"Va Savoir" : une leçon de choses enracinée dans les régions.

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"Va Savoir" : une leçon de choses enracinée dans les régions.
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L'émission "Va Savoir" :
une leçon de choses enracinée dans les régions.
Pierre Leroux
CRAP - CNRS ESA 6051, Université de Rennes I
[email protected]
La France veut que tous ses enfants soient dignes d’elle,
et chaque jour elle augmente le nombre de ses écoles et de ses cours,
elle fonde de nouvelles bibliothèques,
et elle prépare des maîtres savants pour diriger la jeunesse.
G. BRUNO, Le tour de la France par deux enfants.
La “ fin des terroirs ” a été décrite et analysée par Eugen Weber1 comme un processus
d’ouverture vers des ensembles (géographiques, politiques, sociaux, économiques...) de plus
en plus larges, elle s’est produite dans le dernier quart du XIXe et jusqu’à la première guerre
mondiale. La résurgence médiatique des terroirs à laquelle on assiste aujourd’hui est un
phénomène que l’achèvement du processus d’unification du territoire ne laissait pas présager.
Autant du côté politique que du côté des industries culturelles, les enjeux semblent se situer
aujourd’hui à l’échelon de vastes ensembles géographiques, quand ce n’est pas de la planète
entière. Il est d’autant plus surprenant donc, d’observer qu’au moment où les réseaux de
communication tendent à réaliser la prophétie du “ village global ” de Mac Luhan, les médias
nationaux opèrent en France, à travers leurs contenus un “ retour aux pays ” en valorisant les
particularismes locaux. Régions, terroirs, pays, territoires, sont autant de mots utilisés pour
désigner ces entités que les médias mettent en valeur sous des formes diverses (le journal de
13 heures de TF1, Régions.com sur France 3, Faut pas rêver (France 3) le Journal de l’Emploi
(Canal +), etc. Ce mouvement est sans doute à relier à des revendications identitaires plus
politiques et trouve sa place dans le vaste mouvement de redécouverte et de patrimonialisation
des micro-identités “ locales ” qui se développent sous des formes multiples en Europe depuis
plusieurs décennies.
Ce travail se propose d’analyser la représentation qui est donnée de la “ région ” dans
une émission dont le but pédagogique est affirmé (fut-ce sous la forme paradoxale d’une
référence à l’école buissonnière), et qui illustre bien ce mouvement paradoxal de valorisation
de la mosaïque des pratiques et des traditions locales et régionales au moment même où, en
Europe, la construction d’une Europe politique tend à devenir une réalité de plus en plus
prégnante.2 Derrière les évidences d’un contenu qui reprend des stéréotypes “ régionaux ” bien
connus, pointent les ambivalences d’un enseignement dont ce territoire est à la fois le support
et l’objet : quelle définition de la “ région ” est implicitement engagée dans l’émission Va
Savoir, à quel type de savoir, d’enseignants et d’enseignements renvoie-t-elle ?3
A. Le modèle de la “ leçon de choses ” et sa déclinaison télévisuelle
1
WEBER (E.), La fin des terroirs, Seuil, 1983 (éd. originale 1976)
Ce travail prend place dans une recherche sur les médias et l’identité européenne, menée au
sein du Centre de Recherche Administratives et Politiques (C.R.A.P.), U.A. C.N.R.S./ URA
984 (Institut d'Études Politiques de Rennes et Université de Rennes I) en réponse à un appel
d'offre CNRS pour le programme “ Signifier l’Europe ”.
3
Cette analyse s’appuie sur le visionnage d’environ trente émissions et le relevé précis du
contenu d’une douzaine. Faute de disposer d’un nombre suffisant d’émissions nous ne
pouvons nous baser sur des statistiques concernant les contenus.
