L`AMITIE NOBILIAIRE EN FRANCE AU XVIIE SIECLE
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L`AMITIE NOBILIAIRE EN FRANCE AU XVIIE SIECLE
L’AMITIE NOBILIAIRE EN FRANCE AU XVIIE SIECLE Représentations et pratiques d’un lien social Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der Philosophischen Fakultät der Albert-Ludwigs-Universität Freiburg i. Br. vorgelegt von Christian Kühner aus Baden-Baden Sommersemester 2010 Erstgutachter: Prof. Dr. Ronald G. Asch (Freiburg), Prof. Dr. Jean Boutier (E.H.E.S.S.) Zweitgutachter: Prof. Dr. Frank-Rutger Hausmann (Freiburg), Prof. Dr. Christian Jouhaud (E.H.E.S.S.) Vorsitzender des Promotionsausschusses der Gemeinsamen Kommission der Philologischen, Philosophischen und Wirtschafts- und Verhaltenswissenschaftlichen Fakultät: Prof. Dr. HansHelmuth Gander Datum der Disputation: 30.03.2011 ALBERT-LUDWIGS-UNIVERSITÄT FREIBURG/ECOLE DES HAUTE ETUDES EN SCIENCES SOCIALES Doctorat en histoire Christian KÜHNER L’AMITIE NOBILIAIRE EN FRANCE AU XVIIE SIECLE Représentations et pratiques d’un lien social Thèse dirigée par Ronald G. ASCH/Jean BOUTIER Soutenue le 30 mars 2011 Jury : M. Christian JOUHAUD, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales M. Frank-Rutger HAUSMANN, professeur émérite à l’Albert-Ludwigs-Universität Freiburg M. Jean BOUTIER, directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales M. Ronald G. ASCH, professeur à l’Albert-Ludwigs-Universität Freiburg Table des matières Table des matières 1 Introduction 2 Première partie : Méthodes, sources et contextes 6 I.1. État de la recherche 6 I.2. Méthodologie 26 I.3. Les sources 41 I.4. Contextes : Le milieu nobiliaire et la société de cour 63 I.5. Contextes : Les Condé et leur entourage 94 Deuxième partie : Une histoire de l’amitié nobiliaire au XVIIe siècle 116 II.1. Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié » 116 II.2. Représentations de l’amitié 161 II.3. Langages de l’amitié 228 II.4. Pratiques de l’amitié 292 II.5. Services entre amis 341 Troisième partie : L’amitié dans la longue durée 400 III.1. Evolution du phénomène amical, pendant la Renaissance et l’âge classique 400 III.2. L’amitié pendant les Lumières et le Romantisme 417 III.3. Epilogue : L’amitié à l’époque contemporaine et postmoderne 440 Conclusion 450 Sources 456 Bibliographie 464 1 Introduction « Il n’y a pas d’amour, il n’y a que des preuves d’amour. »1 Ce qui semble être tout d’abord une remarque cynique est, lorsqu’on y regarde de plus près, un énoncé qui ne nie pas l’existence de l’amour autant qu’il le semblerait à première vue. Quelle que soit l’intensité du sentiment amoureux qu’une personne éprouve, tant que ce sentiment n’est pas ouvertement montré, il ne laisse aucune trace aux yeux des personnes extérieures et n’existe donc pas pour eux. Cela vaut au moins autant pour l’amitié. « Au moins autant » car – du moins pour l’époque actuelle – l’idée d’un amour unilatéral, malheureux et non déclaré va de soi, la même situation pour l’amitié semble en revanche plus étonnante. Sauf peut-être dans un sens métaphorique lorsqu’il serait question d’un bienfaiteur inconnu, il paraît absurde d’avoir des amis dont on ne sait rien. L’amitié n’existe donc que dans son annonce, et dans la communication et l’interaction qui en découle. Cela ne signifie pas qu’elle n’existe que dans les moments d’interaction et disparaît dans les moments intermédiaires,2 mais une amitié n’est pas tenable sans interaction. Si elle n’est pas actualisée de temps en temps par des preuves ou des signes d’amitié, elle disparaît. Ces interactions ne peuvent cependant pas avoir lieu de façon complètement anarchique : elles doivent prendre la forme de ce que les participants entendent comme les formes de l’amitié. Ceci n’est pas, bien entendu, une observation particulière à la société de cour mais une première remarque générale et préliminaire : l’amitié obéit à des conventions, et cela pas seulement dans les sociétés où un cérémoniel ou une étiquette règle les rapports sociaux de façon explicite et normative. Au contraire, les conventions sont nécessaires pour que les interactions entre amis soient comprises comme des interactions amicales. Mais s’il existe en effet de telles conventions dans la façon de se comporter dans les relations sociales, on peut alors supposer qu’elles ont laissé des traces dans les sources. Et c’est la recherche de ces traces qui fait l’objet de notre étude. 1 Cette phrase est ce que les Allemands appellent un Wanderzitat, une « citation migratoire », qui est donc caractérisée par le fait qu’elle est attribuée à plusieurs auteurs célèbres, selon la source que l’on consulte. Dans le cas de la phrase que nous citons ci-dessus, elle aurait été dite par André Malraux, par Jean Cocteau ou par Pierre Reverdy. 2 Dans le domaine de l’historiographie sur l’époque moderne, cf. pour la position contraire Kristen B. Neuschel, Word of Honor. Interpreting Noble Culture in Early Modern France, Ithaca, 1989. 2 Au plan géographique, l’analyse se limite à la France ce qui ne doit pas signifier que les formes de l’amitié noble ici étudiées soient radicalement différentes de celles du reste de l’Europe ; l’analyse de nos sources permet l’hypothèse que c’est plutôt le contraire qui est vrai. Cette limitation a une raison pratique, elle a pour but de délimiter un champ dans lequel la cohérence des résultats est bien assurée. L’étude traitera le milieu de la noblesse française de cour à partir de documents issus de l’entourage de la famille des Condé. La question de la limitation temporelle est forcément arbitraire ; ici elle a été déterminée par rapport aux sources des Condé. La période étudiée englobe une grande partie du XVIIe siècle : elle va des années 1620 jusqu’aux années 1680 et embrasse ainsi la vie du Grand Condé et donc les décennies de part et d’autre de la Fronde. Le prince de Condé meurt en 1686, en 1682 la cour s’installe définitivement à Versailles et clôt l’époque des cours itinérantes.3 La société nobiliaire ici étudiée est donc celle qui précède directement l’époque de Versailles. Dans une perspective d’histoire de la noblesse, cette division paraît ainsi plus significative que celle suivant les règnes. La période concernée enjambe donc la limite entre les règnes de Louis XIII et Louis XIV et couvre ainsi le cœur du long XVIIe siècle. Si l’on étudie l’amitié dans une perspective historique, on se trouve obligé de décrire des états et de tracer des évolutions. Faire les deux simultanément n’est pas possible. Notre travail se divise par conséquent en deux parties, l’une consacrées à l’étude systématique et l’autre à l’étude chronologique. La partie principale est donc la partie systématique qui analyse successivement les différentes facettes de l’amitié. Ce faisant, nous avons intégré des descriptions de l’évolution de chacun de ces aspects au cours de la période étudiée. Il faut aussi noter que certains de ces aspects n’ont pas évolué beaucoup pendant la période analysée ici tandis que d’autres, au contraire, se sont modifiés considérablement. La partie chronologique, plus courte, s’efforce de suivre les évolutions du phénomène dans son ensemble. Dans la partie introductive nous présentons un aperçu de la recherche sur le sujet et nous présentons notre méthode. Ensuite, le corpus des sources utilisées est présenté ainsi que les personnages les plus importants qui apparaissent dans les sources. Comme notre travail n’est ni une étude prosopographique ni une analyse de réseau, nous avons renoncé à le doter d’un 3 François Bluche, L’Ancien Régime. Institutions et société, Paris, 1993, p. 49. 3 index, d’autant plus que Katia Béguin a déjà joint à sa thèse un registre présentant les principaux clients des Condé.4 Le premier chapitre de la partie systématique est consacré à la revue des différents sens du mot « amitié ». Comme nous le verrons dans le chapitre sur la méthode, le point de départ de notre travail n’est pas une définition préalable de l’amitié mais sa description par les acteurs de l’époque ; une telle approche oblige à prendre en compte obligatoirement les évolutions historiques du mot et du concept. Il faut d’abord déterminer ce que les contemporains entendent lorsqu’ils parlent d’amitié avant de pouvoir faire des remarques plus larges sur le rôle de ce concept. Le deuxième chapitre concerne la conception de l’amitié. Le concept d’amitié appartient à un champ discursif qu’il faut décrire. Il ne s’agit pas ici des traités philosophiques sur l’amitié mais des représentations mentales quotidiennes qui président aux actions des nobles. La conception de l’honneur ainsi que le recours à la tradition antique y jouent un rôle important. Il faut aussi interroger ce que les nobles entendent par « vraie » et « fausse » amitié – considérer l’amitié comme un phénomène historique oblige nécessairement à considérer aussi les conceptions de vrai et faux ami comme des phénomènes soumis à une évolution historique. Le troisième chapitre suit le deuxième de très près sur le plan thématique et traite de la langue de l’amitié. Les interactions de ceux qui se qualifient d’amis donnent lieu à l’utilisation d’un vocabulaire spécifique. Le passage de la pensée à la parole accompagne la transition au quatrième chapitre consacré aux pratiques de l’amitié et par conséquent à l’action. Il s’agit ici des rituels et des gestes de l’amitié étroitement liés à d’autres signes non-parlés tels que les symboles. Les services entre amis ne sont pas traités avec le reste des pratiques mais dans un chapitre à part, et ce pour plusieurs raisons. Ces services sont si divers qu’il ne serait pas judicieux de les décrire ensemble avec les autres pratiques dans un seul et même chapitre dont la dimension deviendrait ainsi démesurée. De plus, les services sont très liés aux représentations mentales et surtout à celles concernant les obligations. Enfin, la recherche a traditionnellement fait une place à part au phénomène de l’échange des dons et à la réciprocité dans les réseaux, ce qui nous a mené à juger à propos de consacrer un chapitre séparé à ce phénomène. 4 Katia Béguin, Les princes de Condé. Rebelles, courtisans et mécènes dans la France du Grand Siècle, Seyssel, 1999, p. 395-440. 4 Après la revue des différents plans de la pensée, de la parole et de l’action dans la partie systématique, la partie chronologique se consacre aux évolutions de l’amitié. A cette occasion, nous élargirons la perspective au-delà de la période étudiée dans la partie systématique, et cela tant vers le passé que vers le présent. La première sous-partie analyse la nature des amitiés entre nobles à la Renaissance, avec une attention particulière pour les modifications que l’on peut observer quand on passe au XVIIe siècle. La deuxième sous-partie s’occupe des modifications pendant le Siècle Classique. A ce sujet, nous émettons l’hypothèse que les changements progressifs se concentrent particulièrement dans la Fronde, qui rend possibles pour la dernière fois certaines formes de l’amitié, telles que l’alliance militaire dans un but d’autodéfense. La sous-partie suivante traite de l’amitié pendant les Lumières et le Romantisme. Ici, il faudra montrer la naissance d’une nouvelle conception de l’amitié qui se distingue très fortement de celle des courtisans et qui influence l’idéal de l’amitié encore jusqu’à aujourd’hui. La dernière partie, conçue comme une perspective qui va au-delà du sujet de ce livre, s’attache à l’amitié à l’époque contemporaine et postmoderne, c'est-à-dire au XXe et à l’aube du XXIe siècle. 5 Première partie : Méthodes, sources et contextes I.1. Etat de la recherche Depuis longtemps, l’amitié a fait l’objet de nombreuses études dans diverses disciplines universitaires. Ce sont surtout les philosophes,5 les philologues,6 les sociologues7 et les ethnologues8 qui ont consacré de nombreux ouvrages à ce sujet. A l’inverse, en histoire, ce thème est resté éloigné des préoccupations de la recherche jusqu’à une époque assez récente. Après la constitution de l’histoire comme discipline universitaire au cours du XIXe siècle, l’histoire politique traditionnelle a dominé parmi les historiens du XIXe et du premier XXe siècle. Elle s’est surtout intéressée aux « grands hommes » qu’elle considérait comme les acteurs principaux, voire peut-être les seuls sujets, de l’histoire. Elle s’est ainsi intéressée aussi aux amis de ces « grands hommes » et à l’influence qu’ils ont pu exercer sur les protagonistes de l’histoire. Cependant, en conséquence de ce paradigme, il n’était question que de quelques amitiés ou plus exactement de quelques couples ou groupes d’amis. En revanche, l’amitié en tant que phénomène dépassant l’individu n’était pas thématisée. Les écoles structuralistes de l’après-guerre – l’école des Annales en France, l’école de Bielefeld en Allemagne – n’ont accordé aucune attention à l’amitié car elles ont développé une histoire sociale centrée sur les macrostructures de la société. Dans cette optique, l’amitié, en tant que phénomène microsocial, pouvait paraître insignifiante, comme une accumulation 5 On peut penser, par exemple, à Jacques Derrida, Politiques de l‟amitié, Paris, 1994, traduit en allemand comme idem, Politik der Freundschaft, Francfort-sur-le-Main, 2000; cf. aussi Klaus-Dieter Eichler, ed., Philosophie der Freundschaft, Leipzig, 1999. 6 Dans le domaine des études littéraires, il y a bien des contributions qui traitent l’amitié dans les œuvres d’un poète ou écrivain individuel. Une œuvre de synthèse est Ulrich Langer, Perfect Friendship. Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, Genève, 1994. 7 Une contribution centrale pour la pensée sociologique sur l’amitié est Friedrich H. Tenbruck, « Freundschaft. Ein Beitrag zu einer Soziologie der persönlichen Beziehungen », Kölner Zeitschrift für Soziologie, 16,1964, p. 431–456. Une vue d’ensemble des approches philosophiques et sociologiques les plus importantes qui traitent de l‘amitié est donné par Andreas Schinkel, Freundschaft. Von der gemeinsamen Selbstverwirklichung zum Beziehungsmanagement – Die Verwandlungen einer sozialen Ordnung, Fribourg-en-Brisgau/Munich, 2003. 8 Une introduction au problème de l’amitié en tant que sujet de l’ethnologie a été entreprise par Bettina Beer, « Freundschaft als Thema der Ethnologie », Zeitschrift für Ethnologie 123, 1998, p. 191–213. 6 de relations individuelles, accessible uniquement à travers cette perspective idiographique que les sciences sociales historiques considéraient comme le grand inconvénient de l’historicisme qu’elles cherchaient à dépasser. L’un des premiers à faire de la thématique des relations interpersonnelles un objet de la recherche historique pour l’époque moderne, fut dans les années 1970 Roland Mousnier. En s’appuyant sur des traités, il a établi une typologie des relations hiérarchiques pour la France de l’Ancien Régime. Pour lui, ces relations se divisent entre la « fidélité » émotionnelle et la « clientèle » intéressée. Mousnier voit les liens entre patron et client comme une relation de fidélité personnelle dans lequel le client, en raison d’un rapport émotionnel fort à son protecteur, place ses intérêts personnels après ceux de son patron, allant quelquefois jusqu’à un « don de soi ».9 Il faut replacer ces théories dans le contexte de la Guerre Froide : Mousnier cherchait à créer une contre-proposition aux thèses de l’historien soviétique Boris Porsnev qui représentait l’histoire de la France à l’époque moderne dans une perspective marxiste et y voyait une histoire de lutte des classes.10 Là où Porchnev insiste sur les oppositions frontales entre les élites et les classes inférieures, Mousnier démontre au contraire les liens qui relient les différentes couches de la société. Il souligne ainsi la loyauté qui existait entre les hommes puissants et leurs suites respectives. L’approche de Mousnier a été remise en question par la recherche anglo-saxonne consacrée aux relations de clientélisme dont l’une des représentantes les plus éminentes est Sharon Kettering.11 Kettering reproche, 9 Roland Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue. 1598-1789, tome I : Société et Etat, Paris, 1974. – Pour un commentaire de Mousnier cf. Sergio Manca, « La nazione organizzata. Istituzioni, gruppi sociali e Stato moderno nella storiographia di Roland Mousnier », Rivista storica italiana, 111, 1999, p. 847-931. Cf. aussi Armand Arriaza, « Mousnier and Barber: The theoretical underpinnings of the ‚Society of Orders‘ in Early Modern Europe », Past and Present, 89, 1980, p. 39-57. 10 Boris Fedorovic Porsnev, Les soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, Paris, 1972 ; le livre est paru en allemand comme idem, Die Volksaufstände in Frankreich vor der Fronde. 16231648, Leipzig, 1954. 11 Sharon Kettering a publié un grand nombre de contributions au sujet du clientélisme dans la France moderne. Nous mentionnons ici son livre qui résume sa théorie : Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, New York/Oxford, 1986. Cf. aussi idem, « Patronage and Politics during the Fronde », French Historical Studies, 14, 1986, p. 409-441 ; idem, « Patronage in Early Modern France », French Historical Studies, 17, 1992, p. 839-862 ; idem, « Friendship and clientage in early modern France », French History, 6, 1992, p. 139-158 ; idem, « Brokerage at the 7 avec raison, à Mousnier d’avoir trop pris les sources normatives et la rhétorique des relations clientélistes au pied de la lettre. Selon eux, Mousnier s’est laissé tromper par la rhétorique des patrons et des clients et a confondu la mise en scène propagandiste avec la réalité. Chez Kettering, les relations clientélistes apparaissent principalement comme des relations économiques et calculées dont le but principal est l’échange de ressources. Le discours émotionnel et les assurances d’inclinaison mutuelle sont considérés alors comme le simple habillage d’une relation dans laquelle les deux parties ne sont intéressées que par l’utilité matérielle qu’elles peuvent en tirer. Le fait que le concept du clientélisme soit si central pour ces recherches est très important. L’amitié n’y fait certes qu’une apparition marginale et y est pensée par analogie au clientélisme : là où le clientélisme signifie une asymétrie des dons, l’amitié, elle, se caractérise par la symétrie.12 Les questions de l’amour et de la sexualité restaient hors du Court of Louis XIV », The Historical Journal, 36, 1993, p. 69-87 ; idem, « Household appointments and dismissals at the court of Louis XIII », French History, 21, 2007, p. 269-288. Une contribution dans laquelle Sharon Kettering analyse le sujet du clientélisme sous l’aspect du rôle des femmes est idem, « The Patronage Power of Early Modern French Women », The Historical Journal, 32, 1989, p. 817-841. – Dans la recherche anglo-saxonne sur la France moderne, il faut en outre nommer les œuvres de Mack Holt, comme par exemple Mack P. Holt, « Patterns of Clientele and Economic Opportunity at Court during the Wars of Religion: The Household of François, duke d’Anjou », French Historical Studies, 13, 1984, p. 305-322. Cf. en outre Ellery Schalk, « Clientage, Elites, and Absolutism in Seventeenth-Century France », French Historical Studies, 14, 1986, p. 442-446 ; David Parker, « Class, Clientage and Personal Rule in Absolutist France », Seventeenth-Century French Studies, 9, 1987, p. 192-213. 12 Sharon Kettering a défini l’amitié comme une relation fondée sur des échanges symétriques : « Friends were bound together by mutual respect and affection in a relationship that was enjoyable and useful but not absolutely necessary to them both. It was a free, horizontal alliance of equality in what was exchanged. » Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients, op. cit., p. 14. Dans une monographie parue récemment, elle a, cependant, proposé une autre solution pour le problème de la catégorisation des relations interpersonnelles, avec lequel elle évite la difficulté de se trouver obligé de définir une limite exacte entre « l’amitié » et « le clientélisme ». Maintenant, elle oppose les clients d’un patron à ses alliés ; ces derniers « had a horizontal, equal relationship with a patron because they already had wealth, status, and power which they were seeking to augment by serving him », tandis que les clients « were dependent on him for their position in an unequal relationship ». Sharon Kettering, Power and reputation at the court of Louis XIII. The career of Charles d‟Albert, duc de Luynes (1578-1621), Manchester, 2008 (Studies in early modern European history), p. 149. 8 champ des investigations sur le clientélisme, ce qui montre que dans ces approches, il s’agissait moins d’explorer l’histoire de la vie privée comme l’ont fait d’autres chercheurs français,13 que d’observer l’avènement de l’Etat à l’époque moderne, la recherche sur le clientélisme s’intégrant souvent au paradigme de la modernisation. Dans cette conception, le Moyen Âge, dominé par les relations de suzeraineté asymétriques et formalisées, serait suivi par l’époque moderne où elles sont remplacées par les relations asymétriques informelles, donc par le clientélisme. Il s’ensuit une troisième époque, l’époque contemporaine ; dans le sens de Max Weber, elle est caractérisée par une évolution au cours de laquelle des processus impersonnels remplacent les relations personnelles comme mécanismes centraux de distribution du pouvoir. Le maintien du clientélisme à l’époque contemporaine peut alors apparaître comme scandaleux et doit dès lors être dénoncé.14 Les détracteurs de Mousnier lui reprochent, dans l’ensemble avec raison, d’avoir pris la rhétorique de l’époque moderne trop littéralement. Ils préfèrent reprendre une méthode venue de la sociologie,15 l’analyse des réseaux. Cette méthode est importante pour le développement historique des études sur l’amitié pour deux raisons. Tout d’abord, cette école a introduit dans le discours historique le concept d’échange de dons, développé par Marcel Mauss ; ensuite, c’est la première école de pensée dans le domaine de l’histoire à avoir appliqué une méthode systématique venant des sciences sociales aux relations interpersonnelles – comblant par la même occasion un manque de l’histoire sociale structuraliste qui, par l’utilisation de statistiques à la façon des sciences sociales, fait disparaître l’individu. L’époque moderne est devenue alors le champ d’expérimentation favori de l’analyse historique des réseaux : 13 Cf. Philippe Ariès/Geoges Duby, eds., Histoire de la vie privée, 5 tomes, Paris, 1985-87. 14 Ainsi dans la monographie controversée de Wolfgang Weber, qui reproche aux historiens universitaires en Allemagne de pratiquer le clientélisme, cf. Wolfgang E. J. Weber, Priester der Klio. Historisch-sozialwissenschaftliche Studien zu Herkunft und Karriere deutscher Historiker und zur Geschichte der Geschichtswissenschaft 1800-1970, Francfort-sur-le-Main, 1984 (Europäische Hochschulschriften, Reihe 3: Geschichte und ihre Hilfswissenschaften, 216). Des études de réseaux dans le domaine académique continuent à être produites ; ainsi, sous une perspective de « gender », les réseaux en sciences naturelles sont analysés par Elisabeth Maurer, Fragile Freundschaften. Networking und Gender in der wissenschaftlichen Nachwuchsförderung, Francfort-sur-le-Main, 2010. 15 Pour l’analyse des réseaux cf. Katherine Faust/Stanley Wasserman, Social Network Analysis: Methods and Applications, Cambridge, 1994. Le courant de l’analyse des réseaux qui examine le réseau d’un individu (« ego »), partant de lui et traçant des cercles concentriques remonte à Elizabeth Bott, Family and Social Network, Londres, 1957. 9 contrairement à l’Antiquité et au Moyen Âge, cette période inaugure le temps des archives ; et le papier, devenu moins cher, permet aux acteurs de l’époque de correspondre plus facilement et mène à l’abandon des palimpsestes. Il est ainsi possible de reconstituer les échanges entre les individus de façon beaucoup plus précise que pour les époques antérieures. L’analyse historique des réseaux s’est concentrée par la suite sur le fonctionnement de structures de réseaux complexes. Elle a été reprise dans plusieurs pays européens, en GrandeBretagne,16 où il faut notamment nommer Jenny Wormald,17 et en Pologne par Antoni Mączak.18 En Allemagne, elle a atteint un degré considérable de notabilité, ce qui est surtout dû aux ouvrages de Wolfgang Reinhard et de ses élèves. Reinhard étudie les structures des réseaux à partir de l’exemple de la curie romaine.19 Comme dans la monarchie élective papale, les rapports de force sont perpétuellement sur le point de basculer parce que le pape peut mourir de façon inopinée, entrainant avec lui la chute de sa famille de sa clientèle au profit des partisans de son successeur, les réseaux de dépendance et les fréquents 16 Cf. par exemple Naomi Tadmor, Family and Friends in Eighteenth-Century England. Household, Kinship, and Patronage, Cambridge et al., 2001. 17 Jenny Wormald, Lords and Men in Scotland: Bonds of Manrent, 1442-1603, Edimbourg, 1985. 18 Antoni Mączak, Ungleiche Freundschaft. Klientelbeziehungen von der Antike bis zur Gegenwart, Osnabrück, 2005 (Klio in Polen 7) ; idem, ed., Klientelsysteme im Europa der frühen Neuzeit, Munich, 1988 (Schriften des Historischen Kollegs. Kolloquien 9) ; idem/Marzio A. Romani, eds., Padrini e clienti nell‟Europa moderna. Secoli 15.-19., Parme, 1986. 19 Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen. „Verflechtung“ als Konzept zur Erforschung historischer Führungsgruppen: Römische Oligarchie um 1600, Munich, 1979 (Schriften der Philosophischen Fachbereiche der Universität Augsburg 14). Cf. aussi idem, « Amici e creature. Politische Mikrogeschichte der römischen Kurie im 17. Jahrhundert », Quellen und Forschungen aus italienischen Bibliotheken und Archiven, 76,1996, p. 308-334. – L’approche de Reinhard a été sévèrement critiqué par Heiko Droste, « Patronage in der Frühen Neuzeit – Institution und Kulturform », Zeitschrift für Historische Forschung, 30, 2003, p. 555-590, qui reproche à lui, comme à d’autres spécialistes du clientélisme, de négliger la dimension culturelle du sujet.Une réplique à cette critique de la perspective de quatre chercheurs formés par Wolfgang Reinhard est Birgit Emich/Nicole Reinhardt/Hillard von Thiessen/Christian Wieland, « Stand und Perspektiven der Patronageforschung. Zugleich eine Antwort auf Heiko Droste », Zeitschrift für Historische Forschung, 32, 2005, p. 233265. Une discussion récente en langue française est Élie Haddad, « Noble Clienteles in France in the Sixteenth and Seventeenth Centuries. A Historiographical Approach », French History, 20, 2006, p. 75-109. Cf. aussi Arlette Jouanna, « Réflexions sur les relations internobiliaires en France aux XVIe et XVIIe siècles », French Historical Studies, 17/4, 1992, p. 872-881. 10 renversements d’alliance sont particulièrement mis en évidence. La méthode d’étude des réseaux a été par la suite appliquée à une série de cas de l’époque moderne : ainsi, Birgit Emich s’est occupée du cas de Ferrare,20 Christian Wieland des relations entre Rome et Florence,21 Tobias Mörschel des relations entre Rome et le duché de Savoie,22 Andreas Klein des réseaux des Lords irlandais au parlement britannique23 et Nicole Reinhard de Bologne.24 Hillard von Thiessen s’est intéressé plus généralement aux liens entre politique extérieure et interdépendances personnelles.25 Pour la recherche italophone, il faut citer surtout Renata Ago.26 L’analyse des réseaux est cependant restée une approche de l’histoire sociale. Les interactions ont surtout été étudiées par rapport aux échanges de biens et de services, les représentations des contemporains n’étaient certes pas entièrement laissées de côté mais paraissaient secondaires vis-à-vis des « durs » facteurs matériels. Avec l’essor de la « Nouvelle histoire culturelle » dans les années 1980,27 c’est justement ce point qui a été critiqué et remis en 20 Birgit Emich, Bürokratie und Nepotismus unter Paul V. (1605-1621). Studien zur frühneuzeitlichen Mikropolitik in Rom, Stuttgart, 2001 (Päpste und Papsttum 30); idem, Territoriale Integration in der Frühen Neuzeit. Ferrara und der Kirchenstaat, Cologne/Weimar/Vienne, 2005. 21 Christian Wieland, Fürsten, Freunde, Diplomaten. Die römisch-florentinischen Beziehungen unter Paul V. (1605-1621), Cologne/Weimar/Vienne, 2004 (Norm und Struktur 20). 22 Tobias Mörschel, Buona Amicitia? Die römisch-savoyischen Beziehungen unter Paul V. (1605- 1621). Studien zur frühneuzeitlichen Mikropolitik in Italien, Mayence, 2002 (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz 193). – Il faut dans ce contexte aussi mentionner l’étude de Mark Häberlein sur les marchands à Augsbourg, Mark Häberlein, Freunde und Betrüger. Soziale Beziehungen, Normen und Konflikte in der Augsburger Kaufmannschaft um die Mitte des 16. Jahrhunderts, Berlin, 1998. 23 Andreas Klein, Regeln der Patronage. Eine historisch-anthropologische Studie der Mikropolitik des John James Hamilton, First Marquess of Abercorn, in Irland, Augsbourg, 2009 (Beiträge zur Englandforschung 60). 24 Nicole Reinhardt, Macht und Ohnmacht der Verflechtung: Rom und Bologna unter Paul V. Studien zur frühneuzeitlichen Mikropolitik im Kirchenstaat, Tübingen, 2000 (Frühneuzeit-Forschungen 8). 25 Hillard von Thiessen, ed., Nähe in der Ferne. Personale Verflechtung in den Außenbeziehungen der Frühen Neuzeit, Berlin, 2005 (Zeitschrift für historische Forschung Beiheft 36). 26 Renata Ago, Carriere e clientela nella Roma barocca, Bari 1990. 27 Pour les origines de la „Nouvelle histoire culturelle“ et pour une vue d’ensemble des différentes tendances au sein de ce courant cf. Peter Burke, What is Cultural History ?, Cambridge, 2004, traduit en allemand comme idem, Was ist Kulturgeschichte?, Francfort-sur-le-Main, 2005. 11 question. Cette nouvelle perspective, qui s’est fixé comme objectif de prendre en compte les systèmes de représentation de l’époque analysée, a attiré l’attention sur la question de savoir comment les acteurs ont eux-mêmes conceptualisé et perçu les relations interpersonnelles. L’une des critiques les plus éminentes, dirigée en particulier contre Sharon Kettering, est la monographie de Kirsten B. Neuschel, Word of Honor.28 De façon caractéristique, chez Neuschel, comme plus généralement dans la « Nouvelle histoire culturelle », les emprunts théoriques ne viennent plus de la sociologie empirique mais de l’ethnologie et de la linguistique : le passé est considéré comme une civilisation étrangère, que l’on approche en ethnologue, et comme un système de significations dont on devrait déchiffrer la « grammaire ». Maurice Aymard a été un des pionniers de l’analyse de l’amitié en tant que sujet historique ; il a élaboré sa vue sur le sujet dans sa contribution a l’Histoire de la vie privée parue en 1986.29 Aymard se sert des deux exemples de Montaigne et de Saint-Simon pour construire deux types d’amitié à l’époque moderne.30 Certes, cela est problématique : Aymard risque de prendre trop à la lettre le texte de Montaigne, et d’en déduire un modèle d’amitié sincère qui aurait existé à côté des amitiés plus utilitaires – il est significatif qu’il n’en donne pas d’autre exemple que la liaison entre Montaigne et La Boétie. Par contre, le type d’amitié politique qu’il dessine en s’appuyant sur Saint-Simon préfigure bien des points qui seront analysés dans ce livre. Ceci vaut pour le fait important que des amitiés inégales soient concevables pour les nobles de l’époque moderne,31 tout comme pour l’idée que l’amitié à la cour est un jeu social, avec des règles précises, qui est ritualisé.32Aymard a aussi déjà utilisé des travaux ethnologiques pour l’analyse historique de l’amitié,33 en se référant aux travaux de LéviStrauss34 et de Radcliffe-Brown.35 28 Kristen B. Neuschel, Word of Honor, op. cit. 29 Maurice Aymard, « Amitié et convivialité », in Philippe Ariès/Georges Duby, eds., Histoire de la vie privée, op. cit., tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, 1986, p. 455-499. 30 Ibid., p. 469. 31 Ibid., p. 467f. 32 Ibid., p. 471. 33 Ibid., p. 457. 34 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, 1958. 35 Alfred R. Radcliffe-Brown, Structure and Function in Primitive Society. Essays and Addresses, Londres, 1952. 12 Pendant les années suivantes, c’est principalement le langage des relations interpersonnelles dans la noblesse française de l’époque moderne qui a été discuté en détail. Arthur L. Herman a avancé que le « language of fidelity » de cette période doit être pris comme un jeu de langage, dans le sens de Wittgenstein, dans lequel les actions motivées ou justifiées par la parole sont plus importantes que la parole prise littéralement.36 Jay M. Smith a argumenté contre Herman que les motivations de ceux qui agissent ne peuvent pas être reportées à l’extérieur de la langue et par conséquent à l’extérieur des représentations contemporaines.37 Mais là encore, la discussion sur les relations interpersonnelles dans la noblesse de l’époque moderne n’était pas centrée sur la notion d’amitié mais sur la problématique des relations entre patron et client. Jean-Marie Constant qui, dans sa thèse déjà, avait consacré un chapitre à l’amitié nobiliaire,38 a approfondi le sujet dans un article en 1999,39 de même que Arlette Jouanna40 et récemment Ariane Boltanski41 qui ont aussi évoqué, dans le cadre d’études plus larges, la question de l’amitié entre nobles. Récemment, Nicolas Schapira a consacré des articles à l’amitié dans le champ littéraire et intellectuel dans la France moderne.42 L’amitié en tant que représentation des contemporains a, en revanche, été étudiée depuis quelques temps de façon plus intensive par l’une des disciplines historiques : l’histoire 36 Arthur L. Herman, « The Language of Fidelity in Early Modern France », Journal of Modern History, 67/1, 1995, p. 1–24. 37 Jay M. Smith, « No More Language Games: Words, Beliefs, and the Political Culture of Early Modern France », American Historical Review, 102, 1997, p. 1413–1440. 38 Jean-Marie Constant, Nobles et paysans en Beauce aux XVIe et XVIIe siècles, Lille, 1981, p. 239- 264. 39 Jean-Marie Constant, « L’amitié: le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle », XVIIe siècle, 5/14,1999, p. 593-608. 40 Arlette Jouanna, Le devoir de révolte. La noblesse française et la gestation de l‟Etat moderne, 1559- 1661, Paris, 1989, p. 65–90. 41 Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l‟Etat royal. Génèse d‟un compromis (ca 1550–ca 1600), Genève, 2006 (Travaux d’Humanisme et Renaissance 419), p. 224–242. 42 Nicolas Schapira, « Les intermittences de l'amitié dans le Dictionnaire universel d'Antoine Furetière », Littératures classiques, 47, hiver 2003, p. 217-224 ; idem, « Sociabilité, amitié et espace littéraire au XVIIe siècle : les lettres de Jean-Louis Guez de Balzac à Valentin Conrart », Hypothèses 97. Travaux de l'Ecole Doctorale d'Histoire de l'Université de Paris I, Paris, 1998, p. 141-148. 13 médiévale.43 Ce sont les recherches de Gerd Althoff sur les parents, les amis et les partisans fidèles qui ont mis ce thème sur le devant de la scène au sein des études médiévales germanophones.44 Au cours des années suivantes, plusieurs monographies médiévistes ont paru sur ce thème45 parmi lesquelles celle de Verena Epp46 et celle de Claudia Garnier47 sont à signaler. Klaus van Eickels a aussi approché ce thème dans sa monographie sur les relations 43 Pour les contributions allemandes à ce sujet cf. les annotations suivantes. Une vue d’ensemble de l’état de recherche concernant les sujet de l’amitié et de la parenté en histoire médiévale, qui prend en compte la littérature en allemand, anglais et français est Kerstin Seidel/Peter Schuster, « Freundschaft und Verwandtschaft in historischer Perspektive », in Johannes F. K. Schmidt/Martine Guichard/Peter Schuster/Fritz Trillmich, eds., Freundschaft und Verwandtschaft. Zur Unterscheidung und Verflechtung zweier Beziehungssysteme, Constance, 2007, p.145-156. Dans l’histoire médiévale en langue française cf. récemment Bénédicte Sère, Penser l‟amitié au Moyen Âge. Étude historique des commentaires sur les livres VIII et IX de l„Éthique à Nicomaque (VIIIe-XVe siècle), Turnhout, 2007 (Bibliothèque de l’histoire culturelle du Moyen Âge 4). Dans l’espace anglo-saxon récemment David Clark, Between Medieval Men. Male Friendship and Desire in Early Medieval English Literature, Oxford, 2009, qui met un accent sur la question de l’homosexualité masculine dans la littérature médiévale; Almut Suerbaum, ed., Amicitia. Friendship in medieval culture, Oxford, 2007 (Oxford German Studies 36,2) ; Thomas A.F. Kelly, ed., Amor amicitiae: on the love that is friendship, Louvain, 2004 (Recherches de théologie et philosophie médiévales. Bibliotheca, 6). Pour l’amitié pendant la renaissance italienne cf. maintenant Dale V. Kent, Friendship, Love, and Trust in Renaissance Florence, Cambridge, Massachusetts, 2009. Une approche qui essaye de franchir la limite entre histoire médiévale et moderne et poursuivie dans Laura Gowing, ed., Love, friendship and faith in Europe, 1300-1800, Basingstoke, 2005. 44 Gerd Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue. Zum politischen Stellenwert der Gruppenbildungen im frühen Mittelalter, Darmstadt, 1990. 45 Cf. par exemple l’étude de Simon Teuscher sur les réseaux de parenté et de clientélisme à Berne, Simon Teuscher, Bekannte – Klienten – Verwandte. Soziabilität und Politik in der Stadt Bern um 1500, Cologne/Weimar/Vienne, 1998, et celle de Kerstin Seidel sur les relations de parenté et d’amitié à Cologne, Kerstin Seidel, Freunde und Verwandte. Soziale Beziehungen in einer spätmittelalterlichen Stadt, Francfort-sur-le-Main et al., 2009 (Campus historische Studien 49). 46 Verena Epp, Amicitia. Zur Geschichte personaler, sozialer, politischer und geistlicher Beziehungen im frühen Mittelalter, Stuttgart, 1999 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters 44). 47 Claudia Garnier, Amicus amicis – inimicus inimicis. Politische Freundschaft und fürstliche Netzwerke im 13. Jahrhundert, Stuttgart, 2000 (Monographien zur Geschichte des Mittelalters 46). 14 anglo-françaises à la limite du Haut Moyen Âge et du Moyen Âge tardif,48 ainsi que dans une série d’articles.49 L’étude la plus récente concernant l’amitié à l’époque médiévale a été écrite par Klaus Oschema50 et peut être considéré comme l’ouvrage de référence pour ce domaine à l’heure actuelle. Klaus Oschema a aussi récemment réuni les approches françaises et allemandes dans un recueil d’articles.51 Un autre volume, édité par Gerhard Krieger, est consacré a été consacré à la relation entre amitié et parenté à cette époque.52 Dans les études médiévales anglo-saxonnes, il faut surtout nommer le médiéviste britannique Julian Haseldine.53 A la limite entre histoire médiévale et moderne, plusieurs travaux ont aussi exploré l’amitié à la Renaissance.54 La relation ambigüe et quelquefois problématique entre amitié et homosexualité a été thématisée par Alan Bray.55 48 Klaus van Eickels, Vom inszenierten Konsens zum systematisierten Konflikt. Die englisch- französischen Beziehungen und ihre Wahrnehmung an der Wende vom Hoch- zum Spätmittelalter, Stuttgart, 2002. 49 idem, « Gleichrangigkeit in der Unterordnung. Lehensabhängigkeit und die Sprache der Freundschaft in den englisch-französischen Beziehungen des 12. Jahrhunderts », in Hannah Vollrath, ed., Der Weg in eine weitere Welt. Kommunikation und Außenpolitik im 12. Jahrhundert, Münster, 2008 (Neue Aspekte der europäischen Mittelalterforschung 2), p. 13-34; idem, « Verwandtschaftliche Bindungen, Liebe zwischen Mann und Frau, Lehenstreue und Kriegerfreundschaft: Unterschiedliche Erscheinungsformen ein und desselben Begriffs? », in Johannes F. K. Schmidt et al., eds., Freundschaft und Verwandtschaft. Zur Unterscheidung und Verflechtung zweier Beziehungssysteme, op. cit., p. 157-164 ; idem, « Tender Comrades. Gesten männlicher Freundschaft und die Sprache der Liebe im Mittelalter », Invertito, 6, 2004, p. 9-48. 50 Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe im spätmittelalterlichen Burgund. Studien zum Spannungsfeld von Institution und Emotion, Cologne/Weimar/Vienne, 2006 (Norm und Struktur. Studien zum sozialen Wandel in Mittelalter und Früher Neuzeit 26). 51 Klaus Oschema, ed., Freundschaft oder ›amitié‹? Ein politisch-soziales Konzept der Vormoderne im zwischensprachlichen Vergleich (15.–17. Jahrhundert), Berlin, 2007 (Zeitschrift für Historische Forschung, Beihefte, 40). 52 Gerhard Krieger, ed., Verwandtschaft, Freundschaft, Bruderschaft. Soziale Lebens- und Kommunikationsformen im Mittelalter, Berlin, 2009. 53 Julian Haseldine, ed., Friendship in Medieval Europe, Stroud, 1999, ainsi que idem, « Friendship and Rivalry: The Role of Amicitia in Twelfth-Century Monastic Relations », The Journal of Ecclesiastical History, 44, 1993, p. 390-414. 54 Ainsi Guy F. Lytle, « Friendship and Patronage in Renaissance Europe », in Francis W. Kent/Patricia Simons, eds., Patronage, Art, and Society in Renaissance Italy, Canberra/Oxford, 1987, 15 Dans le domaine de l’histoire de l’Antiquité, des recherches sur l’amitié ont été menées, comme cette période a livré les textes philosophiques fondamentaux pour la tradition occidentale. De plus, des phénomènes tels que le clientélisme de l’époque romaine classique font partie de la réflexion sur l’amitié au cours de l’histoire européenne. L’ouvrage de référence sur l’amitié pendant l’Antiquité classique est celui de David Konstan.56 Dans l’histoire ancienne germanophone, il faut mentionner les analyses d’Aloys Winterling. 57 A côté de l’histoire ancienne, la philologie classique a, elle aussi, engendré une riche littérature érudite sur l’amitié composée de commentaires des textes fondamentaux sur ce sujet que l’Antiquité a produits.58 La transformation chrétienne de l’amitié pendant l’Antiquité tardive a elle aussi attiré l’attention de la recherche ;59 il faut en particulier signaler la recherche consacrée à saint Augustin.60 p. 47-61 ; Peter Burke, « Humanism and friendship in sixteenth-century Europe », in Julian Haseldine, ed., Friendship in Medieval Europe, op. cit., p. 262-274. 55 Alan Bray, The Friend, Chicago/Londres, 2003. 56 David Konstan, Friendship in the Classical World, Cambridge, 1997 (Key Themes in Ancient History). Pour la longue durée de l’histoire intellectuelle de l’amitié cf. Luigi Franco Pizzolato, L‟idea di amicizia. Nel mondo antico classico e cristiano, Turin, 1993. Pour les formes d’amitié dans la politique extérieure de l’empire romain cf. maintenant Altay Cosku, ed., Freundschaft und Gefolgschaft in den auswärtigen Beziehungen der Römer (2. Jahrhundert v. Chr.-1. Jahrhundert n. Chr.), Francfort-sur-le-Main, 2008 (Inklusion und Exklusion – Studien zu Fremdheit und Armut von der Antike bis zur Gegenwart 9). 57 Aloys Winterling, « Freundschaft und Klientel im kaiserzeitlichen Rom », Historia, 57, 2008, p. 298–316. 58 Cf. récemment Nathalie von Siemens, Aristoteles über Freundschaft. Untersuchungen zur Nikomachischen Ethik VIII und IX, Fribourg-en-Brisgau/Munich, 2007 (Symposion 128); Mary P. Nichols, Socrates on friendship and community. Reflections on Plato‟s Symposium, Phaedrus, and Lysis, Cambridge, 2009; Lorraine Smith Pangle, Aristotle and the philosophy of friendship, Cambridge, 2003. 59 Cf. Stefan Rebenich, « Freund und Feind bei Augustin und in der christlichen Spätantike », in Therese Fuhrer, ed., Die christlich-philosophischen Diskurse der Spätantike. Texte, Personen, Institutionen, Stuttgart, 2008 (Philosophie der Antike 28), p. 11-31. 60 Cf. Dagmar Kiesel, Liebe im Irdischen. Freundschaft, Frauen und Familie bei Augustin, Fribourg- en-Brisgau/Munich, 2008 (Symposion 130). Pour l’amitié chez saint Augustin cf. aussi la thèse que Thomas Loy vient d’achever à Fribourg-en-Brisgau, et qui est intitulé « Vera amicitia – Zur Transformation vorchristlicher Freundschaftskonzeptionen bei Augustinus ». 16 Dans les domaines de l’histoire contemporaine et de l’histoire du temps présent, il y a aussi eu ces derniers temps des études portant sur l’amitié comme par exemple sur son rôle dans la révolution américaine,61 mais aussi de plus en plus dans une perspective des « gender studies ».62 Parallèlement, il existe de nombreuses éditions de correspondances écrites pendant cette période dans lesquelles figure l’amitié.63 Un autre point important des études contemporaines porte sur le rôle de l’idée de l’amitié dans le communisme : ce concept jouait un grand rôle dans la propagande puisqu’il fallait mettre en valeur l’amitié entre les pays socialistes dans le sens d’un « internationalisme prolétarien ».64 Toujours est-il qu’encore de nos jours, l’état de la recherche concernant l’amitié en histoire doit être qualifié de fragmentaire. La prédominance du concept du clientélisme a longtemps relégué l’amitié au second plan, tandis que d’autres écoles historiques, comme nous venons de le décrire, ont exclu le sujet totalement du champ historiographique à cause de leurs prises de position méthodologiques. Même si l’histoire culturelle de la politique65 s’est efforcée de mettre un accent plus prononcé sur les pratiques et sur la communication symbolique de 61 Richard Godbeer, The overflowing of friendship. Love between men, family values, and the creation of the American Republic, Baltimore, Maryland, 2009. 62 Sharon Marcus, Between Women. Friendship, Desire, and Marriage in Victorian England, Princeton, 2007. 63 Cf. récemment Hans Peter Mensing, ed., Freundschaft in schwerer Zeit. Die Briefe Konrad Adenauers an Dora Pferdmenges, 1933-1949, Bonn, 2007; Achim Moeller, ed., Years of friendship, 1944-1956. The correspondence of Lyonel Feininger and Mark Tobey, Ostfildern, 2006; Jean-Michel Nectoux, ed., The correspondence of Camille Saint-Saëns and Gabriel Fauré. Sixty years of friendship, Ashgate, 2004. 64 Cf. Jan C. Behrends, Die erfundene Freundschaft. Propaganda für die Sowjetunion in Polen und in der DDR, Cologne/Weimar/Vienne, 2006 (Zeithistorische Studien 32). – Le national-socialisme, quant à lui, n’avait pas une idéologie de l’amitié comme l’avait le communisme. Cependant, en tant que régime totalitaire, il connaissait aussi la pratique d’ordonner des relations « amicales » avec d’autres pays. La thèse que Karina Pryt vient d’achever à Fribourg-en-Brisgau analyse les relations « amicales » entretenues par l’Allemagne nazie et la Pologne sur le plan culturel, avant que l’Allemagne n’attaque la Pologne en 1939, cf. Karina Pryt, Befohlene Freundschaft. Die deutschpolnischen Kulturbeziehungen 1934-1939, Osnabrück, 2010 (Einzelveröffentlichungen des Deutschen Historischen Instituts Warschau 22). 65 Pour une description du programme de ce courant historiographique cf. Barbara Stollberg-Rilinger, ed., Was heißt Kulturgeschichte des Politischen?, Berlin, 2005 (Zeitschrift für Historische Forschung, Beihefte 35). 17 l’époque moderne, il manque cependant une étude qui examine l’amitié sous l’Ancien Régime en utilisant ces nouveaux instruments. C’est ce but que poursuit notre étude. Pour éviter les redites inutiles, les ouvrages concernant des aspects du contexte bénéficiant d’un chapitre propre sont cités en note dans les chapitres concernés, ce qui vaut principalement pour les ouvrages concernant les ego-documents en tant que sources et les Condé et leur entourage, et pour la littérature sur la noblesse et sur le milieu de la cour. Cependant, quelques autres thématiques méritent d’être évoquées puisqu’elles invitent à l’étude de l’amitié. C’est par exemple le cas de la problématique traitant des particularités et du rôle de la parenté dans la noblesse de l’époque moderne, exposée par exemple dans les œuvres de Christiane Klapisch-Zuber.66 Par ailleurs, Robert Descimon a donné des impulsions importantes à l’étude de la parenté à l’époque moderne67 et a réuni autour de lui un cercle de chercheurs qui s’intéressent à la question de la parenté notamment dans la grande bourgeoisie et la noblesse de la France de l’époque moderne.68 Un autre thème qui bénéficie depuis un certain d’une attention redoublée parmi les historiens modernistes est la problématique du rapport entre souverain et favori. Même si elle est conceptualisée comme une forme d’amitié, elle représente un cas limite et extrême de l’amitié nobiliaire.69 66 Christiane Klapisch-Zuber, « Parents, amis et voisins », in idem, La maison et le nom. Stratégies et rituels dans l„Italie de la Renaissance, Paris 1990, p. 59-80. 67 Cf. Robert Descimon, « Guillaume Du Vair (7 mars 1556-3 août 1621) : les enseignements d’une biographie sociale. La construction symbolique d’un grand homme et l’échec d’un lignage », in Bruno Petey-Girard/Alexandre Tarète, eds., Guillaume Du Vair. Parlementaire et écrivain (1556-1621), Genève, 2005, p. 17-77. 68 Cf. Élie Haddad, Fondation et ruine d‟une maison. Histoire sociale des comtes de Bélin, 1582-1706, Limoges, 2009 ; Mathieu Marraud, La noblesse de Paris au XVIIIe siècle, Paris, 2000. 69 Pour les favoris cf. Ronald G. Asch, « Der Sturz des Favoriten: Der Fall Matthäus Enzlins und die politische Kultur des deutschen Territorialstaates an der Wende vom 16. zum 17.Jahrhundert », in Zeitschrift für württembergische Landesgeschichte, 57, 1998, p. 37-63; idem, « Thomas Wentworth, Earl of Strafford (1593-1641): ‚Frondeur‘ und Favorit? Eine Karriere zwischen Hof und Provinz », in Klaus Malettke et al., ed., Hofgesellschaft und Höflinge an europäischen Fürstenhöfen in der Frühen Neuzeit (15.-18. Jahrhundert), Münster, 2002, p. 159-174; Michael Kaiser, ed., Der zweite Mann im Staat. Oberste Amtsträger und Favoriten im Umkreis der Reichsfürsten in der Frühen Neuzeit, Berlin, 2003 (Zeitschrift für historische Forschung, Beihefte 32); Nicolas Le Roux, La Faveur du Roi. Mignons et courtisans au temps des derniers Valois (vers 1547-vers 1589), Seyssel, 2001. 18 A côté des ouvrages historiques sur le sujet, on peut aussi en citer d’autres issus de disciplines voisines. Un inventaire complet ne serait ici ni possible ni vraiment justifié. Nous ne citerons ainsi que les œuvres qui ont un rapport direct avec notre problématique surtout si elles ont eu un impact sur le discours historiographique concernant l’époque moderne. C’est par exemple le cas de recueils interdisciplinaires avec des articles ayant une approche historique.70 Parmi les ouvrages d’ethnologie et d’anthropologie aucun autre texte que celui de Marcel Mauss, Essai sur le don,71 n’a probablement eu une influence si importante sur la réflexion des historiens au sujet de l’amitié. L’idée de Mauss, l’échange de dons, a non seulement contribué à former l’appareil théorique des analyses de réseaux mais est aussi fondamental pour les recherches s’attachant à la question des cadeaux à l’époque moderne.72 Parallèlement, il existe en ethnologie des ouvrages récents sur l’amitié qui sont intéressants pour les historiens car ils étudient la problématique de l’amitié dans des contextes culturels différents de celui dont est issu le chercheur lui-même.73 En ethnologie, il s’agit bien sûr de 70 Ainsi Luigi Cotteri, ed., Il concetto di amicizia nella storia della cultura europea/Der Begriff Freundschaft in der Geschichte der europäischen Kultur. Atti del XXII convegno internazionale di studi italo-tedeschi/Akten der XXII. internationalen Tagung deutsch-italienischer Studien, Meran, 1995; Sibylle Appuhn-Radtke/Esther P. Wipfler, ed., Freundschaft. Motive und Bedeutungen, Munich, 2006. 71 Marcel Mauss, « Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés primitives », Année Sociologique, Seconde Série, I, 1923-1924, p. 30-186. Le texte a été réédité comme idem, « Essai sur le don », in idem, Sociologie et anthropologie, Paris, 3ième éd. 1966, p. 145-279. Pour une édition allemande Marcel Mauss, Die Gabe. Form und Funktion des Austauschs in archaischen Gesellschaften, Francfort-sur-le-Main, 3ième éd. 1984. 72 Cf. Natalie Zemon Davis, The Gift in Sixteenth-Century France, Oxford, 2000, traduit en allemand comme idem, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, Munich, 2002, ainsi que Valentin Groebner, Gefährliche Geschenke. Ritual, Politik und die Sprache der Korruption in der Eidgenossenschaft im späten Mittelalter und am Beginn der Neuzeit, Constance, 2000; Gadi Algazi/Valentin Groebner/Bernhard Jussen, eds., Negotiating the Gift. Pre-Modern Figurations of Exchange, Gœttingue, 2003. 73 Bettina Beer, Article « Friendship, Anthropology of », in International Encyclopedia of the Social and Behavioral Sciences, Amsterdam, 2001, p. 5805-5808; Tilo Grätz/Barbara Meier/Michaela Pelican, Zur sozialen Konstruktion von Freundschaft. Überlegungen zu einem vernachlässigten Thema der Sozialanthropologie, Max-Planck-Institut für ethnologische Forschung, Halle, 2003 (MPI Halle Working Paper 53), (sur internet sous http://www.eth.mpg.de); Sandra Bell/Simon Coleman, ed., The Anthropology of Friendship, Oxford/New York, 1999. 19 civilisations éloignées dans l’espace alors que les historiens sont confrontés à des civilisations éloignées en premier lieu dans le temps (et puis parfois aussi dans l’espace). Il en résulte des problèmes différents dans la recherche pratique que l’on ne peut pas résoudre en mettant en parallèle de façon simplificatrice l’histoire et l’ethnologie. Cependant, il reste que, dans les deux cas, le problème du caractère étranger des civilisations étudiées – et par conséquent dans notre cas aussi du caractère étranger de leur forme spécifique de l’amitié – est posé. Parmi les études ethnologiques récentes, on peut nommer celles de Martine Guichard74 et celles de Günther Schlee.75 Une importante approche sociologique est celle de Friedrich H. Tenbruck, telle qu’il l’a décrite dans son article que nous venons déjà d’évoquer au début de ce chapitre. 76 Niklas Luhmann a influencé la réflexion historique sur l’amitié de façon controversée. Notre étude ne s’insère pas dans le contexte de la théorie des systèmes sociaux ; cependant, nous utiliserons certains textes de Luhmann, mais de façon volontairement éclectique, pour faire fructifier ses idées originelles pour notre étude sans pour autant limiter notre perspective par une adhésion stricte au système philosophique fermé et rigide que représente la théorie des systèmes sociaux.77 Parmi les sociologues germanophones du présent, c’est Johannes F. K. 74 Martine Guichard, « Hoch bewertet und oft unterschätzt: Theoretische und empirische Einblicke in Freundschaftsbeziehungen aus sozialanthropologischer Perspektive », in Johannes F. K. Schmidt et al., eds., Freundschaft und Verwandtschaft. Zur Unterscheidung und Verflechtung zweier Beziehungssysteme, op. cit., p. 313-342. 75 Günther Schlee/Fritz Trillmich, « Verwandtschaft und Freundschaft im Verhältnis von biologischer, sozialer und handlungstheoretischer Rationalität », in Johannes F. K. Schmidt et al., eds., Freundschaft und Verwandtschaft. Zur Unterscheidung und Verflechtung zweier Beziehungssysteme, op. cit., p. 369394. 76 Cf. Friedrich Tenbruck, « Freundschaft », op. cit. Cf. en outre Ursula Nötzoldt-Linden, Freundschaft. Zur Thematisierung einer vernachlässigten soziologischen Kategorie, Opladen, 1994. Pour une présentation d’autres approches sociologiques de l‘amitié surtout dans les espaces germanophones et anglophones cf. Alexandra Rapsch, Soziologie der Freundschaft. Historische und gesellschaftliche Bedeutung von Homer bis heute, Stuttgart, 2004. 77 Cela est particulièrement vrai pour les premières œuvres de Niklas Luhmann, des textes qu’il a écrits avant d’élaborer la théorie des systèmes sociaux en tant qu’ensemble conceptuel où tout se tient, comme Niklas Luhmann, Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, Stuttgart, 4ième éd. 2000; de même idem, Liebe als Passion. Zur Codierung von Intimität, Francfort-sur-le-Main, 2ième éd. 1994; parmi les œuvres plus tardives, nous mentionnons en particulier idem, 20 Schmidt qui a travaillé de façon particulièrement intensive sur l’amitié ;78 il faut surtout signaler un volume collectif qu’il a édité ensemble avec d’autres chercheurs venant de différentes disciplines et qui analyse la relation complexe entre amitié et parenté. 79 D’autres études récentes en sociologie s’intéressent aussi à l’amitié.80 Toujours est-il que d’importants courants en sociologie négligent l’amitié, avec l’argument que celle-ci est une relation individualisée, qui n’appartient pas au domaine de la société.81 C’est une position à laquelle nous sommes opposés : car les relations privées, elles aussi, sont toujours influencées et façonnées par ce qui est d’usage dans la société dans laquelle elles ont lieu. La sociologie anglo-saxonne s’est aussi occupée du sujet de l’amitié.82 Dans ce domaine, il faut notamment Gesellschaftsstruktur und Semantik. Studien zur Wissenssoziologie der modernen Gesellschaft, tome 1, Francfort-sur-le-Main, 1980. 78 Johannes F. K. Schmidt/ Peter Schuster/Rudolf Stichweh/Fritz Trillmich/Martine Guichard/Günther Schlee, « Freundschaft und Verwandtschaft als Gegenstand interdisziplinärer Forschung », Sozialer Sinn. Zeitschrift für hermeneutische Sozialforschung, 1, 2003, p. 3-36 ; Johannes F. K. Schmidt, « Paradigm lost? Freundschaft als soziologische Kategorie », Ethik und Sozialwissenschaften, 8, 1997, p. 52-54. 79 Johannes F. K. Schmidt/Martine Guichard/Peter Schuster/Fritz Trillmich, eds., Freundschaft und Verwandtschaft. Zur Unterscheidung und Verflechtung zweier Beziehungssysteme, op. cit. Pour les positions de Schmidt, cf. dans ce volume Frank Rexroth/Johannes F. K. Schmidt, « Freundschaft und Verwandtschaft : Zur Theorie zweier Beziehungssysteme », in ibid., p. 7-13, ainsi que la contribution dans laquelle Schmidt analyse la relation entre amour et amitié au XVIIIe siècle, Johannes F. K. Schmidt, « Das Verhältnis von Freundschaft und Liebe im 18. Jahrhundert », in ibid., p. 115-143. 80 Cf. par exemple Erika Alleweldt/Vincenz Leuschner, « Freundschaften auf der Straße. Marginalisierung, Ausgrenzung und Freundschaftsbeziehungen bei jungen Menschen mit Lebensmittelpunkt Straße », Berliner Journal für Soziologie, 13, 2004, p. 339-354. 81 Frank Rexroth/Johannes F. K. Schmidt, « Freundschaft und Verwandtschaft : Zur Theorie zweier Beziehungssysteme », op. cit., p. 11. 82 Un texte qui peut servir comme point de départ pour l’exploration de ce courant de recherche est Ray Pahl, « Towards a more significant sociology of friendship », in Archives européennes de sociologie, 43/3, 2002, p. 410-423. Cf. aussi idem, On Friendship, Cambridge, 2000. Cf. en outre Julian Pitt-Rivers, « The Kith and the Kin », in Jack Goody, ed., The Character of Kinship, Cambridge, 1973, p. 89-105. 21 nommer les contributions du sociologue américain Allan Silver, qui analyse le sujet de l’amitié avec une approche qui combine la théorie sociologique et l’histoire des idées.83 Il y a, en outre, une énorme littérature sur l’amitié en pédagogie et en psychologie, qui est peut-être même quantitativement plus grande que celles de toutes les disciplines que nous mentionnons et utilisons ici, comme on peut le voir quand on cherche des contributions récentes sur l’amitié dans des bases de données d’articles. Cependant, cette littérature a des fins pratiques, à savoir thérapeutiques en psychologie et éducatrices en pédagogie ; elle pose donc des questions qui sont très différentes des nôtres. Pour cette raison, nous ne l’avons pas utilisée ici. Il existe en philosophie aussi un grand nombre de textes érudits consacrés à l’amitié ;84 comme le concept d’amitié fait l’objet de la réflexion philosophique depuis Platon et Aristote, cela n’a rien d’étonnant. Nous utiliserons avant tout les œuvres concernant la conception de l’amitié à la période moderne. On peut en trouver une vue d’ensemble dans l’ouvrage d’Andreas Schinkel.85 En philologie, la linguistique et les études littéraires ont aussi contribué à la réflexion sur la question de l’amitié. En linguistique, le thème de l’amitié apparaît dans les corpus 83 Allan Silver, « ‘Two different sorts of commerce’ – Friendship and Strangership in Civil Society », in Jeff Weintraub/Krishan Kumar, eds., Public and Private in Thought and Practice. Perspectives on a Grand Dichotomy, Chicago, 1997, p. 43-74 ; idem, « Friendship and trust as moral ideals: an historical approach », Archives européennes de sociologie, 30, 1989, p. 274-297 ; idem, « Friendship and sincerity », Sozialer Sinn. Zeitschrift für Historische Sozialforschung, 1, 2003, p. 123-130. 84 Dans un format monographique récemment Jan Szaif, Freundschaft und Moral. Über Freundschaft als Thema der philosophischen Ethik, Bonn, 2005; Arno Böhler, Singularitäten: vom zu-reichenden Grund der Zeit. Vorspiel einer Philosophie der Freundschaft, Vienne, 2005. La philosophie postmoderne française a, elle aussi, traité de l’amitié; à ce sujet, cf. récemment Erik M. Vogt/Hugh J. Silverman/Serge Trottein, Derrida und die Politiken der Freundschaft, Vienne, 2003. Une comparaison entre philosophie ancienne et moderne est entreprise par Gaëlle Fiasse, L‟autre et l‟amitié chez Aristote et Paul Ricœur, Louvain-la-Neuve, 2006 (Bibliothèque philosophique de Louvain 69). Le projet de formuler une philosophie de l’amitié a été entrepris par Harald Lemke, Freundschaft. Ein philosophischer Essay, Darmstadt, 2000. 85 Cf. pour l’Antiquité Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 155-206 ; pour le Moyen Âge ibid., p. 207- 237 ; pour la Renaissance ibid., p. 238-281 ; et pour les Lumières ibid., p. 282-347. 22 linguistiques.86 En littérature, la situation est semblable à celle de la philosophie. L’amitié est un thème du discours scientifique parce que les textes primaires eux-mêmes en parlent implicitement ou explicitement.87 Bien sûr, les ouvrages traitant de l’amitié entre poètes ou écrivains sont nombreux mais ils sont pour nous peu intéressants puisqu’ils se réduisent en général à une mise en parallèle de leurs biographies et étudient les influences mutuelles éventuelles sur leurs œuvres respectives. De même, dans les cas où l’un des deux n’est pas écrivain, la question qui sous-tend est toujours de savoir dans quelle mesure cette personne a influencé l’œuvre de son ami écrivain.88 Il est de même pour les analyses qui étudient l’amitié 86 Ainsi dans Sergio Zazzera, Proverbi e modi di dire napoletani. La saggezza popolare partenopea nelle espressioni più tipiche sul culto della famiglia e dell‟ospitalità, sull‟amicizia, sull‟amore, sul lavoro, sulla religione e la superstizione, Rome, 1996 (Quest’Italia 230). 87 Une synthèse récente pour le domaine de la littérature du temps présent est Alexandra Pfleger, Der erinnerte Freund. Das Thema der Freundschaft in der Gegenwartsliteratur, Wurtzbourg, 2009 (Saarbrücker Beiträge zur vergleichenden Literatur- und Kulturwissenschaft 47). Pour l’histoire intellectuelle de l’amitié à l’âge de la modernité cf. récemment Elke Siegel, Entfernte Freunde. Nietzsche, Freud, Kafka und die Freundschaft der Moderne, Wurtzbourg, 2009; Catrin Kersten, Orte der Freundschaft. Niklas Luhmann und „Das Meer in mir“, Berlin, 2008. 88 Pour les amitiés entre poètes cf. récemment Rüdiger Safranski, Goethe und Schiller: Geschichte einer Freundschaft, Munich, 2009; Erdmut Wizisla, Benjamin und Brecht. Die Geschichte einer Freundschaft, Francfort-sur-le-Main, 2004 (Suhrkamp-Taschenbuch 3454); Paul Michael Lützeler, ed., Freundschaft im Exil. Thomas Mann und Hermann Broch, Francfort-sur-le-Main, 2004 (ThomasMann-Studien 31); Ronald Aronson, Camusartre. The story of a friendship and the quarrel that ended it, Chicago, 2004; Harald Emeis, Reflets littéraires d‟une amitié: André Gide dans “Les Thibault” de Roger Martin du Gard. Essai de décryptage, Paris, 2007; Roger Dadoun, Contre la haine. L‟amitié Hermann Hesse-Romain Rolland, Marseille, 2002; Pierre-Marie Héron, Genet et Cocteau. Traces d‟une amitié littéraire, Paris, 2002 (Cahiers Jean Cocteau. Nouvelle série 1). Pour le genre des études qui analysent la relation entre un poète et les personnes de son entourage cf. récemment Ulf Diederichs, Agnes Miegel, Lulu von Strauß und Torney und das Haus Diederichs. Die Geschichte einer lebenslangen Freundschaft, Bad Nenndorf, 2005; Mark Perry, Grant and Twain. The story of a friendship that changed America, New York, 2004; la question de savoir comment l’ami a influencé l’œuvre du poète est déjà formulé dans le titre de Richard Williamson, The impact of Franklin Pierce on Nathaniel Hawthorne. Friendship, politics, and the literary imagination, Lewiston, New York, 2006. 23 entre philosophes, compositeurs, artistes et intellectuels.89 Dans ces études, c’est la littérature depuis la Sattelzeit90 qui est le plus souvent envisagée mais certaines prennent aussi en 89 Cf. récemment Dieter Borchmeyer, Nietzsche, Cosima, Wagner. Porträt einer Freundschaft, Francfort-sur-le-Main/Leipzig, 2008 (Insel-Taschenbücher 3363); Robin Small, Nietzsche and Rée. A star friendship, Oxford, 2005; Peter Russell, Johannes Brahms und Klaus Groth. Die Biografie einer Freundschaft, Heide, 2007; Ingeborg Bachmann/Hans Werner Henze, Briefe einer Freundschaft, ed. Hans Höller, Munich/Zurich, 2004; Anne T. Woollett/Ariane van Suchtelen, eds., Rubens & Brueghel – a working friendship, Los Angeles, 2006. Il y a même des contributions sur les amitiés entre chercheurs dans les sciences naturelles, comme Arthur L. Miller, Deciphering the cosmic number. The strange friendship of Wolfgang Pauli and Carl Jung, New York/Londres, 2009. 90 Ce terme, désignant littéralement « la période qui est à cheval », a été proposé par Reinhart Koselleck. Le terme désigne la période de 1750 à 1850, qui est donc pensée comme étant à cheval entre époque moderne et époque contemporaine. Ainsi, le concept propose une alternative au concept d’une mutation radicale qui aurait eu lieu autour de l’an 1800, notamment avec la Révolution Américaine et la Révolution Française. Selon Koselleck, il s’agit d’une époque dans laquelle le vocabulaire politique conserve d’une part encore ses vieilles significations qui ne sont plus accessibles aux hommes d’aujourd’hui sans un commentaire explicatif, et commence d’autre part à développer les significations qui nous sont familiers. Cf. Reinhart Koselleck, « Einleitung », in Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck, eds., Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politischsozialen Sprache in Deutschland, tome 1, Stuttgart, 1972, p. XIII-XXVII, ici p. XV : « Der heuristische Vorgriff der Lexikonarbeit besteht in der Vermutung, daß sich seit der Mitte des achtzehnten Jahrhunderts ein tiefgreifender Bedeutungswandel klassischer Topoi vollzogen, daß alte Worte neue Sinngehalte gewonnen haben, die mit Annäherung an unsere Gegenwart keiner Übersetzung mehr bedürftig sind. Der heuristische Vorgriff führt sozusagen eine ‘Sattelzeit’ ein, in der sich die Herkunft zu unserer Präsenz wandelt. Entsprechende Begriffe tragen ein Janusgesicht: rückwärtsgewandt meinen sie soziale und politische Sachverhalte, die uns ohne kritischen Kommentar nicht mehr verständlich sind, vorwärts und uns zugewandt haben sie Bedeutungen gewonnen, die zwar erläutert werden können, die aber auch unmittelbar verständlich zu sein scheinen. » Dans un autre texte, Koselleck explique la même idée, en ajoutant que la Sattelzeit implique aussi une nouvelle conception du temps, d’une dynamique de l’histoire qui se démarque de la conception statique ou répétitive qui prévalait jusqu’au premier XVIIIe siècle, cf. Reinhart Koselleck, « Über die Theoriebedürftigkeit der Geschichtswissenschaft », in Werner Conze, ed., Theorie der Geschichtswissenschaft und Praxis des Geschichtsunterrichts, Stuttgart, 1972, p. 10-28, ici p. 14 : « Der theoretische Vorgriff der sogenannten Sattelzeit zwischen rd. 1750 und rd. 1850 ist nun der, daß sich in diesem Zeitraum eine Denaturalisierung der alten Zeiterfahrung abgespielt habe. Der langsame Schwund aristotelischer Bedeutungsgehalte, die noch auf eine naturale, wiederholbare und insofern 24 compte des écrivains d’époques plus anciennes.91 Pour notre étude, ce sont cependant les études consacrées au concept de l’amitié qui sont les plus intéressantes92 car elles entretiennent un rapport direct avec notre méthode que nous présentons dans le chapitre suivant. statische Geschichtszeit verweisen, ist der negative Indikator für eine Bewegung, die sich als Beginn der Neuzeit beschreiben läßt. Alte Worte, etwa Demokratie, Freiheit, Staat, bezeichnen seit rund 1770 einen neuen Zukunftshorizont, der den Begriffsgehalt anders umgrenzt; überkommene Topoi gewinnen Erwartungsgehalte, die ihnen früher nicht innewohnten. » 91 Siobhán Donovan, Der christliche Publizist und sein Glaubensphilosoph. Zur Freundschaft zwischen Matthias Claudius und Friedrich Heinrich Jacobi, Wurtzbourg, 2004 (Epistemata. Reihe Literaturwissenschaft 340). 92 Ainsi Klaus Manger/Ute Pott, eds., Rituale der Freundschaft, Heidelberg 2006; Tom MacFaul, Male friendship in Shakespeare and his contemporaries, Cambridge, 2007; Carolyn W. de la L. Oulton, Romantic friendship in Victorian literature, Aldershot, 2007. Pour l’amitié à l’époque de la sentimentalité Ute Pott, ed., Das Jahrhundert der Freundschaft. Johann Wilhelm Ludwig Gleim und seine Zeitgenossen, Gœttingue, 2004 (Schriften des Gleimhauses Halberstadt 3). 25 I.2. Méthodologie Le but de cette étude est d’analyser le rôle de l’amitié dans la société de cour. Comme nous l’avons déjà vu, l’amitié est envisagée ici comme une relation caractérisée par des pratiques culturelles spécifiques indissociablement liées à des discours spécifiques sur l’amitié. Nous analysons l’amitié ici en tant que catégorie « émique » au sens de la terminologie anthropologique, qui entend par cela une catégorie qui a un sens particulier au sein de la culture étudiée (ce que l’on peut déduire de la fréquente répétition du mot dans les sources : si l’amitié ne jouait aucun rôle dans l’Europe de l’époque moderne, il ne serait pas sans arrêt question d’elle). Il faut prendre en compte le fait que les particularités et les limites de cette catégorie sont différentes de celles de la catégorie appelée « amitié » dans notre culture. L’homonymie des deux est trompeuse et, à la différence des recherches anthropologiques appliquées à des cultures qui utilisent des concepts dont les noms ne figurent pas dans notre culture, elle peut pousser à croire que derrière le même signifiant se cache le même signifié. Dans le cas du clientélisme, le problème ne se pose pas puisque le concept n’existe pas dans le langage de la noblesse du XVIIe siècle.93 La notion abstraite de « clientélisme » n’apparaît jamais dans les sources alors qu’elles parlent non seulement d’amis (concernant des personnes) mais aussi, de façon abstraite, d’amitié. 93 Alain Rey, ed., Le Grand Robert de la langue française, Paris, 2ième éd. 1989, n’a pas encore d’entrée pour « clientélisme », se limitant à « client, ente » et « clientèle ». La même chose est vraie pour Paul Imbs, ed., Trésor de la langue française, 16 tomes, Paris, 1971-1994. Le mot ne semble donc avoir fait son entrée dans les dictionnaires français qu’au début des années 1990. Alain Rey, ed., Dictionnaire historique de la langue française, tome 1, Paris, 1992, p. 433, donne à la fin de l’entrée « client, cliente » d’abord des explications sur la notion de clientèle, avant de conclure l’article : « De là clientélisme n. m. (mil. XXe s.), mot péjoratif pour ‘pratiques politiques de relations personnelles intéressées’. » Josette Rey-Debove/Alain Rey, eds., Le nouveau Petit Robert. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 2ième éd. 1996, p. 390, donne comme date de la première apparition du mot « clientélisme » l’année 1972 ; à la différence des précédents, ce dictionnaire consacre une entrée à part au mot « clientélisme », au lieu de le mentionner seulement en passant dans une autre entrée : « Pour un homme ou un parti politique, Fait de chercher à élargir son influence par des procédés démagogiques d’attribution de privilèges. ‘l’abus du clientélisme politique, voir du népotisme’ (Le Monde, 1987). » Il est à noter que le mot comporte donc une forte connotation négative, et que les dictionnaires ne le mentionnent pas du tout comme une notion d’analyse neutre dans les sciences sociales. 26 Par ailleurs, aux catégories, issues des sciences sociales, de « patron » et « client » correspondent dans la noblesse française de l’époque moderne quantité de termes différents tels que « protecteur », « maître », « seigneur » d’une part, « créature » et « serviteur » d’autre part. Mais ce n’est pas tout : beaucoup d’« amis » sont en fait, dans la perspective du concept du clientélisme, des patrons ou des clients. La catégorie « clientélisme » réunit ainsi une série de relations définies par plusieurs critères (principalement l’asymétrie de l’échange des dons). Elle recoupe ainsi transversalement plusieurs catégories de l’époque : elle rassemble plusieurs catégories émiques et parties de catégories émiques et explicite des similitudes qui n’apparaissent pas dans les représentations mentales d’alors. Le clientélisme est dans la terminologie anthropologique une catégorie étique, c'est-à-dire une catégorie, créée par les chercheurs pour les besoins de l’analyse, qui permet de représenter des réalités non exprimées par les catégories émiques.94 Il faut, cependant, se rendre compte des dangers de telles catégories. Si on rassemble des phénomènes qui n’ont rien en commun pour les contemporains dans une seule catégorie, on nivelle les différences entre eux. Si l’on constate une relation clientéliste entre tous ceux qui sont liés par des échanges de dons asymétriques, cela vaut tant pour la relation entre un duc et un comte que pour celle entre un duc et un paysan. Bien sûr, un homme de l’époque moderne aurait vu une différence fondamentale entre ces deux exemples. Si l’on utilise une dichotomie entre relations symétriques et asymétriques, on perd de vue un trait caractéristique des sociétés d’Ancien Régime qui est l’insistance sur les gradations. En effet, presque toutes les relations sociales d’Ancien Régime sont inégales d’une façon ou d’une autre ; ce qui importe pour les contemporains, c’est de déterminer la distance hiérarchique entre deux hommes, exprimée par leurs titres, leurs charges, l’âge de leur maison. Cependant, comme nous venons déjà de l’indiquer, une catégorie étique telle que celle du clientélisme permet de voir des similitudes là où les contemporains voient une 94 La nécessité d’analyser les catégories émiques a été constaté clairement par Maurice Godelier, qui constate : « Analyser et interpréter le domaine et l’exercice de la parenté dans les sociétés contemporaines n’est évidemment pas seulement une affaire de théories et de partis à prendre entre les différentes hypothèses et doctrines avancées par tel ou tel anthropologue pour en rendre compte. Il faut aussi avoir mis soi-même la main à la pâte et réalisé, en la matière, une enquête systématique sur les rapports et les représentations de la parenté au sein d’une société réelle. L’obligation vaut aussi bien pour les anthropologues que pour les sociologues et autres spécialistes des sciences sociales concernées par l’étude des sociétés contemporaines. » Maurice Godelier, Métamorphoses de la parenté, Paris, 2004, p. 33. 27 énorme différence. Elle permet, dans notre cas, de voir des dépendances créées par l’asymétrie des échanges, un trait commun de bien des relations inégales. Il ne s’agit pas d’opposer ici les deux genres de catégories émique et étique, elles permettent au contraire d’analyser le phénomène de façon complémentaire. La préférence, dans cette étude, pour la catégorie émique « amitié » et non pour la catégorie étique « clientélisme » est due à l’état de la recherche : l’approche étique des relations interpersonnelles a, en histoire (et en particulier pour la période moderne), déjà fait l’objet d’études approfondies alors que celles qui utilisent le mode émique sont bien plus rares.95 On peut se demander pourquoi avoir choisi l’exemple de la haute noblesse française du XVIIe siècle pour analyser le sujet de l’amitié nobiliaire à l’époque moderne. Le bon état des sources mis à part, la France du Grand Siècle est l’exemple par excellence de la société de cour et ce pour deux raisons qui dépendent l’une de l’autre. Sur le plan du contenu, la société de cour n’atteint nulle part ailleurs en Europe une forme aussi extrême. L’absence de concurrence à la cour royale, tant spatialement qu’institutionnellement, est unique en Europe ; la production culturelle intense et la grande envergure de la politique de grand pouvoir entreprise par Louis XIV renforcent la signification de cette société spécifique dans ce lieu et à cette époque. Ces deux facteurs ont mené (et ont été à cette occasion aussi eux-mêmes étudiés et explicités de façon plus intensive) à ce que la recherche concernant la société de cour s’est particulièrement concentrée sur la France du Roi Soleil. Cette tradition prend ses débuts dès le XVIIIe siècle avec Voltaire96 et se poursuit bien longtemps ensuite, puisque les analyses de Norbert Elias 95 Les deux catégories émique et étique ont besoin d’une explication qui éclaire leur étymologie. Il s’agit de catégories ethnologiques, mais que l’ethnologie a construite en s’inspirant de la linguistique structuraliste. Dans le contexte de cette dernière, la « phonétique » analyse les propriétés des sons indépendamment de leur signification dans une langue donnée, tandis que la « phonémique » analyse ces mêmes sons en tant que « phonèmes », c’est-à-dire en tant qu’éléments du système de sons d’une langue donnée. En faisant abstraction de la syllabe « phon- », on obtient les deux mots « émique » et « étique ». Ils ont été conçus pour permettre le transfert de cette distinction linguistique à l’analyse ethnologique. Ainsi, le chercheur, s’exprimant dans le mode étique, utilise des catégories propres au langage d’analyse, par exemple des sciences sociales, qui sont indépendantes de la culture que l’on examine. S’il s’exprime dans le mode émique, par contre, il utilise et décrit les catégories qui sont en vigueur dans la culture qu’il examine et qui sont donc utilisées par ses informateurs, cf. Florian Coulmas, Die Kultur Japans. Tradition und Moderne, Munich, 2005, p. 18-21. 96 Voltaire, Le siècle de Louis XIV, nouvelle édition, Paris, [sans date, ca. 1930], p. 1, estime que « quiconque pense, et, ce qui est encore plus rare, quiconque a du goût, ne compte que quatre siècles 28 prennent la cour de France comme objet - tout comme celles de Mousnier, Kettering et Neuschel, qui observent des mécanismes sociaux en dehors de la cour, se situent néanmoins dans cette même France du XVIIe siècle. La tradition historiographique n’est certes pas per se un argument pour sa propre continuation. L’état des sources et les raisons de contenu déjà évoquées permettent cependant de considérer que l’exemple français est adapté à notre thème. Cette étude n’est donc ni la biographie individuelle du prince de Condé ni la biographie collective de ses amis. Ce n’est pas non plus un inventaire de son réseau. Pour le dire comme Nietzsche, il ne s’agit pas d’une histoire « antiquaire » de certaines amitiés au sein du réseau des Condé.97 Cependant, il ne s’agit pas non plus d’une histoire « monumentale » de la véritable amitié ou une histoire « critique » de la fausse amitié, ces deux approches nécessitant une perspective normative. L’amitié serait ainsi étudiée à partir d’idées sur la nature de la vraie amitié. Dans le cas d’une histoire monumentale, les vraies amitiés seraient louées et peut-être même présentées comme des amitiés exemplaires sans parallèle dans notre époque ; dans le cas d’une approche critique les fausses amitiés seraient démasquées comme étant fausses. Le problème normatif mis à part, de telles approches posent encore un autre problème : celui de l’anachronisme. Vouloir mesurer l’amitié de l’époque moderne à l’aune de notre conception actuelle présuppose implicitement la validité intemporelle de notre conception. Cela revient à nier que nos idéaux sont aussi liés à un lieu historique. Une telle façon de voir ne donne, en fin de compte, que des informations sur nos propres idéaux de l’amitié, mais ne permet pas d’étudier le processus historique de leur constitution ni l’amitié à l’époque choisie pour l’analyse. On pourrait argumenter que le problème normatif peut être contourné en appliquant des modèles d’amitié sociologiques. Mais cela ne résoudrait pas la question de l’anachronisme. Un modèle sociologique – puisque la sociologie est une science du temps présent – doit être applicable aux sociétés actuelles mais s’il l’est, il n’est plus en mesure de prendre en compte les spécificités de l’amitié à l’époque moderne. dans l’histoire du monde. Ces quatre âges heureux sont ceux où les arts ont été perfectionnés, et qui, servant d’époque à la grandeur de l’esprit humain, sont l’exemple de la postérité. » D’après lui, ces quatre siècles sont la Grèce classique, la Rome de César et d’Auguste, la Florence des Médicis et enfin le siècle de Louis XIV, cf. ibid., 1f. 97 Cf. Friedrich Nietzsche, Vom Nutzen und Nachteil der Historie für das Leben, Stuttgart, 2005 [édition originale Leipzig 1874], ici en particulier p. 18f et p. 26f. 29 Ces deux méthodes ont un point commun : elles sont déductives. Dans le cas de l’un, la déduction prend pour point de départ des idées normatives sur l’amitié, dans le cas de l’autre, des modèles sociologiques sur les relations interpersonnelles. Ici nous proposons d’inverser la perspective et de procéder de façon inductive. Même avec cette approche, on ne peut certes considérer l’objet sans précautions mais cette méthode permet d’avoir moins de présupposés que la méthode déductive. Toutefois, cette méthode soulève un autre problème, celui de la constitution de l’objet de notre étude. Les deux méthodes déductives construisent leur objet soit comme ce qui correspond à un idéal d’amitié (ou bien ce qui prétend fallacieusement leur correspondre, et dans ce cas il s’agirait d’une fausse amitié qui doit être stigmatisée), soit comme ce qui s’appelle « amitié » au sein d’un modèle de relations interpersonnelles (l’amitié est alors souvent un type de relation faisant partie d’un système dans lequel les différents types de relations représentées s’excluent, comme l’amitié, la parenté, le voisinage, le clientélisme98). L’induction se risque, à l’inverse, à rassembler sans schéma méthodique des exemples de relations sociales en leur attribuant l’étiquette « amitié ». Cependant, on peut, dans certains cas, parer à ce danger par une technique très simple en employant la méthode sémantique. Dit autrement, il s’agit de partir des mots employés dans les sources. Dans le cas des textes français de l’époque moderne ici étudiés, cette approche est possible puisque le terme « amitié » y apparaît très souvent. On est alors obligé de supposer que les contemporains voyaient une unité dans le phénomène « amitié » - mais puisque c’est aussi le cas dans les autres approches, cette hypothèse est légitime. Bien sûr, cela n’exclut pas qu’ils différencient eux aussi un emploi littéral d’un emploi métaphorique de la notion. Cette remarque ne doit pas cependant pousser à la conclusion inverse selon laquelle toute relation qui ne correspond pas à notre définition de la notion n’est pas une amitié, qu’elle est pour ainsi dire une amitié impropre. Cela reviendrait à dire que cette relation est nommée « amitié » par les contemporains alors qu’ils savent qu’il ne s’agit pas vraiment d’une amitié mais d’une relation clientéliste ou d’une alliance intéressée. Une telle argumentation est non seulement privée de fondement dans les sources puisque l’on ne peut savoir ce que les gens pensaient lorsqu’ils parlaient et si peut-être ils 98 Ainsi, Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen, op. cit., p. 35-39, propose une grille de lecture qui consiste de quatre types de relations sociales (Reinhard dit explicitement qu’il s’agit d’un choix, il ne veut donc pas dire que ces quatre types de relations soient les seules qui existent). Ce sont « Verwandtschaft » (parenté), « Landsmannschaft » (relation entre compatriotes), « Freundschaft » (amitié) et « Patronage » (clientélisme). 