050 euros
bruts par mois ne sont plus obligées de s’affilier au régime
public d’assurance maladie et peuvent recourir à une assurance privée - ce qui est le cas pour 11 % de la population. Le régime public lui-même est géré par des caisses
librement choisies par les assurés (et ils peuvent en changer).
ACTUELLEMENT,
L’ALLEMAGNE
BÉNÉFICIE D’UNE
CROISSANCE RELANCÉE,
D’UN TAUX DE CHÔMAGE
EN BAISSE, ET D’UN
RÉÉQUILIBRAGE
DE SES FINANCES
PUBLIQUES.
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DOSSIER
Économie
>> Pour les retraites, les Allemands ont pris des mesures
drastiques imposées par le vieillissement de la population
qui fait exploser le système par répartition (les cotisations
des actifs paient les pensions des retraités). D’une part
l’âge de la retraite a été porté à 65 ans, d’autre part le régime général est doublé d’un système par points capitalisés (“pensions Riester”), et un troisième pilier de retraites
volontaires par capitalisation bénéficie d’incitations fiscales.
>> Mais c’est aussi dans le domaine des finances publiques
que l’Allemagne a porté des efforts spectaculaires. Pour
réduire les déficits et l’endettement qu’ils entraînent, les
dépenses publiques ont été réduites et sont inférieures à
la moyenne des pays européens (vingt-sept de l’Union).
Cette réduction est le résultat d’un désengagement de
l’État d’un grand nombre d’activités amorcé depuis dix
ans. Ont été entièrement ou partiellement privatisés : les
transports ferroviaires et aériens, les télécommunications,
la poste, les musées, les hôpitaux, les logements sociaux,
certaines banques régionales publiques. Sans doute la fiscalité globale a-t-elle également été augmentée, mais les
impôts sur les sociétés ont été diminués.
>> C’est à juste titre que l’on a vanté les mérites du système de formation en Allemagne qui permet, entre autres,
de réduire le chômage des jeunes. L’enseignement classique se double d’un apprentissage dans les dernières années de l’adolescence : une main-d’œuvre de qualité va
pouvoir trouver des emplois hautement qualifiés. Tout au
long de sa carrière, un salarié a l’occasion de s’adapter à
de nouveaux postes : une occasion de promotion personnelle et une assurance contre le chômage.
>> Enfin, quant aux atouts de leurs succès à l’exportation,
les entreprises allemandes s’appuient sur des relations
suivies avec la clientèle étrangère. L’exportation n’est pas
conçue comme un moyen d’écouler les surplus de produits
que la consommation nationale n’a pas absorbés, mais
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comme l’occasion d’ouvrir des débouchés durables, notamment dans les pays émergents. L’exemple de l’industrie de l’automobile en Chine est révélateur. Les Allemands
ont bien compris le type de véhicules que désiraient les
Chinois : prestige, luxe, puissance. Leurs voitures ne sont
pas “allemandes”, mais chinoises.
Les performances
Actuellement, l’Allemagne bénéficie d’une croissance relancée, d’un taux de chômage en baisse, et d’un rééquilibrage de ses finances publiques. Ce n’est pas le seul pays
européen à connaître cette situation (relativement) satisfaisante : Autriche, Luxembourg, Pays Bas, Suisse. Mais
les performances allemandes sont d’autant plus appréciables que le pays avait été l’un des plus touchés par la
crise. En 2009, le PIB (Produit intérieur brut) avait chuté
de 4,8 %. >> Tableau 1
Années
2009
2010
2011
Taux de
croissance
PIB (en %)
- 4,8
3,8
3,0
Taux de
chômage
(en %)
6,7
5,9
5,4
Déficit
budgétaire
(% du PIB)
3,2
4,3
1,0
Dette
publique
(% du PIB)
73,5
83,2
81,7
Excédent de
la balance
commerciale
(Mds €)
139
154
158
Ces données macro-économiques s’enchaînent assez naturellement : le taux de chômage diminue quand les entreprises sont en croissance. Comme les entreprises allemandes travaillent beaucoup à l’exportation, cela explique
la croissance. Contrairement à la thèse chère au FMI et au
G20 la croissance allemande a été relancée sans déficit
budgétaire durable, bien que la dette publique ait fait un
bond spectaculaire en 2010. Mais le déficit a presque disparu l’an dernier, et la dette publique a donc amorcé une
légère décrue.
