1 Daniel Cordier et la transmission, un acte militant. C`est à travers

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1 Daniel Cordier et la transmission, un acte militant. C`est à travers
Daniel Cordier et la transmission, un acte militant.
C’est à travers le parcours d’une personnalité du monde de l’art que la question de la
Transmission sera ici abordée. Dans le cas de Daniel Cordier, plusieurs grands axes peuvent
se dégager : l’activité de marchand d’art ainsi que sa posture de collectionneur et de donateur.
Daniel Cordier est une figure atypique de l’histoire du XXème siècle. Né en 1920 à
Bordeaux, il rejoint en 1940 le Général De Gaulle à Londres et s’engage dans la Résistance. Il
est alors envoyé en France afin d’exercer les fonctions de secrétaire auprès de Jean Moulin. Il
le secondera jusqu’à son arrestation par la Gestapo en 19431.
Après-guerre, Daniel Cordier fait une découverte qui est un véritable bouleversement :
« J’avais 24 ans lorsque je découvris le monde immobile des tableaux. Cette rencontre
transforma mon existence en aventure. Je pouvais assouvir avec eux dans une joie durable la
possession absolue qui m’avait si longtemps fait défaut chez les êtres2. »
Il s’essaye alors à la peinture, fréquente différents ateliers mais abandonne rapidement,
croyant au départ, comme il le dit lui-même, « que la peinture s’apprenait3 ». Bénéficiaire de
l’héritage de son défunt père, il débute aussi dès 1946 une collection de peintures qu’il n’aura
de cesse d’agrémenter pendant 40 ans. On y retrouve pêle-mêle des œuvres de Michaux,
Georges Braque, Soutine, De Staël, Tàpies, Kline, Hundertwasser, Tobey, Wols ou Hartung.
Il ouvre en 1956 sa première galerie à Paris. Il en ouvrira une à Francfort en 1958 et une
autre à New York en 1960.
Après s’être rendu compte qu’il n’était pas un créateur, Daniel Cordier a choisi d’être,
comme le dit le grand marchand de tableaux Daniel-Henry Kahnweiler, « un intermédiaire,
dans un sens relativement noble4 », un passeur, en quelque sorte, entre les artistes et le public.
1
Ne perdons pas de vue que la galerie fut aussi très certainement le moyen pour lui de
vivre au milieu des œuvres et des artistes et même si le propos n’est pas ici d’énumérer de
manière exhaustive toutes les expositions organisées dans sa galerie, nous pouvons tout de
même dire que c’est lui qui contribua à établir ou à consolider la cote d’artistes comme Henri
Michaux ou Jean Dubuffet ; qu’il fut le premier à exposer Louise Nevelson et Robert
Rauschenberg en France et qu’il fut le marchand de Dado, Fred Deux, Bellmer, Bernard
Réquichot, Oyvïnd Falshtröm, Matta …
Celui que le Figaro littéraire surnommait à l’époque « le farfelu » pouvait réunir dans une
même exposition des artistes aussi divers que Jean Dewasne, Matta et Dubuffet ; présenter
une sélection des dessins de jeunesse de Piet Mondrian ; accueillir la dernière exposition
internationale du surréalisme, ou exposer certains des plus originaux représentants de l’Art
brut comme Lesage, Gabritschevsky ou Schröder-Sonnenstern. C’est aussi lui qui présentera
certaines des expositions capitales de l’époque comme la « Célébration du sol » de Dubuffet
ou celle des « Combine painting » de Rauschenberg. Enfin, pour prendre un dernier exemple,
nous pouvons évoquer son voyage en URSS, au cours duquel il ramène une dizaine d’œuvres
d’un artiste qui travaille, en secret, dans une direction divergente du réalisme socialiste. Il les
présente en octobre 1957 sous le titre « travaux abstraits d’un peintre anonyme de
Leningrad ». La qualité des peintures est certes discutable, mais l’intérêt est ailleurs : il s’agit
seulement de montrer que l’art libre existe aussi derrière le rideau de fer.
