Article Livres Hebdo

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Article Livres Hebdo
Livres Hebdo numéro : 0815
Date : 02/04/2010
Rubrique : avant critiques
Auteur : Jean-Maurice de Montremy
Titre : Annie Le Brun
9 AVRIL > ESSAI France
Le savoir de la nuit
Annie Le Brun fait une traversée du « noir », la conscience de l’inhumain. Sade, Novalis,
Jarry, Picasso et quelques autres l’accompagnent dans l’aventure.
Le titre cite Victor Hugo. « Si rien avait une forme, ce serait cela », dit le poète alors qu’il avait examiné le
ciel nocturne, en 1834, avec le télescope d’Arago. Nul mieux qu’Annie Le Brun, lectrice de Sade et
d’Hölderlin, ne fait sentir combien les grands romantiques s’étaient nourris du classicisme, et du meilleur
: celui du diamant noir et des Lumières. Elle-même, dans ce nouvel essai, use après eux du langage –
étonnamment précis, étonnamment dense, en perpétuel mouvement – pour guider le lecteur dans la
traversée du « noir ».
Ainsi nomme-t-elle son refus de la « grande domestication » qui, selon elle, caractérise la fin du XXe siècle
et le début du XXIe. « Le vide bat son plein. » Transgressions médiatisées et révoltes instrumentalisées sont
le comble du maintien de l’ordre. Mais « personne, écrit-elle, n’a jamais encore rattrapé la merveille
intempestive de ce qui vit. Elle fait flèche de tout bois, elle fait cœur de tout sang, elle fait feu de tout être. Et si
personne ne m’attend à l’arrivée, il y aura toujours mon ombre pour dire Non ».
Elle invoque trois intercesseurs. Sade, pour le « sens moral », Novalis pour la « conscience poétique » et
Jarry pour la « voyance amoureuse ». Bien d’autres philosophes et artistes attendent la voyageuse sur la
route, notamment Picasso qui lui inspire – avec Lévi-Strauss et Leiris – des pages magnifiques sur la
« sauvagerie » et l’art primitif.
Si Virgile et Dante parcouraient les cercles de l’Enfer, Annie Le Brun parcourt les châteaux et labyrinthes
de la subversion, dont le château de Silling de Sade – cadre des Cent vingt journées de Sodome – est l’une
des figures. « Je ne suis point consolant », disait le Marquis. Mais tout semble fait, désormais, pour
qu’Hiroshima ou les camps d’extermination soient accommodés, apprivoisés par le bavardage et la
rhétorique, nettoyés de cette terrible « négativité » avec laquelle Annie Le Brun invite à combattre comme
Jacob combattait avec l’Ange.
« Pourquoi, alors même que notre époque commence à voir dans quelle prison imaginaire le progressisme
technologique nous détient depuis si longtemps, continue-t-on d’ignorer, proches ou lointaines, les forêts de
signes, les mines de lumière et les jungles de rêves d’où, depuis toujours, l’insoumission sensible imagine les
plus folles évasions. » Face aux catastrophes, Annie Le Brun met l’image en acte, rend à l’imagination toute
son énergie.
On retrouve dans ce parcours sa lutte contre le monde marchand, sa révolte contre toute banalisation du
désir, son appel à la passion amoureuse comme réenchantement et contestation du monde. A la qualité
des lectures répond la qualité de l’écriture. « Pas de table rase mais l’abstraction démâtée, la contradiction
affolée, l’absolu déboussolé. Et peut-être, tout neuf, le savoir de la nuit qui point sur la paume du jour. »
JEAN-MAURICE DE MONTREMY
Annie Le Brun
Si rien avait une forme, ce serait cela
GALLIMARD
TIRAGE : 3 000 EX.
PRIX : 21,90 EUROS ; 280 P.
ISBN : 978-2-07-011918-9
SORTIE : 9 AVRIL