Mon innocence est ma forteresse

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Mon innocence est ma forteresse
Table des matières
Introduction
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Première partie
Mon innocence est ma forteresse
La première vie du Montcalm 1932-1940
Chapitre I : Historique et rôle des croiseurs
Corsaires et gardiens des mers
Des frégates aux croiseurs de bataille
11
Chapitre II : Les années de jeunesse
Une réussite technologique
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Le bilan mitigé des croiseurs dans la Grande Guerre
La place privilégiée des croiseurs dans l’entre-deux-guerres
La course aux croiseurs lourds
Les croiseurs légers du traité de Londres
Les caractéristiques techniques du Montcalm
Analyse comparée du Montcalm et de ses homologues étrangers
Le lancement du Montcalm
La construction du croiseur
Essais et entraînements à la veille du conflit
Chapitre III : Le Montcalm entre en guerre
Le Montcalm dans la bataille de l’Atlantique
La protection du trafic allié contre les U-Boote
La chasse aux corsaires allemands
Le baptême du feu : la campagne de Norvège
La Scandinavie au cœur du conflit
Le Montcalm à Namsos : retraite et désillusion
Conclusion : Du 10 mai 1940 à l’armistice : le contrôle de la Méditerranée
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Annexes
Table des matières
Deuxième partie
Guerre et paix :
De la marine de Vichy au ralliement 1940-1943
Troisième partie
Delenda Carthago :
Le Montcalm dans la victoire 1943-1945
Chapitre IV : La défense de l’Empire
Le Montcalm, navire de Vichy
De Charybde en Scylla : l’opération Catapult
Vichy au secours de l’Afrique équatoriale française :
la contre-attaque de la Force Y
La bataille de Dakar : le Montcalm au cœur de la lutte fratricide
L’angoisse du « ratodrome » Une victoire amère
Chapitre V : La période dakaroise, de la neutralité à la guerre
Le Montcalm, sentinelle d’un Empire menacé
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Chronique d’une vie coloniale
116
Au nom du Maréchal et de l’État français : la défense de la souveraineté 121
De nouveau en guerre : le ralliement de novembre 1942
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Opération Torch : l’heure des choix
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Le Montcalm, rescapé d’une marine décimée
134
Chapitre VI : Montcalm en Amérique
La modernisation du Montcalm
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139
L’indispensable renforcement de la DCA
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L’amélioration limitée de la détection et les autres modifications
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Les marins français à l’heure américaine
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Les Frenchies à Philadelphie : la découverte du Nouveau Monde
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Guerre et politique : la marine giraudiste face aux FNFL et aux Américains153
Conclusion : De l’agonie à la renaissance, la marine française en 1943
159
Chapitre VII : De la Corse à l’Atlantique, La reprise des combats
La participation du Montcalm à la libération de la Corse
Effondrement italien et espoir corse
Alger-Ajaccio : la course contre la montre
La chasse en Atlantique
Des grands corsaires aux raiders : l’évolution de la guerre de course
L’Atlantique sous haute surveillance
165
Chapitre VIII : Le Jour J du Montcalm
D’Husky à Overlord : l’assaut de la « Forteresse Europe »
189
e bombardement naval d’appui-feu,
L
une nouvelle mission pour la marine française
Veillée d’armes
Le Montcalm en Normandie
6 juin au large de Bloody Omaha
La consolidation de la tête de pont
Le
Chapitre IX : Fin de guerre en Méditerranée
D’un débarquement à l’autre : le Montcalm en Provence
L’opération Anvil-Dragoon au large de Sainte-Maxime
Le siège de Toulon : le Montcalm contre Big Willie
Le Montcalm au sein de la Flank Force
La Mare nostrum alliée : le bouclage du golfe de Gênes
Ultimes combats et barouds d’honneur
Conclusion : L’épuration de la marine : le cas Deprez
Épilogue
Documents photographiques
Notes
Remerciements
Sources et bibliographie
Table des illustrations
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Introduction
Un navire peut-il avoir de la chance ? Cette notion, communément utilisée
à propos d’êtres humains, peut-elle être employée pour un bâtiment de
la marine de guerre française ? On peut dire que le Montcalm est un navire
incroyablement chanceux. D’aucuns parleraient du destin, d’autres encore de
la fortune, certains enfin de la Providence. Nombreuses sont les croyances,
légendes et superstitions ayant cours dans le monde de la mer et des marins,
et ce depuis toujours. Si le Montcalm a eu de la chance, c’est parce qu’il a livré
de nombreux combats contre des adversaires parfois bien plus puissants, et
qu’il s’en est toujours sorti miraculeusement indemne. « Tout le secret des
armes ne consiste qu’en deux choses : à donner et à ne point recevoir » faisait
dire Molière au maître d’armes de son Bourgeois Gentilhomme. De bon sens et
d’une simplicité biblique, l’espérance de ce déséquilibre idéal anime chaque
nation, chaque armée, chaque général et chaque soldat pendant un conflit.
Et, fidèle à l’irréfutable « raison démonstrative » du bretteur de M. Jourdain,
le Montcalm a en effet beaucoup « donné » sans jamais « recevoir ».
Pourtant, il aurait pu cent fois sombrer. Lors de ses nombreuses et longues
croisières en Atlantique et en Méditerranée, pas une seule torpille de sousmarin ne l’a atteint et pas une seule mine ne l’a percuté. Dans les fjords de
Norvège, les bombes des Stukas auraient très bien pu s’abattre sur le croiseur,
elles ne l’ont que frôlé. Il sortit encore indemne à Dakar où des centaines
d’obus britanniques se sont déversés, pendant trois jours, dans la rade où
il zigzaguait entre les cargos, les autres navires français et les torpilles des
avions ennemis. Ce genre d’illustrations pourrait se multiplier : une attaque
mortelle d’un bombardier ou d’un avion torpilleur en Corse ou en Normandie,
Le croiseur Montcalm
1932-1345

Introduction
un obus d’une batterie côtière en Provence, une vedette explosive dans le
golfe de Gênes… Pourquoi était-il à Alger alors qu’à quelques dizaines de
kilomètres de là, au même moment, les navires français étaient écrasés sous
les salves britanniques à Mers el-Kébir ? Comment se fait-il que des deux
divisions que constituaient les six croiseurs de 7 600 tonnes, il ne fut pas
dans celle qui sombra lors du sabordage de Toulon en 1942 ?
