L`apport de la théorie du chaos et de la complexité à la linguistique

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L`apport de la théorie du chaos et de la complexité à la linguistique
L’apport de la théorie du chaos et de
la complexité à la linguistique
Jean-Marc Dewaele
Birkbeck, University of London
Un chaos tout à fait inquiétant peut être dissimulé derrière
une façade d’ordre, et au fond de ce chaos se trouvent
des zones d’ordre.
Douglas Hofstadter
Introduction
Un débat fait rage ces jours-ci dans les grandes revues de linguistique appliquée
anglo-saxonnes. Deux courants s’affrontent : d’un côté les défenseurs d’une
perspective individuelle/cognitive qui dominent la scène depuis assez longtemps, de
l’autre côté ceux qui proposent une approche plus sociale de l’acquisition et l’usage de
langues étrangères. Les deux perspectives semblent incompatibles et les arguments
avancés par les deux camps n’arrivent pas à convaincre les « adversaires ». L’on
pourrait parler d’une guerre de tranchées, où les deux côtés se trouvent enlisés dans la
boue, tentant, en vain, de percer la ligne ennemie. Il faut cependant limiter la portée de
la métaphore guerrière car ce conflit est un jeu purement intellectuel qui ne fera
aucune victime, qui ne blessera personne. En outre, son issue ne changera ni la face du
monde ni le sort de l’humanité, tout au plus celui d’une discipline. Cela dit,
l’évolution ou la révolution à l’intérieur d’une discipline peut s’exporter aux
disciplines annexes et finir par changer le paysage scientifique. C’est notamment ce
qui s’est passé lorsque Ferdinand de Saussure a publié son Cours de linguistique
générale en 1916. L’approche structuraliste qu’il proposa exerça une influence
profonde sur l’anthropologie, la psychologie, la psychanalyse, la sociologie. Le « coup
de pouce » qui pourrait bouleverser la linguistique appliquée et qui permettrait de
concilier les cognitivistes et les socio-interactionnistes vient d’une science toute jeune
que l’on appelle communément la science du chaos et de la complexité (Gleick, 1987).
Certains linguistes, comme Ulrike Jessner et Philippe Herdina (2001), et Diane
Larsen-Freeman (1997, 2000, à paraître), estiment que la théorie du chaos et de la
complexité peut offrir un cadre suffisamment large qui permettrait d’inclure toutes les
factions linguistiques. Nous reviendrons plus loin sur le caractère non linéaire du
processus d’apprentissage. Il suffit de dire que le/s systèmes linguistiques d’un
individu sont dans un état de flux permanent, surtout ceux qui sont moins solidement
implantés ou incomplets. La performance d’un apprenant en langue étrangère est
hautement variable (Dewaele, à paraître), ce qui pourrait refléter des phases
chaotiques dans la réorganisation du savoir linguistique dans le cerveau du locuteur.
Le cadre plus global que la théorie du chaos et de la complexité (désormais TCC) peut
offrir à la linguistique appliquée pour surmonter des divisions internes rappelle un
phénomène similaire dans l’histoire géopolitique. Il existe en effet suffisamment
d’exemples où la création d’ensembles supranationaux a permis de résoudre et de
désamorcer des conflits ouverts entre nations, stimulant ainsi l’intégration économique
© La Chouette, 2001
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et politique dans le monde. La Ligue des Nations est un exemple précoce, suivi par
l’Organisation des Nations Unies. Suite à la Deuxième guerre mondiale on a vu naître
la Communauté Européenne, désormais l’Union Européenne, dont le but principal
était d’empêcher de nouvelles guerres entre les membres. Il est cependant indéniable
que les forces centrifuges s’opposent aux forces centripètes, en science comme en
politique. Dans le premier cas, les unités ou les factions décident de se séparer d’un
ensemble plus important afin de mieux poursuivre les objectifs qu’elles se sont fixés.
C’est ce qui s’est passé en Tchécoslovaquie, mais c’est aussi ce qui s’est passé en
linguistique appliquée où les chercheurs qui se concentraient sur l’enseignement des
langues se sont trouvés progressivement isolés de ceux qui préféraient se concentrer
sur les mécanismes d’acquisition et de production de la langue (Davies, 1999).
