Témoignages sur le 8 mai 1945

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Témoignages sur le 8 mai 1945
Temoignages sur le 8 mai 1945
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Promesse avait été faite aux algériens appelés à combattre les nazis pour libérer la France :
«Aidez-nous à libérer la France, vous aurez votre liberté». Ils sont partis par milliers combattre
les nazis aux côtés des français et beaucoup n'en revinrent jamais. La fin de la guerre fut le début
d'un rêve algérien écrasé par une répression sanglante au cours d'une manifestation populaire
non-violente d'algériens réclamant leur indépendance.
Le 8 mai 1945, le jour même de la victoire alliée sur le nazisme, de violentes émeutes éclatent à Sétif,
en Algérie. C'est un lointain prélude à la guerre d'indépendance.
Les manifestants sont des Algériens de confession musulmane dont beaucoup se sont battus dans
les troupes françaises qui ont libéré l'Italie du fascisme. Ils souhaitent avoir leur part dans le retour de
la paix et la victoire des forces démocratiques.
Origines du drame
Le 7 mars 1944, le gouvernement provisoire d'Alger a publié en signe d'ouverture une
ordonnance qui octroie la citoyenneté française à 70.000 musulmans (l'Algérie compte à cette
date près de 8 millions de musulmans pour moins d'un million de citoyens d'origine
européenne ou israélite !).
Mécontents de ce geste qu'ils jugent très insuffisant, les indépendantistes du PPA (Parti
Populaire Algérien) de Messali Hadj et de l'UDMA de Ferhat Abbas projettent un congrès
clandestin qui proclamerait l'indépendance. Ferhat Abbas fonde dès mars 1944 une vitrine
légale : les Amis du Manifeste et de la Liberté (AML).
L'année suivante, les deux grands leaders algériens, Messali Hadj et Ferhat Abbas, se
proposent de profiter de la liesse de la victoire pour brandir le drapeau de l'Algérie
indépendante.
Mais Messali Hadj est arrêté en avril 1945 et déporté dans le sud du pays puis au Gabon. Cette
provocation des autorités françaises sème la consternation chez les musulmans.
Le 1er mai, une manifestation du PPA clandestin réunit 20.000 personnes à Alger, dans la rue
d'Isly. Pour la première fois est arboré en public le drapeau des indépendantistes. La
manifestation se solde par 11 morts, des arrestations, des tortures... et un afflux d'adhésions
au PPA !
Le matin du 8 mai, jour de la capitulation de l'Allemagne nazie, une manifestation se reproduit
à Sétif aux cris de «Istiqlal [indépendance], libérez Messali».
Les militants du PPA ont reçu la consigne de ne pas porter d'armes ni d'arborer le drapeau
algérien mais un scout musulman n'en tient pas compte et brandit le drapeau au coeur des
quartiers européens.
La police se précipite. Le maire socialiste de la ville, un Européen, la supplie de ne pas tirer. Il
est abattu de même que le scout. La foule, évaluée à 8.000 personnes se déchaîne et 27
Européens sont assassinés dans d'atroces conditions.
D'origine spontanée, l'insurrection s'étend à des villes voisines du Constantinois : Guelma,
Batna, Biskra et Kherrata, faisant en quelques jours 103 morts dans la population européenne
(y compris les soldats et... les tirailleurs sénégalais).
Dès le 9 mai, à Guelma, le sous-préfet André Achiary prend la décision imprudente de créer
une milice avec les Européens et de l'associer à la répression menée par les forces régulières.
Cette répression est d'une extrême brutalité. Officiellement, elle fait 1.500 morts parmi les
musulmans, en réalité de 8.000 à 20.000 (le gouvernement algérien actuel avance même le
chiffre de 45.000 victimes mais la propagande n'est pas loin).
«Certains des miliciens se sont vantés d'avoir fait des hécatombes comme à l'ouverture de la
chasse. L'un d'eux aurait tué à lui seul quatre-vingt-trois merles...», notera plus tard le
commissaire Berger, dans son rapport sur les événements (*).