Il aurait pu avoir la trajectoire de certains de ces navires qui semblent
marqués par la malchance. Le contre-torpilleur Bison par exemple qui se
fit aborder accidentellement par le Georges Leygues en 1939, sombre présage
d’une fin précoce en 1940, lorsque la bombe d’un Stuka le fit exploser au
large de Namsos. Comme si le sort s’acharnait sur les marins français, les
survivants du Bison, la plupart déjà affreusement brûlés, furent recueillis sur
le destroyer Afridi qui fut coulé quatre heures plus tard dans les mêmes
conditions. Comment ne pas penser au Bismarck, gigantesque cuirassé et
orgueil de la Kriegsmarine, qui fut détruit dès sa première sortie en 1941
(non sans avoir envoyé par le fond le Hood). On pourrait enfin évoquer le
Dunkerque, l’un des navires les plus modernes et puissants de la marine
française, gravement endommagé à Mers el-Kébir le 3 juillet 1940,
pratiquement achevé trois jours plus tard par une nouvelle attaque, puis
définitivement irrécupérable après le sabordage de Toulon. L’histoire de
toutes les marines recèle de ces navires que l’on dit maudits, frappés par
la fatalité et qui ne connurent qu’incidents, abordages et naufrages, sans
forcément d’autres explications que celle qui veut que le navire ne fût
jamais au bon endroit au bon moment.
Il semblerait que le Montcalm appartienne au genre contraire. N’ayant
aucune caractéristique révolutionnaire, rien ne destinait ce croiseur de
deuxième classe, loin dans la hiérarchie des navires derrière les porteavions, les cuirassés et les croiseurs lourds, à un rôle de premier plan.
Pourtant, la bataille de l’Atlantique, la campagne de Norvège, la bataille
de Dakar, la libération de la Corse, le débarquement de Normandie, celui
de Provence, le siège de Toulon et la Flank Force sont autant de campagnes
à mettre à son actif. On aurait même ajouté la guerre du Pacifique si le
conflit ne s’était pas achevé avant que le Montcalm ait pu rejoindre ce théâtre
d’opérations.
Dans son livre consacré aux trois bâtiments de la 4e division de croiseurs
(DC), l’amiral Lemonnier, capitaine de vaisseau du Georges Leygues en 1940
et chef d’état-major de la marine à partir de 1943, est formel : le Montcalm,
le Georges Leygues et la Gloire, les trois sisterships formant division sont des
navires chanceux1. Il y a certes quelque chose d’inexplicable dans le fait que
le Montcalm, en cinq années de conflit et malgré ses nombreuses campagnes,
ne fut pas touché ne serait-ce qu’une seule fois. Mais la chance n’explique
heureusement pas tout. Si le Montcalm a l’un des plus impressionnants états
de service de la marine française pendant la guerre, et s’il s’est sorti indemne
de tous ses combats, il le doit d’abord à ses qualités intrinsèques qui ont fait
de lui un excellent bâtiment. C’est sa valeur militaire et ses caractéristiques
techniques qui ont conduit les états-majors à le désigner pour participer à
toutes ces campagnes. Son extraordinaire carrière doit aussi beaucoup aux
compétences, à l’expérience et au courage de ses marins et commandants.
Le facteur chance, a priori évident et commode, tend alors à se réduire à
mesure que l’analyse s’approfondit.
En avril 1940, le Montcalm participe à la campagne de Norvège avec la
Royal Navy. Cinq mois plus tard, il combat les Britanniques lors de la
bataille de Dakar. Le 6 juin 1944, il protège par son feu les GI’s américains
massacrés sur la plage d’Omaha Beach, dans un combat devenu le symbole
des sacrifices consentis pour la défense de la liberté contre le totalitarisme.
Souvent assimilé à tort comme un bâtiment de la France libre, le Montcalm
était, quelques mois encore avant Overlord, l’un des fleurons de la marine
du maréchal Pétain et de l’amiral Darlan. Le Montcalm, c’est l’histoire de
la France pendant la Seconde Guerre mondiale, une histoire forcément
sensible et complexe, parfois bien éloignée des constructions mémorielles
et des schémas manichéens, des amalgames hasardeux et des discours pro
domo.
Le Montcalm, c’est aussi l’histoire de la marine française entre 1939 et 1945,
une marine qui fut peut-être, à l’aube de la guerre, la plus belle que la France
ait jamais possédée. Ce croiseur est paradoxalement représentatif de cette
marine nationale tout en étant exceptionnel. En 1939, la flotte française,
forte et moderne, entre en guerre contre l’Allemagne aux côtés de son allié
britannique. Elle assure toutes ses missions mais entrevoit déjà, avant
mai 1940, la puissance des armées du IIIe Reich. De 1940 à 1942, la marine
joue un rôle politique de premier plan dans le nouveau régime de Vichy.
Mais elle est menacée, attaquée, avant d’être en partie décimée. Puis, de
retour dans la guerre, elle participe au combat pour chasser l’occupant, au
sein d’une immense armada anglo-américaine. Cette histoire est aussi celle
du Montcalm. Mais contrairement à la majeure partie de la flotte éprouvée
par les drames (de Mers el-Kébir au sabordage de Toulon), le Montcalm, et
c’est ce qui en fait son côté exceptionnel, a réussi à déjouer ce sort tragique
qui semblait s’acharner sur les navires français. Il est véritablement monté
en puissance au fil de la guerre, tant sur le plan technique que sur l’intensité
de son activité.
Le Montcalm, c’est enfin l’histoire de quelques centaines de jeunes
Français, embarqués ensemble et pendant cinq années dans la guerre la plus
dévastatrice que l’humanité ait connue. Ils furent confrontés aux dangers de
l’Atlantique, dans cette bataille terrible qui emporta tant de marins, mais
ne laissa ni monument ni cimetière. Ils connurent la défaite et la fuite en
Norvège, le drame d’une lutte fratricide à Dakar, les honneurs et la joie de
participer à la libération de leur patrie au large des côtes corses, normandes
et provençales. Leur histoire mêle la gloire au tragique, et nous éclaire
aussi bien sur une guerre navale souvent méconnue, que sur la trajectoire
de ces soldats et marins français entre 1939 et 1945. Des itinéraires parfois
victorieux, souvent cruels, toujours troublants.