2
2
L’émission Va Savoir existe depuis 5 ans. Plus de deux cents émissions ont été
coproduites par France 3 et La Cinquième4, et elle est actuellement programmée sur ces deux
chaînes chaque semaine. C’est un programme phare de La Cinquième qui a été récompensé
plusieurs fois par les professionnels5. Chaque émission dure 35 mn et se propose de faire
découvrir à un groupe d’enfants (dont on ne connaît pas l’origine scolaire), un territoire donné
à travers quelques déplacements pour rendre visite à des habitants.
Il s’agit en fait de proposer une déclinaison télévisuelle d’un genre pédagogique
canonique, “ la leçon de choses ”, en la plaçant sous la direction d’un enseignant télévisuel
“ modèle ”, Gérard Klein, qui l'inscrit dans le cadre identitaire de “ régions ” déclinées à
travers la beauté de la nature, les savoir-faire des artisans, des traditions rurales, etc. Le groupe
de six enfants se déplace sous la conduite du “ chauffeur-accompagnateur ”6 au volant d’un
bus jaune, l’acteur Gérard Klein, qui joue le rôle traditionnel de l’enseignant dans le contexte
d’une sortie scolaire pédagogique. Guide capable d’expliquer ou de répondre aux questions
des enfants, il laisse aussi la parole aux personnes rencontrées qui apportent un point de vue
historique ou technique sur les lieux, les métiers, le savoir-faire, et intervient pour poser luimême des questions ou apporter un point de vue complémentaire ou encore pour tirer des
leçons de l’observation.
Cette émission est originale dans la programmation d’une chaîne à vocation
pédagogique (“ chaîne du savoir et de la connaissance ”) puisqu’elle se situe du point de vue
de la forme entre des émissions à vocation scolaire affirmée (adaptation de cours sous forme
télévisuelle), et celles plus récréatives dont le discours pédagogique est plus ambivalent tels
que les documentaires classiques sur des monuments, des pays ou des animaux et les
émissions ouvertement ludiques (jeux par exemple).
Va Savoir est une émission légère et sérieuse à la fois, didactique sans être ennuyeuse,
mettant en scène enseignant et enseignés (ces derniers sont souvent absents de l’image sur
cette chaîne), dans une ambiance décontractée, au son des Beatles - illustration musicale quasi
unique de l’émission -, mais hors du cadre classique d’enseignement qu’est la classe. Elle est
originale par son contenu, puisque le territoire exploré est la seule ressource pédagogique,
celui-ci fournissant toujours suffisamment de matière pour les trois séquences composant
l’émission.
L’enracinement de la pédagogie dans le terroir est une constante dans l’histoire de
l’Ecole Républicaine. Le succès du Tour de la France par deux enfants est connu, mais, en
dehors de ce manuel ayant vocation notamment à forger le sentiment national, le rôle des
régions a également été souligné comme outil d’enracinement du savoir dans des réalités
proches au sein d’un système d’enseignement se voulant pourtant unificateur7. La leçon de
choses (ou sa version moderne, la sortie pédagogique) repose pourtant sur un paradoxe. D’une
part, les réalités à enseigner pourraient se donner à voir et constituer ainsi la base du savoir, ce
qui en privilégiant le “ montrable ” souvent trompeur va à l’encontre de la conception
4
Parmi les coproducteurs figurent également la société de l’acteur (Klein production) et celle
de Jean-Louis Remilleux (JLR Production).
5
Sept d’or de la Meilleure émission pour la jeunesse et du Meilleur présentateur d’émission
pour la jeunesse.
6
Le Monde, 15 février 1997.
7
Cf. CHANET (Jean-François), L’Ecole Républicaine et les petites patries, Aubier, 1996 ;
THIESSE (Anne-Marie), Ils apprenaient la France, MSH, 1997.
3
scientifique moderne8. D’autre part, les limites d’un territoire exploré en un temps réduit
recèleraient des savoirs “ latents ” qui se livreraient à l’observateur un tant soit peu
méthodique (l’enseignant).