L'aviation elle-même est requise pour bombarder les zones insurgées. Après la bataille vient la
répression. Les tribunaux ordonnent 28 exécutions et une soixantaine de longues
incarcérations (*).
Lucide malgré tout, le général Duval, responsable de la répression, aurait déclaré le 9 août
1945 dans un rapport aux Français d'Algérie : «Je vous ai donné la paix pour dix ans, mais si la
France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable» (*).
histoire
Pour que l'autre 8 mai 1945 ne soit pas oublié
Le jour même où l'Europe fêtait sa libération du joug nazi, une manifestation pacifique
à Sétif était réprimée dans le sang, faisant plusieurs milliers de victimes.
Coauteur avec Bernard Langlois de Massacres de Sétif, un certain 8 mai 1945, Mehdi Lalloui
revient sur les événements et la mémoire officielle. Il était présent lundi au siège du PCF à Paris,
pour la projection de ce film et une soirée de témoignage en présence de Henri Alleg.
« Je suis né d'une mère folle.
Très géniale, elle était généreuse, simple.
Et des perles coulaient de ses lèvres.
Je les ai recueillies sans savoir leur valeur.
Après les massacres de 1945,
[je l'ai vue devenir folle.
Elle est la source de Tout. »
Kateb Yacine
Lorsque les journaux d’Alger sortent des presses le 17 mai 1945, ils ne savent pas encore que de jeunes
lycéens du lycée Albertini, dont Kateb Yacine (quinze ans), sont en prison dans la caserne de Sétif. De
cette même caserne où l’on fusille des émeutiers sont partis les libérateurs de la mère patrie dont les
journaux célèbrent le retour ce même jour : « Les glorieux tirailleurs algériens qui, de l'Italie au Rhin,
se sont illustrés dans cent combats, accumulant les faits d’armes et les citations, rentrent maintenant
au pays dans l’euphorie de la victoire. Sous une pluie de fleurs, l'héroïque 7e RTA (régiment des
tirailleurs algériens) à fait ce matin en Alger une rentrée triomphale. » Ces libérateurs - auxquels les
plus hautes autorités de la République ont rendu un hommage remarqué lors des cérémonies du
soixantième anniversaire du débarquement en Provence en août 2004 - découvriront l'inconcevable
tragédie en regagnant leurs villages.
Ce 8 mai 1945, les militants nationalistes qui organisent à Sétif et à Guelma les défilés de la victoire
contre le nazisme ne sont pas dans une logique insurrectionnelle. Ils n’en ont ni l’intention ni les
moyens. Ils ont par contre en échos les déclarations du général de Gaulle à Brazzaville (1) : « (...) En
Afrique française [...] comme dans tous les autres territoires où des hommes vivent sous notre
drapeau, il n'y aurait aucun progrès qui soit un progrès si les hommes, sur leur terre natale, n’en
profitaient pas, moralement et matériellement, s’ils ne pouvaient s’élever peu à peu jusqu'au niveau où
ils seront capables de participer chez eux à la gestion de leurs propres affaires. C’est le devoir de la
France de faire en sorte qu'il en soit ainsi. » Les nationalistes ont également en mémoire la conférence
de San Francisco (2) qui vient de s’ouvrir, et dont les déclarations alliées réaffirment le droit des
peuples à disposer d'eux-mêmes.
En mêlant les premiers drapeaux algériens à ceux des nations victorieuses, les manifestants pensent
que ce 8 mai annonce l’ouverture d’une nouvelle ère : celle de la liberté. Ils rencontreront pour solde
de tout compte les mitrailleuses. II est rapidement établi que c’est la police qui la première ouvrit le feu
contre les manifestants de Sétif, à hauteur du Café de France. Et ce dont les historiens sont sûrs
aujourd’hui, c’est que l’émeute qui s’ensuivit coûta la vie à 103 Européens d’Algérie. La répression à
l’encontre de la population algérienne fut féroce. Elle entérina la rupture avec la France, rupture qui
trouvera son prolongement le 1er novembre 1954, début de la guerre d’Algérie.