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Première partie
Mon innocence est ma forteresse
La première vie du Montcalm
1932-1940
Chapitre I
Historique et rôle des croiseurs
Corsaires et gardiens des mers
Croiseur : navire qui court dans certain parage2.
Auguste Jal (1795-1873), écrivain et historien français.
La définition du croiseur donnée par Auguste Jal, lapidaire et ancienne
car s’inscrivant encore dans le cadre de la marine à voile, permet néanmoins
d’aborder le rôle et les missions dévolus au croiseur par les notions de
course et de croisière. Pratiquée par les corsaires, la guerre de course est
menée par des navires armés relativement petits et rapides, autorisés par
une lettre de marque de leur souverain à attaquer en temps de guerre
uniquement les bâtiments d’un État ennemi, principalement ses navires
marchands. La course permet de mener une guerre efficace et peu coûteuse
contre un ennemi disposant de la suprématie navale. Cette stratégie
fut longtemps utilisée par les Français contre les Britanniques à partir
du XVIIe siècle et jusqu’aux guerres révolutionnaires et napoléoniennes.
Partant notamment de Dunkerque, Saint-Malo ou Morlaix, les corsaires
(Jean Bart, Cassard, Duguay-Trouin, Surcouf…) compensaient, mais dans
une forme de combat différente, les faiblesses de la marine de guerre
française, souvent en position d’infériorité par rapport à la Royal Navy
dans les nombreux conflits du XVIIe et XVIIIe siècles, puis pratiquement
détruite après Aboukir (1798) et Trafalgar (1805).
La première vie du Montcalm
Historique et rôle des croiseurs
Le croiseur serait donc fait pour la course, du moins en a-t-il les qualités
de vitesse et de rayon d’action. Mais s’il doit courir, le croiseur doit aussi
croiser. Cette affirmation, s’apparentant plus à une lapalissade qu’à une
vraie définition, cache pourtant un rôle stratégique et militaire fondamental.
Le croiseur doit donc parcourir un secteur, l’explorer, le surveiller, assurer la
protection de ses lignes commerciales et, le cas échéant, prendre en chasse,
combattre et anéantir des navires ennemis. Cette mission suppose tout d’abord
un impératif de durée. En effet, le croiseur doit pouvoir rester en mer pour
un temps relativement important afin d’assurer une surveillance complète et
efficace, étendue dans l’espace comme dans le temps. Son autonomie doit
donc être grande pour effectuer une croisière longue et s’aventurer loin de
ses bases, sans être obligé de rentrer vers l’une d’elles rapidement afin de se
ravitailler. En outre, il doit être mobile et rapide pour parcourir une zone de
façon complète et dans un minimum de temps. Ainsi la course et la croisière
sont deux notions intimement liées, les deux concepts reposant sur les mêmes
impératifs de vitesse et d’endurance, de durée en mer.
Plus rapide, maniable et autonome que les grands bâtiments de ligne, le
croiseur a toutes les qualités nécessaires pour la course et la croisière. Mais
ce n’est pas sa seule mission, et d’ailleurs, ce type de navire est purement
une unité de marine de guerre régulière. Le croiseur peut et doit également
combattre au sein des escadres, contre d’autres bâtiments de guerre et
pas seulement contre les navires de commerce ennemis. Il peut donc être
considéré comme un bâtiment hybride, ses caractéristiques lui permettant
à la fois de mener la guerre de course (grâce à sa rapidité et autonomie), et
la guerre d’escadre classique (grâce à son armement et son blindage). Plus
rapides que les cuirassés, mieux armés et protégés que les navires de faible
tonnage, pouvant croiser dans des mers lointaines comme combattre dans
une bataille d’escadre, l’emploi des croiseurs est multiple, ce qui explique la
place importante qu’ils occupent dans les grandes marines de guerre du début
du XXe siècle. Et entre 1914 et 1918, s’il y eut la Marne, Tannenberg, Verdun,
la Somme et Caporetto, il y eut également une Première Guerre mondiale
sur les mers et les océans, et les croiseurs y participèrent activement. Malgré
certaines insuffisances révélées au cours du conflit, ils conserveront, grâce à
leurs qualités intrinsèques et en raison des contraintes politico-financières
de l’entre-deux-guerres, une place de choix dans les marines.
Des frégates aux croiseurs de bataille
Largement autonomes, beaucoup de navires de guerre au temps de
la marine à voile étaient conçus pour la croisière. Les différents types
de bâtiment, frégates comme vaisseaux, pouvaient naviguer sans se
préoccuper du ravitaillement pour une période relativement longue. De
fait, le terme même de « croiseur » ne se généralise qu’au XIXe siècle.
C’est véritablement pendant le siècle de la révolution industrielle et de ses
immenses et successives innovations technologiques que les croiseurs vont
constituer une classe de navire particulière. Mais bien qu’identifiés dans
leurs fonctions et caractéristiques principales, plusieurs types de croiseurs
parfois très différents se sont succédé au fil du progrès technique, des
évolutions de la pensée navale, et des enseignements tirés des combats.
Progressivement, le vent, le bois et les boulets de canon ont été remplacés
par la vapeur et l’hélice, le fer puis l’acier, et enfin l’obus et la torpille3. Ces
transformations donnent naissance aux premiers cuirassés, prenant la place
des grands vaisseaux de ligne à voile au sein des escadres. Pendant la guerre
de Crimée (1854-1856), la marine française déploya des batteries flottantes
cuirassées pour répondre aux forts russes, notamment à Kinburn en 18554.
En 1859, la France lança le premier cuirassé de haute mer, La Gloire, conçu par
l’ingénieur naval Dupuy de Lôme. Cette frégate de 5 250 tonnes, construite
en bois, était protégée par une ceinture blindée. Les évolutions s’enchaînent
alors rapidement, d’ailleurs liées entre elles (par exemple, les progrès du
blindage entraînant des améliorations dans l’armement, et réciproquement).