L’observation des forces contradictoires qui agissent sur la scène géopolitique et – à
une échelle beaucoup limitée – en linguistique appliquée permettrait de conclure que
ces mouvements reflètent eux-mêmes des systèmes complexes qui passent par des
bifurcations de plus en complexes et traversent des périodes chaotiques. Une
connaissance de la science de la complexité et du chaos pourrait-elle éclairer les
actants ? Il me semble peu probable qu’une telle prise de conscience par quelques
individus puisse influencer le cours de l’histoire. On verra cependant plus loin que
dans les systèmes complexes une perturbation minuscule peut avoir des conséquences
majeures.
Psycholinguistique et cognitif ou sociointeractionniste ?
En linguistique, comme en politique, tout le monde semble d’accord en théorie. On
plaide en faveur d’égalité et de tolérance envers « l’autre », mais l’on fait ce qu’on
peut pour préserver ou étendre son propre pouvoir. Ainsi, Firth & Wagner (1998)
plaident apparemment en faveur d’une approche théoriquement équilibrée de l’étude
de
l’acquisition
en
langue
étrangère :
les
dimensions
sociales
et
individuelles/cognitives sont également importantes. Ils insistent ensuite sur le fait que
la dimension sociale est sous-représentée. Le concept d’interlangue, et notamment
l’idée que l’apprentissage est un procès transitoire qui a un objectif distinct et visible,
est remis en question car ils le jugent trop individualiste et mentaliste, ignorant les
aspects interactionnels et sociolinguistiques du langage. Selon eux, on s’est trop
concentré sur l’acquisition individuelle de langues étrangères. en ignorant l’usage que
les apprenants font de ces langues (1997 : 285). Ils attribuent cette préférence
mentaliste à l’influence de Noam Chomsky et de Larry Selinker. La réponse des
« mentalistes » en Recherches sur l’Acquisition de Langues (désormais RAL) est que
l’objet de leur recherche est l’acquisition et non l’usage (Gass, 1998). Long (1997) par
exemple, souligne que l’objectif de la RAL est de comprendre comment les
représentations internes changent, pourquoi elles peuvent momentanément résister au
changement (l’on parlera alors de « fossilisations ») et quels facteurs personnels,
linguistiques ou sociaux déterminent le procès. Comme ce sont les processus mentaux
qui intéressent les chercheurs, poursuit Long, il est inévitable que les variables
cognitives constituent l’objet principal des recherches. Les psycholinguistes, comme
Poulisse (1997), reconnaissent que l’approche sociolinguistique est importante, mais
ils insistent qu’elle doit venir après la psycholinguistique. Poulisse argue qu’il faut
d’abord décrire les processus d’apprentissage et d’usage du langage avant de
considérer les facteurs contextuels qui affectent ces processus. (1997).
Jean-Marc Dewaele
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Ce qui ressort de ce débat, c’est que tant qu’on considère l’apport de la
psycholinguistique et sociolinguistique en termes dichotomiques, il y aura un
désaccord concernant l’équilibre. Dire que le social ou le psychologique prime ne fera
pas avancer le débat, comme le souligne très justement Larsen-Freeman (2000, à
paraître).
Larsen-Freeman (à paraître) remarque que les désaccords théoriques dans le domaine
de la RAL ont toujours mené à un élargissement du champ de recherche. Lorsqu’un
nouveau paradigme se présente, plutôt que de supplanter le précédent, il s’y trouve
intégré. Ainsi, quand l’on réfuta l’analyse contrastive, qui cherchait à expliquer le
processus d’acquisition à travers l’analyse des erreurs d’apprenants, l’on introduisit
l’analyse de l’ensemble de la performance des apprenants, y compris leurs erreurs.
Lorsque l’analyse du discours se présenta, on reprit l’analyse de la performance en y
ajoutant les types d’interactions dans lesquels ils s’engageaient.
La critique que la RAL se préoccupe davantage de l’apprentissage que de l’usage
d’une langue étrangère souligne une différence fondamentale entre les deux positions.
En effet, Selinker (1992) et Gass (1998) déclarent que la question principale de la
RAL est de savoir comment des gens apprennent une L2 et non comment ils
l’utilisent. On s’intéresse donc à un mouvement interne (l’acquisition) d’une
interlangue (un produit) qui devrait finir par ressembler à la langue-cible à un moment
indéterminé à l’avenir (un produit). La grammaire est considérée comme un objet
tangible, un « avoir ». La position sociolinguistique cherche à souligner l’aspect
discursif des interactions des apprenants. La grammaire est considérée comme un
épiphénomène, un « faire », de nature émergente. L’on constatera à ce propos que les
chercheurs français et suisses, tels Py (1986, 1994, 1996), Véronique et Porquier
(1986), ont développé l’aspect interactionniste en RAL, allant même jusqu’à créer le
sigle « RAILE », c’est-à-dire Recherches sur l’acquisition et interactions en langues
étrangères (Véronique, 1992). Leurs travaux ne sont cependant pas cités par Hopper
(1998) ni Firth & Wagner (1998).