Combien de morts à Sétif, Guelma, Kherrata et dans tout le Constantinois ? 5 000, 10 000, 20 000 ?
Soixante ans plus tard, on ne connaît pas le nombre de victimes indigènes et les polémiques sur les
chiffres révèlent l’incongruité de la question. Quant à Kateb Yacine, il échappera au peloton
d’exécution et sera relâché au bout de quelques mois. II deviendra le grand poète que l’on sait et son
oeuvre est étudiée dans des centaines de lycées de France.
Depuis des années, nous assistons, malgré les interpellations des associations, à un silence
assourdissant de l’État concernant l’autre 8 mai 1945 dans le Constantinois. Il en fut de même jusqu’à
récemment pour tout ce qui touchait à la guerre d’Algérie, et particulièrement à la systématisation de
la torture à l’encontre des Algériens nationalistes, ou supposés. Le seul timide début de reconnaissance
- qu’il faut saluer - fut les quelques paroles de l’ambassadeur de France en Algérie. Lors d’une visite
dans le Constantinois en mars dernier, il parla des massacres de Sétif comme d’une « tragédie
inexcusable ». Mais pendant qu’un pas se faisait à Sétif, à l’Assemblée nationale se nouait un véritable
déni de vérité, révélant que dans les inconscients était encore enfouie la mentalité du colonisateur.
Ainsi, les quelques députés qui firent voter le 23 février 2005 un texte de loi concernant « la
reconnaissance de la nation et contribution nationale en faveur des Français rapatriés », trouvèrent
l’occasion de consacrer dans l’article 4 « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment
en Afrique du Nord... ». Cet article de loi est une véritable provocation et détonne avec les propos du
premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, qui déclarait à Toulon, lors des cérémonies du débarquement
de Provence en août 2004, à l’adresse des Algériens :
« Nous franchissons une étape historique qui est la reconnaissance d'une histoire qui a porté sa part de
blessure, de cicatrices. Il faut savoir se souvenir, il ne faut pas oublier. »
En 2007, la Cité nationale de l’histoire de l’immigration ouvrira ses portes à Paris et nous sommes
nombreux à nous en féliciter. Mais, comment expliquera-t-on aux lycéens qui viendront s’enrichir de
l’universel les drames du colonialisme qui jalonnent l’histoire ? Comment parlera-t-on de
l’immigration algérienne en France si on gomme du calendrier, la date du 17 octobre 1961 ? Comment
abordera-t-on l’Afrique si l’on minimise l’histoire du commerce triangulaire et de l’esclavage ?
L’éducation à la citoyenneté devrait prendre en compte les mémoires partagées et l’exigence d’une
histoire commune. C’est ainsi que nous avons été parmi les premiers signataires, à l’automne dernier,
du « Manifeste pour la réappropriation des mémoires confisquées » aux côtés de ces descendants
d’Algériens, que l’on continue par raccourci à nommer les enfants de harkis. Publiquement, nous
avons affirmé que les douleurs des autres étaient aussi les nôtres et qu’ensemble nous voulions « nous
approprier notre histoire et en assumer toutes ses parts d’hombre et de lumière ».
Notre propos n’est pas d’alimenter les guerres de mémoires. La démocratie ne pourra jamais se nourrir
de l’occultation et l’on ne pourra pas effacer les événements qui, hier, ont mis en contradiction les
valeurs de la République et sa devise. Seule une histoire assumée permet de tisser les fils de l’avenir.
Tronquée, elle est source de fracture et d’école de l’impunité. Sans elle, les descendants des
populations issues des colonisations, qui sont l’objet depuis plus de vingt ans des discours
intégrationnistes, demeurent suspendus à l'amnésie officielle face aux mémoires conflictuelles et
douloureuses de leurs ascendants.