Ces « frégates cuirassées » ont en moyenne un déplacement de 3 000 à 10 000
tonnes et une vitesse de 10 à 14 nœuds5. Les gréements sont progressivement
retirés au profit des machines à vapeur, le principal matériau de construction
devient d’abord le fer, ensuite l’acier (Le Redoutable, 1876).
De véritables cuirassés modernes voient alors le jour à partir des années
1880. Dotés d’une protection blindée de plus en plus épaisse, et armés
par diverses batteries de canons au calibre sans cesse plus grand, les
cuirassés de la fin du XIXe siècle avaient un déplacement allant de 10 000 à
15 000 tonnes, et atteignaient une vitesse de 15 à 20 nœuds. Héritiers des
vaisseaux de ligne, ils devinrent ainsi les plus grands et puissants navires des
marines de guerre. Mais surchargés par un blindage pesant et un armement
important, ils étaient également lourds et peu mobiles. C’est ainsi que les
croiseurs, navires plus rapides, plus légers et pouvant tenir plus longtemps
en mer, furent développés parallèlement.
Si les cuirassés prennent la suite des vaisseaux de ligne, les croiseurs
peuvent être considérés comme les successeurs des frégates. Plus rapides
et manœuvrables que les vaisseaux de ligne, les frégates avaient une grande
autonomie et un rayon d’action important. Comme pour les cuirassés,
l’utilisation de la vapeur et la systématisation du blindage ont fait évoluer
les frégates en croiseurs. Dès 1860, les États-Unis commencèrent à
construire de grandes frégates modernes fortement armées. La guerre de
Sécession (1861-1865), souvent considérée comme l’une des premières
guerres modernes (avec la guerre de Crimée) en raison de ses nombreuses
innovations technologiques dans le domaine militaire, apparaît également
novatrice en termes de guerre navale. Outre le premier engagement
entre deux cuirassés (bataille de Hampton Roads en mars 1862 entre le
Monitor nordiste et le Virginia sudiste), les Confédérés ont développé des
navires très rapides, destinés à échapper à la puissante flotte unioniste
et au blocus imposé par elle au Sud. La frégate CSS Alabama constitue un
exemple pertinent de ce type de navires6. Croisant à partir de 1862 dans
l’océan Atlantique et dans l’océan Indien, sa rapidité lui permit de mener
12
13
La première vie du Montcalm
Historique et rôle des croiseurs
une guerre de course dévastatrice pour le commerce nordiste, avant d’être
à son tour coulée au large de Cherbourg par l’USS Kearsarge, le 19 juin 1864.
Mais le blindage de ces navires reste mince voire tout simplement absent.
Les progrès de l’armement, obus explosifs et canons rayés, rendent pourtant la
protection blindée indispensable, et sont ainsi à l’origine des premiers croiseurs
protégés. Ces navires, déplaçant entre 4 000 et 8 000 tonnes, sont pourvus d’un
blindage protégeant les organes vitaux (essentiellement la salle des machines
et les soutes à munitions), et atteignent une vitesse de 16 à 18 nœuds. En
France, deux grands croiseurs de 5 700 tonnes lancés en 1876, le Duquesne et
le Tourville, sont les premiers croiseurs modernes avec leur coque entièrement
métallique7. La construction du Sfax, conçu par Louis-Émile Bertin et lancé en
1884, fut marquée par l’utilisation de l’acier, permettant une grande rigidité de
la structure tout en conservant un déplacement limité. Les constructions de
croiseurs vont dès lors se multiplier. Parallèlement aux lancements des grands
croiseurs protégés, dont le coût limite le nombre, furent construits des croiseurs
plus modestes, notamment en termes de blindage. Des croiseurs de deuxième
classe apparaissent à partir de 1887, avec par exemple le Jean Bart, l’Alger et l’Isly,
déplaçant entre 2 000 et 4 000 tonnes. Une troisième catégorie de croiseurs
existe également, déplaçant moins de 2 000 tonnes : il s’agit de navires non
cuirassés et d’avisos reclassés qui deviennent des croiseurs de troisième classe.
Les croiseurs protégés furent bientôt surclassés par un autre type de navire, les
croiseurs cuirassés8. Leur premier représentant, le Shannon britannique lancé en
1875, était doté d’un armement assez puissant et d’un blindage d’une épaisseur
moyenne. La construction de ces navires se développa dans la dernière décennie
du siècle. Les progrès dans la fabrication des plaques de blindage minces en
acier ont permis d’assurer à ces navires une réelle protection, tout en conservant
une vitesse supérieure aux cuirassés et un déplacement raisonnable. Lancé en
1890, le Dupuy de Lôme fut le premier croiseur cuirassé de la marine nationale9.
Ces navires constituèrent le gros des forces de croiseurs français engagés dans
la Première Guerre mondiale. Mais ils devinrent vite obsolètes et furent à leur
tour dépassés par les innovations du début du XXe siècle, avec l’apparition d’un
nouveau type de cuirassé, le dreadnought, et de croiseur, le croiseur de bataille.
La classe des croiseurs était donc en perpétuelle évolution, et il en était de
même pour celle des cuirassés. La révolution que constitua le lancement du
cuirassé anglais Dreadnought en 1906 eut des répercussions importantes sur
les croiseurs. Principalement orientée contre la Grande-Bretagne, la marine
allemande créée par Guillaume II et son secrétaire d’État à la marine, le
grand amiral Alfred von Tirpitz, était composée d’unités puissantes, fortement
protégées et bien entraînées. Face à la menace de la Hochseeflotte, mais aussi à
cause des enseignements tirés de la guerre russo-japonaise (augmentation des
distances de combat du fait de la portée des torpilles et des canons, mélange
des calibres insatisfaisant), le premier lord de la mer, l’amiral John Fisher, entend
refonder la Royal Navy et c’est dans ce cadre qu’apparaît le Dreadnought10.