Une réponse au débat actuel, suggère Larsen-Freeman, serait d’élargir à nouveau les
champs de notre paradigme. C’est ici que la théorie du chaos et de la complexité
pourrait nous aider (Larsen-Freeman, 1997, 2000, à paraître). Il permettrait de
surmonter le cognitivisme réducteur en le plaçant dans un contexte social plus large.
La théorie du chaos et de la complexité
La théorie du chaos et de la complexité traite de systèmes complexes, dynamiques et
non-linéaires. L’accent est sur le procès plutôt que sur l’état, sur le devenir plutôt que
sur l’être (Prigogine & Stengers, 1985; Gleick, 1987). La TCC examine les synthèses
d’ensembles qui émergent en étudiant les interactions entre les composantes
individuelles. Les résultats ne peuvent pas être anticipés à partir d’une analyse des
composantes individuelles. Il n’y a pas non plus de partie centrale qui dirige les
composantes. Les parties/agents agissent et réagissent, interagissent avec leur
environnement (autres agents ou caractéristiques de leur environnement) sans aucune
référence à un objectif global. Toutes les transactions sont purement locales. Le
résultat de tout cela est un modèle qui émerge à un niveau plus global. L’on pourrait
utiliser la métaphore du troupeau de moutons dont le mouvement global reflète le
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comportement local de moutons individuels. Alors que le troupeau se dirige dans une
direction, certains moutons peuvent temporairement se diriger dans la direction
opposée. Vu de grande altitude le troupeau constitue cependant un tout homogène.
La TCC est basée sur la supposition que les processus dynamiques des systèmes sont
indépendants de leur manifestation physique et ne dépendent que de la nature de leurs
interactions. Les résultats sont donc applicables à toutes sortes de systèmes
(économiques, organiques, chimiques, biologiques, psychologiques ou sociaux). Les
indicateurs boursiers comme le Dow Jones ou le FTSE, le climat, les taux de
croissance de populations, le rythme cardiaque, tous reflètent des systèmes complexes
qui traversent des phases chaotiques. Dans certains cas les agents sont intentionnels et
sémiotiques, dans d’autres ils ne le sont pas, mais dans les deux cas ils auront des
propriétés équivalentes pertinentes au système particulier. Les propriétés émergentes
peuvent en outre interagir. Les molécules qui interagissent peuvent produire des
cellules qui interagissent à leur tour pour former des organismes plus complexes. Il
existe donc différents niveaux, exigeant différents types de descriptions et d’étiquettes,
qui émergent de la même façon. Les systèmes complexes ouverts importent l’énergie
libre de leur environnement pour se réorganiser dans des niveaux graduellement plus
complexes. Contrairement à la Deuxième loi de la thermodynamique, décrite par le
Belge Ilya Prigogine, prix Nobel en 1977, l’entropie, ou le manque d’ordre, n’est pas
inévitable dans ces systèmes. L’ordre peut naître du désordre. Quand les systèmes
dynamiques sont loin de leur point d’équilibre, l’on assiste à des restructurations
spontanées à grande échelle. Quand par contre un système est proche du point
d’équilibre, il fait preuve d’une certaine stabilité. Les petites fluctuations sont
amorties.
Ces systèmes sont dynamiques. Ils avancent à travers l’espace/temps en suivant un
chemin appelé un attracteur – un état ou un modèle auquel le système dynamique est
attiré. Un système dynamique complexe développe un attracteur étrange (strange
attractor), parce que son parcours ne se croise jamais. Son cycle se répète toujours
sans jamais suivre exactement le même parcours. C’est par exemple le cas du pendule
qui tourne autour du point qu’il occupera à l’arrêt.
Enfin, ces systèmes complexes, dynamiques sont non-linéaires. Cela signifie que les
effets résultant d’une cause ne seront jamais proportionnels à la cause. Les effets
d’une perturbation n’ont donc aucun rapport avec la taille de celle-ci – un petit
changement peut avoir des effets globaux, et réduire le système à un chaos, tandis
qu’un changement global peut être absorbé sans aucun effet majeur par le système.