Les guerres de mémoires et les dissimulations font le jeu des partisans des discours xénophobes dans
notre pays. Ce sont ces derniers qui, depuis des décennies, jouent avec les peurs de l’étranger et
stigmatisent l’immigré et ses descendants. C’est pourquoi nous affirmons que ce combat pour les
reconnaissances des drames coloniaux et contre les occultations de l'histoire de France contribue au
combat contre le racisme. II contribue également à la reconstruction de la dignité de millions de
descendants de colonisés, dont beaucoup aujourd’hui sont des citoyens français. Cette dignité exige
que l’histoire commune soit reconnue et acceptée et que l'on arrête de considérer ces millions
« d'autres » comme des citoyens du « deuxième collège ».
II y a dix ans, je réalisais le premier film montré en Europe sur l'autre 8 mai 1945 (3). Ce film fut
diffusé, malgré les tombereaux d’insultes et de protestations des nostalgiques de « feu l'Empire
français » et de la « pacification en Algérie », que l’on retrouve dans les hospices du Front national.
Parmi mes cent témoins, il y avait Lounès Hanouz, ce caporal de tirailleurs algériens, revenu au pays
couvert de décorations. Je me souviens de Lounès Hanouz et de son amour de cette France qu’il avait
libérée et qu’il visitait lorsque ses petits moyens le permettaient. Je me souviens de ses larmes et de sa
colère, un demi-siècle plus tard, à l’évocation du meurtre de ses quatre frères et de son père, jetés
vivants du haut des gorges de Kherrata, par des éléments de l’armée française. Lounès Hanouz
racontait que dans la bibliothèque de son père, qui fut pillée et brûlée par les milices coloniales, il y
avait les oeuvres complètes de Rousseau, Voltaire, Montaigne, Victor Hugo... Je me souviens enfin de
ses paroles : « Ma seule compensation, c’est qu’éclate un jour la vérité et que la France reconnaisse le
mal qu’elle nous à fait ! » Les voix des survivants de Sétif, Guelma, Kherrata ne sont plus que de
minces filets qui vont disparaître. Mais les porteurs de cette tradition de fraternité dont nous sommes
légataires grâce à la République seront encore là. Et s’il existe des lois d’amnistie pour les crimes
passés, les lois d’amnésie sont pour nous inopérantes. Aussi, le traité d’amitié que voudraient signer
prochainement la France et l’Algérie sera-t-il le paraphe pour le pétrole et le gaz naturel algériens ?
Cela risque d’être le cas si l’on continue à taire les drames d’hier.
II est donc temps que nos gouvernants reconnaissent dans un acte fort et officiel la tragédie de Sétif,
Guelma, Kherrata... Cette parole, loin d’être une repentance, permettrait enfin d’entrouvrir les portes
du respect et de la dignité que l’on refuse aux Français issus des multiples péripéties de la colonisation.
Ne pas occulter l’autre 8 mai 1945 serait un acte fondateur et de justice qui jetterait les bases d’une
véritable réconciliation. Ne pas occulter l’autre 8 mai 1945 permettrait de bâtir, sans arrière-pensée,
une véritable fraternité entre les peuples des deux rives de la Méditerranée. La justice et la fraternité...
Résolument.
Mehdi Lallaoui (*)
(*) Réalisateur, président de l’association
Au nom de la mémoire.
(1) Conférence de Brazzaville du 30 janvier
au 8 février 1944.
(2) Tenue du 25 avril au 25 juin 1945.
(3) Les Massacres de Sétif, un certain
8 mai 1945. Réalisation Mehdi Lallaoui
et Bernard Langlois et diffusion sur Arte
le 10 mai 1995.
Page imprimée sur http://www.humanite.fr
© Journal l'Humanité
AUTRE TEMOIGNAGE
Le 8 mai 1945, à Sétif, les nationalistes algériens du PPA (Parti du peuple algérien,
interdit) de Messali Hadj (en résidence surveillée) et des AML (Amis du Manifeste et de la
liberté) de Ferhat Abbas organisent un défilé pour célébrer la chute de l’Allemagne nazie.