Daniel Cordier a juste défendu et exposé les peintres qu’il aimait. Il n’a pas cherché à être
didactique en présentant des expositions visant à informer le public. Il ne s’est pas non plus
aventuré sur le terrain de l’histoire de l’art en train de se faire, en présentant des expositions
telles que, pour n’en citer qu’une, « Signifiant de l’informel » de 1952 chez Paul Facchetti et
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n’a pas non plus cherché à défendre un groupe ou une tendance en s’associant à certains
critiques.
Il apparaît comme un inclassable qui s’intéresse plus aux individualités qu’aux tendances.
Il se rapproche du « marchand-artiste » – pour reprendre le vocabulaire des peintres : la
galerie est alors comme un club d’essai, une sorte de débouché de l’atelier avec un marchand
qui parie sur une œuvre nouvelle, des peintres qui se rencontrent et échangent, un endroit où
les uns présentent les autres au marchand…
Daniel Cordier ne s’en cache pas, et même s’il a gagné de l’argent, il est plus attiré par la
peinture que par le commerce : « Je ne suis pas un commerçant […] cela ne m’intéressait pas
de gagner de l’argent avec les œuvres d’art si ce n’était pas accompagné du seul projet qui
m’intéressait : défendre l’œuvre de jeunes artistes5. » Dado, un des artistes qu’il a le plus
défendu dit même de lui que « ce n’était pas vraiment un marchand de tableaux, mais un
authentique agitateur d’idées6 ».
Le métier de marchand de tableaux tel que le conçoit Daniel Cordier est lié à un activisme
militant pour la peinture qu’il aime et qu’il souhaite voir reconnue. Ce sont des choix assumés
par le fait qu’ils sont rendus publics via la galerie. Tel qu’il le dit, il a toujours eu un « côté
batailleur7 ». Il s’agit pour lui de convaincre et de transmettre une certaine vision de l’art et
par là même une certaine conception de la vie et de l’existence. Daniel Cordier a choisi « l’art
comme lieu et mode d’existence […]8 », véritable « donner à vivre » à tous ceux qui veulent
bien l’entendre.
Malheureusement, sa galerie parisienne ferme en 1964. L’exposition de clôture est
intitulée « 8 ans d’agitation » et c’est en quelque sorte une exposition bilan, car Daniel
Cordier a réuni pour l’occasion tous les artistes qu’il a défendus. Le texte du catalogue est
rédigé comme une longue confidence dans laquelle il raconte pourquoi il a ouvert sa galerie.
3
Il évoque le travail des artistes qui ont animé ces huit années et avoue, en guise de conclusion,
que « les peintres sont la véritable famille du marchand de tableaux9 ».
Pour expliquer les raisons de la fermeture, son naturel militant et son tempérament
d’activiste reprennent le dessus : il envoie une lettre d’adieu à plus de six mille personnes qui
travaillent dans le milieu artistique, intitulée « Pour prendre congé ». Il y évoque, tour à tour,
ses difficultés financières, la crise du marché de l’art, la spéculation de plus en plus forte
pratiquée sur les œuvres, et déplore aussi le manque d’amateurs en France pour la peinture
contemporaine. Il ne manque pas non plus de dénoncer l’emprise de l’Etat. Enfin, il évoque
les contraintes liées à la gestion d’une galerie qui l’ont éloigné de sa passion première : « Le
danger pour un marchand de tableau qui aime la peinture est de devenir un commerçant, de
perdre tout contact avec ce qui a été l’origine de son entreprise : l’amour de l’art10. »
Les reproches sont immédiats : Cordier est accusé d’être un « franc-tireur » et d’avoir
mené une action indépendante sans respecter les règles de groupe (ou de corporation). C’est
peut-être vrai, mais il n’a cure des critiques : « Je n’ai jamais appartenu sans doute à la
communauté. J’ai mené une aventure solitaire qui est l’aventure de ma vie, une aventure qui
s’est incarnée pendant quelques années sous la forme de la vente des tableaux. Mon ambition
véritable, c’était de faire connaitre une peinture que j’aime11. »
Après cette fermeture, Cordier va intervenir dans différents débats sur l’art contemporain
et le marché de la peinture. Il participe aussi activement à l’organisation de grandes
manifestations comme l’exposition au Grand Palais à Paris intitulée « 1972, douze ans
d’art contemporain en France », manifestation souhaitée à l’époque par le président de la
République Georges Pompidou. Jusqu’en 1977, Daniel Cordier sera aussi « marchand en
chambre » – courtier en quelque sorte – et contribuera à créer, dans l’ombre, une douzaine de
grandes collections privées, dont celle de Pompidou lui-même.