Ces systèmes sont caractérisés par une imprévisibilité inhérente à cause de la
sensitivité aux conditions initiales. L’on nomme ce phénomène « l’effet du papillon »:
c’est-à-dire les perturbations minuscules provoquées par les ailes d’un papillon à
Pékin à un moment donné peuvent être à l’origine d’un ouragan qui s’abat sur le
continent européen le lendemain.
L’interlangue comme système dynamique, non-linéaire
Il peut paraître surprenant qu’une interlangue ne se développe pas de façon linéaire.
L’effort que l’apprenant fait pour s’approprier une langue étrangère n’est-il donc pas
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constant ? Un effort d’apprentissage donné ne se traduit-il pas par un progrès
concomitant ?
La réponse aux deux questions est « non ». D’abord, l’apprentissage de la langue
étrangère s’étend généralement sur plusieurs années. Les attitudes envers la langue et
la motivation de l’acquérir peuvent donc varier au long de cette période chez un
individu.
Cette variation peut dépendre de facteurs internes et externes. Un facteur externe peut
être la personnalité du professeur de langue et de son style d’enseignement.
L’apprenant fera probablement plus de progrès avec un prof sympathique et
enthousiaste en un an qu’en trois ans avec un prof moins sympathique et compétent
(Ehrman et Dörnyei, 1998). Un autre facteur externe peut être l’attitude du groupe
dans la classe de langue envers la langue et l’apprentissage. Le groupe peut en effet
exercer une pression sur ses membres afin de se conformer à son comportement.
L’effet peut être tant positif que négatif.
Parmi les facteurs internes l’on distinguera tout ce qui peut affecter la motivation
d’apprentissage (Dörnyei, 2001). L’amateur de littérature risque de s’ennuyer tant
qu’il ou elle n’a pas encore le niveau requis pour se lancer dans la lecture de textes
authentiques. Il ou elle peinera donc jusqu’au jour où son interlangue devient un
instrument et cesse d’être un but en soi. Les progrès ultérieurs pourraient être
beaucoup plus rapides. Celui ou celle qui tombe amoureux de quelqu’un qui est
locuteur/locutrice natif/native dans la langue cible deviendra du coup beaucoup plus
motivé(e) et assidu(e). La motivation peut être aussi influencée par la réalisation
qu’une bonne note pour le cours de langue peut avoir des conséquences désirables, ou
que la maîtrise de la langue permettra d’obtenir le job rêvé.
Il existe en outre des facteurs internes encore mal connus qui peuvent expliquer le
progrès non-linéaire en langue maternelle (Shore, 1994) comme en langue étrangère.
En effet, des recherches récentes sur l’architecture de la mémoire bilingue et la
représentation de son contenu (Paradis 1997a, b; Pavlenko 1999, 2000 ; Kecskés &
Papp 2000) suggèrent que celles-ci changent au courant de l’apprentissage.
Paradis distingue deux systèmes de mémoire à long terme de nature fort différente: 1)
la mémoire explicite ou déclarative, vulnérable aux aphasies, située dans
l’hippocampe et les structures dans la face interne du lobe temporel et le diencéphale.