30 pensaient quelque chose de très différents de ce qu’ils disaient, mais en plus c’est un anachronisme puisque elle présuppose que l’amitié ne subit pas de modifications au cours de l’histoire et que la véritable amitié est toujours restée la même. Or ce n’est pas possible, il faut s’attendre à la possibilité qu’à une autre époque l’amitié a eu une autre signification. Mais cela ne signifie pas non plus que le domaine ainsi délimité au sein de la société étudiée soit entièrement homogène : concrètement, tout ce qui est appelé « amitié » dans les sources ne désigne pas obligatoirement le même type de relation. L’attachement au terme « amitié » dans les sources a l’avantage de donner un tertium comparationis entre l’amitié à l’époque moderne et celle de l’époque contemporaine. L’existence du mot (sans solution de continuité de l’époque moderne jusqu’à aujourd’hui) peut être solidement démontrée en citant les extraits où il apparaît. Aucune définition orientée au contenu ne peut atteindre la même clarté. Cependant, il faut prendre en considération que – pour employer la terminologie de Reinhart Koselleck – le mot (Wort) est resté le même mais la notion ou le concept (Begriff) s’est modifié.99 Pour utiliser la terminologie linguistique, cela signifie que l’apparence du signifiant est restée la même mais que le signifié, lui, s’est modifié.100 Les conceptions essentialistes qui disent que l’essence du phénomène est toujours la même gênent la recherche historique sémantique qui est pourtant impérative si l’on travaille avec des termes abstraits tels que l’amitié. Si l’on veut vraiment les utiliser comme outils, on doit pouvoir envisager que des concepts tels que l’amitié varient au cours de l’histoire. Si dans un deuxième temps on affirme que cette évolution ne s’applique qu’au concept mais que le 99 Dans des discussions entre historiens, la dichotomie créée par Koselleck est souvent utilisée de sorte que l’on désigne le sens d’un « mot » comme la « notion ». Cependant, la terminologie de Koselleck s’appuye sur celle de la linguistique créée par Saussure, mais elle n’est néanmoins pas une simple reformulation de celle-ci. Ainsi, le mot n’équivaut pas au signifiant, et la notion n’équivaut pas simplement au signifié. Pour Koselleck, chaque notion est un mot, mais chaque mot n’est pas une notion. Il appelle « notions » des mots comme « Etat » (« Staat ») qui sont particulièrement riches en significations ; c’est l’histoire des notions du champ politico-social que son grand dictionnaire entreprend d’écrire. Pour des raisons pragmatiques, Koselleck refuse d’employer la distinction saussurienne entre signifiant et signifié, cf. Reinhart Koselleck, « Einleitung », in Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck, eds., Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, op. cit., tome 1, Stuttgart, 1972, p. XXIIf. 100 Cette dichotomie des deux côtés du signe linguistique a été introduite par Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, ed. Tullio de Mauro, Paris, 1972, p. 97-103. 31 phénomène reste le même sous des noms différents, on a une approche essentialiste. Cette approche présente deux problèmes méthodiques : d’une part elle est circulaire – on présuppose une existence intemporelle du phénomène puis on cherche des exemples confirmant cette théorie qui la « prouvent » – d’autre part elle est difficilement vérifiable car les critères à partir desquels on peut conclure à l’existence d’une amitié ne sont pas clairs. L’essentialisme mène à ce qu’on projette de façon anachronique la conception actuelle de l’amitié dans le passé, dévalorisant ainsi les conceptions plus anciennes. Elles apparaissent alors ou primitives, comme une amitié entre être non civilisés, ou comme une perversion hypocrite et décadente de la véritable amitié ; cette dernière conception serait une façon de voir tentante pour qualifier l’amitié à la cour. Une telle approche aurait plus pour conséquence pour notre problématique de déformer les faits que de les expliquer. Une étude qui s’appuie sur le terme tel qu’il apparaît dans les sources doit aussi se poser la question de la langue, car un tel terme apparaît toujours sous la forme concrète qu’il prend dans la langue dans laquelle les sources sont écrites. Si l’on entreprend une analyse à partir de textes français, les conclusions ne sont pas applicables sans contrôle préalable à d’autres régions linguistiques européennes de l’époque moderne ; il faut prendre en considération la possibilité de variations du champ sémantique de l’amitié d’une langue à l’autre. L’allemand de l’époque moderne emploie le mot « friuntschaft » différemment de la façon de laquelle le français classique utilise le mot « amitié ».101 Cependant, comme notre analyse ne porte que sur la France de l’époque moderne, le problème de traduction ne se pose pas pour le langage utilisé par les sources. Cela vaut aussi pour les textes latins : on peut supposer que les auteurs français écrivant en latin utilisent le « amicitia » latin comme une traduction directe du mot « amitié ». Pour les ouvrages académiques du temps présent, ce problème ne se pose pas ; on peut utiliser des ouvrages tant en allemand qu’en français, Klaus Oschema ayant attiré l’attention sur le fait que les termes « amitié » et « Freundschaft » recouvraient des réalités différentes à l’époque moderne mais coïncidaient à l’époque contemporaine.102 Dans le 101 Les différences des notions française et allemande au Moyen Âge tardif sont discutées par Klaus Oschema, « Einführung », in idem, ed., Freundschaft oder ‘amitié’?, op. cit., p. 7-21, ici p. 14. 102 Selon Oschema, la notion allemande de « Freundschaft », contrairement à la notion française de l’amitié, avait encore au XIXe siècle conservé des liens conceptuels avec le champ sémantique de la parenté. D’après lui, cet aspect a disparu en allemand au XXe siècle, de façon qu’il est désormais possible de paralléliser les notions dans les deux langues, cf. Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe im spätmittelalterlichen Burgund, op. cit., p. 111. 32 langage de l’analyse, la traduction de « Freundschaft » par « amitié » et vice versa est donc correcte. Ces remarques sur l’histoire de la notion ne signifient pas pour autant qu’il s’agit ici de mener uniquement une étude de l’histoire du concept. Le résultat de notre étude ne doit pas être de confronter les deux définitions d’amitié – celle de l’époque moderne avec l’actuelle – et ce pour deux raisons. D’une part, avec une telle définition on ne pourrait pas tellement mieux comprendre les représentations et les pratiques puisque ni les unes ni les autres écoulent d’une définition – les représentations proviennent de différentes sources comme le code de l’honneur nobiliaire et la tradition antique classique, les pratiques, elles, se jouent dans l’espace social et se développent dans celui-ci. D’autre part, l’amitié n’est pas – contrairement par exemple aux relations de suzeraineté – une relation juridique. On peut ainsi supposer qu’il n’en existait pas de définition globale exacte connue de tous les contemporains à l’époque moderne – tout comme il n’en existe pas pour l’amitié telle qu’on la conçoit aujourd’hui. Il faut donc garder en mémoire qu’une définition qui essaierait d’envisager l’amitié avec une netteté « juridique » serait selon toute vraisemblance trompeuse. Ce mot est donc polysémique ; mais c’est une polysémie que l’on peut décrire. Le mot « amitié » pose ainsi la limite des investigations. Cette limite n’est pas arbitraire. Au contraire, le concept de l’amitié forme, dans l’imaginaire de la noblesse de l’époque moderne, l’élément qui fédère les représentations et pratiques que les contemporains associent régulièrement au concept. C’est précisément la répétition de ces éléments dans différents textes qui justifie l’hypothèse selon laquelle on a à faire à des structures. Comment peut-on alors retrouver les représentations et les pratiques ? Les représentations se trouvent dans les textes – mais pourraient-elles être ailleurs ? Ainsi, ce n’est pas problématique de ne les trouver que dans les textes. Les pratiques, en revanche, n’ont pas lieu dans les textes mais sont seulement rapportées par eux. Dans une perspective de lecture critique des sources il faut naturellement se demander comment on peut savoir que les pratiques décrites sont réellement celles qui étaient courantes et non des inventions pures des auteurs des textes. On peut ici argumenter dans le cas des pratiques de l’amitié avec la probabilité : si une pratique apparaît dans plusieurs textes pour un même milieu et une même époque, et peut-être même pour des événements auxquels diverses personnalités ont pris part, il y a fort à parier que cette pratique ait effectivement été courante. Même si certains passages reposent sur des erreurs ou des manipulations de l’auteur, cela signifierait seulement que la pratique concernée n’a pas eu lieu entre ces deux personnes à ce jour précis mais pas qu’elle n’était pas usuelle. 33 Le fait que les services de l’amitié soient aussi pris en compte ne signifie pas que nous introduirions pour leur analyse une approche concurrente dans laquelle l’amitié serait à nouveau définie au préalable, à savoir comme une relation d’échange symétrique, donc une relation dans laquelle deux partenaires de rangs égaux échangent des dons de même valeur. Une telle démarche pousserait la réflexion dans une logique « fonctionnaliste » : à partir du moment où l’amitié est définie comme une relation d’échange, on présuppose que le sens de l’amitié est l’échange de ressources et que les gens n’ont d’amis que pour mener cet échange à bien. Au contraire, les services que l’on se rend font partie, d’une part, de l’imaginaire et des représentations : qu’attend-on d’un ami ? Que doit-il faire ? Quelles sont les services rendus aux amis dont on se vante, et quels sont les actions des amis qu’on loue lorsqu’on décrit ses amis ? Les services font partie aussi, d’autre part, des pratiques puisque rendre service à un ami est une pratique. Lorsque l’on veut étudier les représentations et les pratiques de l’amitié, il faut se poser la question de savoir quelles sources sont à même de permettre un accès privilégié à ces phénomènes. Sans exclure d’autres sources, ce sont les ego-documents qui sont les plus adaptés, et ce pour plusieurs raisons. Tout d’abord, c’est dans ces sources que l’on peut apprendre qui l’auteur considère comme ses amis. Lorsqu’une telle relation est identifiée, on peut étudier comment elle est représentée et quelles sont les pratiques qui sont liées à cette même relation. Ensuite, on peut étudier comment les nobles se mettent en scène eux-mêmes. Les auteurs s’attribuent eux-mêmes des comportements vis-à-vis de leurs amis. D’habitude, ils cherchent à montrer combien ils ont été fidèles et loyaux envers leurs amis. Dit autrement : dans beaucoup de sources, la description du comportement de l’auteur vis-à-vis des amis est probablement tournée de façon à ce qu’elle s’approche le plus possible de ce que l’on attend d’un bon ami. Enfin, c’est la description de l’ami, soit par l’éloge du vrai ami, soit par les plaintes au sujet du faux ami, qui donne des renseignements sur les images qu’on se fait de l’ami. Ce sont ces trois éléments – la description de la relation, la description de soi-même en tant qu’ami et la description de l’ami – qui sont particulièrement nets dans les ego-documents. Les ego-documents sont certes stylisés ; cependant, ils permettent mieux que d’autres genres textuels d’accéder au domaine des concepts quotidiens peu systématisés, qui apparaissent dans les textes de façon désordonnée et souvent en passant. Leur analyse rend ainsi possible ce que ne peut ni l’histoire des mentalités quantitative de l’école des Annales ni l’histoire traditionnelle des idées. Alors que les méthodes statistiques ne peuvent avoir accès qu’indirectement aux mentalités et que donc se pose toujours la question de savoir si les données quantitatives choisies sont effectivement des indicateurs adaptés pour le phénomène 34 que l’on veut étudier, l’histoire des idées, qui s’appuie sur des sources provenant de milieux particulièrement érudits, comme c’est par exemple le cas des traités philosophiques, a le problème que ces textes sont éloignés des réalités quotidiennes et traitent souvent leur objet à partir de schémas philosophiques (comme la scholastique) ou compilent d’autres textes, surtout ceux de l’Antiquité classique. Dans les traités philosophiques, on peut apprendre beaucoup de choses sur l’état des savoirs à l’époque mais peu de choses sur les représentations quotidiennes des contemporains. Cependant, on peut compléter les ego-documents par d’autres sources, notamment des textes historiographiques, de la littérature de colportage, des traités philosophiques et des sources littéraires. Les textes historiographiques n’offrent certes pas d’autoportrait mais ils peuvent eux aussi véhiculer la représentation de ce qu’est un ami. L’historiographie du XVIIe siècle qui tend souvent à présenter les personnages décrits comme des héros peut être utilisée pour dégager des images de l’amitié idéalisée et de l’ami idéal. La littérature de colportage est aussi une source possible pour les recherches concernant l’amitié. Il faut toutefois manier ces textes avec prudence. Ce genre veut mettre en scène des scandales et il est donc peu utilisable pour une histoire événementielle puisqu’il a tendance à exagérer les faits rapportés pour les rendre encore plus scandaleux. L’histoire sociale a consacré une série d’études à la diffusion et à la circulation de ce genre littéraire ;103 mais au 103 Pour la littérature de colportage, il faut citer Laurence Fontaine, Histoire du colportage en Europe (XVe-XIXe siècle), Paris, 1993, ainsi que Lise Andries, Le grand livre des secrets. Le colportage en France aux 17e et 18e siècles, Paris, 1994. La collection la plus importante de livres de colportage, la bibliothèque bleue de Troyes, est étudiée dans Robert Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles. La Bibliothèque bleue de Troyes, Paris, 1964, ainsi que dans Geneviève Bollème, La bibliothèque bleue. Littérature populaire en France du XVIIe au XIXe siècle, Paris, 1971 (Collection archives 44), et dans idem, La bible bleue. Anthologie d’une littérature « populaire », Paris, 1975. Un choix en est présenté dans idem, Les contes bleus, Paris, 1983. Cf. aussi idem, Le peuple par écrit, Paris, 1986. Cf. en outre Roger Chartier, Figures de la gueuserie, Paris, 1982. Une œuvre datant du XIXe siècle, mais que Mandrou, De la culture populaire aux XVIIe et XVIIIe siècles, op. cit., p. 222, désigne comme « essentiel » est Charles Nisard, Histoire des livres populaires, ou de la littérature du colportage depuis l’origine de l’imprimerie jusqu’à l’établissement de la commission d’examen des livres du colportage – 30 novembre 1852, Mayenne, 2ième éd. 1968 [réimpression de l’édition Paris, 1855]. Une période postérieure est analysée dans Jean-Jacques Darmon, Le colportage de libraire en France sous le second Empire. Grands colporteurs et culture populaire, Paris, 1972. Pour 35 niveau de son contenu, les historiens ne l’ont pas encore utilisé de façon à exploiter les possibilités qu’il offre. Pour l’histoire culturelle ces sources sont aussi très intéressantes sur le plan du contenu, à la différence de l’histoire événementielle et de l’histoire sociale. Mais comment les lire ? C’est le scandale qui est au centre du texte. Le scandale lui-même renferme des informations importantes sur la société : là où il y a un scandale et donc une transgression, il y a aussi une norme. C’est dans la transgression que les tabous deviennent particulièrement visibles. Pour que le scandale saute aux yeux, on a besoin d’un cadre dans lequel le scandale se détache. Ce cadre, en revanche, ne doit pas être scandaleux pour ne pas diminuer le caractère inouï de l’action principale. Il doit donc se trouver dans le domaine de la normalité. Si on lit ces textes « à contre-courant », en faisant attention aux petits détails de l’arrière-plan, on peut y voir les mœurs et usages qui sont courants dans le milieu étudié. Mais pourquoi utiliser un genre aussi problématique ? Cette littérature raconte des situations scandaleuses qui se jouent dans le quotidien du milieu noble. Les mémorialistes, les biographes, les historiens décrivent à l’inverse le plus souvent les événements considérés comme les plus importants, les memorabilia. La littérature de colportage ouvre à l’inverse une fenêtre sur les situations du quotidien. Les textes philosophiques ne peuvent pas être opposés en tant que discours « normatif » au discours « empirique » de la vie quotidienne. Beaucoup de textes philosophiques prennent en compte non seulement l’amitié idéale mais aussi l’amitié réelle, à commencer par Aristote.104 Il faut cependant insister sur le fait que ces textes sont des réflexions systématiques, ils véhiculent donc une représentation de l’amitié qui est plus cohérente et plus complexe que la pratique quotidienne. Mais il faut garder en mémoire qu’il existe des échanges entre la sphère quotidienne et la sphère savante ou lettrée. Les textes philosophiques influencent le discours quotidien qui lui-même tend à provoquer la création de nouveaux textes philosophiques sur le sujet. Ces derniers ne sont pas nécessairement des réflexions du discours quotidien, mais peuvent aussi être des modèles qui proposent une alternative à la pratique de l’époque. l’Allemagne à l’époque contemporaine, cf. Gabriele Scheidt, Der Kolportagebuchhandel (1869-1905). Eine systemtheoretische Rekonstruktion, Stuttgart, 1994. 104 Selon Aristote, l’amitié basée sur la vertu est certes l‘amitié parfaite, mais il existe néanmoins aussi des formes imparfaites de l’amitié, à savoir celles basées sur le plaisir et sur l’intérêt, cf. Aristote, L’éthique à Nicomaque. Introduction, traduction et commentaire, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, 2 tomes, Paris/Louvain, 2ième éd. 1970, p. 214-224. Aristote ne s’intéresse donc pas seulement à l’amitié parfaite telle qu’elle devrait être, mais aussi aux amitiés réelles avec leurs défauts. 36 Montaigne offre ainsi un exemple de ces effets croisés. Il reprend des topoï antiques et les mêle à sa propre expérience en se plaçant lui-même explicitement à l’écart des amitiés « habituelles ».105 Au XVIIe siècle, on trouve dans des lettres et dans des mémoires – donc dans des documents issus de ces amitiés « habituelles » – des réutilisations des idées de Montaigne. Ici, il y a d’abord eu la création d’un discours philosophique et littéraire contre le discours quotidien, suivi quelques décennies plus tard, de la récupération par d’autres personnes de ce discours dans le discours quotidien. Avec Montaigne, à côté de la sphère philosophique, c’est aussi la sphère littéraire qui est abordée. Pour la seconde, on observe les mêmes interactions que pour les textes philosophiques : les images et les idées véhiculées par les textes littéraires passent dans la présentation de soi des nobles, et les événements de la vie de la cour donnent lieu à des œuvres littéraires qui s’inspirent de ces mêmes événements. A partir de ces textes philosophiques et littéraires, on peut étudier en particulier quels motifs récurrents et quels topoï les nobles reprennent pour décrire leur propre vie et comment cette description se réfère ouvertement à des modèles littéraires – au XVIIe siècle c’est principalement le cas pour des motifs issus de l’Antiquité classique.106 On peut reprocher au procédé ici présenté de mélanger les écrits d’auteurs et de genres différents, qui proviennent de surcroît de différentes décennies. Ce reproche ne peut être balayé avec légèreté mais on peut y répondre de cette façon : si on ne peut pas présupposer une certaine homogénéité des mentalités et des pratiques chez des personnes vivant à la même époque au même endroit, appartenant à la même couche sociale et qui, dans la plupart des cas, 105 Comme Montaigne le formule pour délimiter l’amitié parfaite des amitiés ordinaires, qui selon lui ne méritent pas vraiment ce nom : « Au demeurant, ce que nous appelons ordinairement amis et amitiés, ce ne sont qu’accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s’entretiennent. En l’amitié de quoi je parle, elles se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. » Michel de Montaigne, Essais, ed. Jean Céard, tome 1, Paris, 2002, p. 330 (I, 28, « De l’amitié »). 106 L’influence de l’Antiquité classique sur le Siècle Classique français et les usages que les Français du XVIIe siècle ont faits de l’héritage des Grecs et Romains sont si répandus et multiformes qu’il est presque impossible d’en donner une vue d’ensemble. C’est probablement la raison pour laquelle nous ne disposons pas encore d’une œuvre de synthèse qui traiterait cette problématique. Pour des conseils concernant ce sujet, je remercie Frank-Rutger Hausmann et Jürgen Grimm. 37 se connaissent les uns les autres, l’analyse supra-individuelle de ces phénomènes serait vaine, que ce soit avec notre méthode ou avec une autre. Bien plus, on peut partir du principe que la lecture des mêmes textes (en particulier de ceux issus de la tradition biblique et classique), l’éducation noble, qui, même si ses contenus ne sont pas fixés juridiquement, obéissait dans les faits partout aux mêmes normes, le code de l’honneur et les mécanismes de la vie à la cour aient eu une action uniformisatrice sur la pensée de la noblesse du Grand Siècle – après tout la haute noblesse, en particulier, est un univers dont le degré de fermeture sociale n’a pas d’équivalent à l’époque contemporaine.107 L’objection selon laquelle à l’époque contemporaine, les entreprises ou unités professionnelles (le Betrieb au sens de Max Weber, c'est-à-dire aussi les administrations, les écoles, les universités) fonctionnent de façon semblable à la cour en circuit fermé, n’est en fait que partiellement juste : un changement de métier est aujourd’hui encore difficile mais n’est pas impossible ; un noble de l’époque moderne, lui, ne peut sortir de la société noble qu’au prix de sa mort sociale. Cette réflexion mène – en particulier en ce qui concerne la discussion sur la notion d’histoire culturelle – à la question du concept de culture employé ici dans notre étude. On pourrait en effet avancer que la noblesse française n’a qu’une unité trompeuse et qu’elle s’émiette dans la diversité des milieux – entre haute noblesse, noblesse provinciale, noblesse de robe, pour ne nommer que les principales catégories – trop hétérogènes pour pouvoir tirer des conclusions qui les concernent tous. Mais en fait, ces milieux partagent des modèles culturels. Dans la perspective des nouvelles théories de la culture répandues dans les sciences sociales et les études culturelles,108 la culture ne doit pas être envisagée comme un « container » (pour réemployer une métaphore polémique très appréciée des débats anthropologiques), c'est-à-dire comme un espace clos. Au contraire, le terme doit être pris comme un processus. Ce qui signifie que la culture de la noblesse française n’a pas des limites fixes, ce qui vaut pour les deux composantes de la « noblesse française » à la fois. Autrement dit : les motifs culturels ne s’arrêtent pas nécessairement ni aux limites entre les ordres ni aux frontières entre les pays. En effet, nos résultats semblent indiquer que les comportements et discours ici étudiés se 107 Pour la fermeture sociale de la haute noblesse à l’époque de Versailles cf. la thèse de Leonhard Horowski, Machtstrukturen und Karrieremechanismen am Hof von Frankreich (1661-1789), Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia 72) (à paraître). 108 Pour une vue d’ensemble des théories les plus importantes, surtout sous la perspective de leur influence sur l’histoire cf. Peter Burke, Was ist Kulturgeschichte ?, op. cit. 38 retrouvent aussi bien dans la grande bourgeoisie française que dans la noblesse du reste de l’Europe occidentale et centrale. Le fait que la noblesse française soit notre objet d’étude ne doit pas pousser à dire que les phénomènes observés lui soient strictement propres et particuliers et complètement étrangers à d’autres groupes ne faisant pas partie de cette noblesse française. Quand nous parlons donc de la culture de la noblesse française, nous ne parlons pas d’une essence mais du fait que les nobles français partagent un certain nombre de représentations mentales et de modes de comportement, rien de plus et rien de moins.109 A cause de son sujet, cette étude appartient au domaine de l’histoire culturelle mais n’est pas en opposition frontale contre l’histoire politique et sociale. Même si, comme nous le verrons, le processus statistique et de quantification n’est pas adapté à l’analyse du phénomène de l’amitié, on ne peut l’étudier correctement détachée de son contexte. Ceci implique d’une part de regarder aussi l’histoire politique et donc de la cour ainsi que les modifications de la monarchie et de l’Etat français au cours du XVIIe siècle, d’autre part d’avoir le contexte social en tête, c'est-à-dire à nouveau la cour en tant qu’espace social et la noblesse en tant que groupe social formant un milieu avec des échelles de valeurs et un mode de vie spécifiques à cet état. Ce n’est que si l’on opère avec des définitions anachroniques – une histoire politique conçue comme une « histoire-bataille », où la politique (pour reprendre la formulation polémique de Stuart Carroll) serait « essentially about chaps poring over maps »,110 et une histoire sociale qui s’oblige à dessiner des masses de populations dans des diagrammes à barres – que ces deux sortes d’histoire ne sont d’aucune aide pour l’étude du phénomène de l’amitié. Mais si l’on renonce complètement aux dimensions du politique et du social, on se retrouve à faire une histoire des idées depuis longtemps obsolète (une histoire qui se contente de compiler des textes en les comparant sans tenir compte du contexte extratextuel) ou une étude plus ethnographique qu’ethnologique des pratiques, qui décrit les mœurs et les coutumes, préférant le curieux au banal et courant le danger de construire pour leur interprétation des univers symbolique hypertrophiques au lieu de s’attacher à une explication plus simple qui consiste à chercher les liens entre le symbolique et le matériel. Comme il est question d’histoire culturelle, il faut aussi s’interroger sur la deuxième composante de cette notion : de quel droit une telle étude comme la nôtre se rattache-t-elle à 109 Nous entendons donc la notion de « culture nobiliaire » ou de « culture de la noblesse » de façon « nominaliste » et non pas « réaliste » ; pour nous, c’est un outil heuristique qui sert à décrire des phénomènes dans le monde dans lequel vivent les nobles, non pas une essence. 110 Stuart Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, Oxford, 2006, p. 330. 39 la discipline historique ? Ne s’agit-il pas plutôt d’une analyse philologique ? A ces questions, on peut répondre en plusieurs points. La plupart des textes ici exploités sont des textes non-fictionnels. Ils se placent ainsi dans le cadre des rapports fonctionnels au sein de la société. Même si beaucoup de textes relèvent de l’autofiction111 et sont donc des textes qui stylisent la biographie de leur auteur de façon littéraire, on ne peut nier qu’il s’agisse d’êtres de chair et de sang et non de personnages de romans. En d’autres mots, contrairement par exemple aux personnages des tragédies de Racine, les auteurs réels ont agi dans une réalité complexe et contradictoire alors que, bien souvent, les mondes fictionnels sont lissés, simplifiés, schématisés et centrés sur des conflits précis. Les textes produits par les auteurs ici étudiés ont eu des conséquences réelles pour eux – dramatiques parfois comme pour l’auteur de l’Histoire amoureuse des Gaules de BussyRabutin, ce qui montre que les choses qu’un courtisan écrit sur un autre sont loin d’être anodines. Par ailleurs, justement comme ces textes sont des textes utilitaires dont le degré de stylisation littéraire varie entre les auteurs et les textes, notre étude sort du cadre habituel de la philologie, qui tend à choisir les textes qu’elle analyse en fonction de leur qualité artistique en non en fonction de leur valeur en tant que sources. Ainsi, elle privilégie les textes qui sont des œuvres d’art de premier rang, laissant de côté les textes qui sont peut-être moins beaux, mais qui peuvent nous apprendre beaucoup sur la société qui les a produits. Enfin, il s’agit certes d’étudier ici l’amitié comme un ensemble d’idées, de moyens rhétoriques et de pratiques, donc aussi de s’intéresser à la présentation de soi et à la communication, mais ce n’est pas une raison pour considérer que ce sujet ne relève pas de l’histoire ou qu’il n’a pas d’intérêt historique. Il est au contraire historique puisqu’il est question de personnes ayant vécu à une certaine époque, dans un certain lieu qui ont interagi de cette façon ; et il est intéressant pour la discipline historique car cette forme d’interaction fut un instrument important des rapports de force à la cour. 111 Pour le concept de l’autofiction, cf. Vincent Colonna, Autofiction & autres mythomanies littéraires, Auch, 2004 ; Philippe Gasparini, Est-il je ? Roman autobiographique et autofiction, Paris, 2004. 40 I.3. Les sources Notre étude s’appuie de façon délibérée sur différentes formes de sources. L’amitié n’est ni une biographie ni un événement unique que l’on pourrait clairement dater ni encore un processus administratif, c’est pourquoi elle n’a pas de corpus qui lui soit exclusivement lié et qui puisse être clairement distingué des sources exclues a priori car non pertinentes. Par ailleurs, on ne peut pas quantifier l’amitié. Il serait à première vue tentant de compter les lettres et de déduire l’intensité de l’amitié du nombre des interactions ; la densité des interactions écrites n’est cependant pas l’apanage de l’amitié mais est conditionnée d’un part par le degré d’éloignement géographique (puisque la distance empêche de communiquer oralement) et d’autre part par le sujet que les deux correspondants souhaitent traiter. Une correspondance fréquente n’est ainsi pas nécessairement l’indicateur d’une relation étroite et encore moins d’une amitié, ni dans le sens de l’époque ni dans notre acception actuelle. Les sources se trouvant aux archives de Chantilly montrent que souvent le prince de Condé n’a pas entretenu de correspondance suivie (en tout cas à en juger par le matériel qui nous est parvenu) avec des personnes dont on sait, grâce aux sources narratives et secondaires, qu’elles sont de proches amis (principalement avec les petits-maîtres112). A l’inverse, il reste une correspondance très complète qu’il a entretenue avec des gens comme Perrault, son intendant des finances, dont il reçoit presque quotidiennement des lettres ; mais, ni d’après les critères de l’époque ni d’après les critères actuels, on ne pourrait compter un employé parmi les amis du prince. Si l’on voulait s’en tenir à cette approche quantitative, le prix en serait qu’il faudrait définir l’amitié d’une façon qui ne correspondrait pas aux conceptions de cette époque, ce qui n’est pas envisageable ici ; le prix à payer serait trop lourd, car on tomberait dans un conflit entre les notions moderne et contemporaine de l’amitié. Lorsque les processus de quantification ne sont pas efficaces, l’éclectisme est de mise, voire inévitable. Cependant, si l’on sélectionne les sources de façon aléatoire, on peut avoir des difficultés à les assembler dans un corpus cohérant. Nous avons choisi la méthode suivante : nous avons pris la personne du Grand Condé comme point de départ. De cette façon il a été possible de rassembler des sources très diverses dont des sources manuscrites que nous avons trouvées aux archives, en particulier des lettres, mais aussi des mémoires publiés, des textes historiographiques de l’époque moderne, des oraisons funèbres et des textes littéraires. Il ne s’agit pas de faire un inventaire des amis de Condé, ce 112 On désigne comme petits-maîtres un groupe d’amis de jeunesse de Condé. 41 qui, à notre avis, serait impossible pour des raisons méthodologiques. Par contre, notre procédé qui consiste à partir de l’entourage d’une personne permet de trouver des textes d’auteurs qui on vécu à la même époque, dans le même lieu et dans le même milieu. Il n’en résulte certes pas un corpus qui permette une quantification mais la méthode garantit une cohérence des sources au moins en ce qui concerne le contenu. Autrement dit, l’unité de temps, de lieu et d’origine des sources rééquilibre, autant que faire se peut, leur éclecticisme inévitable. La cohérence des sources est l’une des deux lignes directrices : la seconde est le terme « amitié » lui-même, tel qu’il se trouve dans les sources.113 L’utilisation de genres différents diminue aussi le risque de se laisser tromper par les caractéristiques propres des lettres et des autobiographies. Les pistes prometteuses qui sont apparues, comme dans le cas de Bussy-Rabutin et de Madame de Sévigné, ont aussi été exploitées même si elles s’éloignaient du prince. Ce procédé donne plus de résultats que par exemple la recherche de témoignages issus de cercles différents ; si l’on connaît les détails biographiques des personnes concernées, leurs témoignages sur l’amitié peuvent être utilisés de façon plus profitable. Mais pourquoi choisir les Condé et les ego-documents les concernant comme point de départ ? Ne sont-ils pas un cas particulier puisqu’ils se trouvent hiérarchiquement au sommet de la société, dans une place qui este tellement élevée qu’ils ne peuvent presque plus être considérés comme représentatifs de la noblesse ? Sur le problème de la représentativité, on peut répondre que le prince lui-même n’est peut-être pas représentatif mais son entourage l’est. Il est même tout à fait légitime de supposer que ces personnes se comportent face à ce noble de très haut rang de la façon dont on doit se comporter face à toute personne qui est supérieure par le rang. Condé n’est pas un souverain : les particularités qui ont cours dans les rapports avec les têtes couronnées ne s’appliquent pas pour lui. En ce qui concerne la culture de l’amitié, on peut croire que les princes de sang ne forment pas une culture particulière ou une « subculture » au sein de la noblesse. Il faut bien plus s’attendre à ce que la très haute noblesse soit justement celle qui lance les tendances dans les comportements des aristocrates. La culture de la compétition de la noblesse a pour résultat que les nobles règlent leur comportement sur les nobles qui leur sont supérieurs en rang.114 Par conséquent, on peut 113 Cf. supra, Méthodologie. 114 Norbert Elias pousse ce raisonnement beaucoup plus loin. Selon lui, les échelons les plus haut placés dans la société se trouvent sans cesse dans la nécessité d’inventer de nouvelles formes de bonne conduite (on pourrait penser aux coutumes, mais aussi aux locutions ou à la tenue vestimentaire), car 42 considérer que la très haute noblesse joue le même rôle de modèle pour le reste de la noblesse dans le domaine du comportement dans les amitiés. Par ailleurs, ce sont eux qui sont les piliers de l’institution qu’est la cour. Les comportements que l’on trouve dans leur entourage sont ainsi très probablement caractéristiques pour le reste de la société de cour. De plus, la noblesse n’est pas un ordre dans lequel le sommet serait organisé de façon hiérarchique au dessus d’une base dans laquelle le reste des nobles seraient égaux les uns par rapport aux autres. Au contraire, hiérarchie et compétition font partie de l’idéal noble et de l’idée que les nobles ont d’eux-mêmes. La rhétorique qu’emploie le roi vis-à-vis de Condé est très semblable à celle que Condé emploie vis-à-vis des nobles qui lui sont inférieurs – il n’y a donc pas de raisons de penser qu’ils ne font pas de même lorsqu’ils sont à leur tour dans la position du supérieur face à un noble qui leur est inférieur. Le fait de s’abaisser ou de feindre d’élever son partenaire inférieur, suivant la façon dont on considère la chose, afin d’interagir d’égal à égal est probablement une constante de toute la hiérarchie nobiliaire. Dans le cas de l’entourage de Condé, on a l’avantage de connaître la position hiérarchique de presque toutes les personnes ce qui permet d’éviter les malentendus sur ce point, les données biographiques les membres des classes moyennes imitent les manières des élites ; par cela, ces mêmes manières perdent leur qualité de signes de distinction et doivent être remplacés par de nouvelles formes de conduite, cf. Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen,2 tomes, tome 2 : Wandlungen der Gesellschaft. Entwurf zu einer Theorie der Zivilisation, Amsterdam, 1997, p. 426 : « Die Hauptfunktion der höfischen Aristokratie – ihre Funktion für den mächtigen Zentralherrn – ist es ja gerade, sich zu unterscheiden, sich als unterschiedene Formation, als soziales Gegengewicht gegen die Bourgeoisie aufrechtzuerhalten. Sie ist völlig freigesetzt für eine ständige Durcharbeitung des distinguierenden, geselligen Verhaltens, des guten Benehmens und des guten Geschmacks. Bürgerliche Aufstiegsschichten sitzen ihr auf der Ferse. Sie sind weniger für die Durcharbeitung des Verhaltens und des Geschmacks freigesetzt; sie haben einen Beruf. Aber auch ihr Ideal ist es zunächst, wie die Aristokratie ausschließlich von Renten zu leben, und wenn möglich ganz in den höfischen Kreis Eingang zu finden; noch ist der höfische Kreis auch für einen guten Teil der bürgerlichen Menschen, die etwas auf sich halten, das Vorbild. Sie werden ‚Bourgeois Gentilhommes‘ [sic]. Sie ahmen den Adel und seine Manieren nach. Eben damit aber werden ständig Verhaltensweisen, die oben im höfischen Kreise ausgebildet worden sind, als Unterscheidungsmittel unbrauchbar, und die maßgebenden Adelsgruppen werden zu einer weiteren Durchbildung des Verhaltens gedrängt. Immer wieder werden Gebräuche, die zuvor ‚fein‘ waren, nach einiger Zeit ‚vulgär‘. Immer wieder feilt man weiter aus und die Peinlichkeitsschwelle verlagert sich, bis schließlich mit dem Untergang der absolutistisch-höfischen Gesellschaft in der französischen Revolution [sic] diese Wechselbewegung aufhört oder mindestens an Intensität verliert. » 43 de ces personnages étant bien connues pour la plupart. Si l’on compare cette situation avec d’autres façons de procéder, comme par exemple en se centrant sur la petite noblesse (puisque c’est elle qui constitue la plus grande partie de cet ordre et par conséquent pourrait être quantitativement plus représentative), on aurait bien moins de « sources-vestiges » (Überrestquellen) que pour les Grands et, même dans le meilleur des cas, très peu de « sources-tradition » (Traditionsquellen).115 La mise en contexte serait ainsi bien plus difficile à faire. L’entourage de Condé présente en plus l’avantage de rassembler des gens provenant de différentes catégories de la noblesse : certains comme La Rochefoucauld sont issus de la très haute noblesse, d’autres de la moyenne et petite noblesse comme par exemple Guitaut et Bussy-Rabutin, d’autres enfin, tels Gourville, sont des hommes nouveaux issus de la bourgeoisie. Tous les niveaux de la hiérarchie sont ainsi rassemblés. On peut donc obtenir des sources de ce réseau des informations sur des formes culturelles de personnes qui sont certes étroitement liées, mais qui appartiennent à des niveaux de noblesse très différents. C’est justement ce mélange qui garantit un meilleur aperçu de l’imaginaire de toute la noblesse. La renommée des Condé offre deux avantages supplémentaires. D’une part, ils apparaissent dans des témoignages d’autres nobles comme par exemples dans les Mémoires de la Grande Mademoiselle ;116 cette imbrication avec le reste de la noblesse apporte un soutien supplémentaire à l’analyse des formes culturelles. Ceci peut s’expliquer soit parce que le chef de la maison des Condé est un noble particulièrement connu ou bien parce que le cercle de ses connaissances rassemble les membres le plus renommés de la société de cour ; deux aspects 115 Nous reprenons ici la dichotomie classique faite par la tradition historiographique allemande. Cette dichotomie remonte aux œuvres de Johann Gustav Droysen et d’Ernst Bernheim, dans leurs écrits méthodologiques formulés à la fin du XIXe siècle. Une « source-vestige » est, d’après cette terminologie, une source issue immédiatement de la vie quotidienne des hommes, qui n’est pas écrite avec l’idée que la postérité pourrait la lire ; cela serait le cas des actes administratifs ou des lettres. Une « source-tradition », par contre, serait une source écrite pour la postérité comme public, comme l’historiographie officielle ou aussi une autobiographie. La dichotomie est utilisée de nos jours avec plus de précaution, car bien des textes se soustraient à la différence absolue entre un vestige quasi archéologique et un texte adressé directement à la postérité. 116 Pour la Grande Mademoiselle cf. Vincent Pitt, La Grande Mademoiselle at the court of France. 1627-1693, Baltimore, 2000 ; Jean Garapon, La Grande Mademoiselle mémorialiste. Une autobiographie dans le temps, Genève, 1989 ; Christian Bouyer, La grande mademoiselle. Anne Marie Louise d'Orléans duchesse de Montpensier, Paris, 1986. 44 qui ne sont en fait que les deux faces d’une même médaille. De plus le recours aux Condé permet une utilisation profitable de textes édités à plusieurs reprises et donc facilement accessibles comme le sont par exemple les œuvres de Bussy-Rabutin. D’autre part, si l’on le compare avec d’autres nobles, la notoriété du prince a conduit à la publication d’un grand nombre de documents le concernant (comme l’Oraison funèbre du Prince de Condé de Bossuet, le De morte Ludovici Borbonii du père Bergier ou encore l’Histoire du Grand Condé de Pierre Coste) qui facilitent l’accès à la conception de l’amitié et aux pratiques afférentes dans l’entourage du prince. Le sens de ce choix n’est donc pas de faire une analyse de réseau, il ne s’agit pas de savoir comment fonctionne l’amitié dans ce réseau particulier. Le réseau des Condé est si grand qu’une analyse exhaustive n’aurait pas de sens ni ne serait possible : rien que la correspondance des années 1646-1686 remplit 108 volumes de lettres concernant plusieurs centaines de correspondants dont beaucoup sont à l’étranger et sortent ainsi du cadre de notre étude – qui est la forme particulière de l’amitié au sommet de la société française au XVIIe siècle. L’analyse de ce réseau sous l’angle de l’amitié ne serait possible que si l’on parvenait à distinguer clairement les amis des clients, des parents, des serviteurs, etc. pour en faire un groupe à part – ce qui nous ramènerait à notre point de départ : on serait à nouveau dans l’impossibilité de tracer une limite nette entre l’amitié et les autres relations sociales. On pourrait argumenter que, dans ces conditions, cela ne vaut pas la peine de chercher des documents d’archives, que l’approche ici choisie, centrée sur les représentations et les pratiques de l’amitié, pourrait tout aussi bien être effectuée en ayant recours uniquement aux sources publiées. Cependant, si l’on procédait de cette façon, on ajouterait une deuxième restriction à la limite inévitable du hasard des transmissions historiques, car les sources dépendraient ainsi du choix des éditeurs. Les correspondances royales mises à part, il n’y a que très peu de correspondances qui soient publiées entièrement. Celles qui existent, comme par exemple celle de Mazarin,117 datent du XIXe siècle et correspondent aux exigences de la recherche de cette époque : les textes choisis concernent principalement des affaires d’Etat ou officielles et toutes les formules de politesse qui paraissaient insignifiantes aux éditeurs de l’époque ont été supprimées, ainsi par exemple les formules de salutation en fin de lettre n’ont pas été reprises, remplacées en général par un simple « etc ». Le plus souvent, c’est la correspondance entre deux personnes particulières qui a été publiée, comme par exemple les 117 Lettres du Cardinal Mazarin à la Reine, à la Princesse Palatine, etc. Ecrites pendant sa retraite hors de France, en 1651 et 1652, ed. Jules A. Ravenel, Paris, 1836. 45 lettres échangées entre Condé et Mademoiselle de Portes ;118 l’une des seules exceptions est la correspondance de Madame de Sévigné dont les lettres, considérées comme exemplaires, ont été publiées dans leur intégralité. Elles sont une source importante mais leur auteur, en tant que précieuse,119 ne peut à elle seule sous-tendre une étude sur l’amitié nobiliaire. Pour le genre épistolaire, il faut donc avoir recours aux archives. Les archives de Chantilly sont particulièrement indiquées car leur fonds est très important et les personnes concernées par les documents qui y sont déposés ont beaucoup écrit et ont fait l’objet de nombreux ouvrages. On peut ainsi rassembler un grand nombre de pièces au sujet des discours et rituels de l’amitié et utiliser les assertions issues de sources de genres différents pour les mettre mutuellement en contexte. Par ailleurs, le fonds a été inventorié de façon exhaustive au XIXe siècle. Le duc d’Aumale, qui avait hérité du château après l’extinction des Condé120 et l’avait fait transformer en un musée des beaux-arts, ce qu’il est encore aujourd’hui, fit faire par ses archivistes un inventaire systématique de la correspondance des Condé. Elle est ainsi accessible, classée par année, chaque année ayant un registre de toutes les lettres ; un index permet de retrouver les personnes pour chaque volume, sans toutefois indiquer à chaque fois précisément la lettre. Comme nous avons choisi de prendre comme point de départ les ego-documents, il nous faut discuter cette catégorie de textes. Il nous faudra aussi aborder la problématique de l’histoire du moi, incontournable si l’on traite de sources écrites à la première personne. Dans les 118 Marie-Felice de Budos, marquise de Portes, La correspondance de Marie-Felice de Budos, marquise de Portes, avec le Grand Condé, ed. Jean-Bernard Elzière, Portes, 1975. 119 Carolyn Lougee Chappell, Le Paradis des Femmes. Women, Salons, and Social Stratification in Seventeenth-Century France, Princeton, 1976, p. 7, explique l’histoire de la notion de précieuse : « The term précieuse also requires definition. The term was originally coined in the early 1650s to ridicule the affectation of one group of young women in Paris; at that time other women prominent in polite society, Mademoiselle de Montpensier and Madeleine de Scudéry among them, vigorously distinguished between the one overzealous coterie of précieuses and themselves. Gradually, however, the term came to be applied without pejorative connotations to more and more groups of women until by 1661, when Somaize published the Grand dictionnaire des prétieuses […], the term précieuse was commonly applied to all women in Parisian salons. » 120 Les Condé se sont éteints pendant l’ère napoléonienne. Napoléon avait fait enlever le dernier duc d’Enghien, qui était allé en exil, et l’avait fait fusiller devant le château de Vincennes, où on peut toujours voir un monument érigé à la mémoire du duc. Son père, le dernier prince de Condé, est mort en exil peu après, dans des circonstances qui n’ont jamais pu être complètement éclairés. 46 sources ici employées, ce sont les ego-documents qui occupent le plus de place. Ces egodocuments sont définis de façon pragmatique, comme des sources qui sont écrites à la première personne du singulier. Ce sont, dans notre cas, principalement des lettres et des mémoires.121 La recherche sur les ego-documents a utilisé plusieurs catégories, qu’il faudra discuter ici pour éviter des malentendus. En allemand, les écrits dans lesquels un personnage donne des informations sur lui-même sont désignés comme des « Selbstzeugnisse »,122 littéralement des 121 Pour le genre des mémoires dans le Grand siècle français Noémi Hepp/Jacques Hennequin, eds., Les valeurs chez les mémorialistes français du XVIIe siècle. Colloque de Strasbourg et Metz, 18-20 mai 1978, Paris, 1979. Cf. en outre Marc Fumaroli, « Les mémoires du XVIIe siècle au carrefour des genres en prose », XVIIe siècle, 94-95, 1972, p. 7–37. Fumaroli a récemment été critiqué par Christian Jouhaud/Dinah Ribard/Nicolas Schapira, Histoire, Littérature, Témoignage. Écrire les malheurs du temps, Paris, 2009, qui lui reprochent de s’appuyer sur une notion de « mémoires » développée au XIXe siècle qui, d’après eux, réunit rétrospectivement des textes hétérogènes dans un seul et même genre. Cf. en outre les travaux de Carolyn Lougee sur les textes autobiographiques dans la France moderne, comme par exemple Carolyn Lougee Chappell, « ‘Reason for the Public to Admire Her’: Why Madame de La Guette Published Her Memoirs », in Elizabeth C. Goldsmith/Deena Goodman, eds., Going Public. Women and Publishing in Early Modern France, Ithaca, 1995, p. 13-29. Carolyn Lougee a mis un accent particulier sur l’analyse des mémoires d’émigrés huguenots, cf. Carolyn Lougee Chappell, « The Pains I Took to Save My/His Family: Escape Accounts by a Huguenot Mother and Daughter after the Revocation of the Edict of Nantes », French Historical Studies, 22, 1999, p. 5-67; idem, « Paper memories and identity papers. Why Huguenot refugees wrote memoirs », in Bruno Tribout/Ruth Whelan, eds., Narrating the self in early modern Europe, Oxford, 2007 (European connections 23), p. 121-138. 122 Des recueils de tels documents pour l’Allemagne moderne sont Gabriele Jancke, Selbstzeugnisse im deutschsprachigen Raum. Autobiographien, Tagebücher und andere autobiographische Schriften, 1400-1620. Eine Quellenkunde, sur internet sous http://www.geschkult.fuberlin.de/e/quellenkunde/index.html, et Benigna von Krusenstjern, Selbstzeugnisse der Zeit des Dreißigjährigen Krieges. Beschreibendes Verzeichnis, Berlin, 1997. Cf. en outre la grande étude de Gabriele Jancke sur l’autobiographie en tant que pratique sociale, Gabriele Jancke, Autobiographie als soziale Praxis. Beziehungskonzepte in Selbstzeugnissen des 15. und 16. Jahrhunderts im deutschsprachigen Raum, Cologne/Weimar/Vienne, 2002 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 10). Cf. aussi Alf Lüdtke/Reiner Prass, eds., Gelehrtenleben. Wissenschaftspraxis in der Neuzeit, Cologne/Weimar/Vienne, 2008 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 18) ; Andreas Bähr/Peter Burschel/Gabriele Jancke, eds., Räume des Selbst. Selbstzeugnisforschung transkulturell, 47 « témoignages de soi-même ». L’utilisation néerlandaise du mot « ego-document » est plus ou moins similaire à celle du mot « Selbstzeugnis » en allemand ; la confusion peut naître du fait que le mot « Ego-Dokument » en allemand désigne une catégorie plus vaste que « Selbstzeugnis », à la suite de la redéfinition faite par Winfried Schulze, qui se démarque de la tradition néerlandaise. Selon Winfried Schulze, les « Ego-Dokumente » englobent tous les textes dans lesquels un homme renseigne sur lui-même, et cela indépendamment de la question de savoir s’il le fait de plein gré – par exemple dans une lettre, dans un journal intime, dans une note sur un rêve qu’il a fait ou dans un essai autobiographique – ou s’il a été amené par d’autres circonstances a fournir cette information. De telles circonstances peuvent être des interrogations ou des énoncés dans le cadre de procès administratifs, juridiques ou économiques, par exemple la perception d’un impôt, la visitation d’un évêque, des interrogations des sujets d’un souverain, la déposition d’un témoin dans un procès, des informations personnelles, comme par exemple sur l’état civil, données lors d’un procès, des interrogatoires, voire des entretiens d’embauche, des lettres de rémission, des livres de comptes, des testaments. Schulze insiste sur le fait que les « Ego-Dokumente » conçus ainsi sont un champ beaucoup plus vaste que celui des « Selbstzeugnisse ».123 Ainsi, Schulze Cologne/Weimar/Vienne, 2007 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 19) ; Kaspar von Greyerz/Hans Medick/Patrice Veit, eds., Von der dargestellten Person zum erinnerten Ich. Europäische Selbstzeugnisse als historische Quellen (1500-1850), Cologne/Weimar/Vienne, 2001 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 9) ; Kaspar von Greyerz, ed., Selbstzeugnisse in der Frühen Neuzeit. Individualisierungsweisen in interdisziplinärer Perspektive, Munich, 2007 (Schriften des Historischen Kollegs, Kolloquien 68) ; Gudrun Piller, Private Körper. Spuren des Leibes in Selbstzeugnissen des 18. Jahrhunderts, Cologne/Weimar/Vienne, 2007 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 17) ; Gabriele Jancke/Claudia Ulbrich, eds., Vom Individuum zur Person. Neue Konzepte im Spannungsfeld von Autobiographietheorie und Selbstzeugnisforschung, Gœttingue, 2005 ; Klaus Arnold, ed., Das dargestellte Ich. Studien zu Selbstzeugnissen des späteren Mittelalters und der frühen Neuzeit, Bochum, 1999 (Selbstzeugnisse des Mittelalters und der beginnenden Neuzeit 1); La dimension sexuée a été mise en relief par l’analyse de la perspective féminine dans Eva Kormann, Ich, Welt und Gott. Autobiographik im 17. Jahrhundert, Cologne/Weimar/Vienne, 2004 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 13). 123 Schulze explique la différence qu’il fait entre les « Selbstzeugnisse » et les « Ego-Dokumente » dans Winfried Schulze, « Ego-Dokumente: Annäherung an den Menschen in der Geschichte », in Bea Lundt/Helma Reimöller, eds., Von Aufbruch und Utopie. Perspektiven einer neuen Gesellschaftsgeschichte des Mittelalters, Cologne/Wemar/Vienne, 1992, p. 417-450, ici p. 428f: « Es sollen darunter alle jene Quellen verstanden werden, in denen ein Mensch Auskunft über sich selbst 48 compte parmi les « Ego-Dokumente » par exemple les protocoles de l’interrogatoire du meunier Menocchio124 ou les lettres de rémission analysées par Natalie Zemon Davis125 et Robert Muchembled.126 gibt, unabhängig davon, ob dies freiwillig – also etwa in einem persönlichen Brief, einem Tagebuch, einer Traumniederschrift oder einem autobiographischen Versuch – oder durch andere Umstände bedingt geschieht. Solche Umstände können Befragungen oder Willensäußerungen im Rahmen administrativer, jurisdiktioneller oder wirtschaftlicher Vorgänge sein (Steuererhebung, Visitation, Untertanenbefragung, Zeugenbefragung, gerichtliche Aussagen zur Person, gerichtliches Verhör, Einstellungsbefragungen, Gnadengesuche, Urgichten, Kaufmanns-, Rechnungs- und Anschreibebücher, Testamente etc.). Damit soll eine deutliche Differenz zur klassischen – und relativ eng begrenzten – Quellengruppe der sog. Selbstzeugnisse festgestellt werden, die in allen Quellenkunden abgehandelt wird. » Il donne une définition des « Ego-Dokumente » dans ibid., p. 435: « Gemeinsames Kriterium aller Texte, die als Ego-Dokumente bezeichnet werden können, sollte es sein, daß Aussagen oder Aussagenpartikel vorliegen, die – wenn auch in rudimentärer oder verdeckter Form – über die freiwillige oder erzwungene Selbstwahrnehmung eines Menschen in seiner Familie, seiner Gemeinde, seinem Land oder seiner sozialen Schicht Auskunft geben oder sein Verhältnis zu diesen Systemen und deren Veränderungen reflektieren. Sie sollten individuell-menschliches Verhalten rechtfertigen, Ängste offenbaren, Wissensbestände darlegen, Wertvorstellungen beleuchten, Lebenserfahrungen und –erwartungen widerspiegeln. » Schulze élabore ce raisonnement théorique aussi dans Winfried Schulze, « Ego-Dokumente: Annäherung an den Menschen in der Geschichte? Vorüberlegungen für die Tagung ‚Ego-Dokumente‘ », in idem, ed., Ego-Dokumente. Annäherung an den Menschen in der Geschichte, Berlin, 1996 (Selbstzeugnisse der Neuzeit 2), p. 11-30. Dans le même livre, l’historien néerlandais Rudolf Dekker, à qui on doit la popularisation du terme « égodocument », attribue l’invention du terme à Jacob (Jacques) Presser, qui a utilisé le mot pour la première fois dans un article en néerlandais en 1958, cf. Rudolf Dekker, « Ego-Dokumente in den Niederlanden vom 16. bis zum 17. Jahrhundert », in Winfried Schulze, ed., Ego-Dokumente, op. cit., p. 33-57, ici p. 33. Cf. aussi Rudolf Dekker, ed., Egodocuments and History. Autobiographical Writing in its Social Context since the Middle Ages, Hilversum, 2002. Pour la France moderne, la contribution de Carolyn Lougee sur les mémoires d’émigration est particulièrement intéressante, cf. Carolyn Chappell Lougee, « Emigration and Memory: After 1685 and After 1789 », in Rudolf Dekker, ed., Egodocuments and History, op. cit., p. 89-106. Pour une discussion théorique de la catégorie des « Selbstzeugnisse » cf. Benigna von Krusenstjern, « Was sind Selbstzeugnisse? Begriffskritische und quellenkundliche Überlegungen anhand von Beispielen aus dem 17. Jahrhundert », Historische Anthropologie, 2, 1994, p. 462-471. 124 Cette source forme la base du célèbre livre de Carlo Ginzburg, Il formaggio e i vermi. Il cosmo di un mugnaio del Cinquecento, Turin, 1976 (Einaudi Paperbacks 65). 49 Benigna von Krusenstjern propose un modèle intégré. Selon elle, les « Ego-Dokumente » sont la catégorie plus vaste, qui englobe toutes les sources dans lesquelles les individus renseignent sur eux-mêmes, qu’ils le fassent de gré ou de force, que les documents soient écrits de leur propre main ou non. Les « Selbstzeugnisse » seraient le cercle plus étroit des textes écrits par les auteurs eux-mêmes sur eux-mêmes et de plein gré. Cependant, les « Selbstzeugnisse » peuvent consister par exemple de notes éparses dans un livre de raison. Ainsi, l’autobiographie est une catégorie encore plus étroite : elle est un texte cohérent, l’autobiographie étant un genre avec des règles bien établies.127 En France, deux notions sont utilisés ; l’une est celle des ego-documents.128 Les écrits du for privé,129 l’autre désignation dans ce champ, ont la visée de rassembler « tous les textes produits hors institution et témoignant d’une prise de parole personnelle d’un individu, sur lui-même, les siens, sa communauté. »130 Il convient donc de souligner que ces textes ne sont pas, comme on pourrait comprendre la désignation, « privés » de façon qu’ils se trouvent hors de la sphère publique, mais privés au sens qu’ils sont écrits par des particuliers, non par des 125 Natalie Zemon Davis, Fiction in the Archives. Pardon Tales and their Tellers in Sixteenth-Century France, Stanford, 1987. 126 Robert Muchembled, L’invention de l’homme moderne. Sensibilités, mœurs et comportements collectifs sous l'Ancien Régime, Paris, 1988, et idem, La violence au village. Sociabilité et comportements populaires en Artois du XVe au XVIIe siècle, Turnhout, 1989. 127 Benigna von Krusenstjern, « Was sind Selbstzeugnisse ? », op. cit., ici p. 466, p. 470. 128 Cf. par exemple Pierre-Yves Beaurepaire/Dominique Taurisson, Les ego-documents à l’heure de l’électronique. Nouvelles approches des espaces et des réseaux relationnels, Montpellier, 2003. 129 Pour les écrits du for privé cf. Jean-Pierre Bardet/Elisabeth Arnoul/François-Joseph Ruggiu, eds., Les écrits du for privé en Europe (du Moyen Age à l’époque contemporaine). Enquêtes, Analyses, Publications, Bordeaux, 2010 ; Michel Cassan/Jean-Pierre Bardet/François-Joseph Ruggiu, eds., Les écrits du for privé. Objet matériel, objet édité, Limoges, 2007 ; Jean-Pierre Bardet/François-Joseph Ruggiu, eds., Au plus près du secret des cœurs ? Nouvelles lectures historiques des écrits du for privé en Europe du XVIe au XVIIIe siècle, Paris, 2005 ; Madeleine Foisil, « L’écriture du for privé », in Philippe Ariès/Georges Duby, eds., Histoire de la vie privée, op. cit., tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, Paris, 1986, p. 331-369. Une étude de cas qui explore la relation entre histoire, fiction et vérité à l’exemple d’un texte dans lequel l’auteur raconte son histoire de conversion du Judaïsme au Christianisme est Jean-Claude Schmitt, La Conversion d’Herrmann le Juif. Autobiographie, histoire et fiction, Paris, 2003. 130 Ainsi la définition donnée dans la présentation qui accompagne la base de données en ligne des écrits du for privé, www.ecritsduforprive.fr/presentation.htm 50 personnes en fonction officielle. Il est d’autant plus important d’insister sur ce point que les mémoires et autobiographies,131 qui sont un élément clé de notre corpus, sont résolument 131 La littérature sur l’autobiographie en tant que genre est immense, car elle est, depuis Rousseau, un sujet classique des études littéraires. Cf. Martina Wagner-Egelhaaf, Autobiographie, Stuttgart/Weimar, 2ième éd. 2005 (Sammlung Metzler 323) ; Linda Anderson, Autobiography, Londres, 2001 ; Sidonie Smith/Julia Watson, Reading Autobiography. A Guide for Interpreting Life Narratives, Minneapolis, 2001 ; Günter Niggl, ed., Die Autobiographie. Zu Form und Geschichte einer literarischen Gattung, Darmstadt, 1989 ; Jürgen Lehmann, Bekennen, erzählen, berichten. Studien zu Theorie und Geschichte der Autobiographie, Tübingen, 1988 (Studien zur deutschen Literatur 98) ; William C. Spengemann, The Forms of Autobiography. Episodes in the History of a Literary Genre, New Haven, 1980. Une œuvre généraliste, mais avec plusieurs contributions sur l’époque moderne est Sabine CoelschFoisner, ed., Fiction and Autobiography. Modes and Models of Interaction, Francfort-sur-le-Main et al., 2006 (Salzburg Studies in English Literature and Culture 3). Parmi la multitude d’études sur l’autobiographie dans certains pays, langues, ethnies, et groupes sociaux, il convient de nommer celui de Jeremy Popkin sur les autobiographies d’historiens, Jeremy D. Popkin, History, Historians, and Autobiography, Chicago, 2005. Pour des études concentrées sur l’époque moderne cf. Ronald Bedford, ed., Early Modern Autobiography. Theories, Genres, Practices, Ann Arbor, 2006 ; Elizabeth Heale, Autobiography and Authorship in Renaissance Verse. Chronicles of the Self, Basingstoke, 2003; Günter Niggl, Geschichte der deutschen Autobiographie im 18. Jahrhundert. Theoretische Grundlegung und literarische Entfaltung, Stuttgart, 1977. Il faut aussi nommer la monumentale œuvre de Georg Misch, Geschichte der Autobiographie, Francfort-sur-le-Main et al., 1907-1969. L’énorme durée s’explique par le fait que les derniers volumes ont été édités après la mort de Misch. Son œuvre entreprend d’écrire une histoire de l’autobiographie de l’Antiquité jusqu’au XIX e siècle. Une étude en langue française qui essaye d’exposer les problèmes théoriques de l’autobiographie est celle de Philippe Lejeune ; l’auteur, qui emprunte son titre programmatique à Rimbaud, combine l’analyse d’autobiographies de grands poètes avec ceux de personnages peu connus, allant jusqu’à s’interroger sur le statut autobiographique des entretiens enregistrés par les ethnologues, cf. Philippe Lejeune, Je est un autre. L’autobiographie de la littérature aux médias, Paris, 1980. Les études sur l’autobiographie se sont combinées avec une multitude de nouveaux courants en historiographie. Ainsi, le sujet de l’histoire des maladies mentales est abordé dans Katharine Hodgkin, Madness in Seventeenth-Century Autobiography, Basingstoke, 2007. Pour la dimension sexuée cf. Renate Hof, ed., Inszenierte Erfahrung. Gender und Genre in Tagebuch, Autobiographie, Essay, Tübingen, 2008 (Stauffenburg Colloquium 64) ; Sharon Cadman Seelig, Autobiography and Gender in Early Modern Literature. Reading Women’s Lives, 1600-1680, Cambridge, 2006. Le « tournant spatial » est introduit dans le champ de l’autobiographie par le projet que Martina Wagner-Egelhaaf et son équipe 51 publics. Souvent, ils sont déjà publiés du vivant de leur auteur, et il s’agit ainsi plus de prises de position dans une sphère publique que de réflexions privées. Nos auteurs sont presque tous des acteurs de la politique ;132 leurs écrits autobiographiques sont donc des prises de position qui s’inscrivent dans le champ politique. Les mémoires d’acteurs politiques sont d’ailleurs aussi des tentatives de façonner l’image de soi dans une future histoire de France ; des auteurs comme par exemple la Grande Mademoiselle savent déjà de leur vivant qu’ils vont figurer dans l’histoire de leur siècle. Dans cette étude, nous allons privilégier le terme d’ego-documents. D’une part, c’est la seule notion dans ce champ qui est établie de façon internationale, et qui épargne donc à l’historien de créer des termes nouveaux comme le serait celui des « témoignages de soi-même ». D’autre part, il convient mieux aux documents des courtisans que la notion des écrits du for privé : les courtisans, eux, étaient en quelque sorte des « hommes publics », et leurs relations personnelles sont donc, moins peut-être que celles des autres Français de l’époque, des relations « privées ». Leurs amitiés sont des amitiés politiques. Comme nous venons de dire, ce n’est pas une critique de la notion même des écrits du for privé ; mais nous souhaitons éviter le possible malentendu qu’elle pourrait impliquer si l’on l’applique à notre domaine, à savoir l’idée que les écrits autobiographiques des courtisans, et avec elles les amitiés décrites dans ces textes, appartiendraient à un domaine privé, séparé de celui de la politique. Lorsque l’on travaille avec de telles sources, on est confronté au problème de la présentation de soi (le « self-fashioning » de la tradition historiographique anglo-saxonne) et de l’écriture autobiographique à l’époque moderne. Les lettres suivent encore des modèles bien définis, comme on le voit dans les manuels épistolaires ; il n’y a pas de manuels pour les mémoires, mais ces textes aussi semblent mettre en valeur moins une vie radicalement singulière et individuelle que de souligner que leur auteur a rempli la position sociale qui lui était échue. Le genre des mémoires s’épanouit à partir du XVIe siècle. Jean-Marie Goulemot souligne le fait qu’à partir de ce temps, chaque événement important produit bien des mémoires par des personnes qui l’ont vu, vécu, y ont poursuivent actuellement à Münster, « Topographien der Autobiographie », http://www.unimuenster.de/Germanistik/topographien_der_autobiographie/ 132 Le phénomène de l’auteur qui est acteur et de l’acteur historique qui est aussi auteur a été analysé par Christian Jouhaud qui lui a dédié plusieurs études. Pour une étude de cas cf. par exemple Christian Jouhaud, « L'autobiographie comme histoire immédiate. Marie Dubois valet de chambre de Louis XIV », in Jakab Albert Zsolt/Keszeg Anna/Keszeg Vilmos, eds., Emberek, életpályák, élettörténetek, Kolozsvár, 2007, p. 29-51. 52 participé.133 Dans nos recherches, nous avons pu observer que les mémoires du XVIIe siècle sont beaucoup plus détaillés que ceux du XVIe. Un texte comme par exemples les Commentaires de Blaise de Monluc est centré sur une énumération des batailles auxquelles l’auteur a pris part ; par contre, au XVIIe siècle, les mémoires deviennent de plus en plus loquaces, voire même bavards. Après la période examinée ici, ce développement culminera dans l’œuvre monumentale de Saint-Simon, énormément riche en détails. Pourquoi ce développement ? Winfried Schulze renvoie à juste titre au fait que c’est probablement une multitude de facteurs qui ont facilité l’essor de l’autobiographie au cours de l’époque moderne. Il nomme l’augmentation générale de la capacité de lire et écrire, la répartition de la communication écrite dans le commerce et dans l’administration, le fait que le papier devient de plus en plus facilement disponible, l’éducation intensifiée, la mobilité sociale croissante, enfin les débuts d’une sphère privée, ceux des réflexions sur la psychologie et humaine et ceux d’un marché littéraire.134 Dans le cas de nos textes, la structure de la société de la cour et de la capitale a probablement intensifié ce développement : quand un courtisan connu écrivait ses mémoires, il pouvait être sûr que les autres membres des élites de la cour et de la ville de Paris liraient ce texte, et qu’il trouverait peut-être même des lecteurs parmi le peuple de Paris. Ce fait est bénéfique pour notre analyse : les auteurs avaient, bien sûr, intérêt à montrer leur propre rôle d’une manière favorable. Pour ce faire, il était important de dépeindre le contexte de manière aussi crédible que possible – car bien des lecteurs des textes étaient eux-mêmes familiers avec ce milieu. Les énoncés sur la vie quotidienne à la cour dans ces textes sont donc probablement fiables – parce que les auteurs y avaient un intérêt personnel. Les études récentes sur les ego-documents ont postulé que le sujet ne serait pas compris de même façon sous l’Ancien Régime et à l’époque contemporaine. D’après cette théorie, les auteurs de l’Ancien Régime ne se conçoivent pas comme des sujets complètement autonomes et uniques dans leur originalité qui s’opposeraient au monde extérieur, les deux domaines, l’intériorité autonome opposée à un monde extérieur tout aussi clos, étant hermétiques l’un 133 Jean-Marie Goulemot, Les pratiques littéraires ou la publicité du privé, in : Philippe Ariès/Georges Duby, eds., Histoire de la vie privée, op. cit., tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, p. 371-405, ici p. 390. 134 Winfried Schulze, « Ego-Dokumente: Annäherung an den Menschen in der Geschichte », op. cit., p. 427. 53 par rapport à l’autre.135 Même si, à l’époque contemporaine aussi, l’indépendance du sujet n’est qu’une fiction, cette affirmation n’est même pas imaginable pour l’époque précontemporaine.136 Les auteurs de cette époque ne veulent pas présenter au lecteur des carmina non prius cantata, mais ils veulent plutôt se rassurer d’eux-mêmes : ils soulignent et affirment leur position sociale – dans notre cas leur état noble. Bien sûr, ils se mettent en scène dans leur propre vie et pratiquent la présentation de soi137 mais cette stylisation de leur vie n’a pas pour but – ou du moins pas uniquement – la présentation d’une personnalité dont on soulignerait l’unicité mais bien plus la représentation des qualités spécifiques de l’ordre auquel l’auteur appartient. Jonathan Dewald a attiré avec raison l’attention sur le fait qu’il existe dans la noblesse française du XVIIe siècle un individualisme prononcé,138 mais ce serait une erreur de considérer qu’il s’agit du même que l’individualisme de l’homme contemporain qui considère le lieu géographique et social d’une personne plus comme des données secondaires que comme des éléments constitutifs de cette personne. Souvent, les textes autobiographiques de la noblesse de l’époque moderne sont ce que nous proposons d’appeler des autobiographies didactiques, c'est-à-dire des textes adressés tout d’abord aux propres enfants de l’auteur qui sont alors incités à imiter les succès de l’auteur et – surtout – à éviter de faire les même erreurs.139 Il s’agit donc de montrer comment et avec quel degré de réussite 135 Andreas Bähr, « Furcht, divinatorischer Traum und autobiographisches Schreiben in der Frühen Neuzeit », Zeitschrift für Historische Forschung, 34, 2007, p. 1-32, ici p. 29. 136 Eva Kormann, Ich, Welt und Gott, op. cit., Cologne/Weimar/Vienne, 2004, p. 5. 137 La contribution fondamentale pour la notion de « self-fashioning » est Stephen Jay Greenblatt, Renaissance Self-fashioning, Chicago, 1980. 138 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience and the Origins of Modern Culture. France, 1570-1715, Berkeley/Los Angeles/Oxford, 1993, p. 3, pose le problème « to understand how an individualistic, skeptical, and in many ways anxious culture emerged within a ‚society of orders.‘ » 139 Ainsi, le marquis de Beauvais-Nangis s’adresse à son fils dans le prologue de ses mémoires : « Mon fils, vous voyant en aage d’entrer en la Court, j’ay creu qu’il n’estoit pas hors de propos de vous faire un discours de la fortune de vostre grand-père, lequel ayant esté l’un des plus galands hommes de son temps, ayant espéré et mérité les plus belles charges de France, néant-moings n’a raporté autre rescompanse de ses services que quantité de debtes, et la réputation d’avoir esté plus homme de bien et d’honneur que bon courtisan. J’y adjousteray aussy quelque chose, non pas de ma fortune, car je n’en eûs jamays ; seulement je vous diray ma conduite à la Court, afin que vous apreniés par les défauts que je vous y remarqueray de vous y conduire plus prudemment que moy. » Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires du marquis de Beauvais-Nangis et Journal du 54 le narrateur a rempli le rôle social qui lui était échue par sa naissance dans une famille noble. C’est justement pour cela que les ego-documents sont intéressants dans le cadre d’une étude structurelle de l’amitié : comme le sujet n’a pas besoin d’être original pour être lui-même, la relation amicale non plus n’a pas besoin d’être à ce point unique qu’elle serait très différente des autres amitiés. Au contraire, on manifeste sa sympathie pour l’ami à travers des signes qui sont compréhensibles par tous car utilisés par tous. Ceci est aussi valable pour les lettres. Ici aussi certaines formulations paraissent rebattues au lecteur d’aujourd’hui parce qu’elles sont conventionnelles. Une telle impression est aussi le produit des schémas de perceptions et de l’échelle des valeurs contemporains dans lesquels l’originalité et la création sont considérées comme des valeurs positives et l’expression conventionnelle au contraire comme négative. Il n’en est pas de même sous l’Ancien Régime. Le respect des conventions ne signifie pas que l’on ne se donne pas de mal intellectuellement pour l’ami (car des signes tels que la poésie d’occasion montrent que l’on se donne de la peine pour eux) mais que l’on respecte son rang social. Ainsi, il est possible, à partir des passages formels des lettres, de formuler des remarques sur ce qui est normal dans les relations amicales. L’histoire du moi est cependant difficile. Elle rencontre les mêmes problèmes que l’histoire des émotions :140 les deux s’occupent de phénomènes qui ont lieu essentiellement à l’intérieur de l’homme. Ainsi, ils sont inaccessibles à l’observation directe par l’historien. Celui-ci se trouve forcé à interpréter des expressions linguistiques pour ces mêmes phénomènes par les personnes mêmes qui en sont concernées – ou, dans le cas des émotions, aussi d’observateurs qui ont vu le comportement des personnes concernées. Dans le cas d’un observateur, le procès du marquis de La Boulaye, ed. Louis Jean Nicolas Monmerqué/Alphonse-Honoré Taillandier, Paris, 1862, p. 1. 140 Pour l’histoire des émotions, qui est un domaine encore jeune, cf. maintenant Ute Frevert, ed., Geschichte der Gefühle, Gœttingue, 2009 (Geschichte und Gesellschaft 35/2). Cf. en outre Elodie Lecuppre-Desjardin, ed., Emotions in the heart of the city (14th-16th century), Turnhout, 2005 (Studies in European urban history 5) ; Anne Fuchs, ed., Sentimente, Gefühle, Empfindungen. Zur Geschichte und Literatur des Affektiven von 1770 bis heute, Wurtzbourg, 2003; Claudia Benthien, ed., Emotionalität. Zur Geschichte der Gefühle, Cologne/Weimar/Vienne, 2000 (Literatur-KulturGeschlecht: Kleine Reihe 16). Une œuvre particulièrement importante dans ce domaine est William M. Reddy, The Navigation of Feeling. A Framework for the History of Emotions, Cambridge, 2001. Une étude de cas est Anne-Claude Ambroise-Rendu, ed., L’indignation. Histoire d’une émotion (XIXeXXe siècles), Paris, 2008. 55 problème saut aux yeux : si quelqu’un a vu un roi rire ou pleurer, il peut exprimer des hypothèses concernant la question de savoir s’il s’agit d’expressions « authentiques » ou d’un spectacle, d’une mise en scène bien calculée. Il serait trop simpliste, cependant, de supposer que les ego-documents nous livrent des énoncés beaucoup plus fiables sur les émotions et sur le moi. On entre ici dans le domaine de la présentation de soi, et les textes contiennent donc des éléments qui mettent en valeur leur auteur. Le moi, en tant que tel, reste en fin de compte inaccessible à l’historien, ainsi que l’émotion. Certes, Paul D. McLean affirme à juste titre que l’individu n’entre pas tout fait dans ses relations sociales, mais que ces relations sociales – et donc les réseaux dans lesquels il est impliqué – façonnent à leur tour la personnalité des acteurs, tout comme ceux-ci façonnent le réseau et la manière d’agir dans les relations sociales.141 Cependant, il est probablement plus prometteur d’appliquer cette perspective, qui est très judicieuse, sur le comportement des hommes que sur le noyau de leur personnalité. La pression sociale, le façonnement de la personnalité par l’entourage peuvent nous aider à expliquer pourquoi différents nobles se comportent souvent de la même façon, pourquoi le courtisan se comporte en bon courtisan ; mais il est difficile de savoir s’il le fait de bon gré ou à contrecœur. Qui plus est, l’historien est confronté à des mots d’une langue concrète, et il ne sait pas si derrière eux se cachent vraiment les mêmes émotions que derrière leurs équivalents – s’ils en ont – dans d’autres langues. En linguistique, ces problèmes sont connus depuis longtemps, comme le montre le travail d’Anna Wierzbicka.142 Cette problématique mène vite au problème des universels linguistiques, c’est-à-dire à la question de savoir s’il y a des éléments de base qui sont communs à toutes les langues – il est significatif que ce problème est au cœur du travail d’Anna Wierzbicka et de son école.143 Or, une telle question ne peut 141 Paul D. McLean, The Art of the Network. Strategic Interaction and Patronage in Renaissance Florence, Durham/Londres, 2007, p. 1f. 142 Anna Wierzbicka, Emotions across languages and cultures. Diversity and universals, Cambridge, 1999. 