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Le fait marquant et certainement décisif pour la suite des évènements est sa nomination à
la commission d’achats du Musée National d’Art Moderne (le futur Centre Pompidou) en
1973. Là aussi, comme dans ses activités précédentes, il affiche une grande liberté d’esprit,
une indépendance qui aurait pu aller jusqu’à « déstabiliser l’institution12 » selon les mots
mêmes de celui qui fut son conservateur puis son directeur, Dominique Bozo.
Notons que la lettre que Cordier rédige en 1964, évoquée plus haut et dans laquelle il
prend à parti la politique de l’Etat en matière culturelle, est symptomatique des problèmes de
l’époque auxquels la création du Centre Georges Pompidou va tenter d’apporter une solution.
C’est certainement pour cela que Daniel Cordier est sollicité et qu’il va accepter de participer
activement à la création du Centre, dont il sera même un de ses membres fondateurs.
Pendant ces années, il découvre la « mission impossible des conservateurs13 » lorsqu’ils
ont en charge de constituer les collections publiques. C’est à partir de ce moment que germe
l’idée d’une donation. Celle-ci s’étalera sur plus de seize ans, jusqu’à son officialisation en
1989. Les différents dons sont effectués en 1973, 1976, 1981, 1982, 1983, 1984 et 1989. Ce
sont finalement plus de cinq cents œuvres qui rejoignent la collection du Musée national d’art
moderne.
Au-delà de l’acte de générosité certain, la donation obéit à un véritable projet, conçu en
fonction de l’état des collections du musée. Elle est constituée d’œuvres venant de sa propre
collection, avec des artistes qu’il défendait dans sa galerie et d’autres qu’il a découverts plus
tard, mais est aussi agrémentée de différents achats ou rachats d’œuvres qui avaient pu lui
passer entre les mains alors qu’il était marchand.
Deux axes majeurs soutiennent cette donation : pour les artistes célèbres, dont le Musée
possède déjà des ensembles relativement conséquents (Dubuffet, César, Hantaï, Matta),
Daniel Cordier complète l’existant avec des œuvres appartenant à des périodes que le Musée
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ne possédait pas. Pour les artistes inconnus ou méconnus (Michaux, Réquichot, Dado,
Gabritschevsky, etc.), il constitue pour chacun le groupe d’œuvres le plus complet afin de
révéler leur travail au public.
Ce regroupement s’avère à l’opposé d’une collection qui accueillerait le tout-venant des
recherches qui lui sont contemporaines. Elle est fortement individualisée et répond à un
système de préférences personnelles. On peut dire qu’il y a, à l’intérieur même de ce type de
collections, deux grands courants « nietzschéens ». Le premier correspond à la collection
« apollinienne » que l’on pourrait décrire comme la recherche d’un art de pureté et
d’équilibre, et qui pourrait sommairement s’assimiler à l’art de Matisse ou au cubisme et à
l’abstraction géométrique. A l’opposé, la collection « dionysiaque », plus expressionniste, se
tourne du côté d’un art qui désoriente, traumatise, donnant à voir le reflet de l’angoisse du
monde. Comme Picasso qui pensait que la peinture n’est pas faite pour décorer les
appartements, Daniel Cordier déclare sans ambages : « L’œuvre d’art n’est pas faite pour
apaiser, mais pour harceler l’esprit trop prompt à s’établir n’importe où à l’abri du
problématique et du mouvant14. »
Certainement à cause du fait qu’elle s’étend sur plus de quarante ans, sa donation se
présente de manière assez hétéroclite : des photographies de Mapplethorpe aux recherches
formalistes de Viallat et Rouan ; des compressions de César à une maquette de Philippe
Comar qui reproduit le dispositif spatial utilisé par Velázquez pour créer « les Ménines » ; des
œuvres de Raynaud, Errò ou Combas côtoient quelques dessins de Jean Moulin. Mais s’il y a
une orientation esthétique générale à déterminer pour cet ensemble, elle est à chercher du côté
du romantisme et du surréalisme, la part belle étant donnée à l’inconscient, l’imaginaire, le
désir et le désordre.