Sa nouveauté repose sur de nombreux facteurs, dont notamment le
remplacement de la chauffe à vapeur et au charbon par celle au mazout et
l’utilisation de turbines. La vitesse est ainsi sensiblement améliorée, ainsi que
le rayon d’action. Doté d’un armement lourd, le navire atteint pourtant, grâce
à ses turbines, une vitesse record pour un cuirassé de 21 nœuds. Puissants et
légers à la fois, ses moteurs ont permis l’existence d’une ceinture complète
de protection rendant le navire considérablement blindé. Enfin, la diversité de
calibre de la grosse artillerie disparaît pour être remplacée par un calibre unique,
rendant le travail du directeur de tir plus efficace : le contrôle et la correction du
tir par l’observation des gerbes d’eau des salves précédentes étaient alors plus
aisés, cette observation étant elle-même facilitée par le groupement des salves
provenant d’un calibre unique. Ce calibre doit également être le plus grand
possible selon la doctrine Fisher (« all big gun »). Le Dreadnought est donc muni de
dix canons de 305 mm et d’une artillerie légère de vingt-sept pièces de 77 mm,
mais toute l’artillerie moyenne a disparu. Ce nouveau type de navire, entraînant
le déclassement de toutes les flottes (y compris de la propre flotte britannique)
et des cuirassés existants (ravalés au rang de « pré-dreadnought »), provoqua
le redoublement de la course à l’armement que se livraient déjà les puissances
navales, ces dernières devant réarmer leur marine puisque les anciens types
de cuirassés se trouvaient périmés11. Les calibres vont sans cesse croître (305,
340, 356 et jusqu’à 381 mm avant la Première Guerre mondiale), les nouveaux
aciers seront de plus en plus résistants, le déplacement comme la puissance
des machines augmenteront dans des proportions considérables12.
L’armement, la vitesse et le blindage des dreadnoughts (puis peu de temps
après des « super-dreadnoughts » encore plus grands) entraînent donc le
déclassement des cuirassés existants. Mais ils rendent du même coup les
croiseurs encore plus vulnérables. Les Britanniques avaient pleinement
conscience de cette donnée, et c’est le même lord Fisher qui compléta le
système des dreadnoughts par la mise au point d’un nouveau type de croiseur,
le croiseur de bataille13. L’idée reposait sur un navire lourdement armé pour faire
face aux nouveaux cuirassés, mais dépassant toujours largement ces derniers en
vitesse avec 26 ou 27 nœuds. Les formes d’un tel croiseur n’étaient en fait pas si
différentes de celles d’un cuirassé, mais pour atteindre une vitesse satisfaisante,
les croiseurs de bataille étaient bien moins blindés. Le premier croiseur de
bataille, l’Invincible, fut lancé en 1908. Il se caractérisait par une vitesse de 26.5 nd,
une ceinture blindée de 180 mm (contre 280 mm pour le Dreadnought) et huit
canons de 305 mm (même calibre que le cuirassé).
D’après Fisher, la faible protection de ces navires était compensée par leur
vitesse, idée résumée par des adages tels que « la vitesse est la protection »,
« la vitesse vaut le blindage » ou encore « la vitesse-bouclier ». En effet,
ces nouveaux croiseurs sont donc très rapides, au tonnage et dimensions
sensiblement identiques à ceux des cuirassés, armés comme eux mais en
revanche beaucoup moins protégés. Ainsi leur atout maître en matière défensive
réside dans leur vitesse, car ils ne possèdent pas la protection suffisante pour
résister durablement au feu d’une artillerie de gros calibre. En 1910, les Anglais
lancent un nouveau croiseur gigantesque, le Lion. Déplaçant 30 000 tonnes, il
est armé de huit canons de 340 mm et file à 28 nœuds. Le croiseur de bataille
14
15
La première vie du Montcalm
Historique et rôle des croiseurs
allie donc la vitesse du croiseur à l’armement du cuirassé, de telle sorte qu’on
peut le considérer aussi bien comme un « super-croiseur » que comme un
cuirassé de seconde classe. Pouvant le cas échéant engager un cuirassé grâce
à sa puissance de feu, il reste principalement destiné à contrer toute guerre
de course et à assurer la protection des lignes de communication. Ce type de
navire est largement supérieur aux croiseurs cuirassés existants alors.
Enfin, il existe une dernière catégorie de croiseurs plus atypiques, les
croiseurs auxiliaires. Ce sont à l’origine des navires marchands, des paquebots
ou des cargos qui ont été armés et reconvertis en navires de guerre. Ils peuvent
escorter et protéger un convoi dans un cadre défensif. Mais ils peuvent
également mener une guerre de course, perturber le commerce et les lignes de
communication adverses. Ces corsaires modernes s’inscrivent dans la droite
lignée de leurs prédécesseurs : ils abordent leur victime avec un pavillon neutre
voire allié, se camouflent en navire marchand, et se rapprochent ainsi de leur
cible sans que celle-ci s’inquiète, d’où leur nom anglais de raider (braqueur,
voleur). En revanche, ils ne peuvent en principe faire face à des bâtiments de
guerre, du fait d’une protection nulle et d’un armement insuffisant. La Royal
Navy utilisa ce type de croiseurs pour protéger ses navires marchands, mais
ce sont les Allemands qui les développèrent le plus lors des deux guerres
mondiales afin de mener une véritable guerre de course au commerce allié.
que de croiseurs légers pour la course. Vitesse, légèreté, mouvement et torpille
contre lenteur, impotence et obus fut le leitmotiv de la Jeune École. Ses théories
rencontrèrent un grand succès, notamment dans le monde politique : l’arrêt de
la construction des cuirassés était alors perçu comme une aubaine pour les
finances publiques, et on estimait que pour le prix d’un cuirassé, on pouvait
construire vingt-cinq torpilleurs avec tout leur équipement.
Mais la crise de Fachoda de 1898 révéla au grand jour l’immense écart qui
sépare alors la Royal Navy de la marine nationale. Les enseignements de
plusieurs grandes manœuvres faites par les flottilles de torpilleurs (1891),
ainsi que les leçons de la guerre russo-japonaise de 1904-1905 apporteront
des démentis cinglants aux théories de la Jeune École. En partie à cause
de ces doctrines, la marine française est faible et déclassée en 1914. Elle
se trouve encombrée de navires sans réelle valeur militaire, et les unités
les plus récentes sont d’ores et déjà périmées comparées aux navires des
flottes allemande et britannique17. Plus particulièrement, les croiseurs
cuirassés français déçoivent sur le plan de la vitesse, de l’armement et de la
protection, et sont largement surclassés par les croiseurs de bataille de ces
deux marines.