143 L’idée fondamentale de cette école linguistique est de comparer autant de langues que possibles et d‘éliminer progressivement tous les éléments qui manquent dans une d’entre elles. A la fin, l’idée est d’avoir un répertoire d’éléments universels qui seraient à la base de toutes les langues et qui permettraient, par leur combinaison, des traductions sans équivoque. Cf. Anna Wierzbicka, A Conceptual Basis for Intercultural Pragmatics and World-Wide Understanding, Essen, 2006 (Paper : Series A, general & theoretical papers / LAUD, Linguistic Agency, Universität-Gesamthochschule Essen 677) ; idem, Cross-Cultural Pragmatics. The Semantics of Human Interaction, Berlin, 2ième éd. 2003 ; idem, Understanding Cultures through their Key Words. English, Russian, Polish, German, 56 qu’excéder les forces de l’historien, qui ne peut pas méthodiquement créer des corpus d’énoncés comme le peut le linguiste qui interroge les informateurs. Il est donc difficile pour l’historien de juger si le « moi », le « self », le « Ich », le « Selbst », le « ego », voire « l’individu » renvoient vraiment tous au même « objet » dont on pourrait écrire une histoire. Inévitablement, cependant, une telle histoire impliquerait aussi la psychologie historique,144 qui soulève à son tour des problèmes méthodologiques énormes : comment appliquer les préceptes de la psychologie, développés essentiellement pour dialoguer avec un patient présent, à des personnes qui ne sont connus que par des textes ? Nous sommes très sceptiques en ce qui concerne la possibilité de trouver le moi derrière le texte et d’en identifier les traits de caractère. L’historien, lui, devra se tenir au moi dans le texte, qui est toujours une présentation de l’auteur, qui reflète la manière dont il veut être vu par les lecteurs ; on ne peut pas en déduire nécessairement la vie intérieure de l’auteur du texte. Si les présentations de soi dans les textes permettent à écrire une histoire linéaire du moi du moins dans le texte n’est pas sûr non plus : les textes autobiographiques ont chacun leur contexte social et politique ; ainsi, un texte par un paysan ou par un aristocrate ne peuvent pas être utilisés tous les deux pour construire, par exemple, l’individu à la Renaissance. Qui plus est, l’idée d’une naissance de l’individu moderne et contemporain à la fin du Moyen Âge, chère à Jacob Burckhardt,145 est problématique en tant que telle : l’homme médiéval n’a-t’il and Japanese, New York, 1997 (Oxford studies in anthropological linguistics 8) ; idem, Semantics. Primes and Universals, Oxford, 1996 ; idem, Semantics, Culture, and Cognition. Universal Human Concepts in Culture-Specific Configurations, New York, 1992. 144 Pour la psychologie historique cf. Lloyd DeMause, Foundations of Psychohistory, New York, 1982, traduit en allemand comme idem, Was ist Psychohistorie? Eine Grundlegung, Gießen, 2000 ; Carol Z. Stearns, ed., Emotion and Social Change. Toward a New Psychohistory, New York, 1988; Geoffrey Cocks, Psycho-history. Readings in the Method of Psychology, Psychoanalysis, and History, New Haven, 1987; Philip Pomper, The Structure of Mind in History. 5 Major Figures in Psychohistory, New York, 1985; Mel Albin, ed., New Directions in Psychohistory. The Adelphi Papers in Honor of Erik H. Erikson, Lanham, Maryland, 1980; George M. Kren, Varieties of Psychohistory, New York, 1976 ; une position critique est prise par David E. Stannard, Shrinking History. On Freud and the Failure of Psychohistory, New York, 1980. 145 Cf. Jacob Burckhardt, Die Kultur der Renaissance in Italien. Ein Versuch, ed. Hubert Locher, Stuttgart, 12ième éd. 2009 [1ière éd. 1860]. Bien sûr, la proposition forte de Burckhardt a suscité des oppositions ; un aperçu en est donné par Volker Reinhardt, Die Renaissance in Italien. Geschichte und 57 donc pas été un individu ? N’a-t’il pas, lui aussi, confessé individuellement ses péchés, aspiré individuellement à la rédemption, craint individuellement l’enfer ? Sans vouloir commencer une discussion sur l’universalité de l’individu, il n’est pas judicieux, selon nous, de postuler une naissance de l’individu en Occident seulement à l’aube de l’époque moderne. Le christianisme, avec son idée de responsabilité individuelle, a toujours dû susciter une conscience de l’individualité de chacun. Cependant, on ne peut nier qu’au cours de l’époque moderne, des carrières individuelles plus variées deviennent possibles. Cela a probablement sensibilisé les hommes pour l’individualité de chacun, de son caractère, de sa biographie. Mais il est peut-être plus raisonnable de décrire cela comme un essor de l’individualisme146 que comme une naissance de l’individu. L’amitié nobiliaire, cependant, n’est pas le domaine ou s’exprime cet individualisme, ou du moins, il s’y exprime peu. A la cour, les amitiés sont profondément politiques et obéissent donc aux coutumes de la sphère politique. Pour gagner des amis, il est plus prometteur de se tenir aux mœurs établies que d’affirmer une individualité marquée. Comme nous allons le montrer, les amitiés entre courtisans nobles présentent bien des modes de comportement ritualisés. Ce ne sera qu’avec les Lumières qu’il deviendra courant d’exprimer fortement son individualité dans les amitiés, au lieu de rassurer les amis par un comportement conforme aux rôles sociaux et ainsi aux expectations sociales. La grande quantité des sources qui nous sont parvenues et aussi leur « densité », c’est-à-dire le fait qu’elles sont étroitement liées entre elles permettent de combiner et de contextualiser ces ego-documents de diverses façons. Dans certains cas il y a des lettres et des mémoires écrits par la même personne, Bussy-Rabutin par exemple. Parfois, les auteurs de lettres, en particulier le prince de Condé, apparaissent dans des mémoires. D’autres fois, les auteurs de mémoires sont décrits dans d’autres mémoires. Ce dernier cas permet d’introduire un autre genre qui a cela de commun avec les mémoires qu’elle appartient aux « sources-tradition » narratives mais s’en différencie parce qu’il ne s’agit pas d’ego-documents : il s’agit ici des sources historiographiques de l’époque. Leur manipulation exige une approche tout aussi critique que pour les mémoires dans la mesure où il faut tenir compte du fait que les règles du genre se sont modifiées depuis le XVIIe siècle. Kultur, Munich, 2ième éd. 2007, p. 9-13, qui est lui-même un adversaire prononcé du modèle de Burckhardt. 146 Pour l’histoire de l’essor de l’individualisme, il faut nommer la grande étude de John Jeffries Martin, Myths of Renaissance Individualism, Basingstoke, 2004. 58 Christian Jouhaud indique que le terme de littérature, dans son sens actuel, n’apparaît que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle.147 L’historiographie en tant que discipline académique dotée d’un appareil méthodologique rigoureux n’apparaît qu’au XIXe siècle.148 Il serait donc trop facile de dire que l’historiographie a été un genre littéraire qui se serait par la suite transformé en une science au sens d’une discipline académique; la catégorisation opposant littéraire et scientifique (ou pour le dire dans les termes consacrés utilisés par la critique littéraire, le couple factuel et fictionnel) est une spécificité contemporaine. L’historiographe de l’Ancien Régime ne se comprend pas comme un poète qui pourrait écrire ce que bon lui semble mais pas non plus un savant universitaire qui doit s’en tenir aux règles scolastiques de la dissertation puisque l’histoire n’est pas encore, au XVIIe siècle, une discipline académique. L’historien doit raconter ce qui se passe mais doit le faire de façon attractive. Après tout, Louis XIV ne fait pas appel à un professeur de la Sorbonne pour être son historiographe officiel mais à Jean Racine. Ce n’est donc pas celui qui écrit les meilleurs traités mais celui qui sait le mieux composer des tragédies qui est appelé à remplir ce rôle.149 147 Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature. Histoire d’un paradoxe, Paris, 2000, p. 20. 148 Pour ce processus de « Verwissenschaftlichung », comme il est décrit en allemand, cf. Markus Völkel, Geschichtsschreibung. Eine Einführung in globaler Perspektive, Cologne/Weimar/Vienne, 2006, p. 279-283. – L’histoire de l’historiographie est un champ immense ; de plus, ses synthèses servent souvent comme introductions à la méthode historique. Elle a produit en outre beaucoup d’œuvres sur des auteurs individuels, ou sur l’histoire et les perspectives de certains courants et méthodes en histoire. Parmi les œuvres généralistes, nous citons le volume collectif récent édité par Jan Eckel/Thomas Etzemüller, eds., Neue Zugänge zur Geschichte der Geschichtswissenschaft, Gœttingue, 2007 ; puis deux synthèses monumentales qui toutes les deux couvrent l’histoire de l’historiographie de l’Antiquité jusqu’au présent, à savoir Mirjana Gross, Von der Antike bis zur Postmoderne. Die zeitgenössische Geschichtsschreibung und ihre Wurzeln, Cologne/Weimar/Vienne, 1998, et Erhard Wiersing, Geschichte des historischen Denkens. Zugleich eine Einführung in die Theorie der Geschichte, Paderborn, 2007. Un livre de référence très utile qui présente 228 œuvres classiques en histoire est Volker Reinhardt, ed., Hauptwerke der Geschichtsschreibung, Stuttgart, 1997. Il y a, en outre, des livres spécialisés sur l’histoire de l’historiographie qui traite d’une période historique ; nous citons à titre d’exemple deux livres sur l’histoire de l’histoire médiévale, à savoir Alain Guerreau, L’avenir d’un passé incertain. Quelle histoire du Moyen Age au XXIe siècle ?, Paris, 2001, et Ovidio Capitani, Medievistica e medievisti nel secondo novecento. Ricordi, rassegne, interpretazioni, Spolète, 2003 (Collectanea 11). 149 Aristote estime la tragédie beaucoup plus que la comédie, car, comme il l’explique dans le sixième chapitre de la Poétique, c’est la tragédie qui traite des sujets importants. La « doctrine classique » 59 Le lecteur ne doit donc pas partir du principe que l’auteur de textes historiques a inventé les événements qu’il rapporte, mais il doit prendre en compte le fait que le discours est stylisé, lissé, dramatisé et fait très probablement appel à la rhétorique. Ces sources sont à considérer avec circonspection s’il s’agit de retracer les événements concrets ; en revanche, elles sont bien adaptées pour une étude concernant les représentations, idéaux et pratiques récurrents. Cela vaut aussi pour les autobiographies : même s’il faut se méfier de croire que tout événement présenté dans ces textes s’est passé tel quel, les textes peuvent nous renseigner sur les pratiques et modes de comportement qui étaient courants dans la société de cour.150 A l’inverse, la littérature de colportage, comme les Historiettes de Tallemant des Réaux, est à manier avec plus de précautions. Il ne faut en aucun cas prendre à la lettre les scandales qui y sont rapportés. Cependant il ne faut pas laisser ce genre complètement de côté. Il cherche à mettre en scène le scandale ; pour qu’il soit efficace, il a besoin d’un cadre qui, lui, doit être crédible. Il faut donc lire entre les lignes : l’action principale est dans ce cas moins intéressante que les choses qui sont racontées en passant. De nombreux petits détails de l’arrière-plan peuvent livrer des conclusions intéressantes d’autant plus que cette littérature place souvent ses récits scandaleux dans des situations quotidiennes. Il est ainsi possible d’observer des situations peu spectaculaires qui n’ont pas été tenues pour dignes d’être rapportées dans des mémoires ni n’ont été spécialement expliquées dans des lettres à cause de leur évidence. s’oriente sur Aristote, et tient pour cette raison la tragédie dans un estime particulièrement haut ; il n’est ainsi pas surprenant que ce soit Racine, l’auteur de tragédies le plus fameux de son époque, qui est nommé historiographe du roi. Pour la Poétique cf. Aristote, La poétique, ed. Gérard Lambin, Paris, 2008. Pour une édition allemande Aristoteles, Poetik, ed. Arbogast Schmitt, Darmstadt, 2008 (Aristoteles, Werke in deutscher Übersetzung tome 5). 150 L’argumentation que nous présentons ici pour les sources historiographiques de l‘époque moderne correspond au raisonnement fait par Moses Finley en ce qui concerne les œuvres d’Homère. Finley ne considère pas les deux grandes épopées du poète grec comme des sources qui nous renseigneraient sur une éventuelle guerre de Troie qui aurait vraiment eu lieu, ou même sur les détails de cette guerre ; elles nous disent beaucoup, en revanche, sur la vie sociale, économique et culturelle ainsi que sur les coutumes des Grecs au temps d’Homère, cf. Moses Finley, The World of Odysseus, New York, 1954, traduit en allemand comme idem, Die Welt des Odysseus, Munich, 2ième éd. 1979, surtout les chapitres 3, 4, et 5, qui traitent respectivement des possessions et du travail, de la maison, la famille et la communauté et des mœurs et valeurs. 60 En complément, certains textes philosophiques et littéraires ont été utilisés mais pas de façon systématique, certains textes étant incontournables pour la mise en contexte de quelques sources. La société de cour a deux types de rapports avec la littérature. D’une part, elle est lectrice de littérature tant antique que moderne, et d’autre part elle est présente dans les sources de sa propre époque qui s’inspirent souvent de cette société. Les sources antiques sont globalement instructives, et elles le sont d’autant plus dans les cas où l’on sait que la noblesse moderne les a vraiment lues. Roger Chartier en France et l’école de Constance dans la critique littéraire en Allemagne ont, à juste titre, dirigé leurs efforts vers le lecteur en tant que récepteur actif qui ne consomme pas les textes littéraires passivement mais qui les assimile de façon productive et les combine avec ses propres idées.151 Cela vaut par exemple pour un auteur comme Plutarque qui a été une lecture prisée pour l’éducation des nobles. Il faut aussi ajouter que les classiques antiques influencent les nobles, même s’ils ne les ont pas directement lus. Ici, ce sont des auteurs comme Cicéron ou Aristote qu’il faut évoquer. Ils sont présents à travers leurs idées, des citations, des extraits et des résumés même pour ceux qui n’ont jamais eu le texte original entre les mains – le XVIIe siècle est une époque à ce point fascinée par l’Antiquité que ses formes culturelles sont imprégnées de références à cette époque. De l’autre côté se trouvent les témoignages littéraires du Siècle classique. Ils ne sont naturellement pas employés systématiquement ici mais seulement en guise de complément. Leur lecture est cependant instructive parce que le cercle ici étudié est le public pour lequel ces œuvres ont été écrites ; les personnages que nous analysons font partie de ce milieu de « la cour et la ville », qui rassemble les lecteurs et spectateurs auxquels les poètes du Siècle classique français s’adressent en première ligne. De plus, certains nobles – en particulier Condé – y apparaissent en tant que protecteurs ou mécènes des écrivains et nombreux sont ceux qui écrivent eux-mêmes comme La Bruyère ou La Rochefoucauld. On peut ainsi 151 Pour les recherches de Roger Chartier sur l’histoire de la lecture cf. Roger Chartier, L’Ordre des livres. Lecteurs, auteurs, bibliothèques en Europe entre XIVe et XVIIIe siècle, Aix-en-Provence, 1992; idem, ed., Histoires de la lecture. Un bilan des recherches, Paris, 1995. Pour la théorie de la réception de la littérature, développée par l’école de Constance cf. Wolfgang Iser, Der implizite Leser. Kommunikationsformen des Romans von Bunyan bis Beckett, Munich, 2ième éd. 1979 (UTBTaschenbücher 163) ; idem, Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung, Munich, 3ième éd. 1990 (UTB-Taschenbücher 636) ; Hans Robert Jauß, Ästhetische Erfahrung und literarische Hermeneutik, Francfort-sur-le-Main, 4ième éd. 1984 ; Rainer Warning, ed., Rezeptionsästhetik, Munich, 3ième éd. 1988 (UTB-Taschenbücher 303). 61 s’attendre à ce que les conceptions de l’amitié telles qu’elles sont répandues dans la société de cour soient représentées dans cette littérature conçue pour et par cette société. Les documents littéraires ne fournissent pas seulement des facettes supplémentaires aux représentations de l’amitié, les représentations et les pratiques ici étudiées peuvent aussi aider à mettre en contexte les textes classiques du Grand Siècle. C’est pourquoi cette étude peut aussi avoir de l’intérêt pour une analyse littéraire qui ne se contenterait pas uniquement d’une analyse des structures immanentes du texte.152 152 Une telle proposition se rapproche, bien sûr, des préceptes du New Historicism de Stephen Greenblatt, un courant dans les études littéraires selon qui il faut prendre en considération le contexte historique dans lequel une œuvre littéraire a été créée pour expliquer cette même œuvre, cf. Moritz Baßler, ed., New Historicism. Literaturgeschichte als Poetik der Kultur, Tübingen, 2001, un recueil qui rassemble des articles par et sur Greenblatt. 62 I.4. Contextes : Le milieu nobiliaire et la société de cour L’histoire culturelle accorde actuellement plus d’attention au fait que les cultures sont bien plus hétérogènes que l’on n’avait considéré par le passé. L’amitié dans la société de cour, c'est-à-dire dans la haute et très haute noblesse n’est pas nécessairement identique aux formes d’amitié d’autres milieux sociaux à la même époque – que ce soit sur le plan des pratiques ou sur le plan des représentations. C’est cette circonstance qui rend nécessaire de considérer aussi le milieu qui constitue le contexte du phénomène « amitié » dans notre étude. Nous verrons à ce propos que la noblesse elle-même est loin d’être un ensemble homogène : la haute noblesse et la petite noblesse sont différentes l’une de l’autre. Par ailleurs, ces différences entre divers espaces sociaux sont particulièrement importantes quand on considère l’amitié, le même noble pouvant se comporter différemment à la cour et en province. La cour est un phénomène historique de la longue durée : née au Moyen Âge, son histoire en France se prolonge jusqu’en 1789 sans interruption et jusqu’en 1870 avec des interruptions.153 153 Pour une vue d’ensemble de l’histoire de la cour française cf. Jean-François Solnon, La cour de France, Paris, 1987. Une histoire comparative des cours européennes est entreprise dans Klaus Malettke/Chantal Grell, eds., Hofgesellschaft und Höflinge an europäischen Fürstenhöfen in der Frühen Neuzeit (15.-18. Jh.)/Société de cour et courtisans dans l‟Europe de l„époque moderne (XVeXVIIIe siècle), Münster et al., 2001. Une vue d’ensemble de l’histoire de l’historiographie de la cour est donnée dans John Adamson, « Introduction. The Making of the Ancien-Régime Court, 15001700 », in idem, ed., The princely courts of Europe. Ritual, politics and culture under the ancien régime, 1500-1750, Londres, 1999, p. 7-41, ici p. 9f. La cour de France est discutée dans ce livre par Olivier Chaline, « The Kingdoms of France and Navarre. The Valois and Bourbon Courts, c. 15151750 », in ibid., p. 67-93. Une œuvre qui compare les cours des Bourbons et des Habsbourg est Jeroen Duindam, Vienna and Versailles. The Courts of Europe‟s Dynastic Rivals, 1550-1780, Cambridge, 2003. L’exil d’une cour au XVIIIe siècle est discuté par Edward Corp, The Jacobites at Urbino. An Exiled Court in Transition, Basingstoke, 2009. Pour les aspects économiques de la cour cf. Maurice Aymard, ed., La cour comme institution économique, Paris, 1998, ainsi que Gerhard Fouquet, ed., Hofwirtschaft. Ein ökonomischer Blick auf Hof und Residenz in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Ostfildern, 2006 (Residenzenforschung 21/Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften zu Göttingen 10). La nature de la cour comme un centre de représentation qui démontre le pouvoir du prince à ses sujets tout comme aux cours concurrentes est soulignée par l’étude récente de Sebastian Werr sur la cour de Bavière, qui met l’accent sur les fêtes et les opéras à la cour, cf. Sebastian Werr, Politik mit sinnlichen Mitteln. Oper und Fest am Münchner Hof (16801745), Cologne/Weimar/Vienne, 2010. Les fêtes sont aussi le sujet d’une grande partie des 63 Il est superflu de préciser que la cour s’est modifiée au cours de cette très longue période. Cependant, il n’est pas inintéressant d’observer ces modifications. La cour française médiévale est une cour itinérante, au XVIe siècle elle n’a toujours pas de siège fixe. C’est seulement Henri III qui rompt avec la tradition de la cour itinérante en établissant contributions du volume collectif de Heinz Noflatscher sur la cour d’Innsbruck, Heinz Noflatscher, ed., Der Innsbrucker Hof. Residenz und höfische Gesellschaft in Tirol vom 15. bis 19. Jahrhundert, Vienne, 2005 (Archiv für österreichische Geschichte 138). L‘aspect de représentation est aussi analysé dans Heiko Laß, ed., Hof und Medien im Spannungsfeld von dynastischer Tradition und politischer Innovation zwischen 1648 und 1714. Celle und die Residenzen im Heiligen Römischen Reich deutscher Nation, Munich/Berlin, 2008 (Rudolstädter Forschungen zur Residenzkultur 4). Les cours sont aussi des centres intellectuels ; leur rôle comme lieux de production d’œuvres historiographiques a été examinée dans le volume collectif de Markus Völkel, ed., Historiographie an europäischen Höfen (16.-18. Jahrhundert). Studien zum Hof als Produktionsort von Geschichtsschreibung und historischer Repräsentation, Berlin, 2009 (Zeitschrift für Historische Forschung. Beiheft 43). La relation complexe entre les cours et les villes est analysée dans Werner Paravicini/Jörg Wettlaufer, eds., Der Hof und die Stadt. Konfrontation, Koexistenz und Integration in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Ostfildern, 2006 (Residenzenforschung 20). Les cérémonies de la cour, autre aspect important de la vie quotidienne des cours, sont analysées pour la monarchie des Habsbourg dans le volume collectif d’Irmgard Pangerl, ed., Der Wiener Hof im Spiegel der Zeremonialprotokolle (16521800). Eine Annäherung, Innsbruck/Vienne/Bozen, 2007 (Forschungen und Beiträge zur Wiener Stadtgeschichte 47/Forschungen zur Landeskunde von Niederösterreich 31). Sur le rôle des femmes dans la société de cour cf. l’étude d’Ute Essegern sur les princesses en Saxe, Ute Essegern, Fürstinnen am kursächsischen Hof. Lebenskonzepte und Lebensläufe zwischen Familie, Hof und Politik in der ersten Hälfte des 17. Jahrhunderts: Hedwig von Dänemark, Sibylla Elisabeth von Württemberg und Magdalena Sibylla von Preußen, Leipzig, 2007 (Schriften zur sächsischen Geschichte und Volkskunde 19). Il y a aussi des études qui entreprennent des comparaisons entre les cours de l’Europe médiévale et moderne et celles d’autres civilisations ; il faut mentionner Reinhardt Butz, ed., Hof und Macht. Dresdener Gespräche II zur Theorie des Hofes, Berlin/Münster, 2007 (Vita curialis 1), ainsi que les études que Jeroen Duindam a entreprises, en collaboration avec plusieurs chercheurs venus de différents pays, cf. Jeroen Duindam/Metin Kunt/Tulay Arslan, eds., Royal Courts in Dynastic States and Empires : a Global Perspective, Leyde, 2010 (à paraître) ; Jeroen Duindam, « Courts, Rulers and Elites in Early Modern Europe and Asia : les extrêmes se touchent ? », in Peter Eich/Sebastian Schmidt-Hofner/Christian Wieland, eds., Der wiederkehrende Leviathan. Staatlichkeit und Staatswerdung in Spätantike und Früher Neuzeit (à paraître). 64 durablement la cour à Paris.154 Pendant la période qui nous intéresse, la cour est toujours itinérante mais reste principalement en Île-de-France. Ce n’est qu’avec le déménagement à Versailles que le roi s’installe dans une résidence fixe – et avec lui, la cour puisque la cour se trouve là où se trouve le roi. Une cour sans roi serait une contradiction en soi. En se fixant dans la région parisienne, la cour s’agrandit au sortir du Moyen Âge, accompagnant en cela l’élargissement de l’administration royale, et finit par compter, à l’époque de Versailles, plusieurs milliers de personnes. La dynamique sociale de base à la cour, la rivalité des courtisans pour obtenir les faveurs du roi, existait déjà au Moyen Âge mais la taille de la cour en nombre absolu n’est pas sans influence sur la vie courtisane comme nous le verrons.155 L’agrandissement de la cour à l’époque moderne n’est pas un phénomène planifié mais suit une forte dynamique propre. L’idée reposant sur les concepts de Norbert Elias selon laquelle le roi force les nobles à vivre à la cour pour mieux les surveiller est par trop simplificatrice. Chez Elias, la noblesse est « domestiquée » par le roi ; Jeroen Duindam a, à cause de cela, porté une critique prononcé sur les théories d’Elias. Selon lui, les nobles ne sont pas du tout des victimes du roi, au contraire, toutes les caractéristiques de la société de cour peuvent aussi se lire comme des instruments de pouvoir aux mains des nobles. De plus, il explique que le rang de naissance est un élément important dans l’organisation de la cour, c’est pourquoi la place du courtisan individuel dans la société de cour n’est pas aussi précaire que l’affirme Elias.156 Stuart Carroll a toutefois attiré l’attention avec raison sur le fait qu’Elias lui-même 154 Robert J. Knecht, The French Renaissance Court. 1483-1589, New Haven/Londres, 2008, p. xxiii. Pour la cour d’Henri III, cf. Jacqueline Boucher, Société et mentalités autour de Henri III, 4 tomes, Lille, 1981. Cf. aussi Xavier Le Person, « Practiques » et « Practiqueurs ». La vie politique à la fin du règne de Henri III (1584 - 1589), Genève, 2002. 155 Les répercussions que la simple taille d’un groupe a sur celui-ci, indépendamment d’autres facteurs, ont été décrites par Georg Simmel dans un article devenu classique, cf. Georg Simmel, « Die quantitative Bestimmtheit der Gruppe », in idem, Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, ed. Otthein Rammstedt, Francfort-sur-le-Main, 1992 (Georg Simmel Gesamtausgabe tome 11), p. 63–159. 156 Jeroen Duindam, Myths of Power. Norbert Elias and the Early Modern European Court, Amsterdam, 1994, p. 181. Dans ce livre, Duindam porte une critique fondamentale sur Elias ainsi que sur la recherche qui s’est orientée sur lui; à côté d’Elias lui-même, Duindam porte sa critique notamment sur Jürgen Freiherr von Kruedener, Die Rolle des Hofes im Absolutismus, Stuttgart ,1973 (Forschungen zur Sozial- und Wirtschaftsgeschichte 19). 65 n’a jamais affirmé que le processus de civilisation et la création de l’Etat aient été accomplis suivant un plan, mais que cette idée simpliste n’a été développée que par la suite dans l’historiographie qui s’est orientée sur Elias. Chez Elias, le processus de civilisation est le résultat spontané et non planifié, pour ainsi dire « émergent », de la compétition entre les nobles.157 Sous l’influence de ce qu’il avait vécu pendant la Fronde, Louis XIV était en effet méfiant vis-à-vis des bases de pouvoir de la noblesse dans les provinces ; mais le début de la tendance d’une croissance de la cour avait de loin précédé la Fronde, et la Fronde des Princes, justement, n’est pas la révolte de seigneurs provinciaux contre le pouvoir central mais celle de puissants nobles vivant à la cour mobilisant leur assise provinciale pour obtenir leur part de ce même pouvoir central. Les Frondeurs ont des buts divers et parfois contradictoires mais la dissolution du royaume en une fédération lâche ou une confédération de plusieurs petites unités n’en fait pas partie. Ce qui attire les nobles de plus en plus nombreux à la cour à partir du XVIe siècle, ce n’est pas la contrainte royale mais au contraire les chances qu’ils peuvent y saisir. Avec la croissance de la cour se développe aussi la structure d’organisation de celle-ci : on crée sans cesse de nouvelles charges pour les courtisans. La petite noblesse et la noblesse moyenne voient s’ouvrir à elles des possibilités inespérées d’ascension. Le duc de Luynes, par exemple, bien qu’il ne soit issu que de la petite noblesse provençale, parvient à devenir fauconnier du roi. Cette fonction lui permet d’avoir un contact régulier avec le jeune Louis XIII, il devient son favori et est élevé au rang de duc. Il finit même par obtenir la charge de connétable, c'est-àdire la charge militaire la plus haute qui existe en France.158 Parallèlement à la croissance de la cour, l’armée s’agrandit aussi ce qui augmente les besoins d’argent et oblige la monarchie à augmenter les impôts. Pour pouvoir les imposer et les prélever, le développement d’une administration est nécessaire.159 Cela mène à ce que les postes à pourvoir se multiplient, mais aussi à ce qu’augmente la marge de manœuvre du roi pour verser un salaire lié à un poste ou pour donner directement une gratification en argent à un courtisan qu’il favoriserait particulièrement. Les revenus des nobles venant de leurs terres ne peuvent être augmentés rapidement et surtout seulement dans des limites étroites en raison des limitations des techniques agricoles employées. A l’inverse, à la cour, les nobles ont la 157 Stuart Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, op. cit., p. 308. 158 Pour Luynes cf. Sharon Kettering, Power and reputation at the court of Louis XIII, op. cit. 159 Pour ce développement cf. Ronald G. Asch, « Kriegsfinanzierung, Staatsbildung und ständische Ordnung in Westeuropa im 17. und 18. Jahrhundert », Historische Zeitschrift, 268, 1999, p. 636-671. 66 possibilité d’augmenter de façon signifiante leurs revenus. Ariane Boltanski a montré en s’appuyant sur le cas des ducs de Nevers que la structure des revenus des nobles dès le XVIe siècle repose de moins en moins sur leurs revenus fonciers et de plus en plus sur des payements royaux de diverses natures – pensions, cadeaux en argent, intérêts sur emprunt pour des sommes d’argent mises à disposition par la noblesse pour la monarchie.160 Bien sûr, l’aspect financier n’est qu’une incitation à acquérir de hautes charges entre plusieurs autres ; le prestige qui y est lié est au moins aussi important. Et comme nous l’avons vu avec le duc de Luynes, un favori peut aussi espérer une élévation à un rang supérieur. Mais pour bénéficier de la faveur du roi et pouvoir aspirer à un poste, des visites régulières à la cour ne suffisent pas. Louis XIV en particulier n’accorde les fonctions les plus importantes qu’aux personnes qu’il connaît personnellement. En l’absence de mécanismes de recrutement standardisés161 pour des postes dans l’Eglise, dans l’armée et dans l’administration, cette façon de procéder est aussi un mode de régulation pour se rendre compte si un candidat est apte à remplir les fonctions que l’on veut lui attribuer. Mais elle a pour conséquence aussi de rendre incontournable la présence à la cour pour quiconque veut faire carrière par le truchement de 160 Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l‟Etat royal, op. cit., p. 131-169, montre comment des échanges financiers de plus en plus complexes se nouent entre les Nevers et la monarchie. 161 Wolfgang Reinhard analyse cette situation d’une absence de procédés standardisés de recrutement pour le cas des Etats pontificaux, cf. Wolfgang Reinhard, « Amici e creature », op. cit., p. 319; les constatations de cet article sont également valables pour la France moderne. – Dans la France moderne, il y a, bien sûr, un autre mécanisme à côté du recrutement par le truchement de relations personnelles, c’est la vénalité des offices. Elle a été réexaminée récemment par Jean Nagle, Un orgueil français. La vénalité des offices sous l‟Ancien Régime, Paris, 2008. Cf. en outre Christophe Blanquie, Justice et finance sous l‟Ancien régime. La vénalité présidiale, Paris, 2001 ; Robert Descimon, « La vénalité des offices et la construction de l’État dans la France moderne. Des problèmes de la représentation symbolique aux problèmes du coût social du pouvoir », in idem/Jean-Frédéric Schaub/Bernard Vincent, eds., Les Figures de l‟administrateur. Institutions, réseaux, pouvoirs en Espagne, en France et au Portugal 16e-19e siècle, Paris, 1997, p. 77-93 ; idem, « La vénalité des offices comme dette publique sous l’Ancien Régime français », in Jean Andreau/Gérard Béaur/JeanYves Garnier, eds., La dette publique dans l‟histoire, Paris, 2006, p. 177-242 ; Klaus Malettke, ed., Ämterkäuflichkeit: Aspekte sozialer Mobilität im europäischen Vergleich (17. und 18. Jahrhundert), Berlin, 1980 (Einzelveröffentlichungen der Historischen Kommission zu Berlin 26) ; Ilja Mieck, ed., Ämterhandel im Spätmittelalter und im 16. Jahrhundert, Berlin, 1984 (Einzelveröffentlichungen der Historischen Kommission zu Berlin 45) ; Roland Mousnier, La vénalité des offices sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 2ième éd. 1971. 67 postes attribués par le roi. C’est ainsi que naît la dynamique de la société de cour qui s’alimente et se renforce elle-même : au moment où elle atteint une masse critique parce qu’une grande partie de la haute et moyenne noblesse y réside, tous ceux qui continuent de se tenir à l’écart courent le danger de ne plus appartenir à l’élite du royaume. Ceux qui restent toujours à la campagne deviennent des hobereaux, vus par les courtisans comme ruraux, provinciaux et incultes. De plus, c’est la cour qui lance les modes linguistiques ou vestimentaires éphémères et changeantes ; par conséquent, ceux qui y reviennent après une longue absence se font remarquer par leurs vêtements et leur langage démodés.162 Pour faire partie de la société de cour, il ne suffit donc pas de s’y rendre régulièrement, on doit y passer la plupart de son temps : le centre de la vie d’un noble doit se trouver à la cour. La société de cour est donc une société de la présence ;163 ceci explique pourquoi l’amitié à la cour, comme nous le verrons, est si fortement marquée par les interactions directes entre personnes physiquement présentes telles que les gestes, les entreprises communes, les conversations pleines d’esprit. Quitter la province peut aussi être intéressant car plus le temps passe, plus les élites locales traditionnelles entrent en concurrence avec l’administration royale dont les attributions s’élargissent. Au lieu de rester sur place pour lutter contre la marginalisation, la solution la plus prometteuse est d’aller vers le centre, à la cour, et d’essayer de participer làbas au pouvoir central de l’Etat, pouvoir qui connaît un élargissement. La croissance de la cour accompagne la fin de la monarchie itinérante. Il ne s’agit pas ici d’une relation de cause à effet mais de deux évolutions simultanées et qui se renforcent mutuellement : plus le nombre des courtisans est grand, plus il devient difficile pour la cour de se déplacer ; mais une cour qui se déplace moins et moins loin permet aux nobles de s’installer plus durablement, ce qui autorise aussi la présence d’une suite plus grande. Les suites des Grands viennent ainsi grossir le nombre de courtisans (puisqu’elles sont composées de petits nobles qui suivent les puissants) ainsi que le nombre de personnes présentes à la cour (avec les serviteurs non nobles). Au cours du XVIIe siècle, la cour limite ses déplacements à l’Île-de-France (auparavant, les rois se rendaient par exemple souvent dans les châteaux de la 162 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience and the Origins of Modern Culture, op. cit., p. 26f. 163 Pour la « société de la présence » ou « formation de liens sociaux entre personnes physiquement présentes » (« Vergesellschaftung unter Anwesenden »), un concept que Rudolf Schlögl a forgé pour l’analyse des villes en Europe à l’époque moderne cf. Rudolf Schlögl, « Kommunikation und Vergesellschaftung unter Anwesenden. Formen des Sozialen und ihre Transformation in der Frühen Neuzeit », Geschichte und Gesellschaft, 24, 2008, p. 155-224. 68 Loire), avant de s’installer en 1682 de façon permanente à Versailles. Puisque la politique se joue désormais en Île-de-France, les grands nobles font aménager leurs hôtels particuliers à Paris de façon somptueuse – ces hôtels sont, aujourd’hui encore, des éléments importants du paysage parisien.164 Ainsi, les nobles sont tout autant intégrés dans la cour que dans la capitale – et de cette façon naît le lien entre « la cour et la ville » qui sera décisif dans la culture française du Grand Siècle puisque les artistes classiques adressent leurs œuvres à ce public. Après la cour (c'est-à-dire concrètement le château que le roi habite à ce moment) et la capitale, les nobles conservent un troisième point de repère avec leurs châteaux en province, même si beaucoup d’entre eux ne s’y rendent plus très souvent. La cour est un espace social différent de la province. Comme nous le verrons, le même vocabulaire de l’amitié nobiliaire désigne à la cour des relations qui diffèrent de celles en province au niveau des structures sociales. Le modèle du clientélisme développé par la recherche sur l’époque moderne à partir des années 1970 correspond bien aux relations au sein de la noblesse provinciale et aux relations entre un patron à la cour et son client en province. En revanche, ce modèle est beaucoup moins adapté pour décrire les relations au sein de la société de cour. Contrairement à la situation des grands nobles vis-à-vis de la petite et moyenne noblesse dans les provinces ou à celle des nobles provinciaux entre eux, les hiérarchies traditionnelles sont beaucoup moins figées à la cour. En province, l’ordre féodal s’érode certes mais ses mécanismes de fonctionnement continuent d’exister dans beaucoup de cas : les liens de vassalité hérités entre deux familles de haute et basse noblesse se transforment en des relations clientélistes, plus informelles. Cette forme de relation n’est déjà plus, à l’époque moderne, un « féodalisme bâtard »165 dans lequel le suzerain ne distribue plus 164 Ce développement n’est pas une particularité française. Ronald Asch fait remarquer que dans d’autres villes européennes dans lesquelles se trouve une résidence monarchique ou princière, les grands courtisans érigent aussi des palais aux alentours de la résidence princière, dès que celle-ci est définitivement fixé dans un lieu spécifique, cf. Ronald G. Asch, « The Princely Court and Political Space », in Beat Kümin, ed., Political Space in Pre-Industrial Europe, Farnham, Surrey/Burlington, Vermont, 2009, p. 43-60, ici p. 53. Pour les palais nobiliaires à Paris cf. Jean-Pierre Babelon, Demeures parisiennes. Sous Henri IV et Louis XIII, Paris, 1965, et Natacha Coquery, L‟hôtel aristocratique. Le marché du luxe à Paris au XVIIIe siècle, Paris, 1998 (Publications de la Sorbonne : Série Histoire moderne 39). 165 La notion de « féodalisme bâtard » en tant concept analytique a été forgée par K. B. McFarlane, « Bastard Feudalism », Bulletin of the Institute of Historical Research, 20, 1943-45, p. 161-180. McFarlane lui-même attribue l’invention du terme à Charles Plummer, qui l’aurait utilisé le premier 69 de fiefs mais de l’argent. Les liens de fidélité sont devenus informels contrairement aux liens formels du système féodal. De plus, en province, les hiérarchies sont aussi très figées parce qu’elles dépendent en grande partie de la taille des domaines, et de plus parce que certains rangs très élevés ne sont représentés qu’une ou deux fois dans la même région. Le type de relation que les personnes et les familles entretiennent, les rivalités entre individus et entre maisons sont souvent le produit de traditions sur plusieurs générations ; de tels modèles ne peuvent pas changer du jour au lendemain.166 En province, il n’existe pas d’équivalent des favoris royaux à la cour. Personne ne peut changer radicalement sa place dans la hiérarchie grâce à une carrière fulgurante. A la cour, la situation est différente. Loin de leurs domaines, les nobles entrent dans une structure sociale dans laquelle les biens restent importants en tant que sources de revenus, mais de moins en moins en tant que ressources de pouvoir politique et militaire. Après la Fronde, il n’est plus possible pour les nobles d’utiliser leurs forteresses et le recrutement de troupes sur leurs terres comme moyen de pression contre la couronne : la monarchie développe une armée de métier qui, contrairement à l’époque avant la Fronde, ne permet plus aux nobles de menacer le roi par une révolte, parce qu’une telle menace n’est désormais plus réaliste. Ainsi pendant que les bases régionales du pouvoir nobiliaire perdent de la valeur, de nouvelles occasions de carrière s’offrent à la cour : les charges royales, les cadeaux en argent, l’ascension par élévation de rang ou par un mariage avantageux ouvrent, pour ceux qui arrivent à gagner la faveur du roi, des perspectives de gain d’argent, de pouvoir et de prestige inimaginables auparavant. A la cour la hiérarchie par le rang reste certes en vigueur mais d’une part elle peut être rompue, de façon spectaculaire par les favoris, et, d’autre part, comme à la cour des nobles de toute la France se rencontrent, les possibilités d’alliances sont beaucoup plus diversifiées que ce n’était le cas aux niveaux local et régional dans le système féodal. La distinction traditionnelle entre lien symétrique et asymétrique ou – encore plus nettement – entre lien horizontal et vertical ne peut plus décrire les relations sociales qui se développent à la cour de façon adéquate. Il n’y a ici que des relations entre personnes de rangs dans son introduction à John Fortescue, The governance of England. Otherwise called “The difference between an absolute and a limited monarchy”, Oxford, 1885, p. 15f. Sur le « féodalisme bâtard » cf. en outre John G. Bellamy, Bastard Feudalism and the Law, Londres, 1989. 166 On peut penser par exemple à la Provence du XVIIe siècle qui a été analysée sous cet aspect par Sharon Kettering, cf. Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients, op. cit. 70 plus ou moins éloignés mais presque plus de relations clairement horizontales ou verticales. Chaque courtisan dispose de nombreuses options et presque tout le monde en profite. Ce qui rend la cour particulièrement adaptée pour une étude sur l’amitié, c’est qu’il s’agit d’un milieu clos socialement. Même s’il y a beaucoup de roturiers comme serviteurs ou fournisseurs à la cour, ils ne participent pas aux réjouissances ni à la sociabilité des courtisans. Leur rôle se limite à permettre matériellement cette sociabilité et à la maintenir. Les serviteurs sont présents pendant les repas de fête mais mangent ailleurs, ils viennent à la chasse mais n’obtiennent jamais de trophée. Ceux qui incarnent la société de cour au sens plein du terme sont une petite élite puissante qui se referme de plus en plus sur elle-même. On pourrait argumenter que les centres de pouvoir dans le monde d’aujourd’hui, notamment les parlements des démocraties occidentales, sont aussi de petites sociétés fermées qui ont une vie propre caractérisée par les jeux de pouvoir. C’est certainement vrai, mais il serait erroné de les assimiler à la cour moderne. Un député d’un parlement actuel est dépendant des électeurs de sa circonscription, il doit donc répondre de ses actions devant cette instance qui est extérieure au cercle fermé des puissants et qui peut éloigner à chaque élection chacun d’eux de ce même cercle. Par ailleurs, l’instance décisive de la société de cour, le roi, en tant que nœud central de la cour, n’existe pas dans les parlements d’aujourd’hui. L’une des caractéristiques de la société de cour est la rivalité ente les courtisans pour obtenir la faveur du roi. La représentation qu’en donne Norbert Elias est certainement trop simplifiée, notamment en ce qu’elle construit une opposition entre la vieille noblesse d’un côté et la noblesse de robe et les homines novi bourgeois de l’autre en donnant l’impression que ces deux groupes sont monolithiques. Jeroen Duindam a attiré, à juste titre, l’attention sur le fait que ni la noblesse ni la bourgeoisie n’étaient des groupes fermés.167 Par conséquent, on ne peut attendre qu’ils se soient comportés comme des groupes organisés. Il faut considérer la situation de façon bien plus nuancée : les rivalités à la cour ne se jouent pas entre de grands blocs, mais entre des individus ou de petits groupes, mais dont la composition évolue constamment. Les factions168 à la cour sont en général composées de nobles de rangs 167 Duindam, Myths of Power, op. cit., p. 181f. 168 Pour le concept de faction cf. Roger Mettam, Power and Faction in Louis XIV‟s France, Oxford/New York, 1988 ; cf. aussi Emmanuel Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, Paris, 1997, qui intitule un de ses chapitres « Cabale, lignage, pouvoir », ibid., p. 181-235. Suivant Saint-Simon, Le Roy Ladurie identifie des cabales qui suivent les différentes générations de la famille royale ; ainsi, il y a une cabale du roi, une cabale du Grand Dauphin et une cabale du Petit Dauphin. Il s’agit là d’une autre approche que celle d’Elias chez qui, par définition, le roi reste en dehors des 71 différents. Il n’y a par exemple pas nécessairement une opposition entre « les ministres » et « la haute noblesse » ; le rival d’un duc peut être un duc, celui d’un ministre, un autre ministre. Mais il ne faut pas non plus trop généraliser cet état de fait. Les factions à la cour ne sont pas des associations féodales composées de vassaux qui auraient absolument besoin d’un Grand à leur tête en tant que suzerain. Le meilleur contre-exemple est certainement Mazarin qui, bien qu’étranger, devient l’homme le plus puissant à la cour et le rival du Grand Condé, premier prince de sang. C’est justement cette multiplicité des alliances potentielles et l’impossibilité de prévoir lesquelles se réaliseront en effet qui caractérise la cour. Le cas de Mazarin touche aussi la question du favori. Ce personnage est d’autant plus important qu’il désorganise radicalement et brutalement les hiérarchies traditionnelles fondées sur le rang. Lorsqu’un courtisan obtient le statut de favori, cela a deux conséquences. D’une part, de nombreux autres courtisans s’associent à lui pour profiter dans son sillage du courant ascendant et faire progresser leur carrière dans l’ombre de la sienne ; comme le fait remarquer La Bruyère, un ministre nouvellement nommé se découvre du jour au lendemain un nombre incroyable de nouveaux amis.169 Mais d’autre part, un favori frais émoulu risque de se trouver confronté à la coalition de tous ses ennemis, chacun lui enviant sa position et peut-être même la briguant pour soi-même. De plus, les décisions royales ne sont pas irrévocables ; le roi prend tout le temps des décisions et ne se contente pas de nommer et favoriser, il renvoie et punit aussi. Il en résulte que les courtisans s’organisent autour du roi en factions et partis dont factions et cabales, étant plutôt le premier moteur non mû des celles-ci. Les factions de la cour des Habsbourg sont discutées par Ivo Cerman, « ‘Kabal’, ‘Parthey’, ‘Faction’ am Hofe Kaiser Leopolds I. », in Werner Paravicini/Jan Hirschbiegel, eds., Der Fall des Günstlings. Hofparteien in Europa vom 13. bis zum 17. Jahrhundert, Ostfildern, 2004 (Residenzenforschung 17), p. 235-247. Cf. aussi Leonhard Horowski, « Das Erbe des Favoriten. Mätressen und Günstlinge am Hof Ludwigs XIV. », in ibid., p. 77-126. 169 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, Paris, 1998, p. 276f (De la Cour, 57) : « Que d'amis, que de parents naissent en une nuit au nouveau Ministre! les uns font valoir leurs anciennes liaisons, leur société d'études, les droits du voisinage; les autres feuillettent leur généalogie, remontent jusqu'à un trisaïeul, rappellent le côté paternel et le maternel, l'on veut tenir à cet homme par quelque endroit, et l'on dit plusieurs fois le jour que l'on y tient, on l'imprimerait volontiers, c'est mon ami, et je suis fort aise de son élévation, j'y dois prendre part, il m'est assez proche. Hommes vains et dévoués à la fortune, fades courtisans, parliez-vous ainsi il y a huit jours? Est-il devenu depuis ce temps plus homme de bien, plus digne du choix que le Prince en vient de faire? attendiez-vous cette circonstance pour le mieux connaître ? » 72 l’organisation et la composition se modifie sans cesse.170 La mort d’un courtisan puissant laissant une place de pouvoir vacante a le même effet transformateur sur les structures du pouvoir. C’est par exemple ce que l’on peut voir dans les mémoires de Beauvais-Nangis qui entreprend en 1612 avec son frère l’évêque de Laon un voyage dans le Berry et le Bourbonnais pour régler quelques affaires de famille. Pendant son absence, le comte de Soissons meurt le 31 octobre ou le 1er novembre 1612.171 Lorsque Beauvais-Nangis revient, la mort du comte a provoqué une réorganisation des alliances : « Pendant ledit voyage M. le comte de Soissons mourut proche la Toussaint, et quand je retournay, je trouvay toutes les caballes de la court changées, car la Royne-mère, quy ne pouvoit compâtir avec mondit sieur le comte, s’appuya de M. le Prince et de MM. de Nevers, Mayenne et Bouillon contre la caballe de MM. de Guise, d’Espernon et de Bellegarde ».172 Mais, comme le note Beauvais-Nangis, « cette caballe dura peu » : le 5 janvier 1613, le chevalier de Guise tue en duel le baron de Lus, le lieutenant du roi en Bourgogne ; lorsque le duc de Mayenne demande la charge devenue ainsi vacante pour un certain monsieur de Tiange mais ne l’obtient pas, il quitte la cour en signe de protestation, imité par le prince de Condé et le duc de Bouillon.173 Mayenne, d’après Beauvais-Nangis, croit pouvoir imposer ses intérêts plus efficacement comme « malcontent ». Un tel comportement n’est plus possible après la Fronde : dans la deuxième moitié du XVIIe siècle le retrait loin de la cour perd son potentiel de menace et a plutôt tendance à se retourner contre celui qui se retire. C’est dans cette mesure qu’après la Fronde se produit une radicalisation des mécanismes de la société de cour puisqu’il n’y a plus d’autres alternatives à la cour. Ainsi, l’amitié de cour subit de perpétuels renversements des alliances et ne peut être décrite comme un réseau dans lequel des personnes seraient liées à d’autres de façon permanente et 170 Sharon Kettering, « Household appointments and dismissals at the court of Louis XIII », op. cit., p. 272 ; pour les mécanismes de la cour tels qu’ils se présentent au XVIe siècle cf. Nicolas Le Roux, La Faveur du Roi, op. cit., p. 20-48. 171 Le comte de Soissons (1566-1612) est le fils de Louis de Bourbon, premier prince de Condé, et de sa deuxième femme, Françoise d’Orléans-Longueville. 172 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 123. 173 Ibid., p. 124. 73 seraient opposées ensemble à d’autres personnes.174 On pourrait objecter que le réseau est quelque chose de très souple. Cependant, Wolfgang Reinhard et son école font appel à la notion clé de Verflechtung, qui n’a pas d’équivalent direct en français ; l’aspect qui est souligné par cette notion, ce sont les liens qui se tissent. La métaphore qui est évoquée est donc celle du réseau comme un tissu, non pas comme un ensemble de liens qui peuvent être faits et défaits à volonté. Comme Wolfgang Reinhard lui-même et ses disciples peuvent montrer dans leurs différentes études de cas, ce sont les mécanismes du don et du contredon, de l’obligation qui en résulte, des mariages et de la parenté spirituelle sous forme de parrainage qui créent des liens durables que l’individu ne peut pas rompre facilement. Cette notion de réseau, qui est devenue très importante en histoire moderne, décrit donc des structures sociales qui sont très différentes de ce que l’on trouve à la cour de France ; les réseaux identifiés par l’école de Wolfgang Reinhard se trouvent dans d’autres contextes. Cette instabilité des amitiés de cour peut peut-être aussi expliquer pourquoi le modèle de « l’amitié héroïque », l’alliance de deux personnes bravant tous les obstacles contre le reste du monde, ne se retrouve pas tel quel dans les ego-documents venant du monde de la cour de France – alors que dans la Venise du XVIIe siècle, il n’est pas seulement invoqué mais aussi pratiqué, comme par exemple lorsque deux amis publient ensemble leur testament et se désignent mutuellement administrateurs de leurs biens.175 On peut alors supposer que la structure républicaine de Venise dans laquelle il n’y a pas de monarque redistribuant sans cesse ses faveurs et dans laquelle des ascensions mais aussi des chutes fulgurantes ne sont pas possibles, favorise de telles relations plus stables. La période qui nous intéresse précède Versailles, on pourrait alors objecter que les mécanismes de la société de cour ne sont pas encore présents dans leur totalité, puisqu’il n’y a pas encore de lieu géographique fixe pour la cour comme cela est le cas à l’époque de Versailles où, de surcroît, la cour se fixe à l’extérieur de la capitale, ce qui renforce son isolement du reste de la société. On peut cependant répondre que, déjà au début du XVIIe siècle, l’élite du royaume est concentrée autour du roi. Dans les mémoires de l’époque de la Fronde, on voit déjà clairement que les décisions importantes sont prises à Paris. Pour corriger les théories d’Elias, il faut ajouter à ce propos que les décisions importantes ne sont souvent pas prises par le roi ou la régente, mais que les favoris, les ministres et les courtisans 174 Cf. infra, Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié ». 175 Peter N. Miller, « Friendship and Conversation in Seventeenth-Century Venice », Journal of Modern History, 73, 2001, p. 1-31, ici p. 12. 74 s’approprient une grande partie du pouvoir. Cependant, ce qui est important, c’est de voir qu’un centre géographique se développe, et avec lui, une petite société étroite des puissants. Il serait trop simplificateur de considérer que toutes les intrigues et alliances sont toujours orientées sur le roi et sur sa faveur que les courtisans espèrent de gagner. Le pouvoir et le prestige au sein même des cercles nobles peuvent faire l’objet de conflits et d’alliances. En outre, la concurrence des grands courtisans qui luttent pour obtenir le statut de favori est décrite de façon très détaillée dans les mémoires du maréchal de Bassompierre déjà pour l’époque d’Henri IV et de Louis XIII.176 Le privé et le public Comme le montrent les implications avec les intrigues et les révoltes, le rapport de l’amitié avec l’espace public à l’époque moderne est plus complexe que celui d’aujourd’hui. Cet état de fait est à mettre en relation avec deux aspects eux-mêmes liés. D’une part, il n’existe pas, à l’époque moderne, de séparation nette dans le discours (et encore moins dans la pratique) entre les sphères publiques et privées. D’autre part, l’amitié n’est par conséquent pas clairement liée à cette dernière. Ceci signifie aussi que l’amitié dans le discours précontemporain n’est pas apolitique – ce que la pensée contemporaine tend à présupposer. L’amitié « privée » se trouve, pour la pensée contemporaine, à l’extérieur de la sphère politique – des expressions courantes comme celle répandue en Allemagne qui construit la gradation « Feind, Todfeind, Parteifreund » (ennemi, ennemi mortel, camarade de parti) montrent clairement que la politique et l’amitié ne font pas bon ménage pour la pensée d’aujourd’hui, voire qu’elles sont considérées comme inconciliables. Le discours de notre propre époque oppose les amitiés « privées » qui ne concernent que l’homme « en soi », « en tant que tel », et non son rôle social, aux alliances professionnelles ; les personnes avec lesquelles on a de telles relations sont souvent désignés comme « ami d’affaires » ou « ami politique », mais c’est précisément le fait que le simple terme d’amitié n’est pas utilisé pour ces relations qui montre qu’on ne les considère pas comme des amitiés au sens propre du terme, mais comme des relations qui peut-être se rapprochent de l’amitié sous certains 176 Cf. François de Bassompierre, Journal de ma vie, in Claude Bernard Petitot/Alexandre Petitot/Louis Jean Nicolas de Monmerqué, eds., Collection des mémoires relatifs à l‟histoire de France: depuis l‟avènement de Henri IV, jusqu‟à la paix de Paris, conclue en 1763, tome XIX-XXI, Paris, 1822f. 75 aspects, mais qui restent attachées à des considérations fonctionnelles qui excluent l’amitié en tant que telle. Le fait que dans la pratique sociale les relations fonctionnelles et les amitiés privées existent souvent simultanément entre les mêmes personnes ne change rien au fait qu’elles appartiennent à deux catégories différentes au niveau discursif. L’absence d’une séparation claire dans les notions de sphère privée et publique à l’époque moderne empêche d’opposer schématiquement l’amitié « privée » contemporaine à une amitié « publique » de l’époque moderne. Les particularités de l’amitié de cour s’envisagent plutôt dans la catégorie du politique. La relation entre deux nobles au XVIIe siècle est toujours politique. La haute société noble est si petite que chaque relation d’amitié et chaque rivalité peut avoir des conséquences sur l’ensemble de la configuration du pouvoir au sein de l’élite du royaume. En d’autres mots, cette relation a aussi des conséquences sur ceux qui n’y ont pas part. Il en va de même pour la petite noblesse au niveau d’une province ou d’une région plus petite. Si l’on voulait formuler le constat de façon pointue, on pourrait dire que la notion d’une « amitié politique » serait, dans le contexte de la cour moderne, une tautologie : toute amitié à la cour est politique – et toute la politique à la cour est une affaire de relations personnelles. Les concurrents pour des postes et charges à la cour ne sont souvent pas des partisans de « programmes » politiques opposés, comme c’est le cas normal dans l’Europe actuelle ; ils représentent plutôt des « factions » ou « cabales » opposées, sans qu’il y ait nécessairement une différence « idéologique » entre elles. Plus généralement, dans le mode de vie de la cour, le privé ne se différencie pas nettement du public.177 Le public et le privé ne sont pas opposés, dans la société de cour, de façon dichotomique. Le postulat de Habermas selon lequel il n’existe, avant le XVIIIe siècle, qu’un espace public « représentatif »178 est trop schématique ; c’est notamment le public français qui 177 Cf. Ronald G. Asch, « Der Höfling als Heuchler?, Unaufrichtigkeit, Konversationsgemeinschaft und Freundschaft am frühneuzeitlichen Hof », in Wolfgang Reinhard, ed., Krumme Touren. Anthropologie kommunikativer Umwege, Cologne/Weimar/Vienne, 2007, p. 183-203, ici p. 196. 178 Pour Habermas, cet espace public représentatif est caractérisé par l’absence d’un débat dans lequel le public prendrait part ; selon lui, le public à cette époque est réduit au rôle de spectateurs devant lesquels le prince met en scène sa grandeur, cf. Jürgen Habermas, Strukturwandel der Öffentlichkeit. Untersuchungen zu einer Kategorie der bürgerlichen Gesellschaft, Francfort-sur-le-Main, 1990 [1ière éd. 1962], p. 58-67. – Au début des années soixante, lorsque le livre de Habermas a été publié pour la première fois, Habermas était encore très attaché au courant néo-marxiste. Ainsi, le livre est dédié à Wolfgang Abendroth, un des penseurs marxistes les plus profilés de l’Allemagne d’après-guerre. Il est significatif que Habermas, dans le sous-titre du livre, désigne déjà l’espace public comme « une 76 prend part au débat politique de façon intensive comme le montre par exemple le grand nombre des mazarinades pendant la Fronde.179 C’est bien plus dans la dimension de l’espace que la société de cour ne différencie pas nettement le public du privé. Beaucoup de cérémonies à la cour sont « publiques » en ce qu’elles concernent le roi en tant que monarque ; mais elles ne sont pas pour autant nécessairement publiques au sens que tous les sujets du roi seraient invités à y participer. Le lever du roi est un bon exemple : il s’agit d’une importante cérémonie d’Etat et pourtant seuls quelques participants triés sur le volet y participent. Le fait que le roi reçoit les invités importants dans sa chambre à coucher180 montre la nature ambivalente d’un tel espace, à la fois espace privé du roi et lieu d’affaires étatiques. La cour dans son ensemble est un espace d’une nature ambiguë. C’est d’une part la demeure élargie du roi181 – ce qui en fait un lieu privé, mais aussi d’autre part le centre du pouvoir et par conséquent un lieu public. Autrement dit, les affaires politiques ont lieu pour ainsi dire dans la maison du roi.182 L’architecture du château ne divise pas l’espace de façon dichotomique mais crée une série de pièces plus ou moins privées ou plus ou moins publiques mais pas entièrement publiques ou totalement privées. Dans la plupart des monarchies européennes au XVIIe siècle, les châteaux des rois ou des princes – mais aussi des grands nobles – sont divisés en différentes pièces dans catégorie de la société bourgeoise ». L’espace public « représentatif » correspond donc à la société féodale dans le modèle d’évolution historique que propose le marxisme. Dans son livre, Habermas développe la théorie selon laquelle l’espace public bourgeois est de plus en plus impliqué dans des contradictions dialectiques au fur et à mesure qu’il se développe – contradictions qui seront résolues dans une transformation future de l’espace public. On reconnaît aisément la théorie du remplacement du capitalisme par le socialisme. Je remercie Johannes Arndt pour ce constat. 179 La littérature des mazarinades a été analysée dans son contexte social et culturel par Christian Jouhaud, Mazarinades: La Fronde des mots, Paris, 1985. Cf. aussi Marie-Noële Grand-Mesnil, Mazarin, la Fronde et la presse. 1647-1649, Paris, 1967. 180 Cf. Ronald G. Asch, « The Princely Court and Political Space », op. cit., p. 46. 181 Michael Sikora indique que la conception paternaliste de l’Etat, qui voit le prince comme le père de famille de tout le pays, voit par conséquent la cour comme son foyer, cf. Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, Darmstadt, 2009 (Geschichte kompakt), p. 90. 182 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 95. Cf. aussi les contributions du volume collectif de John Adamson, ed., The princely courts of Europe. Ritual, politics and culture under the ancien régime, 1500-1750, op. cit. 77 lesquelles un nombre variable de personnes a accès.183 Contrairement au roi français, les monarques de Vienne ou de Madrid restent souvent longtemps hors de vue de leurs sujets.184 Par conséquent, le mélange entre la vie privée et intime du roi et son rôle public et politique est en France plus grand que dans ces deux pays.185 Dans un certain sens, le modèle français cherche à fondre les deux corps du roi ensemble autant que possible186 comme on peut le voir par exemple dans les cérémonies du lever et du coucher du roi : même au moment de se lever et au moment de se coucher, le roi est mis en scène en tant que personne politique.187 Louis Marin a démontré en détail comment s’opère cette surélévation de la personne du roi. 188 En France, certes, la plus grande partie des pièces du château est plus accessible qu’à Madrid ou à Vienne, mais le roi a néanmoins des appartements qui ne sont ouverts qu’à un tout petit nombre de personnes. La hiérarchie des pièces est compliquée par les « entrées » pendant les cérémonies du lever et du coucher.189 Il est ainsi important de pouvoir entrer le plus tôt possible pour le lever du roi : avoir le droit d’entrer très tôt est une distinction très convoitée et confère un grand prestige. A l’absence de dichotomie dans l’espace correspond l’absence de dichotomie dans le temps. Comme les nobles n’exercent pas de métier au sens actuel du terme,190 le déroulement de leur journée ne fait pas la différence entre temps ouvré et temps libre, c'est-à-dire entre temps « professionnel » et temps « privé ». C’est par conséquent avec 183 Cf. Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 74f, p. 96. Sikora fait remarquer non seulement le plan architectural sophistiqué d’un château de l’époque moderne, mais aussi les codes de protocole de cour (Hofordnungen), avec lesquels les princes pouvaient stipuler qui avait accès à quel lieu à quel moment, ibid., p. 93. Cf. aussi Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft. Untersuchungen zur Soziologie des Königtums und der höfischen Aristokratie, Francfort-sur-le-Main, 2002, p. 85-87. 184 Ronald G. Asch, « The Princely Court and Political Space », op. cit., p. 47. 185 Avec le problème du public et du privé se pose aussi le problème du formel et de l’informel. Pour la cour moderne, cette problématique a été examinée dans Reinhardt Butz, ed., Informelle Strukturen bei Hof, Berlin/Münster, 2009. 186 Pour le concept des deux corps du roi, cf. Ernst H. Kantorowicz, The King‟s Two Bodies. A Study in Medieval Political Theology, Princeton, 1957, paru en allemand comme idem, Die zwei Körper des Königs. Eine Studie zur politischen Theologie des Mittelalters, Munich, 1990. 187 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 97. 188 Louis Marin, Le portrait du roi, Paris, 1981. 189 Ronald G. Asch, « The Princely Court and Political Space », op. cit., p. 44. 190 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, op. cit., p. 94. 78 raison que Michael Sikora souligne qu’il serait anachronique de qualifier l’oisiveté noble comme du temps libre au sens contemporain du terme puisqu’il ne s’oppose pas à un temps ouvré ni n’est l’occasion d’un changement de rôle pendant lequel l’état noble serait mis de côté pour un certain temps.191 Ce temps est plutôt vu comme un « otium cum dignitate », une oisiveté qui doit cependant toujours être accompagnée d’un comportement digne. Par conséquent, les relations sociales d’un noble ne peuvent pas être attribuées à l’un ou l’autre de ces aspects. C’est une conception bourgeoise et contemporaine qui veut que l’on passe la journée avec ses collègues et du temps après le travail avec ses amis privés. La cour n’ayant pas d’horaires de travail, elle ne s’arrête donc jamais, elle ne connaît pas d’heure de fermeture après laquelle les nobles pourraient cesser de remplir leurs rôles sociaux pour le reste de la journée. C’est pourquoi la séparation entre sympathie privée et alliance politique n’existe pas et n’est pas envisagée par les contemporains. L’amitié n’est pas une chose publique, au sens où on l’entendait à l’époque moderne (« public » signifiant « appartenant au roi ») mais pas non plus quelque chose qui ne concerne pas le monarque. Par ailleurs, il y a encore une raison de considérer les relations à la cour comme « publiques » et donc de considérer les amitiés des courtisans aussi dans un certain sens comme des « amitiés publiques » : la cour est observée par le reste de la société – que ce soit directement quand les sujets y viennent, ou bien à travers les journaux qui naissent à l’époque tels que le Mercure Galant, ou bien à travers les pamphlets et la littérature de colportage. Ceci est bien volontaire, car c’est le rôle de la cour de rendre visible le pouvoir du monarque. 192 La cour n’est pas seulement l’espace dans lequel les courtisans vivent, c’est aussi une scène193 sur laquelle le théâtre du pouvoir étatique est présentée au reste de la population. Le clientélisme dans divers espaces culturels et sociaux en Europe La cour n’est pas seulement un autre espace social que les provinces, elle se différencie aussi de la ville. Il serait cependant simpliste d’opposer un modèle clientéliste urbain à un modèle courtisan pour l’ensemble de l’Europe ancienne. La situation est plus complexe. Si l’on 191 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 88. 192 Asch, « The Princely Court and Political Space », op. cit., p. 50. 193 Chez Castiglione aussi, la cour est représentée comme la scène d’un théâtre, cf. Ronald G. Asch, « Der Höfling als Heuchler? », op. cit., p. 189. 79 considère que le clientélisme n’est qu’un échange asymétrique de ressources, les usages des différentes cultures paraîtront très semblables. Si, en revanche, on intègre la dimension culturelle, on peut considérer les relations entre personnes de rangs différents de façon plus nuancée. L’histoire de « longue durée » est une donnée importante dans l’évolution des différents modèles ; on a ici affaire aux conséquences très lointaines issues de la période des grandes invasions barbares de l’Antiquité tardive qui conditionnent pour un espace donné le degré de continuité ou de discontinuité culturelle avec l’Antiquité romaine. L’intégration de la composante culturelle permet aussi d’attirer l’attention sur le fait que le clientélisme a un autre statut que l’amitié. Les termes de « patron » et de « client » sont déjà très rares dans les sources ici étudiées ; là où ils apparaissent, ils n’ont pas le sens que les études consacrées au clientélisme leur ont attribué. Le « patronage » ou le « clientélisme » sont en revanche complètement absents. Le terme de « patronage » est certes attesté dans les sources de l’époque moderne,194 mais on cherchera en vain le mot clientélisme, ce mot étant un néologisme issu des sciences sociales du dernier XXe siècle. Même là où il est question de « patronage » dans un contexte d’Ancien Régime, il semble qu’il est toujours question de la protection du plus faible par le plus fort, mais jamais d’un type de relation sociale qui s’opposerait à d’autres types de relations sociales comme la parenté ou l’amitié.195 Le 194 Alain Rey, ed., Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., tome 2, Paris, 1992, p. 1453 note, sous l’article « patron, onne », sur l’histoire de la notion de patronage : « Patron a produit quelques dérives: le plus ancient est PATRONAGE n. m., sous diverses formes, patrounage (1270), puis patronaje (fin XIIIe s.) et patronaige (fin XIVe s.). D’abord employé comme terme de droit ecclésiastique, il désigne spécialement, en référence à l’Antiquité romaine, l’ensemble des rapports qui lient les ‘patrons’ au ‘clients’ et aux esclaves affranchis (fin XIIIe s.). Depuis le début du XIVe s., patronage est employé au sens général de ‘protection’ et, par une métonymie ultérieure, il désigne l’organisation religieuse qui reçoit les jeunes pendant leurs loisirs et leur propose des activités distrayantes (1879) ; il est alors familièrement abrégé en PATRO n. m. (1935). Depuis 1825, patronage désigne également la protection d’une divinité, en particulier (1836) celle d’un saint. » 195 Nous citons la notice étymologique dans Paul Imbs, ed., Trésor de la langue française, op. cit., tome 12, Paris, 1986, p. 1197: « Étymol. et Hist. 1. 1270 dr. eccl. patrounage (Liv. noir, ms. Périgueux, f o 2 b ds Gdf. Compl.); 2. a) fin xiiies. patronaje «protection du patron sur le client» (G. de Lengr., Instit. de Justice, ms. Saint-Omer, fo 31 b, ibid.), puis 1762 (Encyclop. t.12); b) déb. xives. [date ms.] patronaige «protection» (Partenopeus de Blois, éd. J. Gildea, 5725 var.); 1790 (Moniteur universel, III, 54: ... le comité assurera à la Société, autant qu'il sera possible, le droit de patronage sur ceux [des enfants nègres libres] qui seront ainsi mis en apprentissage ou en service); 1859 nom donné 80 « patronage » est ainsi, dans l’imaginaire de l’époque moderne, l’activité d’un puissant et non une relation qui aurait une nature différente de celle de l’amitié. On peut supposer que ce ne sont que les sciences sociales contemporaines qui ont fait du clientélisme (ou du patronage) le terme consacré pour une sorte particulière de relation sociale. Ceci expliquerait aussi pourquoi à l’époque moderne les relations qui impliquent un échange continuel et asymétrique entre deux personnes de rangs différents ne sont pas désignées par une seule notion. Suivant les personnes concernées, la relation est considérée comme une amitié entre deux personnes de rangs différents et donc comme une amitié entre inégaux ou comme la relation entre un serviteur et son maître. A l’époque moderne, une relation asymétrique entre un prince et un comte est conçue différemment de celle qu’entretiennent un mécène noble et un artiste non noble ou de celle qu’un grand noble aurait avec un bourgeois faisant carrière dans l’administration et espérant être anobli. Du point de vue des sciences sociales contemporaines, toutes ces relations sont des relations clientélistes. Cette perspective est tout à fait légitime puisqu’elle met en valeur leurs points communs sur le plan structurel. Mais il est aussi significatif que ces relations soient qualifiées par les contemporains à l’aide de différentes notions parmi lesquelles on ne trouve ni le clientélisme ni le patronage. Car cela implique que ces deux termes ne sont pas liés à une histoire des idées de longue durée comme c’est le cas de l’amitié. Les conceptions de l’époque moderne ne connaissent pas non plus l’opposition entre amitié et clientélisme. C’est pourquoi la question de savoir quelle serait la limite entre les deux paraît moins prometteuse que celle d’étudier les différents modèles des relations entre personnes de rangs différents dans l’Europe de l’époque moderne. Dans une telle entreprise, la notion de clientélisme peut être intéressante en tant qu’instrument heuristique ; on peut ainsi mieux différencier les régions de l’Europe dans lesquelles les acteurs politiques eux-mêmes emploient les termes de « client » et de « patron » (plutôt au sud) et celles dans lesquelles ces notions apparaissent surtout dans des textes savants où les auteurs montrent leurs connaissance de la Rome républicaine de l’Antiquité (plutôt au nord). à diverses associations de bienfaisance (Goncourt, Journal, p.638: une de ces sociétés de patronage religieux); 1859 (Bouillet: la Société de patronage pour les jeunes libérés); spéc. 1879 «organisation destinée à recevoir des jeunes à leurs heures de liberté» (Huysmans, Soeurs Vatard, p.328: Elle m'a demandé pourquoi je n'étais pas allée dimanche au patronage); c) 1825 «protection d'une divinité» (Brillat-Sav., Physiol. goût, p.171); 1836 «protection d'un saint» (Montalembert, Ste Élisabeth, p.17). Dér. de patron1*; suff. -age*. » 81 On peut distinguer un premier modèle là où la culture antique à dominante urbaine a été transmise ; l’archétype en est bien sûr l’Italie.196 Dans les villes-Etats de l’Italie de la fin de l’époque médiévale, on trouve des structures clientélistes dans lesquelles la parenté mais aussi le quartier jouent un grand rôle ;197 le rang de naissance semble être moins important que la puissance économique, les charges dans l’administration urbaine et le prestige. C’est d’ailleurs justement l’importance de ces charges de l’administration citadine qui rappelle le cursus honorum de la République romaine. On retrouve aussi dans les villes-républiques italiennes du Moyen Âge tardif et de l’époque moderne le même échange dans lequel le patron offre sa protection contre les voix de ses clients.198 L’aristocratie des ces villes est un patriciat civil, pas une noblesse d’épée. Il est donc plus justifié de parler de clientélisme dans ce cas qu’ailleurs, puisqu’il est évident qu’il y a une continuité entre le contexte de l’Antiquité romaine dans lequel se sont formés les rôles et notions de « patron » et de « client » et les structures de l’époque moderne. Cette similitude se trouve tant au plan des pratiques qu’au plan des normes. Il n’est pas nécessaire ici de faire appel à la notion problématique de « sociétés méditerranéennes »199 qui nivelle d’importantes différences entre l’Europe du Sud 196 La péninsule Ibérique est un cas à part, car la domination islamique y introduit un modèle de société qui est ni romain et urbain ni médiéval et féodal; de plus, avec la Reconquête, l’ordre social est bouleversé encore une fois. 197 Christiane Klapisch-Zuber remarque que les Toscans des XIVe et XVe siècles associent toujours les trois notions « parenti », « amici » et « vicini », en les voyant toujours sous un angle d’utilité sociale, cf. Christiane Klapisch-Zuber, « Parents, amis et voisins », op. cit., p. 59. Pour Florence, il faut aussi nommer Paul D. McLean, The Art of the Network, op. cit. Une tentative d’analyse des réseaux dans le cas florentin d’un point de vue sociologique est entreprise par John F. Padgett/Christopher K. Ansell, « Robust Action and the Rise of the Medici, 1400-1434 », American Journal of Sociology, 98, 1993, p. 1259-1319. 198 Gunner Lind, « Grands et petits amis : clientélisme et élites du pouvoir », in Wolfgang Reinhard, ed., Les élites du pouvoir et la construction de l‟Etat en Europe, Paris, 1996, p. 163-201, ici p. 173175, décrit ce clientélisme urbain et souligne aussi que quelquefois un seul parmi les grands patrons dans une ville peut attirer tellement de clients qu’il arrive à devenir plus puissant que tous les autres ; à terme, il peut réussir à transformer la république en monarchie. Ceci est le cas dans les signorie qui se forment dans bien des petits territoires italiens ; le cas le plus spectaculaire d’un tel changement de clientélisme en domination monarchique, qui dure plusieurs générations il est vrai, est la prise de pouvoir des Médicis à Florence. 199 Pour la notion de la « société méditerranéenne », cf. par exemple J. G. Peristiany, ed., Honour and Shame. The Values of Mediterranean Society, Chicago, 1966, qui contient, entre autres, des 82 et l’Afrique du Nord musulmane. Il s’agit ici bien plus d’une différence entre le nord-ouest de l’Europe et le sud en ce qui concerne le degré d’influence de la tradition romaine et la continuité de celle-ci. La Curie romaine suit aussi ce modèle, dans la mesure où ses particularités le permettent : ici aussi l’élite n’est pas une noblesse d’épée et les postes que l’on occupe sont une donnée importante à côté du rang de naissance. Ceci est d’autant plus vrai que la Curie, qui se trouve géographiquement en Italie, est composée en grande partie de membres de ces mêmes patriciats urbains évoqués plus haut. L’absence de monarchie héréditaire, dans les républiques-Etats tout comme dans la monarchie élective ecclésiastique de la Curie, a pour conséquence que la hiérarchie des familles n’est pas aussi figée que dans une monarchie héréditaire, où la proximité généalogique avec la maison régnante joue un rôle important à côté des positions féodales. Pour ce phénomène aussi, les Condé peuvent servir d’exemple : ils sont assurés de leur primat sur les autres familles de la grande noblesse parce qu’ils sont une branche secondaire de la dynastie des Bourbons. A la différence de l’Europe du sud, c’est le modèle féodal qui se forme dans l’Europe du nord, de l’ouest et du nord-ouest, soit par le biais d’une conquête d’un pays dans lequel vit une société romaine (comme en France), par une acquisition de terrain qui entraine un remplacement de la population autochtone par les conquérants (comme en Angleterre) ou, comme c’est le cas dans de larges parties de l’Allemagne, par l’évolution de traditions locales de zones n’ayant jamais été sous domination romaine. Dans toutes ces régions, les élites sont plus rurales qu’urbaines, il s’agit de nobles d’épée qui règnent depuis leurs châteaux sur une population paysanne. La pyramide des rangs est fixe, les serments prêtés lors de l’hommage lient les inférieurs à leurs supérieurs dans une relation dont l’asymétrie est permanente parce que l’inégalité est fondée juridiquement. Les structures clientélistes qui se développent dans contributions par Julian Pitt-Rivers et Pierre Bourdieu. L’association traditionnelle entre Méditerranée et clientélisme se montre déjà dans le titre d’Ernest Gellner/John Waterbury, eds., Patrons and Clients in Mediterranean Societies, Londres, 1977. Un autre thème classique, celui du crime, apparaît dans le titre de Georges Ravis-Giordani, ed., Banditisme et violence dans les sociétés méditerranéennes, Ajaccio, 1995. Ces titres montrent déjà que le concept n’est pas sans ambigu, car il construit une société méditerranéenne clairement archaïque, caractérisée par l’honneur, la honte, le clientélisme, le banditisme et la violence. Il est tout à fait significatif que d’autres publications qui portent ce concept dans leurs titres se concentrent sur la vie rurale, et non sur les villes ou la modernité dans l’espace méditerranéen, ainsi Marie-Claude Marandet, ed., L‟homme et l‟animal dans les sociétés méditerranéennes, Perpignan, 2000 (Journée d’études du Centre de Recherches Historiques sur les Sociétés Méditerranéennes 4). 83 ces pays à l’époque moderne sont beaucoup plus influencées par des normes issues du système féodal médiéval que chez les élites urbaines d’Europe méridionale que nous venons de décrire plus haut. L’Etat bureaucratique qui est en train de se mettre en place ne dissout les relations juridiques féodales que très lentement.200 Ainsi, on peut supposer que le modèle des relations entre suzerain et vassal influence encore la façon dont les hommes de l’époque moderne conçoivent les relations informelles de nature clientéliste et la manière de laquelle ils se comportent dans ces mêmes relations. Les prolongements de ces ensembles de normes considérés longtemps par la recherche comme uniquement liés au Moyen Âge ainsi que la persistance des comportements qui en découlent ne doivent pas être sous-estimés pour la période moderne. Stuart Carroll a ainsi démontré que la pratique du duel à l’époque moderne n’est en rien en rupture avec la pratique médiévale de la querelle mais au contraire donne un nouvel élan à cette pratique.201 Comme nous l’avons vu, la cour est un élément qui désorganise la pyramide féodale. Cependant, bien des courtisans ont encore été socialisés dans ce milieu ; et même ceux qui ont déjà grandi dans le contexte de la cour conservent un lien avec le système normatif de la noblesse guerrière. Si le féodalisme bâtard remplaçant les fiefs par l’argent est un phénomène du Moyen-Âge tardif, on pourrait parler pour l’époque moderne d’un post-féodalisme : ce sont des relations sociales qui ne sont certes plus juridiquement des relations de vassalité mais dans lesquelles les valeurs féodales sont encore très présentes. 200 Dans le Saint-Empire Romain Germanique par exemple, la relation juridique entre les princes territoriaux et la noblesse médiatisée est souvent encore définie de façon féodale à l’époque moderne, et le processus dans lequel les relations juridiques féodales disparaissent dure en beaucoup de lieux jusqu’au XIXe siècle, cf. Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 26f. 201 Stuart Carroll, « The Peace in the Feud in Sixteenth- and Seventeenth-Century France », Past & Present, 178, février 2003, p. 74-115, ici p. 75. Pour la Franconie, Hillay Zmora constate un développement contraire: selon lui, le processus dans lequel les chevaliers d’Empire en Franconie se sont constitués en corporation a fait disparaître la faide ou querelle au début du XVIe siècle ; comme à ce moment, la querelle était déjà interdite en tant que Landfriedensbruch (atteinte à la paix publique), la corporation des chevaliers aurait dû craindre que la réputation de toute la corporation pourrait être entravée par la querelle d’un seul chevalier, ce qui aurait mené à une pression sociale que la corporation exerçait sur ses membres et qui les aurait porté à renoncer à ce comportement, cf. Hillay Zmora, State and nobility in early modern Germany. The knightly feud in Franconia, 1440-1567, Cambridge, 1997, p. 132-146. 84 Les villes de cette région du nord de l’Europe, qui ont été fondées au Moyen Âge sans tradition romaine ou qui, si elles sont de tradition romaine, ont été modifiées plus profondément par rapport aux villes du sud sont un troisième modèle. Dans les villes du nord, les éléments corporatistes sont très présents en particulier sous la forme de guildes. En France, la différence entre le nord et le sud est flagrante, comme dans d’autres domaines par ailleurs, pour la langue avec le français et l’occitan, pour la taille des diocèses, qui sont de grands domaines au nord et des parcelles étroites au sud ou encore pour la limite entre le droit coutumier et le droit écrit. Alors que beaucoup de villes méridionales utilisent le modèle des villes-républiques (que ce soit avec les consuls de Marseille ou les capitouls de Toulouse), ce sont les Six-Corps, six guildes particulièrement puissantes, qui jouent un rôle décisif dans l’administration de Paris. Dans les villes du nord-ouest de l’Europe, l’« amitié institutionnalisée » des corporations est donc plus importante qu’au sud. Ces corporations sont des lieux où la sociabilité se mêle à la politique comme par exemple dans les Trinkstubengesellschaften202 du sud-ouest de l’Allemagne, qui sont des confréries qui se rassemblent pour boire ensemble, mais qui choisissent leurs membres de façon très sélective, constituant ainsi une sorte de club pour des membres des élites urbaines. Le modèle corporatiste se trouve aussi dans les régions rurales où il y a une autogestion des paysans sans participation des nobles comme dans les communautés de vallée (Talschaft) qui sont répandues dans l’espace helvétique, mais aussi par exemple en Forêt-Noire. A l’époque moderne, la différenciation croissante entre un modèle monarchique et un modèle républicain et le passage d’un ordre féodal à un mode d’administration bureaucratique, de la suzeraineté à la souveraineté se superpose à ces différences régionales ou les transforme. Alors qu’au nord certaines régions, en particulier les Pays-Bas et la Suisse, développent le modèle corporatiste en république, les villes-républiques italiennes sont soit consolidées (comme à Venise), soit transformées en principautés selon le modèle de la signoria (comme dans plusieurs villes plus petites). L’évolution de Florence sous les Médicis est un problème à part, car les Médicis y dominent une société qui reste néanmoins républicaine. Le féodalisme rural des régions du nord se transforme soit parce que les membres de la haute noblesse 202 Cf. le projet de thèse que Christopher Schmidtberger poursuit à Fribourg-en-Brisgau, intitulé « Geschlechtergesellschaften am Oberrhein. Gruppenbildungen und –bindungen im 14. bis 16. Jahrhundert, mit Schwerpunkt auf den Städten Freiburg und Colmar ». Il faut, bien sûr, noter que des confréries existent bien aussi en Europe du Sud, cf. Nicholas Terpstra, ed., The Politics of Ritual Kinship. Confraternities and Social Order in Early Modern Italy, Cambridge, 2000. 85 partent à la cour (comme en France ou en Angleterre) ou parce qu’ils se créent eux-mêmes leurs cours et cherchent à changer la relation à leurs vassaux en une relation avec des sujets (comme en Allemagne). Grâce au grand nombre de personnes présentes, la cour à l’époque moderne forme une nouvel espace social qui n’avait pas existé au Moyen Âge, et dans lequel se concentre désormais une grande partie de l’élite de façon durable. La « pyramide féodale » médiévale qui fait une chaîne reliant le monarque à ses sujets en passant par ses grands et petits vassaux est bouleversée. Les deux principaux éléments de cette pyramide, le monarque et les grands, se concentrent désormais en un seul lieu qui attire cependant aussi des nobles de second rang qui peuvent ainsi avoir directement accès au roi.203 Cela signifie aussi que les élites de la noblesse provinciale quittent la province pour aller à la cour. Il n’existe plus, à l’époque moderne, de cours autour de grands nobles loin de celle du roi formant leurs propres centres culturels. La cour de Bourgogne à la fin du Moyen Âge est certainement le cas le plus extrême d’une telle cour : très éloignée de la cour royale, elle avait tendance à sortir de l’orbite du royaume de France.204 Chantilly, la cour non royale la plus importante du XVIIe siècle français au niveau culturel est différente,205 ce qui est probablement la raison pour laquelle elle a pu se maintenir si longtemps : se trouvant sous la houlette du Grand Condé, rebelle gracié, elle n’est non seulement plus un centre politique dangereux pour la couronne mais en plus elle se trouve à faible distance de la capitale et, plus tard, de la cour royale de Versailles. Les artistes et intellectuels de Chantilly sont aussi actifs à Paris et à Versailles ; on peut donc considérer Chantilly plus comme une partie du centre que comme un pôle concurrent. Dans la France du XVIe et du XVIIe siècle, comme la cour attire précisément les nobles les plus riches et les plus puissants hors de leurs provinces natales, les cercles nobles qui y restent perdent par conséquent justement ceux qui auraient les ressources matérielles pour construire des pôles culturels et assez de prestige pour attirer avec leur nom des artistes et d’autres nobles. Ceux qui veulent faire carrière doivent diriger leurs forces pour être présent à la cour 203 Gunner Lind, « Grands et petits amis: clientélisme et élites du pouvoir », op. cit., p. 192. 204 Bien sûr, cela vaut aussi pour les territoires bourguignons qui appartenaient au Saint-Empire Romain Germanique; ces territoires avaient, eux aussi, tendance à sortir de l’orbite de l’Empire, dans la mesure que le pouvoir des ducs de Bourgogne augmentait. 205 Le rôle des grandes « cours » nobiliaires pendant le Grand Siècle français a récemment été examinée par Katia Béguin, « Höfe abseits des Hofes. Adelige Prachtentfaltung im Reich Ludwigs XIV. », in Werner Paravicini, ed., Luxus und Integration. Materielle Hofkultur Westeuropas vom 12. bis zum 18. Jahrhundert, Munich 2010, p. 53-63. 86 et dans la capitale – pour les provinces, ceci entraîne un cercle vicieux : plus les nobles importants partent à la capitale, moins il est valorisant pour les autres de rester dans leur province. Certes, certains nobles idéalisent la vie à la campagne contre celle de cour.206 Mais très probablement, cela s’explique précisément par le fait que la vie à la campagne n’est plus une option pour tous ceux qui refusent d’être pris pour des hobereaux ; elle peut alors devenir l’objet d’une idéalisation nostalgique. Jonathan Dewald montre par ailleurs que les processus politiques dans les institutions provinciales (on peut par exemple penser aux états provinciaux et aux parlements) suivent les mêmes mécanismes d’intrigues que la vie de cour.207 Il faut cependant nuancer cette observation en tenant compte du fait si, aux yeux des participants, on trouve des intrigues dans les deux endroits, la dynamique sociologique d’un parlement ou des états provinciaux est différente puisque personne n’a la position que le roi occupe à la cour. L’amitié entre nobles provinciaux, que nous ne pouvons ici qu’ébaucher, est, contrairement à ce que l’on trouve à la cour, caractérisée par une forte insertion dans les réseaux de voisinage, de parenté et de mariages.208 Tandis que la haute noblesse de cour est, elle aussi, très fortement endogame, le facteur de voisinage est un critère différenciateur. A la campagne, on fréquente plus assidûment ses voisins que les nobles habitant plus loin, ce qui favorise les liens étroits avec les voisins. Il est intéressant de s’allier à une famille du voisinage puisque cela peut mener à l’agrandissement de ses propres possessions. Des mariages conclus dans le voisinage permettent de plus d’exercer ensemble une influence plus forte au sein de la noblesse de cette région. A la cour, en revanche, la situation géographique des domiciles n’a 206 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 163, souligne le fait que les nobles français investissent dans l’embellissement de leurs châteaux de campagne, et nomme comme exemples les Condé, mais aussi Foucquet ; cependant, il insiste aussi sur le fait que cela implique une vision de la campagne comme un lieu de loisir, et non pas comme un centre de pouvoir : « This view of the country house, however, implied a special view of the countryside: as a focus for consumption, amusement, and expense, a retreat from activity, rather than as a center of production, income, and power. » 207 Ibid., p. 40f. 208 Cf. Stuart Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, op. cit., p. 29. Pour la relation très complexe entre amitié et parenté telle qu’elle se présente dans la littérature allemande du Moyen Âge et de l’époque moderne cf. Manuel Braun, « Versuch über ein verworrenes Verhältnis: Freundschaft und Verwandtschaft in mittelalterlichen und frühneuzeitlichen Erzähltexten », in Sibylle AppuhnRadtke/Esther P. Wipfler, eds., Freundschaft. Motive und Bedeutungen, Munich, 2006 (Veröffentlichungen des Zentralinstituts für Kunstgeschichte 19), p. 67-96. 87 pas d’importance ; par conséquent, elle ne joue aucun rôle dans les ego-documents. Ce sont les événements de la vie de la cour qui sont le lieu principal des rencontres sociales au cours desquels de toute façon les nobles les plus importants ne cessent de se rencontrer. Si leurs appartements sont proches les uns des autres ou non n’a ainsi pas d’importance. La noblesse comme milieu social Qui sont donc ces nobles qui peuplent la cour ? Il est ici nécessaire de passer rapidement en revue les caractéristiques de la noblesse en tant que groupe social. 209 La noblesse française est 209 Une première approche du sujet de la noblesse d’Ancien Régime est offerte par Gudrun Gersmann, article « Adel », in Enzyklopädie der Neuzeit, tome 1, Stuttgart, 2005, p. 39-54. Nous mentionnons trois œuvres de synthèse en langue allemande sur la noblesse à l’époque moderne. Le livre de Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., a un caractère d’introduction et se concentre sur le Saint Empire Romain Germanique; une vue d’ensemble dans un espace très réduit est donné par Walter Demel, Der europäische Adel. Vom Mittelalter bis zur Gegenwart, Munich, 2005 (C. H. Beck Wissen), qui va au-delà de l’époque moderne et prend aussi en considération le Moyen Âge et l’époque contemporaine ; les points commun des différentes noblesses européennes, ainsi que leurs différences nationales et régionales sont expliquées par Ronald G. Asch, Europäischer Adel in der Frühen Neuzeit. Eine Einführung, Cologne/Weimar/Vienne, 2008 ; le même auteur a aussi donné une vue d’ensemble de la noblesse européenne des XVIe et XVIIe siècles dans idem, Nobilities in Transition, 1550-1700. Courtiers and Rebels in Britain and Europe, Londres/New York, 2003. Il faut aussi mentionner la vue encore plus générale de Jonathan Powis, Aristocracy, Oxford, 1984, dont une version allemande est parue comme idem, Der Adel, Paderborn et al., 1986. Une énorme synthèse en langue anglaise est donnée par Hamish M. Scott, ed., The European nobilities in the seventeenth and eighteenth centuries, 2 tomes, Basingstoke, 2ième éd. 2007-2008 ; des articles y sont dédiés à la noblesse de chaque pays européen. La noblesse française y est analysée pour le XVIIe siècle par Roger Mettam, « The French Nobility, 1610-1715 », in ibid., tome 1 : Western Europe and Southern Europe, Basingstoke, 2007, p. 127-155, et pour le XVIIIe siècle par Julian Swann, « The French Nobility in the Eighteenth Century », in ibid., tome 1, p. 156-190. En langue allemande, une œuvre similaire, qui analyse elle aussi les noblesses des différentes parties de l’Europe en consacrant un chapitre à chaque région est Ronald G. Asch, ed., Der europäische Adel im Ancien Régime. Von der Krise der ständischen Monarchien bis zur Revolution (1600-1789), Cologne/Weimar/Vienne, 2001, dans laquelle il faut mentionner notamment Jean-Marie Constant, « Der Adel und die Monarchie in Frankreich vom Tode Heinrichs IV. bis zum Ende der Fronde (1610-1653) », in ibid., p. 129-150. Il faut aussi nommer Jean-Pierre Labatut, « Patriotisme et noblesse sous le règne de Louis XIV », Revue 88 un groupe hétérogène. La différence entre noblesse d’épée et noblesse de robe est globalement connue. La première a d’ailleurs tendance à refuser à la seconde l’appartenance à la noblesse, parce que la noblesse de robe est composée de bourgeois anoblis qui sont entrés dans l’ordre noble en prenant une charge anoblissante, alors que la noblesse d’épée est issue de la noblesse guerrière médiévale. Néanmoins, au XVIIe siècle, les nobles de robe occupe déjà d’importantes positions de pouvoir ; par contre, ils n’occupent pas le sommet de la société de cour, d’autant plus que la plupart d’entre eux ne se tiennent pas à la cour mais dans les villes où ils exercent leur charge au parlement ou dans d’autres corporations, dans lesquels ils occupent les positions clefs. La petite noblesse se considère comme supérieure à cette noblesse de robe même si dans les faits les nobles de robe sont souvent plus riches et plus puissants que les hobereaux certes issus de vieilles familles mais cantonnés dans bien des cas dans leurs seigneuries rurales. La petite noblesse ne prend pas part à la vie de cour – les petits nobles n’ont tout simplement pas les moyens pour pouvoir s’offrir le mode de vie d’un courtisan. Comme la société de cour en tant que société de la présence offre les possibilités de carrière surtout à ceux qui connaissent personnellement le roi, la démarcation entre les membres de la société de cour et le reste de la noblesse est de plus en plus nette. d‟histoire moderne et contemporaine, 29, 1982, p. 622-634. Parmi les études sur la noblesse en dehors de la France, il convient de mentionner Nils Jörn/Haik Thomas Porada, eds., Lebenswelt und Lebenswirklichkeit des Adels im Ostseeraum. Festgabe zum 80. Geburtstag von Bernhard Diestelkamp, Hambourg, 2009 (Schriftenreihe der David-Mevius-Gesellschaft 5). Bien que le livre soit édité en tchèque, il y a plusieurs contributions allemandes et anglaises dans Ů notamment Jeroen Duindam, « Problems and prospects for a ‘new’ history of the court : the Habsburg Hofstaat in perspective », in ibid., p. 49-66, et Karl Vocelka, « Der Kaiserhof und der Adel aus den österreichischen Ländern (1526-1740) », in ibid., p. 121-132. Pour l’idée d’une crise de la noblesse dans l’époque analysée, question soulevée par Lawrence Stone, The Crisis of the Aristocracy. 15581641, Oxford, 1965 (Oxford Paperbacks 118) ; cf. en français François Billacois, « La crise de la noblesse européenne (1550-1650). Une mise au point », Revue d‟histoire moderne et contemporaine, 23, 1976, p. 258-277. L’histoire de la noblesse ne finit pas avec la fin de l’époque moderne ; une histoire de la noblesse à l’époque contemporaine a récemment été entreprise par Monika Wienfort, Der Adel in der Moderne, Gœttingue, 2006. Pour le XIXe siècle, il convient aussi de nommer l’étude de Peter Mandler sur l’Angleterre, Peter Mandler, Aristocratic Government in the Age of Reform. Whigs and Liberals, 1830-1852, Oxford, 1990. 89 Au dessus de la petite noblesse, on trouve une couche moyenne souvent appelée noblesse seconde dans les débats entre chercheurs français. Cette couche participe à la vie de cour ; cependant, contrairement à la haute noblesse, elle n’appartient pas seulement de son propre droit mais aussi par la grâce royale à l’élite du royaume. Parmi les membres de la noblesse seconde, on trouve donc par conséquent pendant les conflits internes à l’époque moderne souvent des loyalistes qui s’opposent à la haute noblesse en étant fidèles au roi et à ses ministres. Le comte de Bussy-Rabutin ou le comte de Tavannes, qui rompent tous les deux avec Condé pour prendre le parti de Mazarin, peuvent être nommés comme des exemples de représentants de ce groupe. Enfin, au dessus d’eux, on trouve la haute noblesse, noyau de la société de cour et sommet de l’élite nobiliaire du royaume : les ducs, parmi eux les ducs et pairs particulièrement distingués, ainsi que les princes, parmi lesquels on distingue les princes de sang et les princes étrangers. Notre étude s’appuie particulièrement sur les documents issus de l’entourage des princes de Condé, appartenant au groupe des princes de sang. Nous reviendrons plus loin sur les Condé et leur rôle dans l’histoire du XVIIe siècle français. Ce qui différencie la noblesse comme objet d’étude des autres groupes, c’est le fait qu’elle forme son propre état. L’hérédité du statut est, certes, une caractéristique générale des sociétés de l’Europe ancienne. En France, en particulier, les guildes, les villes, les corps de métiers, voire des provinces entières forment des corps qui ont des privilèges particuliers mais la noblesse en tant que groupe au sommet de cette société composée de corporations enchevêtrées a une position particulière. Il est certes possible d’entrer dans la noblesse en particulier en achetant une charge anoblissante ou en étant anobli par le roi. Cette mobilité sociale est cependant très limitée : en faisant abstraction de quelques exception spectaculaires – on peut nommer des anoblis comme Colbert qui, bien qu’étant d’origine roturière, parviennent à devenir ministres – la forte différenciation interne de la noblesse mène à ce que les anoblis doivent se contenter d’occuper une place tout en bas de l’échelle hiérarchique. Ceci est dû au fait que d’une part, le roi ne confère presque jamais aux anoblis de hauts rangs nobiliaires comme par exemple le rang de duc, et d’autre part que la dignité d’une famille se mesure toujours aussi à son ancienneté – un nouveau noble aura des difficulté à passer devant un membre de la vieille noblesse. Ce mécanisme est valable de façon analogue pour les cas dans lesquels un noble est élevé à un rang plus haut que celui dans lequel il était né et pour les cas où de nouveaux titres nobiliaires sont créés. L’état noble a donc une structure ambiguë qui ne peut pas rester sans conséquence sur la conception et la pratique nobiliaires de l’amitié : d’une part, il y a vers l’extérieur une forte unité de la noblesse contre les personnes non 90 nobles210 manifestée à travers certains privilèges, comme le fait de ne pas payer la plupart des impôts ou le droit de porter des armes, et d’autre part, à l’intérieur, ce groupe est très hétérogène, il ne s’agit pas seulement d’être noble mais d’être plus noble que les autres. Qu’est-ce qui différence la noblesse du reste de la société ? Le noble acquiert par la naissance ou l’anoblissement l’honneur noble auquel le roturier n’a pas accès. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas un honneur des bourgeois, des artisans ou des paysans qui seraient ainsi sans honneur, mais cet honneur n’est pas le même que celui de la noblesse et n’est pas compatible avec celui-ci. Cette différence est visible par exemple dans la possibilité ou non de donner satisfaction : seul des nobles peuvent s’opposer dans un duel.211 Eux seuls possèdent le point d‟honneur nécessaire à cela. Michael Sikora avance que la sociabilité fait partie du style de vie nobiliaire : ce n’est qu’avec la rencontre d’autres nobles que le mode de vie noble peut se réaliser dans toute sa dimension. C’est pourquoi les visites que se rendent les nobles entre eux sont si importantes.212 On peut ajouter que de nombreuses activités qui sont devenues caractéristiques de la culture nobiliaire ne sont réalisables qu’en société – que l’on pense à la chasse, les jeux de hasard, la danse ou la conversation pleine d’esprit. Tout ceci contribue à l’importance des relations d’amitié dans ce milieu. Les traits caractéristiques du milieu nobiliaire que nous venons de décrire peuvent contribuer à expliquer une constatation que nous anticipons ici : des relations d’amitié entre un noble et un roturier sont presque impossibles ; par contre, au sein de la noblesse, des relations d’amitié sont possibles même entre des nobles de rang différent. Un des facteurs qui influence l’amitié noble et l’amitié à la cour et qui la différencie de l’amitié telle qu’on la connaît dans nos sociétés de masses, est que le cercle des amis potentiels d’un noble, et surtout d’un haut noble, est réduit puisque seuls les membres de ce milieu très exclusif entrent en ligne de compte. Les ethnologues ont montré dans plusieurs contextes actuels non-européens que l’amitié dans la pratique n’est souvent pas une relation 210 Cela se réfère au Tiers Etat, non au clergé en tant que premier ordre. Comme le célibat empêche les ecclésiastiques à léguer leurs offices, le clergé doit se renouveler constamment en recrutant des personnes tant nobles que roturières ; quand on y regarde de plus près, le haut clergé s’avère être pratiquement une partie de la noblesse, comme il consiste dans sa grande majorité de prêtres d’origine nobiliaire. 211 Ce n’est pas pour des raisons de rang que les ecclésiastiques sont exclus du duel, mais parce qu’il leur est interdit de porter des armes. 212 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 89; pour les visites cf. infra, Pratiques de l’amitié. 91 fondée sur un choix absolument libre du partenaire, comme on l’a considéré souvent en Europe. Leur argument est qu’un champ social concret n’offre qu’un choix limité d’amis potentiels ; cela est valable de façon particulièrement nette pour le milieu de la haute noblesse à la cour.213 Georg Simmel a souligné qu’une aristocratie ne peut fonctionner en tant que telle que si ses membres peuvent encore en garder une vue d’ensemble, si tous les membres peuvent encore se connaître et si les liens de parenté et de mariage au sein de groupe peuvent encore être retracés.214 Or tout cela s’applique à la haute noblesse française. Il en découle une conséquence importante : toutes les amitiés à la cour sont des amitiés politiques – non pas dans le sens où il en existerait d’autres qui ne seraient pas politiques mais dans le sens où l’aspect politique est inséparable des amitiés nobiliaires puisque tout noble est par définition homme politique. Cette qualité politique de l’amitié à laquelle s’ajoute la taille limitée de la cour et de la noblesse a pour suite que toute nouvelle amitié de même que toute rupture peut potentiellement modifier l’ensemble des équilibres du pouvoir. C’est pourquoi les amitiés, qui sont des alliances politiques, ne concernent pas seulement les deux partenaires mais l’ensemble des autres membres de la société de cour. L’amitié de cour n’est donc pas entièrement soumise à un « mécanisme royal ».215 Les variations de la faveur et de la défaveur royale sont certes le facteur le plus important dans les jeux de pouvoir, ne serait-ce que parce que le roi est la seule personne contre laquelle aucune alliance ne peut être montée au sein de la société de cour – celui qui défie le roi doit devenir rebelle, comme Condé pendant et après la Fronde. Toutefois, le roi n’est nullement le seul à agir et les nobles ne sont pas de simples objets des actions royales ni ne se contentent de réagir ; les renversements d’alliances entre nobles, sans que le roi n’y ait part dans un premier temps, peuvent, elles aussi, changer les équilibres du pouvoir au sein de la société de cour. Mutatis mutandis, ces mécanismes existent aussi dans d’autres cours de l’époque moderne. Ces réflexions ne sont cependant pas des remarques sociologiques générales sur la noblesse. 213 Tilo Grätz/Barbara Meier/Michaela Pelican, Zur sozialen Konstruktion von Freundschaft, op. cit., p. 4. 214 Georg Simmel, « Die quantitative Bestimmtheit der Gruppe », in idem, Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, ed. Otthein Rammstedt, Francfort-sur-le-Main, 1992 (Georg Simmel Gesamtausgabe, tome 11), p. 63-159, ici p. 66f. 215 Le terme provient bien sûr d’Elias, cf. Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, op. cit., p. 44. Chez lui, ce terme désigne la manière de fonctionnement de la société de cour, caractérisée par le fait que chaque action du roi, aussi minime soit-elle, est pour lui une source de pouvoir car elle peut servir à honorer ou réprimander les courtisans. 92 Elles ne sont pas valables pour la noblesse actuelle ni pour celle du XIX e ou du XXe siècle. Une noblesse qui n’a plus le pouvoir est un autre cas que celui que nous étudions ici. Ce n’est que dans les lieux où les jeux de la sociabilité de la cour sont en même temps une course au pouvoir que sont valables les mécanismes ici décrits mêlant de façon inextricable les amitiés personnelles et les alliances politiques. Lorsque la cour, comme ce fut le cas à partir de 1789 en beaucoup de lieux, coexiste avec un parlement et un gouvernement constitutionnel ou parlementaire, son rôle n’est plus le même. Le jeu des factions de cour peut continuer mais tourne plus ou moins à vide et devient de plus en plus autoréférentiel, ne concernant plus que les courtisans eux-mêmes, parce que les décisions importantes sont désormais prises ailleurs. En outre, à l’époque moderne, la situation de la noblesse dans les républiques est différente de celle de la noblesse dans les monarchies, et les constatations que nous venons d’avancer ne sont donc pas valables pour les aristocraties républicaines : dans une république, il existe certes une aristocratie dirigeante mais pas de roi qui pourrait par sa seule décision favoriser, gêner ou terminer des carrières. 93 I.5. Contextes : Les Condé et leur entourage L’entourage des princes de Condé, et du Grand Condé en particulier, est particulièrement apte pour être le point de départ pour une analyse de la sociabilité du monde de la cour. Les partenaires de correspondance des Condé constituent un « who is who » de la société de cour. De plus, plusieurs d’entre eux ont laissé des mémoires. Comme nous l’avons déjà indiqué dans le chapitre sur les sources, on peut observer que l’auteur d’un texte apparaît comme personnage dans un autre ; ainsi, se crée un tissu dense de textes qui renvoient les uns aux autres. Comme l’entourage de Condé englobait des personnages importants de la société de cour, et qu’il était en contact avec pratiquement tous les autres membres importants de la cour – même s’ils étaient ses rivaux ou ennemis – on peut assumer que les documents produits par les personnes de cet entourage peuvent nous donner une bonne impression des mœurs de la société de cour en général. La présente étude n’est pas prévue comme une analyse de réseau. La cour est un milieu, pas un réseau. Elle n’est pas organisée autour de la structure stable que l’on entend habituellement lorsque l’on parle de réseau mais par des alliances versatiles. Le fait que nous nous fondions ici sur du matériel provenant de l’entourage du prince de Condé n’a pas pour but par conséquent l’analyse de l’amitié dans un groupe cohérent mais la présentation d’un exemple de fonctionnement de l’amitié nobiliaire. Les sources de l’entourage de Condé sont particulièrement aptes à une analyse de ce sujet car elles sont très riches. Par ailleurs, le Grand Condé joue un rôle ambigu au XVIIe siècle et cela permet d’observer une grande variété de situations – des situations courantes mais aussi des situations extrêmes comme la guerre civile et l’exil. En passant les personnes en revue, on remarque que les auteurs des témoignages et des lettres sont très souvent aussi les protagonistes de la politique de la cour. Ces personnes entretiennent en plus des relations très diversifiées. Il est très courant dans ce milieu que l’auteur d’un texte soit l’un des personnages décrits dans un autre. En outre, nombreux sont ceux qui sont aussi des personnes très importantes de la cour. On peut ainsi espérer que, d’une part, une analyse fondée sur ces textes assure une certaine cohérence des formes de pensée et de comportement, et d’autre part que les résultats soient non seulement représentatifs des personnes décrites mais aussi pour l’ensemble de la société de cour. Déjà avant le Grand Condé, les Condé avaient une histoire diversifiée entre révolte contre le pouvoir monarchique qui se renforce et adaptation ; cette histoire ne peut cependant être 94 retracée en détail ici.216 Ainsi le Grand Condé est tout à fait dans la tradition familiale non seulement lorsqu’il se révolte pendant et après la Fronde mais aussi lorsque, plus tard, il soutient la monarchie puissante de Louis XIV.217 216 L’histoire familiale des Condé est présentée dans sa totalité dans une œuvre qui est devenue le point de départ de toute recherche sur cette maison : Henri d’Orléans d’Aumale, Histoire des princes de Condé aux XVIe et XVIIe siècles, 9 tomes, Paris, 1885-1896. L’auteur est le duc d’Aumale qui avait hérité du domaine et du château de Chantilly, y compris les archives des Condé, après que ceux-ci s’étaient éteints. Dans ce contexte, il faut aussi mentionner un texte écrit par le dernier prince de Condé dans son exil en Angleterre, Louis Joseph de Bourbon, prince de Condé, Essai sur la vie du grand Condé, Londres, 1807. L’œuvre standard en ce qui concerne les Condé est à l’heure actuelle Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit. Cf. aussi Christian Jouhaud, « Politiques de princes : Les Condé », in Philippe Contamine, ed., L’Etat et les Aristocraties (France, Angleterre, Ecosse), XIIeXVIIe siècle, Paris, 1989, p. 335-355. 217 L’histoire de la France au XVIIe siècle, qui constitue l’arrière-plan plus général de notre étude, a produit une historiographie importante. Deux synthèses importantes en langue française, qui examinent respectivement la première et la seconde moitié du XVIIe siècle, sont Robert Descimon/Christian Jouhaud, La France du premier XVIIe siècle, 1594-1661, Paris, 1996, et Michel Nassiet, La France du second XVIIe siècle, 1661-1715, Paris, 2000. Parmi les introductions générales, nous citons Peter-Eckhard Knabe, ed., Frankreich im 17. Jahrhundert, Cologne, 1983 (Kölner Schriften zu Geschichte und Kultur 4). Il faut aussi mentionner la monumentale histoire des Bourbons entreprise par Klaus Malettke, Die Bourbonen, 3 tomes, Stuttgart, 2008-2009. Différents aspects de l’histoire française de cette époque, avec un accent particulier mis sur la Fronde, sont analysés dans l’ouvrage de Peter J. Coveney, France in Crisis. 1620-1675, Totowa, New Jersey, 1977, pour lequel l’auteur a rassemblé un choix de textes importants. L’évolution du système politique français est analysée par Aleksandra D. Lublinskaya, French Absolutism : the crucial phase, 1620-1629, Cambridge, 1968 ; par Richard Bonney, Political Change in France under Richelieu and Mazarin. 1624-1661, Oxford, 1978, ainsi que par idem, Society and Government in France under Richelieu and Mazarin, 1624-61, Basingstoke/Londres, 1988. Cf. aussi Mack P. Holt, ed., Society and Institutions in Early Modern France, Athens, Georgia, 1991. Un classique de l’histoire « d’en bas », la « history from below » est William Beik, Absolutism and Society in Seventeenth-Century France. State Power and Provincial Aristocracy in Languedoc, Cambridge et al., 1985, une œuvre influencée, comme le dit l’auteur dans la préface, par les écoles du Marxisme et des annales, ainsi que par les événements de l’époque où elle a été écrite, à savoir le mouvement de 68 et les protestations contre la guerre de Vietnam, ibid., xii-xiii. Ainsi, Beik critique les œuvres parues jusqu’alors parce que « they fail to deal with the question of class interest », ibid., p. xii. Il convient aussi de signaler Heinz Duchhardt/Eberhard Schmitt, eds., Deutschland und 95 Devenue deuxième famille du royaume avec l’arrivée au pouvoir des Bourbons dont ils étaient les plus proches parents, les Condé avaient été parmi les chefs protestants pendant les guerres de religion ; ils étaient restés Protestants plus longtemps que la ligne principale des Bourbons. Le père du Grand Condé, fils posthume de son grand-père, avait été élevé dans la religion catholique par Henri IV lui-même. Un court aperçu de la biographie de Condé est ici indispensable.218 Louis II de Bourbon, fils d’Henri II de Bourbon,219 naît le 8 septembre 1621 à l’Hôtel de Condé à Paris. Il fait ses études chez les Jésuites et plus tard dans une académie d’éducation pour la noblesse. Son éducation est particulièrement soignée en partie aussi parce que pendant de nombreuses années, il est considéré comme un successeur probable au trône de France : pendant son enfance, Louis XIII, le roi, n’a pas d’enfants, Gaston d’Orléans, le frère du roi, n’a qu’une fille, la Grande Mademoiselle. Elle joue d’ailleurs un rôle important aux côtés de Condé pendant la Fronde et a écrit ses Mémoires sur cette période. Henri II de Bourbon est, après le frère du roi, deuxième sur la liste des successeurs possibles, le futur Grand Condé est troisième mais le premier de la génération plus jeune que le roi. En 1638, la situation change Frankreich in der frühen Neuzeit. Festschrift für Hermann Weber zum 65. Geburtstag, Munich, 1987 (Ancien Régime, Aufklärung und Revolution 12). 218 Le Grand Condé a inspiré plusieurs biographes; la biographie la plus actuelle est Bernard Pujo, Le Grand Condé, Paris, 1995. D’autres biographies récentes sont Georges Mongrédien, Le Grand Condé. L’homme et son œuvre, Paris, 1959; Pierre Duhamel, Le Grand Condé ou l’orgueil, Paris, 1981; Marc Blancpain, Monsieur le Prince. La vie illustre de Louis de Condé, héros et cousin du Grand roi, Paris, 1986. Une œuvre plus ancienne est Henri Malo, Le Grand Condé, Paris, 1937. Cf. aussi Hubert Camon, Condé et Turenne. Deux grands chefs de guerre du XVIIe siècle, Paris, 1933. Mais une littérature biographique sur le Grand Condé existait dès l’époque moderne, comme le montre par exemple l’œuvre de Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, Second du Nome, Prince de Condé, et premier prince du sang. Contenant ce qui s'est passé en Europe depuis 1640, jusques en 1686 inclusivement, La Haye, 3ième éd. 1748 [1ère éd. 1692]. Une œuvre parue encore du vivant du prince est Edme Boursault, Le prince de Condé, Genève, 1979 [réimpression de l’édition Paris, 1675]. – En langue anglaise cf. Mark Bannister, Condé in Context. Ideological Change in seventeenth-century France, Oxford, 2000. 219 Pour la biographie d’Henri II de Bourbon cf. maintenant Caroline Bitsch, Vie et carrière d’Henri II de Bourbon, Prince de Condé (1588-1646), exemple de comportement et d'idées politiques au début du XVIIe siècle, Paris, 2008 (Bibliothèque d'histoire moderne et contemporaine 27). 96 radicalement avec la naissance du futur Louis XIV.220 En 1640, à la naissance de son frère, Philippe d’Orléans, l’extinction des Bourbons et donc la possibilité pour les Condé de monter sur le trône sont repoussées – et finalement ne seront jamais réalisées. Au lieu de se consacrer à son rôle de grand aristocrate, Louis II de Bourbon entame une carrière de militaire. Le 19 mai 1643, il vainc triomphalement les troupes espagnoles à Rocroi.221 Cette victoire fait de lui, qui n’a pas accès au trône, un personnage central de la politique française : être à un peu plus de vingt ans premier prince du sang présomptif et en même temps le général le plus couronné de gloire du pays lui donnent un poids politique très important et font de lui un risque pour cette monarchie en pleine constitution depuis l’époque de Richelieu. Même si ce n’est que plusieurs décennies plus tard que Fouquet est condamné pour l’exemple pour avoir offert une fête plus fastueuse que le roi : la règle tacite de la monarchie « absolue »222 n’est 220 Louis XIV en tant que personne a fait l’objet d’innombrables études, qu’il est impossible de nommer toutes ici. Il convient d’indiquer Richard Wilkinson, Louis XIV, Londres, 2007; Uwe Schultz, Der Herrscher von Versailles. Ludwig XIV. und seine Zeit, Munich, 2006 ; Olivier Chaline, Le règne de Louis XIV, Paris, 2005 ; Lucien Bély, Louis XIV. Le plus grand roi du monde, Paris, 2005 ; Geoffrey R. R. Treasure, Louis XIV, Harlow/Munich, 2001 ; Klaus Malettke, Ludwig XIV. von Frankreich. Leben, Politik und Leistung, Gœttingue/Zurich, 1994 (Persönlichkeit und Geschichte 143/145). Il est aussi important de noter Daniel Dessert, 1661, Louis XIV prend le pouvoir : naissance d’un mythe ?, Bruxelles, 2000, ainsi que Peter Burke, The Fabrication of Louis XIV, New Haven/Londres, 1992. 221 Pour la bataille de Rocroi cf. Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 59-75 ; pour le déroulement de la bataille Gilbert Bodinier, article « Rocroi », in François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, Paris, 2ième éd. 2005, p. 1348f. Une courte monographie sur la bataille est Laurent Henninger, Rocroi, 1643, Paris, 1993, dont la grille d’analyse contient cependant des éléments nationalistes. 222 Les notions « absolutisme » et « monarchie absolue » ont fait et continuent de faire l’objet d’un débat acharné parmi les historiens. Pour le débat sur la notion de l’absolutisme cf. récemment Lothar Schilling, ed., Absolutismus, ein unersetzliches Forschungskonzept? Eine deutsch-französische Bilanz/L’absolutisme, un concept irremplaçable? Une mise au point franco-allemande, Munich, 2008, ainsi que Dagmar Freist, Absolutismus, Darmstadt, 2008. Un bilan du point de vue français est donné dans Robert Descimon/Fanny Cosandey, L’absolutisme en France. Histoire et historiographie, Paris, 2002 (Points : Série Histoire 313). Une contribution récente par une historienne de la littérature est Hélène Merlin, L’absolutisme dans les lettres et la théorie des deux corps. Passion et politique, Paris, 2000 (Lumière classique 29). Il faut aussi nommer Yves-Marie Bercé, La naissance dramatique de l’absolutisme. 1598-1661, Paris, 1992 (Nouvelle histoire de la France moderne 3). Les avantages et désavantages de cette notion sont aussi discutés dans Ronald G. Asch/Heinz Duchhardt, eds., Der 97 certes pas l’éviction complète de toutes les autres instances (une idée complètement illusoire dans les conditions de partage et de disponibilité des ressources matérielles et politiques pendant l’Ancien Régime), mais le respect d’une distance entre le monarque et toute autre personne. En outre, Richelieu est mort en 1642 et le 14 mai 1643, peu de temps avant la bataille de Rocroi, Louis XII meurt aussi ; au moment de la bataille, le royaume a à sa tête un roi de quatre ans et une régente dont l’origine étrangère mine l’autorité. Dans cette situation, la question décisive est qui sera le mentor du roi mineur et par conséquent qui va diriger la France jusqu’à la majorité de ce dernier. La victoire à Rocroi donne à Condé la possibilité de revendiquer cette position. Cependant, cela l’entraîne dans un conflit avec celui qui en tant que premier ministre entend décider du sort du pays : le cardinal Mazarin. Dans un premier temps, toutefois, le cardinal italien a beaucoup d’ennemis bien plus acharnés que Condé : tout d’abord le Parlement et puis une grande partie de la noblesse. Ces deux groupes voient dans la minorité du roi une chance de rendre caduques les efforts de Richelieu pour concentrer le pouvoir au sommet de l’Etat ; nobles et parlementaires espèrent modifier l’organisation de Absolutismus – ein Mythos? Strukturwandel monarchischer Herrschaft in West- und Mitteleuropa (ca. 1550-1700), Cologne/Weimar/Vienne, 1996 (Münstersche Historische Forschungen 9), qui soulignent l’autonomie du discours moderne sur la monarchie absolue par rapport à la notion d’absolutisme, qui, elle, n’a été formée qu’après coup; les auteurs plaident, en outre, pour une utilisation plus heuristique que descriptive de la notion d’absolutisme. L’utilité du concept de l’absolutisme est niée dans Nicolas Henshall, The Myth of Absolutism: Change and Continuity in Early Modern European Monarchy, Londres/New York, 1992. Une synthèse récente de l’époque de l’absolutisme est Johannes Kunisch, Absolutismus, Gœttingue, 2ième éd. 1999. Parmi les contributions plus anciennes, nous citons Perry Anderson, Lineages of the Absolutist State, Londres, 1974, traduit en allemand comme idem, Die Entstehung des absolutistischen Staates, Francfort-sur-le-Main, 1979; Ernst Hinrichs, ed., Absolutismus, Francfort-sur-le-Main, 1986 (suhrkamp taschenbuch wissenschaft 535); Hans Patze, ed., Aspekte des europäischen Absolutismus. Vorträge aus Anlaß des 80. Geburtstags von Georg Schnath, Hildesheim, 1979; Walther Hubatsch, ed., Absolutismus, Darmstadt, 1973 (Wege der Forschung 314). Malgré son titre qui laisse penser à une introduction plus générale à l’histoire de la France moderne, l’absolutisme est aussi le sujet de Raymond R. Kierstead, State and Society in Seventeenth-Century France, New York, 1975. En langue italienne, une tentative d’explorer les origines de l’absolutisme en France est entreprise dans Enzo Sciacca, Le radici teoriche dell’assolutismo nel pensiero politico francese del primo cinquecento (1498-1519), Milan, 1975 (Pubblicazioni della Facoltà di Giurisprudenza/Università di Catania 79). Sur le rôle du prince cf. le volume collectif de Wolfgang E. J. Weber, ed., Der Fürst. Ideen und Wirklichkeiten in der europäischen Geschichte, Cologne/Weimar/Vienne, 1998. 98 l’Etat afin que les institutions qui représentaient les différents états soient à nouveau associées au pouvoir tel qu’ils l’étaient prétendument au Moyen Âge. Le conflit entre Mazarin et ses détracteurs est retardé tant que la France participe à la Guerre de Trente Ans. A cause de cette guerre, Condé est longtemps retenu à l’étranger : il mène en 1644 et 1645 des campagnes en Allemagne et en 1647 en Catalogne. Il y noue des contacts avec les alliés locaux, c’est-à-dire avec de nombreux princes allemands, avec les alliés suédois ainsi qu’avec des dignitaires catalans. Ces liens s’ajoutent à ceux, très étendus, que son père a déjà tissés en France et à l’étranger. Condé reprend ainsi un réseau qu’il agrandit par la suite jusqu’à ce qu’il s’étende pratiquement sur toute l’Europe latine, tant protestante que catholique, de la péninsule Ibérique jusqu’à Léopol dans le royaume de Pologne (l’actuel Lviv en Ukraine), et de La Valette, d’où lui viennent des lettres de l’ordre de Malte, jusqu’à la Suède ; ce n’est qu’aux confins des empires russe et ottoman que son réseau international s’arrête.223 Presque en même temps que la fin de la Guerre de Trente ans, le conflit entre Mazarin et ses adversaires éclate : c’est le début de la Fronde. Elle se caractérise par une grande complexité qui ne peut être reprise ici dans son ensemble.224 Pour la compréhension de son déroulement 223 Pour le réseau européen du Grand Condé cf. Christian Kühner, « Mapping the Grand Condé’s Networks », in Marko Lamberg/Marko Hakanen/Janne Haikari/Ulla Koskinen, eds., Mapping Early Modern Space, Lund (à paraître), une contribution qui essaye de visualiser le réseau du prince de Condé en utilisant la cartographie, pour montrer ainsi son extension géographique. Un autre article qui utilise l’approche de « cartographier » les réseaux est Thierry Rentet, « Network Mapping. Ties of fidelity and dependency among the major domestic officers of Anne de Montmorency », French History, 17, 2003, p. 109-126. 224 Pour la Fronde cf. la synthèse d‘Orest Ranum, The Fronde. A French Revolution, 1648-1652, New York/Londres, 1993, traduit en français comme idem, La Fronde, Paris, 1995. Cf. en outre Paul Sonnino, Mazarin’s Quest. The Congress of Westphalia and the coming of the Fronde, Cambridge, Massachusetts, 2008 ; Hubert Carrier, Le labyrinthe de l’Etat. Essai sur le débat politique en France au temps de la Fronde (1648 - 1653), Paris, 2004 (Bibliothèque d'histoire moderne et contemporaine 14) ; Michel Pernot, La Fronde, Paris, 1994 ; Roger Duchêne, ed., La Fronde en questions, Aix-enProvence, 1989 ; Hubert Méthivier, La Fronde, Paris, 1984 (Collection SUP : L'historien 49) ; Alanson Lloyd Moote, The Revolt of the Judges. The Parlament of Paris and the Fronde 1643-1652, Princeton, 1971; Pierre-Georges Lorris, La Fronde, Paris, 1961. Un recueil de sources important est Abraham de Wicquefort, Chronique discontinue de la Fronde. 1648-1652, ed. Robert Mandrou, Paris, 1978. A Bordeaux, la Fronde était particulièrement radicale et tenace, et était dominée par un mouvement local, l’Ormée, avec laquelle Condé avait pour quelque temps une alliance étroite. Sur 99 et de son échec, il est important de souligner qu’il s’agit de révoltes successives de différents groupes. Louis II de Bourbon, devenu à la mort de son père le 26 décembre 1646 prince de Condé, se tient à distance de la révolte pendant la première phase bien que de nombreux membres de la haute noblesse y participent. Lorsque la situation s’aggrave, le 18 janvier 1650, Mazarin fait arrêter préventivement Condé, le prince de Conti, son frère, ainsi que le duc de Longueville, son beau-frère. Les trois nobles restent treize mois en prison. En faisant cela, Mazarin obtient l’effet inverse de l’effet désiré. Lorsqu’il est obligé de libérer Condé, celui-ci a abandonné son scepticisme vis-à-vis de la Fronde. Il partage ainsi avec la Fronde hétérogène le plus petit dénominateur commun : l’opposition à Mazarin. Les facteurs qui font de Condé un personnage particulier du paysage politique de l’époque ont été évoqués plus haut, c’est pourquoi ce n’est pas étonnant qu’il ne soit pas qu’une personne parmi les nombreux participants à la Fronde mais qu’il en prenne la tête. Condé se considère certes comme un rebelle au sens traditionnel, c'est-à-dire qu’il ne se rebelle pas contre mais pour le roi, qu’il a le « devoir de révolte »225 contre le mauvais conseiller Mazarin, cependant, il franchit le Rubicon lorsqu’il pactise avec l’Espagne, alors en guerre avec la France. Condé fait marcher ses troupes sur Paris. Là-bas, Turenne à la tête des troupes royales, met les siennes en mouvement ; il avait été frondeur pendant quelques temps puis avait fini par se décider pour la couronne. Lorsque Condé et son armée atteignent Paris, ils trouvent porte close ; Turenne parvient à bloquer les troupes de Condé dans le Faubourg Saint-Antoine contre le mur de fortification le 2 mai 1652. Tout espoir semble perdu mais Condé reçoit une aide inattendue : la fille de Gaston d’Orléans, la princesse de Montpensier fait donner les canons de la ville contre les troupes royales et ouvre les portes de la ville à Condé. Il s’y réfugie et commence les négociations avec les chefs de la Fronde parlementaire. Le 4 juillet, dans des circonstances peu claires, un tumulte éclate à l’Hôtel de Ville suivi d’un massacre appelé « terreur condéenne ». Même si la participation de Condé n’est pas certaine, l’opinion parisienne se retourne contre lui. Le 13 octobre 1652, il est contraint de quitter la ville et le 12 novembre l’Ormée, cf. Helmut Kötting, Die Ormée (1651-1653). Gestaltende Kräfte und Personenverbindungen der Bordelaiser Fronde, Münster, 1983 (Schriftenreihe der Vereinigung zur Erforschung der Neueren Geschichte e.V. 14); Eckart Birnstiel, Die Fronde in Bordeaux. 1648-1653, Francfort-sur-leMain/Berne/New York, 1985 ; Sal A. Westrich, The Ormée of Bordeaux. A revolution during the Fronde, Baltimore, 1972 (Johns Hopkins University studies in historical and political science 89,2). 225 Pour ce concept cf. Arlette Jouanna, Le devoir de révolte, op. cit. 100 ses titres, charges et gouvernements lui sont retirés et ses possessions confisquées. Condé se retire aux Pays Bas espagnols ; il est condamné à mort le 27 mars 1654 par contumace. Condé est le seul chef de la Fronde à continuer le combat même après son échec – abandonner aurait voulu dire se rendre à Mazarin, son pire ennemi, les amnisties généreuses attribuées à de nombreux frondeurs n’y changent rien. Condé est premier prince du sang et par conséquent très haut placé, dans la nouvelle conception de la monarchie il se trouve donc parmi les frondeurs qui sont le plus nettement dans le camp des perdants. Alors que les élites provinciales traditionnelles se soumettent volontiers lorsque la couronne leur garantit en échange leur domination en matière de politique locale, et que beaucoup de nobles, même de haut rang, apprécient les possibilités de carrière qui s’ouvrent à eux à la cour, dans l’armée et dans la diplomatie, Condé, lui, n’y voit aucun avantage. Ce qui l’intéresse en fin de compte, c’est la participation au pouvoir royal et c’est justement sur ce point-là que Mazarin et Louis XIV se refusent à faire des compromis.226 Au lieu de se soumettre, Condé s’exile et combat aux côtés des Espagnols – puisque la guerre entre l’Espagne et la France, qui n’est pas concernée par les traités de Westphalie, continue. Pendant huit ans, de 1652 à 1659, il mène depuis le territoire espagnol une guerre contre le cardinal qu’il accuse de manipuler le roi. Ce n’est que lorsque l’Espagne conclut la paix des Pyrénées avec la France en 1659 qu’il est contraint d’abandonner. Bien qu’il n’arrive pas à se faire attribuer un territoire souverain à lui – la Franche-Comté et Cambrai avec le Cambrésis sont discutés comme de possibles solutions – son grand prestige en Espagne et d’habiles négociations lui permettent de revenir en France à des conditions favorables : il obtient non seulement l’annulation des condamnations pour lui et sa suite mais en plus la restitution de la quasi-totalité de ses biens. Cependant à son retour, Condé ne peut pas revenir au même niveau de pouvoir qu’avant la Fronde : il est certes toujours premier prince du sang mais il est un rebelle gracié et non plus le chef d’une fraction noble armée comme cela avait été le cas avant la Fronde. Par ailleurs, les équilibres du pouvoir se sont déplacés : malgré toutes les critiques justifiées faites au sujet des concepts de la « monarchie absolue » et de la « domestication de la noblesse », la Fronde représente un moment du changement. Après son échec, les troupes dirigées par des membres de la haute noblesse ne sont plus jamais un facteur de pouvoir dans la politique intérieure 226 Cf. Christian Kühner, « ’Il va de ma vie, de mon honneur et par conséquent de tout’. Die Selbstinszenierung des Grand Condé », in Ronald G. Asch/Birgit Emich/Jens Ivo Engels, eds., Legitimation-Integration-Korruption. Politische Patronage in Früher Neuzeit und Moderne (à paraître). 101 française. Même les Grands qui ont été plus loyaux que Condé perdent du pouvoir au moment où Louis XIV commence à régner seul car les postes de ministres et de secrétaires d’Etat qui prennent de plus en plus d’importance sont systématiquement donnés à des bourgeois ou à des anoblis, c'est-à-dire à des personnes qui ne peuvent pas s’appuyer sur un pouvoir familial. Lorsque Condé reçoit la proposition de la reine polonaise Marie-Louise de Gonzague qui lui offre de faire élire son fils roi de Pologne, il donne au projet tout son soutien. Il échoue certes, tout comme la propre candidature de Condé peu de temps après. Toutefois, cet épisode montre clairement que la hauteur de son rang combinée à un réseau au niveau européen lui offrent d’énormes possibilités d’action : avoir la possibilité d’accéder à un trône alors qu’il vient juste de commettre une haute trahison, est pour le moins inhabituel.227 Malgré l’échec du projet de succession polonaise, Condé peut à nouveau, après une période creuse, renouer avec ses succès passés en France : comme toute la haute noblesse, il est certes écarté des décisions politiques mais Louis XIV utilise ses talents militaires : à partir de la guerre de Dévolution, Condé, qui passe pour être, en France, à côté de Turenne le plus grand chef des armées de son époque, peut à nouveau diriger des armées françaises. Par ailleurs, il se concentre sur l’embellissement de la résidence familiale, le château de Chantilly228 qu’il transforme en un centre des arts. Condé protège de nombreux artistes ce que l’on peut interpréter comme une façon de remplacer le clientélisme politique devenu impossible par le mécénat. Il entretient une troupe de théâtre qui ne joue pas qu’à Chantilly mais part aussi en tournée.229 Il fait redessiner les jardins du château par André Le Nôtre, le jardinier qui a dessiné les jardins de Versailles. Nicolas Boileau est un hôte régulier à 227 Condé utilisait ses contacts européens aussi comme une source de pouvoir, cf. Christian Kühner, « Hochadlige Außenverflechtung zwischen Fürstendienst und Hochverrat. Der Grand Condé als europaweit tätiger Akteur », in Hillard von Thiessen/Christian Windler, eds., Akteure der Außenbeziehungen. Netzwerke und Interkulturalität im historischen Wandel, Cologne/Weimar/Vienne, 2010, p. 63-77. Pour la biographie de Marie-Louise de Gonzague cf. le chapitre que lui consacre Lucien Bély, La société des princes. XVIe-XVIIIe siècle, Paris 1999, p. 246-259. Une partie de la correspondance de la reine de Pologne avec la maison de Condé est accessible dans une édition : Le Grand Condé et le duc d’Enghien, Lettres inédites à Marie-Louise de Gonzague, Reine de Pologne, sur la cour de Louis XIV (1660–1667), ed. Emile Magne, Paris, 1920. 228 Le château de Chantilly, qui abrite aujourd’hui une des collections d’art les plus importantes de France, a fait l’objet de plusieurs études, dont Jean-Pierre Babelon, Le château de Chantilly, Paris, 2008, et Raoul de Broglie, Chantilly. Histoire du château et de ses collections, Paris, 1964. 229 Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 353. 102 Chantilly que Condé invite aussi parfois à chasser dans les forêts avoisinantes. Boileau lui présente le jeune Racine pour lequel il prend parti par deux fois lorsque ses tragédies Bérénice et Phèdre sont attaquées par la critique. Bibliophile, le prince agrandit sans cesse sa gigantesque bibliothèque et y invite des intellectuels tels que Louis Bourdaloue, Jacques Bénigne Bossuet ou Nicolas Malebranche pour discuter.230 Cette activité culmine dans la création d’une académie scientifique patronnée par le prince de Condé.231 Le Grand Condé meurt à Fontainebleau le 11 décembre 1686 de la petite vérole. Par la suite, sa famille reste loyale à la monarchie et elle conserve avec un peu de honte la mémoire de celui qui fut son membre le plus éminent mais aussi le plus rebelle.232 Le Grand Condé a un frère et une sœur, qui sont aussi des acteurs importants du XVIIe siècle français. Son frère, Armand de Bourbon, prince de Conti (1629-1666), est d’une condition physique frêle ; pour cette raison, il est destiné à la carrière ecclésiastique. Il ne reçoit cependant jamais l’ordination. Il est emprisonné ensemble avec Condé et se rallie avec lui à la Fronde après leur libération en 1651. Cependant, contrairement à son frère, Conti se soumet après l’échec de la Fronde, et va même plus loin : il épouse Anne Marie Martinozzi, qui est une nièce du cardinal Mazarin. Le couple est à l’origine de la branche des princes de Conti ; leurs deux fils deviennent respectivement le deuxième et le troisième prince de Conti. Les choix politiques des princes de Condé et de Conti montrent bien que dans le milieu de la cour et de la haute aristocratie française du Grand Siècle, les membres d’une même famille peuvent bien opter pour des choix politiques opposés. Les dernières années du prince de Conti sont marquées par un intérêt accru pour la religion. Anne-Geneviève de Bourbon (1619-1679) est la sœur des princes de Condé et de Conti. Elle épouse en 1642 Henri II d’Orléans, duc de Longueville (1595-1663) et devient ainsi duchesse de Longueville. Ensemble avec ses deux frères, elle participe à la Fronde dans une position de premier plan ; pendant ce temps, elle a une liaison amoureuse avec La Rochefoucauld, lui230 Ibid., p. 362f. 231 Cf. Katia Béguin, « L’académie du Grand Condé : un asile de la liberté scientifique ? », in Christiane Demeulenaere-Douyère/Eric Brian, eds., Règlement, usages et science dans la France de l’absolutisme, Paris/Londres/New York, 2002, p. 25-35. 232 Cf. Katia Béguin, « La trahison glorieuse. Une transfiguration de la mémoire de la Fronde condéenne à la fin du XVIIe siècle », in Horst Carl/Martin Wrede, eds., Zwischen Schande und Ehre: Erinnerungsbrüche und die Kontinuität des Hauses. Legitimationsmuster und Traditionsverständnis des frühneuzeitlichen Adels in Umbruch und Krise, Mayence, 2007 (Veröffentlichungen des Instituts für Europäische Geschichte Mainz. Beihefte 73), p. 53-64. 103 même frondeur. Après l’échec de la Fronde, elle se tourne vers le jansénisme et est jusqu’à sa mort une protectrice importante de l’abbaye Port-Royal-des-Champs. Son mari, le duc de Longueville, participe également à la Fronde ; il partage la prison de ses deux beaux-frères Condé et Conti. Condé et son entourage Le nombre de personnes avec lesquelles Condé entretient une correspondance est considérable ; pour s’en convaincre, il suffit de savoir que ses lettres datant de la période où il était prince de Condé en titre, c'est-à-dire entre 1646 et 1686 emplissent 108 volumes grand format dans les archives de Chantilly. Il serait trop hâtif de voir amitié partout où il y a correspondance ; faire une notice biographique de tous ses correspondants confèrerait une exactitude factice à notre questionnement mais n’apporterait pas d’éléments concrets. Le prince, par ailleurs, n’a pas laissé de mémoires,233 on ne peut donc pas s’appuyer sur un tel témoignage pour voir qui il considérait comme ami pour ensuite faire des recherches dans sa correspondance. En outre, certaines parties du réseau de Condé ont fait l’objet d’études prosopographiques auxquelles on peut avoir recours.234 Nous procéderons de façon qualitative et non quantitative, et présenterons les personnages les plus importants qui jouent un rôle particulier dans les sources. Un groupe mérite une attention particulière, celui des Petits Maîtres. Ce sont des amis de jeunesse du prince caractérisés par le libertinage de leurs paroles et actions. Ce cercle n’est pas constitué en tant que tel, c’est pourquoi il n’en existe pas de liste dans les ouvrages 233 Selon le père Bergier, Condé aurait été pressé par ses amis d’écrire des mémoires : « Ses meilleurs amis l'ont conjuré cent fois d'enrichir la postérité de ce qu'elle ne sçauroit qu'imparfaitement s'il ne l'en instruisoit. » Mais il aurait refusé en expliquant qu’il lui serait impossible d’écrire de telles mémoires sans parler de lui-même de façon flatteuse, et qu’il risquerait de parler de façon calomnieuse des autres, cf. François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, Principis Condaei, primi e regio sanguine principis; et de praeclare ab eodem in vita gestis, epistolae duae, Paris, 1689, p. 322f. 234 La composition du parti nobiliaire de Condé avant et pendant la Fronde se trouve dans l’excellent annexe prosopographique de la monographie de Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., p. 395440. Un autre cercle de personnes est examiné par Pierre Lefebvre, « Aspects de la ‘fidélité’ en France au XVIIe siècle: le cas des agents des princes de Condé », Revue Historique, 250, 1973, p. 59-106; par un « agent », Lefebvre entend une personne qui exerce une fonction dans la maison et dans les possessions du prince. 104 consacrés à Condé.235 Pierre Coste évoque le terme mais ne donne pas de noms : « Alors, beaucoup de Petits-Maîtres, qui s'étoient attachés auprès de ce Prince, lui conseilloient de s'en retourner à la Cour pour y recevoir les applaudissemens qui étoient dûs à sa valeur ».236 La désignation indéfinie « beaucoup de Petits Maîtres » indique qu’il ne s’agit pas d’un cercle fermé dont les membres peuvent être nommés. Les sources les concernant sont insuffisantes : beaucoup meurent jeunes, et on ne trouve pour la majorité d’entre eux qu’une poignée de lettre aux archives de Chantilly. C’est par exemple le cas de Gaspard de Coligny, marquis d’Andelot, duc ce Châtillon.237 Né en 1620, il meurt au cours de la bataille de Charenton, en 1649. Il semble avoir été intimement lié à Condé ; il passe une grande partie de sa vie dans son entourage et meurt jeune aux côtés du prince. Comme tous les deux n’ont pas écrit de mémoires et qu’ils se sont écrits peu de lettres (très probablement exactement parce qu’ils se voyaient constamment), il ne subsiste presque rien qui puisse nous renseigner sur les détails de leur relation. Les Petits-Maîtres fournissent ainsi la preuve éclatante que justement les amitiés considérées comme les plus étroites ne laissent pas nécessairement beaucoup de traces écrites. Plusieurs auteurs dont les œuvres sont citées ici ont, d’après leur propre témoignage, été liés à Condé avant de rompre avec lui. C’est particulièrement le cas pour Bussy-Rabutin, ColignySaligny et Tavannes. Roger de Rabutin, comte de Bussy (1618-1693) est une figure brillante qui ne peut pas être décrite ici autant qu’elle le mériterait.238 Le comte entretient tout d’abord de bons rapports 235 Katia Béguin nomme Charles d’Aumont, Arnaud de Corbeville, Bussy-Rabutin, le chevalier de Chabot, Amaury de Goyon, et Gaspard de Coligny, comme « les principaux des ‘petits-maîtres’ », Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., p. 102. 236 Cf. Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 31. 237 Pour un abrégé biographique de Gaspard de Coligny cf. Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., p. 413. 238 La combinaison d’une biographie mouvementée et d’une œuvre littéraire a valu à Bussy-Rabutin l’intérêt de bien des chercheurs. Une œuvre ancienne, mais toujours informative est Emile GérardGailly, Bussy-Rabutin. Sa vie, ses œuvres et ses amies, Paris, 1909. La correspondance de BussyRabutin est analysée par César Rouben, Bussy-Rabutin épistolier, Paris, 1974. Parmi les œuvres plus récentes, il faut citer François-Antoine Mertens, Bussy-Rabutin, mémorialiste et épistolier, Louvain-laNeuve, 1984. Deux importantes biographies littéraires de Bussy-Rabutin sont Jean Orieux, BussyRabutin. Le libertin galant homme (1618-1693), Paris, 1958, et Jacqueline Duchêne, Bussy-Rabutin, Paris, 1992. Cf. aussi Christian Kühner, « L’esilio nel regno. La caduta in disgrazia del conte Bussy- 105 avec le prince, qu’il accompagne par exemple lors de la campagne de Catalogne en 1647 ; mais lorsque Condé sort de prison, il oblige Bussy-Rabutin à vendre sa charge de lieutenant à son favori, Guitaut. A la suite de cela, Bussy-Rabutin rompt avec lui et se met au service de Mazarin contre la Fronde qui renaît. Il accompagne aussi le prince de Conti lors de sa campagne en Catalogne en 1654 et devient ami du prince. Cela a une certaine logique : Bussy-Rabutin a rompu avec Condé et s’est mis au service du cardinal Mazarin, tandis que Conti a choisi de se détacher de la révolte de son frère et de se marier à une nièce du cardinal. La carrière de Bussy-Rabutin à la cour s’arrête brusquement en 1665 lorsque son Histoire amoureuse des Gaules, un texte satirique tenu secret dans lequel toute la haute noblesse, et en particulier Condé, est ridiculisée, tombe dans les mains d’un éditeur, qui en vend une édition pirate, suite à une imprudence de son auteur. Bussy-Rabutin est tout d’abord emprisonné à la Bastille ; banni de la cour seize mois plus tard par Louis XIV, il est obligé de passer le reste de sa vie dans son château en Bourgogne d’où il tente en vain de se réhabiliter. C’était surtout Condé qui avait poussé à son bannissement. Bussy-Rabutin lui écrit entre autres une lettre pour essayer de gagner son soutien dans laquelle il admet avoir écrit l’Histoire amoureuse des Gaules mais prétend cependant que les passages offensants pour lui ont été ajoutés ensuite par ses ennemis.239 On peut parler d’amitié rompue entre Condé et Bussy-Rabutin et à ce propos deux choses apparaissent. Tout d’abord, la relation est clairement politique – il s’agit du positionnement pendant la Fronde et de qui Condé choisit de favoriser la carrière. Ensuite, avec l’épisode de l’Histoire amoureuse, il est clair que l’on ne peut pas parler ici de cette relation sans réserve, intense et sincère à l’image de ce que les romantiques ont appelé « amitié », Bussy-Rabutin ayant tout même caricaturé Condé derrière son dos. Avec cet exemple on peut aussi illustrer à quel point l’ensemble de la société de cour est étroitement lié. Condé mis à part, Bussy-Rabutin entretient des relations avec de nombreuses autres personnes citées ici. Il est le cousin de Madame de Sévigné qui est importante pour nous en tant qu’auteur de lettres.240 Il compose avec la Grande Mademoiselle une satire de Rabutin », in Fabio Di Giannatale, ed., Escludere per governare. L’esilio politico fra Medioevo e Risorgimento, Rome (à paraître). 239 Archives de Chantilly, P XXXVII 314-319, Le comte de Bussy-Rabutin au prince de Condé, 9 novembre1668. 240 Pour la vie de Madame de Sévigné cf. Roger Duchêne, Naissance d’un écrivain. Madame de Sévigné, Paris, 1996; Jeanne A. Ojala/William T. Ojala, Madame de Sévigné. A Seventeenth-century Life, New York, 1990. Pour sa correspondance Nathalie Freidel, Public et privé dans la « Correspondance » de Madame de Sévigné, Paris, 2000 (Lumière classique 85); Christiane Solte- 106 Turenne. Sa maîtresse, Madame de Montglas, est non seulement une intime de la Grande Mademoiselle mais aussi la femme de Monsieur de Montglas,241 lui-même important auteur de mémoires du Grand Siècle.242 Bussy correspond avec Coligny-Saligny qui vit non loin de lui en Bourgogne – à l’époque de l’exil de Bussy, Coligny-Saligny s’était retiré sur ses terres en raison d’attaques de goutte aggravées par son âge ; tous les deux sont amis. De plus, en tant que propriétaire du château de Bussy-Rabutin, il est le voisin du favori de Condé, Guitaut, qui possède dans la région le domaine d’Epoisses.243 Il est possible que tous deux rivalisent pour le contrôle de cette partie de la Bourgogne, ce que laisse apparaître leur conflit pour obtenir les faveurs de Condé sous un autre jour. Comme Stuart Carroll l’a démontré, les relations entre duels, les querelles de famille et les conflits de voisinage sont bien plus étroites que ce que la recherche a considéré jusqu’à présent.244 Il donc probable que de tels conflits se répercutent aussi dans les rivalités de cour. Confirmant tout cela, il faut noter que ColignySaligny, lui aussi brouillé avec Condé à cause de Guitaut, est de même originaire de Bourgogne ; peut-être est-il aussi un rival de Guitaut. De plus, Bussy-Rabutin, Guitaut et Coligny-Saligny sont tous trois comtes ; le fait qu’ils aient justement le même rang rend probable la rivalité locale pour établir leur position en Bourgogne. Les Condé disposent traditionnellement de la fonction de gouverneur de Bourgogne et sont par conséquent la première famille de la région, ils n’y habitent certes pas mais c’est là qu’ils sont enterrés. C’est pourquoi leur faveur représente pour les comtes un facteur de pouvoir non négligeable. D’autre part, cet exemple ne doit pas être généralisé : puisque la cour rassemble des nobles venus de toute la France, la plupart ne possède pas de biens voisins. L’importance des conflits de voisinage y est par conséquent moins grande que dans la noblesse régionale où, au contraire, ils sont très courants. Dans les mémoires utilisées ici, les conflits de voisinage sont Gresser, Leben im Dialog. Wege der Selbstvergewisserung in den Briefen von Marie de Sévigné und Isabelle de Charrière, Königstein im Taunus, 2000 (Frankfurter feministische Texte: Literatur und Philosophie 4); Michèle Longino Farrell, Performing motherhood. The Sévigné correspondence, Hanover, New Hampshire, 1991. 241 Jacqueline Duchêne, Bussy-Rabutin, op. cit., p. 148, p. 152. – On trouve aussi d’autres orthographies du nom comme Monglas, Monglat, Montglat. 242 Cf. François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, Mémoires de François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, in Joseph-François Michaud/Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, tome 3/5, Paris, 1838, p. 1-365. 243 Jacqueline Duchêne, Bussy-Rabutin, op. cit., p. 201. 244 Cf. Stuart Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, op. cit.. 107 absents lorsque la vie à la cour et à Paris est décrite. La raison en pourrait être qu’à Paris, les hôtels nobles ne sont pas seulement entourés de bien des maisons roturières, mais que les nobles n’y possèdent pas de droits de seigneurie. Habiter proche l’un de l’autre à Paris ou partager un couloir dans un château pendant que la cour y séjourne est une toute autre chose que posséder deux seigneuries adjacentes à la campagne, où les conflits de voisinage entre nobles sont toujours aussi des luttes pour le contrôle de terres, de ressources, de paysans. La cour, en revanche, génère ses propres conflits pour l’obtention de la faveur du roi ou d’une charge. Jacques de Saulx, comte de Tavannes (1620-1683), dans un premier temps, prend parti pour Condé dans la Fronde – il commande même ses troupes – mais finit par se détourner de lui. Il décrit lui-même l’histoire de la rupture de la façon suivante : la Fronde condéenne se radicalisant, ses amis le pressent de quitter le prince au plus vite avant qu’il ne devienne usurpateur.245 Sa tante, la comtesse de Tygery, le menace même de le déshériter s’il ne rompt pas avec Condé.246 Tavannes tente de ruser et de soutenir le prince sans être impliqué dans une éventuelle « folie ». Fin 1652, le prince de Tarente vient en aide à Condé mis dans une situation délicate avec ses troupes – par gratitude, Condé se voit obligé de lui céder le commandement et donc de le retirer des mains de Tavannes. Celui-ci démissionne car, comme il l’explique lui-même, il ne peut pas servir sous le commandement d’autrui dans une armée qu’il a lui-même auparavant commandée.247 Il est toutefois impossible de savoir si Tavannes a rompu avec Condé par orgueil ou bien s’il a cherché un prétexte pour sortir de cette révolte devenue vaine. C’est le comte de Coligny-Saliny (1617-1686) qui rompt le plus radicalement avec Condé. Il lui reste fidèle pendant toute la Fronde et le suit dans son exil. Il n’en revient qu’après la paix des Pyrénées, à la suite de Condé. La rupture entre les deux intervient en 1661 lorsque Condé refuse de l’aider à devenir Chevalier du Saint Esprit en le recommandant.248 Monmerqué, qui a édité les mémoires de Coligny-Saligny rappelle que le roi avait donné la permission à Condé 245 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires. Contenant ce qui s'est passé de plus remarquable de 1649 jusqu'en 1653, Paris, 1691, p. 319f. 246 Ibid., p. 320-322. 247 Ibid., p. 369-373. 248 Jean de Coligny-Saligny, Mémoires du comte de Coligny-Saligny, ed. Louis Jean Nicolas Monmerqué, Paris 1841, p. 64-67. 108 de désigner un chevalier ; tout le monde s’attendait à ce que Coligny-Saligny fût nommé mais à sa place, Condé désigna Guitaut, son favori.249 Cette relation étroite qui lie Coligny-Saligny à Condé est née lorsque celui-ci fait du comte le mestre-de-camp-lieutenant du régiment du duc d’Enghien. Coligny-Saligny y voit le début d’une longue et fatale relation avec Condé qui se termine dans la haine : « Hinc mihi prima mali labes.250 C'est ce qui a esté cause que je me suis attaché à lui, et que j'ai fait beaucoup de choses contre mon inclination, et ensuite avec les Espagnols, sept ans, et deux fois prisonnier de guerre pour son service; et tout cela s'est terminé en une guerre mortelle et une haine irréconciliable entre nous; car s'il me hait en diable, je le hais en diable et demi; mais revenons. »251 Comme il déteste Condé, ses mémoires sont pleines d’invectives contre le prince, lancées au passage, au fil du récit ; ce texte est l’un des documents les plus impressionnants de la transformation d’amitiés rompues en hostilité. Comme nous le montrerons par la suite, les amitiés dans le petit monde de la noblesse, une fois rompues, ne se transforment pas en indifférence mais en animosité. Notre exemple l’illustre clairement : Condé et ColignySaligny ne peuvent pas simplement s’ignorer puisqu’ils restent tous deux prince et comte. Ils continuent de se rencontrer à la cour ; après la rupture qui suit le refus de Condé d’aider Coligny-Saligny à entrer dans l’ordre du Saint Esprit, le comte exige une partie de la somme concédée par les Espagnols à Condé comme dédommagement des coûts engagés lorsqu’il a combattu à leurs côtés. Suite à cela, le duel est évité de justesse.252 Le favori de Condé, Guillaume de Pechpeyrou de Comminges (1626-1685), comte de Guitaut est aussi un personnage important. Il n’y a pas de mémoires et presque aucune lettre de lui ; les témoignages les plus importants le concernant sont les copies de 114 lettres que Condé lui 249 Ibid., p. xxi. 250 Comme l’explique l‘édition, la citation latine est tirée de Virgile, Énéide, II, 97. Pour une édition du texte en français Virgile, Énéide, ed. Jacques Perret, 3 tomes, Paris, 1977-1980. La tournure « prima mali labes » est traduite par Félix Gaffiot, Dictionnaire illustré latin-français, Paris, 1934, par « commencement de ma chute et de mes malheurs ». 251 Coligny-Saligny, Mémoires, op. cit., p. 18. 252 Ibid., p. 71-83. 109 avait adressées et qui sont conservées à Chantilly. 253 Il est page du cardinal Richelieu puis corvette des chevau-légers de Condé. Il le suit dans son exil et devient son premier gentilhomme. En épousant Madeleine de la Grange d’Arquian, il devient marquis d’Epoisses.254 En revanche, les sources n’expliquent pas la raison pour laquelle Condé le favorise de la sorte parmi toute sa suite. Guitaut est très nettement ce que la recherche en matière de clientélisme appelle un client, Condé est son patron. Comme nous le montrerons, Condé parle souvent dans ses lettres de leur amitié ; on pourrait objecter qu’elle n’en est pas une puisqu’il s’agit d’une relation clientélaire et non d’une véritable relation amicale. Une telle objection doit être rejetée. Comme les termes de patron et de client n’apparaissent pas dans la langue de la noblesse ici étudiée, il n’est pas très sensé d’argumenter que Condé appelle fallacieusement Guitaut son ami. Cette relation illustre par excellence le fait qu’une relation peut très bien être décrite par les parties concernées comme une amitié alors que les catégories analytiques des sciences sociales la classent dans les relations de clientélisme et qu’elle est caractérisée par la différence de rang (ici entre un prince et un comte), par le soutien du client par le patron et par la loyauté du client pour son patron – ce qui s’illustre notamment en ce que Guitaut suit volontairement Condé en exil. S’il est un cas où l’on peut parler d’amitié entre inégaux, c’est bien celui-là. Une relation très intéressante lie Condé à Antoine de Gramont, maréchal de Guiche (16041678). Son fils, le duc de Gramont, a compilé les mémoires de son père à partir de fragments et de lettres.255 Il est fait maréchal de France en 1641. Peu après la bataille de Rocroi, il est envoyé servir dans l’armée du futur Grand Condé et ne combat par la suite plus que sous ses ordres, il prend par exemple part à la campagne de Catalogne. Condé et Gramont entretiennent l’archétype de l’amitié nouée et renforcée pendant de longues années passées ensemble à l’armée. Mais, à l’inverse de Condé, le maréchal combat la Fronde bien qu’il soit un ami personnel du prince. A Chantilly, il a une lettre de Condé dans laquelle il lui explique que leur amitié existe toujours malgré leurs positions antagonistes dans la Fronde.256 Ce texte est particulièrement remarquable pour deux raisons. Il illustre d’une part le dilemme de 253 Archives de Chantilly, O I 161-219, Copies de 114 lettres adressées au comte de Guitaut par le Grand Condé, en un cahier de 57 ff., donné au duc d’Aumale par le comte de Guitaut. 254 Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 423f. 255 Mémoires du Maréchal de Gramont, in: Joseph-François Michaud/Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 3/7, Paris, 1839, p. 225-341. 256 Archives de Chantilly, J IV 158, Le prince de Condé au maréchal de Gramont, 28. septembre 1651. 110 l’amitié entre loyauté au roi et loyauté à l’ami. D’autre part, ce document montre que les catégories de la loyauté politique et de l’amitié personnelle commencent à se différencier à l’époque moderne même si ce processus est loin de s’être accompli en entier. La relation entre Condé et Gramont est, dans cette perspective, une exception, comme nous le montrerons, une telle dissociation entre relations personnelles et circonstances politiques est très rare dans les sources ici analysées. Nicolas de Brichanteau, marquis de Beauvais-Nangis (1582-après 1641) est certes beaucoup plus âgé que le Grand Condé mais appartient à la suite de la famille. Ses mémoires racontent sa vie ainsi que les certains des faits de son père, Antoine de Beauvais-Nangis.257 Ses mémoires sont pleins de plaintes contres l’ingratitude des princes, c'est-à-dire principalement des Condé, ils donnent un aperçu de l’horizon de la moyenne noblesse pour laquelle le terme de « noblesse seconde » s’est imposé.258 Une histoire de l’amitié ne peut se limiter à une histoire de l’amitié masculine; mais comme presque toutes les lettres et une grande majorité des mémoires ont été écrites par des hommes, il en résulte un déséquilibre en leur faveur. Dans le fonds de Chantilly, on trouve des milliers de lettres échangées par des hommes mais seulement une poignée dont les correspondants sont un homme et une femme et encore moins entre deux femmes. La femme de Condé est à ce point absente des archives que l’on peut supposer que ses traces ont été nettoyées de façon ciblée,259 ce qui, si l’on considère la fin dramatique de leur relation – Condé la fit enfermer 257 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit. 258 La notion de noblesse seconde a été construite par Jean-Marie Constant, « Un groupe socio- politique stratégique dans la France de la première moitié du XVIIe siècle: la noblesse seconde », in Philippe Contamine, ed., L’Etat et les Aristocraties (France, Angleterre, Ecosse), XIIe-XVIIe siècle, op. cit., p. 279-304. Cf. aussi Laurent Bourquin, Noblesse seconde et pouvoir en Champagne aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1994; J. H. M. Salmon, « A Second Look at the Noblesse Seconde: The Key to Noble Clientage and Power in Early Modern France », French Historical Studies, 25, 2002, p. 575593. Le concept a été durement critiqué par Robert Descimon, « Chercher de nouvelles voies pour interpréter les phénomènes nobiliaires dans la France moderne. La noblesse, 'essence' ou rapport social? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46, 1999, p. 5-21. 259 C’est ce que pense Bernard Pujo, qui soutient que « Les archives de Chantilly ont été systématiquement expurgées de tout ce qui avait trait au sort de Claire-Clémence. », Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 367. Cependant, Pujo est aussi d’avis que la princesse souffrait d’une maladie mentale, ce qui, selon lui, explique le fait que le prince de Condé ait, peu avant sa mort, prié le 111 dans le château de Châteauroux pour le restant de sa vie parce qu’elle était soupçonnée de l’avoir trompé avec un page – n’est pas très étonnant.260 Mais aussi sa sœur, la duchesse de Longueville et sa belle-fille, Anne de Bavière, n’ont laissé que quelques lettres à Chantilly. En cherchant sciemment des sources provenant de l’entourage féminin de Condé, on peut compenser dans une certaine mesure le déséquilibre sans pour autant le combler totalement. Deux auteurs sont alors importants pour notre étude : ce sont la Grande Mademoiselle et Madame de Sévigné. La princesse de Montpensier, aussi appelée la Grande Mademoiselle (1627-1693) est la fille de Gaston d’Orléans et par conséquent la cousine de Louis XIV. Elle est donc encore plus proche du roi que Condé. Malgré tout, pendant la Fronde, elle se décide pour le parti du prince ; son action la plus spectaculaire pendant la révolte consiste à faire donner le canon sur les troupes royales pendant la bataille du Faubourg Saint-Antoine permettant ainsi aux troupes de Condé de se retirer dans Paris. Le fait que la maîtresse de Bussy-Rabutin, Madame de Montglas, appartienne aux intimes de la Grande Mademoiselle,261 illustre le fait qu’il existe d’innombrables relations entre les personnes de la société de cour ici décrites ; rien ne serait plus faux que de croire le prince lié aux différentes personnes de façon uniquement bilatérale. Cette société est un milieu dans lequel tout le monde se connaît, surtout dans les cercles les plus importants ; cet état de fait compliquerait beaucoup la tâche si l’on voulait placer clairement une personne dans un réseau. Cette tentative sera, comme nous le verrons, rendue vaine par la grande inconstance des relations à la cour. Madame de Sévigné (1626-1696) est la cousine de Bussy-Rabutin. Les sources ne permettent pas de savoir si elle a été proche du Grand Condé ; en revanche en raison de ses relations étroites avec son cousin, on peut toutefois la compter dans le même milieu que le prince, ses écrits peuvent être utilisés comme des exemples de correspondance féminine telle qu’elle était pratiquée à la cour. Ses lettres font partie, en France, du canon littéraire classique et ont longtemps été utilisées comme modèles. Le cœur de son œuvre épistolaire consiste certes en des lettres à sa fille, Madame de Grignan, qui à cause de son mariage vivait en Provence, loin roi de maintenir la princesse enfermée à Châteauroux, ce qui fut en effet fait, de sorte qu’elle y demeura jusqu’à sa mort, ibid., p. 403f. 260 Ibid., p. 306. 