Quant au pouvoir d’achat des Allemands, il peut être comparé avec celui des pays les plus riches de l’OCDE à travers
le chiffre du revenu par tête en 2011 (à parité normalisée)
en US dollars. >> Tableau 2 (Source : Eurostat)
Allemagne
43 980
France
42 420
Autriche
48 300
Japon
45 180
Belgique
46 160
Luxembourg
78 130
Canada
45 560
Norvège
88 890
Danemark
60 390
Suède
53 230
Finlande
48 420
USA
48 450
Il est vrai cependant que la population allemande a vu
son pouvoir d’achat et sa consommation stagner depuis
quelques mois. Alors que de fortes pressions s’exerçaient
pour instaurer un salaire minimum (il n’existe pas en Allemagne l’équivalent du Smic français), les dirigeants ont
préféré conserver au marché du travail toute sa flexibilité.
Le chômage partiel, voire même une baisse des taux de
salaire horaire dans certains secteurs, explique la récente
stagnation du pouvoir d’achat. Pour autant, il serait inexact
d’en conclure que la conjoncture se dégrade en Allemagne.
Cependant, des périls certains se profilent à l’horizon de
l’économie : il y a beaucoup de défis à relever.
Les défis
>> Le premier défi, et le plus lourd, est celui du vieillissement de la population. Il compromet très sérieusement le
système des retraites (c’est pourquoi les Allemands accélèrent le passage à la capitalisation, moins coûteuse et
plus sûre). Il entraîne aussi un problème d’immigration
pour pallier le manque de main-d’œuvre, y compris spé-
cialisée (plusieurs milliers d’Indiens sont employés dans
l’informatique). Il complique aussi les relations avec les
voisins polonais et tchèques qui disposent d’une force de
travail à bon marché, de sorte que beaucoup d’entreprises
allemandes ont préféré se délocaliser à quelques kilomètres des frontières est et sud-est plutôt que de s’implanter
dans les Länder orientaux.
>> Le deuxième défi tient à la dépendance commerciale
de l’Allemagne à l’égard de l’Europe. L’Allemagne fait les
deux tiers de son commerce extérieur avec les vingt-six
autres pays de l’Union européenne. Aujourd’hui, l’Allemagne souffre du ralentissement généralisé chez ses principaux partenaires, à commencer par la France. À cette
dépendance commerciale s’ajoute une dépendance énergétique. L’Allemagne n’a d’autre ressource domestique
que celle du charbon, elle doit importer gaz et pétrole, et
le gel de l’énergie nucléaire décidé l’an dernier (30 mai
2011, après le tsunami de Fukushima) est une décision
lourde : le nucléaire fournit actuellement le quart de l’électricité allemande ; sa sortie est prévue pour 2022, mais
d’ores et déjà huit réacteurs sont sur le point de s’arrêter.
>> Enfin, le troisième grand défi de l’économie allemande
est politique, et concerne l’avenir de la zone euro. Les Allemands savent que le maintien de la zone implique deux
choses : d’une part le respect par tous les partenaires d’une
discipline budgétaire (le nouveau Pacte aura-t-il plus de
chance que les critères de Maastricht, pourtant plus “tolérants” ?), d’autre part une forte contribution au sauvetage
des pays en déroute (Grèce, Portugal, Espagne). Les
consommateurs et contribuables allemands sont ainsi mis
à l’épreuve, ce qui n’est pas très populaire. En sens inverse,
un éclatement pur et simple de la zone pénaliserait peutêtre les exportations vers l’Europe, dont dépend le dynamisme de l’économie allemande.
Les fondamentaux de l’économie allemande seront-ils suffisants pour relever ces défis ? Sans doute les Allemands
n’accepteront-ils pas une fin de crise européenne noyée
dans l’inflation. Reste alors pour eux à renforcer encore
leurs atouts actuels. Mais cela n’est pas du goût de certains
de leurs partenaires européens. Si en 2012, l’excédent
commercial dépassait les 210 milliards d’euros, l’Allemagne serait sous le coup d’une sanction de la part de la
Commission européenne, parce que son excédent aurait
franchi le cap des 6 % du PIB ! Il est difficile d’être fourmi
dans la chaleur d’une crise, quand chantent les cigales. 
SANS DOUTE LES ALLEMANDS N’ACCEPTERONT-ILS PAS
UNE FIN DE CRISE EUROPÉENNE NOYÉE DANS L’INFLATION.
RESTE ALORS POUR EUX À RENFORCER ENCORE LEURS ATOUTS ACTUELS.
MAIS CELA N’EST PAS DU GOÛT DE CERTAINS DE LEURS PARTENAIRES EUROPÉENS…
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