Va Savoir construit une vision de la région à deux niveaux. A un premier niveau, dans
le cadre de l’ensemble des émissions réalisées dans une même région c’est l’identité de celleci qui est proposée à travers un panorama des lieux et des gens “ remarquables ”. A un
deuxième niveau, au fil des émissions, c’est une France composée de la multitude des régions
visitées qui est dessinée9, riche à la fois de sa diversité et de l’unité qui ressort d’un même
ancrage dans la région, par delà les acteurs et les lieux présentés.
Le tableau ainsi construit est principalement centré sur la description d’une France
rurale “ préservée ” composée d’artisans maintenant la tradition de savoir-faire anciens,
évoluant dans des domaines souvent originaux et produisant des objets à fortes valeurs ajoutée
(fabricants de guitares, de vitraux, chocolatiers...), de paysans pratiquant une agriculture “ à
l’ancienne ” respectueuse de la “ nature ”. Les rares incursions dans l’industrie (par exemple
la fabrication du fromage de Comté) sont valorisées à travers un savoir-faire artisanal
(l’intervention et le savoir décisif de l’homme). Si - en France ou ailleurs - la ruralité semble
ainsi constituer le conservatoire idéal de “ l’authenticité ”, c’est sans doute parce qu’elle est la
mieux à même de servir de support aux visions enchantées du passé sur lesquelles sont
fondées les mythologies nationales10.
Le sentiment de réalité qui prévaut lorsqu’on regarde l’émission vient de ce que
beaucoup de ces explorations des régions n’excluent pas le hasard des rencontres et les
surprises promises aux visiteurs faisant preuve d’un esprit d’ouverture et de curiosité11. Ainsi,
la promenade en barque dans le marais poitevin pour rendre visite à un agriculteur permet-elle
de croiser en chemin les gendarmes qui expliquent comment ils contrôlent la qualité des
eaux12, où piègent les ragondins (animaux destructeurs !), et un pêcheur d’anguilles qui
8
La démonstration en est faite de façon exemplaire lors de la visite à la maison de Pasteur, où,
faute de montrer ce qui relève de l’invisible (les “ microbes ”) la célébration du grand homme
se fera à travers la découverte de son cadre de vie (son billard, sa salle de bain, sa brosse à
dents) pour finir dans son laboratoire. Pour comprendre historiquement et scientifiquement
cette rupture, cf. BACHELARD (Gaston), La formation de l’esprit scientifique, Vrin, 1938.
9
L’émission fait parfois des incursions hors de la France métropolitaine dans les
Départements et Territoires d’Outre Mer, et s’est également rendue en Irlande et au Québec.
10
On retrouvera pour la France certains des traits évoqués tant dans P. NORA (s. l. d.), Les
Lieux de mémoire Gallimard, 1997, vol. 3, et des modèles de représentations stéréotypées
dans R. BARTHES, Mythologies, Seuil, 1957.
11
Dans la réalité, comme pour la plupart des produits audiovisuels la préparation laisse peu de
place au hasard : “ casting ” des enfants destinés à participer à l’émission, sélection des
interlocuteurs à rencontrer, personnages pittoresques porteur de l’identité du terroir visité.
“ Ainsi, pour parler de Paimpol, l'équipe a rencontré Dédé Arin, un ostréiculteur connu pour
sa gouaille ; Louis Le Roy, le chef cuistot du Repaire de Kerroc'h, amoureux des produits du
terroir ; Gilles Conrath, un charpentier de marine passionné par le bois, et bien d'autres
personnages encore. (...) Derrière l'ambiance bon enfant, il y a toute une organisation, bien
huilée au fil des années. Trois à quatre semaines avant, l'équipe a fait le choix des sujets
depuis ses bureaux parisiens. Samedi, quelques-uns sont venus sur les lieux pour les
repérages. ” (Ouest-France, 27/08/1998).
12
La présence de représentants d’institutions ou d’élus est cependant très rare.
4
expliquera tour à tour comment fabriquer les nasses nécessaires à la pêche et la recette de la
matelote.