261 Jacqueline Duchêne, Bussy-Rabutin, op. cit., p. 148. 112 de Paris, mais on y trouve aussi des lettres adressées à beaucoup d’autres nobles vivant à la cour, à Bussy-Rabutin par exemple. Il y a aussi beaucoup d’auteurs qui ont non seulement beaucoup correspondu avec Condé mais aussi laissé de nombreux témoignages mais ne peuvent être comptés parmi ses amis. Ceci n’est paradoxe qu’en apparence : il s’agit en fait d’employés du prince – même si le terme n’est pas encore employé à l’époque. Parmi eux, on peut nommer en particulier Pierre Lenet, le secrétaire personnel de Condé et Gourville, son intendant des finances. Pierre Lenet (1600-1671) est le fils d’un des conseillers de Henri II de Bourbon,262 il sert de secrétaire au Grand Condé. A cause de sa position, ses mémoires sont une source importante même s’il n’est pas noble. Jean Hérault de Gourville (1625-1703) est l’archétype du « parvenu » qui gravit les échelons et du roturier connaissant une ascension sociale fulgurante. Issus de milieu bourgeois, il finit par percer en devenant le bras droit de Fouquet. Collaborateur très proche du surintendant des finances, il amasse une grande fortune ; après la chute de Fouquet, il fuit et s’exile aux Pays Bas espagnols. La couronne de France entretient avec lui un rapport pragmatique : recherché officiellement par la justice, il joue parfois le rôle d’un ambassadeur spécial. Gourville finit par revenir en France après quelques années et obtient, surtout grâce à ses bonnes relations avec Colbert263 et Louvois,264 le retrait des plaintes déposées contre lui. En tant qu’intendant 262 Katia Béguin, Les Princes de Condé, p. 427. 263 Colbert, que l’on a dressé en architecte du mercantilisme, a suscité traditionnellement un grand intérêt parmi les historiens, comme le montre le grand nombre de livres qui lui ont été dédiés et continuent de l’être. Il faut nommer Daniel Dessert, Le royaume de Monsieur Colbert (1661-1683), Paris, 2007 ; Michel Vergé-Franceschi, Colbert. La politique du bon sens, Paris, 2003 ; Aimé Richardt, Colbert et le colbertisme, Paris, 1997 ; Jean Villain, La fortune de Colbert, Paris, 1994 ; Roland Mousnier, ed., Un nouveau Colbert, Paris, 1985 ; Jean Meyer, Colbert, Paris, 1981 ; Inès Murat, Colbert, Paris, 1980 ; Georges Mongrédien, Colbert. 1661-1683, Paris, 1963. Dans l’espace anglo-saxon cf. Jacob Soll, The Information Master. Jean Baptiste Colbert's secret state intelligence system, Ann Arbor, 2009; Glenn J. Ames, Colbert, Mercantilism, and the French Quest for Asian Trade, DeKalb, Illinois, 1996. En allemand Klaus Malettke, Jean-Baptiste Colbert. Aufstieg im Dienste des Königs, Gœttingue, 1977. Une biographie lui a aussi été dédié par le critique littéraire et publiciste controversé Friedrich Sieburg, Das Geld des Königs. Eine Studie über Colbert, Stuttgart, 1974. Pour les origines de la famille Jean-Louis Bourgeon, Les Colbert avant Colbert. Destin d’une famille marchande, Paris, 1973 (Travaux du Centre de Recherches sur la Civilisation de l'Europe Moderne 14). 113 des finances, il lui incombe d’épurer les finances de Condé revenu d’exil, ce qu’il fait avec beaucoup de succès. Il a écrit des mémoires. L’exemple de ces deux dernières personnes montre que l’on doit se garder de considérer qu’ami et correspondant sont identiques. Comme nous le montrerons, l’amitié à la cour est une relation bien plus instable que ce que nous attendons aujourd’hui d’une amitié digne de ce nom. Elle est aussi beaucoup plus large que l’acception actuelle en allemand ou en français – ainsi des relations « peu intenses » que l’on appellerait aujourd’hui des connaissances (Bekanntschaften), sont déjà considérées comme des amitiés dans la société de cour. L’usage linguistique à la cour française trouve plutôt un parallèle dans l’acception anglo-américaine telle qu’elle se présente de nos jours : le terme « friend » décrit aussi des personnes que l’on n’appellerait pas ainsi en allemand parce qu’on ne les connaît que très superficiellement.265 264 Pour Louvois cf. Aimé Richardt, Louvois. Le bras armé de Louis XIV, Paris, 1998 ; André Corvisier, Louvois, Paris, 1983. Comme pour les Condé avec l’œuvre du duc d’Aumale, le XIXe siècle a aussi produit une description monumentale de Louvois, Camille Rousset, Histoire de Louvois et de son administration politique et militaire, 4 tomes, Paris, 1862-1864. Le duc d’Aumale lui-même a d’ailleurs écrit sur Louvois, cf. Henri d’Orléans d’Aumale, Les institutions militaires de la France : Louvois, Carnot, Saint-Cyr, Paris, 1867. Cf. récemment aussi Thierry Sarmant, Les demeures du soleil. Louis XIV, Louvois et la surintendance des bâtiments du roi, Seyssel, 2003, ainsi que le projet d’édition de la correspondance de Louvois qui est en cours, Thierry Sarmant, ed., Architecture et beaux-arts à l’apogée du règne de Louis XIV. Edition critique de la correspondance du marquis de Louvois, surintendant des bâtiments du roi, arts et manufactures de France, 1683-1691, Paris, 2007ff, dont jusqu’ici deux tomes ont été publiés. 265 En anglais, on n’oppose pas aussi systématiquement qu’en français ou en allemand les « amis » aux simples « connaissances ». Ainsi, une personne de langue maternelle allemande peut avoir l’impression que la civilisation anglo-américaine utilise la notion de l’amitié de façon inflationniste. Dans le domaine des réseaux sociaux sur internet, l’énoncé « John has 349 friends on Facebook » apparaît comme difficilement possible à un locuteur de la langue allemande ; cela lui inspirera très probablement la question de savoir s’il peut vraiment s’agir de « vrais » amis. Ce n’est qu’en prenant en considération qu’on devrait traduire « friends » ici plutôt par « connaissances », « contacts » que l’on comprendra bien le sens de l’exemple cité. Ce malentendu courant pourrait indiquer à quel point la notion de l’ami en allemand est encore de nos jours largement associée à des idées héritées du Romantisme, idées selon lesquelles on ne peut avoir que très peu d’amis qui méritent ce nom, parce que cela présuppose une relation longue, étroite et intensive. Visiblement, le sens anglais de la notion n’implique pas cela. 114 On trouve d’autres personnes concernées par la correspondance de Chantilly, entre autres des partenaires à l’étranger et des correspondants de nature administrative, comme par exemple avec le président Jean Perrault (1604-1681) qui fut le secrétaire du père du Grand Condé. Par ailleurs, d’autres nobles sont représentés, comme Amaury III de Goyon, marquis de La Moussay, comte de Quintin (1601-1674) qui est le gendre du duc de Bouillon et le beau-frère de Turenne. Clairement, l’ensemble des personnages que nous venons de présenter ne peut pas être identifié à un « cercle d’amis » de Condé. Ils entretiennent avec lui des relations diverses, parfois très lâches. Comme nous le verrons, les amitiés de la cour sont souvent très changeantes et courtes, il s’agit plus d’alliances d’acteurs agissant pour leur propre compte que de groupes fermement établis. La clientèle de Condé, étudiée par Katia Béguin et dont on peut trouver en annexe de son livre une étude prosopographique, ne peut être, elle non plus, considérée comme étant identique à un cercle amical du prince. Il s’agit de sa suite composée de nobles et de roturiers. Beaucoup de ses membres – comme Lenet ou Perault –entretiennent une relation de professionnelle avec lui, ils sont, pour le dire de façon moderne, ses employés. Dans ces relations, en particulier avec des roturiers, le terme d’amitié n’apparaît pas. 115 Deuxième partie : Une histoire de l’amitié nobiliaire au XVIIe siècle II.1. Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié » A l’époque moderne, le terme d’amitié recouvre de multiples significations mais ne concerne pas toutes les relations que nous qualifierions aujourd’hui d’amitié. C’est pourquoi il n’est pas adapté comme terme analytique. On peut répondre à la question de savoir si Gramont est un ami de Condé ou pas, de deux façons dont aucune n’est satisfaisante pour une analyse des réseaux car soit la réponse est tautologique – il est son ami parce que Condé le nomme ami – soit la réponse doit avoir recours à des critères choisis par l’analyste et se détacher par conséquent du concept employé dans la source. Si l’on veut reconstruire les réseaux, le terme d’amitié n’est pas adapté ; l’appellation n’est pas utilisée par les contemporains d’une façon assez systématique pour qu’on puisse reconstruire à partir d’elle les cercles d’amis.266 Pour une telle approche, les concepts issus de l’appareil des sciences sociales, tels que le clientélisme, sont beaucoup plus efficaces. On peut cependant analyser les différentes facettes du concept d’amitié tel qu’il est employé dans les sources et tel qu’il est pratiqué. Une telle analyse permet de mieux comprendre les pratiques d’alliances à la cour qui sont plus des unions conjoncturelles que de véritables réseaux. Le mot « amitié » ne s’est certes pas modifié mais le sens de la notion en revanche a beaucoup évolué entre l’époque moderne et aujourd’hui – pour se rendre compte de ce changement, il suffit de lire rapidement diverses sources autobiographiques et historiographiques. Ainsi, le Maréchal de Bassompierre rapporte une dispute entre le duc de Guise et le comte de Soissons en 1611 ; la dispute s’envenime lorsque le comte de Soissons ordonne à ses amis de se rassembler, à la suite de quoi les « amis » du duc de Guise se rassemblent aussi devant son hôtel particulier et sont si nombreux que plus d’un millier de nobles y sont réunis.267 Avec un millier d’amis, on ne peut s’attendre à ce que le duc entretienne avec chacun d’entre eux une relation étroite et personnelle qui corresponde d’une façon ou d’une autre à ce que l’on entend aujourd’hui par « amitié ». En outre, des sources du même milieu rapportent que les époux vivent en « bonne amitié ».268 Ces occurrences renvoient clairement à des significations qui ne correspondent pas à ce que l’on entend aujourd’hui par « amitié ». Une étude qui se fonde sur 266 Cf. infra, Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié ». 267 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XIX, p. 446. 268 Cf. infra. 116 la notion « d’amitié » telle qu’on la trouve dans les sources doit d’abord s’attacher à la sémantique du mot même et analyser l’éventail de ses significations et de ses usages pour l’époque étudiée. Ce n’est qu’après que l’on pourra étudier le contexte dans lequel le mot est inséré dans le discours et l’action des contemporains. Klaus Oschema a, avec raison, indiqué que comme le mot « amitié » ne s’est pas ou peu modifié, la tentation est grande de considérer pour un interprète d’aujourd’hui qu’il en est de même pour le concept désigné par ce mot.269 Ce qui veut dire en langage linguistique qu’il peut très bien y avoir une modification du signifié, c'est-à-dire du contenu sémantique du signe linguistique, sans modification du signifiant, c'est-à-dire de ce que Saussure appelle l’image acoustique, cette forme prononcée ou sous laquelle le mot se présente à nous, et sur laquelle est basée sa forme écrite.270 Il n’est pas possible de donner une définition homogène de la notion « d’amitié » qui résumerait en une ou deux phrases les usages de l’époque moderne puisque ce qui nous intéresse ici, ce sont les acceptions quotidiennes de la notion d’amitié. Ces acceptions sont nécessairement moins cohérentes que les définitions philosophiques, juridiques ou lexicographiques qui cherchent à attribuer un contenu clairement délimité à un mot donné. Il faut ici toutefois argumenter contre Jacques Derrida271 lorsqu’il affirme que jamais un signifié fixe ne correspond au signifiant et que le signifié glisse tout le temps, rendant vaine toute recherche de signification. Si c’était le cas pour les situations concrètes ici étudiées, on ne pourrait plus communiquer dans la société de cour au sujet de l’amitié car personne n’aurait la même compréhension de ce qu’est l’amitié. On affirme au contraire ici que cette compréhension partagée existe et qu’elle est globalement descriptible. Ces conceptions de la noblesse ne s’ajoutent toutefois pas en un système de pensée organisé mais sont des éléments non systématiques d’une « folk theory »272 de l’amitié. La description de l’usage du mot « amitié » parait, dans cette perspective, plus prometteuse que la tentative d’une définition systématique. Dans ce chapitre, il s’agit seulement de l’emploi même du mot ; un autre chapitre sera consacré au discours amical, c'est-à-dire aux idées et conceptions de l’amitié. 269 Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe im spätmittelalterlichen Burgund, op. cit., p. 109. 270 Pour le potentiel de changement de chacun des deux côtés du signe linguistique cf. Ferdinand de Saussure, Cours de Linguistique générale, op. cit., p. 108-112. 271 C’est la position qu’il prend dans Jacques Derrida, De la grammatologie, Paris, 1967. 272 La « folk theory » n’est pas un concept que l’on pourrait attribuer à un chercheur précis. L’expression souligne que les représentations populaires ne sont pas nécessairement irrationnelles, mais que le savoir populaire contient des idées complexes qu’on peut désigner comme des théories, bien qu’elles ne soient pas soumises aux standards de rigueur d’une théorie scientifique. 117 Il faut préciser ce que nous entendons par « image acoustique » et « contenu sémantique » lorsqu’on emploie ces expressions au sujet de l’amitié, puisque l’amitié est liée à des émotions tant dans son acception à l’époque moderne qu’à l’époque contemporaine. Quand nous tentons ici de décrire le contenu sémantique qui se cache derrière les mots « amitié » ou « ami », on renvoie à la signification que les contemporains attribuaient à ce mot – si tant est que l’on puisse la déduire du contexte où les mots sont employés. Nous ne renvoyons en aucun cas à l’expérience subjective telle qu’elle serait définie dans une histoire des émotions. La façon dont l’expérience subjective de la relation « amitié » s’est modifiée au fil du temps est une question inaccessible aux outils méthodologiques de l’historien. Une histoire des émotions peut étudier quels sentiments sont désignés par quels mots par les individus d’une société donnée et lesquels d’entre ces sentiments ils ressentent dans quelles situations d’après leur témoignage propre. Elle peut aussi étudier les attentes de comportement liées à tel ou tel sentiment (comme par exemple le fait qu’en Europe moderne, la compassion et la fidélité sont liées à une attente d’aide). Cependant, l’historien ne peut pas trancher la question de savoir à quoi ressemble l’expérience subjective à ce moment et si elle est commune ou non à tous les membres d’une société. C’est pourquoi il nous est impossible de dire ce que les hommes de l’époque moderne ont « vraiment » éprouvé pour leurs amis ; nous pouvons en revanche décrire les principales idées des nobles modernes sur ce qu’est un vrai ami et sur la façon de laquelle un vrai ami doit se comporter. Analyse lexicographique Si l’on veut essayer d’avoir une vue d’ensemble des tentatives de définition de l’amitié, on peut jeter un coup d’œil dans les dictionnaires et les encyclopédies. Dans cette perspective, il faut garder à l’esprit que la recherche actuelle ne considère plus les dictionnaires, et en particulier les dictionnaires de l’époque moderne, seulement comme le simple compte rendu de l’usage quotidien des mots (ce qu’ils affirment être dans l’ensemble) mais aussi au moins autant comme des instances normatives qui cherchent à intervenir dans un usage quotidien qui est toujours multiple et non sans contradictions pour l’organiser.273 Le lexicographe est, lui aussi, un auteur qui agit en intervenant dans le discours. 273 Cf. Jean-Claude Waquet, La conjuration des dictionnaires. Vérité des mots et vérités de la politique dans la France moderne, Strasbourg, 2000, p. 233. 118 L’Encyclopédie274 définit l’amitié de la façon suivante : « L’amitié n’est autre chose que l’habitude d’entretenir avec quelqu’un un commerce honnête & agréable. » Contrairement à l’usage quotidien des ego-documents du XVIIe siècle, elle distingue déjà très clairement les amis et les connaissances. « Le commerce que nous pouvons avoir avec les hommes, regarde ou l’esprit ou le cœur : le pur commerce de l’esprit s’appelle simplement connoissance ; le commerce où le cœur s’intéresse par l’agrément qu’il en tire, est amitié. »275 Les dictionnaires du XXe siècle ont parfois mais pas toujours une entrée « amitié ». Ainsi, cette notion n’est pas présente dans l’Encyclopædia Britannica.276 Pour l’encyclopédie Brockhaus de 1968 l’amitié est « une relation consistant en une inclinaison mutuelle et individuelle et une intimité sans réserve avec la vie de l’ami ». L’amitié est ensuite délimitée par rapport à d’autres relations sociales : « notre langue courante refuse cette appellation à des liens plus superficiels qui se contentent d’une sociabilité commune » ; selon ce texte, on peut alors employer le mot « ami » uniquement dans les cas où un deuxième mot vient en définir et limiter le sens comme dans « Geschäftsfreund (ami d’affaires), Gastfreund (hôte et ami), Klubfreund (ami connu grâce à la fréquentation d’un club) ». « La camaraderie qui, sous l’aspect moral, est tenue dans un estime comparable à celui de l’amitié » se différencie d’elle en ce que c’est la situation extérieure et non l’inclinaison personnelle qui en est la cause, le partenaire étant par conséquent interchangeable.277 Ici, c’est la conception contemporaine de l’amitié caractérisée par un lien intensif qui est évoquée ; nous verrons que pour la période moderne et la société de cour les « liens plus superficiels qui se contentent d’une sociabilité commune » valent tout à fait comme amitié. Parmi les dictionnaires français, l’entrée « amitié » du Grand Larousse de la langue française est particulièrement éclairante.278 Il ne lui attribue pas moins de douze significations différentes. Il nomme en premier (et donc par conséquent comme signification standard) : « affection réciproque de deux êtres, étrangère aux liens du sang et à l’attrait sexuel ». Ici l’on 274 Article « amitié », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences des arts et des métiers, tome 1, Stuttgart, 1966 [Nouvelle impression en facsimilé de la première édition 1751-1780], p. 361f, ici p. 361. 275 Ibid. 276 Ceci vaut tout aussi bien pour Encyclopædia Britannica. A New Survey of Knowledge, Chicago/Londres/Toronto, 1953, que pour The New Encyclopædia Britannica. Micropædia, Chicago, 1997, et pour The New Encyclopædia Britannica. Macropædia, Chicago, 1997. 277 Brockhaus Enzyklopädie, tome 6, Wiesbaden, 17ième éd. 1968, p. 591. 278 Article « amitié », in Grand Larousse de la langue française, tome 1, Paris, 1971, p. 151. 119 voit clairement la division contemporaine en trois catégories lien sexuel, familial et amical, pensées comme trois catégories qui s’excluent mutuellement. Nous allons montrer que les relations ne sont pas aussi claires à l’époque pré-contemporaine. Il est intéressant de noter que le concept d’amitié non réciproque est aussi évoqué : « 4. Affection d’un être pour un autre sans qu’il y ait nécessairement réciprocité ». Dans cette entrée, l’expression « prendre quelqu’un en amitié » est introduite, explicitée par « éprouver une sympathie naissante pour un inférieur ». Nous montrerons aussi que cette amitié unilatérale est courante dans les egodocuments de l’Ancien Régime et souvent liée à des différences hiérarchiques entre les amis. L’acception dans le sens de « bienveillance » est aussi introduite comme par exemple dans la tournure « recevoir quelqu’un avec amitié ». Ici, dans le langage quotidien, on préfèrerait peut-être aujourd’hui la notion de « gentillesse ». Le fait que cet emploi du mot « amitié » soit particulièrement étrange pour des oreilles germanophones s’explique par le fait que dans la langue allemande l’opposition des substantifs « Freundschaft » (« amitié », entendue exclusivement comme une relation entre deux personnes) et « Freundlichkeit » (« gentillesse », comme une manière de se comporter) est courante alors qu’en français « amicalité » (c'est-à-dire le mot dérivé de l’adjectif « amical » que l’on pourrait attendre là où il est question du comportement d’une personne et non de la relation entre des personnes) est un mot rare et soutenu qui n’apparaît jamais dans la langue courante. L’entrée du Grand Larousse évoquée plus haut ajoute à la liste, en déviant de la définition initiale, deux paragraphes sur les recoupements entre amitié, parenté et amour : « 8. Class. Affection pour une personne à qui on est lié par les liens du sang » et « 9. Class. Amour témoigné à quelqu’un, attachement tendre (peut s’employer par retenue, par réserve) ». Il est caractéristique que les deux soient indiqués comme « classiques », c'est-à-dire qu’il s’agit d’usages de la langue du siècle classique et qui paraissent aujourd’hui vieillis. Cet usage confirme la thèse selon laquelle la différenciation des trois champs sémantiques de l’amitié, de l’amour et de la parenté ne s’est constituée qu’après la fin du XVIIe siècle. Les auteurs cités comme exemples pour le paragraphe 8 sont Molière et Racine et pour le paragraphe 9 Pascal, Racine et Corneille. Il faudra revenir aussi sur le fait, mentionné lui aussi dans cette entrée, que la désignation de relations érotiques comme amitié témoigne d’un usage qui vise à minimiser et affaiblir la réalité : l’influence de la préciosité a certainement joué ici un rôle. L’article renvoie aussi à la fin à « amitiés » au pluriel dont la signification principale est : « Témoignages d’affection ; paroles affectueuses ou simplement obligeantes ». Dans l’analyse du langage de l’amitié, il faudra aussi prendre en compte cet usage. Le Grand Robert définit lui aussi l’amitié par opposition à la parenté et à l’amour : « sentiment d’affection ou de 120 sympathie d’une personne pour une autre, ou entre deux personnes, qui ne se fonde ni sur la parenté, ni sur l’attrait sexuel : relations qui en résultent. »279 Dans les encyclopédies de sciences humaines récentes, l’amitié n’est pas toujours présente : les Geschichtliche Grundbegriffe, la grande encyclopédie allemande dans le domaine de l’histoire des notions,280 n’y consacrent aucun articles pas exemple. Wolfgang Weber dans l’Enzyklopädie der Neuzeit voit l’ « Amicitia » de l’Europe pré-contemporaine caractérisée par sa nature fondamentale qui, d’après lui, est celui d’une relation d’échange ; selon lui elle est « le modèle de constitution des groupes et des sociétés le plus important après celui de la famille en Europe. Il tend à l’égalité de rang et repose sur l’échange de dons matériels et immatériels ».281 Cette définition illustre le fait que la langue analytique de l’époque contemporaine qui part du concept actuel d’amitié a tendance parfois à ne voir que les amitiés entre personnes de rang égal comme de « vraies » amitiés et à écarter les autres emplois du concept en les présentant comme de l’hypocrisie ou comme un emploi seulement métaphorique. Comme nous le verrons, la thèse selon laquelle l’égalité de rang est l’une des principales caractéristiques de l’amitié à l’époque moderne ne peut être maintenue si l’on prend au sérieux la langue employée dans les sources. On peut bien sûr objecter que les sources évoquent souvent des amitiés entre personnes de rangs inégaux mais que celles-ci ne sont pas véritablement des amitiés puisque l’amitié n’est possible par définition qu’entre personnes de même rang. Un tel raisonnement est un argument circulaire – sauf si l’on part d’une définition essentialiste et intemporelle de l’amitié. Mais si l’on prétend que la nature de l’amitié est éternelle, il n’est plus possible d’écrire une histoire de ce concept ; or, il n’est pas possible de trouver avec des outils historiques une raison vraiment pertinente de s’en tenir à cette conception intemporelle. Ceux qui affirment que l’essence de la véritable amitié ne s’est pas modifiée au cours du temps transforment l’amitié en une idée au sens platonicien ; une telle argumentation quitte le domaine de l’histoire et entre dans celui de la métaphysique. Mais s’il y a une notion éternelle de l’amitié, comment la connaît-on ? On rencontre ici une difficulté majeure, car il faut argumenter que tel ou tel caractéristique de l’amitié – qu’elle est 279 Article « amitié », in Alain Rey, ed., Le Grand Robert de la langue française. Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Paris, 2ième éd. 1989, p. 318-319, ici p. 318. 280 Otto Brunner/Werner Conze/Reinhart Koselleck, Geschichtliche Grundbegriffe. Historisches Lexikon zur politisch-sozialen Sprache in Deutschland, op. cit. 281 Wolfgang E. J. Weber, article « Amicitia », in Enzyklopädie der Neuzeit, tome 1, Stuttgart, 2005, p. 297-300, ici p. 297. 121 toujours égalitaire, qu’elle repose sur un sentiment sincère – va de soi. En effet, quand on y regarde de plus près, une conception qui attribue à l’amitié des traits caractéristiques qui sont indépendants du temps et du lieu s’avère être une généralisation de la notion actuelle, et donc un anachronisme. C’est pourquoi cette conception doit ici être abandonnée. Quand on renonce à une vision essentialiste de l’amitié, il devient possible d’historiciser le concept même. La Theologische Realenzyklopädie, issue de la tradition de la théologie protestante, envisage l’amitié comme « une relation entre des personnes dans laquelle ‘la liberté’ et ‘l’amour’ se rencontrent de telle façon que l’existence humaine se trouve dirigée et équilibrée par les preuves de sympathie de la part d’autres hommes ».282 Le Lexikon für Theologie und Kirche, de tradition catholique, renonce à une définition globale de l’amitié et analyse à la place séparément trois aspects de l’amitié : l’aspect « grec, hellénistique et du Nouveau Testament », l’aspect « éthique » et l’aspect « pédagogique ».283 Il devient alors clair que les ouvrages de référence contemporains ne s’accordent pas sur la définition de l’amitié. Les conceptions selon lesquelles l’amitié repose sur l’inclinaison et « l’intimité sans réserve » s’opposent à celles qui voient l’échange de services comme l’élément fondamental. Ici plusieurs traditions de pensées sont à prendre en compte, il y a le point de vue romantique qui met au centre de tout le sentiment éprouvé pour l’ami, il y a aussi l’approche des sciences sociales historiques et empiriques qui préfèrent les indicateurs quantifiables (par exemple des dons échangés). Toutefois s’il y a des différences si fondamentales dans la conception de ce qui fait l’assise même du phénomène de l’amitié, on peut supposer que ces différences prennent leur source dans le phénomène. En effet, l’amitié s’avère être un phénomène dont les limites sont floues et qui est historiquement variable. C’est pourquoi nous renonçons ici à proposer une définition préalable de l’amitié, qui servirait comme point de départ de l’analyse ; bien plus, c’est l’emploi du terme dans les sources qui doit être expliqué en ayant à l’esprit que justement la conception de l’amitié précontemporaine peut être fondamentalement différent de la nôtre. Etymologie de mot « amitié » 282 Heinz-Horst Schrey, article « Freundschaft », in Theologische Realenzyklopädie, tome XI, Berlin/New York, 1983, p. 590-599, ici p. 590. 283 Michael Theobald/Manfred Masshof-Fischer/Wolfgang Krone, article « Freundschaft », in Lexikon für Theologie und Kirche, tome 4, Fribourg-en-Brisgau et al., 1995, p. 132-135. 122 Le français étant une langue romane, il provient du latin vulgaire. 284 Cela signifie que, contrairement à l’allemand, les racines latines ne sont pas des mots d’emprunt mais des mots hérités d’états plus anciens de la langue. La parenté avec le latin facilite aussi les adoptions plus tardives. Au cours des siècles, des mots latins supplémentaires font ainsi sans cesse leur entrée dans la langue française. Contrairement aux mots savants qui sont restés proches du latin (comme imagination, fidélité, littérature, université), les mots « ami » et « amitié » appartiennent aux mots populaires, c'est-à-dire aux mots hérités qui sont entrés dans la langue en continuité directe du latin vulgaire au français moderne en passant par l’ancien français. Ils ont donc été présents pendant toutes les étapes de la langue depuis l’Antiquité jusqu’à aujourd’hui. On peut ainsi affirmer que, pour toutes les époques, il a existé des mots de la langue vernaculaire correspondant aux formes latines amicus et amicitia. La transposition des termes entre le latin et la langue vulgaire a de même été toujours possible : malgré la mutation phonétique, les formes françaises de ces mots ne se sont pas éloignées de leur forme latine au point de rendre la correspondance méconnaissable. Cela a son importance pour l’époque moderne : la haute noblesse maîtrise habituellement le latin ; les sources historiographiques sont parfois écrites en latin et quelques textes sont même imprimés dans les deux langues comme le récit du père Bergier rapportant la mort du Grand Condé. 285 On peut donc assumer que ces auteurs utilisent amicitia comme une traduction littérale de la notion d’amitié en français, ce qui permet d’utiliser des textes latins écrits par des Français comme sources pour notre enquête. Pour ce qui concerne le signifiant du mot, ami provient directement de amicus alors qu’amitié n’est pas directement dérivé de l’amicitia du latin classique mais de la forme *amicitas, une forme dont on doit assumer l’existence en latin vulgaire et dont la forme accusative *amicitatem a ultérieurement donné lieu à la forme française.286 284 Cette évolution est expliquée de façon concise chez Johannes Klare, Französische Sprachgeschichte, Stuttgart/Düsseldorf/Leipzig, 1998. 285 Cf. François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit. 286 Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch. Eine darstellung des galloromanischen sprachschatzes, tome 1, Bonn, 1928, p. 88; Oscar Bloch/Walther von Wartburg, Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, 5ième éd. 1968, p. 23; Alain Rey, ed., Dictionnaire historique de la langue française, op. cit., tome 1, p. 63, note que le mot amitié « est issu d’un dérivé tardif non attesté de amicus, dont l’existence est assurée par une série de mots romans : ancien français amistet, catalan, espagnol (amistad), portugais, occitan (d‘où l’italien amistà). La 123 Il n’est pas possible de retrouver la signification latine « originelle » d’amicus et amicitia. Si l’on fait abstraction du fait qu’une langue évolue en permanence, les premières sources littéraires accessibles dans lesquelles ces formes latines apparaissent sont déjà fortement influencées par le grec.287 Amicitia a, par conséquent, été souvent employé comme traduction directe du mot philia grec et a donc aussi été influencé par son sens.288 C’est pourquoi il n’est pas possible d’indiquer une signification du mot latin datant d’avant le contact intensif des Romains avec les Grecs qui permettrait de différencier le concept « originel » romain de l’influence grecque. Différences entre le français et l’allemand Une différence importante dans l’évolution du concept d’amitié entre le français et l’allemand est que le mot « Freund » dans les étapes précédant le haut-allemand moderne a aussi couvert le champ lexical de la parenté, ainsi vriunt en moyen haut-allemand289 signifie « ami, prochain, amant(e), parent(e) ».290 Ce mot est rattaché à la racine germanique reconstituée *frijond- « ami, parent ».291 En français, à l’inverse, il y a toujours eu deux concepts différents pour l’amitié et la parenté provenant respectivement d’amicus et de parens.292 A cause des raisons expliquées plus haut, il n’est pas possible de savoir si la séparation plus nette de la racine latine et romane par rapport à la parenté s’est faite sous l’influence grecque ou si elle lui a préexisté. Il faut souligner que la différenciation entre l’amitié et la parenté, qui actuellement s’excluent mutuellement tant en allemand qu’en français, a des raisons différentes dans les cas de ces forme moderne (v. 1330), d’abord amistié (v. 1170), est la réfection de amistet (mil. XIe s.), du latin populaire °amicitas, -atis (à l’accusatif), altération de amicitia, ‚amitié’, mot séparé de la notion de amor et dérivé de amicus. » Cf. aussi Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe, op. cit., p. 116. 287 David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit., p. 122. 288 Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe im spätmittelalterlichen Burgund, op. cit., p. 115. 289 Le moyen haut-allemand est l‘état médiéval de la langue allemande. 290 Wolfgang Pfeifer, ed., Etymologisches Wörterbuch des Deutschen, Berlin, 2ième éd. 1993, tome 1, p. 374f. 291 Friedrich Kluge, Etymologisches Wörterbuch der deutschen Sprache, Berlin/New York, 24ième éd. 2002, p. 316. 292 Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, op. cit., tome 7, Bâle, 1955, p. 642-644. 124 deux langues : là où en allemand le concept d’ami couvre dans un premier temps les deux champs lexicaux, l’amitié entre parents ne signifie pas en français le lien de parenté mais le fait que cette relation est marquée par la sympathie. L’amitié et la parenté Une des différences les plus nettes entre les conceptions de l’amitié au XVIIe et au XXIe siècle se trouve dans la relation de l’amitié à la parenté.293 Aujourd’hui, on emploie « ami » et 293 L’histoire de la parenté est un champ qui a produit une littérature importante, qui s’est souvent inspirée de l’ethnologie, où l’analyse de la parenté un sujet classique. Une vue d’ensemble est offerte par le volume collectif récent de David Warren Sabean/Simon Teuscher/Jon Mathieu, eds., Kinship in Europe. Approaches to long-term development (1300-1700), New York et al., 2007. Des études de cas du XVe jusqu’au XXe siècle sont réunies dans le volume collectif de Margareth Lanzinger, ed., Politiken der Verwandtschaft. Beziehungsnetze, Geschlecht und Recht, Gœttingue, 2007 ; cf. aussi Anne-Lise Head-König, ed. Famille, parenté et réseaux en Occident (XVIIe-XXe siècles). Mélanges offerts à Alfred Perrenoud, Genève, 2001 (Mémoires et documents. Série in-8 61). Une approche interdisciplinaire, qui englobe l’histoire et la littérature et qui se concentre sur la dimension sexuée, est entreprise par le volume collectif d’Eva Labouvie, ed., Familienbande – Familienschande. Geschlechterverhältnisse in Familie und Verwandtschaft, Cologne/Weimar/Vienne, 2007. Une étude qui met en relief le problème du mariage est Margareth Lanzinger, Das gesicherte Erbe. Heirat in lokalen und familialen Kontexten, Innichen 1700-1900, Cologne/Weimar/Vienne, 2003 (L’homme. Schriften 8). Le problème de l’inceste est analysé dans Claudia Jarzebowski, Inzest. Verwandtschaft und Sexualität im 18. Jahrhundert, Cologne/Weimar/Vienne, 2006 (L’homme. Schriften 12). Le rôle des grands-parents est analysé par Vincent Gourdon, Histoire des grands-parents, Paris, 2001. Il faut aussi nommer la monumentale étude de David Sabean sur les structures de la parenté dans un village du Wurttemberg, qui est aussi devenu un des classiques de la micro-histoire, cf. David Warren Sabean, Kinship in Neckarhausen, 1700-1870, Cambridge, 1998. Sur la noblesse à la fin du Moyen Âge et au début de l’époque moderne cf. Michel Nassiet, Parenté, noblesse et Etats dynastiques, XVe-XVIe siècles, Paris, 2000 (Recherches d'histoire et de sciences sociales 90). Les officiers dans la France moderne sont analysés par Claire Chatelain, Chronique d’une ascension sociale. Exercice de la parenté chez de grands officiers (XVIe-XVIIe siècles), Paris, 2008 ; les notaires par Sébastien Jahan, Profession, parenté, identité sociale. Les notaires de Poitiers aux temps modernes (1515-1815), Toulouse, 1999. Une étude de cas sur l’Ecosse est Alison Cathcart, Kinship and Clientage. Highland Clanship, 1451-1609, Leyde, 2006. Pour l’Angleterre cf. Will Coster, Family and Kinship in England, 1450-1800, Harlow, 2001. Pour l’Italie, une étude importante est Gérard Delille, Famille et propriété 125 « parent » comme deux catégories qui s’excluent mutuellement, la deuxième relation est considérée comme prescrite, la première est acquise. Pour les Européens d’aujourd’hui, il est naturel de considérer que les parents sont attribués par la naissance alors que les amis sont ceux que l’on choisit. On parle, certes, aussi de parents par alliance mais justement en utilisant cette notion on précise le lien, on les différencie des parents de sang qui sont vus comme les « véritables » parents. Bien sûr, on peut s’entendre plus ou moins bien avec sa famille, mais il serait étrange de le dire en précisant que l’on est lié d’amitié avec tel membre de la famille et pas avec tel autre. Les recoupements et même parfois l’impossibilité de différencier les champs de l’amitié, de l’amour et de la parenté durant le Moyen Âge européen a déjà été souvent décrit.294 De même, dans le français de l’époque moderne, l’usage des termes « ami » et « amitié » concernant leur relation à la parenté ne correspond pas à l’usage actuel. Les cercles des amis et de la famille sont imbriqués ; l’amitié est aussi considérée comme une facette des relations au sein de la famille, c'est-à-dire entre époux, entre frères et sœurs, entre parents et enfants. Il est particulièrement net pour ces dernières relations que la notion d’« amitié » peut être utilisée pour décrire une qualité d’une relation prescrite. Le chevauchement des groupes amicaux et familiaux peut s’expliquer par le fait que la noblesse de l’époque moderne a une compréhension beaucoup plus large de la « parenté » que celle qui est d’usage aujourd’hui : dans la noblesse justement la connaissance généalogique est très développée, même pour ce qui concerne les parents lointains – car les relations généalogiques déterminent la hiérarchie des rangs entre les familles et sont importantes, dans le royaume de Naples (XVe-XIXe siècle), Rome, 1985 (Démographie et sociétés 18/Bibliothèque des Écoles Françaises d'Athènes et de Rome 259,1). Les Gonzague et leurs parents allemands sont analysés par Ebba Severidt, Familie, Verwandtschaft und Karriere bei den Gonzaga. Struktur und Funktion von Familie und Verwandtschaft bei den Gonzaga und ihren deutschen Verwandten (1444 1519), Leinfelden-Echterdingen, 2002 (Schriften zur südwestdeutschen Landeskunde 45). Pour les premiers siècles du Moyen Âge cf. Stephen D. White, Re-thinking Kinship and Feudalism in Early Medieval Europe, Aldershot, 2005 (Variorum Collected Studies 823). En ce qui concerne la littérature en sciences sociales, nous citons à titre d’exemple Michael Wagner/Yvonne Schütze, eds., Verwandtschaft. Sozialwissenschaftliche Beiträge zu einem vernachlässigten Thema, Stuttgart, 1998 (Der Mensch als soziales und personales Wesen 14). 294 Pour le Moyen Âge et l’époque moderne en Allemagne, la relation entre amitié et parenté a été analysée récemment par Manuel Braun, « Versuch über ein verworrenes Verhältnis: Freundschaft und Verwandtschaft in mittelalterlichen und frühneuzeitlichen Erzähltexten », op. cit. 126 lorsqu’une famille s’éteint, pour déterminer qui hérite des titres et des biens : lorsqu’il ne reste plus que de lointains parents, il est central de pouvoir déterminer lequel des parents est le moins éloigné de la famille éteinte. Dans un cas comme celui-ci, les différents candidats à l’héritage essayent souvent de présenter leur lien de parenté comme étant prioritaire, cela donne lieu ensuite à de longues querelles d’héritage ; le savoir généalogique est alors une ressource décisive dans de tels conflits juridiques. Par ailleurs, dans les pays catholiques, dont la France, le droit canon interdit les mariages entre parents jusqu’au cinquième degré canonique et il est alors nécessaire de demander une dispense à l’Eglise si un tel mariage est prévu ; cet état de fait renforce la conscience de l’existence de liens de parenté. La conception large de la notion de parenté empêche de déterminer avec certitude quelle relation, celle familiale et prescrite ou amicale et acquise, prime sur l’autre. Par conséquent, il est logique de trouver de nombreux passages non seulement où les « amis » et les « parents » sont mentionnés dans la même phrase mais aussi d’autres où une seule personne est désigné par l’auteur comme « mon parent et ami », ce qui indique qu’elle appartient simultanément aux deux catégories. Le fait que les deux termes soient employés ensemble indique précisément qu’ils n’ont pas le même sens même s’ils peuvent être employés au sujet d’une seule et même personne. La compréhension de l’amitié en tant que caractéristique de certaines relations prescrites paraît plus étrange. On pourrait peut-être expliquer cela simplement par le fait que le terme d’« amitié » peut être traduit par « sympathie » mais premièrement ce ne serait pas une explication, mais seulement une constatation et deuxièmement cela n’expliquerait pas le rapport que « l’amitié » entretiendrait avec les relations prescrites où elle a lieu. Nous essayerons d’expliquer cela de la manière suivante : comme nous le verrons dans le chapitre sur les conceptions de l’amitié, l’essence de l’amitié nobiliaire à l’époque moderne n’est pas l’intimité mais la loyauté. L’ami n’est pas celui à qui l’on confie ses états d’âme mais celui à qui on peut se fier. Cette loyauté ne va pas de soi dans la société de cour, même entre parents proches. Un conflit entre Condé et son beau-frère, le duc de Longueville, qui se trouve décrit dans les mémoires de Tavannes, illustre ce phénomène. En 1650, peu avant son arrestation, Condé a empêché l’entrée dans la haute noblesse française par mariage d’une nièce de Mazarin en faisant épouser à la dernière minute au futur marié, le duc de Richelieu, la veuve du duc d’Albret ; il est alors noté dans le texte de Tavannes que le mariage a lieu sur un domaine appartenant au duc de Longueville. Longueville, qui s’était réconcilié avec Mazarin quelques jours auparavant, s’indigne : le mariage a eu lieu sans son accord sur ses terres. Le degré de crédibilité de cette histoire est certes discutable ; il se pourrait tout à fait que 127 Longueville, lui aussi membre de la haute noblesse, se satisfasse de la domination de Mazarin en tant que premier ministre mais qu’il ne veuille pas qu’il entre par alliance dans le cercle de la haute noblesse. Un tel double jeu doit être dissimulé pour que Mazarin ne se doute pas qu’il a été dupé par Longueville. Après que le duc de Richelieu a épousé la duchesse veuve, Longueville rompt avec Condé – on peut ici alors supposer que soit Longueville se sent dupé par Condé, soit il se sent obligé de chercher un prétexte pour rompre avec Condé pour rendre crédible sa loyauté vis-à-vis de Mazarin. Face à cette brouille, la mère de Condé, la princesse douairière de Condé, intervient : « Mais Madame la Doüairière de Condé, qui avoit un extrême soin d'entretenir toûjours l'union dans la famille, s'étant aperçûë de cette division, fit aussi-tôt venir Messieurs le Prince son fils, & le Duc de Longueville son gendre dans son cabinet, & les remit si bien dans leur première amitié, qu'ils se jurerent une mutuelle assistance contre tous leurs ennemis. »295 La relation entre les deux beaux-frères est ici qualifiée explicitement d’ « amitié » ; la bonne entente rétablie est manifestée de façon visible par le fait que non seulement les deux hommes s’assurent mutuellement de s’assister contre leurs ennemis mais en plus ils scellent leur promesse par un serment.296 Comme nous l’avons déjà dit, il se pourrait tout à fait que toute la succession de brouille et de réconciliation ne soit qu’un leurre mis en scène pour tromper Mazarin ; mais quelle que soit la vérité, cela ne change rien à la signification de l’ « amitié » que l’on cherche ici à analyser. Le terme d’ « amitié » est aussi employé pour décrire un mariage harmonieux. Madame de Motteville écrit au sujet d’Anne d’Autriche qu’il semble « que la Reine estoit née pour rendre par son amitié le feu Roi son mari le plus heureux mari du monde ».297 Elle-même se flatte de ne pas avoir instrumentalisé l’inclinaison de son défunt mari : « et si j’avois voulu profiter de l’amitié qu’il avoit pour moi, et recevoir tous les avantages qu’il pouvoit et vouloit me faire, 295 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 19f. 296 Pour le rôle des serments dans l’amitié cf. infra, Pratiques de l’amitié. 297 Françoise Bertaut dame de Motteville, Mémoires de Madame de Motteville, in Joseph-François Michaud/ Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 2/10, Paris, 1838, p. 5-572, ici p. 13. 128 je me serois trouvée riche après sa mort ».298 Un autre mémorialiste, Philippe Hurault, raconte que lorsqu’ Henri IV rencontre Marie de Médicis pour la première fois, il commence tout de suite « à luy tesmoigner l’honneur, le respect et l’amityé qu’il luy a tousjours très soigneusement rendue ».299 Plus tard, le roi et la reine vivent ensemble « avec tous les tesmoignaiges d’honneur, d’amityé et respect reciproques qui se peuvent imaginer ».300 Cet emploi du terme d’ « amitié » doit être mis en relation avec le fait que la noblesse du XVIIe siècle ne connaît pas les mariages d’amour301 et même les condamne. Ceci est par exemple exprimé dans les mémoires de la Grande Mademoiselle ; lorsque des bruits courent au sujet d’un mariage de l’auteur avec le roi d’Angleterre, elle dit à Mme d’Epernon : « je lui dis que j'avais su que, M. de Fienne disant dans le monde que j'aimais passionnément le roi d'Angleterre et que je l'épouserais par amour, cela me déplut au dernier point. »302 On peut apporter à cette réaction deux explications. Tout d’abord, comme l’a montré Niklas Luhmann, le XVIIe siècle français a une autre compréhension de l’amour que le XIXe siècle et les époques suivantes : alors que la conception romantique de l’amour place le mariage comme 298 Ibid., p. 25. 299 Philippe Hurault, Mémoires de Philippe Hurault, Abbé de Pontlevoy, Evesque de Chartres. Lesdits Mémoires en suitte de ceux que j’ay ramassés et mis en ordre, portans le discours entier de la vye de feu M. le chancelier de Cheverny mon père, descrypte par lui mesme, lequel il m’a commandé d’acheverapprès luy, et de continuer en suitte celuy de la mienne ; le tout pour demeurer particulièrement à ceux de nostre maison, in Joseph-François Michaud/ Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 1/10, Paris, 1838, p. 577-614, ici p. 605. 300 Ibid., p. 606. 301 Niklas Luhmann, Liebe als Passion, op. cit., p. 119f, souligne qu’à l’époque moderne, l’amour et la raison apparaissent encore comme étant opposés l’un à l’autre. Il s’appuie sur un « Dialogue de l’Amour et de la Raison » datant de cette époque, qu’il tire de F. Joyeux, Traité des combats que l’amour a eu contre la raison et la jalousie, Paris, 1667, p. 1-23. Luhmann explique que dans ce texte, la Raison insiste surtout sur deux points, d’une part sur le droit du père ou des parents à désigner le partenaire que l’enfant doit épouser, et d’autre part sur la nécessité de choisir le partenaire en fonction de l’égalité des rangs sociaux. Orest Ranum, « Les refuges de l’intimité », in Philippe Ariès/Georges Duby, eds., Histoire de la vie privée, op. cit., tome 3 : De la Renaissance aux Lumières, p. 211-265, ici p. 254, remarque qu’à l’époque moderne, « L’amour dans le mariage est exprimé dans le discours de la ‘parfaite amitié’, c’est- à-dire de l’amour divin qui unit deux âmes sur la terre. La sexualité est souvent évoquée, mais, dans l’amitié, la raison domine le corps, et cette raison est divine. » 302 Mémoires de la Grande Mademoiselle, ed. Bernard Quilliet, Paris, 2005, p. 108. 129 but de la relation d’amour et qu’elle promet le bonheur durable (un schéma que l’on retrouve encore de nous jours sous une forme stéréotypée comme intrigue des films hollywoodiens), le XVIIe siècle voit l’amour comme une passion qui, à cause de ses lois propres, ne peut durer : la satisfaction de l’ardeur, c'est-à-dire lorsqu’on est exaucé par la personne désirée, prélude déjà à la fin de l’amour. Le seul amour durable ne peut être, dans cette conception, que l’amour inaccompli. Vouloir fonder un mariage sur l’amour est, pour un noble du XVIIe siècle, par conséquent absurde puisque, ainsi, on fonderait une institution durable sur un sentiment nécessairement passager. L’amour est envisagé à la cour comme la caractéristique des liaisons hors mariage et le mariage comme un lien utilitaire. Deuxièmement, les mariages ont, dans la noblesse et surtout dans la haute noblesse, un aspect politique : avec qui se mariera la fille du duc d’Orléans n’est pas une question en rapport avec ses préférences personnelles mais une déclaration politique. Une princesse qui ose ne serait-ce que songer à un mariage d’amour fait preuve d’un manque éclatant de professionnalisme, pour le dire avec des termes de l’époque présente, c’est incompatible avec le rôle qu’elle doit jouer en tant que membre de la dynastie régnante. Le mariage n’est pas seulement un lien entre deux personnes mais aussi tout autant une alliance entre deux clans familiaux nobles, et dans le cas des familles régnantes entre deux dynasties y compris leurs deux royaumes.303 Une princesse, en tant que membre de la famille royale, doit chercher son mari de préférence à l’étranger ; làbas, elle peut non seulement trouver un homme qui lui soit égal en rang mais aussi, du point de vue dynastique, elle scelle une alliance de politique extérieure – une princesse qui épouserait un de ses propres sujets serait, du point de vue de la politique dynastique, un mauvais choix, le renoncement inutile à une possible union avec une dynastie étrangère. Bien sûr, des unions où le rang de la femme dépasse celui de son mari peuvent être possibles, mais rencontrent souvent de sérieux obstacles – un exemple particulièrement frappant sont les difficultés de la Grande Mademoiselle lorsqu’elle veut épouser le duc de Lauzun. Louis XIV consentit d’abord à l’union, mais révoque son accord après trois jours et fait embastiller Lauzun. Il n’est pas clair si la princesse l’a ensuite épousé en secret. De telles unions d’un membre de la dynastie régnante avec un noble, même de haut rang, sont aussi problématiques 303 Cf. dans ce contexte Claude Lévi-Strauss, « L’analyse structurale en linguistique et en anthropologie », in idem, Anthropologie structurale, Paris, 2ième éd. 1974, p. 43-69. Ce texte a été fondamental pour la discussion anthropologique sur les alliances matrimoniales et sur la structure des relations dans des groupes dont les membres sont liés par alliance. Cette discussion s’est prolongée chez les historiens et a été, chez eux aussi, été largement inspirée par Lévi-Strauss. 130 parce qu’elles perturbent la hiérarchie des familles nobles : un noble qui devient parent par alliance du roi ne peut garder la même position qu’auparavant, mais doit monter dans la hiérarchie. Il représente donc un danger pour les positions des autres maisons de la haute aristocratie et ainsi une source de mécontentement. Même si, au temps de Louis XIV, les hauts aristocrates mécontents n’on plus recours à la révolte, le roi est très sensible à ce risque, après l’expérience de la Fronde. L’amour et le mariage ne sont pas séparés par hasard dans la noblesse du Grand Siècle mais inconciliables dans leur conception. L’amitié, au contraire, est considérée comme durable ou plus exactement, elle peut être potentiellement de durée indéterminée même si les amitiés nobiliaires sont très souvent rompues. Contrairement à l’amour, la rupture n’est pas considérée comme inhérente à l’évolution de la relation, comme inévitable à cause de la nature même de l’amour. Les amitiés peuvent être rétablies alors que selon la conception qui domine au Grand Siècle, une fois que l’amour s’est éteint, il est définitivement terminé. Nous verrons dans le chapitre consacré aux pratiques de l’amitié que le rétablissement de l’amitié fait l’objet de pratiques élaborées. La rupture d’une amitié n’est définitive ni en théorie ni dans la pratique, on peut rompre plusieurs fois avec la même personne puis se réconcilier. L’amitié et la parenté sont aussi imbriquées dans le sens où les relations acquises peuvent se transformer en relations prescrites par les mariages entre familles amies. Comme cet aspect ne concerne pas la sémantique mais les pratiques sociales, il sera traité dans le chapitre concernant les pratiques de l’amitié. En outre, il existe aussi l’idée d’une amitié entre deux lignées : l’amitié entre deux individus peut être élargie aux membres de leur famille et ainsi englober toute la famille dans l’amitié. Pendant son exil à Bruxelles, Gourville ne choisit pas des individus mais des familles dont il cherche ensuite à acquérir l’amitié : « Les deux maisons que je choisis par préférence pour m'attacher d'une liaison particulière furent celles de M. le prince d'Arenberg et de M. le comte d'Ursel, qui était un très bon vivant. Sa femme avait aussi son mérite, et je puis dire que notre amitié des uns et des autres a duré jusqu'à la mort. »304 304 Jean Hérault de Gourville, Mémoires de Monsieur de Gourville, ed. Arlette Lebigre, Paris, 2004, p. 151. A côté de cette édition récente, d’après laquelle nous citons ici, il existe aussi une édition des mémoires de Gourville qui date du XIXe siècle, Jean Hérault de Gourville, Mémoires, in Joseph- 131 Il est significatif, aussi dans la perspective de la dimension sexuée de l’amitié,305 que Gourville se lie d’amitié avec le comte d’Ursel, mais aussi avec sa femme ; dans la famille Arenberg, il entretient une relation étroite non seulement avec le prince d’Arenberg mais aussi avec son frère, le duc d’Arschot.306 Tout comme la contraction d’alliance par le mariage, l’amitié concerne, au moins potentiellement, tous les membres de la famille de celui qui entretient cette amitié. Ce concept est à différencier de celui de l’amitié dans un « Bund », un concept sociologique qui englobe des ligues ou unions : alors que dans ce cas tous les membres adhèrent chacun individuellement au groupe, l’amitié d’un noble avec toute une maison signifie l’amitié avec un groupe qui est formé sur la base de liens prescrits ; il en est de même pour l’amitié entre deux maisons nobles dans laquelle seul le lien entre les deux groupes est une relation acquise, en revanche les relations au sein de chacun des groupes sont prescrites, et ce sont ces relations prescrites qui sont à la base de la cohésion du groupe qui est la maison noble. En d’autres termes, il n’est pas nécessaire de se lier d’amitié avec tous les membres de la famille séparément ; tout du moins, l’amitié avec un membre d’une maison facilite le développement de relations amicales individuelles avec d’autres membres de cette famille. Il faut bien sûr nuancer cela : il n’est possible de devenir l’ami de toute une maison noble que si elle n’est pas divisée en factions rivales comme c’est souvent le cas dans les disputes d’héritage. On voit ici une dualité dans la signification de la notion d’amitié. L’amitié de cour est d’une part une relation entre deux courtisans dont chacun poursuit sa propre carrière et a ses objectifs individuels. Elle a, d’autre part, l’aspect d’un lien entre deux clans familiaux. Jonathan Dewald a postulé que les nobles du Grand Siècle sont les précurseurs de François Michaud/ Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 3/5, Paris, 1838, p. 486-593. 305 Comme le mot « sexué » provient de la racine du sexe, il nous semble nécessaire de souligner que nous n’avons pas le dessein ici de négliger la différence établie par les gender studies entre « sex » et « gender ». La dimension sexuée n’est pas simplement une dimension sexuelle de l’amitié ; dans les amitiés entre hommes et femmes, c’est justement le « genre », et non pas le « sexe », qui joue le rôle décisif. Ce qui importe quand on analyse les relations d’amitié entre les hommes et femmes, ce n’est pas tellement la question de l’attrait sexuel qui pourrait rendre impossible une relation platonique entre hommes et femmes, mais la marge de manœuvre que les rôles sociaux des hommes et des femmes et les normes de la bienséance laissent aux amitiés entre eux. 306 Jean Hérault de Gourville, Mémoires de Monsieur de Gourville, op. cit., p. 152f. 132 l’individualisme de la modernité ; il indique que le mot « carrière » prend dès avant 1630 son sens contemporain, c'est-à-dire celui de l’ambition d’un individu à atteindre le succès. 307 Ceci est certes vrai mais doit être complété : les nobles du Grand Siècle sont encore très liés à leur maison et se soumettent à des stratégies qui dépassent les individus ; ceci concerne par exemple le genre de carrière que chacun embrasse. Les aînés reprennent les propriétés de la famille, les seconds sont souvent préparés à une carrière ecclésiastique ; l’individualisme n’est pas poussé au point que les individus puissent se rebeller contre ces devoirs imposés. Dans le domaine de l’amitié, cette situation a des conséquences complexes ; en effet, il semble que le XVIIe siècle ait une conception de l’amitié en pleine évolution. D’une part, la notion de lien entre les familles continue d’exister (comme on peut le voir dans le phénomène des amitiés laissées en héritage que nous étudierons plus bas), d’autre part, les amitiés sont scellées et rompues individuellement ; plus tard, à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, une nouvelle conception plus radicale entre en jeu qui ne s’intéresse plus aux liens extérieurs à l’amitié de deux individus mais qui souligne uniquement les interactions entre deux âmes semblables. Ici aussi Montaigne est un précurseur : dans ce qui advient entre Etienne de la Boétie et lui, leur famille ne joue aucun rôle, cette relation a lieu uniquement entre les deux. L’ambiguïté de l’amitié qui est pour la noblesse du XVIIe siècle à la fois un lien entre deux individus et une alliance entre des familles, montre de façon exemplaire un trait caractéristique de l’amitié en tant que concept de la vie quotidienne. De tels concepts sont composés de plusieurs facettes et éléments qui ne forment pas nécessairement un ensemble logique dans lequel il n’y aurait pas de contradiction logique entre ses éléments constitutifs. C’est le mot qui fait l’unité du phénomène, et non une définition qui maintiendrait harmonieusement les différents éléments ensemble. Cette conception courante ne fonctionne par comme le concept d’amitié d’un traité philosophique – on peut par exemple penser au chapitre sur l’amitié dans l’Ethique à Nicomaque d’Aristote où l’amitié est divisée en trois types auxquels correspondent des caractéristiques particulières. Les contradictions évoquées ne sont cependant pas une marque propre au XVIIe siècle, les analyses de l’amitié à l’époque contemporaine montrent que les gens n’ont pas au quotidien une définition exacte de l’amitié, sans parler d’une unanimité concernant ses propriétés.308 307 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 20. 308 C’est le sociologue Graham Allan qui a formulé ce problème, cf. Graham A. Allan, A Sociology of Friendship and Kinship, Londres, 1979; idem, Friendship. Developing a Sociological Perspective, New York, 1989 ; idem, Kinship and Friendship in Modern Britain, Oxford, 1996. Le même constat 133 Amitié et amour309 Comme nous l’avons déjà vu, par les formes dérivées des racines latines parens et amicus le français a toujours eu, contrairement à l’allemand, deux notions différentes pour signifier la différence entre l’amitié et la parenté. En français, il existe en revanche une autre proximité sémantique, celle entre l’amour et l’amitié puisque les deux sont issus du verbe latin amare ; aujourd’hui encore « aimer » a gardé les deux significations érotiques et non-érotique, où la la langue allemande fait une différence entre « lieben » et « mögen ». Il n’est donc pas surprenant que les deux significations ne soient souvent pas clairement différenciées dans les textes de l’époque moderne. Dans les lettres du Grand Condé à son favori Guitaut, le verbe « aimer » est très utilisé : « soyez persuadé que je vous aime de tout mon cœur »310, « J'ai des impatiences furieuses de vous voir pour vous pouvoir témoigner que je vous aime avec tout l'estime et toute la tendresse imaginables » 311, « Croyez, mon cher, que personne au monde ne vous aime et ne vous estime tant que moi »312. Le Dictionnaire culturel en langue française indique que le terme d’ « amitié » peut encore avoir au XVIe et XVIIe siècle le sens d’amour : « L’évolution du sens de amitié et de amour correspond à un croisement des valeurs dominantes de aimer, qui a gardé les deux contextes : ‘fidélité’ et ‘érotisme’. Amitié a perdu le second progressivement : on dit encore charnel amitié au XVIe s. et encore faire une amitié, ‘avoir une liaison’ au XVIIe. »313 se trouve chez Frank Rexroth/Johannes F. K. Schmidt, « Freundschaft und Verwandtschaft: Zur Theorie zweier Beziehungssysteme », op. cit., p. 11, qui expliquent: « Hinzu kommt der empirische Befund, dass die moderne Gesellschaft selbst eine sehr unspezifische Semantik der Freundschaft pflegt: Befragungen haben gezeigt, dass der Begriff der Freundschaft auf höchst unterschiedliche Beziehungen angewandt wird und die Bezeichnung ‚Freund‘ häufig als eine Art Residualkategorie verwendet wird (‚just friends‘), so dass eine Abgrenzung zu Bekannten zunehmend schwer fällt. » 309 Pour l’histoire du mot « amour » cf. l’article « amor » dans Walther von Wartburg, Französisches Etymologisches Wörterbuch, op. cit., tome 1, p. 90. 310 Archives de Chantilly, O I 183, Condé à Guitaut, 25 avril 1657. 311 Archives de Chantilly, O I 177, Condé à Guitaut, 17 décembre 1656. 312 Archives de Chantilly, O I 170, Condé à Guitaut, sans date. 313 Article « amitié », in Alain Rey, ed., Dictionnaire culturel en langue française, Paris, 2005, tome 1, p. 273. 134 Dans les ego-documents et dans les textes historiographiques de l’époque moderne, il y a des exemples où « amitié » est employé en effet très clairement comme un synonyme d’ « amour ». On peut trouver chez Pierre Coste un exemple lorsqu’il écrit au sujet du prince de Conti : « Il se laissoit posséder par la duchesse de Longueville sa Sœur, & s'abandonnoit si fort à tous ses sentiments, qu'on a cru, quoi qu'injustement, qu'il eût pour elle une passion qui passoit les bornes de la plus violente amitié. »314 On a certainement ici à faire avec un usage précieux de la langue qui, par retenue, ne parle pas d’ « amour » ni de « passion » ; cette interprétation est soutenue par le fait qu’habituellement on ne qualifie pas l’amitié de « violente » mais plutôt de calme et constante. Une relation amoureuse entre Conti et Madame de Longueville serait incestueuse, ce qui renforce notre hypothèse selon laquelle l’historien Coste utilise « violente amitié » comme un euphémisme pour laisser entendre au lecteur ce qu’il ne veut pas dire clairement. Nicolas Goulas, noble de robe,315 raconte comment il est tombé amoureux de la fille d’un bourgeois pendant ses études à Bourges ; cependant, pour des raisons liées à leur différence de rang, cette « amitié » lui fait tellement honte qu’il la dissimule à ses camarades.316 Cette occurrence est une preuve supplémentaire – même si « amitié » ici n’est pas du tout l’amitié entre deux hommes d’honneur mais une relation amoureuse – que pour un noble l’amitié n’est possible que si l’ami ou l’amie est aussi noble. L’emploi partiellement interchangeable des deux mots « amour » et « amitié » dans l’emploi quotidien à l’époque moderne ne doit pas suggérer que la situation est la même pour le discours philosophique au sujet de l’amitié et de l’amour. Ici, d’une part le discours traditionnel antique et misogyne, qui considère que les femmes ne sont pas capables d’amitié, est maintenu et d’autre part on trouve le discours de la caritas du Moyen Âge chrétien qui aimerait voir idéalement tous les chrétiens liés par l’amour du prochain.317 Le discours 314 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 96. 315 L’amitié dans la noblesse de robe constituerait, bien sûr, à elle seule un sujet digne de faire l’objet d’une monographie. Pour la noblesse de robe cf. Albert Cremer, « La genèse de la notion de noblesse de robe », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46, 1999, p. 22-38 ; pour un exemple approfondi Philippe Hamon, « La chute de la maison de Thou : la fin d’une dynastie robine », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 46, 1999, p. 53-85. 316 Nicolas Goulas, Mémoires et autres inédits de Nicolas Goulas, Gentilhomme ordinaire de la chambre du duc d'Orléans. Publiés d'après des manuscrits autographes pour la Société de l'histoire de France par Noémi Hepp, Paris, 1995, p. 89f. 317 Cf. de façon plus détaillée infra, Représentations de l’amitié. 135 antique exclut donc l’amour entre les sexes de l’amitié, celui du Moyen Âge universalise l’amitié, au moins pour tous les croyants. Chez La Bruyère à la fin du XVIIe siècle, se constitue clairement une opposition entre amour et amitié : « Les femmes vont plus loin en amour que la plupart des hommes: mais les hommes l'emportent sur elles en amitié» ;318 « Le temps qui fortifie les amitiés affaiblit l'amour. »319 Amitié réciproque et unilatérale Comme nous l’avons déjà évoqué plus haut, le mot français « amitié » peut aussi être employé unilatéralement, c'est-à-dire non seulement comme une amitié entre deux personnes mais aussi comme l’ « amitié » que peut éprouver une personne pour une autre. Dans le discours pré-contemporain, cet usage est courant. La Grande Mademoiselle raconte dans ses mémoires comment, lorsqu’elle avait dix ans environ, elle avait fait l’objet de témoignages d’amitié de Louis XIII et d’Anne d’Autriche : « le roi et la reine me traitaient avec une bonté non pareilles et me donnaient toutes sortes de témoignages d'amitié. »320 Mais elle ne se désigne pas pour autant comme amie du couple royal. Bien entendu, il ne s’agit pas ici au premier plan de la problématique de l’amitié avec un souverain ; même chez les nobles à l’extérieur de la famille régnante il serait difficile d’imaginer qu’un enfant de dix ans puisse faire partie de leurs amis. Apparemment cette forme unilatérale d’amitié désigne simplement une expression de sympathie. Toujours dans les mémoires de la Grande Mademoiselle, l’auteur raconte comment elle joue avec Louis XIV, qui a cinq ans à l’époque, ainsi qu’avec son petit frère lorsqu’elle est au Louvre : « Mon occupation ordinaire y était de jouer avec le roi ou M. le duc d'Anjou, qui était l'enfant du monde le plus joli et pour qui j'ai toujours eu grande amitié. »321 Comme la Grande Mademoiselle est la cousine des deux enfants royaux, cette amitié, dans le sens d’inclinaison, coïncide avec son acception au sein des relations prescrites. Il apparaît ainsi que dans celles-ci aussi l’amitié peut être aussi bien unilatérale que réciproque. La conception d’amitié en tant que sympathie se manifeste aussi en ce qu’on peut la décrire comme une sensation, comme quelque chose que l’on ressent. Ainsi la Grande Mademoiselle expose sa relation avec sa belle-mère : 318 Jean de La Bruyère, Les Caractères, op. cit., p. 184f (Des Femmes, 55). 319 Ibid., p. 192 (Du Cœur, 4). 320 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 27. 321 Ibid., p. 49. 136 « Je le [sc. Monsieur] mettais le plus souvent qu'il m'était possible sur le chapitre de ma belle-mère, pour qui je me sentais beaucoup d'amitié: même nous nous écrivions et je puis dire avec vérité qu'après avoir parlé d'elle en plusieurs occasions à Son Altesse Royale, personne ne la servit auprès de lui plus utilement que moi. »322 Cette possibilité d’une conceptualisation unilatérale de l’amitié a une conséquence méthodologique importante. Tant que l’on pense l’amitié comme une relation fondamentalement réciproque, on pourrait être tenté de penser, vu la fréquence des termes « ami » et « amitié », qu’il est facile de reconstituer le cercle amical d’une personne en utilisant des moyens sémantiques : tous ceux qui sont appelés amis, le sont, les autres sont alors probablement protecteurs, clients, alliés etc. Et puisque cette relation est réciproque, on pourrait alors la vérifier dans la correspondance du partenaire. Cette conception est peut-être valable pour l’époque contemporaine, mais ne l’est pas pour l’époque moderne comme on peut le constater à la lecture des sources pré-contemporaines. Toute relation qualifiée d’amitié par l’un des deux partis peut ne pas être conceptualisé de la même façon par l’autre parti, de même toute relation qui pourrait être en effet qualifiée d’amitié par les deux partis n’est pas nécessairement décrite de cette façon par eux. « Amitié » mais aussi « ami » peut être utilisé de façon asymétrique. Ceux qui sont haut placés ont une certaine marge de manœuvre pour déterminer jusqu’où ils acceptent de se nommer ami et à partir d’où ils s’affirment en tant que seigneur. Cependant, il y a ici des frontières claires : un noble n’appellera pas sans raison son ami quelqu’un qui est très en dessous de son rang, à l’inverse, il est plus opportun pour lui de s’adresser comme à des amis et non comme à des serviteurs aux nobles qui lui sont proches par leur rang. Ce qui vaut pour l’octroi du titre d’ami, vaut aussi pour les mots que l’on utilise pour se décrire soi-même : se qualifier soi-même comme l’ami de quelqu’un qui nous est inférieur en rang est une manifestation de faveurs particulières, se qualifier soi-même l’ami de quelqu’un qui nous est supérieur par le rang est, suivant les circonstances, une usurpation qui peut être ressentie comme une exagération inacceptable. La dénomination de tiers comme amis de soi-même lorsqu’on parle d’eux est encore un cas différent. Du point de vue protocolaire, elle est beaucoup moins problématique que lorsque l’on parle de soi-même dans une lettre ou que l’on s’y adresse à quelqu’un. Il y a une plus grande liberté en particulier dans les mémoires qui sont écrits bien après les faits ; beaucoup de ceux qui sont décrits sont déjà 322 Ibid., p. 34. 137 morts et ne peuvent se défendre d’être appelés éventuellement abusivement ami par l’auteur qui cherche à augmenter son prestige ; par ailleurs l’auteur doit, pour des raisons de convenances, indiquer leur titre exact lorsqu’il parle de ses relations avec ces nobles mais il est beaucoup plus libre que dans les lettres dans lesquelles il doit respecter toutes les conventions rhétoriques et ménager les possibles susceptibilités personnelles de ceux à qui il s’adresse en choisissant à chaque fois les formules correctes.323 C’est quand il s’agit de l’amitié de tiers que la liberté est la plus grande : celui qui désigne deux nobles comme amis sans être lui-même impliqué est moins responsable que celui qui écrit sur ses propres amis ou même qui leur écrit. De même, il faut différencier entre l’écrit et l’oral. Il n’est pas d’usage de se désigner dans une lettre adressée à un personnage plus élevé que soi comme l’ami de celui-ci, de même que cela ne se fait pas de le désigner comme son ami dans le même contexte. Au contraire, dans les mémoires, on trouve des descriptions de discussions où cela se fait. On en trouve un exemple dans les mémoires de Bassompierre. Lorsque Henri II de Condé, Schomberg et Retz proposent à Bassompierre de lui procurer la position de favori royal s’il accepte de rompre avec son ami M. de Puisieux, il tente de s’y soustraire en les plaçant parmi ses amis hiérarchiquement tous les trois au dessus de Puisieux auquel il tient néanmoins ; il explique comment il a établi cet ordre : « je saurois toujours bien garder les degrés d’amitié selon la qualité de mes amis, comme je ferois premièrement de service très-humble et de respect soumis envers M. le prince, privativement à tous autres, à cause de sa qualité, de celle de mon général qu’il possédoit maintenant, et pour les faveurs qu’il avoit daigné me faire depuis qu’il m’avoit fait l’honneur de m’assurer de ses bonnes grâces; ensuite de messieurs le cardinal de Retz et de Schomberg, par une amitié plus ancienne que celle de M. de Puisieux, mais qu’il marcheroit aussi dans son rang en mon affection, et que je ne lui manquerois pas. »324 323 Le rôle important des formules de commencement et de conclusion dans les lettres a été mis en relief dans un article important de Christophe Blanquie, qui utilise le matériel des Condé pour illustrer ce phénomène, cf. Christophe Blanquie, « Entre courtoisie et révolte. La correspondance de Condé (1648-1659) », Histoire, économie et société, 14, 1995, p. 427-443. Pour la codification du rang dans les lettres du Grand Siècle cf. maintenant aussi Giora Sternberg, « Epistolary Ceremonial: Corresponding Status at the Time of Louis XIV », Past & Present, 204, août 2009, p. 33-88. 324 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 413. 138 Bassompierre prend en compte comme critère le rang des personnes, leur charge, les faveurs dont ils lui ont fait l’honneur et la durée de leur relation. Il ne conçoit pas d’opposition entre amitié et clientélisme ni entre amitié de personnes de même rang et de rang différent. Il construit une catégorie d’ « amitié » large dans laquelle il classe ses amis par ordre de préséance quoique le rang dans la hiérarchie nobiliaire n’y soit qu’un facteur parmi d’autres. La métaphore de la procession imaginaire de ses amis que Bassompierre utilise est intéressante (« qu’il marcheroit aussi dans son rang en mon affection »), le rang de chaque personne est déterminé par la combinaison des différents facteurs. On peut supposer que Bassompierre, mémorialiste et noble, connaît suffisamment bien les règles de la bienséance pour décrire ces scènes de mémoire sans aller à l’encontre des règles élémentaires de la politesse. Même si peut-être la discussion n’a pas eu lieu exactement en ces termes, Bassompierre doit la décrire telle qu’elle aurait pu se passer dans la société nobiliaire s’il veut rester crédible pour ses lecteurs contemporains. Or la probabilité de telles situations est importante pour la crédibilité de l’ensemble des mémoires à laquelle l’auteur doit être attaché. En plus du fait de parler avec ses amis et de leur écrire, il faut aussi prendre en compte le fait d’écrire au sujet de ses amis, c'est-à-dire le cas où un ami est évoqué dans une lettre ou surtout dans des mémoires. Beauvais-Nangis écrit au sujet de sa relation avec le duc de Bouillon : « Depuys ce temps, mondit sieur de Bouillon m’a tousjours pris en amitié, et moy je l’ay honoré comme un des meilleurs seigneurs et amys que j’aye eu. »325 Ici, il est clair que la relation est inégale ; mais bien que cette inégalité soit soulignée, elle est tout de même qualifiée de relation amicale. Plus loin, il écrit aussi au sujet du duc de Montbazon « que je tenoys en ce temps-là pour un de mes meilleurs seigneurs et amys ».326 A fortiori, une amitié inégale entre deux tiers peut être désignée comme telle, ainsi Beauvais-Nangis décrit son père comme l’ « amy et serviteur » du duc de Guise.327 Il faut aussi apporter une nuance entre l’emploi unilatéral des deux notions d’ « ami » et d’ « amitié » : ce n’est pas la même chose de manifester unilatéralement de l’ « amitié » pour quelqu’un et de se dire l’ami de quelqu’un. On peut supposer que l’assurance de l’ « amitié » semble moins engager que la description de soi-même ou celle de l’autre comme ami. Lorsqu’un haut placé manifeste de la sympathie pour quelqu’un qui lui est inférieur, 325 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 92. 326 Ibid., p. 93f. 327 Ibid., p. 43. 139 l’expression consacrée est « honorer quelqu’un d’amitié(s) »,328 elle ne signifie très probablement pas exactement la même chose qu’ « être ami de quelqu’un ». Ainsi, le père Bergier se vante d’être honoré par l’amitié de Condé : « Pour moy je n'ay plus qu'un party à prendre, de prier Dieu pour luy le reste de mes jours, & pleurer un Prince, qui tout grand qu'il estoit, a bien voulu durant plus de trente ans m'honorer de son amitié & de sa confiance jusqu'au dernier soupir de sa vie. » En faisant cela, le Père, qui ne fait pas partie de la haute noblesse, ne revendique pas nécessairement le rang d’ami du prince, on peut même avancer que l’expression « honorer » ne laisse très probablement pas entendre que la personne honorée pourrait être un ami mais le simple récepteur de la sympathie dont le haut placé lui fait l’honneur. Cette possibilité d’attribuer unilatéralement son amitié sans qu’elle soit réciproque, parce qu’elle ne peut l’être pour des raisons de rang, complique la tâche lorsque l’on veut isoler les paires d’amis. C’est pourquoi on obtient des résultats plus satisfaisants lorsque l’on s’intéresse au discours sur l’amitié et aux pratiques qui lui sont liées et que l’on questionne leur signification plutôt que lorsque l’on chercher à partir de ces indices à établir la liste des amis d’une personne. Ainsi, il est préférable de considérer l’amitié comme une sorte d’interaction entre les personnes au lieu de chercher à savoir qui est l’ami de qui et qui a le statut d’ami auprès de qui. Le rang Les considérations indiquées plus haut mettent en lumière un problème central du concept d’amitié sous l’Ancien Régime : le problème de savoir qui peut être appelé ami par qui. Comme nous l’avons déjà évoqué, l’hypothèse soutenue est celle selon laquelle ce n’est pas l’égalité parfaite qui autorise l’amitié – la noblesse française en effet, et en particulier la haute noblesse, est si diverse qu’il n’y a pas d’exacte égalité de rang. Même si deux nobles avaient exactement le même titre et les mêmes charges – ce qui est déjà en soi un cas très improbable – on peut trouver une différence de rang due à la différence d’ancienneté du titre, c’est ce cas de figure que l’on rencontre pour les ducs et pairs.329 En raison de l’étiquette qui limite dans 328 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 327f. 329 Pour les détails de la différenciation du rang à la cour de France cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, op. cit., où il y a un chapitre consacré à « La hiérarchie et les rangs », p. 43-99. Le Roy Ladurie y explique comment le rang des différents courtisans s’exprime 140 la langue épistolaire l’usage des mots « ami » et « amitié », on ne peut répondre à la question du rapport entre amitié et rang qu’en regardant aussi les sources narratives. Nous soutenons l’hypothèse à ce sujet qu’une amitié est toujours possible à l’intérieur de la noblesse mais pas avec des partenaires extérieurs à cet ordre. Il existe quelques exceptions à cette règle mais elles ne suffisent pas à l’infirmer. Au sein de la noblesse, toutes les relations sociales peuvent être qualifiées d’amitié, elles suivent le modèle déjà évoqué suivant lequel la personne la moins haut placée évitera d’utiliser ce terme dans les interactions écrites. Il semble que les mêmes règles soient valables pour les interactions au sein de la noblesse et entre nobles et membres du clergé, le haut clergé étant de toute façon très largement issu de la noblesse. Un grand noble pourrait appeler « ami » sans problème un évêque ou un cardinal, en revanche au sujet du curé d’un village, cela serait très inhabituel. Si la relation sort des limites de l’ordre de la noblesse, en général, d’autres notions que celle de l’amitié doivent être employées. Le plus souvent, on retrouve le champ lexical du seigneur protecteur et de son fidèle serviteur. Il est frappant de voir que les termes de « patron » et de « client » sont absents des sources étudiées. Le patron et le client sont dans la France du Grand Siècle ce que les ethnologues appellent des catégories étiques, c’est-à-dire des concepts analytiques qui ne proviennent pas des sources.330 Cela ne vaut pas nécessairement de la même façon pour d’autres langues européennes : Mark Hengerer fait remarquer que dans les correspondances de hauts courtisans de la cour impériale du milieu du XVIIe siècle, la notion dans un système extrêmement élaboré des titres et formules de s’adresser, des places où siègent les différents courtisans, des types de sièges qui leur reviennent (fauteuil, chaise, tabouret), et de l’organisation des repas. 330 Les deux catégories ont une étymologie qui n’est pas évidente sans explication ultérieure. Cette étymologie a son origine dans le structuralisme linguistique, qui distingue la « phonémique » de la « phonétique » ; la première désigne l’analyse de sons indépendamment d’une langue spécifique, la seconde l’analyse d’unités porteuses de signification dans une langue spécifique. Ces unités sont appelés « phonèmes ». Un son ne peut donc être phonème qu’en relation à une langue spécifique. Lorsqu’on a transféré ces deux catégories à l’ethnologie, on a les a élargies ; pour marquer cela, on a laissé tomber la syllabe « phon- ». Ainsi, les catégories « étiques » sont celles qu’on développe indépendamment de la civilisation analysée, tandis que les catégories « émiques » sont celles qui sont utilisées à l’intérieur de la civilisation et qui y ont une signification qui est propre à cette civilisation. 