Cette mémoire contient toute l’information explicitement accessible, permettant de
relier des mots à d’autres mots, contenant des expressions idiomatiques et toute
l’information concernant la polysémie; 2) la mémoire implicite, et non vulnérable aux
aphasies, situé en dehors du lobe temporel et du diencéphale, contenant l’information
multimodale non-linguistique (images, schémas, scripts, programmes moteurs,
représentations auditives, tactiles et somatosensorielles, basé sur l’expérience dans le
monde). L’information dans cette mémoire implicite permet une production ou
compréhension automatique. Paradis (2000) suggère que lors de l’acquisition de la
langue maternelle, le développement du savoir linguistique dans la mémoire explicite
et implicite vont de pair. Par contre, l’apprentissage de langues étrangères à un âge
plus tardif reposerait en premier lieu sur la mémoire explicite. Les représentations
dans la mémoire implicite se développeraient avec un certain retard, or ce sont cellesci qui permettent la production d’un discours tout à fait automatisé et fluide. Un
apprenant peut utiliser ses connaissances dans la mémoire explicite de façon accélérée
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ce qui le rendra, dans des circonstances normales, quasiment impossible à distinguer
de celui qui produit un discours automatisé basé sur la mémoire implicite. La genèse
psycholinguistique différente du discours ne deviendra apparente que dans des
situations de stress où celui qui utilise davantage sa mémoire explicite sera confronté à
une pénurie de ressources dans la mémoire de travail, ce qui nuira à la fluidité de sa
production. Celui par contre qui base sa production de discours sur des procédures
automatisées pourra soutenir un débit élevé dans la même situation (Dewaele &
Furnham, 2000 ; Dewaele, à paraître). L’observation du développement de la fluidité
parmi des apprenants éclaire la non-linéarité du processus, dû au fait qu’avec le temps
chaque individu utilise graduellement plus sa mémoire implicite mais que, pour des
raisons encore inconnues, certains continuent à utiliser davantage leur mémoire
explicite de façon accélérée (Segalowitz & Segalowitz, 1993, Towell & Dewaele,
2001). L’interlangue d’un apprenant (ainsi que la langue maternelle utilisée
régulièrement) est donc un système dynamique auto-organisateur en interaction
constante avec son environnement qui devient progressivement plus complexe
(Mohanan, 1992 ; Karpf & Dringel, 1995, Pienemann, 1998a, b). Le problème
épistémologique fondamental des linguistes est qu’ils/elles ne sont capables
d’observer que le produit du système linguistique d’un individu et qu’ils sont réduits à
la spéculation concernant le trajet d’un item linguistique « en amont » (Guillaume,
1919, Levelt, 1989). Les paroles prononcées ne forment finalement que la pointe de
l’iceberg, l’aboutissement d’un processus d’une complexité effrayante (cf. Dewaele,
2001, à paraître).
Les stratégies de lecture : quand l’absence de chaos signifie
pathologie
Yaden (1999) a étudié les stratégies utilisées par des lecteurs dans le décodage du sens
du texte en utilisant un algorithme basé sur la TCC. Son intuition était que des
problèmes de santé sont précédés d’une réduction de la complexité et de la variation
dans l’activité de systèmes physiologiques. Le lecteur normal utilise une diversité de
stratégies qui représentent un « attracteur étrange ». Ceux qui éprouvent des difficultés
de lecture utilisent une gamme beaucoup plus limitée de stratégies. L’application de
structures fractales à la lecture permet selon Yaden de résoudre les problèmes des tests
standardisés incapables de rendre compte de la complexité des stratégies de lecture.
Les diagnostics ne devraient non pas identifier les déficits en lecture, argue-t-il, mais
plutôt les stratégies de lecture. Si ces dernières s’avèrent prévisibles, il faudra tenter
des les rendre plus complexes. Cette illustration montre que dans certains cas, la
présence de chaos est un signe de santé plutôt que du contraire.
Les leçons tirées de la TCC
La perspective de la TCC nous force à rejeter le réductionnisme en faveur du holisme
(Cooper, 1999). Il serait en effet impossible suivant la TCC de comprendre quelque
chose en le décomposant en trouvant des micro-explications, avant de raccorder les
explications partielles dans une explication d’ensemble. En outre, les parties sont
connectées. Si une partie est affectée, les autres le seront aussi, quoique pas
nécessairement de façon prévisible.
Jean-Marc Dewaele
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Larsen-Freeman (2000) souligne que la perspective de la TCC nous force d’éviter les
dichotomies simplificatrices. Nous avons vu que les systèmes complexes sont
caractérisés par un parcours d’attraction dynamique et par des structures fractales.
Plutôt que de chercher à établir des dichotomies, nous devons chercher des
interconnections. Quels liens existe-t-il entre le dynamisme et le modèle ? Qu’est-ce
qui relie les différents niveaux des systèmes ? Comment relier le micro-niveau de
l’individu avec le macro-niveau de la société ? Peut-on éviter le dualisme cartésien
entre l’individu et le social ? Que signifie en outre un système ouvert, qui devient de
plus en plus complexe ? Peut-on considérer que le langage est un système ouvert et
l’acquisition un processus ouvert ? (Larsen-Freeman, à paraître).
La TCC peut accommoder plusieurs aspects de la métaphore de participation/de
l’usage/ de la grammaire émergente. Les trois perspectives et la TCC partagent
également l’idée de la langue comme système ouvert, évoluant en changeant sans
cesse. Ce qui est vrai pour la langue l’est également pour l’apprentissage de la langue :
il ne sera jamais achevé puisque la cible bouge (Larsen-Freeman, à paraître).