France
Italie
Russie
Allemagne
AutricheHongrie
Empire
ottoman
Puissances centrales
Angleterre
Puissances alliées
Dreadnoughts
21
4
4
-
15
3
-
Croiseurs de bataille
9
-
-
-
5
-
-
Pré-dreadnoughts
40
18
8
8
22
12
2
Croiseurs cuirassés
3
18
10
6
11
3
1
Croiseurs légers
63
9
8
8
33
7
1
Destroyers
et torpilleurs
250
80
30
100
90
70
2
Total
386
129
60
122
176
95
6
Le bilan mitigé des croiseurs dans la Grande Guerre
À la veille du déclenchement de la Première Guerre mondiale, l’Angleterre
et l’Allemagne possèdent plusieurs croiseurs de bataille, respectivement
neuf et cinq. La France n’en a pas mais dispose d’environ trente croiseurs,
répartis en plusieurs catégories14 : des croiseurs légers de 2 000 à 3 000 tonnes
avec peu voire aucune protection, comme le D’Estrées par exemple ; des
croiseurs protégés de 5 000 à 8 000 tonnes comme le Châteaurenault ou le
D’Entrecasteaux ; enfin des croiseurs cuirassés avec notamment les Gueydon
de 9 500 tonnes, les Gloire de 10 000 tonnes, les Léon Gambetta de
12 500 tonnes et les trois récents Ernest Renan de 13 500 tonnes.
Numériquement, la flotte française est loin d’être négligeable, mais
qualitativement, le constat est sans appel15. La plupart des cuirassés et croiseurs
français sont dépassés et incapables de jouer un rôle de premier plan face aux
dreadnoughts et aux croiseurs de bataille allemands. Cet état de la marine tient
autant à des contraintes financières qu’aux choix des décideurs politiques,
longtemps fascinés par les théories de la Jeune École16. Face au coût exorbitant,
à la lenteur et, dans certains cas, à la vulnérabilité stupéfiante des cuirassés, un
courant de pensée navale s’est développé en France autour de l’amiral Aube à
la fin du XIXe siècle. Baptisé la Jeune École, ce courant prône l’abandon de la
guerre d’escadre et de ses mastodontes, les cuirassés. La Jeune École préconise
en revanche la guerre de course menée par des croiseurs légers et rapides,
tandis que la défense des côtes serait assurée par des engins lance-torpilles.
Ainsi, selon cette doctrine, la flotte devait être principalement composée de
petites unités comme les torpilleurs, les garde-côtes et les sous-marins ainsi
C’est donc principalement aux Britanniques d’affronter les Allemands
sur la mer, car eux ont les moyens de s’opposer à la Kaiserliche Marine.
Conformément aux accords navals de 1912 et 1913, les Anglais doivent
se charger en priorité du contrôle de la mer du Nord, de la Manche et de
l’Atlantique, alors que la Méditerranée reste le secteur privilégié de la marine
française. C’est en Méditerranée que cette dernière fut donc principalement
employée, jouant un rôle de dissuasion face à la marine austro-hongroise et se
limitant à des opérations de patrouille, de protection et d’escorte, de transport
d’hommes et de matériel (notamment entre l’Empire et la métropole), et enfin
de débarquement et rembarquement18. Le rôle de toutes les flottes durant
16
17
Les forces de surface en présence en 1914 (d’après Jean Meyer et Martine Acerra, Histoire de la Marine française,
op. cit., p. 318).
Chapitre II
Les années de jeunesse
Une réussite technologique
Des limitations de déplacement par voie d’accords internationaux,
avec divisions en classes et sous-classes,
sont venues imposer ce qu’aucune raison ne justifiait […].
Que de missions n’ont été découvertes qu’après l’exécution des programmes.
Complétez la gamme de vos matériels et vous aurez peut-être la chance
d’apprendre qu’un de vos successeurs a fait de votre création
un excellent usage que vous n’attendiez pas42. Camille Rougeron (1893-1980), ingénieur du génie maritime,
journaliste et écrivain français.
Un navire dont la conception fut en effet contrainte par les
dispositions d’une conférence internationale de désarmement
pourrait a priori déboucher sur un échec. Il est vrai que le Montcalm et
ses sisterships doivent leur naissance au traité de Londres qui a fixé
leurs caractéristiques de façon plus ou moins arbitraire et artificielle.
D’ailleurs l’annonce de la construction de ces croiseurs n’a pas causé
en France ni à l’étranger de sensation particulière. D’une part, parce que
ces unités sont légères et, dans la hiérarchie des navires, considérées
comme moyennes, d’autre part parce qu’elles ne présentent aucune
caractéristique franchement révolutionnaire, tant sur le plan de la
vitesse que sur celui de l’armement.
Les années de jeunesse
La première vie du Montcalm
L’introduction de tels croiseurs dans le programme naval suscita même
quelques critiques. On regretta ainsi d’ajouter des croiseurs à une flotte
pourtant largement pourvue en navires légers, alors qu’elle n’avait plus que de
vieux bâtiments de ligne démodés. Mais ni l’opinion publique, ni les hommes
politiques ne semblaient prêts à faire les sacrifices budgétaires qu’impose
le lancement de grandes unités. Tout juste fut-il permis en cette période la
construction des croiseurs de bataille Dunkerque (tranche 1931) et Strasbourg
(tranche 1934). Néanmoins, les mises en chantier des croiseurs de bataille
allemands Scharnhorst et Gneisenau en 1934, suivies par celles des cuirassés
italiens Littorio et Vittorio Veneto la même année, obligèrent la France à inscrire
dans la tranche 1935 la construction de deux cuirassés, le Richelieu et le Jean Bart.
Quoi qu’il en soit, les croiseurs de 7 600 tonnes furent une réelle réussite
technologique, salués rétrospectivement dans les ouvrages historiques
comme une des séries les mieux conçues : « Parmi les meilleures séries, on
peut retenir […] les croiseurs légers La Galissonnière… », «… la série des six
La Galissonnière […] fut une réussite exceptionnelle avec, pour une fois, des
navires robustes. », « [les six croiseurs légers de 7 600 tonnes] rivalisent par leurs
caractéristiques et leur homogénéité avec les unités similaires de l’étranger,
ou même les surclassent… », « [les croiseurs] de 7 600 tonnes sont une très
belle réussite », « les croiseurs de type La Galissonnière de 7 600 tonnes sont
également très réussis43 ». Il s’agit désormais d’analyser les raisons de ces propos
élogieux en étudiant les caractéristiques du Montcalm et en les confrontant avec
ses prédécesseurs français et les navires similaires des autres marines.