141 de « Patron » est fréquente, à la différence cependant de celle de « Klient », qui ne l’est pas.331 De même, les deux notions sont courantes en italien à l’époque moderne. Dans les catégories émiques, c'est-à-dire parmi les catégories qui se trouvent dans le langage même des sources, il y en a beaucoup qui recoupent celle du clientélisme ou qui y correspondent en partie mais aucune qui coïnciderait complètement avec elle. Dans les sources, on trouve des « maîtres », des « seigneurs », des « créatures », des « serviteurs », des « amis » mais presque jamais des « patrons » ou des « clients », ou tout du moins pas dans le sens qui nous intéresse ici. Ce qui est à mettre en relation avec le fait que ces deux mots ont, en français, un sens propre qui n’a rien à voir avec le clientélisme. Le « client » est tout simplement quelqu’un qui achète quelque chose, dans un magasin par exemple, le patron peut être le tavernier ; plus souvent le mot désigne un chef mais justement pas dans le sens d’un clientélisme informel : par rapport à un « patron », on se trouve dans la position d’un employé. La relation n’est pas une relation de confiance personnelle où les dons et contre-dons restent volontairement flous mais une relation dans laquelle une tâche définie est rémunérée par un contre-don en argent – mais cela n’est pas aristocratique. La seule fois où la notion de « patron » apparaît dans les sources étudiées ici provenant de l’entourage de Condé, c’est de façon caractéristique dans une remarque de Rochefort, son valet de chambre ;332 dans ce cas, « patron » signifie employeur comme en français contemporain. Certes, le terme apparaît dans des textes littéraires ou philosophiques, mais dans le contexte de ces genres, il doit plutôt être vu comme le signe d’un savoir antiquisant.333 331 Mark Hengerer, « Amtsträger als Klienten und Patrone? Anmerkungen zu einem Forschungskonzept », in Stefan Brakensiek/Heide Wunder, eds., Ergebene Diener ihrer Herren? Herrschaftsvermittlung im alten Europa, Cologne/Weimar/Vienne, 2005, p. 45-78, ici p. 69. 332 Ce passage se trouve chez Bussy-Rabutin, où un noble raconte comment il a rencontré Rochefort ; le texte mentionne explicitement que Rochefort désigne le prince de Condé comme « patron » : « lui, qui me parloit, l'avoit reconnu et lui avoit demandé d'où il venoit; que Rochefort se trouvant surpris, lui avoit répondu qu'il étoit avec le patron, voulant parler du prince. » Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires de Roger de Rabutin, comte de Bussy, lieutenant-général des armées du roi, mestre de camp général de la cavallerie légère. Nouvelle édition revue sur un manuscrit de famille, augmentée de fragments inédits, ed. Ludovic Lalanne, 2 tomes, Westmead, 1972 [Facsimilé de l’édition Paris, 1857], tome 1, p. 264. 333 Ronald G. Asch, « Der Höfling als Heuchler », op. cit., p. 183, mentionne que La Bruyère dit sur le courtisan : « il vise également à se faire des patrons et des créatures ». 142 Dans les cas d’amitié entre personnes d’ordre différent, il y a deux types de cas limites. Le premier groupe englobe des personnes d’origine bourgeoise qui ne sont certes pas nobles mais qui s’assimilent à des nobles par leur mode de vie. On peut citer Gourville, l’intendant de Condé, comme exemple pour ce groupe. Bras droit de Nicolas Fouquet, il s’enrichit mais doit quitter le pays lors de sa chute. A Bruxelles, il mène une vie qui réunit les aspects contradictoires de l’exilé et du représentant spécial français temporaire. Dans ses mémoires, il nomme beaucoup de nobles ses amis mais toutefois pas le prince de Condé. On peut avancer pour cela deux explications : d’une part Condé fait parti de la très haute noblesse et Gouville ne se sent pas autorisé à se dire son ami, car cela ne lui appartient pas de le décider. De plus, Gourville, en tant qu’intendant, est dans une position de serviteur par rapport au prince ; Condé est, pour utiliser un anachronisme, son supérieur, son employeur, Gourville est un employé du prince. En revanche, Gourville compte parmi ses amis des princes du SaintEmpire Romain Germanique. Il est possible que son prestige soit à l’étranger, où il est vu comme un riche exilé, plus grand qu’en France où il n’est certes pour bien des nobles qu’un parvenu. Son prestige est d’autant plus grand lorsqu’il est l’émissaire de la couronne de France : même s’il n’est pas ambassadeur, il est tout de même considéré comme une sorte de diplomate or à l’époque moderne, les diplomates sont presque toujours des nobles.334 Il est donc probable que sa qualité d’émissaire lui facilite l’entrée dans la société aristocratique – de même que son immense fortune qui lui permet de mener le train de vie qui est celui de la noblesse, le « vivre noblement ». L’autre groupe de cas limites concerne l’amitié entre la petite noblesse et les grands bourgeois. La petite noblesse d’épée ou de robe et la grande bourgeoisie ne sont pas assez éloignées l’une de l’autre pour que la différence d’ordre empêche l’amitié. Et comme la grande bourgeoisie cherche au XVIIe siècle à s’anoblir, elle peut être considérée comme une « noblesse en attente ». Cela ne signifie pas qu’un grand bourgeois puisse être aussi l’ami d’un membre de la haute noblesse ; du moins dans les sources étudiées ici, on ne trouve aucune preuve d’une relation d’amitié conceptualisée de la sorte. On peut ici aussi s’aider des écrits de Gourville. Il rapporte une affaire datant de l’été 1653. La relation entre les princes et la couronne évolue vers la conclusion de la paix ; ainsi, Condé dans son exil court le risque d’un isolement politique. Mazarin envoie Gourville pour qu’il parlemente à Bordeaux avec les princes : 334 Pour le Saint-Empire Romain Germanique, ce phénomène est expliqué chez Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 54. 143 « Je jugeai bien qu'il [sc. Mazarin] avait envie que j'allasse à Bordeaux sur ce qu'il me demanda si je n'étais pas bien dans l'esprit de M. le prince de Conti et de Mme de Longueville. Je lui dis que j'avais l'honneur d'en être bien connu et que M. de Marcin et M. Lenet étaient particulièrement de mes amis ».335 Gourville, qui appartient à la grande bourgeoisie, est ainsi lié d’amitié avec Lenet, lui aussi bourgeois, mais aussi avec Marcin, un noble, qu’il cite aussi, contrairement au prince de Condé, explicitement au nombre de ses amis. Les deux affirmations qui, à première vue, se contredisent – l’amitié au-delà des limites des ordres est impossible mais possible lorsque les deux amis se trouvent hiérarchiquement très proches l’un de l’autre de part et d’autre de la limite – peuvent être conciliées en ayant recours à Aristote. Dans l’Ethique à Nicomaque, l’amitié est possible entre deux personnes de rang différent tant qu’ils ne sont hiérarchiquement pas trop éloignés l’un de l’autre.336 L’amitié supporte dans une certaine mesure la différence, il est cependant impossible de dire où se trouve exactement la limite à partir de laquelle l’amitié entre personnes de rang différent n’est plus possible. Les deux cas évoqués remplissent la condition selon laquelle l’écart n’est pas trop important. L’amitié au-delà des barrières des ordres est envisageable si les deux partenaires se trouvent hiérarchiquement près de cette barrière – c'est-à-dire qu’elle n’est pas possible entre un prince de sang et des journaliers mais en revanche tout à fait plausible entre la grande bourgeoisie et la petite noblesse. On peut objecter que la réalité ne suit pas les préceptes philosophiques. On peut répondre à une telle objection, dans le sens de l’analyse du discours telle qu’elle a été proposée par 335 Jean Hérault de Gourville, Mémoires de Monsieur de Gourville, op. cit., p. 75. 336 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, éd. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., tome 1/2 : traduction, Louvain/Paris, 2ième éd. 1970, p. 229 (livre VIII) : « Somme toute, il n’y a pas de règle précise qui fixe la limite où l’on cesse d’être ami : qu’on ôte beaucoup à l’un des deux amis et l’amitié dure encore, mais qu’on continue à augmenter la distance qui les sépare jusqu’à en faire par exemple la distance qui sépare un dieu d’un homme, et elle ne peut plus durer. » Dans une version allemande du même texte, on lit : « Eine scharfe begriffliche Festlegung, bis zu welcher Grenze Freunde noch Freunde sind, gibt es in solchen Fällen allerdings nicht. Es kann (von der einen Seite) vieles weggenommen werden und es ist immer noch Freundschaft, ist aber der Abstand sehr groß geworden, z. B. bei der Gottheit, so ist es keine mehr. » Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, Stuttgart, 1969, p. 226. 144 Michel Foucault : l’époque moderne est une période qui est l’héritière d’un Moyen Âge influencé pendant des siècles par la philosophie aristotélicienne. Dans une telle société, il n’est pas nécessaire d’avoir lu Aristote pour penser comme lui puisque ses idées se retrouvent dans beaucoup de textes qui ne le citent pas expressément. Si l’on rejette cette explication fondée sur les traditions intellectuelles et que l’on insiste sur le primat des structures sociales, les phénomènes décrits peuvent être expliqués par le pragmatisme des acteurs : si quelqu’un ne cherche ses amis que parmi ceux qui lui sont exactement égaux au niveau du rang, dans une société aussi diversifiée que celle de l’Ancien Régime, cette personne n’en trouvera pas beaucoup – et choquera ceux qui se trouvent par le rang directement après elle. Un membre de la haute noblesse peut se permettre de choisir ses amis uniquement dans la noblesse, un membre de la noblesse de plus basse extraction en revanche est peut-être plus dépendant du bon vouloir des roturiers. Il faut ici évoquer parmi les considérations concernant le rang une autre représentation : la conception de la relation au saint patron comme amitié. Elle doit être un argument qui permet d’envisager l’amitié entre personnes de rangs différents : l’hypocrisie n’est pas de mise quand il s’agit du sacré et la dissimulation de la différence de rang entre soi et le saint patron serait pour un aristocrate catholique un blasphème. Le père Bergier raconte comment Condé sur son lit de mort cherche la protection des saints : « son esprit s'estant calmé par une confiance entière qu'il prit en la miséricorde divine, je luy proposay de dire les Litanies de Saints, afin que la Sainte Vierge, & ces bienheureux se joignissent ensemble pour estre ses intercesseurs auprês [sic] de Dieu. Faisons-le, dit il, je le veux bien, un grand pecheur comme je fus a besoin de puissans amis auprês de Dieu justement irrité contre moy. »337 Les saints sont donc qualifiés dans ce passage comme des amis possibles de Condé malgré leur nette différence de rang. Cependant, cette affirmation est probablement possible seulement parce qu’il s’agit d’un discours au sujet d’un tiers et non d’une adresse directe aux saints. L’amitié entre souverain et sujet 337 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 64. 145 Il faut distinguer le problème de l’amitié entre deux personnes de rang différent et celui de l’amitié entre souverain et sujet, puisque dans ce dernier cas, un aspect supplémentaire entre en jeu, c’est-à-dire la dimension de la domination338 de l’un des amis sur l’autre.339 Toute amitié inégale n’implique pas nécessairement une relation de dépendance clientéliste, et même lorsque c’est le cas, les deux partis ont la possibilité de mettre fin à cette relation. Le clientélisme n’est pas synonyme de domination puisque le patron et son client ne sont pas souverain ni sujet l’un de l’autre. Il n’est pas possible de mettre fin à cette dernière relation dans des circonstances normales, ni le souverain ni le sujet ne peut refuser sa qualité. La relation souverain-sujet est une relation prescrite, celle patron-client est acquise puisque, dans une monarchie héréditaire, le souverain hérite de son rôle par la naissance tout comme le sujet qui lui est soumis de par sa naissance. Une relation clientéliste, à l’inverse, n’est nouée et maintenue que si le patron et le client entretiennent ce lien. Cette différence est très clairement manifestée en ce que le monarque ne connaît pas la majorité de ses sujets, la relation souverain-sujet existe ainsi aussi là où il n’y a pas d’interaction alors que la relation de clientélisme ne peut exister que si les partenaires interagissent. Le souverain ne peut se libérer de son rôle qu’en abdiquant, le sujet en s’exilant ou en étant banni, mais ce sont des situations extrêmes. Par exemple, il n’y a pas une seule abdication en France pour la période étudiée même si l’on en trouve quelques-uns à l’étranger, comme par exemple dans le cas de Christine de Suède. Il est complètement impossible d’inverser le rapport de force entre souverain et sujet comme c’est le cas des relations clientélistes à la curie romaine où, lorsque le client fait une carrière brillante, il peut arriver à dépasser son ancien patron.340 338 Nous entendons la notion de domination ici au sens que Max Weber lui a donné en parlant des trois types de domination (traditionnelle, légale, charismatique) qu’il distingue. Weber explique cela dans le troisième chapitre de la première partie d’Écomonie et société, dédié aux formes de domination, cf. Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft. Grundriss der verstehenden Soziologie, ed. Alexander Ulfig, Neu-Isenburg/Francfort-sur-le-Main, 2005, p. 157-222. 339 Cf. infra, Représentations de l’amitié. 340 Wolfgang Reinhard illustre cela en utilisant le cas de Mazarin qui, à l’origine un protégé des Barberini, finit par devenir leur protecteur après être passé au service du roi de France. Pour Reinhard, Mazarin aurait ainsi passé par le stade d’ami des Barberini, ce qui correspond à la phase dans laquelle son pouvoir égale celui des Barberini, cf. Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen, op. cit., p. 69f. – On pourrait objecter que Mazarin a précisément quitté Rome et n’est ainsi pas un exemple pertinent pour illustrer les structures de la curie. Néanmoins, Wolfgang Reinhard, ibid., p. 70, mentionne que 146 Contrairement au patron qui peut se débarrasser d’un client peu fiable et s’en venger aussi peut-être mais pas le forcer, le souverain peut recourir à des mesures coercitives pour forcer la réalisation des engagements convenus.341 Contrairement au client qui peut changer de patron, le sujet n’a pas d’autre alternative que son roi. Mais il existe aussi des exceptions : Bassompierre, qui est Lorrain, sert successivement plusieurs souverains dans différents pays européens jusqu’à ce qu’il s’engage personnellement auprès d’Henri IV, à la suite de quoi il connaît une ascension jusqu’au rang de Maréchal de France. Toutefois même dans ce cas couronné de succès, l’émigration reste la condition qui permet de choisir son souverain. Dans le champ du clientélisme, par contre, un noble de province peut changer de patron à la cour sans avoir à déménager. Concernant l’amitié avec un souverain, il ne s’agit pas ici de réponde à la question de savoir si une amitié conçue comme une relation reposant essentiellement sur la proximité émotionnelle peut supporter le rapport de force qui vient avec une relation de domination. Cette problématique relève de la philosophie et de la psychologie et non de l’histoire puisqu’elle repose sur une définition normative de l’amitié ; qui plus est, pour répondre à cette question, on se trouverait à nouveau contraint d’essayer de savoir ce que les personnes ressentaient « vraiment ». Comme nous l’avons déjà expliqué, nous considérons une réponse à une telle question comme étant hors de la portée de la méthodologie de l’historien ; par conséquent, elle n’entre pas dans notre étude. La question ici est bien plus celle de savoir s’il y avait des relations entre le souverain et quelques-uns parmi ses sujets dans la société de cour du XVIIe qui ont été conceptualisées comme des relations d’amitié. C’est en utilisant l’outil sémantique, c'est-à-dire l’emploi des mots « amis » et « amitié » que nous tenterons d’y répondre. Le terme d’ami, en ce qui concerne le roi, est employé de façon nettement asymétrique dans les sources pour la période étudiée. Les sujets ne se qualifient jamais eux-mêmes d’ami de leur souverain ni n’osent appeler le roi leur ami. Cela vaut autant pour les cas où ils parlent avec ou de lui. Le roi peut cependant qualifier certains de ses sujets comme étant ses amis. François Bluche rapporte que Louis XIV aurait dit au maréchal de Gramont à la mort de Mazarin reste actif dans la politique romaine, où il s’efforce de promouvoir les carrières des membres de sa famille. 341 Birgit Emich/Nicole Reinhardt/Hillard von Thiessen/Christian Wieland, « Stand und Perspektiven der Patronageforschung », op. cit., p. 237. 147 Mazarin : « Ah! Monsieur le maréchal, nous venons de perdre un bon ami. »342 Il faut toutefois souligner que le roi parle ici d’un sujet mais ne s’adresse pas à lui. Il n’y a pas d’occurrences dans les sources étudiées ici où le Roi-Soleil s’adresse à un de ses sujets en l’appelant son « ami », ni de cas où il se serait qualifié lui-même d’ami. On trouve en revanche des cas pour Henri IV : lorsqu’il force Bassompierre à rompre ses fiançailles parce qu’il s’était lui-même épris de la fiancée, il s’ouvre à lui de cette façon : « Bassompierre, je veux te parler en ami ».343 On peut supposer ici qu’Henri IV veut souligner qu’il ne s’adresse pas à Bassompierre en tant que roi mais en tant qu’ami – ce qui n’est qu’une stratégie rhétorique puisqu’il s’impose de toute façon en utilisant son pouvoir pour forcer Bassompierre à renoncer au profit d’Henri II de Condé à épouser la riche héritière de Montmorency. De l’union des deux naîtra plus tard le Grand Condé. Au fil du XVIIe siècle, le roi est de plus en plus distant par rapport aux courtisans, il s’élève de plus en plus au-dessus d’eux. Dans la mesure où la cour croît jusqu’à compter plusieurs milliers de courtisans, elle s’éloigne du modèle de la famille élargie du roi ce qu’elle avait été traditionnellement. Dans la pensée traditionnelle et paternaliste, la cour était simplement la maison344 du roi.345 La cour du XVIIe siècle offre à toutes les actions royales un public de plusieurs centaines de personnes – rien qu’à cause de cela la situation est complètement différente de celle des petites cours médiévales. A cela s’ajoute aussi la sacralisation croissante du roi346 qui, désormais monarque « legibus absolutus »,347 tendait à devenir de plus en plus un roi au dessus de la sphère du commun des mortels. Cette dynamique s’accélère sous Louis XIII avant d’atteindre un sommet avec Louis XIV. Dans ce processus, l’amitié avec le roi devient de moins en moins envisageable car l’accent mis sur la différence insurmontable entre le souverain qui est grandi par la propagande jusqu’à apparaître surhumain et ses sujets, aussi nobles soient-ils, va à l’encontre de l’idée d’un échange amical – un échange non pas entre égaux mais entre partenaires dont la différence de rang peut être surmontée par l’amitié. 342 François Bluche, L’Ancien Régime. Institutions et société, Paris, 1993, p. 47. 343 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XIX, p. 386. 344 Une telle « maison » englobe, bien sûr, déjà un grand nombre de serviteurs. 345 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 90. 346 Ronald G. Asch, « The Princely Court and Political Space », op. cit., p. 47. 347 Sur le développement de la monarchie absolue en France cf. Richard Bonney, The Limits of Absolutism in Ancien Régime France, Aldershot, 1995 (Variorum Collected Studies, 491) ; sur ses institutions Denis Richet, La France moderne. L’esprit des institutions, Paris, 1980 (Collection champs. Historique 86). 148 A première vue, la notion d’amitié semble être moins asymétrique que celle d’ami, puisque des sujets parlent aussi parfois de l’amitié que leur souverain leur accorde. Si l’on y regarde de plus près, l’asymétrie resurgit : il est seulement question de l’amitié que le souverain porte à un sujet, jamais l’inverse, et cela des deux côtés. Le souverain peut assurer un sujet de son amitié ; ainsi Louis XIV termine une lettre à Condé avec les mots : « je finirai cette lettre en vous assurant de la continuation de mon amitié, Louis ».348 Il est presque superflu de préciser que jamais un sujet n’assurera son roi de son amitié. Toutefois des sujets rapportent dans des récits l’amitié que le roi leur accorde. La Grande Mademoiselle, dont il est admis qu’elle est un membre de la famille élargie du roi, raconte qu’enfant, elle a fait l’objet de l’amitié du couple royal. Dans un passage que nous avons déjà évoqué plus haut, elle note : « le roi et la reine me traitaient avec une bonté non pareilles et me donnaient toutes sortes de témoignages d'amitié. »349 Elle rapporte ensuite qu’après la naissance du Dauphin, le futur Louis XIV, Richelieu décide qu’il faut le tenir éloigné d’elle. La raison de cette décision pourrait être qu’il la voit comme moyen pour son père Gaston d’Orléans d’exercer son influence sur le Dauphin ; il se pourrait même que Mazarin craigne pour la sécurité du jeune Dauphin, car après tout, s’est par sa naissance que Gaston perd sa place d’héritier du trône. Le jour où la Grande Mademoiselle quitte la cour à Saint Germain et retourne à Paris, le couple royal lui témoigne son amitié : « Ce ne furent que pleurs et que cris quand je quittais le roi et la reine; Leurs Majestés me témoignèrent beaucoup de sentiments d'amitié, et surtout la reine, qui me fit connaître une tendresse particulière en cette occasion. »350 L’emploi du terme d’ « amitié » dans les passages que nous venons de citer montre clairement qu’il a ici la signification d’inclinaison ou de sympathie. Une fois encore, cela démontre clairement que l’emploi du terme « amitié » pour décrire une relation entre deux personnes ne signifie pas obligatoirement que les deux personnes se désignent mutuellement comme des amis. Même si la Grande Mademoiselle appartient à la même famille que le roi, une petite fille ne peut pas être considérée par ses contemporains comme l’amie du couple royal. Quand c’est la forme plurielle d’ « amitiés » du roi qui est employée, ce sont plutôt les signes d’une sympathie qui sont signifiés. On trouve le terme chez Bussy-Rabutin. Pendant la Fronde, alors que la capitulation des troupes des partisans de Condé enfermés à Montrond est proche, Bussy-Rabutin raconte ce qu’il fera après la prise de la ville : « je leur dis mon 348 Archives de Chantilly, P XXXIX 168-169. 349 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 27. 350 Ibid., p. 37. 149 dessein, qui étoit que voyant Montrond pris et n'ayant plus rien à faire en ce pays-là pour le service du roi, je m'en allois à la cour recevoir de Sa Majesté les amitiés qu'elle fait d'ordinaire à ceux qui l'ont bien servie. »351 « Amitié intime » et « amitié sociale » Le terme d’amitié est complexe car, tout comme dans la société actuelle, il qualifie des relations d’intensité très variée. Arlette Jouanna a opposé les deux formes « amitié intime » et « amitié sociale »,352 de même Jean-Marie Constant évoque cette opposition entre « amitié intime » et « amitié de Cour » faite par Beauvais-Nangis dans ses mémoires.353 On pourrait s’attendre à ce que les premières soient les « véritables » amitiés et les autres des alliances uniquement fonctionnelles. Cependant, cette hypothèse implique que déjà à cette époque l’on fasse la différence entre une amitié « véritable » dans laquelle on peut confier ses états d’âme à son ami et des relations superficielles ou uniquement utilitaires. On ne trouve cependant nulle part dans notre corpus de lettres du XVIIe siècle un tel abandon romantique. Montaigne n’est pas un contre-exemple, car si on le prend au sérieux, on doit aussi le croire lorsqu’il raconte que son amitié avec Etienne de la Boétie n’est pas dans les normes de son époque, c'est-à-dire qu’elle est tout sauf représentative des relations sociales de ses contemporains – et c’est exactement sur ce point qu’il insiste dans son essai sur l’amitié. En outre, en opposant amitié intime et amitié sociale, il faut faire attention à ne pas mélanger les catégories étiques et émiques. Il faut d’autant plus le souligner que les expressions « amitié intime » ou « intime amitié » sont des formulations qui apparaissent dans les sources, alors que l’opposition entre amitié intime et amitié sociale est de nature analytique et appartient au côté des catégories étiques. Lorsqu’on les conçoit comme couple antinomique, ces deux expressions doivent être entendues comme des « idéaux-types » au sens de Max Weber et ne doivent pas être pris pour des types réels. Ainsi, premièrement, amitié intime et amitié sociale sont à envisager comme faisant partie d’un phénomène continu et non comme une opposition binaire, deuxièmement, les amitiés qui sont qualifiées par les contemporains d’ « amitié intime », « amitié 351 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 320f. 352 Arlette Jouanna, article « amitié », in: Lucien Bély, ed., Dictionnaire de l’Ancien Régime. Royaume de France, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, 1996, p. 56-58, ici p. 56f. 353 Jean-Marie Constant, La vie quotidienne de la noblesse française aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, 1985, p. 163. 150 particulière » ou toute autre expression de renforcement,354 sont très probablement celles caractérisées par une confiance plus grande, une durée plus longue et finalement une loyauté plus solide que dans les relations versatiles de la cour. Cependant, il n’y a ici aucune dimension d’abandon, de révélation de soi qui existerait dans l’une et non dans l’autre. Les sources ne permettent pas de déclarer que l’ « amitié intime » est identique au genre d’amitié que les Romantiques du XIXe siècle ont idéalisé. Les affirmations de ceux qui, dans leurs écrits autobiographiques, placent certaines amitiés hors du cadre de la vie quotidienne à la cour en les qualifiant d’ « amitiés intimes », doivent aussi être considérées comme faisant partie de la présentation de soi. Le fait d’exclure certaines amitiés des jeux de pouvoir qui ont lieu à la cour leur confère une plus grande valeur et les place au dessus des « amitiés de cour ». Cela ne veut pas nécessairement dire que les choses se sont passées de cette façon. L’exemple le plus extrême est à nouveau Montaigne qui nous dit que son amitié avec La Boétie obéit à des lois radicalement différentes de celles auxquelles les relations appelées habituellement « amitiés » obéissent. Dans de tels cas, les topoï de l’amitié héroïque ont pu influencer leur représentation ; il faudrait donc se garder de passer de la représentation à la pratique sociale sans précaution. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas différents degrés d’amitié mais il faut toujours tenir compte du fait que les nobles se mettent en scène dans leurs écrits, qu’ils pratiquent la présentation de soi. Il faut tout autant prendre en compte le fait que les amitiés ressenties par l’auteur comme particulièrement étroites sont en fait exagérées et enjolivées par hyperbole, que le fait que les amitiés avec des personnages illustres peuvent être arrangées de façon à paraître rétrospectivement plus étroites qu’elles ne l’avaient été. En outre, dans les mémoires, il faut prendre en compte d’une part le fait que les amitiés anciennes sont involontairement modifiées par le souvenir et d’autre part le fait que l’action de donner une forme narrative à sa propre vie (ce que Hayden White a appelé « emplotment ») oblige à masquer des conflits entre amis pour laisser paraître cette amitié de façon plus cohérente. Il serait naïf de croire qu’il existe des amitiés au sein de la société de cour, avec son caractère de compétition intense, qui seraient épargnées par les jeux de pouvoir des courtisans. Même dans le cas d’une relation entre deux amis qui serait restée sincère et inaltérée pendant toute leur vie, il n’est pas à exclure qu’ils aient intrigué contre un tiers. Cependant, on ne peut pas représenter une telle amitié de cette façon car elle rappellerait 354 Pour les signes linguistiques du renforcement cf. infra, Langages de l’amitié. 151 avec trop d’insistance l’exemple aristotélicien de l’amitié entre criminels355 qui est une forme de mauvaise amitié. Nous ne prétendons pas ici qu’il n’y a pas de différence entre les amitiés étroites et d’autres plus lâches mais nous avançons la thèse que justement ce point fait l’objet non seulement d’une mise en scène de son propre rôle par l’auteur mais aussi d’une forte stylisation littéraire de l’ensemble des faits. C’est pourquoi de tels récits doivent être pris avec le plus grand scepticisme. Comme en plus, on ne peut pas quantifier l’intensité d’une amitié – puisqu’elle repose des deux côtés sur des sensations subjectives – elle ne peut être soumise à la méthodologie de l’histoire sérielle. On ne peut donc pas confronter les énoncés des egodocuments sur ce point à des sources parallèles qui permettraient un traitement statistique : il nous est impossible de construire une échelle sur laquelle on pourrait mesurer l’intensité de l’amitié, par exemple en mesurant le nombre des lettres échangés ou la valeur des dons et des contre-dons. La problématique des amitiés plus ou moins étroites est intimement liée à la question du rapport entre sentiment et intérêt. Ariane Boltanski a attiré l’attention sur le fait que cette opposition parait bien plus nette aux observateurs de nos jours qu’aux contemporains du XVIIe siècle ;356 nous discuterons plus précisément ce phénomène dans le chapitre concernant les conceptions de l’amitié. Stabilité et instabilité 355 Aristote, Éthique à Nicomaque, éd. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., tome 1/2, p. 275. 356 Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l’Etat royal, op. cit., p. 244f, n’est pas d’accord avec Sharon Kettering, qui oppose strictement l’affection sur laquelle insiste la rhétorique et les intérêts qui, selon elle, sont les vrais motifs des interactions clientélistes ; en s’appuyant sur Mark Greengrass, Boltanski souligne par contre que l’intérêt et l’affection vont de pair dans ces relations : « Il convient, à cet égard, de prendre au sérieux ces témoignages ‘affectueux’. S’il ne faut pas être dupe de ces messages ou les comprendre au sens littéral, ce qui probablement d’ailleurs n’était pas le fait des contemporains, il ne s’agit pas davantage, par une distanciation objectiviste, de montrer discours et pratiques de l’affection comme des masques qui déguisent des considérations intéressées ; on s’attachera plutôt à les décrire, tels qu’ils se présentent, comme des actes qui se déploient dans un espace affectif, à côté de celui des intérêts » (Ibid., p. 245). 152 La question de la stabilité et de l’instabilité de l’amitié est aussi étroitement liée avec la problématique de l’ « amitié intime » et de l’ « amitié sociale ». Sur le plan méthodique, elle est très importante. « Amitié » recouvre chez les nobles non seulement des relations plus ou moins étroites mais aussi plus ou moins stables. A ce sujet, il semble que la règle soit l’instabilité et la stabilité des amitiés soit plutôt l’exception. On le remarque dans les sources en ce que l’instabilité des relations est notée comme une constatation générale, à l’inverse, la stabilité est soulignée pour chaque cas particulier. Beauvais-Nangis se plaint à plusieurs reprises de l’hypocrisie des courtisans vis-à-vis de leurs amis et ajoute à chaque fois des exemples personnels pour illustration. Selon lui, les courtisans ne sont pas fiables, ils abandonnent leurs amis lorsque ceux-ci sont en disgrâce, leur amitié ne dure jamais plus de deux jours, ils oublient tout jeune courtisan dès qu’il s’éloigne de la cour, ils sont trop lâches pour assister leurs amis.357 Si une amitié est de longue durée, les auteurs le soulignent particulièrement. Lorsque BussyRabutin scelle son amitié avec le duc de Candale, il écrit : « cette amitié a durée jusqu'à sa mort [1658] et elle étoit à un point qu'il n'avoit guère de secrets dont il ne me fit confidence. »358 La Grande Mademoiselle explique dans ses souvenirs qu’elle était certes en colère que son amie, mademoiselle d’Epernon, fut entrée au couvent mais elle souligne aussi : « Quant à l'amitié que j'ai pour elle, elle durera autant que ma vie. »359 Si l’on considère les nombreux récits d’amitiés qui ne durent pas longtemps et les plaintes stéréotypées sur l’absence de fidélité dans l’amitié à la cour, il est probable que les amitiés durables étaient ressenties par les auteurs de mémoires comme des exceptions. Deux arguments parlent en faveur de cette théorie : d’une part elles sont considérés comme des souvenirs dignes de figurer dans un texte autobiographique et d’autre part leur longue durée est spécialement soulignée – ce que l’on ne ferait pas s’il s’agissait d’une règle générale et non d’une exception. Dans ces circonstances, au moins dans le milieu de la cour, une étude prosopographique de l’amitié risquerait de ne pas apporter beaucoup. Une étude des réseaux au sein de la cour échouerait parce que les « réseaux » sont en perpétuelle restructuration – ou plus exactement les actions des courtisans ne s’agrègent pas de façon à former une structure stable qui mériterait le nom de « réseau ». Le concept de réseau est surtout utile s’il est entendu de façon 357 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 23, p. 38, p. 64f, p. 86f. 358 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., tome 1, p. 404. 359 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 70. 153 que les mêmes personnes interagissent sur de longues durées et toujours de la même façon. On pourrait, certes, aussi adopter une position qui prend les préceptes de l’analyse des réseaux dans un sens minimaliste, et entend par réseau l’ensemble des liens sociaux d’une personne avec d’autres. Or, quoiqu’il soit vrai qu’une telle conception du réseau permet de prendre en compte plus de phénomènes sociaux, il comporte aussi le danger de diminuer sérieusement la portée analytique du concept. Si des contacts éphémères constituent déjà un réseau, les réseaux sont partout. Il devient alors difficile d’identifier les réseaux, car une multitude d’interactions – ou même la quasi-totalité des interactions qui ont laissé des traces – doivent être pris en considération. De plus, il devient difficile d’identifier des traits caractéristiques des réseaux, si ceux-ci englobent une grand partie des relations sociales, tant stables qu’éphémères. Jens Ivo Engels, qui utilise une notion de réseau plutôt étroit, insiste sur la nécessité d’un réseau d’avoir une idée directrice qui les unit et qui les empêche de se désagréger.360 Alors qu’une telle définition est certes étroite, elle permet au chercheur des énoncés plus nuancés sur les réseaux en considération. Une autre possibilité est de limiter l’analyse à un type de réseau déterminé par un seul critère bien défini, comme par exemple le réseau de correspondance d’un personnage comme le Grand Condé – qui exclut alors ceux avec qui Condé était en contact sans pour autant échanger des lettres avec eux. 361 Pour ces raisons méthodologiques, nous avons choisi pour ce travail une notion étroite de réseau, qui voit les réseaux comme caractérisés par des liens stables, marqués plutôt par des « liens forts » que par des « liens faibles ».362 Comme le milieu de la cour est au contraire marqué par des liens éphémères et des changements fréquents d’alliance, il est donc probable que les comportements amicaux se constituent indépendamment des individus impliqués, qu’ils soient valables au sein de l’ensemble de la noblesse de cour et qu’ils n’appartiennent justement pas à la culture propre d’un réseau spécifique. Jens Ivo Engels a montré que les réseaux stables génèrent une culture 360 Jens Ivo Engels, « Von der Heimat-Connection zur Fraktion der Ökopolemiker. Personale Netzwerke und politischer Verhaltensstil im westdeutschen Naturschutz », in Hillard von Thiessen/Arne Karsten,eds., Nützliche Netzwerke und korrupte Seilschaften, Gœttingue, 2006, p. 1845. 361 Cf. Christian Kühner, « Mapping the Grand Condé’s Networks », op. cit. 362 Nous faisons ici allusion à la différence entre liens forts et liens faibles proposée par Mark Granovetter, « The Strength of Weak Ties », American Journal of Sociology, 78, 1973, p. 1360-1380. 154 propre qui soutient à son tour cette stabilité,363 une faction à la cour créée dans un but précis et disparaissant aussitôt après n’a pas le temps de le faire. Autrement dit, les partis à la cour pourraient toujours être constitués différemment, leur combinaison change souvent ; ce qui implique en effet qu’il n’y ait pas d’idée qui les structure mais que leur composition soit arbitraire, qu’elle résulte bien plus de la coïncidence momentanée des ambitions de carrière personnelle de chacun des nobles qui forment ce groupe. A la cour, il est rare que les paires ou les groupes d’amis forment durablement un système social dans le sens de Niklas Luhmann dans lequel une forme de communication s’établit qui est caractéristique des membres du groupe et qui exclut ainsi les personnes extérieures. On peut supposer au contraire que le cadre de référence des comportements qui sont habituels et ordinaires entre amis nobles soit le système social de la cour ou de la noblesse. C’est justement parce que les amis des courtisans sont nombreux et changent souvent que l’on peut trouver des caractéristiques globales de l’amitié à la cour au plan des mœurs, coutumes et usages. Ils seront analysés dans le chapitre sur les pratiques de l’amitié. Michael Sikora argumente que, dans une société d’ordres, l’épanouissement individuel est limité par les conventions auxquelles chaque individu doit se plier en tant que membre de l’un des ordres. Cette constatation renforce la signification des « conventions, des usages, des attributs symboliques ».364 Ceci pousse à supposer que les amitiés dans la noblesse de l’époque moderne ne sont pas ces relations uniques, imprégnées de l’irremplaçable individualité des deux amis que le Romantisme et par la suite l’époque contemporaine ont vu et voient dans l’amitié – même si dans la pratique quotidienne, l’amitié dans les sociétés contemporaines est aussi soumise à des conventions sociales intangibles qui décident du bon comportement entre amis. Toutefois, le poids des règles, des mœurs et des usages dans l’amitié a été probablement bien plus grand pour la petite société très normée de la cour. Ceci vaut aussi bien sûr pour l’influence déjà évoquée de la différence de rang dans les relations qui prescrit à chacun des partenaires inégaux certains comportements.365 363 Cf. Jens Ivo Engels, « Von der Heimat-Connection zur Fraktion der Ökopolemiker. Personale Netzwerke und politischer Verhaltensstil im westdeutschen Naturschutz », op. cit. Cf. aussi idem, Naturpolitik in der Bundesrepublik. Ideenwelt und politische Verhaltensstile in Naturschutz und Umweltbewegung 1950-1980, Paderborn et al., 2006. 364 Michael Sikora, Der Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit, p. 5. 365 Cela vaut par exemple pour les lettres de vœux adressées à des personnes de rang supérieur lors des jours de fête qui ont récemment été analysées par Jean Boutier, cf. Jean Boutier, « Adresser ses vœux au grand-duc. Pratiques épistolaires entre recherche de la grâce et expression de la fidélité dans l’Italie 155 Emploi abstrait de la notion d’amitié Le terme d’amitié peut aussi être employé dans la France de l’époque moderne comme une notion abstraite. Nous appelons formes abstraites de l’amitié toutes celles qui sont constituées par des relations qui n’ont pas lieu entre deux personnes et qui ne sont donc pas des relations interpersonnelles. On peut différencier quatre configurations différentes : des amitiés entre groupes, des amitiés entre individu et groupe, des emplois métaphoriques et des emplois allégoriques. Si l’on laisse de côté les deux dernières formes pour l’instant, on peut discerner deux domaines dans lesquels on trouve cette amitié abstraite : dans la diplomatie et l’armée. Ils entretiennent des liens étroits puisqu’ils ont tous les deux rapport aux relations internationales et aux problèmes liés à la guerre et à la paix, toutefois, il est plus judicieux de les traiter séparément car il y a quelques différences structurelles. Ce qui importe dans une perspective de l’histoire de la notion, c’est l’étude de la sémantique employée dans les deux domaines, non pas tellement le mode de fonctionnement des relations interpersonnelles transfrontalières. L’amitié militaire crée une opposition entre « armées amies et ennemies ».366 « Amies » ne signifie pas la même chose que les troupes propres ou les troupes d’un même pays car elles peuvent aussi bien désigner « les propres troupes » que les « troupes alliées ».367 Ceci est caractéristique : dans un siècle où il n’y a en général pas d’armée de métier, les différences entre les troupes propres et étrangères mais alliées disparaissent. Les armées de l’époque du XVIIe siècle », in idem/Sandro Landi/Olivier Rouchon, eds., La politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (XIVe-XVIIIe siècle), Rennes, 2009, p. 249-274, ici p. 250. 366 Cela est formulé ainsi par Madame de La Guette dans ses mémoires, cf. Mémoires de Madame de La Guette, écrits par elle-même, ed. Micheline Cuénin, Paris, 1982 (Le temps retrouvé. Les livres blancs 35), p. 108. 367 Chez Madame de La Guette, cette expression se trouve dans le contexte de la Fronde, et désigne donc deux camps opposés. Il ne s’agit donc pas de différencier une armée à laquelle on appartient des armées avec lesquelles on est allié. Quand elle veut entreprendre son voyage de Bordeaux à Paris, elle prie un ami de son mari à l’accompagner. Celui-ci lui déconseille : « Il me regarda entre les yeux et dit : ‘Y avez-vous bien songé ? Quoi ! Une femme jeune et jolie (il ajouta ce mot, quoiqu’il n’en fût rien) se hasardera à faire deux cents lieues et traverser les armées amies et ennemies sans crainte et sans risque ? Je vous conseille, Madame, de demeurer où vous êtes. » Mémoires de Madame de La Guette, op. cit., p. 108. 156 moderne sont des troupes au service d’un souverain ou même au service d’un condottiere qui est à son tour employé par le souverain, mais pas des troupes « nationales » au sens de l’époque après 1789. L’emploi de la notion d’amitié dans un contexte diplomatique est aussi abstrait.368 Cependant, sa parenté avec l’amitié entre deux personnes est encore visible. A l’origine, l’amitié diplomatique est une conception personnalisée : l’amitié lie les deux souverains. Le bas Moyen Âge ne connaît pas l’idée abstraite de l’Etat dissociée de la personne du souverain. Au fur et à mesure que l’indépendance conceptuelle de la couronne et de l’Etat se développe et que ces concepts se séparent de la personne concrète du souverain, le concept d’amitié est transposé sur ces notions abstraites. C’est un processus graduel qui connaît de nombreuses étapes. Ainsi au XVIIe siècle, les emplois personnalisés et abstraits se combinent. Il y a dans le Saint Empire Romain Germanique des « amis de la France »,369 que l’on qualifierait aujourd’hui de sympathisants ou de partisans. Dans ce cas, l’un des partenaires est abstrait, la France, et l’autre est une vraie personne physique qui se trouve dans le Saint Empire Romain Germanique. Comme la guerre est considérée comme une option légitime des relations internationales, les conceptions militaires et diplomatiques de l’amitié peuvent se recouper : les amis à l’étranger sont des alliés en cas de guerre. Dans le Prince de Machiavel, ce principe est poussé jusqu’au bout : les alliances politiques à l’intérieur d’un Etat et à l’extérieur et les alliances militaires en cas de guerre ou de guerre civile tombent toutes dans la dichotomie amis/ennemis. 370 Ce n’est pas par hasard que l’époque moderne emploie la sémantique de l’amitié et non les termes d’alliés et d’adversaires : ceci montre que l’amitié est encore inséparable de la sphère politique. Dans la noblesse de cette période, parler d’« amitié politique » est un pléonasme. Les emplois métaphoriques du terme d’amitié définissent une personne en tant qu’ami d’une chose inanimée ou d’une qualité abstraite. On peut observer cela par exemple dans les 368 Le vocabulaire de l’amitié dans le domaine de la diplomatie est analysé par Andreas Würgler, « Freunde, amis, amici. Freundschaft in Politik und Diplomatie der frühneuzeitlichen Eidgenossenschaft », in Klaus Oschema, ed., Freundschaft oder ›amitié‹?, op. cit., p. 191-210. Würgler peut montrer qu’en ce qui concerne la notion d’amitié, il n’y avait pas de différences entre les quatre langues utilisées par la diplomatie de la confédération helvétique, c’est-à-dire l’allemand, le français, l’italien et le latin, ibid., p. 207. 369 Pour les « amis de France » cf. le projet de thèse que Tilman Haug poursuit à Berne. 370 Machiavel, Le Prince, ed. Mario Martelli/Paul Larivaille, Paris, 2008. 157 mémoires du comte de Tavannes : après s’être plaint de la partialité de la plupart des historiens, il continue : « Mais il arrive aussi quelquefois, pour la consolation des honnêtes gens, qu'il se trouve parmi eux des hommes sincères & amis de la vérité, qui laissent à leur vertu & à leur mérite les marques d'honneur qui leur sont dûës, & qui ne pouvant faire une meilleure fortune aux malheureux, leur font au moins une meilleure réputation, & leur sauvent l'honneur, malgré l'infidélité de ces Ecrivains mercenaires, & l'injustice de ceux qui les font servir à leur vanité. »371 Il serait encore possible aujourd’hui de qualifier dans un texte quelqu’un d’« ami de la vérité », même si cela produirait un effet pathétique. Ceci ne serait plus possible pour un autre emploi abstrait de l’amitié que l’on peut qualifier d’allégorique. Cet emploi consiste en ce que l’on explique des faits complexes en les exprimant comme des relations d’amitié ou d’inimitié avec des figures allégoriques. Contrairement à l’emploi métaphorique de l’amitié, la représentation abstraite est donc personnifiée. Comme ce procédé produit des tournures compliquées, il n’est pas étonnant qu’il se trouve surtout chez les Précieuses, car c’est finalement exactement un exercice précieux que de formuler les choses de façon neuve et raffinée – c’est exactement cela que Molière caricature dans Les précieuses ridicules. Madame de Sévigné qui peut être considérée comme faisant partie du mouvement de la préciosité loue dans une lettre du 3 mars 1671 l’assiduité de sa fille, Madame de Grignan. Elle emploie une langue extrêmement recherchée : elle fait apparaître une allégorie de la paresse qui se plaint auprès de Madame de Grignan que bien qu’elles soient de vieilles amies, elle se sent délaissée, mais Madame de Sévigné ne laisse aucun doute, la rupture de cette amitié ne peut être surmontée : « Il me semble que vous lui [sc. la paresse] dites en passant un petit mot d'amitié, vous lui donnez quelque espérance de la posséder à Grignan; mais vous passez vite, et vous n'avez pas le loisir d'en dire davantage. Le devoir et la raison sont autour de vous, qui ne vous donnent pas un moment de repos. »372 371 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 2f. 372 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, Paris, 1976, p. 80f. 158 Pour conclure, d’autres emplois peuvent être exposés par volonté d’exhaustivité. Il y a un article « amitié » dans le Dictionnaire de l’Académie Française de 1694 ; on y trouve quelques autres définitions inhabituelles de l’amitié comme celle entre deux espèces d’êtres vivants373 ou entre l’aimant et le fer, c’est à dire l’amitié comme une forme d’attraction inexplicable.374 Il faut cependant faire attention aux définitions de l’amitié proposées par les dictionnaires : comme Jean-Claude Waquet l’a montré, les sens proposés sont des interprétations du lexicographe, ils prétendent certes correspondre à l’emploi général mais d’une part les dictionnaires s’appuient principalement sur des sources très savantes et d’autre part, ces œuvres ne sont pas uniquement descriptives, mais plutôt normatives, ayant pour but d’inciter à un emploi correct de la langue.375 L’amitié, un concept aux multiples significations Le concept d’amitié n’a ainsi pas une seule signification en français du XVIIe siècle, mais de multiples facettes. Plus qu’à une définition qui engloberait tous les aspects, la notion se prête au concept de « Familienähnlichkeit » développé par Wittgenstein, que l’on a essayé de traduire en français comme « ressemblance familiale » ou « air de famille ». Pour illustrer cette problématique, Wittgenstein renvoie à la notion du jeu : le jeu d’échecs, les jeux de balle, les jeux de cartes sont tous de jeux, mais on chercherait en vain des traits qui seraient communs à toutes les activités que l’on désigne comme des jeux. Par contre, on trouve bien des ressemblances et des traits communs entre deux jeux ; si on passe du deuxième jeu à un troisième, puis de celui-ci à un quatrième, il y a chaque fois de traits communs qui restent et de nouveaux qui surgissent, tandis que d’autres disparaissent. Wittgenstein utilise la métaphore du fil pour décrire ce phénomène : ce qui fait la stabilité du fil, ce n’est pas une fibre qui le parcourrait sur toute sa longueur, mais une multitude de fibres qui s’entrelacent.376 373 Ainsi, par exemple, entre la vigne et l’orme ; probablement, cela fait allusion au fait que la vigne grimpe le long de l’orme. 374 Dictionnaire de l’Académie française, Paris, 1694, p. 23 : « Amitié, Se dit fig. de la simpathie qui se trouve naturellement entre de certaines choses, soit dans les vegetaux, soit dans les mineraux. Il y a de l'amitié entre la vigne & l'ormeau, entre l'aimant & le fer. » Cf. aussi Georges Matoré, article « amitié », in : François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 71. 375 Jean-Claude Waquet, La conjuration des dictionnaires, op. cit., p. 233. 376 Ludwig Wittgenstein, Philosophische Untersuchungen, in idem, Schriften, 8 tomes, tome 1, Francfort-sur-le-Main, 1980, p. 279-544, ici p. 324f (§§ 66-67). 159 Dans le cas de l’amitié, ces nombreuses significations concomitantes se recouvrant mutuellement montrent que le concept d’amitié peut ouvrir de nombreuses perspectives de recherche mais aussi qu’il y a un emploi auquel il n’est pas apte, à savoir en tant que catégorie dans le cadre conceptuel de l’analyse du réseau. Nous n’allons pas l’employer de cette façon. Cela pose un problème moins important pour l’analyse des réseaux qu’il n’y paraît à première vue, car on peut remplacer le concept d’amitié en tant que concept analytique. Le renoncement à ce concept augmente même la grande force de l’analyse des réseaux qui consiste en ce que l’on dispose d’un appareil descriptif étique dont les concepts ne sont pas des notions que l’on trouve dans les sources. Pour l’analyse des réseaux nous proposons d’utiliser le terme d’allié pour désigner une personne liée à une autre par une relation acquise et symétrique. Il ne s’agit donc pas dans cette étude d’une contre-proposition contre l’analyse des réseaux mais d’un accès qu’il faut comprendre comme complémentaire à elle. En sortant de l’appareil de la recherche sur les réseaux, on décharge le concept d’amitié de la nécessité de toujours devoir placer les phénomènes décrits dans un schéma de réseau. Au lieu de cela, le regard sur le discours, la langue et les pratiques de l’amitié s’ouvre. Nous nous occuperons successivement de ces différents phénomènes dans les chapitres suivants. Après l’étude des différentes facettes du sens du mot « amitié », la première question qui se pose c’est celle de savoir ce que les contemporains pensaient de ce phénomène ainsi nommé, avec quels thèmes, quels normes et valeurs ils le reliaient, quelle compréhension ils avaient de ce concept. C’est à ces questions que le chapitre suivant est consacré. 160 II.2. Représentations de l’amitié L’amitié n’est pas seulement une relation qui existe sans conditions entre individus. D’une part, depuis l’Antiquité, l’amitié fait partie de la réflexion philosophique ; d’autre part des termes nobles rentrent dans le registre du comportement concernant l’amitié. Si on veut faire des recherches sur l’amitié dans la société de cour du XVIIe siècle, il est important de savoir ce que cette société pensait de l’amitié. C’est pourquoi il est essentiel de porter son regard sur le discours amical de l’époque en question si on veut analyser l’amitié. Si on parle de conceptions de l’amitié, pourquoi alors, ne pas se servir de textes théoriques sur ce thème et redonner leurs idées ? Trois arguments nous empêchent de procéder ainsi. Tout d’abord, la formulation d’un traité implique toujours une systématisation des idées. Aristote lui-même parle déjà de trois sortes d’amitié, et son texte implique qu’il n’existe que ces trois formes et qu’elles couvrent toutes les relations amicales possibles. En outre, les traités ont tendance à parler de types idéaux ; le genre le veut ainsi. Ensuite, et surtout à l’époque moderne, on doit compter sur le fait qu’un auteur de traité fait une synthèse de sources anciennes et quand on lit certains traités de l’époque moderne, on risque de confondre un étalage d’érudition humaniste avec une description de l’époque de l’auteur. Enfin, les traités sur l’amitié sont souvent normatifs. Ils conçoivent souvent des modèles idéalisés contraires où même explicitement opposés à la conception de l’amitié de leurs contemporains. L’essai sur l’amitié de Montaigne377 constitue un bon exemple. Il s’agit, nous dit Montaigne, de 377 Les Essais ainsi que leur auteur ont fait l’objet d’un grand nombre d‘études, qu’il est bien sûr impossible de nommer ici de façon exhaustive. Parmi les œuvres récentes, il faut mentionner Laurence D. Kritzman, The fabulous imagination. On Montaigne’s Essays, New York, 2009 ; Dominik Andreas Eberl, Michel de Montaigne und das Politische in den Essais, Wurtzbourg, 2009 ; Hans Peter Balmer, Montaigne und die Kunst der Frage. Grundzüge der „Essais“, Tübingen, 2008 ; Nicola Panichi, Les liens à renouer. Scepticisme, possibilité, imagination politique chez Montaigne, Genève, 2008 (Etudes montaignistes 51) ; Philippe Desan, Montaigne, les formes du monde et de l’esprit, Paris, 2008 (En toutes lettres 2) ; Terence Cave, How to read Montaigne, Londres, 2007 ; Marcel Conche, Montaigne ou la conscience heureuse, Paris, 2ième éd. 2007 ; Philippe Desan, ed., Dictionnaire de Michel de Montaigne, Paris, 2ième éd. 2007 (Dictionnaires & références 14) ; Jean-Luc Martinet, Montaigne et la dignité humaine. Contribution à une histoire du discours de la dignité humaine, Paris, 2007 ; Giovanni Dotoli, Montaigne et les libertins, Paris, 2006 (Etudes montaignistes 49) ; Philippe Desan, ed., Montaigne politique, Paris, 2006 (Colloques, congrès et conférences sur la Renaissance 55) ; Elisabeth Schneikert, Montaigne dans le labyrinthe. De l'imaginaire du Journal de voyage à l'écriture des 161 différencier l’amitié idéale (qui selon lui n’arrive qu’une fois tous les trois cents ans) 378 des amitiés communes.379 Il faut comprendre que pour Montaigne, ces amitiés communes ne sont là que pour faire ressortir l’amitié extraordinaire qu’il décrit. Le but de la déclaration dans le texte est donc de les représenter de façon négative. On trouve aussi des énoncés sur l’amitié dans de nombreux textes qui ne traitent pas exclusivement de l’amitié. Il y aurait donc deux sortes de conceptions sur l’amitié : l’une savante et systématique et l’autre qui se montre dans la vie quotidienne. Andreas Schinkel a étudié ces deux aspects différents : d’après sa terminologie, ce chapitre ne s’intéresse pas à la Freundschaftsvorstellung (une conception de l’amitié qui fait partie des textes théoriques traitant de l’amitié en général), mais plutôt au Freundschaftsverständnis (un sens ou une idée de l’amitié), c'est-à-dire à l’expérience individuelle avec des amitiés. En tant que sources pour cette dernière catégorie, Schinkel nomme explicitement les lettres et les journaux intimes.380 Il Essais, Paris, 2006 (Etudes montaignistes 47) ; Ullrich Langer, ed. , The Cambridge Companion to Montaigne, Cambridge, 2005 ; Wendell John Coats, Montaigne’s Essays, New York et al., 2004 (Masterworks in the Western tradition 11) ; Marie-Luce Demonet, ed., L’écriture du scepticisme chez Montaigne, Genève, 2004 ; Ann Hartle, Montaigne. Accidental Philosopher, Cambridge, 2003 ; Bruno Roger-Vasselin, Montaigne et l’art de sourire à la Renaissance, Saint-Genouph, 2003 ; Marie-Luce Demonet, « A plaisir ». Sémiotique et scepticisme chez Montaigne, Orléans, 2002 ; Olivier Guerrier, Quand les poètes feignent. « Fantasie » et fiction dans les Essais de Montaigne, Paris, 2002 (Etudes montaignistes 40) ; Géralde Nakam, Le dernier Montaigne, Paris, 2002 (Etudes montaignistes 39) ; Karin Westerwelle, Montaigne und die Kunst des Essays, Munich, 2002. Montaigne est traditionnellement vu comme un des auteurs dans l’histoire de la littérature qui sont des innovateurs et qui constituent ainsi des points tournants dans l’histoire littéraire ; dans son cas, c’est le fait qu’il a donné son nom au genre des essais, bien que de tels textes existent avant lui déjà et qu’il est ainsi problématique d’aller jusqu’à dire que Montaigne a « inventé » le genre des essais. Il y a, en outre, chez Montaigne un nouveau genre d’introspection et d’exploration du moi. Ce sont ces raisons, probablement, qui font régulièrement apparaître Montaigne dans des œuvres comparatives qui tracent un sujet ou motif à travers l’histoire littéraire. Parmi des œuvres récentes qui représentent ce genre, nous nommons Jocelyn Royé, La figure du pédant de Montaigne à Molière, Genève 2008 ; Christian Moser, Buchgestützte Subjektivität. Literarische Formen der Selbstsorge und der Selbsthermeneutik von Platon bis Montaigne, Tübingen, 2006; John D. Lyons, Before imagination. Embodied thought from Montaigne to Rousseau, Stanford, 2005. 378 Michel de Montaigne, Essais, ed. Jean Céard, op. cit., tome 1 (I, 28 « De l’amitié »), p. 324. 379 Ibid., p. 333. 380 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 23-26. 162 faut cependant rappeler que Schinkel associe cette différence entre l’idée et la conception de l’amitié à une différence entre le social et l’individuel, ce qui est problématique. On peut comprendre que selon Schinkel, la réflexion se fait sur le plan social mais que l’individuel s’effectue sur le plan de la pratique et de l’expérience. Cependant, nous allons argumenter que l’interaction d’amis concrets et la description d’amitiés personnelles se font toujours dans un cadre social Ŕet s’il n’y avait aucune donnée sociale sur le comportement vis-à-vis d’amis, il y aurait alors un grand manque d’assurance sur la manière appropriée d’entretenir des amitiés, surtout dans une société aussi réglementée que la société de cour. Une certaine « folk theory » de l’amitié voit alors le jour ; ce n’est pas une construction hermétique d’idées, c’est plutôt un ensemble de conceptions connues sur l’amitié qui sont comme un fil conducteur au quotidien. Les textes systématiques ne sont donc pas identiques au discours quotidien mais ils l’influencent. Le fait d’insister sur la séparation entre traités et de pratique au quotidien ne veut pas dire non plus que les influences de l’Antiquité n’apparaissent pas dans les représentations quotidiennes de l’amitié. Il existe deux voies possibles de la réception : d’une part l’influence directe de textes antiques sur les nobles, d’autre part l’influence des contenus antiques par le truchement de la littérature et la philosophie française de l’époque moderne dans lesquels ils apparaissent. Il n’est pas toujours possible de faire une différenciation claire et nette entre ces deux voies. Il faut donc s’intéresser aussi aux textes théoriques. Ils jouent en effet un rôle important dans la formation des représentations de l’amitié. La tradition philosophique de l’amitié sera donc évoquée brièvement ci-dessous. Discours de l’amitié dans l’Antiquité L’Antiquité a produit quantité de textes dans différents domaines et l’amitié en fait partie. Ces textes ont orienté la réflexion occidentale dans une certaine direction ; les penseurs occidentaux n’ont pas pu développer une pensée sur l’amitié qui était totalement indépendante des réflexions anciennes, car les textes de l’Antiquité classique formaient déjà la base de leur propre culture. On parlera ici d’« une dépendance à une voie donnée »381 (pour employer un 381 Pour le concept de dépendance à voie donnée dans le domaine de la science économique cf. Douglass C. North, Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, 1990; pour le développement ultérieur du concept dans la science politique cf. Paul Pierson, Politics in Time: history, institutions, and social analysis, Princeton, 2004; idem, « Path Dependence, Increasing Returns, and the Study of Politics », American Political Science Review, 94/2, 2000, p. 251-267. 163 terme économique et politologue), ce que la réflexion anglo-saxonne a désignée comme une « path dependence ». Ces textes ont en effet créé les métaphores, les catégories et les thèmes de base sur lesquels devaient s’appuyer les textes postérieurs parlant de l’amitié.382 Les problèmes sémantiques de la terminologie antique en ce qui concerne l’amitié ne nous préoccupent pas ici outre mesure. Certes, un problème pourrait survenir quant à l’interprétation de textes antiques : philos, par exemple coïncide à peu près à la notion moderne du mot « ami », mais philia concerne un domaine plus vaste que l’amitié.383 Les textes antiques ne nous intéressent qu’en leur qualité d’arrière-plan de la pensée de l’époque moderne. L’époque moderne ne connaît pas encore de philologie historique et critique ; elle traduit donc philia et amicitia par « amitié » et c’est sous cette forme que les déclarations antiques sur l’amitié passent dans le discours moderne. On retiendra ici deux aspects principaux de la tradition antique : d’une part la tradition épique et mythique, d’autre part la tradition philosophique. La tradition épique et mythique a influencé l’Occident en créant des paires d’amis idéaux qui sont devenus classiques ; parmi eux, il faut nommer chez les Grecs Achille et Patrocle, Oreste et Pylade, Thésée et Pirithoüs, chez les Romains Scipion et Laelius. On pourrait ajouter que les textes grecs se basent sur d’autres textes plus anciens du Proche-Orient et que par conséquent, il faudrait prolonger la ligne de tradition des paires d’amis idéaux jusqu’à ces civilisations très anciennes : on pourrait penser à Gilgamesh et Enkidu, paire d’amis idéaux de la tradition babylonienne. Ces études n’offriraient que peu d’intérêt pour notre sujet concernant l’histoire moderne car les textes précédant les écrits grecs n’ont été découverts qu’au XIXe siècle ou on ne les a déchiffrés qu’à cette époque. Les textes les plus anciens qui ont eu une influence sur l’époque moderne sont donc on effet les textes grecs ; plus précisément, l’auteur le plus ancien qui ait influencé l’époque moderne est Homère. On peut donc placer ses héros à l’origine de l’histoire de la tradition occidentale des paires d’amis. Ce que l’on peut qualifier d’amitié héroïque384 sera particulièrement décrite avec Achille et Patrocle: deux amis se battent côte à côte contre des ennemis surpuissants et ce, jusqu'à la mort. Homère, dans l’Iliade, fait remarquer la ressemblance entre les deux héros, Patrocle en plus, meurt vêtu de l’armure d’Achille et tous deux sont enterrés ensemble - comme le raconte l’Odyssée - : on considère 382 La pensée antique sur l‘amitié des Grecs jusqu’à l’Antiquité tardive chrétienne est décrite chez David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit. 383 Ibid., p. 9. 384 Pour le concept de l’amitié héroïque cf. Peter N. Miller, « Friendship and Conversation in Seventeenth-Century Venice », op. cit., p. 5. 164 donc ces deux amis comme le point de départ du motif de l’ami considéré comme un « alter ego ».385 Hésiode met en valeur une autre conception de l’amitié : dans Les Travaux et les Jours, l’amitié n’est pas décrite comme une relation à deux emphatique mais en tant que relation réciproque dans un monde rural dans lequel on dépend de l’aide d’autrui.386 Platon thématise le thème de l’amitié dans le Lysis.387 La tradition de Platon est plus ancienne que celle d’Aristote mais on la retrouve moins dans les textes médiévaux. Au Moyen Âge, Aristote est tout simplement « le Philosophe » et ses déclarations passent pour être des préceptes canoniques. L’autorité d’Aristote ajoutée à la faible connaissance de la langue grecque au Moyen Âge en Europe de l’Ouest ont contribué à affaiblir le rayonnement de Platon et la réception de ses textes. Dans une mesure beaucoup plus grande que dans les cas d’Aristote et de Cicéron, la réception des textes constitue un nouveau départ entrepris pendant l’époque de l’humanisme. En fait, la conception de Platon est remarquable parce qu’elle ne dévalorise pas l’intérêt personnel dans l’amitié ; elle le considère au contraire comme légitime. L’intérêt évoqué dans le Lysis n’est pas considéré comme un avantage économique mais comme un avantage caractériel : Platon compte la valeur éducative de l’amitié parmi les aspects utiles de celle-ci. L’Éthique à Nicomaque388 d’Aristote est très importante parce qu’il y introduit les différences de catégorie de base qui vont alors déterminer la discussion sur l’amitié dans l’histoire intellectuelle de l’Occident. Aristote considère l’amitié au nom de la vertu comme la seule et 385 David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit., p. 41f; à la suite de Konstan Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 164. 386 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 169f. 387 Platon, Lachès et Lysis. Edition, introduction et commentaire, ed. Paul Vicaire, Paris, 1963; pour une traduction en allemand Platon, Lysis, ed. Michael Bordt, Gœttingue, 1998 (Platon, Werke. Übersetzung und Kommentar, im Auftrag der Kommission für Klassische Philologie der Akademie der Wissenschaften und der Literatur zu Mainz, ed. Ernst Heitsch et Carl Werner Müller, tome 5/4). Sur l’amitié chez Platon cf. Mary P. Nichols, Socrates on friendship and community. Reflections on Plato’s Symposium, Phaedrus, and Lysis, op. cit. 388 Nous utilisons les éditions suivantes, que nous venons déjà de citer : Aristote, L’Éthique à Nicomaque. Introduction, traduction et commentaire, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, Louvain/Paris, 2ième éd. 1970, et Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, Stuttgart, 1969. Sur l’amitié dans l’éthique à Nicomaque cf. Nathalie von Siemens, Aristoteles über Freundschaft. Untersuchungen zur Nikomachischen Ethik VIII und IX, op. cit., et Lorraine Smith Pangle, Aristotle and the philosophy of friendship, op. cit. 165 véritable sorte d’amitié. Par contre, deux autres formes, l’amitié fondée sur le profit et celle fondée sur le plaisir ne constituent pas la véritable amitié.389 Aristote introduit là un aspect dévalorisant du profit dans l’amitié dans le discours européen. Cet aspect aura des répercussions ultérieures, tout comme l’idée que la véritable amitié n’est possible qu’entre personnes vertueuses. Dans la conception aristotélicienne, la vertu devient par là la base de l’amitié. Aristote, faisant allusion à Platon déclare : « enfin il ne manque pas de gens pour penser que ce sont les mêmes hommes qui sont ‘bons’ qui sont aussi ‘amis’ ».390 Andreas Schinkel considère qu’avec Aristote, le concept de l’amitié dans le contexte grec a trouvé sa forme définitive ; il n’y aura ultérieurement que quelques différentiations comme par exemple chez Epicure qui place le moment du plaisir au cœur de l’amitié. 391 A Rome, Lucrèce se réfèrera aux idées d’Epicure. Son idée de l’amitié s’appuie sur une interprétation prise au sens large du terme « philia » et signifie plutôt sympathie. Pour Lucrèce, qui est épicurien, ce n’est pas une donnée de base anthropologique. Au contraire, cette sympathie ne naît qu’avec l’intégration des individus dans les sociétés, tandis qu’auparavant, les individus étaient isolés.392 Cependant, c’est surtout Cicéron qui transpose dans un contexte romain les conceptions de l’amitié de la philosophie grecque, surtout les idées d’Aristote. Cette transposition a lieu dans son œuvre Laelius de amicitia.393 Dans l’œuvre de Cicéron des nobles romains discutent sur les caractéristiques de l’amitié. Pour les classes supérieures modernes, ce texte est plus près de leur expérience de vie, car l’amitié y est quelque chose qui n’échoit qu’aux élites. Laelius et Scipion sont des aristocrates et servent d’exemples éventuels pour les lecteurs modernes et nobles. Pour ces derniers, le laps de temps entre l’Antiquité et l’époque moderne n’est pas un handicap pour s’identifier aux figures des textes. La période pré-moderne (au sens de la 389 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., p. 221f ; Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, op. cit., p. 216-218. 390 Aristote, L’Éthique à Nicomaque, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., p. 213 ; Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, op. cit., p. 214. 391 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 193. 392 David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit., p. 111. 393 Cicéron, L’amitié, ed. L. Laurand, Paris, 1928 ; une édition plus récente est Marcus Tullius Cicero, Laelius de amicitia/L’amitié, ed. Robert Combès, Paris, 1971. Pour une édition en allemand Cicero, Laelius. Über die Freundschaft, ed. Robert Feger, Stuttgart, 1970. Pour l’amitié chez Cicéron cf. Beryl Rawson, The Politics of Friendship : Pompey and Cicero, Sydney, 1978 ; Raymond Sansen, Doctrine de l’amitié chez Cicéron. Exposé, source, critique, influence, Paris, 1975. 166 « modernité » de l’époque contemporaine) est aussi une époque pré-historiciste. Les textes de Montaigne le montrent bien : pour illustrer les mêmes phénomènes, on trouve sans distinction des exemples tirés de l’Antiquité et de sa propre époque. Dans l’œuvre de Sénèque De Beneficiis , un traité sur les bienfaits, l’amitié en tant que notion ne joue qu’un rôle secondaire.394 Il y est seulement dit que les bienfaits ne sont pas possibles entre amis puisque de toute façon, ils possèdent tout en commun. 395 Le texte doit cependant avoir joué un rôle pour le développement de l’éthique d’obligation et de réciprocité si importante dans l’amitié moderne. Il faut enfin considérer Plutarque qui aborde deux problèmes dans deux dissertations sur la Moralia. Ces deux problèmes sont devenus importants pour la réflexion ultérieure sur l’amitié : d’une part comment on peut faire la différence entre un ami et un flatteur,396 d’autre part combien on doit avoir d’amis.397 Saint Augustin constitue en quelque sorte la jonction entre la pensée de l’Antiquité et la pensée médiévale concernant l’amitié.398 Il garde la conception substantialiste de l’amitié venant de l’Antiquité. Chez lui aussi, l’amitié n’est possible que si les amis possèdent certaines qualités morales. Tout comme Aristote et Cicéron, il n’accepte pas l’amitié profiteuse. Mais, au contraire de l’Antiquité classique, l’amitié se base chez saint Augustin 394 David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit., p. 127f. 395 Sénèque, Des bienfaits, ed. François Préchac, tome 2, Paris, 1927, p. 88f (Livre XII, chapitre 7, § 1) : « Donc il est possible de faire des cadeaux au sage, lors même que tout lui appartient. Rien n’empêche non plus, bien que nous disions que tout est commun entre amis, qu’on ne fasse un don à un ami. En effet, cette communauté entre mon ami et moi ne ressemble pas à celle qui m’unit à un associé, dans laquelle chacun des deux a sa part respective, mais au droit commun du père et de la mère sur leurs enfants, lesquels, lorsqu’ils en ont deux, n’en possèdent pas un chacun, mais chacun deux. » (« Sapienti ergo donari aliquid potest, etiam si sapientis omnia sunt. Aeque nihil prohibet, cum omnia amicis dicamus esse communia, aliquid amico donari. Non enim mihi sic cum amico communia omnia sunt, quomodo cum socio, ut pars mea sit, pars illius, sed quomodo patri matrique communes liberi sunt, quibus cum duo sunt, non singuli singulos habent, sed singuli binos. ») 396 Nous citons ici après l‘édition française des Moralia, qui est une des plus récentes éditions critiques de ce texte: Plutarque, Œuvres morales, tome 1/2, ed. Robert Klaerr/André Philippon/Jean Sirinelli, Paris, 1989, p. 64-141. 397 Ibid., p. 213-228. 398 Pour les changements dans les représentations sur l’amitié qui ont été l’effet de la pensée de saint Augustin cf. la thèse que Thomas Loy vient d’achever à Fribourg-en-Brisgau, sur laquelle nous venons déjà de renvoyer et qui paraîtra sous le titre « Vera amicitia ». 167 sur l’amour de Dieu. Ce qui est nouveau, c’est la notion de charité, inconnue jusqu’alors dans la pensée antique. Chez saint Augustin, la synthèse de l’amour de Dieu et de l’amour du prochain se fait dans la relation amicale. Cette amitié a deux visages : d’une part la représentation de l’amitié comme elle a été développée dans l’Antiquité, basée sur la vertu et la raison, d’autre part la relation des amis avec Dieu et, comme l’on peut ajouter, entre eux par Dieu. Il y a là une hiérarchie très nette : l’amitié pour l’amour de Dieu est substance, et l’amitié pour l’amour de la vertu est accident.399 Discours d’amitié médiévaux Le Moyen Âge reprend les idées augustiniennes et les développe. Le fait que les sources nous soient parvenues dans un choix très asymétrique est-il responsable du fait que les idées sur l’amitié paraissent plus pieuses au Moyen Âge que dans l’Antiquité et à l’époque moderne ? On peut se poser la question, mais nous n’allons pas pouvoir y répondre ici. Nous mettrons l’accent ici sur deux lignes dans la tradition de la pensée sur l’amitié. D’une part la réflexion monastique, plus tard scolastique, et d’autre part la tradition de la poésie épique chevaleresque. Dans la réflexion monastique, l’amitié est thématisée par rapport au monde conventuel, comme par exemple chez Aelred de Rievaulx.400 La tradition scolastique qui apparaît pendant le Haut Moyen Âge enrichit la tradition patristique par des éléments aristotéliciens qui sont ainsi réintroduits. Dans le texte De spirituali amicitia401 d’Aelred de Rievaulx, on distingue trois formes d’amitié : l’amitié charnelle, l’amitié profane et l’amitié spirituelle. Il est facile de reconnaître là l’amitié liée au plaisir, au profit et à la vertu. Aelred fait une différence entre l’amitié (amicitia) et la charité (caritas) : l’amitié n’est possible qu’entre les bons et les croyants alors que la charité est valable pour tous les hommes.402 On 399 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 211-219. 400 Ibid., p. 221. 401 Aelred de Rievaulx, L’amitié spirituelle, ed. Gaëtane de Briey, Bégrolles-en-Mauges, 1994 (Vie monastique 30). Pour une édition allemande Aelred von Rieval, Über die geistliche Freundschaft, ed. Rhaban Haacke, Trèves, 1978. Pour un commentaire du concept de l’amitié chez Aelred cf. Peter Schuster, « Aelred von Rievaulx und die amicitia spiritualis. Überlegungen zum Freundschaftsdiskurs im 12. Jahrhundert », in Johannes Altenberend, ed., Kloster – Stadt – Region. Festschrift für Heinrich Rüthing, Bielefeld, 2002 (Sonderveröffentlichung des Historischen Vereins für die Grafschaft Ravensberg 10), p. 13-26. 402 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 224-227. 168 pourrait presque penser que ce sont là les origines d’une pensée aristocratique, quand l’hospitalité chez les nobles de l’époque moderne résout les problèmes qui surgissent lorsque la norme de la serviabilité chrétienne entre en collision avec les différences de rang entre nobles et roturiers. Les nobles échappent à ce dilemme en proposant de faire une différence entre charity pour les pauvres et hospitality pour les personnes de condition semblable.403 L’amitié spirituelle chez Aelred aide les amis à se perfectionner mutuellement : le but parfait ou la perfection à atteindre sera l’amitié commune des deux amis avec le Christ, dans une union mystique.404 Aelred met l’accent sur cette révélation de soi réciproque chez deux amis, sur la nécessité de confier tout à l’ami.405 Si on interprète cette révélation de soi, on doit ajouter qu’elle n’a pas la même teneur que chez les romantiques. Pour Aelred, il s’agit de confesser ses péchés afin de ne plus les commettre ultérieurement ; les amis s’aideront mutuellement à ne pas retomber dans les péchés et les vices qu’ils viennent de confesser. Cette réflexion sur soi-même et cette révélation de soi-même n’est donc pas un but en soi. Le texte d’Aelred est, en plus, un traité théorique et normatif, alors que chez les romantiques on prend activement soin de la révélation de soi Ŕ qu’elle soit ressentie sincèrement ou qu’elle soit plutôt un acte de présentation de soi. C’est Thomas d’Aquin qui exprimera le mieux la pensée de la tradition scolastique dans sa Summa theologica.406 Il y réunit les pensées d’Aristote, de saint Augustin et du Moyen Âge. Grâce à cette synthèse de plusieurs modèles antérieurs, le nombre de types d’amitié s’accroit. Dans la position suprême, on trouve l’amitié de l’homme croyant avec Dieu, puis, suivant fidèlement l’exemple d’Aristote, on trouve l’amitié-vertu, l’amitié-profit et l’amitié-plaisir (qui font tous les trois partie de l’amitié humaine). A côté de cela, il y a la charité, qui s’étend 403 Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, Oxford, 1990, p. 15f. 404 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 227f. 405 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 229. 406 Thomas d’Aquin, Somme théologique, ed. Albert Raulin/Aimon-Marie Roquet, 4 tomes, Paris, 1984-1986. Pour une édition allemande Thomas von Aquino, Summe der Theologie, ed. Joseph Bernhart, 3 tomes, Leipzig, 3ième éd. 1985. Pour l’amitié chez Thomas d’Aquin cf. Eberhard Schockenhoff, « Die Liebe als Freundschaft des Menschen mit Gott. Das Proprium der Caritas-Lehre des Thomas von Aquin », Communio, 36, 2007, p. 232-246 ; Maarten J. F. M. Hoenen, « Thomas von Aquin über Liebe und Freundschaft », in Cora Dietl, ed., Ars und scientia im Mittelalter und in der frühen Neuzeit: Ergebnisse interdisziplinärer Forschung. Georg Wieland zum 65. Geburtstag, Tübingen, 2002, p. 125-137 ; Dagmar Kiesel, Liebe im Irdischen. Freundschaft, Frauen und Familie bei Augustin, op. cit. 169 à tous les hommes, y compris les pécheurs, et qui est aussi conçue comme une forme d’amitié. Enfin, on trouve la vertu d’affabilité (affabilitas) envers les autres dans les rencontres de la vie quotidienne.407 Les épopées chevaleresques se placent à côté de cette tradition monastique et scolastique. On retrouve là - sans référence directe aux amitiés de l’Antiquité - l’amitié héroïque, comme chez Roland et Olivier dans la Chanson de Roland.408 Les deux héros combattent côte à côte contre les païens ; avant de mourir, le dernier acte d’Olivier est de dire adieu à Roland que l’auteur a expressément décrit comme son ami (« sun ami »).409 Andreas Schinkel fait remarquer à juste titre que cette amitié aussi est chrétienne ;410 on doit cependant ajouter que cette notion chrétienne porte une autre signification que dans la réflexion spirituelle. Son essence n’est pas la perfection de soi avec l’aide de l’ami, mais le combat militaire contre les païens que les amis entreprennent ensemble. Dans ces épopées médiévales, les païens ne sont pas présentés comme des représentants de croyances concurrentes, mais fausses, mais plutôt comme les armées du diable.411 Les discours sur l’amitié pendant la Renaissance Quand il est question d’amitié pendant la Renaissance (surtout la Renaissance française) on se doit d’évoquer Montaigne. Il a rédigé sa conception de l’amitié dans un essai intitulé « De l’amitié ».412 La conception de Montaigne est radicalement nouvelle : son amitié avec Etienne de La Boétie ne se base plus sur les qualités de deux amis, ni sur les vertus, elle se base sur une individualité irréductible : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant: parce que c’était lui, parce que c’était moi. »413 407 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 230-235. 408 Une édition critique du texte en ancien français, accompagnée d’une traduction en allemand, est Das altfranzösische Rolandslied, ed. Wolf Steinsieck, Stuttgart, 1999. 409 Ibid., p. 152-159 (Laisse 146-151). 410 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 223. 411 Ceci se montre par exemple dans la chanson de Roland lors des descriptions des différentes divisions de l’armée des Sarrasins, où beaucoup d’entre les peuples qui sont décrits ont des qualités physiques qui les caractérisent comme des monstres, cf. Das altfranzösische Rolandslied, ed. Wolf Steinsieck, op. cit., p. 246-251 (Laisse 232-234). 