La démarche de Daniel Cordier s’apparente, comme il le dit lui-même, à « une école
buissonnière15 ». Il préfère d’ailleurs le terme d’ « amateur » à celui de « collectionneur ». Ce
6
dernier terme renvoie, selon lui, à la notion de plan préétabli, tandis que la notion
d’ « amateur » est plus à même d’évoquer la manière aléatoire, il dit aussi « paresseuse »,
avec laquelle il a choisi les œuvres qui se sont « agglomérées les unes aux autres comme par
un système d’écho16 ». Notons ici que c’est en se définissant comme amateur que le
collectionneur affirme sa sensibilité esthétique, c’est celui qui achète par amour et non par
intérêt. Daniel Cordier s’est toujours tourné vers les marginaux et les créateurs qui ont forgé
leur œuvre dans une certaine solitude, à l’écart des mouvements, des modes ou des écoles. Ne
se fiant qu’à son intuition et à sa sensibilité, il rejette tout ce qui normalise et préfère les
chemins de traverse aux grandes voies préétablies. Par le biais de ses activités de marchand et
de collectionneur éclairé, Daniel Cordier a, comme d’autres, assuré la survie d’un art nonconformiste qui n’aurait pu se maintenir seul. Il a fourni aux artistes un soutien à la fois
matériel, en achetant leurs œuvres et moral, en donnant à des créations jugées au départ
aberrantes le statut d’innovation culturelle.
Ce qui est nouveau avec Cordier, c’est sa posture vis-à-vis du musée. Sa donation
contraint l’institution à accepter des artistes qu’elle a préféré négliger ou ignorer. Il est en
effet convaincu que beaucoup de ces artistes méritent mieux que la place mineure qui leur est
assignée dans l’histoire de l’art. Même si certains des artistes qu’il a défendus ont été
reconnus avec le temps (comme Dubuffet, Bellmer, Wols ou Rauschenberg), sa démarche
voudrait réhabiliter certaines œuvres qui sans lui seraient certainement tombées dans l’oubli.
Ainsi pose-t-il la question fondamentale de la relation entre création et institution,
d’autant plus que ce sont souvent les « irréguliers de l’art » qui deviennent les classiques de
demain.
Son attitude nous invite à réfléchir sur le rôle du collectionneur qui est un garant
patrimonial, à la fois relais et stimulateur de la dynamique institutionnelle. Les
collectionneurs doivent être considérés comme des partenaires représentant un contre-pouvoir
7
nécessaire. Il est bon de rappeler que ce sont eux (et certains marchands) qui, les premiers,
ont acquis et exposé les œuvres d’artistes de leur temps, dont les musées ne voulaient pas et
ce, depuis Courbet jusqu’aux toutes dernières avant-gardes.
Toutefois, l’enrichissement d’un musée ne peut aller au rythme de toutes les exigences.
Daniel Cordier prend alors le contrepied de la politique muséale et ne cache pas ses intentions
libertaires : « Peut-être la masse de ces irréductibles apportera-t-elle un élément de chahut à
l’intérieur du musée. Vous pensez bien que je m’en réjouis17. » Car l’amateur qu’il est n’a
aucune contrainte, aucune censure – il évoque une « liberté intégrale et déréglée ». Les choix
qu’il fait ne dépendent que de lui. A l’inverse, dans un musée, le choix des pièces à exposer
est basé sur des fondements censés avoir une validité intersubjective et cognitive par le biais
de la science, de l’histoire ou de l’histoire de l’art. De cette manière, avec la passion comme
seul aiguillon de lecture, la liberté absolue sera toujours l’atout du collectionneur par rapport
au directeur de musée.
Sous l’Ancien Régime (fin
ème
XV
– fin
ème
XVIII
), les musées sont rares et, de ce fait, les
collections particulières ont un statut semi-public. Elles sont accessibles à une certaine élite et
décrites dans les Guides. Gouvernés par un rôle social mais aussi par une certaine pression
sociale, les collectionneurs n’étaient pas pleinement libres de leurs choix.