Croiseur
type Tourville
(années 1870)
Croiseur
type Dupleix
(années 1900)
Croiseur
type Montcalm (années
1930)
Déplacement
6 000 t
7 700 t
7 600 t
Puissance des moteurs
6 500 ch
17 500 ch
84 000 ch
Vitesse maximale
17 nd
21 nd
36 nd
Portée des canons
ND
15 km
26 km
Luc Ferron, Cent ans de Marine française : Croiseurs, Marines Magazine, op. cit.
Les caractéristiques techniques du Montcalm
Avec un déplacement standard de 7 600 tonnes Washington, la puissance
initiale des machines, qui actionnent deux lignes d’arbres, est fixée à
84 000 ch et permet aux croiseurs de la série d’atteindre une vitesse de
31 nœuds, vitesse largement dépassée lors des essais à feux poussés44. En
effet, le La Galissonnière atteindra 35,42 nd, la Marseillaise 35,59, le Georges Leygues
35,82. Le Montcalm, quant à lui, atteindra 36 nœuds mais le record sera battu
par la Gloire, navire le plus rapide de la série, avec près de 37 nœuds. Le rayon
d’action du Montcalm est estimé à 5 500 milles à 18 nœuds et 3 300 milles à
24 nœuds. Enfin les dimensions du croiseur sont de 179,5 m de long pour
17,5 m de large, avec un tirant d’eau de 5,08 m45. Son blindage, important
pour un croiseur léger, se compose d’une ceinture de 105 mm, le pont étant
protégé par 38 mm et le blockhaus par 95 mm sur les côtés et 50 mm sur le
toit ; enfin les tourelles de 152 mm sont protégées par un blindage de 100 mm
à l’avant, 50 mm sur les côtés, 40 mm à l’arrière et 45 mm sur le dessus.
La comparaison de certaines de ces caractéristiques avec des croiseurs de
la génération de la Grande Guerre permet de prendre pleinement conscience
des progrès techniques réalisés en trente ans. Les croiseurs cuirassés français
Dupleix, lancés entre 1900 et 1902, ont sensiblement le même déplacement
que le Montcalm ce qui permet de faire une comparaison pertinente ; on peut
également le comparer avec les tout premiers croiseurs des années 1870 :
L’armement du Montcalm se compose de neuf canons de 152 mm modèle 1930
répartis en trois tourelles triples (deux à l’avant du navire, une à l’arrière), de
huit canons de 90 mm de part et d’autre des cheminées en quatre plateformes
doubles, de huit mitrailleuses Hotchkiss de 13,2 mm en quatre affûts doubles
et de deux lance-torpilles doubles de 550 mm. Les premiers croiseurs légers
français, les trois Duguay-Trouin ainsi que la Jeanne d’Arc, étaient pourtant
armés de canons de 155 mm correspondant à un calibre de l’armée de terre.
Reprenant l’armement de l’Émile Bertin, les Français s’alignent également sur
le six-pouces anglo-saxon bien que le traité de Londres autorise un calibre de
155 mm maximum pour les croiseurs légers (permettant ainsi de conserver
les croiseurs cités précédemment dans cette catégorie)46.
On a renoncé à la possibilité de tir contre avions en raison des mécanismes
de chargement et des multiples sécurités trop complexes. De plus, la
cadence de tir aurait dû être de six à huit coups par minute alors qu’elle
n’est, au mieux, que de trois au début de la guerre. Après de multiples
expérimentations, notamment en 1938 et 1942, la cadence a pu être élevée
à huit coups par minute. Toutefois sur les croiseurs, les 152 mm ne seront
utilisés que pour tirer contre des navires et objectifs terrestres mais ne
seront pas utilisables contre avions avant 1948. En revanche les huit canons
de 90 mm modèle 1926 et les mitrailleuses de 13,2 mm modèle 1929 sont
essentiellement antiaériens. Mais ces divers modèles sont très insuffisants
et souvent dépassés pour une défense vraiment efficace. Quatre autres
Hotchkiss et deux mitrailleuses Browning de 13,2 mm sont rajoutées sur le
Montcalm respectivement en 1938 et 1941, modifications ne réglant pas la
carence de la défense antiaérienne. La DCA fut considérablement renforcée
lors de la refonte du Montcalm aux États-Unis en 1943. Enfin, le croiseur
n’est pas armé de grenades anti-sous-marines, le rendant particulièrement
vulnérable dans ce domaine. La lutte anti-sous-marine est par ailleurs un
des points noirs de la marine française en général. Les contre-torpilleurs
français, en charge notamment de lutter contre les sous-marins, ne peuvent
stocker qu’un nombre insuffisant de munitions, en général un jeu de
grenades en place et au mieux une simple recharge en soute. Le Montcalm
sera néanmoins pourvu d’un grenadeur de mai 1940 à mai 1943.
Le moyen de détection principal du Montcalm est, comme la majorité des
navires en 1939, l’œil humain amélioré par l’optique47. Le navire sera équipé
de deux radars en 1943, là encore lors de la refonte aux États-Unis. Il peut
32
33
La première vie du Montcalm
Les années de jeunesse
en revanche compter sur la reconnaissance des deux hydravions Loire 130
qu’il embarque (et théoriquement des hydravions torpilleurs Latécoère 298
qui ne seront finalement jamais mis en place)48. Les appareils sont lancés
par une catapulte montée sur la tourelle arrière. L’aéronautique navale
s’est fortement développée depuis 1914. Prenant la place des dirigeables
abandonnés après des catastrophes aériennes retentissantes, les hydravions
ont une mission primordiale de reconnaissance et d’exploration, faute
de radar. De fait, tous les grands bâtiments construits entre 1922 et 1940
sont dotés d’hydravions et de catapultes. Mais leur utilisation est plus que
périlleuse car si l’envol par catapultage est plutôt aisé, le retour à bord
est beaucoup plus difficile. Les manœuvres de hissage (par une rampe
d’échouage) sont complexes, le navire doit ralentir voire stopper ce qui
suppose d’être un certain temps une proie facile pour ses ennemis. De plus, la
manœuvre devient cauchemardesque par mauvais temps et mer démontée.