412 Michel de Montaigne, Essais, ed. Jean Céard, op. cit., tome 1 (I, 28 « De l’amitié »), p. 321-341. 413 Ibid., p. 330f. 170 Montaigne fait cependant remarquer que cette amitié est tout à fait exceptionnelle : elle n’a lieu qu’une fois tous les trois cents ans et elle ne peut se concevoir qu’avec une seule personne au cours de toute une vie. D’après lui, elle est également très différente des amitiés ordinaires. C’est là la clé qui aide à comprendre le texte : Montaigne est atypique pour l’époque moderne, Avec cette amitié avec Etienne, il est en effet une exception sur le plan de l’histoire des idées ; tandis que lui-même revendique d’être une exception sur le plan moral. Montaigne est aussi peu un représentant typique du XVIe siècle que Pascal un représentant typique du jansénisme. Seulement si on considère la conception de Montaigne de l’amitié comme typique pour cette époque, on peut en conclure, comme il est précisé dans le Dictionnaire du Grand Siècle sous la référence « amitié » que l’amitié aurait eu une plus grande valeur pendant la Renaissance qu’au XVIIe siècle.414 Une telle explication amène de considérables problèmes d’interprétation : si on considère que la nouvelle forme de l’amitié commence avec Montaigne, il faut alors classer tous les traits caractéristiques des amitiés du XVIIe siècle qui ne cadrent pas avec le concept d’amitié de l’époque comme atavismes temporaires ou comme signes de décadence. On devrait donc argumenter que les hommes du Grand Siècle seraient ou retombés dans des pratiques médiévales déjà abandonnés par la Renaissance, ou qu’ils auraient perdu les vertus de cette époque Ŕ cette dernière interprétation, bien sûr, cadrerait bien avec une perspective « jacobine », voire « sans-culotte » qui verrait l’histoire de l’Ancien Régime comme l’histoire d’une dégénération toujours plus grave. Mais en effet, une interprétation qui atteste au XVIIe siècle d’avoir perdu cette amitié idéale que la Renaissance aurait possédé se refuse de voir que le texte de Montaigne est une idéalisation d’une expérience personnelle, non pas un compte rendu des pratiques courantes de son époque. L’idée de Montaigne de ne plus baser l’amitié sur la vertu mais sur une individualité irréductible ne s’impose que pendant la Sattelzeit, avec le culte de la sensibilité dans l’amitié415 et elle ne devient vraiment dominante qu’avec les romantiques. Les amitiés du XVIe et du XVIIe siècle obéissent encore à une conception dans laquelle les bases de l’amitié reposent sur les caractères, qualités et vertus de la personne et non dans le fait que cette 414 Georges Matoré, article « amitié », in François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 71. 415 Le culte de l’amitié à l’époque de la sensibilité est décrit de façon concise chez Silvia Bovenschen, « Die Bewegungen der Freundschaft. Versuch einer Annäherung », in idem, Schlimmer machen, schlimmer lachen. Aufsätze und Streitschriften, ed. Alexander García Düttmann, Francfort-sur-leMain, 1998, p. 34-66, ici p. 43-50. 171 personne soit elle-même. 416 Cependant, le discours savant des traités et la pratique sociale (avec elle le discours quotidien) s’orientent ici différemment et divergent. Dans la société aristocratique du siècle classique, la condition pour l’amitié ou pour la disposition à l’amitié se situe plutôt dans l’honneur nobiliaire que dans la vertu Ŕ un noble de cette époque pourrait probablement concilier les deux conceptions en disant que la vertu est le résultat de l’honneur nobiliaire. Cependant un paysan, même s’il fait preuve d’une grande vertu, ne sera jamais l’ami d’un noble. Les rapports de proximité et de confiance entre ces personnes doivent utiliser une autre sémantique. De préférence, il s’agit de la sémantique du serviteur dévoué et du seigneur qui se doit de protéger et de récompenser son serviteur loyal. L’amitié dans la littérature moraliste et dans la littérature des traités au XVIe et XVIIe siècle Comme il a déjà été mentionné, l’époque moderne a en effet produit beaucoup de textes littéraires concernant l’amitié. Cela ne constitue cependant pas le cœur de nos recherches et ce, pour trois raisons : tout d’abord ces textes sont normatifs ou, du moins, ils reflètent certaines normes. Ils donnent certes des informations sur les idéaux mais ils n’en livrent pas sur ce qu’on attendait d’un ami au niveau empirique. Ensuite, les textes sont souvent systématisants, proposent des subdivisions dans le champ de l’amitié, suivant en cela la tradition d’Aristote sur l’amitié, et gomment les faits empiriques. Ce dernier fait est en relation avec le troisième point : les traités sur l’amitié réfèrent à l’amitié en soi et non à l’amitié aristocratique. Ils constituent bien évidemment un groupe important de sources, mais ils doivent être étayés par des ego-documents. Une source importante concernant la pensée moderne de l’amitié est l’étude des traités sur le courtisan. Nous résumons ici la littérature du XVIe et du XVIIe siècle : il s’agit d’un genre très spécialisé, obéissant à des lois internes qui devraient être plus fortes que des conjonctures 416 D’après Niklas Luhmann, les mutations du concept de l’amour auraient pris un déroulement similaire: là aussi, une conception substantialiste perdure au-delà de la fin du Moyen Âge. Celle-ci est remplacée au XVIIe siècle par le concept de l’amour-passion, c’est-à-dire de l’amour dont le trait caractéristique est précisément le fait qu’elle ne peut pas être durable. Au XVIIIe et XIXe siècle, on assiste à une transition vers l’idée d’un amour durable, qui est maintenant vu comme la base du mariage et non plus comme un phénomène qui lui est opposé; cf. Niklas Luhmann, Liebe als Passion, op. cit. Ŕ Pour l’amitié, on pourrait ajouter, il n’y a jamais eu le stade d’une « amitié-passion », car on a toujours vu l’amitié comme une relation durable et jamais comme une passion courte et excessive. 172 éphémères dans l’histoire des idées. Cela permet de traiter les textes de deux siècles ensemble. Ce genre débute en Italie.417 Il Cortegiano418 de Baldassare Castiglione constitue l’origine du genre et sera plus tard un classique lu dans l’Europe entière. On peut certainement interpréter la naissance et l’élaboration des traités sur le courtisan comme une réponse à la croissance quantitative des cours, une réaction à certains problèmes de cohabitation et de concurrence chez les élites dans le milieu de cour. Chez Castiglione, ce n’est donc plus, comme chez Machiavel, le prince qui est le personnage le plus important, c’est le courtisan. Par contre, le Principe peut encore se passer de la discussion de la micro-politique de la cour. Certes on y retrouve des groupes comme les Grands et le peuple Ŕ dont le prince doit aussi considérer les intérêts Ŕ mais pas les courtisans individuels, dont chacun a ses propres buts. Castiglione se demande comment le courtisan peut acquérir l’amitié de son maître. Un autre auteur important dans ce genre est Giovanni Della Casa qui y a contribué avec deux œuvres. Le Galateo,419 en italien, est la plus connue et parle surtout des bonnes manières du courtisan. Le problème de l’amitié est encore mieux expliqué dans le traité rédigé en latin De officiis inter potentiores ac tenuiores amicos.420 Comme le titre de ce traité sur les devoirs 417 Pour l’amitié dans la littérature des traités pendant la Renaissance italienne cf. Ada Annoni, L’amicizia nella trattatistica rinascimentale, in: Luigi Cotteri, ed., Il concetto di amicizia nella storia della cultura europea/Der Begriff Freundschaft in der Geschichte der europäischen Kultur, op. cit., p. 462-484, qui utilise les exemples d’Alberti, de Castiglione et de Della Casa. 418 Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, ed. Alain Pons, Paris, 1991. Pour une édition allemande Baldassare Castiglione, Das Buch vom Hofmann, ed. Fritz Baumgart, Munich, 1986; une édition plus récente est Baldassare Castiglione, Der Hofmann. Lebensart in der Renaissance, ed. Albert Wesselski, Berlin, 2ième éd. 2004. 419 Deux éditions en langue originale italienne sont Giovanni Della Casa, Galateo, ed. Saverio Orlando, Milan, 1988, et Giovanni Della Casa, Galateo, ed. Gennaro Barberisi, Venise, 1991. Pour une édition en allemand Giovanni Della Casa, Der Galateo. Traktat über die guten Sitten, ed. Michael Rumpf, Heidelberg, 1988. Une édition en français a été réalisée au XVIe siècle : Le Galatée, premièrement composé en italien par J. de La Case, et depuis mis en François, Latin et Espagnol par divers auteurs, Lyon, 1598. 420 Le texte original en latin, qui date de 1546, se trouve rééditée dans Ioannis Casae Latina Monimenta, Quarum partim versibus, partim soluta oratione scripta sunt, Florence, 1657, p. 27-52. Le traité a été traduit en français peu après la parution de l’original : Des Offices mutuels qui doivent estre entre les Grands Seigneurs et leurs Courtisans. Prins en partie sur le Latin du Seigneur Jean De La Case, Archevesque de Benevent. Plus Du devoir qui doit estre reciproquement gardé & observé entre 173 entre les amis plus puissants et les amis plus humbles le suggère déjà, ce texte soulève des problèmes qui se rapportent à la possibilité ou à l’impossibilité de différences de rang dans les amitiés. La littérature des traités italienne trouve bien des lecteurs en France et y stimule à son tour la création d’œuvres de ce genre. Au XVIIe siècle apparaîtront des traités français. Le plus important est celui de Nicolas Faret : l’Honnête homme ou l’art de plaire à la cour.421 Un peu plus tard, Antoine Gombaud, Chevalier de Méré présente l’honnête homme sous forme d’un dialogue en français, comme Castiglione l’avait fait en italien. Dans ses Conversations,422 il met l’accent sur l’honnêteté dans l’amitié. On voit déjà ici une pensée qui souligne la relation entre amitié et honneur.423 Relier honnêteté et honneur n’est pas un simple jeu de mots : seul un homme d’honneur peut être un honnête homme. Le roturier n’y a pas accès à moins de cultiver une manière de vivre se rapprochant de la vie nobiliaire : on parlera alors de « vivre noblement ». Même si les textes ne donnent qu’un aperçu sur la vie des nobles parce que leurs constatations font des concessions au savoir humaniste et aux lois du genre, il ne faut néanmoins pas sous-estimer leur influence : chaque courtisan du XVIIe siècle a très probablement lu au moins quelques-uns des textes évoqués.424 Il faut encore évoquer au moins deux auteurs non français qui sont important grâce à l’impact considérable de leurs écrits. Ils ne sont pas au cœur du genre des traités sur le courtisan, tant du point de vue géographique que du point de vue de leur contenu. Francis Bacon intitule son Œuvre Essays425, ce qui est une allusion à Montaigne ; mais la structure très ordonnée de ses les Maistres & Serviteurs privez, par le mesme Traducteur, éd. François de Ferris, Paris, 1571. Pour la réception du texte de Della Casa en France cf. Mario Richter, Giovanni Della Casa in Francia nel Secolo XVI, Rome, 1966 (Quaderni di Cultura Francese 8), pour le Galateo p. 53-85, pour De Officiis inter potentiores ac tenuiores amicos p. 87-100. Pour l’interprétation que Della Casa donne de la vie à la cour cf. Ronald. G. Asch, « Der Höfling als Heuchler ? », op. cit., p. 197-201. 421 Nicolas Faret, L’honnête homme, ou l’art de plaire à la cour, Genève, 1970 [Réimpression de l’édition Paris, 1925]. 422 Chevalier de Méré, Les Conversations, ed. Charles-H. Boudhors, Paris, 1930. 423 Cf. infra. 424 Pour le genre des traités du courtisan cf. Manfred Hinz, Rhetorische Strategien des Hofmannes. Studien zu den italienischen Hofmannstraktaten des 16. und 17. Jahrhunderts, Stuttgart, 1992; pour la littérature allemande concernant les courtisans cf. Manfred Beetz, Frühmoderne Höflichkeit: Komplimentierkunst und Gesellschaftsrituale im altdeutschen Sprachraum, Stuttgart, 1990. 425 Francis Bacon, The essayes or counsells, civill and morall, ed. Michael Kiernan, Oxford, 2ième éd. 2000 (The Oxford Francis Bacon, tome XV). 174 textes se rapproche plus du genre du traité que des Essais de Montaigne, volontairement moins ordonnés et caractérisés par leurs fréquentes digressions.426 Bacon reprend la problématique de l’intérêt et du profit dans l’amitié427 et comme Plutarque, il pose la question : comment faire la différence entre un ami et un flatteur ?428 Baltasar Gracián y Morales est un autre auteur classique ; son Oráculo manual y arte de la prudencia s’est très vite répandu dans toute l’Europe au XVIIe siècle. L’œuvre est rédigée sous formes de maximes et elle offre un mode d’emploi pour survivre convenablement et pour effectuer une ascension à la cour. Gracián y inclut volontairement l’art des feintes tactiques. Gracián se sert d’un genre très répandu en France au XVIIe siècle et qui fera même de l’ombre à la forme du traité. Un regard sur le Chevalier de Méré avait déjà montré que des formes moins rigides que la dissertation scolastique avaient vu le jour au Siècle classique. Une littérature des maximes se profile : les Maximes et Réflexions de La Rochefoucauld429 sont très importantes pour le thème de l’amitié, tout comme les Caractères de La Bruyère.430 Les thèmes caractéristiques littéraires La littérature constitue, à côté de la philosophie, une autre source importante pour les représentations sur l’amitié. En général, la noblesse d’épée ne va pas à l’université, ce qui ne veut pas dire qu’elle est nécessairement moins cultivée que la noblesse de robe. Condé luimême constitue un excellent exemple : à huit ans, il entre au collège des Jésuites de Bourges 426 Silvia Bovenschen voit dans Montaigne et Bacon les deux pères fondateurs de l’essai moderne et contemporain; elle souligne la tension entre leurs deux procédés respectifs, une tension qui, d’après elle, aurait marqué désormais l’histoire du genre de l’essai. Elle insiste, en outre, sur le fait que tous les deux ont écrit des essais sur l’amitié, cf. Silvia Bovenschen, « Die Bewegungen der Freundschaft », op. cit., p. 59f. 427 Francis Bacon, The Essayes or Counsels, Civill and Moral, ed. Michael Kiernan, op. cit., p. 80- 87(chapitre XXVII, Of Frendship). 428 Ibid., p. 147-152 (chapitre XLVIII, Of Followers and Frends, et chapitre XLIX, Of Sutours). 429 François de La Rochefoucauld, Maximes, suivies des Réflexions diverses, du Protrait de La Rochefoucauld par lui-même et des Remarques de Christine de Suède sur les Maximes, ed. Jacques Truchet, Paris, 1967. Pour une traduction allemande cf. François de La Rochefoucauld, Maximen und Reflexionen, ed. Konrad Nußbächer, Stuttgart, 1965. Pour une édition qui accompagne l’original français d’une traduction allemande cf. François de La Rochefoucauld, Maximen und Reflexionen. Französisch und deutsch, ed. Jürgen von Stackelberg, Munich, 1987. 430 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., Paris, 1998. 175 où il apprendra la théologie, la philosophie et les sciences.431 A-t-il vraiment tenu un discours dans un latin parfait à sept ans ?432 On peut penser que l’anecdote a été inventée ou exagérée, mais cela ne change rien à la grande culture ni à la bibliophilie du prince. Les Condé insistaient fortement sur l’apprentissage du latin : c’était une tradition de famille que les garçons, pendant leur scolarité, ne devaient écrire leur père qu’en latin.433 Nous avons trouvé aux archives de Chantilly de telles lettres latines écrites à Henri II de Condé par le prince de Conti, frère du Grand Condé, pendant sa scolarité. On peut donc partir du fait que la littérature joue un rôle dans la formation de l’image de soi des nobles. Des déclarations portant sur l’influence de certains auteurs doivent en général rester du domaine de la spéculation ; celui qui, pour agir, trouve son inspiration dans un roman ne le citera probablement pas. Néanmoins, cela ne peut pas être une raison de ne pas renvoyer à d’éventuels modèles littéraires. Il ne s’agit pas d’écrire ici une deuxième histoire du discours sur l’amitié à côté de celle constituée par la tradition philosophique, tout simplement parce que les discours philosophique et littéraire ne sont pas deux courants absolument distincts l’un de l’autre pendant deux millénaires et demi. C’est très moderne de séparer nettement les deux genres. Ici, cependant, il est plus question d’auteurs et de motifs qui auraient pu influer sur la pensée du Siècle classique. Le Siècle classique a une piètre opinion du Moyen Âge, par contre, il tient l’Antiquité en haute estime. Il faut donc prendre en compte d’une part les auteurs de l’Antiquité et d’autre part ceux du XVIe et du XVIIe siècle, tandis que les auteurs médiévaux n’ont guère influencé les textes de l’époque moderne. Chez les auteurs de l’Antiquité, on évoquera tout d’abord Plutarque. Les Vies des hommes illustres est la lecture obligatoire par excellence pour les jeunes nobles ; ils ne lisent pas ces œuvres dans la langue d’origine mais dans la traduction devenue classique de Jacques Amyot.434 La popularité de cet ouvrage en tant que lecture éducative s’explique facilement : 431 Jean de La Brune, Mémoires pour servir à l'histoire de Louis de Bourbon, prince de Condé, Cologne 1693, p. 10f. 432 Selon Pierre Duhamel, auteur d’une biographie du prince, Condé aurait joué à la guerre à l’âge de sept ans avec les enfants du voisinage et aurait harangué ses troupes en latin, Pierre Duhamel, Le grand Condé ou l’orgueil, op. cit., p. 26. 433 Henri Malo, Le Grand Condé, op. cit., p. 19. 434 Encore de nos jours, cette traduction est la base de l’édition dans la collection de la Pléiade, d’après laquelle nous citons pour cette même raison : Plutarque, Les vies des hommes illustres. Traduction de Jacques Amyot, ed. Gérard Walter, 2 tomes, Paris, 1951. 176 en effet, il relate les exploits des grands hommes. Les jeunes nobles peuvent alors prendre ces grands hommes comme modèles ou comme exemples. On peut alors chercher des traces de Plutarque dans les conceptions et dans les pratiques de l’amitié nobiliaire. Dans la Vie de Thésée, une parmi les vies décrites dans l’œuvre de Plutarque, Thésée et Pirithoüs enlèvent ensemble la belle Hélène ; ils la tirent au sort et c’est Thésée qui gagne. Ce dernier s’engage en échange à aider Pirithoüs à enlever une femme qui n’est autre que la fille du roi des Molosses ; cependant, Pirithoüs trouve la mort lors de l’enlèvement.435 La relation entre Thésée et Pirithoüs est qualifiée d’amitié, en toutes lettres.436 L’aide de l’ami lors de l’enlèvement d’une femme rappelle l’« Histoire d’Angélie et de Ginolic »437 dans l’Histoire amoureuse des Gaules. Il s’agit du récit de l’enlèvement de mademoiselle de Boutteville par Coligny-Saligny. Après l’enlèvement, Condé met son château à la disposition de ColignySaligny pour que celui-ci puisse s’y réfugier.438 Cette même Histoire amoureuse des Gaules est plus tard la cause de la rupture entre Condé et Bussy-Rabutin, à cause de l’image de Condé qui n’est pas très flatteuse Ŕ le personnage du prince porte, certes, un pseudonyme, comme tous les personnages dans l’Histoire amoureuse des Gaules, mais pour un contemporain qui est familier avec la vie de la cour de France à cette époque, il est facile de décoder ces pseudonymes et d’identifier chacun des personnages avec un courtisan. Le texte constituant une satire contre une grande partie de la cour, Bussy-Rabutin en est banni après la publication du texte. De son exil il écrit à Condé, nie d’avoir écrit le texte et accuse ses ennemis d’être les véritables auteurs.439 On pourrait donc décrire ici une interaction complexe entre littérature et pratique sociale : l’inspiration antique contribue à façonner les actions des nobles ; ces mêmes actions inspirent à leur tour les auteurs de l’époque à de nouvelles œuvres littéraires. Dans le cas de Bussy-Rabutin, un tel texte a à son tour des conséquences sur la pratique sociale parce qu’il est la cause de l’exil de son auteur et qu’il compromet les amitiés du poète (il en est ainsi pour sa relation avec Mme de Sévigné, décrite sous des traits très peu charmeurs) et détruit des relations établies (comme celle avec Condé). En ce qui concerne la littérature du XVIe siècle, on doit rappeler l’influence de Montaigne. Cela saute particulièrement aux yeux dans le domaine de l’écriture autobiographique. Les 435 Ibid., tome 1, p. 30f. 436 Ibid., p. 29. 437 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, ed. Antoine Adam, Paris, 1967, p. 93f. 438 Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 97; cf. aussi Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., p. 342f. 439 Bussy-Rabutin à Condé, Archives de Chantilly, P XXXVII 314-319. 177 mémoires de Coligny-Saligny nous en donnent un exemple frappant. Non loin du début des « Petits Mémoires », Coligny-Saligny décrit son propre corps. Il fait cela d’une manière qui, de toute évidence, est inspirée du modèle de la description que Montaigne fait de lui-même dans l’Essai II, 17 « De la présomption » : « Voicy mon portrait en peu de mots : je suis d’une taille fort droite, fort aisée, fort grande et très belle. Je suis gaucher au dernier point, sans qu’on m’ayt jamais pu chastier. J’ay la main extraordinairement petite pour un grand homme, et les bras un peu trop longs ; mais cela ne paroit qu’à moy ; la jambe fort bien faite, mais le visage fort régulier, le nez gros et mal fait, la bouche grande, les yeux beaux et excellents ; le teint assez beau ; dans la jeunesse le poil chastain : je suis devenu chauve de fort bonne heure. J’ay été fort adroit à de certains exercices et fort maladroit dans d’autres. J’ay parfaitement bien dansé, quoique je n’aye jamais aimé la danse. J’ay été fort adroit à faire des armes, et il y a paru, car j’ay tué ou battu tous ceux quy ont eu affaire à moi. »440 Ce passage montre bien que Coligny-Saligny a pris les Essais comme modèle sur le plan stylistique. Il va jusqu’à en adapter tout un morceau. La technique est la même que chez Montaigne, seulement il met ses propres caractéristiques physiques à la place de celles de Montaigne. On peut même prouver que Coligny-Saligny connaissait le texte de Montaigne, ce qui se voit dans un autre passage de ses mémoires où il se réfère explicitement à lui ; il reprend l’avis de Montaigne sur les parlements : « L’heure des parlements est dangereuse ; Montaigne le dit et moi aussi. »441 La conception radicale de l’amitié développée par Montaigne est, certes, une exception dans le discours sur l’amitié du XVIe autant que du XVIIe siècle, comme nous venons de le montrer plus haut. Néanmoins, cela n’empêche pas les nobles du Grand Siècle de piocher dans son œuvre afin de décrire des amitiés que Montaigne n’aurait jamais qualifiées comme telles ou auxquelles il aurait du moins refusé le nom de vraie amitié. Quand le comte de Bussy-Rabutin recommande son ancienne maîtresse, une comtesse, à un ami en lui expliquant que cet ami est son alter ego, on voit que les contemporains s’approprient des topoï de façon créative et qu’ils 440 Jean de Coligny-Saligny, Mémoires, op. cit., p. xliij-xliv. 441 Ibid., p. 33; il se réfère ici au sixième essai du premier livre de Montaigne, un texte intitulé « l’heure des parlements dangereuse » ; Michel de Montaigne, Essais, ed. Jean Céard, op. cit., tome 1, p. 108-112. 178 les interprètent quelquefois aussi de façon ironique et frivole : « je vous déclare que bien loin d’être jaloux, le plus grand plaisir que vous puissiez faire, c’est de le bien traiter ; c’est un autre moi-même, madame, je vous aurai obligation des faveurs qu’il recevra de vous comme si je les recevois. »442 Avec Bussy-Rabutin, la voie opposée est abordée, c'est-à-dire le fait que les auteurs de l’époque s’inspirent des amitiés nobles pour leur propre création littéraire. Si on étudiait ce sujet à fond, cela donnerait lieu à une étude à part, plus philologique qu’historique ; nous ne pouvons ici que mentionner le phénomène de façon passagère, pour ne rien laisser de côté. En effet, c’est précisément dans le cas du grand Condé que l’on trouve toute une série d’exemples où des amitiés nobiliaires sont utilisées comme matériel pour la création littéraire, et, plus généralement, des œuvres qui s’inspirent du prince et de ses actes. On doit mentionner particulièrement Madeleine de Scudéry et son Artamène ou le Grand Cyrus qui constitue le plus long roman de l’histoire de la littérature française avec ses 13095 pages et ses 2,1 millions de mots.443 Le protagoniste s’inspire de Condé et le texte lui-même est dédié à la duchesse de Longueville. En outre, Saint-Evremond et Vincent Voiture, qui font partie de l’entourage de Condé, traitent des événements de la vie du prince. Amitié et honneur L’honneur nobiliaire constitue un aspect important de l’amitié nobiliaire.444 Il faut à cet endroit considérer certaines difficultés conceptuelles en ce qui concerne la notion même d’ 442 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 106f. 443 Madeleine de Scudéry, Artamène ou le Grand Cyrus, 10 tomes, Paris/Leyde, 1656. 444 Pour le sujet de l’honneur nobiliaire cf. Ronald G. Asch, « ‘Honour in all parts of Europe will be ever like itself’. Ehre, adlige Standeskultur und Staatsbildung in England und Frankreich im späten 16. und im 17. Jahrhundert: Disziplinierung oder Aushandeln von Statusansprüchen? », in idem/Dagmar Freist, Staatsbildung als kultureller Prozeß. Strukturwandel und Legitimation von Herrschaft in der Frühen Neuzeit, Cologne, 2005, p. 353-379; Andreas Pečar, Die Ökonomie der Ehre. Höfischer Adel am Kaiserhof Karls VI., Darmstadt, 2003; Beatrix Bastl, Tugend, Liebe, Ehre. Die adelige Frau in der Frühen Neuzeit, Cologne/Weimar/Vienne, 2000. Cf. aussi Arlette Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 15, 1968, p. 597-623. Cf. en outre Klaus Schreiner/Gerd Schwerhoff, eds., Verletzte Ehre. Ehrkonflikte in Gesellschaften des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Cologne/Weimar/Vienne, 1995 (Norm und Struktur 5). Cf. aussi la monographie récente de Brendan Kane sur l’honneur en Grande-Bretagne et en Irlande, Brendan Kane, The Politics and Culture of Honour in Britain and Ireland, 1541-1641, Cambridge, 2010. 179 « honneur ».445 Arlette Jouanna a, dans une étude devenue classique datant des années 1960, constaté à quel point ce concept est polysémique et complexe dans la France moderne. Selon elle, la notion d’honneur a quatre aspects principaux. Il désigne premièrement les qualités qui rendent une personne digne d’estime ; deuxièmement les effets que les exploits d’une personne produisent dans la conscience des autres ; troisièmement, et surtout au pluriel, les signes extérieurs par lesquels se manifeste l’estime ; et quatrièmement, une distance sociale qui distingue celui qui possède l’honneur des autres et l’élève au-dessus d’eux.446 Quand on parle d’honneur nobiliaire, on doit faire une différence entre honneur et réputation (Ehre et Ansehen, honour et reputation). Ces deux qualités sont toutes les deux propres aux nobles, mais elles n’obéissent pas aux mêmes lois. Un noble possède l’ « honneur » depuis sa naissance. On ne peut l’améliorer ou l’augmenter, par contre, on peut le perdre. Le plus grand risque de perte de l’honneur est particulier à chacun des deux sexes : Les hommes perdent leur honneur quand ils subissent une humiliation sans y répondre avec une provocation en duel. Pour les femmes, on attend surtout d’elles de ne pas avoir de relations sexuelles avant le mariage. Les deux termes « honneur » et « réputation» ne font pas partie du système catégoriel d’un appareil analytique, mais ce sont des notions que l’on trouve dans les sources. Chez Bussy-Rabutin, ces deux termes sont même explicitement opposés. Sur un plan sexuel, Bussy-Rabutin exploite la peur du déshonneur public d’une jeune fille (probablement noble) : la jeune fille couche avec lui après avoir fui les soldats qui font partie de l’unité même dont Bussy-Rabutin est le commandant ; il note : « elle me répondit fort honnêtement, que pour sauver son honneur, elle ne soucioit pas de hasarder sa réputation. »447 Quant à la réputation, elle peut être augmentée, mais elle peut également s’amoindrir; plusieurs facteurs contribuent à elle, dont évidemment le rang de la propre maison, mais aussi les propres actions, les titres, les charges, ainsi que les contacts ; c’est ce dernier point qui la met particulièrement en rapport avec l’amitié. 445 Une synthèse du problème de l’honneur qui va au-delà d’une seule civilisation se trouve chez Frank Henderson Stewart, Honor, Chicago/Londres, 1994. Le modèle de Stewart a été appliqué à l’époque moderne par Markku Peltonen dans son livre sur le duel, dans lequel il a dédié un chapitre à l’honneur, cf. Markku Peltonen, The Duel in Early Modern England. Civility, Politeness and Honour, Cambridge, 2003 (Ideas in Context 65), p. 35-44. 446 Arlette Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », op. cit., p. 599,p. 607, p. 611, p. 614. 447 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 140. 180 La relation entre l’amitié et l’honneur est peut-être ce qui est spécifiquement « nobiliaire » dans l’amitié nobiliaire. En ce qui concerne le rapport entre l’amitié nobiliaire et l’honneur nobiliaire, nous proposons l’hypothèse suivante : l’honneur est la condition préalable à l’amitié nobiliaire, la réputation peut constituer une incitation supplémentaire pour se lier d’amitié avec quelqu’un ; elle peut être améliorée par l’amitié, mais elle peut aussi s’en trouver diminuée. Une lettre de Condé à Mazarin montre à quel point le lien étroit entre amitié et honneur est critique : lorsque le poste de gouverneur de la ville d’Ypres est à pourvoir, Condé propose Gaspard de Coligny, mais Mazarin attribue le poste au comte de Palluau, en disant explicitement qu’il est « extrêmement de [ses] amis ». Condé y voit une manœuvre habile et ciblée servant à affaiblir son autorité et son prestige au sein de l’armée ; il écrit alors à Mazarin qu’il est dur et pénible (« rude ») de servir, ce faisant, de « se voir hors d’estat de rien faire ny pour soy ny pour ses amis » ; à l’avenir, personne ne s’adresserait plus à lui pour une quelconque requête et lui-même hésiterait à s’engager pour quelqu’un, afin de ne pas se « décréditer » encore plus.448 Le terme « crédit » ne désigne pas ici un crédit financier, mais la possibilité d’agir avec ou par sa réputation. Jay Smith a fait remarquer qu’à l’époque moderne, le mot « crédit » a deux significations qui cependant se chevauchent et qui sont liées entre elles : d’une part il a un sens financier (ce qu’on emploie encore aujourd’hui), d’autre part il signifie la bienveillance et la confiance personnelles et subjectives que l’on témoigne à une personne.449 L’honneur explique pourquoi les personnes qui ne sont pas nobles ont tant de difficultés à établir des amitiés avec des personnes nobles. L’honneur, qui se manifeste dans la faculté de donner et de demander satisfaction, est une qualité qui est inhérente aux nobles, mais elle ne l’est pas aux roturiers (les ecclésiastiques ne doivent pas combattre avec des armes ; ainsi, pour eux, la question de la faculté de donner et de demander satisfaction ne se pose pas). Pour le dire en d’autres termes et plus précisément : ce n’est pas que les roturiers n’aient pas d’honneur du tout, mais ils ne possèdent pas cet honneur spécifique qui est particulier aux nobles. Arlette Jouanna souligne à juste titre que l’honneur est spécifique pour chaque « estat », et cela dans un sens où la notion d’état va au-delà de la différence entre clergé, noblesse et Tiers Etat pour désigner une multitude de groupes sociaux différenciées par leur 448 Archives de Chantilly, P II 110-117, Condé à Mazarin, 4 juin1648 ; cf. Katia Béguin, Les Princes de Condé, op. cit., p. 98. 449 Jay M. Smith, « No More Language Games », op. cit., p. 1427f. Ŕ Les deux sens existent encore de nos jours. 181 rang social, leur âge, leur sexe, et leur métier.450 Pour employer le système de catégories développé par l’ethnologue Frank H. Stewart, l’honneur nobiliaire est un honneur « horizontal », c’est-à-dire qu’il implique le droit d’être traité comme un membre d’un groupe d’égaux, dans notre cas : de la noblesse ; Stuart désigne un tel groupe par le nom d’honor group.451 Toujours dans ce système de catégories, ce que les roturiers doivent aux nobles serait un honneur « vertical », c'est-à-dire la reconnaissance de leur rang plus élevé. C’est pourquoi les roturiers ne peuvent habituellement se lier d’amitié avec les nobles. La relation entre Condé et l’auteur Vincent Voiture constitue un exemple pour un autre genre de relation interpersonnelle étroite. C’est précisément parce que Voiture peut ni donner ni demander satisfaction qu’il peut s’adresser au Prince sur un ton que les nobles ne pourraient se permettre ; la célèbre lettre qu’il envoie au prince et dans laquelle il le traite de « compère le brochet » est sans doute un exemple particulièrement flagrant pour ce phénomène.452 Paradoxalement, celui qui ne possède pas l’honneur nobiliaire ne risque aucun duel ; cependant, cela ne veut pas dire que tous les roturiers peuvent se permettre un comportement irrespectueux. Tout au contraire, dans l’Europe pré-contemporaine, un roturier qui insulte un noble doit s’attendre à des peines juridiques sévères.453 Quand un roturier ose prendre certaines libertés vis-à-vis d’un noble, c’est donc toujours avec l’accord tacite du noble qu’il le fait : Voiture joue en quelque sorte le rôle du bouffon envers Condé. Les conclusions de Stuart donnent encore une autre explication pour la difficulté d’établir des amitiés entre les hommes qui appartiennent à différents états. Selon Stuart, un membre d’un « honor group » doit insister sur ce que les personnes qui n’appartiennent pas au groupe et qui sont de 450 Arlette Jouanna, « Recherches sur la notion d’honneur au XVIe siècle », op. cit., p. 600f. Ŕ La Enzyklopädie der Neuzeit applique aussi cette conception selon laquelle l’honneur est spécifique à chaque groupe social. Il est significatif qu’elle consacre des articles séparés à Ehre (honneur) et Adelsehre (honneur nobiliaire), cf. Klaus Graf, article « Adelsehre », in Enzyklopädie der Neuzeit, op. cit., tome 1, Stuttgart, 2005, p. 54-56, et Wolfgang E. J. Weber, article « Ehre », in ibid., tome 3, Stuttgart, 2006, p. 77-83. Le sujet est analysé à l’aide d’un exemple anglais par Richard Cust, « Honour and Politics in Early Stuart England : The Case of Beaumont v. Hastings », in Past & Present, 149, novembre 1995, p. 57-93. 451 Frank Henderson Stewart, Honor, op. cit., p. 54. 452 Œuvres de Voiture. Lettres et poésies, nouvelle édition revue en partie sur le manuscrit de Conrart, corrigée et augmentée de lettres et pièces inédites, avec le Commentaire de Tallemant des Réaux, des éclaircissements et des notes par M. A. Uricini, tome I, Genève, 1967 [réimpression de l’édition Paris, 1855], p. 401f. 453 Walter Demel, Der europäische Adel, op. cit., p. 63. 182 condition inférieure à la sienne le traitent en supérieur, s’il ne veut pas perdre la reconnaissance de ses pairs et, par là, son honneur horizontal. Pour ce raisonnement, Stuart s’appuie, certes, sur la situation en Grande Bretagne au XVIIIe siècle Ŕ il cite le cas d’un officier qui est condamné pour avoir fraternisé avec les hommes du rang en buvant avec eux454 Ŕ mais on peut supposer que cette démarcation était plutôt encore plus nette en France au XVIIe siècle. Ce n’est donc pas seulement que le roturier ne possède pas l’honneur nécessaire pour pouvoir devenir l’ami du noble ; il pourrait même nuire à son honneur, parce que le noble devrait craindre de donner l’impression de se commettre avec le peuple. Bien sûr, il y a des cas limites comme Gourville, qui ne remettent cependant pas en question la constatation générale. Gourville est certes un homo novus, mais en tant que bras droit de Fouquet, il s’est tellement enrichi qu’il peut se permettre un train de vie qui correspond à celui d’un noble. Même si au XVIIe siècle, le fait de « vivre noblement » ne permet presque plus jamais d’usurper des titres de noblesse (et encore moins dans le milieu de la cour), ce mode de vie peut quand même servir à assouplir certaines barrières sociales. Quand Gourville est en mission diplomatique à l’étranger, il jouit de plus de beaucoup de prestige qui provient de sa fonction et en tant qu’envoyé, il jouit aussi d’un honneur qui ne lui reviendrait pas en tant que roturier dans son pays. Cela peut expliquer pourquoi il a tant d’amis parmi les nobles du Saint-Empire - on a presque l’impression qu’il peut plus facilement qualifier d’« amitié » ses rapports avec des nobles étrangers qu’avec des nobles français. Par exemple, Gourville ne parle jamais d’amitié entre lui et Condé tout au long du texte de ses mémoires. Les ministres d’origine roturière constituent un autre cas limite. Condé utilise le terme d’amitié dans une lettre à Colbert : « Monsieur, rien ne m’est plus cher que ce qui me vient de vous, je n’ay pas eü peu de joie en recevant vostre lettre d’hier d’y voir des marques de la continuation de vostre amitié ».455 On peut cependant supposer ici une raison tactique d’une part Ŕ le rebelle amnistié doit s’adresser sur un ton courtois au ministre qui est au sommet de sa carrière Ŕ et d’autre part les ministres, par leur charge, occupent une place qui leur donne du moins un statut similaire à des nobles ; ils sont donc élevés au rang de gens d’honneur. En outre, les ministres roturiers sont en général anoblis très rapidement et ainsi officiellement intégrés dans la noblesse. Dans les amitiés, il est aussi possible de s’attribuer réciproquement de la réputation. L’ami de bas rang agrandit par sa présence le nombre des amis de celui de rang plus élevé.456 Un grand 454 Frank Henderson Stewart, Honor, op. cit., p. 59. 455 Archives de Chantilly, P LII 333f, Condé à Colbert, 15. septembre 1673. 456 Cf. Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l’Etat royal, op. cit., p. 235f. 183 nombre d’amis augmente le prestige Ŕ et avec lui, le poids politique.457 Ainsi se crée une action réciproque : plus un noble a du poids politique, plus il devient attrayant comme ami potentiel pour d’autres nobles. Ces amis peuvent aussi rendre d’importants services sur le plan matériel.458 Celui qui est d’un rang plus élevé est un ami particulièrement illustre de celui qui a un rang moins élevé et va par là augmenter la réputation de ce dernier, en particulier si on le compare à des nobles du même rang qui n’ont pas d’amis de haut rang. On peut bien sûr décrire cela aussi en utilisant le modèle du clientélisme, qui, cependant, met l’accent sur l’échange de dons et non sur l’honneur. Ces deux dimensions ne s’excluent pas, elles se complètent au contraire ; il ne s’agit donc pas ici d’attaquer le modèle sociologique du clientélisme mais de considérer le même état des choses sous un autre aspect. En outre, chaque amitié entre deux personnes de rang différent n’est pas nécessairement une relation clientéliste au sens d’un échange de dons asymétrique. La société nobiliaire du XVIIe siècle a été restructurée par le passage du féodalisme traditionnel au modèle de la cour ; par conséquent, le rang et les possibilités matérielles ne correspondent plus de façon linéaire. Dans une amitié asymétrique au niveau du rang, les biens ne coulent pas nécessairement aussi de façon asymétrique. Castiglione avait déjà fait remarquer que choisir judicieusement ses amis augmentait la « riputazione ».459 Le fait qu’amis et réputation soient liés a pourtant un revers de médaille négatif : Celui qui compte des conspirateurs ou même des rebelles parmi ses amis doit s’attendre à être considéré comme leur partisan. Ici, l’amitié peut donc aussi nuire à la réputation.460 Dans de tels cas, il est préférable pour l’amour de la prudence politique de mettre fin à de telles amitiés.461 457 Cf. dans le même livre le chapitre « Avoir beaucoup d’amis », ibid., p. 228-242. 458 Cf. infra, Services entre amis. 459 Baldassar Castiglione, Le livre du courtisan, ed. Alain Pons, op. cit., p. 143f (II.29) ; Baldassare Castiglione, Das Buch vom Hofmann, ed. Fritz Baumgart, op. cit., 146. 460 Cf. infra, amitié et révolte. 461 Déjà chez Alberti, on trouve le conseil de terminer les amitiés qui portent préjudice à la « fama » : Leon Battista Alberti, Über das Hauswesen, ed. Walter Kraus/Fritz Schalk, Zurich/Stuttgart, 1962, p. 415; cependant, selon Alberti, il faut éviter de rompre avec cet ami, mais il faut plutôt desserrer le lien d’amitié lentement et imperceptiblement, afin que l’amitié ne se transforme pas en inimitié: ibid., p. 416-418. Nous n’avons pas pu retrouver de traduction française de ce livre d’Alberti ; pour cette raison, nous citons le passage décisif dans l’original italien, Leon Battista Alberti, I Libri della famiglia, ed. Ruggiero Romano/Alberto Tenenti, Turin, 1969, p. 390, ou Lionardo, un des personnages 184 Amitié et rang Afin de comprendre l’amitié, il est important de se demander comment les nobles traitent la différence de rang dans les amitiés. Le terme actuel d’amitié suppose un même rang et conçoit ainsi l’amitié comme un rapport symétrique. Nous sommes d’avis que ce n’est pas le cas dans la société nobiliaire du XVIIe siècle. Une des raisons pour cela pourrait être que l’égalité de rangs n’existe pratiquement pas dans cette société. Si l’égalité des rangs était la condition pour l’amitié, cette dernière serait seulement un cas limite ; la fréquence avec laquelle les nobles parlent d’amitié dans leurs écrits contredit cette théorie. Les nobles ont des fonctions ou des titres différents, ce qui les place dans des rangs différents ; et même quand tout cela est identique chez deux nobles, il reste toujours l’ancienneté des titres respectifs qui, lui, établit une différence (par exemple chez les Ducs et les Pairs, dont la hiérarchie s’établit sur ce critère). L’amitié ne suppose donc pas l’égalité, mais elle la produit, elle est « créatrice d’égalité ».462 Un noble est un homme d’honneur et on ne peut pas le traiter comme un serviteur, on doit le traiter en ami si on veut se l’attacher et l’avoir dans son propre camp.463 Si l’amitié n’est peut-être qu’un euphémisme dans les relations hiérarchiques (comme le suppose Wolfgang Reinhard), une pure formule de politesse qui n’est pas prise au sérieux par les intéressés, ne joue ainsi qu’un rôle secondaire : s’il s’agit d’un jeu de rôles permanent qu’on ne peut pas quitter impunément, les résultats ne seraient pas changés au cas où les participants entretiendraient une reservatio mentalis et considéreraient seulement les amitiés entre égaux comme de « vraies » amitiés. D’ailleurs les sources indiquent le contraire : quand les nobles parlent de leurs propres amitiés, on trouve dans leurs mémoires des endroits qui parlent ouvertement d’inégalité dans les amitiés, par exemple quand les auteurs emploient la formule « ami et serviteur ».464 L’amitié fait ici office de forme de fréquentation dans laquelle on ne renie pas la différence de rang, mais dans laquelle elle est, pour ainsi dire, mise entre parenthèses de sorte que les deux acteurs puissent interagir en honnêtes hommes Ŕ tout en sachant qu’une différence de rang existe entre eux, mais sans insister sur ce fait parce tous les du livre, déclare : « se dallo amico per suo vizio a te impendesse infamia, conosciotula gravissima, per deporre ogni sinistro nome sarà permesso segregarselo e da sé volerlo lungi. » 462 Nous reprenons ici une formule proposée par Jean Boutier dans une discussion sur cette étude. 463 Cf. Ronald G. Asch, Europäischer Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 115. 464 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 43, décrit son père comme un « amy et serviteur » du duc de Guise. 185 deux savent qu’ils le savent. Le fait qu’on emploie aussi le terme « amitié » pour des relations entre personnes de rangs différents lorsqu’on décrit des amitiés entre d’autres personnes montre également que les contemporains ne considèrent pas cela comme un problème. La Grande Mademoiselle qualifie ainsi les adeptes de Mazarin d’amis du cardinal ; à l’occasion de la libération de Condé elle écrit : « Monsieur le Prince arriva le lendemain. Monsieur alla au-devant de lui jusqu’à Saint-Denis ; et, de toute la cour, il ne resta au Palais-Royal que des femmes et des mazarins ; car l’on commença lors à appeler ses amis ainsi. »465 Quand on sait que cette même princesse est une frondeuse de premier plan et donc une adversaire du cardinal, il n’y a pas de raison pour laquelle elle utiliserait des euphémismes pour les relations sociales de ses ennemis. D’ailleurs, l’époque moderne se trouve ici dans le sillon d’Aristote : chez lui, l’amitié est une relation entre égaux qui permet cependant une certaine inégalité. Le Philosophe fait remarquer qu’il n’y a pas de ligne claire à partir de laquelle une amitié n’est absolument plus possible. Elle est simplement impossible avec les rois et les dieux.466 La noblesse moderne se comporte de façon bien similaire : au sein de la noblesse, des amitiés sont possibles au-delà des différences de rang ; mais dans le cas où la barrière entre deux états est franchie, la différence est trop importante pour que la relation puisse être menée sous la forme d’une amitié. Il peut y avoir bien sûr des exceptions dans la petite noblesse, où un petit noble ou un robin peut se lier d’amitié avec un grand bourgeois Ŕ certes, il y aurait ici une barrière de condition à franchir, mais les positions sociales dans ce cas seraient proches : dernier échelon dans la noblesse et premier échelon dans la roture. Il existe cependant aussi des cas où la hiérarchie est expressément et délibérément suspendue. Gourville relate un tel cas. Quand il se trouve aux Pays-Bas, il rend régulièrement visite au Prince d’Orange. Ce dernier, tout comme les ambassadeurs qui ont témoigné à Gourville 465 Mémoires de a Grande Mademoiselle, op. cit., p. 97. . Nous citons le passage tel qu’il apparaît dans Aristote, Éthique à Nicomaque, ed. René Antoine 466 Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., p. 228f : « On le voit lorsqu’une grande distance s’établit avec le temps entre deux amis, qu’il s’agisse de différence de vertu ou de malice ou de richesse ou de quoi que ce soit d’autre : non seulement ils ne sont plus amis, mais il ne leur vient même plus à l’idée qu’ils pourraient l’être. Cela saute aux yeux plus que partout ailleurs dans le cas des dieux, si grande est leur supériorité en tous biens ! » Il continue à expliquer qu’il est aussi difficile d’être l’ami d’un roi, d’un homme particulièrement vertueux ou d’un savant si on est soi-même un homme sans grand mérite. Pour le même passage en allemand Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, op. cit., VIII.9, p. 225f. 186 « toutes sortes d’amitiés », veut goûter aux délices préparés par le célèbre cuisinier de Gourville. Gourville, le homo novus roturier, invite donc le Prince d’Orange et les ambassadeurs de France, du Portugal et d’Espagne ainsi que d’autres personnes : « Nous convînmes que je leur donnerais à dîner à une maison de campagne d’un de mes amis, et qu’en y entrant chacun serait dépouillé de son caractère et de sa qualité : ce qui fort bien observé. Quand il fut question de se mettre à table, je pris par la main la marquise de Melin, fille de Don Estevan de Gamarra, ambassadeur d’Espagne, et la fis asseoir auprès de moi, ayant pris la première place. Chacun prit la sienne sans songer à aucune cérémonie. »467 La mesure est radicale, et c’est pour cette raison qu’elle est clairement délimitée : les invités ne se défont de leur rang qu’en pénétrant dans la pièce et on ne doit pas dire explicitement qu’ils le récupéreront en quittant cette même salle. Il est bien possible que ce n’est que le fait que ces invités sont tous des nobles venant de différents pays qui rend possible de mettre de côté le rang pendant une telle rencontre ; il est difficile d’imaginer une telle action parmi les courtisans d’une même cour. Un cas particulier de la relation entre le rang et l’amitié se présente dans des cas où des saints qui parlent en faveur de quelqu’un sont qualifiés d’amis. Le Père Bergier raconte comment il a recommandé l’invocation des Saints à Condé mourant : « son esprit s’étant calmé par une confiance entière qu’il prit en la miséricorde divine, je luy proposay de dire les Litanies des Saints afin que la Sainte Vierge, &ce bienheureux se joignissent ensemble pour estre ses intercesseurs auprês (sic) de Dieu. Faisons-le, dit-il, je le veux bien, un grand pecheur comme je fus a besoin de puissans amis auprês de Dieu justement irrité contre moy. »468 On peut interpréter cette conception comme une extension du réseau d’amis jusque dans le surnaturel ; la relation avec le Saint patron apparaît donc comme une amitié entre personnes inégales, qui perdure au-delà de la mort.469 467 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 156. 468 François, Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 64. 469 Cf. Wolfgang Reinhard, « Amici e creature », op. cit., p. 315-317. 187 L’amitié avec le monarque Aristote a déjà soulevé la question de savoir s’il peut y avoir une amitié entre monarque et sujet. Après avoir déclaré que l’amitié entre les dieux et les hommes est inconcevable à cause de la trop grande différence de rang, il se montre aussi très sceptique en ce qui concerne la possibilité d’une amitié avec les rois ; il ajoute cependant qu’il est impossible de fixer exactement combien l’amitié supporte de différence : « Mais cela est encore visible quand il s’agit des rois : être leurs amis, cela ne vient même pas à l’idée des petites gens, pas plus qu’être les amis des personnes les plus vertueuses ou des plus grands savants ne vient à l’idée des gens sans aucun mérite. Somme toute, il n’y a pas de règle précise qui fixe la limite où l’on cesse d’être ami : qu’on ôte beaucoup à l’un des deux amis et l’amitié dure encore, mais qu’on continue à augmenter la distance qui les sépare jusqu’à en faire par exemple la distance qui sépare un dieu d’un homme, et elle ne peut plus durer. »470 Du point de vue de la sociologie de la domination et du pouvoir, la question de l’amitié avec le monarque peut être distinguée de la question de savoir si une amitié est possible entre personnes de rangs différents. La différence de rang entre amis inégaux peut engendrer une relation clientéliste (ce qui cependant n’est pas non plus nécessairement toujours le cas). Par contre, elle ne crée pas de domination. Le clientélisme et la domination sont deux choses différentes. Le clientélisme reste une relation acquise pouvant être rompue à chaque moment par le patron aussi bien que par le client. Par contre, la domination est une relation prescrite entre le souverain et ses sujets, dans laquelle les personnes des deux côtés sont nées dans leurs rôles respectifs et ne peuvent s’en défaire que dans des cas extrêmes (abdication de l’un côté, révolte ou exil de l’autre). A la différence d’une amitié entre personnes inégales, dans une amitié entre un monarque et son favori, une relation prescrite supplémentaire, à savoir la relation de domination, est toujours présente dans l’amitié. C’est cette situation qui est à l’origine de la tradition de discours que nous appellerons ici le discours sur le problème du favori. Elle présente essentiellement deux aspects. D’une part, de la perspective des amis il s’agit de savoir si une amitié est possible sous la condition de la domination de l’un des amis sur 470 Aristote, Éthique à Nicomaque, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., p. 229 ; Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, op. cit., p. 226. 188 l’autre. D’autre part, de la perspective de la communauté politique, il s’agit de savoir si l’amitié entre le monarque et son favori est utile ou nuisible pour cette même communauté. Il y a le topos du souverain qui est manipulé par son favori. Pour décrire ce cas, les auteurs de l’époque moderne ont à leur disposition l’exemple de Tibère et de son favori Séjan, qui est assez connu pour pouvoir être utilisé dans des allusions. Gourville écrit à l’occasion d’un voyage à Nantes que Foucquet, juste avant sa disgrâce, propose au roi : « Le bruit du voyage de Nantes s’étant répandu, un autre de mes amis me dit que l’on comparait déjà M. Foucquet au favori d’un empereur qui avait fait naître une occasion de mener son maître bien éloigné de sa résidence ordinaire, dans la seule pensée de pouvoir manger des figues qu’il avait dans son jardin ; que M. Foucquet n’avait pensé, en proposant au Roi de faire un voyage à Nantes, qu’à aller voir Belle-Isle. »471 Même si les personnages de l’Antiquité ne sont pas nommés, on reconnaît Séjan dans le favori qui attire le roi loin de sa résidence Ŕavec, bien entendu, tout ce que cela implique de négatif quant à l’image de Foucquet. On doit remarquer que pour le problème du favori, 472 le discours de l’amitié dans les traités diffère du discours quotidien. Tandis que les traités considèrent la relation entre monarque et favori comme une amitié, cela ne veut pas dire pour autant que le roi doit nécessairement, dans la pratique, appeler son favori un ami ni qu’il doit nécessairement utiliser les formes de l’amitié dans sa relation avec son favori. Inversement, le terme d’amitié se trouve dans les lettres de Louis XIV à Condé, bien que Condé ne soit pas un favori, mais un ancien rebelle. C’est par exemple le cas dans la formule : « je finiray cette 471 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 132f. 472 Pour le phénomène du favori cf. pour la France du XVIe siècle l’œuvre magistrale de Nicolas Le Roux, La faveur du roi, op. cit. Pour l’Espagne Antonio Feros, Kingship and Favoritism in the Spain of Philipp III, 1598-1621, Cambridge, 2000. Une bonne vue d’ensemble est offerte par le volume collectif de J. H. Elliott/L. W. B. Brockliss, eds., The World of the Favourite, New Haven, 1999. Il y a, en outre, des études de cas biographiques, dont Hélène Duccini, Concini. Grandeur et misère du favori de Marie de Médicis, Paris 1991 ; David Onnekink, The Anglo-Dutch Favourite. The career of Hans Willem Bentinck, 1st Earl of Portland (1649 - 1709), Aldershot, 2007 (Politics and culture in NorthWestern Europe 1650 - 1720) ; Patrick Williams, The Great Favourite. The Duke of Lerma and the court and government of Philip III of Spain, 1598 – 1621, Manchester, 2006 (Studies in early modern European history). 189 lettre en vous asseurant de la continuation de mon amitié, Louis. »473 Le roi peut donc utiliser le langage de l’amitié lorsqu’il communique avec les plus hauts rangs de la noblesse. La problématique des sentiments et des intérêts Chez Aristote, la question qui domine est celle de savoir si l’amitié naît de la vertu ou du calcul intéressé Ŕ une problématique qui n’a cessé dans la suite de dominer le discours antique sur l’amitié. Certes, Aristote fait encore une différence entre l’amitié basée sur le plaisir et l’amitié basée sur le profit, mais comme il s’agit d’un avantage dans les deux cas, elles ne se sont pas en contradiction, mais elles forment toutes les deux un contraste à l’amitié basée sur la vertu. A l’époque moderne, la contradiction s’est décalée : l’opposition entre vertu et profit est devenue l’opposition entre sentiment et profit. On aurait donc pu s’attendre à ce que la notion d’amitié basée sur la vertu disparaisse chez à l’époque moderne, mais ce n’est pas le cas. Les textes antiques sont sans cesse repris et par les érudits et par les nobles (en tant que partie du programme de l’éducation noble) ; ils sont ainsi réintroduits à répétition dans le discours moderne. Condé assure Guitaut une fois qu’il ressent pour lui « toute l’estime, la tendresse et l’amitié que vous méritez ».474 Ici, l’amitié est donc comprise comme quelque chose que l’on gagne parce qu’on le mérite : la conception de l’amitié basée sur la vertu y réapparaît clairement. Si l’on oppose à de tels énoncés la conception de Montaigne dans laquelle il est précisément impossible de gagner l’amitié parce qu’on la mérite (la seule et unique raison de l’amitié étant « parce que c’était lui, parce que c’était moi »), on comprend alors qu’au niveau de l’histoire des idées, l’époque moderne nous présente un mélange de différents courants. Ce mélange pourrait être provoqué par la reprise des textes de l’Antiquité d’un côté et de l’autre par les problèmes issus de la vie à la cour. Comme les courtisans se trouvent toujours dans une situation de concurrence, la réflexion se concentre sur des problèmes stratégiques ; se lier avec quelqu’un de moins vertueux paraître maintenant plus acceptable même au niveau du discours que cela n’avait été le cas dans les textes antiques sur l’amitié, où il n’est pas question de faire carrière, mais de se perfectionner soi-même au niveau éthique. Andreas Schinkel fait remarquer à juste titre qu’à la lecture du livre de Leon Battista Alberti, Della Famiglia,475 rédigé en 1441, on peut constater que d’une part, l’amitié 473 Archives de Chantilly, P XXXIX 168f, Louis XIV à Condé, 26 mai 1672. 474 Archives de Chantilly, O I 172, Condé à Guitaut, 30 septembre 1656. 475 Leon Battista Alberti, I Libri della famiglia, ed. Ruggiero Romano/Alberto Tenenti, op. cit. Pour la biographie d’Alberti cf. Anthony Grafton, Leon Battista Alberti. Master Builder of the Italian 190 basée sur le profit est déjà en train d’être revalorisée, mais que d’autre part l’amitié basée sur la vertu telle qu’elle a été conçue pendant l’Antiquité est encore décrite ; les deux aspects sont évoqués côte à côté sans qu’il y ait une relation étroite entre eux.476 Dans les textes ultérieurs que l’époque moderne a produits au sujet de l’amitié, on observe différents mélanges dans lesquels varie la dimension de la part respective de l’amitié basée sur la vertu suivant le modèle antique et l’amitié stratégique du courtisan moderne. D’une part, à la différence de l’Antiquité, les problèmes éthiques sont, à l’époque moderne, surtout traités sous la perspective de la théologie, et des auteurs comme Baltasar Gracián477 séparent presque complètement les problèmes de la survie à la cour et du succès dans cette société du caractère vertueux de l’individu. D’autre part, le concept de l’honnête homme tel qu’il figure par exemple dans les textes du Chevalier de Méré réintroduit la question de la perfection de l’individu dans les textes où on parle d’amitié. Cependant, il s’agit maintenant d’honnêteté et non de vertu : l’honnête homme se distingue certes par ses qualités morales mais du moins autant, sinon plus encore par les qualités qui le rendent apte à participer à la sociabilité de la cour. L’idée que les qualités des personnes jouent un rôle lorsqu’on choisit des amis est donc bien vivante dans la noblesse du XVIIe siècle ; pourtant, ces qualités ne sont pas les mêmes que dans la tradition philosophique de l’Antiquité : elles ne sont pas seulement éthiques et morales, mais spécifiquement de cour et aristocratiques. Elles n’ont pas seulement une dimension éthique mais aussi une dimension esthétique. Avec cela, des questions sur le rang au sein de la hiérarchie aristocratique et sur les capacités d’être un courtisan entrent en jeu Ŕ ce sont des questions qui n’avaient aucune valeur dans la vie de la polis grecque et que l’on ne trouve donc pas dans les textes de l’Antiquité. On peut quelquefois trouver dans les ego-documents des énoncés qui font preuve de l’insouciance des nobles modernes en ce qui concerne le profit dans l’amitié, une attitude qui, pour un lecteur d’aujourd’hui, apparaît cynique et frivole. Quand Bussy-Rabutin apprend en 1652 que son ami Palluau est si gravement malade que l’on doit craindre pour sa vie, il rend Renaissance, Cambridge, Massachusetts, 2000, traduit en allemand comme idem, Leon Battista Alberti. Baumeister der Renaissance, Berlin, 2002. 476 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 247. 477 Baltasar Gracián, L’art de la prudence, ed. Jean-Claude Masson, Paris, 1998 (Rivages Poche. Petite Bibliothèque 116). Pour une édition en allemand Baltasar Gracián, Handorakel und Kunst der Weltklugheit, ed. Arthur Hübscher, Stuttgart, 1954. Cette dernière version reproduit la traduction du texte par Arthur Schopenhauer. Le taux de notoriété de l’œuvre de Gracián dans l’espace germanophone est certainement aussi dû à la célébrité du traducteur. 191 visite à Mazarin pour lui demander de lui octroyer la charge de cet ami, au cas où ce dernier mourrait : « Deux jours après, il (sc. Mazarin) revint à Sedan, où il reçut la nouvelle de la rechute du comte de Palluau et de son extrémité. Il me l’apprit, et sur cela, je lui dis que si mon ami eût eu des enfants je n’aurois pas songé à profiter de ses dépouilles à leur préjudice ; mais que n’ayant point d’héritier connu, je suppliois très-humblement son Eminence de me faire obtenir sa charge de mestre de camp général de cavalerie légère en cas de mort, et de prendre ma lieutenance de roi dont il recompenseroit quelqu’un. Il m’en donna sa parole et me renvoya à la cour avec mille assurances de la continuation de son amitié, en me disant que je lui serois plus nécessaire là qu’auprès de lui. »478 Mazarin trouve cette proposition aussi peu immorale que Bussy-Rabutin lui-même, sinon, il ne l’accepterait pas. Le fait que Bussy-Rabutin relate ce fait de plein gré dans ses mémoires montre qu’une telle façon d’agir ne choque en aucun cas ses contemporains. Emotion et loyauté Dans les traités, on s’intéresse beaucoup à la question de savoir si l’amitié naît du sentiment ou de l’intérêt. Mais qu’est-ce que les ego-documents nous disent sur ces sujets ? On est tout d’abord assez désappointé après avoir lu des correspondances « amicales » entre courtisans du Grand Siècle : dans les lettres qui parlent d’ « amitié », on trouve autant (ou aussi peu) de détails personnels que dans les autres lettres entre courtisans. Ce résultat montre donc une différence essentielle entre le discours de l’amitié dans la haute noblesse de l’époque moderne et le discours actuel. Le discours sur l’amitié des aristocrates de l’époque moderne n’a pas besoin de « self-disclosure ». Certes, on met souvent l’accent sur le sentiment dans les sources, mais les énoncés sur ce sujet restent limités à une seule dimension : c’est l’intensité du sentiment qui est soulignée ; pour cela, on invente sans cesse de nouvelles expressions. Par contre, on ne trouve nulle part de différenciation dans ce sentiment. On n’informe pas son ami des variations dans les sentiments que l’on éprouve pour lui. Cela correspond à la théorie d’Andreas Schinkel selon laquelle ce n’est qu’à l’époque 478 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 338. 192 romantique que l’on commence à voir l’amitié non comme un état mais comme un processus.479 Dans les sources ici étudiées, on ne trouve pas non plus d’expression de doute, de peur, d’obsession, en bref de tout ce que les Romantiques étalent devant leurs amis pour montrer à quel point leur révélation d’eux-mêmes est sans réserve. On peut trouver une structure logique dans ces résultats quand on interprète les déclarations sur les sentiments d’une autre façon que ne feraient les Romantiques. Quand il ne s’agit pas de révélation personnelle, les expressions d’émotions dans les textes modernes ne doivent pas être comprises comme des descriptions des états d’âme des auteurs. Ces énoncés sont plutôt des essais de faire part de sa loyauté Ŕ qu’elle soit sincère ou hypocrite est une autre question. En analogie à ce que la théorie des systèmes sociaux a formulé à propos de l’amour et de l’amitié, on pourrait formuler que l’amitié nobiliaire moderne n’est précisément pas une codification de l’intimité, c’est une codification de la loyauté. Cela rend plus compréhensible la conception de l’amitié méritée citée plus haut. Il est difficile de mériter un sentiment parce qu’on ne peut pas l’exiger ; il est possible par contre de mériter la loyauté, et ce, justement par la loyauté : une personne à laquelle on peut se fier peut attendre la même qualité chez son ami. Ici, la rhétorique de l’obligation entre déjà en jeu : ce n’est seulement l’amitié qui engendre des obligations à des bienfaits pour l’ami, mais c’est aussi le service loyal qui engendre une obligation à l’amitié. Ce qui parle aussi en faveur d’une telle théorie, c’est que dans certains ego-documents, l’aide aux intérêts de l’ami est souvent citée comme pierre de touche pour l’amitié. C’est le cas chez Coste, dans un paragraphe qui, dans une note en marge, porte le titre « Profonde dissimulation de Mazarin ». Le cardinal accueille Condé dont l’arrestation est imminente; nous sommes le 18 janvier 1650 : « Il (sc. Condé) sortit le matin pour aller voir le Cardinal, qu’il trouva dans sa chambre avec le Marquis de Lionne, qui y écrivoit les ordres pour l’arrêter avec son Frère et son Beau-frère. Le Cardinal, sans faire semblant de rien, le reçut avec des témoignages d’une sincère amitié, & le Prince s’étant plaint à lui des bruits qui couroient qu’il ne songeoit qu’à le perdre, Mazarin l’assura que jamais il n’avoit eu la moindre pensée de lui nuire , & lui fit mille protestations de service, & d’un attachement inviolable à ses intérêts. Cependant le Marquis de Lionne continuoit d’écrire l’ordre pour l’arrêter. Le 479 Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 395f. 193 Prince rassuré par tous ces beaux semblans d’amitié, donna dans tous les pièges qu’on vouloit lui tendre. »480 Ce qui est ici scandaleux aux yeux de Coste, c’est donc la divergence entre la loyauté feinte et la trahison qui est déjà préparée, et non pas d’éventuelles fausses déclarations de Mazarin sur ses sentiments. Cette interprétation que nous venons d’ébaucher présente aussi l’avantage qu’elle peut expliquer certains cas, à première vue paradoxaux, d’amitiés qui sont où ordonnés par un monarque ou interdits par son veto. Dans de tels cas, le monarque ou le patron n’ordonne pas des états d’âme Ŕ car comment cela serait-il possible ? Dans l’amitié ordonnée, il s’agit plutôt d’exhorter deux personnes à travailler loyalement ensemble dans l’intérêt du monarque ou du patron, et dans le cas d’une amitié interdite, d’essayer d’empêcher la formation d’un parti ou au moins d’exprimer que cette formation est indésirable. Obligation et réciprocité La loyauté, sur laquelle on insiste si souvent dans les sources, n’est pas seulement synonyme de choix dans le cas d’un conflit, ce qui est certes fréquent mais pas forcément quotidien. Elle implique aussi une fidélité à la parole donnée et, par conséquent, le respect des obligations. Pour cette raison, la question de l’obligation, de la dette de remerciement provenant des bons offices de l’ami, est un aspect qui prend une place importante dans les correspondances modernes. La tradition philosophique traite ce problème de différentes façons. Chez Aristote et Montaigne, il s’agit d’un problème secondaire. Chez Aristote, il en est ainsi parce que d’une part l’amitié basée sur le profit n’est pas une véritable amitié, et parce que d’autre part la quintessence de l’amitié vertueuse, sa substance, repose dans l’amélioration morale réciproque des amis Ŕ et ce n’est pas très important si, ensuite, il en résulte quelque profit matériel ou non, qui en tout cas ne serait qu’un accident au sens aristotélique du terme. Montaigne résout le problème ainsi : dans la conception de l’amitié qu’il développe, les deux amis sont tellement unis qu’on ne voit même plus la couture 480 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 156. 194 entre leurs deux âmes.481 Mais, en conclut-il, si la frontière entre le moi et le toi s’effondre, il n’y plus aucun sens de parler de réciprocité : ce que l’on fait pour l’ami, on le fait pour soimême, et cela vaut également pour l’ami. Ces conceptions n’ont pas grand-chose en commun avec la vie pratique du monde dans lequel vit la noblesse du XVIIe siècle. Cependant, on ne peut pas construire une opposition entre les idées d’une part et la pratique sociale de l’autre. L’idée de l’obligation et de la réciprocité est peut-être l’un des points où le discours humaniste et savant des traités et le discours quotidien des ego-documents divergent le plus. Dans les ego-documents, les auteurs mettent souvent l’accent sur le fait qu’ils se souviennent des obligations provenant de services d’amitié effectués.482 Cette idée est, à son tour, étroitement liée aux normes aristocratiques ; quand les nobles échangent des services, un laps de temps doit s’écouler entre le moment où l’on offre quelque chose et le moment où on reçoit à son tour quelque chose, donc entre don et contredon ; sinon il s’agirait d’un négoce.483 Dans ce cas, au moins une des deux personnes devrait avoir l’impression qu’on la paie pour ce qu’elle a fait ; cela, pourtant, n’est pas compatible avec l’honneur nobiliaire.484 Le laps de temps, cependant, crée une incertitude : on ne sait pas si le contre-don sera aura vraiment lieu ou non. On surmonte cette incertitude en protestant de sa propre obligation. A cet effet, les nobles se servent d’une rhétorique spéciale concernant 481 Michel de Montaigne, Essais, ed. Jean Céard, op. cit., tome 1 (I, 28 « De l’amitié »), p. 330: « En l’amitié de quoi je parle, elles [sc. les âmes] se mêlent et confondent l’une en l’autre, d’un mélange si universel, qu’elles effacent, et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. » 482 Pour une description détaillée des services échangés entre amis cf. infra, Services entre amis. 483 Pour l’échange de dons cf. Marcel Mauss, « Essai sur le don », op. cit. ; de façon plus spécifique pour l’échange de dons en France au XVIIe siècle cf. Natalie Zemon Davis, The Gift in SixteenthCentury France, Oxford, 2000. Ce livre a été traduit en français comme idem, Essai sur le don dans la France du XVIe siècle, Paris, 2003, et en allemand comme idem, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, Munich, 2002. 484 Ce phénomène est analysé pour le domaine de la diplomatie chez Barbara Stollberg-Rilinger, « Zur moralischen Ökonomie des Schenkens bei Hof (17.-18. Jahrhundert) », in Werner Paravicini, ed., Luxus und Integration, op. cit., p. 187-202. Les résultats de cet article peuvent, cependant, être transférés par analogie à d’autres domaines que la diplomatie. Je remercie Barbara Stollberg-Rilinger pour la possibilité de consulter le manuscrit déjà avant la parution du volume. Ŕ Une étude approfondie des cadeaux pour les diplomates, qui prend l’Etat de Brandebourg-Prusse du XVIIe et du XVIIIe siècle comme exemple, est Jeannette Falcke, Studien zum diplomatischen Geschenkwesen am brandenburg-preußischen Hof im 17. und 18. Jahrhundert, Berlin, 2006 (Quellen und Forschungen zur brandenburgischen und preußischen Geschichte 31). 195 l’obligation.485 Dans cette rhétorique, on a tendance à exagérer les prestations de l’autre et d’accentuer l’impossibilité de jamais régler sa propre dette de remerciement. Ici, le discours de l’obligation est, dans quelques cas du moins, en contradiction avec la pratique sociale agonistique et concurrentielle des nobles. Les normes agonistiques incitent précisément au potlatch qui est l’inversion de la rhétorique évoquée précédemment : son but est de montrer que l’autre ne sera jamais capable de rendre les bienfaits dont il a profité et de montrer par là sa propre supériorité. Les « vrais » et les « faux » amis Si on résume les problèmes évoqués précédemment, deux questions se posent : l’ami fait-il preuve d’une véritable loyauté ou fait-il semblant d’être loyal ? Et tiendra-t-il ses promesses ? Ceci mène à une question qui a beaucoup préoccupé les auteurs des traités sur le courtisan et leurs contemporains : la question des « vrais » amis et des « faux » amis. Savoir si quelqu’un était un vrai ou un faux ami est une question qui est lié au problème de la définition normative et essentielle de l’amitié. Bien sûr, le danger de l’anachronisme surgit si on traite de cet aspect, mais on peut cependant prévenir ce danger. Si on veut demander si quelqu’un était un vrai ou un faux ami, il faut surtout éviter de poser la question dans la perspective de la signification actuelle de ces deux concepts. Il faut plutôt d’abord se demander quelle était la conception de la vraie ou de la fausse amitié chez les hommes de l’époque moderne. Pour notre étude, nous supposons donc que ce qui est un faux et un vrai ami dépend du temps et du lieu. Une société possède des critères sur lesquels elle juge l’authenticité d’une amitié. On peut puiser ces critères dans les descriptions que la société fait d’elle-même. Outre les textes systématiques qui sont les traités philosophiques, on doit aussi interroger les ego-documents des nobles quant aux images du vrai et du faux ami qu’ils présentent au lecteur. Quand on a déchiffré ces critères, on peut en effet mesurer certaines amitiés à leur aune. Cependant ce sont souvent les protagonistes, les intéressés, qui sont les seuls à relater un fait ; pour des raisons de documentation, il est donc souvent impossible de juger de façon certaine si un protagoniste a « vraiment » (c'est-à-dire dans la pratique sociale des contemporains et dans le sens de ces mêmes contemporains) agi en tant que vrai ou faux ami. 485 Pour le vocabulaire spécifique de la rhétorique de l’obligation cf. infra, Langages de l’amitié. 196 Cette façon de faire permet cependant de ne pas niveler la différence entre vrais et faux amis. Cette différence dépend pourtant du contexte : on doit renoncer à des attributions essentialistes si on ne veut pas tomber dans l’anachronisme. Ce sont surtout deux situations dans les ego-documents dans lesquelles on trouve des images du vrai ami. On les trouve d’une part dans la présentation de soi. Les nobles s’efforcent évidemment de représenter positivement leur propre comportement envers leurs amis ; dans les passages où ils décrivent leur propre comportement envers leurs amis, il est probable que l’on tombe sur des traits qui caractérisent l’ami idéal. D’autre part on trouve ces représentations dans des éloges que les auteurs font de leurs amis. On trouve ces éloges dans les mémoires Ŕ souvent quand l’auteur arrive au moment de la mort d’un ami dans l’ordre chronologique des mémoires. La réflexion sur l’amitié a depuis longtemps constaté que la mort de l’ami est une des occasions classiques de raconter l’histoire d’une amitié ; cela est presque un topos de la recherche sur l’amitié.486 D’autres genres peuvent également contenir de tels éloges. On trouve des éloges de Condé en tant qu’ami dans la description de la mort de Condé487 par Bergier, tout comme dans l’oraison funèbre du prince de Condé de Bossuet.488 Qu’est-ce qui caractérise alors un véritable ami ? La durée de l’amitié est un premier point important. Dans les mémoires, on trouve souvent la remarque que l’amitié avait duré une vie entière Ŕ quelquefois l’auteur fait cette remarque lors de la mort de l’ami, en précisant alors que l’amitié a duré jusqu’à la mort de l’ami. Gourville, par exemple, le souligne lorsqu’il raconte comment, dans son exil à Bruxelles, après avoir attendu quelque temps et sondé la société bruxelloise, il choisit deux familles afin de conclure avec elles une étroite amitié : « les deux maisons que je choisis par préférence pour m’attacher d’une liaison particulière furent celles de M. le prince d’Arenberg et de M. le comte d’Ursel, qui était un très bon vivant. Sa femme avait aussi son mérite, et je puis dire que notre amitié des uns et des autres a duré jusqu’à la mort. »489 La véritable amitié est donc étroitement liée à la mort. Cela peut d’abord s’expliquer par l’influence de la tradition chrétienne, selon laquelle le plus grand manifeste d’amour réside 486 Silvia Bovenschen, « Vom Tanz der Gedanken und Gefühle », in idem, Schlimmer machen, schlimmer lachen, op. cit., p. 19-33, ici p. 26. 487 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 260-273. 488 Jacques-Bénigne Bossuet, « Oraison funèbre du prince de Condé », in idem, Oraisons funèbres, ed. Jacques Truchet, Paris 1988, p. 352-410, ici p. 383f. 489 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 151. 197 dans le sacrifice de sa propre vie pour l’ami: « Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses amis. »490 Jacques Derrida a interprété le rapport entre l’amitié et la mort de telle façon que, dans l’amitié, on anticipe toujours que l’un des amis, un jour, survivra à l’autre.491 Dans le contexte moderne, ce n’est pas nécessairement faux ; mais dans le discours de la loyauté aristocratique, ce n’est pas seulement le fait que la mort ait mis fin à l’amitié qui est important, mais c’est surtout le fait que l’ami n’ait jamais trahi l’amitié jusqu’à la fin de leurs jours. On insiste donc sur la durée de l’amitié et sur le fait qu’elle n’ait pas trouvé sa fin par une rupture, mais seulement par la mort. Un exemple particulièrement frappant dans les mémoires de Beauvais-Nangis souligne cette théorie : il sauve la dépouille de son ami Dunes, tué lors d’un duel, pour que les ennemis du défunt ne puissent pas saisir son corps.492 Il est possible d’interpréter ce geste comme aide stratégique pour la famille du défunt ; mais on peut aussi penser que ce geste ne s’adresse pas en premier lieu à la famille, mais sert à la présentation de soi de Beauvais-Nangis. En n’abandonnant pas l’ami après la mort de celui-ci et en gardant la fidélité, Beauvais-Nangis se met en scène comme un ami exceptionnel qui sort de l’ordinaire par une surenchère des devoirs liés à l’amitié. Que cette présentation de soi ait eu lieu dans la pratique sociale ou seulement après dans le texte que Beauvais-Nangis écrit sur sa propre vie, est secondaire : en tout cas, on peut constater cette présentation de soi. Le véritable ami se distingue également par sa franchise et sa sincérité.493 Boileau fait ainsi remarquer dans son Art poétique que le véritable ami ne fera pas de louanges sur de mauvais poèmes, au contraire, il les critiquera afin qu’ils puissent être améliorés.494 La vieille tradition discursive qui fait la différence entre le véritable ami et le flatteur est ici reprise. 490 Jn 15,13. 491 Cf. Jacques Derrida, Politiques de l’amitié, op. cit., p. 31f. 492 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 114; cf. infra, Pratiques de l’amitié, pour une analyse plus détaillée de ce passage. 493 Pour le sujet de la sincérité Claudia Benthien, ed., Die Kunst der Aufrichtigkeit im 17. Jahrhundert, Tübingen, 2006 (Frühe Neuzeit 114) ; d’un point de vue littéraire Achim Geisenhanslüke, Masken des Selbst. Aufrichtigkeit und Verstellung in der europäischen Literatur, Darmstadt, 2006. 494 Nicolas Boileau, « Art poétique“, in idem, Satires, Epîtres, Art poétique, ed. Jean-Pierre Collinet, Paris, 1985, p. 225-258, ici p. 232 : « L'ignorance toujours est prête à s'admirer. 198 Finalement, le véritable ami est aussi celui qui tient sa parole, c’est-à-dire celui sur lequel on peut compter surtout en cas de besoin Ŕ une conception qui, même de nos jours, est encore ancrée dans des proverbes dans plusieurs langues européennes : « A friend in need is a friend indeed », « Freunde in der Not, gehn tausend auf ein Lot », « Amitié dans la peine, amitié certaine », « En la necesidad se conoce la amistad », « Chi sta fermo in casi avversi, buon amico è da tenersi ». En remontant dans le temps, l’idée que l’ami véritable est l’ami sur lequel on peut compter peut être retracé jusqu’aux textes bibliques. D’un autre point de vue la représentation de celui sur lequel on peut compter est synonyme d’ami dans la Bible. Dans le livre du Siracide, on trouve un passage sur les vrais et les faux amis : Faites-vous des amis prompts à vous censurer; Qu'ils soient de vos écrits les confidents sincères, Et de tous vos défauts les zélés adversaires. Dépouillez devant eux l'arrogance d'auteur; Mais sachez de l'ami discerner le flatteur: Tel vous semble applaudir, qui vous raille et vous joue. Aimez qu'on vous conseille et non pas qu'on vous loue. Un flatteur aussitôt cherche à se récrier: Chaque vers qu'il entend le fait extasier. Tout est charmant, divin: aucun mot ne le blesse; Il trépigne de joie, il pleure de tendresse; Il vous comble partout d'éloges fastueux: La vérité n'a point cet air impétueux. Un sage ami, toujours rigoureux, inflexible, Sur vous fautes jamais ne vous laisse paisible: Il ne pardonne point les endroits négligés, Il renvoie en leur lieu les vers mal arrangés, Il réprime des mots l'ambitieux emphase; Ici le sens le choque, et plus loin c'est la phrase. Votre construction semble un peu s'obscurcir; Ce terme est équivoque, il le faut éclaircir. C'est ainsi que vous parle un ami véritable. » 199 « Car tel est ami à ses heures, qui ne le restera pas au jour de ton affliction ; tel est ami qui deviendra un ennemi, et qui révélera votre différend à ta confusion ; tel est ami quand il est assis à ta table, qui ne le restera pas au jour de ton malheur. Durant ta prospérité, il sera comme un autre toi-même, et il parlera librement avec les gens de ta maison. Si tu tombes dans l’humiliation, il sera contre toi, et il se cachera devant toi. Eloigne-toi de tes ennemis, et sois sur tes gardes avec tes amis. Un ami fidèle est une protection puissante ; celui qui le trouve a trouvé un trésor. »495 Les images du faux ami se trouvent surtout dans la description des ennemis de l’auteur ou du protagoniste. L’ « Histoire du prince de Condé » de Pierre Coste constitue une source très riche sur ce point précis,496 car Mazarin y montre tous les traits spécifiques propres au faux ami, de façon que le texte en donne une démonstration presque « encyclopédique ». Selon Coste, le cardinal se montre ingrat : il oublie les services d’amitié que Condé lui a rendus. C’est particulièrement condamnable parce qu’il n’agit pas par négligence, mais parce qu’il ne veut pas remplir ses obligations qui résultent de sa dette de remerciement : « En effet, le Cardinal, oubliant bientôt les services que le Prince de Condé venoit de lui rendre, ne songea qu’à le perdre, pour se délivrer du joug de ses obligations, qui lui devenoit tous les jours plus insupportable. »497 Coste juge donc ici l’authenticité d’une amitié en utilisant comme critère la question de savoir si quelqu’un tient ses promesses. Le faux ami est aussi celui qui joue un double jeu. Mazarin prévient Condé de l’imminence d’une tentative d’attentat contre lui (mais comme Coste l’insinue de façon implicite, c’est Mazarin lui-même qui l’a manigancé) : « Après l’avis que le Prince avoit reçu du Cardinal, il ne douta plus que ce coup ne vint des Frondeurs. A l’instant il alla demander justice au Roi & à la Reine contre eux. Le Cardinal se surpassa lui-même en cette occasion. Il parut touché de cet accident, il s’emporta contrre les auteurs d’un si horrible complot, & embrassa les intérêts du Prince de Condé avec tant de chaleur, qu’il sembloit avoir plus à cœur cette affaire que les plus proches parents, & les amis les plus passionnés de ce Prince. Tous ces empressements du Cardinal passèrent dans l’esprit du Prince pour de véritables 495 Si 6, 8-14. 