Au XIXème siècle, les musées apparaissent et ce sont eux qui vont représenter la collection
publique et assumer la fonction de définition et de démonstration du goût. Ils ont un rôle
public car, outre le fait que les musées appartiennent à une entité publique (l’Etat, la
collectivité territoriale), les objets qui y sont présentés sont classés non selon le bon vouloir
du conservateur mais selon certains critères, dont le choix est validé par des arguments
émanant d’instances habilitées. Avec la propagation des musées et l’affirmation de leur
caractère public, les collections d’amateurs se voient de plus en plus déplacées vers le
domaine privé. Affranchi des contraintes d’antan, le collectionneur peut s’aventurer et
8
s’engager dans des choix plus personnels. L’individualité et l’originalité prennent alors le
dessus. Daniel Cordier en est l’exemple parfait.
Il affiche une grande liberté à l’égard des styles et des catégories tout en se plaçant dans
une relative ignorance de l’histoire de l’art, ce que les musées ne peuvent pas se permettre :
« Toutes les œuvres qui m’intéressent quittent l’histoire de l’art pour être dans cet espèce de
no man’s land qui est celui du plaisir. L’œuvre d’art est une espèce de stimulus qui met en
mouvement notre imagination. C’est un objet qui suscite un ébranlement général de l’être18. »
Composée finalement selon son bon plaisir, la collection traduit son savoir mais aussi et
surtout ses goûts personnels, ses rêves et ses fantasmes. Elle peut alors correspondre à
l’expression « Je suis ce que j’ai » de Sartre. Les amateurs s’identifient à ce qu’ils possèdent
et la collection est une expression et une révélation de leur personnalité, jusque dans ce
qu’elle a de plus intime. Or, cette intimité se ressent dans le vocabulaire de Daniel Cordier,
proche de celui de la passion amoureuse, mais avec quelque chose en plus : pour lui, la
contemplation des œuvres ne fut « jamais suivie de ces retombées ou déconvenues qui sont le
lot de passions plus charnelles19 ».
Le regard est l’élément essentiel qui apporte à la collection sa cohérence. En fait, c’est un
tempérament qui se révèle à travers la multiplicité des choix opérés. Cordier a fait de sa
collection son œuvre, c’est-à-dire le contraire d’un musée et par là même son complément. En
imposant une personnalité dont la subjectivité vaut comme création, il donne finalement
naissance à un véritable « musée dans le musée » et apporte un rectificatif/correctif au
consensus des conservateurs. L’illustration parfaite des rôles parallèles et contradictoires des
collectionneurs et des directeurs de musées.
9
Daniel Cordier a en quelque sorte « infiltré » l’institution pour imposer une donation très
peu conventionnelle. Il rend hommage aux artistes qu’il a aimés et qui ont « poétisé » son
existence. Et avec un engagement qui ne s’est jamais démenti, il les défend jusqu’au bout, en
faisant entrer leurs œuvres au musée. Tous ces artistes singuliers trouvent place aux côtés des
grands noms de l’art moderne.
Il faut certainement aussi voir de sa part une volonté de légitimer son goût à travers un
véritable projet esthétique qui est aussi une prise de position. Prise de position qui témoigne
de la complexité de l’art moderne et qui signifie que, derrière les grands noms retenus par
l’Histoire, se déroulent aussi d’autres parcours et d’autres histoires également riches. En plus
d’ajouter des ramifications à l’arbre généalogique de l’art moderne des années cinquante, la
donation permet de nous rappeler que l’histoire de l’art n’est pas seulement liée à la création
des œuvres, mais est aussi pleinement concernée par leur parcours, leur circulation et, in fine,
leur réception.
Cette donation, même si elle opère quelque peu par coup de force, est également un
moyen de remercier les musées, « conservatoires des plaisirs tordus et licites20 », comme
aime à les appeler Daniel Cordier. Mais il n’en oublie par pour autant le public : « J’ai voulu
offrir ces œuvres à tous les solitaires de mon espèce qui hantent les musées et viennent se
rassasier de bonheur hypnotique, dans la contemplation des œuvres d’art. Peut-être
trouveront-ils dans certaines œuvres de cette donation des chemins nouveaux vers les
« ailleurs » qu’ils recherchent21. »
Il transmet une manière originale de concevoir l’art et adresse un message aux autres
collectionneurs : qu’ils fassent ce qu’ils veulent, qu’ils soient libres de constituer une
collection qui ressemble vraiment à ce qu’ils aiment, sans allégeance à la mode ou au goût
dominant des conservateurs de musée. S’il y a un message fort, c’est aux collectionneurs qu’il
10
est adressé. Fort de son indépendance et de son regard, le collectionneur-amateur doit rester
un personnage privé qui, à terme, se met au service du public.