Sans véritablement constituer un tour de France de “ lieux de mémoire ” riches de sens
“ national ”, l’émission conjugue pourtant les valeurs d’une certaine France pittoresque des
régions, montrée à travers la beauté des paysages et la richesse particulière que recèlent ces
terroirs : bonne cuisine, bons produits, fromages, spécialités culinaires régionales, force des
traditions, etc. C’est l’âme nostalgique d’un pays qui revit à travers les stéréotypes d’un
certain “ art de vivre ” et “ savoir être ” que mettent en avant les gens rencontrés. Dans les
lieux visités, l’attachement à une certaine qualité de vie se traduit autant par l’exigence de
qualité de ce qu’on fabrique et vend que par un mode de vie “ exemplaire ” au quotidien tant il
semble en harmonie avec la “ nature ”.
B. Faire parler la région
Les lieux choisis pour présenter la leçon de choses offrent un décor approprié à
l’enseignement que propose l’émission. Les déplacements dans la région visualisés sur une
carte à l’écran donnent l’occasion de montrer la beauté des paysages traversés. Ils témoignent
de l’enracinement des interlocuteurs rencontrés et attestent de la véracité des discours. Deux
types de discours sont à distinguer : d’une part les discours explicitement scolaires qui visent
l’acquisition de connaissances ; d’autre part, le discours plus ambitieux “ d’éducation
morale ” auquel les savoirs techniques enseignés (souvent désuets et en pratique peu
utilisables) servent de prétexte.
Des interlocuteurs choisis
Les individus rencontrés lors des émissions ont une importance particulière. C’est
autour d’eux qu’est bâtie l’émission : “ La pluie, on s'en fout, déclare le présentateur réalisant
une émission en Bretagne, ce qui compte, ce sont les gens qu'on rencontre ”13.
Il y a d’une part les détenteurs d’un savoir technique qui interviennent sur un mode
scolaire : par exemple le guide pour la cueillette des champignons (professeur de sciences
naturelles), l’ingénieur de l’ONF qui fait visiter la forêt, ou encore le responsable d’une
réserve naturelle. Ils ont en commun d’être en lien avec la valorisation des territoires (forêts,
cours d’eaux, marais, faune et flore de la région, etc.) ; et d’autre part, les interlocuteurs
pittoresques et chaleureux dont le savoir parfois très pointu ne se situe pas dans des domaines
“ classiques ” de la culture scolaire. C’est par eux que passe explicitement le thème de “ l’art
de vivre ”.
La visite à un agriculteur propriétaire d’une cheminée très particulière pour faire
sécher les saucisses de Morteau commence ainsi : « Savez-vous ce que c’est qu’un “ tué ” ?...
ça a trois-cents ans, y’a aucun clou. Dans l’ancien temps, y’avait pas de chauffage central, à
l’époque on courrait pas à la supérette... » Après avoir expliqué le fonctionnement de cette
cheminée, c’est le balai artisanal (“ qui coûte pas cher ”) qui est expliqué : “ il faut cueillir la
branche en vieille lune ”. Les restes du bois du balai lorsque celui-ci est usé servant à faire des
sortes de “chevilles ” destinées à attacher les saucisses “, je fais ça depuis toujours, avant
c’était mon père, et avant c’était mon grand-père. On perpétue la tradition. Moi, je suis né là
(...) on aime notre cheminée ”. De même, l’errance dans le marais poitevin souligne-t-elle
l’esprit d’une communauté ou tout le monde se connaît, l’aspect convivial de ce lieu
particulier, les connaissances nécessaires pour ne pas se perdre dans le dédale des canaux
13
Ouest-France, 27/08/1998.
5
(comme il arrive aux touristes nous dit-on), etc. L’ensemble donne le sentiment que le temps
dans cette France essentiellement rurale s’est arrêté.
