valeurs en baisse - Théâtre National

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valeurs en baisse - Théâtre National
Mai 2014
Valeurs en baisse
Rendez-vous à la Bourse, temple réaffecté pour un soir au constat des dérives d’un système dont il est l’emblème. Acteurs
ou anonymes, la foule colorée massée devant le majestueux bâtiment attend. Faut-il secourir le SDF couché sur le trottoir
? Une femme enceinte escalade la porte d’entrée, surplombant les badauds patients. Cette scène incongrue, qui devrait
déranger, rassure : il s’agit d’une mise en scène, cela ne peut pas être (entièrement) la réalité. En effet, il s’agit seulement
de la théâtralisation des crises qui malmènent la société, une overdose de malaises qui débouche sur une nausée, qui
toute poétique qu’elle soit, ne laissera personne indifférent.
La mise en scène du texte de Bernado Carvalho par Antonio Araùjo est exemplaire. Spécialisée dans la reconversion
temporaire de lieux improbables (prisons, églises, hôpitaux, fleuve Tietê à Sao Paulo…), Araùjo maîtrise parfaitement
l’utilisation des espaces et les techniques connexes.
Comme trame de fond, l’histoire d’une économiste (Claire Bodson) qui vient donner une conférence à Bruxelles, accompagnée par son père (Didier De Neck) qui n’a plus prononcé un mot depuis la mort de son épouse. Fuyant la dictature
de son pays, l’homme avait trouvé refuge à Bruxelles des années plus tôt et sa fille espère que ce retour au passé pourra
le guérir de l’aphasie dont il est victime. Comme fil conducteur, la langue, les langages, le mutisme et l’incompréhension.
Avec l’idée du théâtre comme « méga-église » pour témoigner et conscientiser. Et finalement comme constat, la perte de
repères, Bruxelles (et toutes les villes qu’elle symbolise) n’est plus la même et, surtout, ses habitants ont changé.
La succession des saynètes est fluide et maîtrisée. Certaines sont incontournables. Un soir, le père disparaît. Sa fille erre à
sa recherche et finit dans un bar sordide, au milieu de la nuit. Ouverture des baies vitrées du bâtiment, mélodie lancinante, ivrognes, drogués, dialogue absurde avec un transporteur d’ordures, l’atmosphère rendue par le metteur en scène
transpire de vérité, le spectateur voudrait consommer ou … s’en aller ! Quelques minutes plus tard, forcée de dégager
par une horde de SDF mécontents, la foule de spectateurs se retrouve amassée devant l’ambassade d’un pays lointain,
manifestant malgré elle. Du balcon, l’ambassadrice propose une récompense pour toute main de politicien coupée et
rapportée. La représentation doit cesser ! Y compris ses propres mains, qui la représentent ?
Le texte multiplie les allusions à la Belgique, à son passé (mains coupées sous Léopold II), à son présent (problèmes de
langues), au Brésil (FIFA go home), mais aussi au monde entier (mouvement Femen, spectre de la déflation, apologie de
l’individualisme, chômage, montée du fascisme, faillite de banques,…). Alors faut-il analyser chacune de ces références
ou plutôt s’imprégner du message global qu’elles sous-tendent ? Cette création fait partie du projet « Villes en scène »,
qui lie désormais Avignon avec d’autres hauts lieux du théâtre. La pièce parle de Bruxelles, de Berlin (ville dans laquelle
le groupe était en résidence au moment de l’invitation à rejoindre le projet), de Paris ou de toute autre mégapole. Pourtant les références sont si claires qu’elles suscitent l’interrogation. Quand une équipe brésilienne dénonce l’interdiction
d’utiliser le néerlandais dans les tranchées, cela surprend. Mais la mixité culturelle est l’un des objectifs du projet.
Théâtre témoin ou accusateur ? L’accumulation de faits ne nuit-elle pas au propos ? Chacun se fera son idée mais ne
sortira pas indemne de la représentation : le but est atteint et l’exploitation du lieu mérite sans conteste cinq étoiles. Ce
spectacle, qui sera présenté au festival d’Avignon dans l’Hôtel des Monnaies, mérite indéniablement le détour.
Catherine Sokolowski

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