Les drapeaux alliés sont en tête. Soudain, pancartes et drapeau algérien sont déployés.
Les pancartes portent les slogans « Libérez Messali », « Vive l’Algérie libre et
indépendante », « A bas le fascisme et le colonialisme ». Bouzid Saal refuse de baisser le
drapeau algérien qu’il porte ; il est abattu par un policier. Cela déclenche l’émeute.
Les Algériens qui fuient sous les coups de feu des policiers agressent à leur tour les
Européens qu’ils rencontrent. Partout résonne l’appel à la révolte. A 13 heures le couvrefeu est instauré et l’état de siège décrété à 20 heures. L’armée, la police et la
gendarmerie sillonnent les quartiers arabes. La loi martiale est proclamée, et des armes
sont distribuées aux Européens. La répression sera terrible.
Le même jour, à Guelma (est de Constantine), la manifestation pacifique organisée par
les militants nationalistes, drapeaux algériens et alliés en tête, est arrêtée par le souspréfet Achiary. La police tire sur le cortège : quatre morts algériens (aucun européen).
Achiary décrète le couvre-feu, et fait armer la milice des colons. Cette milice se livre à un
véritable pogrom contre la population musulmane. « Je voyais des camions qui sortaient
de la ville et, après les intervalles de dix à quinze minutes, j’entendais des coups de feu.
Cela a duré deux mois ; les miliciens ramassaient les gens partout pour les tuer. Les
exécutions se faisaient surtout à Kef-El-Boumba et à la carrière de Hadj M’Barak ». Des
centaines de musulmans de Guelma furent fusillés sans jugement.
L’écrivain Kateb Yacine était collégien à l’époque ; témoin oculaire des événements de
Sétif, il écrit :
“Je témoigne que la manifestation du 8 mai était pacifique. En organisant une
manifestation qui se voulait pacifique, on a été pris par surprise. Les dirigeants n’avaient
pas prévu de réactions. Cela s’est terminé par des dizaines de milliers de victimes. A
Guelma, ma mère a perdu la mémoire (...) On voyait des cadavres partout, dans toutes
les rues. La répression était aveugle ; c’était un grand massacre.”
L’insurrection va se propager avec la nouvelle de la répression dans toute la région de
Sétif, Guelma, Kherrata, Djidjelli.
La répression a été impitoyable et souvent aveugle
La répression, conduite par l’armée française, mais aussi par des milices européennes
déchaînées, sera d’une incroyable violence : exécutions sommaires, massacres de civils,
bombardements de mechtas en bordure de mer par des bâtiments de guerre ... Le bilan
ne pourra jamais être établi.
Le comble de l’horreur est atteint lorsque les automitrailleuses font leur apparition dans
les villages et qu’elles tirent à distance sur les populations qui fuient vers les montagnes.
Les blindés sont relayés par les militaires arrivés en convois sur les lieux.
De nombreux corps n’ont pu être enterrés ; ils sont jetés dans les puits, dans les gorges
de Kherrata. Des miliciens utilisent les fours à chaux pour faire disparaître des cadavres.
Saci Benhamla, qui habitait à quelques centaines de mètres du four à chaux d’Héliopolis,
décrit l’insupportable odeur de chair brûlée et l’incessant va-et-vient des camions venant
décharger les cadavres, qui brûlaient ensuite en dégageant une fumée bleuâtre.
À Kef-El-Boumba, « j’ai vu des Français faire descendre d’un camion cinq personnes les
mains ligotées, les mettre sur la route, les arroser d’essence avant de les brûler vivants
.»
L’armée organise des cérémonies de soumission où tous les hommes doivent se
prosterner devant le drapeau français et répéter en choeur : « Nous sommes des chiens
et Ferhat Abbas est un chien ». Certains, après ces cérémonies, étaient embarqués et
assassinés.