Un enseignant charismatique et son discours
Gérard Klein l’enseignant de Va Savoir n’exerce son métier qu’hors du cadre clos de
l’école sans se soucier de contraignantes directives programmatiques ministérielles et des
autorisations administratives nécessaires. Il sait qu’il peut compter sur des enfants à la fois
intéressés et disciplinés, toujours émerveillés par les découvertes qu’on leur fait faire et les
thèmes qu’on leur expose. La mise en scène de ce rapport pédagogique idéal repose sur la
capacité extraordinaire, au sens propre, de l’instituteur qui mène le groupe. Le rôle endossé
par Gérard Klein dans l’émission constitue en fait un prolongement de son personnage public
(vu à travers les médias) et surtout du rôle-titre qu’il joue par ailleurs dans la série L’Instit,
“ un type à son image, plein de bon sens et de conviction ”14, pendant éducatif et
complémentaire des héros répressifs (commissaires de police) de la chaîne privée TF1. Ce
“ médiateur et communicateur des valeurs d’écoute et de tolérance ” est en accord avec les
valeurs de l’acteur qui en parle comme “ du rôle de sa vie ”15. Ces garanties d’authenticité
apparaissent dans les portraits faits par la presse qui insistent sur l’amour de Gérard Klein
pour les chevaux et les vaches Salers qu’il élève dans le Massif Central, “ image de la douce
France intelligente et réfléchie, celle du copain que l’on aurait toujours voulu avoir... ”16 et
témoignent de son enracinement et de son engagement.
Cette crédibilité est d’autant plus importante que les leçons de Va Savoir font une part
moins importante à la construction méthodique des connaissances qu’à la sensibilisation à
certaines valeurs. Par exemple, la dégustation du fromage de Comté donne l’occasion de
questionner les enfants sur la connaissance des cinq sens, mais plus encore elle sert à
démontrer l’indispensable usage de ceux-ci pour apprécier pleinement ce fromage. Ou encore,
lorsque l’orpailleur breton déclare qu’il ne travaille pas tous les jours mais “ quand il veut ”,
Gérard Klein en profite pour souligner que “ au delà de l’argent, il y a la liberté ”.
La plupart du temps les questions sont posées par les enfants du groupe dont la
curiosité paraît insatiable et Gérard Klein instille le plus souvent un point de vue
complémentaire à celui des acteurs, soulignant en cours de démonstration les éléments à
mettre en valeur et à retenir. Il est surtout celui qui tire au final la morale de la leçon en la
prolongeant sur le terrain des valeurs. Il insiste sur l’ancienneté des outils ou des savoir-faire,
l’histoire des objets ou des techniques et donc leur valeur : “ ça a l’air facile (- c’est facile...)
Tous les gestes qui ont l’air facile c’est vingt ou trente ans... Combien ? (- trente cinq...) trente
cinq !.. ”. Lorsque les enfants rendent visite à un chocolatier qui leur fait goûter sa production
Gérard Klein déclare : “ Un jour ce sera obligatoire à l’école ce qu’on est en train de faire.
Parce que c’est une matière aussi intéressante que la langue française ou la langue anglaise ou
la géographie, c’est la vie des gens (- c’est l’éducation), c’est le goût, ça devrait être
obligatoire au bac, il devrait y avoir une épreuve de dégustation d’huile d’olive, de chocolat.
C’est vrai, ça ferait d’autres générations, si on veut pas bouffer de la merde... Lui ça va, il est
14
Le Monde, article cité.
Le Monde, 15 février 1997.
16
Article cité. L’acteur est aussi partie prenante de combats moins médiatisés : il a participé à
“ la caravane des pâturages ” réunissant à l'initiative des Fédérations régionales des syndicats
d'exploitants agricoles (FRSEA), une centaine d'agriculteurs partis de Clermont-Ferrand pour
gagner Bruxelles, pour “ faire connaître l'opposition des éleveurs ” à des réformes risquant de
conduire “ à 'l'américanisation' de notre agriculture ” (L’Humanité, 16 Février 98).
15
6
meilleur ouvrier de France, donc il fait de la résistance mais y en a pas beaucoup des X (nom
du chocolatier) ”17.