Après l’officialisation de la donation en 1989, Cordier réussit à imposer la présence
permanente de cinq artistes de la donation sur les murs du Centre Pompidou. Mais, en 1999,
du fait de la politique de décentralisation que mène le Centre, une partie de la donation est
déposée aux Abattoirs, le Musée d’art moderne et contemporain de Toulouse. Daniel Cordier
comprend vite, et avec une certaine amertume, que Beaubourg ne présentera jamais en entier
sa donation. En 2005, c’est le quasi ensemble de la donation qui est mis en dépôt à Toulouse,
selon la volonté du collectionneur et grâce aux efforts d’Alain Mousseigne, le Directeur des
Abattoirs. De nouvelles perspectives peuvent naître alors et en 2008, il fait une nouvelle
donation, constituée de près de 600 objets.
Encouragé par Alain Mousseigne et en vue de compléter la donation existante, il réalise
une série d’achats destinés au musée. Ce ne sont plus des œuvres d’art au sens classique dont
il s’agit, mais plutôt de divers objets « exotiques ». Cet ensemble est composé d’artefacts
ethnographiques (Afrique, Asie, Océanie, Amérique), d’ossements, de végétaux (des coraux
et lichens) et de divers objets de curiosité (un présentoir de faux cols de chemises, des hublots
de bateaux ou encore des vertèbres de baleines). Arrachés à leur signification banale
quotidienne, vidés de leur charge rituelle, utilitaire ou symbolique, ces objets sont exposés sur
le même plan : le plaisir né de leurs formes et la jouissance que l’on peut en retirer. « Année
après année, ce sont les objets les plus humbles qui me procuraient le dépaysement que j’ai
toujours exigé de l’art. J’insiste sur ce point. C’est le style d’un objet usuel et non le chefd’œuvre d’une série que je sélectionnais22. » Transformés par un regard différent, les objets
sont redevenus libres et susceptibles d’assumer un sens mystérieux et irrationnel. Les
époques, les techniques et les cultures se côtoient et se télescopent joyeusement pour
11
démentir tout cloisonnement esthétique. En paraphrasant André Breton, je dirais qu’ici « l’œil
se met à exister à l’état sauvage23 ».
Daniel Cordier s’en donne à cœur joie et pense le réel comme une chaîne ininterrompue
dans laquelle tout se tient et se répond à l’infini. Les expressions les plus diverses et les
règnes les plus éloignés se confondent.
Lors de l’exposition, Daniel Cordier a souhaité que les objets soient présentés sans cartels
explicatifs. Voilà une tentative pour faire taire le conditionnement dont nous sommes tous
victimes face à une œuvre présentée dans un musée, car c’est la fraîcheur du regard du
spectateur qui doit primer ici. L’instinct et l’intuition que ces formes parlent d’elles-mêmes et
qu’elles peuvent trouver une résonance physique (et émotionnelle) à l’intérieur de nous.
Malgré cela, les contraintes de présentation et d’accueil dans un musée ont fait que les cartels
sont vite réapparus, afin de ne pas trop dérouter le public. Mais d’autres exigences l’animent :
il souhaite que ces objets ne soient jamais présentés seuls mais que dorénavant ils
« saupoudrent » sa collection de peintures.
Ainsi, est-il allé au bout de sa logique d’amateur pour la faire maintenant partager à
travers une immense donation constituée comme un anti-musée qui nous fait découvrir la
« structure originelle de son goût24 » et devient une véritable œuvre aux multiples entrées.
À travers cela, Daniel Cordier interroge le public sur sa manière d’envisager le musée et
les œuvres qu’il abrite. Il transmet une vision de l’art subjective, libérée des classifications
traditionnelles et cherche à montrer que l’art est partout et que la perception peut être
essentiellement liée au désir. Porter un regard poétique sur les choses les métamorphose en
objets de plaisir. Même si le musée est un lieu de savoir et de célébration, il doit aussi rester
un espace de liberté et de jeu.