Dans son rapport sur les massacres de Sétif, le général Tubert écrit :
« La raison d’Etat, la commodité d’une répression aveugle et massive parmettant de
châtier quelques coupables parmi les milliers d’innocents massacrés, l’immunité
administrative de “fait” couvrant par exemple, le sous-préfet de Guelma, fit délibérément
et sans excuse arrêter et fusiller, sans autre forme de procès, des musulmans de la ville
dont les familles réclament encore en vain une enquête, un jugement ou même une
simple explication. »
Le nombre de victimes
Le nombre de victimes algériennes reste encore aujourd’hui impossible à établir mais on
peut l’évaluer à plusieurs dizaines de milliers de morts. Le consul général américain à
Alger parlera de 40 000 morts. Les Oulémas plus proches du terrain, avanceront le
chiffre de 80 000 morts.
Selon l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer, « la seule affirmation possible, c’est que le
chiffre dépasse le centuple des pertes européennes et que reste, dans les mémoires de
tous, le souvenir d’un massacre qui a marqué cette génération ».
Après les massacres
La barbarie qui s’est déployée à la suite des manifestations du 8 mai 1945 à Sétif et à
Guelma marque un tournant dans l’histoire de la lutte nationaliste. Le fossé entre
Algériens et Européens ne sera plus jamais comblé. Dans l’immédiat la répression s’abat
encore un peu plus sur la direction du mouvement nationaliste. Pour les militants du PPA,
le colonialisme a montré son vrai visage. Le temps de la « Révolution par la loi » est
révolue et doit faire place à la « Révolution par les armes ».
Pour de nombreux militants nationalistes comme Lakhdar Bentobbal, futur cadre du FLN,
le 8 mai 1945 symbolise la prise de conscience que l’engagement dans la lutte armée
reste la seule planche de salut. C’est à la suite des événements du 8 mai que Krim
Belkacem, l’un des six fondateurs « historiques » du FLN, décide de partir au maquis.
Des extraits du rapport du général Tubert, après les massacres de mai 1945
Alors que la fraternité régnait sur les champs de bataille de l’Europe, en Algérie le fossé
se creusait de plus en plus entre les deux communautés. Déjà les provocations fusent.
Les indigènes menacent les Français. Beaucoup n’osent plus se promener avec des
Européens. Les pierres volent, les injures pleuvent. Les Européens répliquent par des
termes de mépris. "Sale race" résonnait trop fréquemment. Les indigènes n’étaient pas
toujours traités, quel que fût leur rang, avec le minimum d’égards. Ils sont l’objet de
moqueries, de vexations.
Trois faits nous ont été racontés, prouvant l’état d’esprit de la population musulmane :
- Un instituteur de la région de Bougie donne à ses élèves un modèle d’écriture : " Je suis
français, la France est ma patrie." Les enfants musulmans écrivent : "Je suis algérien,
l’Algérie est ma patrie."
- Un autre instituteur fait un cours sur l’Empire romain. Il parle des esclaves.
"Comme nous", crie un gosse.
- A Bône enfin, une partie de football opposant une équipe entièrement européenne
à un "onze" musulman doit être arrêtée par crainte d’émeute...
La multiplicité des renseignements qui nous sont parvenus permet d’affirmer que les
démonstrations de cet état d’esprit couvraient tout le territoire algérien.
[...] Les musulmans ayant séjourné en métropole comme soldats ou travailleurs ont
porté leur attention sur des faits sociaux qui passaient inaperçus aux yeux de leurs
parents. Ils font des comparaisons entre leur situation et celle des Européens, qu’ils
jugent privilégiés. [...] Ils jalousent les colons propriétaires de grands domaines. Un seul
colon règne en maître sur des milliers d’hectares et ils comparent sa richesse à leur
misère.
GUELMA
Le sous-préfet de Guelma
Il faudrait s’arrêter ici. Le pire est à venir.
C’est à Guelma que le processus sinistre de la répression et de son escalade incontrôlée se révèle
dans toute l’étendue de son horreur.
Guelma se trouve à 200 km de Sétif. Le matin du 8 mai a été calme. La manifestation musulmane,
prévue comme dans toute l’Algérie, n’a été programmée qu’à 17 heures, peut-être pour éviter le
meeting
officiel
que
les
autorités
tiennent
sur
la
place
Saint-Augustin.