Tirées d’une certaine France rurale et “ traditionnelle ” par le mode de vie et les
exigences qu’elle met en avant, les leçons du terroir sont incontestablement destinées à des
interlocuteurs (accessoirement le groupe d’enfants montrés mais surtout les téléspectateurs de
l’émission) qui peuvent en faire profit, c’est-à-dire les habitants de la ville “ déconnectés ” du
terroir : “ Profitez-en vous allez pas en manger comme ça demain ” dit l’agriculteur de ses
jambons et saucisses au moment de la dégustation.
Une telle leçon n’est pourtant pas réellement en rupture avec la vision enchantée de la
campagne qu’en ont parfois les habitants des villes : par exemple, les relations des enfants
avec les animaux sont celles qu’ils ont avec des animaux de compagnie.
*
*
*
L’enseignement de la région que propose l’émission Va Savoir est basé sur une version
très consensuelle de la région et du territoire en général : faisant l’impasse sur ce qui divise, ce
qui différencie et ce qui identifie les communautés et les habitants des “ régions ” visitées, elle
en propose une version enchantée qui renoue avec les stéréotypes bien identifiés de “ l’identité
française ”.
A la différence de produits souvent stigmatisés (comme le journal de 13 heures de
TF1), ce combat “ conservateur ” au sens propre du terme ne se double pas d’une
dénonciation des institutions et ne s’oppose explicitement à personne. De même, évitant
l’écueil de l’archaïsme, l’émission tend toujours à démontrer que ces valeurs du passé sont des
valeurs d’avenir, proposant ainsi un regard empreint de nostalgie sur la nature et les traditions,
accompagné d’un discours vantant leur nécessaire protection et sauvegarde, mission que
l’éducation des plus jeunes pourrait favoriser.
La région retrouve ici son sens souvent utilisé de lieu privilégié de conservation des
valeurs d’un patrimoine fondateur18 : “ Vous apprendrez comment des hommes perpétuent des
métiers aux traditions ancestrales qui pourraient bien disparaître ” dit la présentation d’une
cassette de l’émission19. Le territoire national étant à travers les émissions moins une
mosaïque d’identités régionales fortement différenciées (les traits distinctifs culturels tels que
les langues régionales sont peu présents), qu’une variété d’acteurs partageant des mêmes
valeurs. La région, par la multitude (sinon la richesse) des réalités sociales géographiques et
humaines qu’elle présente, devenant le lieu privilégié d’une éducation dont l’ambition dépasse
le strict plan des savoirs scolaires ordinaires. Elle se prête donc particulièrement bien au
17
Ce discours correspond à celui tenu par les “ grands ” chefs cuisiniers français et rejoint
aussi le “ combat ” médiatique de l’ancien restaurateur Jean-Pierre Coffe pour la qualité des
produits alimentaires. Ce n’est sans doute pas par hasard que Gérard Klein et lui ont été
invités dans une même émission en avril 1999. “ J'ai l'impression de recevoir des provinciaux,
des gens de la campagne ”, a déclaré le présentateur de l’émission.
18
A.-M. THIESSE souligne que “ les premiers observateurs au début du XIXe siècle, ne
relevaient que fort peu d’usages traditionnels spécifiques. Encore les déclaraient-ils en voie de
disparition (La Création des identités nationales, Seuil, 1999 pp. 160), Jocelyne GEORGE
souligne dans la présentation de son ouvrage, à propos de l’opposition Paris-Province : ”La
capitale imaginait la province plus qu’elle ne la connaissait ”. J. George, Paris Province. De
la Révolution à la mondialisation, Fayard, 1998.
19
Souligné dans le texte. Va Savoir en Bretagne, 1997, La Cinquième, réal. X. Lefebvre.
7
travail de construction d’un lieu idéal où serait préservé un “ savoir-être ” particulier. Il
s’agirait donc moins de “ retrouver ” la réalité désenchantante des terroirs (ou leurs
survivances) tel que les décrivait E. Weber, que de proposer “ l’adhésion collective à la
fiction ”20 qu’est la vision idéalisée de ceux-ci.
20
Pour reprendre l’expression d’A.M. Thiesse (La Création des identités nationales, Seuil,
1999, p. 14).

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