Les Loire 130 embarqués sur le Montcalm sont des avions typiquement faits
pour l’exploration. Mais ces triplaces, volant à 225 km/h, sont, du fait de
leur armement (mitrailleuses et deux bombes de 75 kg) et leur lenteur, bien
trop faibles pour une quelconque attaque. Enfin concernant l’équipage, les
effectifs théoriques sont de 540 hommes en temps de paix et 640 en temps
de guerre. Ils augmenteront néanmoins régulièrement au fil du conflit et
des ajouts de matériel (après sa refonte aux États-Unis en 1943, le Montcalm
comptera 738 hommes).
Les plans des croiseurs de 7 600 tonnes sont entrepris dès la promulgation
du traité de Londres en avril 1930. Mais c’est seulement en décembre 1931 que
les deux premiers, le La Galissonnière et le Jean de Vienne, furent mis sur cale, et à
l’automne 1933 pour les quatre derniers. Ce délai, a priori plutôt long pour des
navires n’ayant rien de vraiment révolutionnaire, s’explique par le fait que les
ingénieurs se trouvent malgré tout devant une étude nouvelle49. Il leur faut
alors réfléchir sur les différentes caractéristiques de ces navires, la plupart
étant contradictoires, et trouver ainsi le bon équilibre entre l’armement,
la vitesse, le blindage et le rayon d’action. Les croiseurs légers précédents
se caractérisaient par une protection très faible afin d’obtenir une vitesse
élevée ; ce principe ne fut pas retenu pour les nouveaux croiseurs. La Royal
Navy a été la première à juger déraisonnable de construire des croiseurs sans
mettre au moins leurs parties vitales (machines, soutes à munitions, postes
centraux) à l’abri de l’artillerie moyenne. L’état-major français exigea à son
tour que les croiseurs de deuxième classe soient bien protégés à condition
toutefois que leur vitesse ne soit pas inférieure à 32 nœuds.
Le Montcalm et ses sisterships furent largement inspirés par le croiseur Émile
Bertin50. Ce dernier servit en quelque sorte de prototype, bien que ces navires
aient été construits presque en même temps (l’Émile Bertin est mis sur cale le
18 août 1931, le La Galissonnière le 15 décembre de la même année). Les formes
de coque sont largement inspirées de l’Émile Bertin, sauf en ce qui concerne la
poupe qui est droite pour permettre le déploiement de la rampe de récupération
des hydravions. L’Émile Bertin fut un des navires les plus rapides de l’époque.
D’une vitesse initiale de 34 nœuds grâce à ses 102 000 ch, il atteignit, lors
de l’essai du 4 août 1934, les 40 nœuds ce qui fit sensation (mais détériora
gravement ses hélices). Cette vitesse a été obtenue grâce à un déplacement
de 5 886 tonnes et un blindage très faible de 26 mm. Le Montcalm, avec le
même armement principal, n’atteint initialement que 31 nœuds. Cet écart
de vitesse est dû à plusieurs facteurs. De 1 700 tonnes plus lourd que l’Émile
Bertin, le Montcalm possède deux hélices au diamètre plus grand, entraînant
une vitesse de rotation plus faible et donc une vélocité réduite. Néanmoins ce
choix permet d’atténuer les problèmes de cavitation rencontrés sur le Bertin,
rendant ainsi le navire plus stable. Mais le facteur primordial réside dans un
blindage beaucoup plus important, absorbant le quart du déplacement. Grâce
à sa cuirasse de 105 mm et son pont blindé de 38 mm, le Montcalm est certes
plus lent et plus lourd que le Bertin mais il est beaucoup mieux protégé que lui.
Notons d’ailleurs que cette série se compose des croiseurs les mieux
protégés de la flotte française, croiseurs lourds compris (excepté l’Algérie).
En effet, la protection des croiseurs Duguay-Trouin est pratiquement
absente (représentant moins de 2 % du déplacement), tout comme celle
des croiseurs lourds Duquesne ; celle des croiseurs lourds Suffren est un
peu plus que symbolique avec une ceinture de 50 mm. Seul le croiseur lourd
Algérie, conçu justement en réponse aux vives critiques sur la faiblesse de la
protection des Suffren, est mieux protégé avec une ceinture de 110 mm, à
peine plus que le Montcalm qui n’est qu’un croiseur léger51. Ainsi les croiseurs
de 7 600 tonnes peuvent être à juste titre qualifiés de navires robustes. Ils
sont mieux protégés que les croiseurs lourds de 10 000 tonnes tout en étant
plus légers qu’eux, et conservent une vitesse tout à fait satisfaisante. La
conciliation d’exigences a priori si contradictoires fut pourtant un défi relevé
avec brio. S’inspirer pour l’armement et les formes de l’Émile Bertin et pour
la protection de l’Algérie fut non seulement une conception intelligente et
équilibrée mais également une véritable réussite technologique.
34
35
Analyse comparée du Montcalm et de ses homologues étrangers
Avant de comparer le Montcalm avec d’autres croiseurs étrangers, rappelons
brièvement les rapports de force quantitatifs concernant les croiseurs des six
marines majeures à la veille de la guerre52. La flotte mondiale de croiseurs est
formée en 1939 de trois catégories : les croiseurs anciens issus des programmes
de la Première Guerre mondiale, les croiseurs lourds du traité de Washington et
les croiseurs légers du traité de Londres. La France aligne 19 croiseurs récents,
dont 7 croiseurs lourds de 10 000 tonnes et 12 croiseurs légers. Principale
rivale de la marine nationale, la Regia Marina dispose de 22 croiseurs dont
trois anciens. La flotte italienne compte donc exactement le même nombre
de croiseurs modernes que la France, et cela dans les mêmes proportions en
termes de classe (7 lourds, 12 légers), le parallélisme étant ici flagrant. Ces deux
flottes rivales ont les mêmes objectifs : le contrôle de la Méditerranée, des routes
maritimes (principalement Alger-Marseille pour les Français, Tripolitaine-Italie
pour les transalpins), et le cas échéant l’attaque de celles de leur ennemi.

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