Laissons-lui le soin de conclure :
12
« Il y a bien des manières d’aborder les œuvres […] Chacun ajuste son regard, qui n’exclut
pas les autres. L’ensemble des objets réunis ici est l’effet du hasard, ils n’ont d’autres liens que la
jouissance de l’amateur et reflètent les désordres du plaisir. C’est dire le paradoxe d’exposer dans
un musée ce qui lui est antagoniste. Les catégories […] sont niées au profit des caprices. Une
institution exemplaire peut-elle accepter cette bombe à retardement qui bafoue son organisation et
menace ses principes ? L’école buissonnière peut-elle triompher des exigences de l’histoire ? A
vous de jouir25. »
BIBLIOGRAPHIE
Breton André, Le surréalisme et la peinture, Paris, Editions Gallimard, 1979.
Cordier Daniel, Alias Caracalla : Mémoires, 1940-1943, Paris, Editions Gallimard, 2009
Kahnweiller Daniel-Henry, Mes galeries et mes peintres, entretiens avec François Crémieux,
Paris, Editions Gallimard, Collection « L’Imaginaire », 1998.
Millet Catherine, « Un collectionneur ne doit rien à personne », art press, n° 143, janvier
1990.
Donations Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Paris, Editions du Centre Pompidou,
Collection du Musée national d’art moderne, 1989.
Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Paris, Editions du Centre Pompidou, Collection du
Centre Pompidou / Musée national d’art moderne, 2005.
Daniel Cordier présente…8 ans d’agitation, galerie Daniel Cordier, Paris, juillet 1964, n.p.
Passions privées, Collections particulières d’art moderne et contemporain en France, Paris,
Editions Paris-musées, 1995.
1
A ce sujet, voir les mémoires de guerre de Daniel Cordier, Alias Caracalla, Paris, Editions Gallimard, 2009
Daniel Cordier présente…8 ans d’agitation, galerie Daniel Cordier, Paris, juillet 1964, n.p.
3
Ibid.
4
Daniel-Henry Kahnweiler, Mes galeries et mes peintres, entretiens avec François Crémieux, Paris, Collection
L’Imaginaire, Editions Gallimard, 1998, p. 28
5
Catherine Millet, Un collectionneur ne doit rien à personne, entretien avec Daniel Cordier dans art press,
numéro 143, janvier 1990, p. 22
6
Dado, entretien avec l’auteur, le 25 juillet 2008
7
Propos de Daniel Cordier dans Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Centre Georges Pompidou, Paris,
Editions du Centre Pompidou, 2005, p.14
8
Ibid., p.15
9
Daniel Cordier présente…8 ans d’agitation, Op. cit.
10
Daniel Cordier, Pour prendre congé, lettre reproduite dans Donations Daniel Cordier, le regard d’amateur,
Op. cit., pp. 396-397
11
Daniel Cordier, entretien avec l’auteur, le 1er mars 2009
12
Propos de Dominique Bozo dans Donations Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Collections du Musée
national d’art moderne, Pris, Editions du centre Pompidou, 1989, p. 10
13
Propos de Daniel Cordier dans Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Collection du Centre Pompidou /
Musée national d’art moderne, paris, Editions du centre Pompidou, 2005, p.17
14
Daniel Cordier présente…8 ans d’agitation, Op. cit.
15
Propos de Daniel Cordier dans Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Op. cit., p.14
16
Ibid.
17
Ibid, p. 16
18
Daniel Cordier, entretien avec l’auteur, les 15 et 16 mai 2008
2
13
19
Daniel Cordier présente…8 ans d’agitation, Op. cit.
Propos de Daniel Cordier dans Daniel Cordier, le regard d’un amateur, Op.cit., p.19
21
Ibid.
22
Propos de Daniel Cordier dans la plaquette d’exposition Pas le Trocadéro, pas le musée d’Athènes, Toulouse,
les Abattoirs, été 2007
23
André Breton, Le surréalisme et la peinture, Paris, Editions Gallimard, 1979, p. 11
24
Daniel Cordier, entretien avec l’auteur, les 15 et 16 mai 2008
25
Propos de Daniel Cordier dans la plaquette de l’exposition Daniel Cordier, les désordres du plaisir, Toulouse,
les Abattoirs, 24 janvier – 19 avril 2009
20
14