À l’heure dite, le cortège se dirige vers le monument aux morts. Quelques milliers de personnes
défilent drapeaux en tête comme à Sétif, et banderoles déployées.
Le sous-préfet André Achiary, accompagné de policiers, se place au milieu de la chaussée et stoppe
les manifestants. Il interdit au cortège d’avancer et exige la dispersion immédiate. Un dialogue
s’engage avec le service d’ordre. Les militants demandent l’autorisation d’aller jusqu’au monument aux
morts. Des consommateurs attablés aux terrasses des cafés interpellent le sous-préfet : « Y a-t-il la
France ici ? Oui ou non ?… »
Sortant son arme, Achiary ordonne pour la seconde fois la dispersion et tire en l’air. Mais la foule
pousse en avant. Le sous-préfet est bousculé. Il recule. Débordés, les cadres des musulmans tentent de
faire refluer leurs gens. Trop tard, déjà les policiers chargent. Ils tirent. Le porte-drapeau Boumaza elHamdi s’effondre. D’autres sont mortellement blessés à la baïonnette. C’est la panique, les
manifestants jettent des pierres et ce qui leur tombe sous la main avant de s’enfuir. Aucun Européen
n’a été tué.
Achiary ordonne la fermeture des cafés, établit le couvre-feu et donne l’ordre d’armer la milice
européenne.
Dans la soirée, la rumeur de morts à Sétif rejoint celle de Guelma. Des émissaires alertent les tribus
de la tuerie et des arrestations. L’émotion fait tache d’huile, les paysans se cachent dans les montagnes.
Le châtiment est organisé et conduit par Achiary (qui avait été commissaire de police à Alger sous le
gouvernement de Vichy, et se proclame désormais gaulliste.) Il est appuyé par le préfet de Constantine.
Ordre est donné au général Duval, commandant supérieur des troupes, de lancer ses unités dans une
répression exemplaire.
« Le sous-préfet invite personnellement les Européens à participer aux massacres : ‘’Messieurs les
colons, vengez-vous ! ‘’ leur lance-t-il. Dans le lot sont exécutés tous les joueurs de l’équipe de football
l’Espérance sportive guelmoise, car un dirigeant du club est soupçonné d’appartenir au PPA. Les
corps, arrosés d’essence, sont brûlés sur la place de l’église ou dans les fours à chaux d’Héliopolis… »
(Henri Alleg).
L’action conjuguée des miliciens, des gendarmes, de la police et des troupes, et même des détenus
étrangers que Duval réquisitionne, non seulement à Sétif et Guelma mais dans tout le Constantinois,
entraînera un nombre incalculable de victimes. Jouant sur les oppositions ethniques traditionnelles, la
hiérarchie militaire lance les tirailleurs sénégalais à l’assaut, après leur avoir servi l’habituelle ration
d’alcool comme au front.
« On viole. On étripe. On mutile. On égorge. Une opération considérable de ratissage est menée par
le général Raymond Duval à la tête de légionnaires (…) Les fusillades sont innombrables. La
répression est sauvage », écrit Yves Courrière. Le même auteur ajoute : « Car on peut parler de
massacre. Des douars entiers ont disparu. On trouvera des fosses communes remplies à ras bord de
cadavres.
»
Les chars, les automitrailleuses entrent en action. Des centaines d’hommes sont exécutés à la
mitrailleuse dans les carrières.
L’aviation est mise à contribution. En rase-mottes, elle lâche ses roquettes, mitraille les mechtas. La
marine est appelée à tirer. Le croiseur de guerre Duguay-Trouin bombarde les villages dans les régions
de Kerrata et Taratest. Le croiseur Triomphant ouvre le feu sur le douar Djaoua près de Bougie.
Pendant plus de dix jours, c’est une opération de mort qui se déchaîne dans le périmètre de la Kabylie
aux Aurès.

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