Avec l’émergentisme et le flux, l’on peut cependant se demander ce qui se transfère
d’un contexte à un autre. Il est indéniable que quelque chose se répète d’une situation
à l’autre. Le but de l’apprentissage dans la salle de classe est précisément d’être
capable d’affronter des contextes nouveaux. Comment aussi expliquer l’effet de
transfert d’autres langues si toute situation est unique ? La TCC peut également
accommoder la position de l’acquisition. Les systèmes complexes ne présentent pas
seulement des chemins dynamiques mais aussi des modèles systémiques. Chemin et
modèle apparaissent ensemble, tout comme un tourbillon qui est visible dans l’eau
(Larsen-Freeman, à paraître).
Le modèle que le langage présente est le même modèle fractal que celui d’autres
systèmes complexes, dynamiques, non-linéaires (Hrebicek & Altmann, 1996 ; LarsenFreeman, 1997). Ce modèle permet aux langues de comprimer une masse
d’informations dans un espace limité. Ce modèle est constant d’un contexte à l’autre.
Le système est dans un état de flux et cependant quelque chose continue. Il est
« étrange », et imprévisible, en état d’émergence mais il y a un chemin spécifique que
les systèmes dynamiques suivront à travers le temps. C’est ce modèle qui offre la
rigidité ou la stabilité de la langue (Cooper, 1999; Larsen-Freeman, à paraître).
D’autres linguistes, comme Maratschniger (1995) et Robillard (1998), ont insisté sur
le fait que la TCC permet aussi de décrire la variation diachronique de langues à un
niveau macrolinguistique. Robillard (1998) constate que les théories déterministes ne
permettent pas de rendre compte de l’évolution des pidgins et créoles dont le
développement n’est ni entièrement prévisible ni totalement aléatoire. La TCC
permettrait, selon Robillard, de saisir l’ensemble des facteurs et des interactions qui
affectent le processus de créolisation. Les pidgins et créoles se comportent comme des
systèmes chaotiques ou des facteurs mineurs à un moment donné peuvent avoir des
conséquences majeures à une date ultérieure.
Les dangers
L’usage de la perspective de la TCC en linguistique appliquée entraîne cependant trois
désavantages sérieux, constate Larsen-Freeman (2000). Premièrement, si
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l’interprétation doit aller au-delà du niveau métaphorique, on risque de se heurter à des
problèmes de falsifiabilité. La TCC décrit l’émergence de l’ensemble d’un système,
c’est-à-dire d’un sytème, qui n’est pas reflété dans une des parties, ni dirigé par une
instance particulière. Deuxièmement, l’importation d’une théorie d’une discipline à
une autre discipline est risquée, surtout s’il s’agit d’un passage des sciences exactes
aux sciences sociales. Socal et Bricmont (1999) ont démontré que la tentation que
ressentent les scientifiques d’aller puiser des idées dans d’autres disciplines résulte
souvent en des erreurs dues à un manque de compréhension profonde du sujet. Ils
reprochent ainsi, par exemple, à Julia Kristeva d’avoir mal compris par conséquent
mal appliqué certains concepts linguistiques en psychanalyse.
Les systèmes décrits par les théoriciens de la TCC n’émanent pas d’une volonté et
d’une liberté de choix humaines. Troisièmement, cette interprétation devrait être
soumise à la même rigueur méthodologique que toute autre perspective. Il faudrait
donc des recherches en laboratoire, des constructions de modèles et de la recherche
qualitative.
Conclusion
La perspective de la TCC soutient la perspective de la participation en RAL, mais ne
le fait pas aux dépens de la perspective psycholinguistique acquisitionniste. La TCC
offre une perspective plus large pour la RAL et la linguistique en général où il y a de
la place pour procès et produit, usage et acquisition, flexibilité et stabilité. Il faut
cependant intégrer les acquis de la TCC à la linguistique au-delà du niveau
métaphorique. Pour convaincre les sceptiques, il faudra prouver le bien-fondé
épistémologique et méthodologique d’une linguistique dynamique et non-linéaire. La
TCC pourrait nous permettre de dévoiler des zones de chaos derrière l’apparence
d’ordre dans nos systèmes linguistiques, et peut-être qu’au centre de ce chaos, on
découvrira, comme le suggère Douglas Hofstadter, un ordre caché.
Jean-Marc Dewaele
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Jean-Marc Dewaele