496 Cf. Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit. 497 Ibid., p. 143f. Ŕ Coste décrit ici la situation de l’année 1649. 200 marques d’amitié, & lui persuadèrent sans peine que ce Ministre étoit sincèrement attaché à ses intérêts. »498 Mazarin est ici clairement présenté en tant que faux ami : il donne des marques d’amitié pour que son vis-à-vis se sente en sécurité, et pour mieux le prendre par surprise ultérieurement. Il est intéressant de remarquer qu’il n’est pas question que Condé se soit imaginé que le cardinal éprouve des sentiments amicaux envers lui, mais que le cardinal se soit engagé à défendre les intérêts de Condé. Le faux ami est aussi celui qui ment tout simplement. Nous avions déjà mentionné le paragraphe chez Coste qui porte le titre « Profonde dissimulation de Mazarin ».499 Nous sommes le 18 janvier 1650 : Condé va voir Mazarin et demande des explications au sujet de bruits qui courent selon lesquels le cardinal voudrait lui nuire. Ce dernier l’assure de son amitié et trompe ainsi le prince Ŕ car pendant toute la conversation, le marquis de Lionne est assis dans la pièce et il écrit les mandats d’arrêt contre les princes. Le fait que Coste prétend que c’est vraiment en présence de Condé que Lionne écrit le mandat d’arrêt peut être interprétée comme une stratégie de dramatisation du récit ; le point sur lequel Coste veut insister, c’est que Mazarin se conduit en faux ami car il assure encore Condé de son amitié tout en étant déjà fermement décidé à y mettre fin. Cela rend la trahison plus grave que s’il avait simplement fait arrêter les princes sans avertissement. Les « meilleurs » amis Quand il est question de l’intensité de l’amitié, on est encore plus radicalement dépendant des déclarations des intéressés que lorsqu’il s’agit de la question de savoir si quelqu’un a été un vrai ou un faux ami. Des résultats quantitatifs peuvent tout au plus livrer des indices, mais elles peuvent aussi mener à des conclusions erronées. Cela est particulièrement vrai pour l’interprétation, qui semble s’imposer à première vue, selon laquelle la fréquence de la correspondance est proportionnelle à l’intensité de l’amitié. Cependant, dans le texte complet de ses mémoires, Gourville n’écrit pas une seule fois qu’il est un ami du prince de Condé ; cependant il correspond bien plus souvent avec le prince que ne le font beaucoup d’autres personnes dans la correspondance de qui on trouve le terme d’amitié. Il correspond en outre avec Henri Jules, le duc d’Enghien. La raison en est simple : Gourville est l’intendant des 498 Ibid., p. 150. 499 Ibid., p. 156. 201 finances de Condé, et dans bien des lettres, il est simplement question de finances.500 Mais même si on met de côté de tels cas : la fréquence de la correspondance est tout d’abord reliée à la distance géographique. Il est donc possible qu’une amitié soit ressentie comme très étroite par les deux amis sans qu’elle produise pour autant beaucoup de correspondance que l’historien pourrait lire, étant donné que les intéressés vivaient la plupart du temps au même endroit. De telles relations ne sont ainsi saisissables qu’à travers les sources narratives Ŕ qu’il s’agisse d’ego-documents ou de textes écrits par une tierce personne. En plus, dans la société de l’Ancien Régime qui est caractérisée par une stricte hiérarchie des rangs, les lettres n’ont pas toutes la même valeur. Une lettre royale, et encore plus une lettre écrite de la propre main du roi, est d’un poids immense ; ce même poids se trouverait amoindri, cependant, si quelqu’un recevait de telles lettres chaque semaine. Le fait que certaines formes de communication ne sont utilisées que rarement rehausse leur importance. C’est une autre raison pour laquelle il serait erroné de croire que la fréquence des lettres serait proportionnelle à l’intensité de l’amitié. La réponse à la question de savoir qui était le meilleur ami de quelqu’un est accessible uniquement à travers les énoncés de l’intéressé ; sinon, elle doit rester inaccessible. C’est facile à expliquer : décider lequel d’entre ses amis on considère comme le meilleur est un jugement radicalement subjectif ; cela vaut tout aussi bien pour la conception de l’amitié centrée sur la loyauté de l’époque moderne que pour cette conception centrée sur l’ouverture personnelle réciproque caractéristique pour le Romantisme et, plus tard, pour la Modernité à l’époque contemporaine. En outre, il faut interpréter avec prudence les superlatifs que l’on trouve dans les textes de l’époque moderne : Quand Beauvais-Nangis écrit que Souvray et La Châtaigneraie avaient été « jusques leur mort les meilleurs seigneurs et amys que j’aye jamays eü » et qu’il dit, déjà à la page suivante, à propos de Dunes : « après mes frères, je n’aymois personne à l’égal de luy », force est de constater que tous ces superlatifs ne peuvent pas signifier « le meilleur ami de tous que l’on a eus dans la vie ».501 Il s’agit plutôt de ce que les grammairiens appellent un élatif, un superlatif qui ne veut pas comparer mais souligner le degré extrême, pour dire « un très bon ami », « un ami avec qui on est lié par une amitié d’une intensité exceptionnelle ». Amitiés de groupe 500 Ainsi par exemple dans une longue lettre de Gourville à Enghien, Archives de Chantilly, P XXXVIII 122, M. de Gourville au duc d’Enghien, 5 septembre 1670. 501 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 110f. 202 Dans la plupart des passages dans les sources de l’époque moderne où il est question d’amitié, c’est l’amitié entre deux individus de laquelle il s’agit. Cependant l’idée d’une amitié en groupe existe également. Nous n’entendons pas par là les cas (qui existent) où une amitié entre deux personnes entraîne une amitié entre leurs deux familles respectives ou ceux où l’amitié entre deux individus procède de l’amitié entre leurs familles. 502 Il s’agit plutôt de groupes constitués d’individus et dont l’amitié produit la cohésion. Nous évoquerons ici deux formes de tels groupes : d’une part les factions, d’autre part cette forme de groupe que l’on désignerait comme un Bund en Allemand et qui peut être décrit en français avec des termes tels que ligue, confrérie, union, alliance. Les factions se trouvent surtout à la cour tandis que les ligues nobles naissent surtout loin d’elle. Chacune des deux formes se rapproche d’un genre spécifique de subversion : quant à la faction, elle peut mener à l’intrigue tandis que la ligue de nobles peut mener à la révolte. Dans le français moderne, on désigne les factions de cour sous le nom de cabales. Il faut cependant remarquer que ce mot n’est pas automatiquement relié à une éventuelle idée de complot dans l’usage des hommes du XVIIe siècle ; mais que le mot « cabale » soit devenu par la suite synonyme d’intrigue montre bien que les phénomènes sont étroitement liés entre eux. Madame de Motteville parle d’une « cabale de la Reine » qui se groupe autour d’Anne d’Autriche ; elle mentionne que Richelieu traite les membres de ce groupe comme « ceux qu’il ne croyoit pas être de ses amis ».503 La meneuse de la cabale est donc une femme, même s’il s’agit, il faut l’admettre, de la Régente et non pas comme une dame noble de la cour. Le rôle des cabales504 n’est cependant pas très important dans les ego-documents, et dans quelques textes, elles ne figurent pas du tout. Elles ne possèdent pas d’organisation structurée comprenant un nombre de membres fixe qui tiendraient régulièrement assemblée. Il faut plutôt les voir comme des groupuscules qui se forment autour d’une personne importante pour un temps limité. Ils ne changent pas l’impression d’ensemble de la cour où dominent des 502 Une position contraire est prise par Maurice Aymard, selon qui, à l’époque moderne, l’amitié entre familles a toujours la priorité sur celle entre individus, cf. Maurice Aymard, « Amitié et convivialité », op. cit., p. 460. Cependant, ce n’est pas la noblesse qu’Aymard vise avec cette constatation, mais la société entière ; selon lui, « Elle [sc. l’amitié] engage les familles entières plus encore que des personnes, et les secondes à travers les premières. » 503 Françoise Bertaut dame de Motteville, Mémoires, op. cit., p. 30. 504 Pour les cabales cf. Emmanuel Le Roy Ladurie, Saint-Simon ou le système de la Cour, op. cit. 203 alliances situationnelles et non des réseaux dans lesquelles les personnes sont fortement liées entre elles. Il en va tout autrement dans l’autre forme de l’amitié de groupe nobiliaire, les ligues de nobles. Elles sont essentiellement des unions masculines. La raison en est simple : il ne s’agit pas, comme dans le cas des cabales, d’unions visant à influencer des décisions politiques, mais d’alliances essentiellement militaires. La raison d’être principale de l’alliance est l’autodéfense commune. Les nobles concluent l’alliance en se jurant fidélité et assistance mutuelle. Un « acte d’union » est alors signé par tous les membres de cette assemblée nobiliaire. Au milieu du XVIIe siècle encore, pendant la Fronde, on voit renaître cette forme de communauté d’amis unis par serment qui provient du Moyen Âge.505 Il est alors évident que, vu la composante militaire d’une telle association, qu’elle ne peut être ouverte qu’aux membres mâles de la noblesse d’épée. A la différence des cabales, ces unions sont donc des groupes institutionnalisés et permanents, possédant des membres permanents et identifiables ; pour devenir membre de ce groupe, il faut se soumettre à des pratiques d’initiation ritualisées. On ne les rencontre pas à la cour même, mais elles se forment dans des régions éloignées de la cour. Pendant la Fronde, elles sont un phénomène de crise, pendant les périodes de paix elles ne sont pas prévues dans la société de cour. Nous n’évoquons que brièvement une troisième forme d’amitié nobiliaire : il s’agit des cercles d’amis érudits. A la différence des unions ou ligues nobiliaires, ils englobent toutes les couches de la noblesse. Le plus célèbre de ces cercles est celui dont est issue l’Académie française ; en 1635, elle est institutionnalisée par Richelieu Ŕ et par là même, elle perd son caractère de cercle d’amis : le jeu qui avait été de coutume dans ce cercle auparavant et qui consistait à mettre de côté et à ignorer délibérément les réseaux et interdépendances politiques des membres lors des réunions du cercle n’est plus possible dans l’Académie, devenue institution officielle.506 Conflits dans l’amitié Traiter de conflits entre amis dans un chapitre sur les idées peut tout d’abord paraître déplacé ; en effet les conflits ne semblent pas faire partie du domaine des idées mais du domaine de la politique de pouvoir pure et dure. Cependant, la question de savoir lesquelles sont les raisons 505 Jean-Marie Constant, » L’amitié : le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle », op. cit., p. 605. 506 Christian Jouhaud, Les pouvoirs de la littérature, op. cit., p. 13. 204 qui donnent lieu à des conflits entre amis dépend de la conception de l’amitié qui est en vigueur dans une société donnée. Plusieurs causes peuvent être à l’origine de conflits entre amis : concurrence pour un poste, conflits de préséance, « affaires amoureuses », offenses réelles ou seulement présumées et perçues comme telles, sans oublier le reproche Ŕ à tort ou à raison Ŕ d’avoir trahi l’amitié. Les conflits peuvent briser les amitiés ; mais la société nobiliaire connaît néanmoins certains mécanismes pour résoudre les conflits et pour reconstituer une amitié.507 La concurrence est un élément de base de la société nobiliaire ; donc, le succès d’un noble est une épreuve pour ses amitiés parce que ce succès entraîne automatiquement la jalousie. Beauvais-Nangis raconte ainsi sur son père : »La paix se fit et vostre grand-père prit possession du régiment des gardes, ce qui luy causa l’envie de tous ses meilleurs amys. »508 Les hommes de cette époque sont conscients de ce danger pour l’amitié ; Madame de Motteville parle de « l’ambition, qui l’emporte presque toujours sur l’amitié ».509 Quand l’un de deux amis qui étaient auparavant sur un plan d’égalité essaie d’exploiter son ascension afin que l’amitié se transforme en relation hiérarchique, cela peut briser l’amitié. Beauvais-Nangis parle d’un tel cas : « Le mareschal de Vitry, avec quy j’avoys vescu comme frère, se voyant eslevé par-dessus moy, me voulust traiter de petit gentilhomme de campagne ».510 Comme Beauvais-Nangis le relate plus loin, l’amitié ne survit pas à ce conflit. Dans cet exemple, ce n’est pas la jalousie de l’inférieur mais au contraire l’arrogance du supérieur qui détruit l’amitié. Quand Vitry tombe en disgrâce en 1618, Beauvais-Nangis évite d’aller lui rendre visite, bien qu’il passe près de chez lui à l’occasion d’un voyage Ŕ ce qui est un signe qui indique clairement que cette amitié est rompue, car un tel comportement peut être interprété comme un geste de mépris.511 Cette rupture durable de l’amitié est d’autant plus remarquable qu’il existe une « proximité » entre Beauvais-Nangis et Vitry, car ils sont cousins au second degré. Leur relation est donc une relation multiple qui combine la parenté et l’amitié. Néanmoins l’humiliation ressentie par Beauvais-Nangis par la demande de Vitry de lui 507 Cf. infra, Pratiques de l’amitié. 508 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 23. 509 Françoise Bertaut dame de Motteville, Mémoires, op. cit., p. 30. 510 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 153. 511 Ibid., p. 156: « Je partis de Nangis avec feu mon frere, et passay dans ce village sans luy faire de recommandations, car je vivois froidement avec luy depuys qu’il avoit voulu faire l’entendu avec moy, et qu’il s’estoit imaginé que pour estre mareschal de France, je devois luy rendre beaucoup plus d’honneur qu’auparavant. » 205 manifester un comportement de soumission est si grande qu’il n’essaie pas plus de rétablir la relation ; ce n’est que des années plus tard qu’ils se réconcilient. A la fin de ses mémoires, Beauvais-Nangis va jusqu’à déclarer Ŕ dans un acte évident de présentation de soi Ŕ que de tels différends pour le maintien de l’égalité de rang sont la cause par excellence de conflits dans des amitiés étroites ; il raconte au sujet de ses amis proches : « s’il y a eü quelque refroidissement d’amitié entre eux et moy, le défaut est venu de leur part, et non de la mienne, car s’estant veüs plus eslevés de la fortune que moy, ils ont voulu changer de façon de vivre avec moy, et je ne l’ay peü souffrir. »512 La rivalité pour les postes et les charges, une des formes de la concurrence, peut avoir un effet particulièrement destructeur sur les amitiés. Beauvais-Nangis relate comment son père et le maréchal d’Aumont rivalisent pour la charge d’amiral, jusqu’à ce qu’Aumont l’obtienne Ŕ ce qui détruit leur amitié, bien qu’elle ait été auparavant renforcée par une alliance par mariage.513 Quand Beauvais-Nangis lui-même apprend en 1628 lors d’une campagne que Henri II de Condé l’a remplacé au poste de maréchal de camp par Montferrand, il quitte immédiatement le service du prince et se justifie ainsi : « car je ne pouvois plus entrer dans le conseil pour seoir au-dessous dudict sieur de Montferrand, lequel, quoyqu’il fust fort mon amy, je ne pouvois souffrir que Mgr le Prince l’eut préféré à moy. »514 Les querelles de préséance sont une autre concrétisation de la concurrence. Quand l’évêque de Luçon, le futur cardinal de Richelieu est nommé secrétaire d’état en 1617, il exige une assurance écrite de sa préséance vis-à-vis de Brienne, son ami et collègue. Lorsque Brienne refuse, l’évêque l’attaque en présence de la Reine, comme Brienne le raconte lui-même : « Celui-ci [sc. Richelieu] oublia pour lors ce qu’il m’avoit souvent protesté, qu’il vouloit être de mes amis, et l’expérience qu’il m’avoit faite de ma bonne foi en m’adressant les lettres qu’il écrivit à la Reine pendant le voyage de Guienne ; car il me dit, d’un ton fier, qu’il y avoit longtemps qu’il savoit que plusieurs personnes (et moi particulièrement) qui approchoient de celle du Roi, avoient peu de considération pour l’Eglise. »515 512 Ibid., p. 246. 513 Ibid., p. 48: « Le roy le dit à vostre grand-père, lequel ne fut jamays depuis son amy, car auparavant il ne croyoit pas avoir un meilleur amy au monde, et il avoit espousé une nièce de sa femme. » 514 Ibid., p. 206f. 515 Henri-Auguste de Loménie, comte de Brienne, Mémoires contenant les évènements les plus remarquables du règne de Louis XIII et de celui de Louis XIV jusqu’à la mort du cardinal Mazarin, 206 Naturellement, entre homme nobles, il existe aussi des conflits qui sont dus à la jalousie à cause de certaines femmes ; et là aussi, les normes combatives et agonistiques de la société nobiliaire ont un effet plutôt excitant qu’apaisant sur le conflit. La rupture d’une amitié516 dépend, elle aussi, considérablement des idées sur l’amitié. Ce qu’une société donnée considère comme être les devoirs centraux d’un ami décide aussi de ce qui est pardonnable ou non chez un ami. Selon Jay Smith, des causes fréquentes de ruptures de relations entre patron et client sont des affronts réels ou des comportements perçus comme des affronts, un manque de considération ou un manque d’attention pris comme un signe d’irrespect.517 Il n’y a aucune raison de penser que cela est seulement le cas dans des amitiés entre personnes de rangs inégaux. Le reproche d’avoir trompé son ami est aussi une raison pour une rupture de l’amitié. Condé craint que ses négociations secrètes avec la Princesse Palatine soient portées à la connaissance de ses amis ; car le fait qu’il ne les ait pas mis au courant serait, d’après La Rochefoucauld, « un juste prétexte au duc de Bouillon et à M. de Turenne de quitter ses intérêts. »518 Conflits de loyauté et dilemmes de l’amitié Les conflits n’existent pas seulement entre des amis, c'est-à-dire au sein d’une amitié ; il existe aussi des cas où l’amitié entre en conflit avec une autre loyauté qui est extérieure à la relation amicale concernée. Là aussi, on peut différencier deux cas : nous appelons conflit de loyauté un conflit dans lequel l’amitié se trouve opposée à une loyauté concurrentielle, comme par exemple la loyauté envers le monarque ou envers la religion ; nous appelons dilemme de l’amitié un conflit dans lequel la personne concernée est forcée de briser l’une d’entre deux amitiés afin de pouvoir maintenir l’autre. Ces phénomènes montrent encore une fois clairement que de tels conflits sont influencés de façon décisive par des développements composés pour l’instruction de ses enfants, in François-Joseph Michaud/Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle Collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 3/3, Paris, 1838, p. V-172, ici p. 11. 516 Pour la manière de laquelle les contemporains rompent une amitié cf. infra, Pratiques de l’amitié. 517 Jay M. Smith, « No More Language Games », op. cit., p. 1433. 518 François de La Rochefoucauld, Mémoires, in idem, Œuvres complètes, ed. L. Martin-Chauffier, Paris, 2ième éd. 1964, p. 39-213, ici p. 142. 207 au niveau de l’histoire des idées et de l’histoire des mentalités ; il s’agit de la hiérarchie des normes quand elles entrent en conflit les unes avec les autres. Il existe essentiellement trois formes de conflits de loyauté. Les conflits entre l’amitié et la loyauté confessionnelle sont moins importants au XVIIe siècle, après la fin des Guerres de religion, qu’au XVIe siècle. Les deux autres types de conflit restent actuels, ce sont les conflits entre loyauté parentale et amicale et ceux entre la fidélité au roi et à l’ami. L’amitié entre en conflit avec les loyautés parentales. Schomberg est l’ami de BeauvaisNangis et il est en même temps (par une cousine) son parent par alliance ; néanmoins il lui enlève un commandement pour le confier à son propre neveu, le comte du Lude, qui est beaucoup plus jeune que Beauvais-Nangis. Ce dernier se plaint de Schomberg. Le duc d’Elbœuf en parle à Beauvais-Nangis et essaie de lui expliquer que la décision de choisir son propre neveu est tout à fait normale ; Beauvais-Nangis insiste cependant que cela n’est pas toujours le cas : « je luy dics que si le comte du Lude et moy eussions prétendu une mesme charge, je n’eusse pas trouvé estrange qu’il l’eust préféré à moy, mays de m’oster un commandement en l’aage où j’estoys pour le faire donner à un jeune homme, je ne le pouvoys souffrir. »519 Schomberg a donc compromis son amitié avec Beauvais-Nangis afin de procurer un poste à son neveu. Ce passage illustre en outre la théorie de Jens Ivo Engels, selon laquelle il existe à l’époque moderne plusieurs systèmes de normes qui sont en concurrence :520 Alors que Bassompierre521 mentionne l’âge (c'est-à-dire l’expérience militaire), Schomberg et Elbœuf insistent sur le devoir de solidarité envers sa propre famille. Au moins au niveau théorique, il y a une sorte de loyauté à laquelle l’amitié doit toujours céder le pas : c’est la loyauté due au monarque. Pendant l’époque évoquée, il n’existe pas de loyauté à un Etat abstrait, mais seulement une fidélité à la personne concrète du roi. Presque tous les nobles qui ont écrit des mémoires partagent ce sentiment de loyauté chargée d’affectivité envers leur monarque522 Ŕ tout au moins sur le plan de la présentation de soi dans 519 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 188f. 520 Les recherches à propos desquelles Jens Ivo Engels a fait cette observation générale s’occupent du problème de la corruption à l’époque moderne : Jens Ivo Engels, « Politische Korruption in der Moderne », Historische Zeitschrift, 282, 2006), p. 313-350, ici p. 326. 521 Pour Bassompierre cf. Christian Jouhaud, « Les ‘Mémoires’ du Maréchal de Bassompierre et la prison », in Jean-Pierre Cavaillé, ed., Ecriture et prison au début de l’âge moderne (Cahiers du centre de recherches historiques 39, avril 2007), p. 95-106. 522 Cf. Jean-Marie Constant, « L’amitié : le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle », op. cit., p. 605. 208 le texte. Quand Richelieu soupçonne Bassompierre en 1630 de comploter contre lui, Bassompierre s’élève contre ce soupçon et insiste sur sa fidélité d’abord au roi et ensuite à ses amis : « que je ne m’étois mêlé jamais que de bien et fidèlement servir le Roi premièrement, et ensuite mes amis, dont il étoit un des premiers, et à qui j’avois voué tout très-humble service. »523 La loyauté envers le roi peut cependant être compatible avec sa propre transgression : on introduit alors un raisonnement selon lequel on ne fomente pas de révolte contre le roi mais pour lui, afin de le délivrer des griffes de ses conseillers sans scrupules.524 Le problème de loyauté envers le roi laisse déjà supposer que des amis peuvent se trouver dans différents camps lors d’une guerre civile. Au XVIIe siècle, dans la plupart des cas, ce problème ne se double plus de la question de la possibilité d’une amitié à travers les barrières créées par la différence confessionnelle, ce qui était encore le cas au XVIe siècle. Cependant, malgré la moindre importance du facteur religieux, le problème du conflit entre loyauté à l’ami et loyauté à son propre camp militaire reste virulent pendant la Fronde. Ainsi Condé écrit au maréchal de Gramont que leur amitié doit perdurer, malgré le fait qu’ils combattent dans des camps différents : « je m’asseure que vous me cognoissiezr asssez pour croire que vous ne doutez pas du desplaisir que je scay [ sic ; recte j’ay ?] de me voir réduit par mes ennemis à prendre les résolutions que j’ay prises, mais enfin il y va de mon honneur, de ma vie et par conséquent de tout. Vous estes témoin de toutes mes pensées et vous savez que je ne me suis résolu à faire ce que j’ai fait qu’à l’extrémité ; mais puisqu’on m’y a forcé, j’agirai de sorte qu’on se repentira de m’y avoir poussé, et à vous, à qui je ne puis rien celer, je vous dirai que je n’épargnerai rien pour sortir glorieusement du pas où je suis, j’en ay assez de moyens, et j’ay assez peu d’estime pour mes ennemis pour ne les guère appréhender. Je souhaitte avec passion, dans ces fâcheuses rencontres, qu’il ne fasse rien qui puisse diminuer notre amitié. De mon côté, je feray tout ce que je dois pour cela, et je ne doute pas que vous fassiez de même du vôtre. Je continuerai mon commerce avec vous jusqu’à ce que vous me témoigniez de ne le pouvoir plus et j’espère que vous ne ferez rien contre moi sans me faire savoir auparavant que vous ne pouvez plus vous en empêcher. »525 523 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 274. 524 Arlette Jouanna, Le devoir de révolte, op. cit., p. 9. 525 Archives de Chantilly, J IV 158, Condé à Gramont, 28 septembre 1651. 209 Les dilemmes de l’amitié naissent le plus souvent quand une amitié se rompt et quand les amis jusque-là communs sont obligés de choisir entre les deux anciens amis devenus ennemis. Cela va même quelquefois jusqu’à la mise en demeure de la part de l’un des ennemis de choisir expressément l’un ou l’autre. Quand Bassompierre refuse de comploter avec Henri II de Condé, Schomberg et Retz contre Puisieux, Condé le menace de le placer devant un dilemme de l’amitié : « M. le prince me dit alors que je ne serois pas toujours en état de choisir, et que quand, pour conserver l’amitié de M. de Puisieux, j’aurois perdu la sienne et celle des trois ministres, j’aurois tout loisir de m’en repentir et n’auroys plus moyen d’y revenir. »526 Condé fait une nouvelle démarche pendant la même année : Lorsqu’Aligre, qui est un allié de la faction de Condé, est sur le point de devenir garde des sceaux, Condé oblige Bassompierre à choisir : il lui fait dire par l’abbé Rousselay qu’il a encore le temps jusqu’au soir de ce jourlà de rompre avec Puisieux ; sinon, il ne pourrait obtenir l’amitié de Condé.527 Refuser aurait signifié l’hostilité de Condé, ce qui se voit dans le fait que Condé menace Bassompierre de le ruiner ensemble avec Puisieux.528 Bassompierre met alors secrètement le roi au courant des plans de Condé et il réussit à convaincre le roi que le prince et ses alliés veulent faire du roi leur marionnette. Là-dessus, il revient vers l’abbé Rousselay et lui explique qu’il refuse de choisir entre l’amitié de Condé et celle de ses autres amis. Cependant, dans la logique d’un dilemme de l’amitié, le refus du choix est synonyme de rejet : même si Bassompierre ne rompt pas de lui-même avec Condé, il doit s’attendre à ce que ce dernier rompe alors avec lui, comme il l’avait annoncé auparavant. Néanmoins Bassompierre obtient une victoire momentanée sur Condé car le roi, sur le conseil de Bassompierre, ne choisit pas comme garde des sceaux le candidat de Condé, Aligre, mais Caumartin.529 526 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 413. 527 Ibid., p. 471, où Rousselay explique à Bassompierre : « Enfin il [sc. Condé] m’a dit qu’il vous avoit offert son amitié tout entière, pourvu que vous voulussiez quitter celle de M. de Puisieux, et m’a dit que ayez à vous en résoudre toute cette journée, parce que, celle-ci passée, il ne vous recevra plus. » 528 Ibid., p. 471f. 529 Ibid., p. 473-476. 210 Le Grand Condé déclenche lui aussi une fois une situation semblable quand il demande directement aux Frondeurs quel camp ils choisiraient dans le cas d’un conflit entre lui et le duc d’Orléans. Leur porte-parole, Bellièvre, essaie de contourner le dilemme en disant qu’un tel conflit est impensable, puisque Condé et Orléans sont « parens si proches ». Condé insiste, mais les autres Frondeurs se rallient à la réponse de Bellièvre, car ils ne veulent pas choquer le duc d’Orléans. Là-dessus, Condé rompt sa relation avec eux : « il se raccommoda publiquement avec le cardinal Mazarin […] et sans autres formalités il rompit avec eux. »530 On voit ici aussi que ce n’est qu’avec la rupture avec les Frondeurs qu’il devient possible pour Condé de se réconcilier avec Mazarin ; Condé lui-même avait donc été pris dans un dilemme de l’amitié. Les dilemmes de l’amitié peuvent aussi survenir quand une amitié ordonnée par un patron ou par un monarque est incompatible avec des amitiés déjà existantes ; ceci est le cas lorsque la reine ordonne à La Rochefoucauld de commencer une amitié avec le duc de Beaufort. : « Elle souhaita même que je fusse ami du duc de Beaufort et que je me déclarasse pour lui contre le maréchal de la Meilleraye, bien qu’il fût des amis de mon père et le mien. »531 Tout comme les monarques ordonnent que de nouvelles amitiés soient nouées, ils peuvent tout aussi bien ordonner la fin d’amitiés existantes. C’est par exemple le cas quand la reine, pressée par Mazarin, ordonne à La Rochefoucauld de rompre l’amitié avec Madame de Chevreuse. Il est intéressant de voir lesquelles sont les raisons qu’elle avance pour cette décision : ce serait pour elle une preuve de l’amitié de La Rochefoucauld, même et surtout s’il faisait abstraction du rang de la reine.532 Une rupture ordonnée par un souverain peut donc aussi être considérée comme un dilemme, à savoir comme un dilemme entre l’amitié du souverain et celle de l’autre ami. Bien sûr, il est beaucoup plus difficile de choisir dans ce cas, car préférer l’autre ami sur le souverain impliquerait ou la disgrâce ou la décision de se révolter. 530 Marie d’Orléans, duchesse de Nemours, Mémoires, in Joseph-François Michaud/ Jean-Joseph- François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 2/9, Paris, 1838, p. 607-660, ici p. 627. 531 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 72. 532 Ibid., p. 83f: « étant assurée de la fidélité et de l’amitié que j’avais toujours eues pour elle, je ne devais pas lui en refuser une marque qu’elle devait attendre de moi comme mon amie, quand même je ne considérais pas sa dignité et son pouvoir. » - La Rochefoucauld essaye de se soustraire à ce dilemme en expliquant qu’il serait prêt à rompre cette amitié pour faire plaisir à la reine, mais qu’il ne le ferait pas si c’était seulement à la demande de Mazarin ; cela a pour conséquence que Mazarin essaye désormais de faire tomber La Rochefoucauld en disgrâce. 211 Il existe aussi des situations qui sont une sorte de renversement du dilemme d’amitié. Tandis que lors d’un dilemme, deux amitiés s’excluent réciproquement, le cas inverse se présente lorsque la rupture d’une amitié a pour conséquence la rupture d’autres amitiés. Bassompierre relate un tel cas survenu en 1626. Les nobles Louvigny et Candale se disputent « pour quelques amourettes ». Là-dessus, les nobles Chalais et Bouteville prient Bassompierre de réprimander Louvigny, ce qu’il fait ; ces nobles ainsi que d’autres nobles préviennent Louvigny de ne pas continuer à se disputer avec Candale, s’il ne veut pas les perdre en tant qu’amis parce qu’ils ont envers Candale des « obligations particulières. » Louvigny continue la dispute, « et lors tous ceux qu’il pensoit ses amis le quittèrent pour s’aller offrir à M. de Candale ».533 Amitié et inimitié La rupture de l’amitié renvoie déjà à l’inimitié. Elle n’est pas le sujet de la présente étude, mais elle doit être évoquée en tant que contraire de l’amitié.534 Au contraire des conceptions sur l’amitié romantiques et actuelles, l’amitié et l’inimitié sont considérées à l’époque moderne comme deux phénomènes dont la structure est très semblable et qui différent seulement, pour ainsi dire, par leur signe positif ou négatif. Dans la théorie, à cette époque, l’amitié et l’inimitié sont considérées comme deux relations qui peuvent facilement être transformées l’une en l’autre, et elles le sont aussi dans la pratique sociale. C’est pourquoi La Bruyère conseille de ne jamais perdre de vue la perdre de vue la possibilité qu’une relation avec une autre personne peut se transformer en son contraire : « Vivre avec ses ennemis comme s’ils devaient un jour être nos amis, et vivre avec nos amis comme s’ils pouvaient devenir nos ennemis, n’est ni selon la nature de la haine ni selon les règles de l’amitié : ce n’est point une maxime morale, mais politique. »535 533 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 55. Ŕ Louvigny se venge en dévoilant le contenu de négociations secrètes entreprises par Monsieur, ce qui a pour conséquence, entre autres, l’arrestation de Chalais. 534 Pour l’inimitié dans la France moderne cf. Stuart Carroll, Blood and Violence in Early Modern France, op. cit.. 535 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., p. 198. 212 A quelques détails près, l’inimitié fonctionne Ŕ en tant que contraire de l’amitié Ŕ selon les mêmes règles que cette dernière.536 Tout comme l’amitié, on peut aussi déclarer l’inimitié de façon explicite : Bassompierre note que M. de Bellegarde « s’étoit déclaré ennemi de M. le cardinal ».537 Elle peut être jurée, ce qu’on retrouve dans l’expression de l’« ennemi juré ».538 Elle peut aussi, comme l’amitié, perdurer sur plusieurs générations. Le duc d’Epernon est ainsi l’ennemi de l’auteur de mémoires Beauvais-Nangis, parce qu’il était déjà l’ennemi de son père.539 Les contemporains considèrent donc que l’amitié et l’inimitié peuvent être transformées l’une en l’autre sans transition. Quand la Princesse Palatine est en pourparlers avec Condé en 1651, une parmi les conditions qu’elle pose est que Condé ne s’oppose pas au retour de Mazarin ; néanmoins, il doit être libre « d’être son ami ou son ennemi », selon le comportement de Mazarin.540 L’idée d’une distance neutre que Condé pourrait prendre vis-à-vis du cardinal n’est donc même pas évoquée ; l’amitié et l’inimitié sont des choix binaires, tertium non datur. L’amitié et l’inimitié entre deux personnes peuvent alterner plusieurs fois dans des laps de temps très rapprochés, et théoriquement cela peut se répéter aussi souvent que l’on veut. La Rochefoucauld peut ainsi écrire qu’il a été témoin des plus importantes actions du duc de Beaufort, « souvent comme son ami, et souvent comme son ennemi. »541 L’observateur actuel peut trouver que le passage direct d’une amitié rompue en une inimitié est insolite, mais le cas inverse est encore plus insolite. Quand la reine ordonne la mise en liberté de Condé, Mazarin accourt pour le voir et pour lui expliquer qu’il est toujours d’avis d’avoir été en droit de l’arrêter. Là-dessus, il lui offre son amitié tout en lui disant explicitement qu’un refus ne compromettrait en rien sa mise en liberté ; Condé accepte et ils fêtent leur réconciliation avec un banquet.542 536 Jean-Marie Constant, Nobles et paysans en Beauce aux XVIe et XVIIe siècles, op. cit., p. 248. Ŕ Pour les pratiques de l’amitié qui correspondent à celles mentionnées ici pour l’inimitié cf. infra, Pratiques de l’amitié. 537 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 268. 538 A titre d‘exemple, on peut citer La Vieuville qui est un « ennemi juré » de Schomberg, cf. ibid., tome XX, p. 498. 539 Jean-Marie Constant, « L’amitié : le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle », op. cit., p. 597. 540 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 141f. 541 Ibid., p. 71. 542 Ibid., p. 136f. 213 La logique de l’obligation veut qu’un service rendu à un ennemi oblige ce dernier selon le code d’honneur nobiliaire à commuer l’inimitié en amitié, et non pas dans une quelconque sorte d’indifférence, de neutralité ou de simple connaissance. Beauvais-Nangis rapporte l’histoire de M. de Villequier : le père de Beauvais-Nangis l’aide à traverser un pont branlant, bien que Villequier lui ait fait une fois un « mauvais office » : « Le Roy lui fait grand accueil et tesmoignage d’estime, car il sçavoit et toute la compagnie le mauvais office que l’autre luy avoit rendu, il n’y avoit pas long-temps, et néanmoings M. de Villequier ressentit tellement l’obligation que depuys il fut fort son amy. »543 Il est presque inutile de mentionner que dans les conjonctures de la politique de la cour, il est d’usage d’éveiller des conflits dans les amitiés des autres pour que ces relations se brisent, au sens d’une stratégie de divide et impera. La Rochefoucauld est par exemple persuadé que la Reine voulait rendre Condé suspect aux yeux de ses amis, afin de l’isoler des Frondeurs.544 Amitiés dangereuses Dans la conception moderne tout comme dans la conception actuelle, le mauvais ami est celui qui abuse de la confiance de l’autre ;545 ce danger réside donc au sein de l’amitié. A côté de cela, il existe cependant à l’époque moderne aussi des discours qui décrivent l’amitié ellemême comme une chose dangereuse. On peut identifier deux arguments. Premièrement, l’amitié devient suspecte parce que les conspirations et les révoltes se servent de sa sémantique ; on peut alors la soupçonner de représenter un danger politique. Conclure des amitiés implique certes, d’une part, qu’on acquiert un capital social ;546 mais d’autre part, l’amitié peut aussi devenir un risque pour la position de pouvoir qu’on détient, voire même pour la vie et l’intégrité corporelle : il n’y a pas que des liaisons dangereuses, il existe aussi 543 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 9f. 544 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 141. 545 Un problème fondamental de la confiance est que celui à qui on fait confiance peut en abuser; cette problématique est analysée dans le livre de Niklas Luhmann sur la confiance, qui est une contribution fondamentale sur ce sujet : Niklas Luhmann, Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, op. cit. 546 Pour la notion du capital social dans le contexte de la théorie bourdieusienne des différentes sortes de capital cf. Pierre Bourdieu, La distinction. Critique sociale du jugement, Paris, 1979, p. 133, traduit en allemand comme idem, Die feinen Unterschiede. Kritik der gesellschaftlichen Urteilskraft, Stuttgart, 1987, ici p. 204. 214 des amitiés dangereuses. Deuxièmement, l’amitié côtoie aussi l’homosexualité, ce qui représente un risque. Il y a donc une démarcation floue entre l’amitié et une pratique interdite qui est considérée comme danger moral. Images négatives de l’amitié La question du favori nous a déjà fait entrevoir l’image négative de l’amitié. Malgré la tradition dominante du discours sur l’amitié qui, depuis Aristote, base l’amitié sur la vertu, il y a aussi un contrepoint qui accompagne ces discussions et qui souligne le côté sombre de l’amitié. Aristote lui-même mentionne déjà la possibilité qu’une amitié puisse être une alliance dont la fin est de commettre un crime ensemble Ŕ même si, bien sûr, il ne considère pas une telle relation comme une vraie amitié : « C’est ce qui fait que l’amitié des gens de rien est mauvaise (instables comme ils ne peuvent mettre en commun que leurs vices, et ils deviennent mauvais en s’assimilant les uns aux autres), tandis que l’amitié des honnêtes gens est honnête et s’accroît au fur et à mesure qu’ils se fréquentent. »547 La conspiration est la face sombre des ligues nobiliaires qui ont pour but l’autodéfense ;548 une fois qu’on est « conjuré » (car c’est avec des serments que de telles alliances sont scellées), on peut employer ces alliances contre le monarque ou du moins contre un parti adverse auquel on peut reprocher un abus de pouvoir. De là à fomenter une révolte, il n’y a qu’un petit pas.549 Un autre topos est celui de la formation de cliques. C’est l’idée qu’un groupe d’amis s’implante au centre du pouvoir afin de détourner les ressources de la communauté à leur propre avantage. Cette idée est souvent évoquée en rapport avec le topos du mauvais 547 Aristote, Éthique à Nicomaque, ed. René Antoine Gauthier/Jean Yves Jolif, op. cit., p. 275 ; Aristoteles, Nikomachische Ethik, ed. Franz Dirlmeier, op. cit., p. 270. 548 Pour l’amitié en tant que facteur dans les conspirations cf. Jean-Marie Constant, « L’amitié : le moteur de la mobilisation politique dans la noblesse de la première moitié du XVIIe siècle », op. cit., p. 597-600. Pour les conspirations Klaus Malettke, Opposition und Konspiration unter Ludwig XIV. Studien zu Kritik und Widerstand gegen System und Politik des französischen Königs während der ersten Hälfte seiner persönlichen Regierung, Gœttingue, 1976 (Veröffentlichungen des Max-PlanckInstituts für Geschichte 49) ; Yves-Marie Bercé, ed., Complots et conjurations dans l’Europe moderne, Rome, 1996 (Collection de l'Ecole Française de Rome 220). 549 Cf. infra, amitié et révolte. 215 conseiller (evil counsellor).550 Quand de telles cliques ont prise sur le souverain, la révolte n’est pas seulement légitime, elle est un devoir. Du point de vue de Condé et des Frondeurs, Mazarin est le mauvais conseiller par excellence. Depuis l’Antiquité, la vraie amitié est vue comme quelque chose d’utile pour la communauté, alors que la fausse amitié lui est nocive ; on construit donc une opposition entre vrai/altruiste et faux/égoïste. Le topos de l’amitié en tant qu’alliance dont le but est de servir ensemble le bien public se trouve aussi dans les ego-documents de certains érudits modernes, comme par exemple dans les mémoires du président de Thou. Il idéalise ses deux collègues Pithou et Loysel : « Loysel et Pithou etoient, l’un avocat et l’autre procureur-général de la commission : Couple d’amis illustre par leur mérite et par leur probité, plus illustre encore par la conformité 550 L’expression date de l’époque moderne même ; elle est attestée dans une lettre que Thomas Cromwell reçoit de son protégé Stephen Vaughan en novembre 1531: « Who seeth not that he that is an evil counsellor to a prince is an evil counsellor to a realm? If it be sin to be an evil counsellor to one man, what abomination, what devilish and horrible sin is it to be an evil counsellor to a prince? », in: John Sherren. Brewer et al., eds., Letters and Papers, Foreign and Domestic, of the Reign of Henry VIII, 21 tomes, Londres, 1862-1932, tome V, p. 533, cité d’après Greg Walker, Writing under Tyranny. English Literature and the Henrician Reformation, Oxford, 2005, p. 8. A propos de ce passage cf. aussi Geoffrey R. Elton, Reform and Renewal. Thomas Cromwell and the Common Weal, Cambridge, 1973, p. 41f. Ŕ La lutte contre les mauvais conseillers est, bien sûr, un thème clé des révoltes de l’époque moderne, qui se réclament du « devoir de révolte » (Arlette Jouanna). Pour les révoltes cf. Yves-Marie Bercé, Histoire des croquants. Etude des soulèvements populaires au XVIIe siècle dans le Sud-Ouest de la France, 2 tomes, Paris/Genève, 1974 (Mémoires et documents publiés par la société de l’Ecole des chartes 22) ; idem, ed., Croquants et Nu-pieds. Les soulèvements paysans en France du XVIe au XIXe siècle, Paris, 1974 ; idem, Révoltes et révolutions dans l’Europe moderne (XVIe-XVIIe siècles), Paris, 1980 (Collection SUP : L'historien 40) ; Bernard Barbiche, ed., Pouvoirs, contestations et comportements dans l’Europe moderne. Mélanges en l’honneur du professeur YvesMarie Bercé, Paris, 2005 (Collection Roland Mousnier 23) ; René Pillorget, Les mouvements insurrectionnels de Provence entre 1596 et 1715, Paris, 1975 ; Madeleine Foisil, La révolte des Nupieds et les révoltes normandes de 1639, Paris, 1970 (Publications de la faculté des lettres et sciences humaines de Paris-Sorbonne, Série « Recherches » 57) ; Reynald Abad, « Une première Fronde au temps de Richelieu ? L’émeute parisienne des 3-4 février 1631 et ses suites », XVIIe Siècle, 218, janvier-mars 2003, p. 39-70. Ŕ Pour une histoire des conseillers royaux eux-mêmes cf. Orest Ranum, Richelieu and the Councillors of Louis XIII. A Study of the Secretaries of State and Superintendents of Finance in the Ministry of Richelieu, 1635-1642, Oxford, 1963. 216 de leur zèle pour le bien public. »551 Ici, le fait de servir le bien public est donc explicitement mentionné en tant que trait caractéristique de l’amitié. Cela nous amène au problème de la corruption. Elle peut certes être utilisée en tant que reproche et, par conséquent, aussi mener à des condamnations, comme le montre le cas de Nicolas Foucquet. Cependant, à l’époque moderne, ce reproche est moins grave qu’à l’époque contemporaine, car comme Jens Ivo Engels le fait remarquer, il existe à l’époque moderne plusieurs normes qui sont en concurrence les unes aux autres et dont on peut toujours choisir une pour essayer de justifier certaines fautes.552 Et c’est précisément ici que l’amitié entre à nouveau en jeu : il est possible de rejeter le reproche de corruption en tant qu’abus de l’amitié en répliquant qu’il est un devoir légitime de veiller à ce que ses amis soient munis des biens matériels dont ils ont besoin pour bien vivre. Amitié et intrigue Si l’amitié chez les courtisans est tellement dangereuse, c’est qu’elle glisse facilement vers l’intrigue. Il existe un très bon exemple où plusieurs sources associent amitié et complot : il s’agit du complot de Cinq-Mars en 1642,553 et plus concrètement encore de l’amitié entre Cinq-Mars et Auguste de Thou.554 De Thou ne soutient pas le projet de complot de son ami Cinq-Mars mais il le couvre, et cela lui est fatal.555 Il est exécuté ensemble avec Cinq-Mars. L’historiographe Benjamin Priolo qualifie l’exécution des deux amis de punition pour « leur amitié pernicieuse » : « Quinque-Martius & Thuanus exitiosae amicitiae poenas luunt ».556 La Grande Mademoiselle fait remarquer que Richelieu avait aussi voulu intimider tous leurs amis après leur exécution : « il voulut que tous ceux qui avaient été des amis de ces malheureux et 551 Jacques-Auguste de Thou, Mémoires de Jacques-Auguste de Thou, depuis 1553 jusqu’en 1601, in Joseph-François Michaud/Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 1/11, Paris, 1838, p. 265-374., ici p. 297. 552 Jens Ivo Engels, « Politische Korruption in der Moderne », op. cit., p. 324-327. 553 Pour une courte vue d’ensemble de la conjuration cf. Lucien Bély, La France moderne. 1498-1789, Paris, 5ième éd. 1999, p. 308f. Pour une vue plus complète cf. Jean-Marie Constant, Les conjurateurs. Le premier libéralisme politique sous Richelieu, Paris, 1987. 554 Le fils aîné du mémorialiste Jacques-Auguste de Thou. 555 Françoise Bertaut dame de Motteville, Mémoires, op. cit., p. 37-39. 556 Benjamin Priolo, Ab excesso Ludovici XIII. de rebus gallicis historiarum libri XII, Utrecht, 1669, p. 7. 217 qui lui faisaient ombrage se sentissent des effets de sa colère.»557 Cela n’a de sens que quand les amis des comploteurs peuvent faire figure de complices éventuels. La Rochefoucauld luimême doit apprendre lors de la Cabale des Importants que les amis des comploteurs sont toujours soupçonnés d’être des complices : « Pour mon malheur, j’étais de leurs amis, sans approuver leur conduite. »558 On trouve chez Bassompierre un exemple qui montre que l’amitié peut très facilement être soupçonnée d’intrigue ; nous le citons, bien qu’il soit situé un peu avant la période que nous étudions dans ce travail. Lorsque Bassompierre et Créqui sont en train d’arranger la réconciliation de Saint-Luc et de La Rochefoucauld, Marie de Médicis et le maréchal d’Ancre observent la scène par une fenêtre. Ancre dit à la Reine qu’il s’agit sans aucun doute d’une conjuration Ŕ cela serait clair d’après les gestes ; sinon, on ne pourrait pas expliquer le fait que des gens qui se voient sans cesse se serrent dans les bras.559 La Reine leur fait donc « mauvaise mine » à tous les quatre et dit en présence de Bassompierre qu’il existe des gens « qui se mêloient de faire des ligues contre le service du Roi et le sien », et qu’elle sévira si elle venait à découvrir quelque chose. Le mot « ligue » renvoie aux unions nobiliaires scellées par serment. Quand Bassompierre apprend que la Reine l’a accusé de déloyauté, il demande une audience lors de laquelle la Reine se contente de lui dire qu’elle le fera observer pour se forger une opinion. C’est seulement quand Bassompierre s’apprête alors à quitter la France qu’elle cesse toute accusation.560 Du point de vue de la monarchie, l’amitié est donc souvent suspecte ; après tout, l’épisode décrit ci-dessus ne se base que sur un geste mal interprété qui est pourtant pris pour un indice d’une conspiration majeure. La duchesse de Nemours voit aussi des intrigues avant la Fronde condéenne. Quand les princes se trouvent en prison en 1650, ce sont, d’après elle, leurs liaisons amicales qui maintiennent leur parti en vie au moyen de complots : « Cependant les princes […] ne laissèrent pas d’être extrêmement bien servis : leurs amis n’oublièrent rien de tout ce qui leur 557 Mémoires de la Grande Mademoiselle, ed. Bernard Quilliet, op. cit., p. 42. 558 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 76. 559 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 43f: « Alors le marquis, prenant son temps, lui dit: ‘Pardieu, madame, tout cela est contre nous. Ils font une brigue, et je veux mourir si Bassompierre ne les assure de messieurs de Rohan, Créqui, de Lesdiguières, et les autres réciproquement à eux. Il est aisé à juger par leurs gestes. Autrement, à quoi seroient bonnes toutes ces embrassades à gens qui se voient incessamment ? » 560 Ibid., p. 44-46. 218 pouvoit être utile et Dans la Fronde et dans le parlement, où ils faisoient de grandes brigues. »561 Dans ce contexte, le terme de « brigue » désigne un complot. Amitié et révolte Les observations que nous avons faites à propos de l’intrigue ne peuvent pas être appliquées telles quelles à la révolte ; car tout comme la conjuration est par définition clandestine, la révolte est par définition ouverte. Ainsi, les malentendus qui peuvent survenir au sujet de l’intrigue, comme nous l’avons décrit, sont presque impossibles pour la révolte ; cependant, il est bien possible de soupçonner quelqu’un d’être un sympathisant de la révolte bien qu’il n’y participe pas. C’est un autre rapport de la révolte à l’amitié qui nous semble plus important. La révolte se sert souvent de la sémantique de l’amitié. Coste interprète l’alliance du parti des princes avec les Frondeurs en 1650 comme une coalition des amis des princes emprisonnés avec les rebelles : « Tous les Frondeurs entrérent, dans le même tems, en traité avec les Amis des Princes. »562 On irait certainement trop loin si l’on prétendait que la Fronde, dans sa description d’ellemême et dans la perception des contemporains, avait été unie exclusivement ou principalement par l’amitié Ŕ dans la langue de l’analyse, ce sont de toute façon les termes de la théorie du clientélisme qui entrent en jeu.563 Néanmoins, on rencontre le terme d’amitié dans la Fronde. Dans la Fronde aussi, il existe des actes d’union, comme par exemple le traité de Saint-Maur entre Condé et ses alliés : il s’agit de son frère, de sa sœur, des ducs de Nemours et de La Rochefoucauld et du président Viole.564 Cependant, pour les contemporains, l’amitié peut être une raison possible pour se rallier à une révolte. Par exemple, la duchesse de Nemours est d’avis que l’amitié est au moins une des deux raisons qui ont poussé le maréchal de La Mothe à participer à la Fronde ; dans une 561 Marie d’Orléans, duchesse de Nemours, Mémoires, op. cit., p. 636. 562 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 187. 563 Ainsi chez Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., où (après une première partie sur la Fronde) les deux autres parties sont intitulées « Les clientèles, un monde presque clos » et « Patronage princier et absolutisme ». 564 Archives de Chantilly, P XII 11f, Traité conclu entre le prince de Condé, le prince de Conti, la duchesse de Longueville, le duc de Nemours, le duc de la Rochefoucauld, et le président Viole, 22. juillet 1651. 219 énumération des Frondeurs et de leurs raisons respectives d’agir, elle déclare : « le maréchal de La Mothe, par l’amitié qu’il avoit pour M. de Longueville, comme aussi pour se venger de quatre années de prison où l’avoit détenu la cour. »565 Les amis sont également plus soudés par une révolte commune, et cela tout aussi bien en ce qui concerne la vie interne de leur relation, dans laquelle la révolte commune est une expérience et un signe de solidarité, qu’en ce qui concerne le côte externe, car celui qui prend part à une révolte peut plus difficilement prendre ses distances ou changer de camp qu’à l’occasion de cabales de cour en temps de paix. Un tel changement n’est certes pas impossible mais il est bien plus dangereux que le changement d’une faction à l’autre à la cour. Le propre exemple de Condé montre que même un rebelle gracié doit s’attendre à une période de quarantaine politique avant de pouvoir continuer sa carrière Ŕ au moins le début des années 1660 représente une telle période pour le prince. Amitié et homosexualité Au XVIIe siècle, l’idée de l’amitié a encore de forts liens avec le thème de l’homosexualité. L’accusation d’une relation homosexuelle entre le prince et son favori est un topos très classique de diffamation.566 D’une part, l’homosexualité est considéré comme illégitime dans l’Europe du XVIIe siècle ;567 mais d’autre part, comme nous allons le montrer, les contemporains jouent aussi avec l’interdit en brisant délibérément ce tabou. Le comte de Toulongeon écrit un jour un « billet » à Condé, c’est-à-dire une courte lettre dans laquelle on renonce aux formules de politesse au début et à la fin de la lettre ; déjà avec les pseudonymes qui sont employés, « le Prince de l’amour à son frère », le texte laisse entendre 565 Marie d’Orléans, duchesse de Nemours, Mémoires, op. cit., p. 617. 566 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 118. L’exemple classique pour des rumeurs concernant des relations homosexuelles entre un monarque et ses favoris sont les « mignons » d’Henri III. Pour la dénonciation des mignons d’Henri III cf. Nicolas Le Roux, La faveur du roi, op. cit., p. 266-270, pour les rumeurs sur leur homosexualité ibid., p. 268, pour les pamphlets sur les favoris ibid., p. 650-652. 567 Pour l’homosexualité dans l’Europe d’Ancien Régime cf. Alan Bray, The Friend, op. cit., ainsi que John Boswell, Same-Sex Unions in Premodern Europe, New York, 1994. Pour l’Italie du XVIe siècle, le sujet a été étudié par Michael Rocke, Forbidden Friendships. Homosexuality and Male Culture in Renaissance Florence, New York/Oxford, 1996. 220 la connotation homo-érotique ; le fait que l’auteur dit de soi-même qu’il « espère de vous embrasser la cuisse bien tost » rend cette allusion encore plus drastique.568 Comme plusieurs affaires amoureuses du prince de Condé avec des femmes sont connues (entre autres avec la célèbre « hétaïre » Ninon de Lenclos), il n’est certainement pas exclusivement homosexuel. Au contraire, lui et les petits-maîtres ont, chez leurs contemporains, la réputation de se livrer à des débauches tant hétérosexuelles qu’homosexuelles.569 On sait que l’époque moderne ne connaît pas encore les concepts d’ »hétérosexualité » et d’« homosexualité » ; à l’époque moderne, on ne pense pas encore que l’orientation sexuelle est un attribut permanent de la personne et une partie de son identité. L’homosexualité passe au contraire comme une action, à savoir et il s’agit d’une action immorale. En d’autres mots, l’homosexualité est pour l’époque moderne non pas « être » mais « faire ».570 Si le prince de Condé a vraiment eu des relations homosexuelles, ce qu’on lui a souvent attribué,571 ou s’il s’agit seulement d’un jeu avec ce qui est défendu et qui reste sur le plan de la langue est une question qui doit rester ouverte. Ce qui est important pour notre analyse, ce n’est la question de savoir si certains personnages historiques ont été homosexuels ou non, mais c’est le lien discursif entre amitié et homosexualité. Ce lien s’avère aussi délicat parce que la démarcation entre l’amitié si valorisée et l’homosexualité si condamnée est floue dans la pratique des relations sociales des nobles.572 Le fait de flirter avec l’interdit se trouve aussi dans les poèmes occasionnels que Condé et La Moussaye échangent en latin macaronique.573 Voyageant ensemble sur le Rhône en 1643, ils subissent un orage, et le prince aurait alors donné ce poème à La Moussaye : 568 Archives de Chantilly, P III 438, Le prince de l’amour à son frère, 2 mai 1649. 569 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 119. 570 Ibid. Ŕ Dewald souligne encore le fait que les relations homo-érotiques entre nobles de rang inégal ont aussi un caractère de relations de pouvoir, ibid., p. 119f. 571 Georges Mongrédien, Le Grand Condé, op. cit., p. 60, et, se référant à Mongrédien, Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 117. Pour l’homosexualité masculine dans la France d’Ancien Régime cf. aussi Maurice Lever, Les bûchers de Sodome. Histoire des « infâmes », Paris, 1985. 572 Jonathan Dewald, Aristocratic Experience, op. cit., p. 117. 573 Les deux poèmes sont cités par Monmerqué dans la préface de son édition des mémoires de Coligny-Saligny, Mémoires, op. cit., p. xlix-I; la source indiquée dans cette édition est un manuscrit qui faisait partie de la collection privée de Monmerqué et que nous n’avons pas pu localiser. 221 Carus amicus Mussaeus ! Ah ! Deus bone ! Quod tempus ! Landerirette, Imbre sumus perituri, Landeridi. La Moussaye lui aurait répondu : Securae sunt nostrae vitae, Sumus enim s[odomitae].574 Landerirette, Igne tantum perituri, Landeridi. C’est déjà le fait même qu’on exprime sa propre homosexualité sous forme de poème qui indique qu’il s’agit ici d’un jeu avec l’interdit et non d’un « coming out ». Le sujet est d’autant plus apte à la provocation que d’une part, l’homosexualité est en principe passible de la peine de mort sur le bûcher (à quoi le vers igne tantum perituri fait allusion), mais que d’autre part cette peine n’est presque plus vraiment infligée depuis le XVIe siècle déjà.575 Il est important de signaler que ce flirt avec l’interdit n’est possible que dans l’homosexualité masculine. Des relations amoureuses entre femmes ne sont même pas mentionnées dans nos sources. Le rapport entre amitié et homosexualité est aussi compliqué parce qu’au niveau de la langue tout comme au niveau de la pratique sociale, le XVIIe siècle trace les limites entre amitié et homosexualité autrement que ne le fait l’époque contemporaine. Sur le plan de la langue, la sympathie entre amis est affirmée en utilisant des termes que l´époque contemporaine qualifierait de trop forts pour des relations platoniques ; sur le plan de la pratique sociale, nombre de contacts physiques entre amis n’ont encore aucune connotation érotique, alors qu’au XIXe siècle et pendant une grande partie du XXe siècle, les contacts physiques qui sont considérés comme légitimes dans la culture de l’élite se limitent à un 574 Avec cette conjecture, nous suivons Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 108. Ŕ Au XVIIe siècle, « sodomita » signifie encore « homosexuel », cf. Jean-Marie Cabasse, article « Vice ultramontain (définition de la sodomie et répression du) », in François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 1588f. 575 Jean-Marie Cabasse, article « Vice ultramontain », op. cit., p. 1588f. 222 nombre très réduit de gestes Ŕ chez les hommes, c’est seulement la poignée de mains qui reste, entre hommes et femmes le baisemain et le fait de se promener bras dessus bras dessous, à la rigueur et seulement entre femmes la bise sur la joue.576 La dimension sexuée dans les conceptions de l’amitié Si on veut parler de la dimension sexuée dans les conceptions de l’amitié, on doit alors faire la différence entre deux dimensions. D’une part il s’agit de se demander si les deux sexes ont des vues différentes sur l’amitié, c'est-à-dire s’il y a une perspective spécifiquement masculine et une perspective spécifiquement féminine sur l’amitié ; d’autre part il s’agit de se demander quels caractéristiques sont attribuées aux deux sexes sous l’aspect de l’amitié, c’està-dire d’analyser les images des deux sexes sous l’aspect de l’amitié. Il est possible de traiter rapidement le premier aspect : on ne remarque pas de différences fondamentales dans les points de vue d’auteurs masculins ou féminins concernant l’amitié. Les topoï utilisés, les attentes qu’on a concernant le comportement des amis sont semblables. L’imaginaire de l’amitié au XVIIe siècle est le même chez les hommes et chez les femmes. Tout au plus, la préciosité pourrait passer pour un discours spécifique à l’un des deux sexes, mais d’une part elle n’est pas uniquement réservée aux femmes et d’autre part, elle est plutôt une manière rhétorique d’exprimer des idées qu’elle n’est elle-même une idée directrice, et encore moins une théorie. Ceci ne signifie pas nécessairement pour autant que nous avons affaire à une sorte de neutralité sexuelle de l’amitié ; il est plus vraisemblable de penser que le modèle masculin est si dominant que les femmes se mettent au diapason de ce modèle quand elles concluent des amitiés avec des hommes Ŕ et les ego-documents qui parlent d’amitiés entre femmes sont rares, dans le corpus de Chantilly on n’en trouve aucun. Si l’on veut analyser l’amitié entre femmes, il faut donc utiliser d’autres sources, par exemple des sources littéraires, afin d’essayer d’approcher de façon indirecte l’amitié féminine telle qu’elle a été pratiquée au quotidien. C’est ce que Marianne Legault a magistralement fait il y a peu de temps dans son étude sur l’intimité féminine au Grand Siècle.577 Elle démontre qu’il n’existe aucun modèle philosophique de l’amitié féminine au XVIIe siècle. D’après elle, l’amitié entre 576 Cf. infra, Pratiques de l’amitié. 577 Marianne Legault, Narrations déviantes. L‘intimité entre femmes dans l’imaginaire français du dix- septième siècle, Québec, 2008. 223 femmes est marginalisée, et l’homosexualité féminine est un tabou.578 En effet, toutes les allusions grivoises faites sur l’homosexualité qu’on trouve dans les sources ici utilisées se rapportent toujours à l’homosexualité entre hommes, ce qui étaye la théorie de Marianne Legault. L’homosexualité masculine devient objet de scandale, alors qu’on passe sous silence l’homosexualité féminine ; elles sont donc toutes les deux marginalisées, mais elles ne sont pas marginalisées de la même façon. Le fait que des amitiés entre les sexes existent Ŕ comme c’est le cas pour les nombreux amis de la Grande Mademoiselle ou pour l’amitié entre BussyRabutin et Mme de Sévigné Ŕ pourrait être dû à la structure de la société de cour. A la différence des amitiés guerrières du Moyen Âge qui sont basées sur l’aide réciproque des deux amis pendant le combat, la politique de cour est accessible aux femmes. Le service militaire et le duel restent d’importants aspects de la masculinité aristocratique. Cependant, à l’intérieur de la sphère de la cour, où le comportement est réglé selon le cérémonial, l’usage de la force reste un sujet tabou : la guerre ne se fait qu’en dehors de la cour et le duel est illégal. Le jeu politique de la cour est certes accessible aux femmes, mais ce sont les hommes qui en forment le style. On pourrait ici tracer un parallèle avec la domination féminine : tandis qu’au Moyen Âge, le mari d’une princesse héritière devient roi iure uxoris, l’époque moderne évide cette institution de plus en plus et la transforme finalement pour créer celle du prince consort dont la femme est souveraine Ŕ une institution qui ne s’est cependant pas formée en France où une femme ne peut régner de son propre droit, bien qu’elle puisse gouverner pour un temps limité si le roi son fils est mineur.579 Une telle transformation du modèle de la domination monarchique en Europe a certainement été rendue possible par le fait que les souverains de l’époque moderne ne conduisent plus eux-mêmes leurs troupes à la bataille comme c’était le cas au Moyen Âge. A la différence du Moyen Âge, la domination féminine est donc devenue une option à l’époque moderne ; cela ne doit pourtant pas mener à la conclusion hâtive que ce le modèle de domination n’est plus empreint d’un caractère masculin. En France, c’est la Loi salique qui exclut toute domination d’une femme de son propre droit ; et même là où une telle domination est possible, les descendants mâles ont 578 Ibid., p. 1-13. Selon Marianne Legault, cela n’est pourtant pas un trait spécifique du XVIIe siècle français ; la pensée de ce siècle s’insère d’après elle dans une longue tradition de misogynie qui aurait marquée la pensée occidentale sur l’amitié des Anciens jusqu’à des philosophes contemporains ; ainsi, elle cite des passages dans lesquels Friedrich Nietzsche et Gilles Deleuze affirment que les femmes ne sont pas capables de l’amitié, ibid., p. 2. 579 Pour cette transformation cf. Hans Wolfram von Hentig, Titularkönig und Prinzgemahl. Studien zur Verfassungsgeschichte von Sonderformen des Königtums, Bonn, 1962. 224 toujours la priorité en tant qu’héritiers. L’institution du monarque reste orientée sur le cas normal d’un souverain masculin.580 Cela est tout aussi vrai pour le monarque lui-même que pour les rôles des hommes politiques courtisans qui l’entourent. La plupart des charges à la cour ne sont accessibles qu’aux hommes et la même chose est valable pour les ordres qui sont très convoités, comme par exemple pour l’ordre du Saint Esprit dont bien des courtisans veulent devenir membres. Les femmes qui veulent faire de la politique à la cour doivent donc adopter des comportements masculins afin d’avoir du succès. Quand la Grande Mademoiselle fait tirer les canons dans la bataille du Faubourg Saint-Antoine, elle entre dans un rôle aristocratique et masculin, à savoir celle du commandant militaire. Bien entendu, tout cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’existe pas d’autre modèle d’amitié entre femmes nobles qui se distingue du modèle de l’amitié politique de cour ; mais comme nous venons de l’expliquer, on ne peut qu’entrevoir d’autres aspects de l’amitié aristocratique féminine dans les sources. A la différence des représentations, il est clair quant aux pratiques qu’elles doivent se différencier selon les sexes.581 Les rôles attribués aux deux sexes interdisent aux femmes d’une part l’accès au pouvoir,582 et d’autre part toute forme de violence physique. Mme de Sévigné joue exactement sur cette différence d’idées identiques et de pratiques différentes dans une lettre à Bussy-Rabutin qui date de l’année 1668. Bussy-Rabutin l’a offensée en traçant d’elle un portrait peu flatteur dans son Histoire amoureuse des Gaules et elle le provoque alors dans un duel métaphorique : « Levez-vous, Comte, je ne veux point vous tuer à terre ; ou reprenez votre épée pour recommencer notre combat. Mais il vaut mieux que je vous donne la vie, et que nous vivions en paix. Vous avouerez seulement la chose comme elle s’est passée : c’est tout ce que je veux. Voilà un procédé assez honnête : vous ne me pouvez plus appeler une petite brutale. […] 580 Pour la position et le rôle de la reine en France cf. Fanny Cosandey, La reine de France. Symbole et pouvoir, XVe-XVIIIe siècle, Paris, 2000. 581 Cf. infra, Pratiques de l’amitié. 582 La Rochefoucauld commente cette situation, de façon très misogyne : « Cette triste et fatigante vanité se trouve d’ordinaire dans les femmes ambitieuses. Comme leur sexe leur ferme tous les chemins qui mènent à la gloire, elles s’efforcent de se rendre célèbres par la montre d’une inconsolable affliction. » François de La Rochefoucauld, Maximen und Reflexionen. Französisch und deutsch, ed. Jürgen von Stackelberg, op. cit., p. 82. 225 Adieu, Comte. Présentement que je vous ai battu, je dirai partout que vous êtes le plus brave homme de France, et je conterai notre combat le jour que je parlerai des combats singuliers. »583 La relation de Mme de Sévigné avec Bussy-Rabutin mène à un autre élément du discours concernant la dimension sexuée : les amitiés entre les sexes sont considérées comme possibles. Dans ses lettres, Mme de Sévigné ne désigné pas seulement sa relation avec BussyRabutin comme une relation d’amitié, mais elle assure aussi M. de Pomponne,584 le neveu du Grand Arnauld, de son amitié,585 et dans des lettres qu’elle lui adresse, elle qualifie Nicolas Fouquet, à qui on est en train de faire le procès, de « notre pauvre ami ».586 A côté des amitiés masculines et des amitiés entre les sexes, il faut étudier aussi les amitiés entre femmes. Elles se distinguent des amitiés masculines à plusieurs égards. Dans les amitiés féminines il manque l’élément de la concurrence directe pour obtenir une charge. Les femmes ne peuvent pas obtenir la position du favori qui est souvent aussi ministre ; le renvoi au rôle la maîtresse ne montre qu’un parallèle apparent, car la position de la maîtresse dépend d’autres considérations que les considérations politiques. A la différence de la position de favori, on ne peut donc pas y aspirer par stratégie politique et par un procédé systématique. Il est cependant plus difficile de trouver des énoncés sur les amitiés féminines que sur les deux autres sortes d’amitié : comme la plupart des ego-documents proviennent d’auteurs masculins, les amitiés entre hommes et femmes et surtout les amitiés entre femmes ont laissé beaucoup moins de traces que les amitiés masculines. Si on considère les images des deux sexes en ce qui concerne l’aspect de l’amitié, on observe une tension entre les textes théoriques et les ego-documents étudiés ici. Les textes qui reflètent des normes, comme par exemple l’essai de Montaigne sur l’amitié montrent que le concept de l’Antiquité selon laquelle la femme est incapable de la vraie amitié continue d’être affirmé à l’époque moderne ; par contre, on ne trouve aucun indice dans les ego-documents qui donnerait lieu à croire que des amitiés de cour avec des femmes aient été vues comme des amitiés de second rang par les hommes en question. Une femme comme la Grande Mademoiselle est une femme politique de cour et elle agit en tant que telle dans ses amitiés. Ce n’est pas que dans les amitiés entre femmes ou entre hommes et femmes, le moment 583 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 62. 584 Simon Arnauld de Pomponne (1618-1699), fils de Robert Arnauld d’Andilly. 585 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 48. 586 Ibid., p. 46. 226 politique manque. Il est vrai que les femmes ne peuvent accéder à la plupart des postes politiques, militaires et ecclésiastiques (sauf pour être abbesse dans une abbaye), mais d’une part elles font partie de maisons nobles aux rivalités desquelles elles participent, et d’autre part elles ont elles-mêmes des amis masculins dont elles veulent faire avancer la carrière. En outre, jouer avec l’homosexualité est en bien sûr un aspect spécifique à l’un des deux sexes. Ce point peut présente deux sous-aspects. Premièrement, les hommes ne peuvent pas se permettre des plaisanteries grossières en présence de dames nobles, car cela contredit les règles de la bienséance. Le jeu avec ce tabou que représente l’homosexualité masculine doit donc se limiter à des lettres d’homme à homme. Deuxièmement, on ne trouve nulle part dans nos sources une quelconque allusion à l’homosexualité féminine, que ce soit de la part d’auteurs masculins ou féminins. Ici aussi, c’est probablement la bienséance qui peut expliquer ce résultat : pour les femmes, il n’est pas convenable de faire des remarques grivoises, et pour les hommes, il n’est pas de bon ton de faire de telles remarques sur les dames. Les conceptions de l’amitié connaissent donc une évolution importante entre l’Antiquité et l’époque moderne. Comme nous l’avons essayé de montrer, la structure sociale de la cour à l’époque moderne, tout comme les idéaux de la noblesse en tant que groupe social, influencent la manière de penser l’amitié. Celle-ci est étroitement liée à des concepts de rang et d’honneur, essentiels, eux, pour la culture nobiliaire. On voit aussi que la société de cour, monde de la concurrence et de l’intrigue, amène les nobles qui vivent à s’occuper intensivement du problème des vrais et des faux amis ; la capacité de bien discerner les uns des autres peut être essentiel pour la carrière d’un courtisan. Mais on voit aussi que l’amitié elle-même a des côtés sombres : à la cour, le chemin n’est pas loin d’un cercle d’amis à une conjuration. Nous avons déjà vu dans ce chapitre que les idées que l’on fait sur l’amitié sont liées à des concepts précis, comme l’honneur, et donc à un vocabulaire utilisé par les contemporains, à des mots précis du langage du Grand Siècle. Si l’on veut comprendre le rôle de l’amitié au sein de la culture des courtisans, on ne peut pas se passer de l’analyse du vocabulaire qu’ils utilisent dans leurs relations amicales, et de leur manière de parler à leurs amis. C’est cette problématique que nous allons examiner dans le prochain chapitre. 227 II.3. Langages de l’amitié Tout au long de ce chapitre sera analysé le langage de l’amitié nobiliaire moderne. Après l’analyse dans le chapitre précédent du monde des imaginaires évoqués, prévalent désormais le vocabulaire concret et la rhétorique de l’amitié. Le langage constitue la jonction entre les représentations et les pratiques de l’amitié : il est d’une part à l’oral et à l’écrit l’instrument qui permet d’exprimer les représentations, mais en tant qu’acte de communication (pour le dire en terminologie linguistique : en tant qu’acte de langage) il constitue également une partie des pratiques.587 Le langage de l’amitié ne se limite pas à l’utilisation des mots « ami » et « amitié » ; bien plus encore toute une série de mots de vocabulaire et d’expressions est venue s’y rattacher. Ceuxci seront présentés dans un premier temps. Un sous-chapitre sera entièrement consacré aux signes linguistiques de renforcement de l’amitié – comme précédemment indiqué, les nobles modernes insistent souvent sur l’intensité de l’amitié, ce qui explique un vocabulaire riche dans ce domaine. Dans la deuxième partie du chapitre, sera traitée l’utilisation du langage, donc les pratiques linguistiques, avant que ne soient développées dans le chapitre suivant, les pratiques non verbales qui sont les rituels et les gestes. Au préalable, notons que tout comme c’est le cas pour les conceptions de l’amitié, aucune différence entre hommes et femmes ne peut être constatée au niveau du langage. Dans les mémoires et les lettres il existe une rhétorique de l’amitié, pas de rhétoriques séparées pour les amitiés entre hommes ou femmes. Les verbes de l’amitié : que faire dans et avec l’amitié? Une série de verbes décrivant la fondation et l’arrangement de l’amitié est liée aux termes de l’amitié et de l’ami. Le début de l’amitié peut être décrit avec l’expression « acquérir l’amitié 587 Pour la théorie des actes de langage cf. John L. Austin, How to do things with words. The William James lectures delivered at Harvard University in 1955, Cambridge, Massachusetts, 1962, traduit en français comme idem, Quand dire, c’est faire, Paris, 1970, et en allemand comme idem, Zur Theorie der Sprechakte, Stuttgart, 2ième éd. 2005, et John R. Searle, Speech acts. An essay in the philosophy of language, Cambridge, 1969, traduit en français comme idem, Les actes de langage. Essai de philosophie du langage, Paris, 1972, et en allemand comme idem, Sprechakte. Ein sprachphilosophischer Essay, Francfort-sur-le-Main, 5ième éd. 1992. 228 de quelqu‘un » ;588 on trouve également l’expression « gagner l’amitié de quelqu’un ».589 L’amitié est donc considérée comme quelque chose qui peut être acquis ; sans vouloir surinterpréter ce constat, cette expression semble être un indice supplémentaire qui souligne le fait que dans la conception aristocratique de l’amitié, il ne s’agisse pas d’âmes-sœurs qui se rencontrent comme pour Montaigne, mais de promesses de loyauté. La parenté des âmes, donc la ressemblance des caractères, peut difficilement être considérée comme quelque chose qui peut être acquis, ce qui est tout à fait possible pour la loyauté et la fidélité. Le fait de commencer une relation amicale avec quelqu’un, qui est quelquefois décrit explicitement dans les ego-documents,590 se désigne avec l’expression « se lier d’amitié avec quelqu’un » ; ainsi, Gourville raconte qu’il ne s’est lié d’amitié avec personne lorsqu’il est arrivé à Bruxelles mais qu’il a attendu « jusqu'à ce que j'eusse bien connu les personnes avec qui je voudrais me lier d'amitié, pour, dans la suite, n'être pas obligé d'en changer. »591 La simple sémantique du mot nous indique que les hommes conceptualisent l’amitié et la décrivent comme étant un lien, un lien social car il s’agit du substantif correspondant au verbe « lier ». Étant donné qu’on réclame parfois explicitement l’amitié d’une personne, il existe l’expression « demander l’amitié de quelqu’un ».592 Une fois l’amitié acquise, elle doit-être entretenue. « Cultivez vos amis, soyez homme de foi », conseille Boileau à celui qui souhaite faire de la poésie.593 Boileau n’est certes pas noble, mais son public l’est ; par conséquent cette déclaration peut être considérée comme une expression de la culture de cour, car l’auteur de l’ « art poétique » s’oriente sur les normes de la société de cour. Que Boileau allie l’entretien d’une amitié au fait de tenir une promesse, renvoie à nouveau aux conceptions de véritables amis décrites dans le dernier chapitre. Pareillement, l’expression « pratiquer des amis »594 qui de même que « cultiver » souligne l’aspect de la continuité de fréquentations entre amis, est très courant. Le fait de « cultiver » des amitiés indique que l’amitié se manifeste par des interactions ; ceci conteste également le « parce que c’était lui, parce que c’était moi » de Montaigne. Dans une telle conception, il n’est pas nécessaire de cultiver l’amitié pour la préserver d’un déclin imminent, mais la 588 Ainsi par exemple Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 236. 589 Ainsi par exemple Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 335. 590 Cf. infra, Pratiques de l‘amitié. 591 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 151. 592 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., p. 231. 593 Nicolas Boileau, « Art poétique », op. cit., IV, p. 122. 594 Ainsi par exemple Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 165f. 229 persistance de l’amitié résulte de la complémentarité des deux amis liés par un amour inconditionnel. Il existe pareillement l’expression « témoigner de l’amitié » ;595 de même dans ce cas il faut considérer le risque de pousser trop loin l’interprétation, mais l’expression semble néanmoins indiquer que l’amitié est considérée comme un phénomène qui est visible – ceci est également un argument défendant une amitié qui n’est pas en premier lieu un sentiment dans un monde intérieur clos. Finalement, l’expression « faire des amitiés » est essentielle.596 Comme évoqué dans le premier chapitre, « amitié » au pluriel signifie la plupart du temps « compliments » ; l’expression évoquée décrit donc le fait de faire des compliments, ou respectivement – lorsque les amitiés sont transmises par une tierce personne – de transmettre des salutations. Substantifs de l’amitié L’amitié apparait souvent dans le contexte d’autres substantifs abstraits qui décrivent des relations proches. Ceci ne signifie pas que tous ces termes correspondent à un synonyme du mot « amitié ». Ils marquent plutôt le champ sémantique des relations proches dans lequel s’inscrit la notion d’amitié. Chez Gourville on retrouve les notions de « confiance » et de « familiarités ». En 1669, Gourville est en mission diplomatique en Espagne. Le marquis d’Aytona, majordome de la reine, montre de l’amitié pour Gourville : « [il] me témoigna beaucoup d’amitié et de confiance » ; comme Gourville voit qu’il a gagné la confiance d’Aytona, il commence à négocier avec lui : « Me voyant dans ses bonnes grâces et, si j'ose dire, familiarités, j'entrai avec lui sur les sommes immenses que les Pays-Bas avaient coûté à l'Espagne. » 597 Gourville lui propose, sans succès il est vrai, un échange des Pays-Bas espagnols contre le Roussillon. Les « familiarités » dans le sens de « confidentialités » sont étroitement liées à la « confiance » : il s’agit de transmettre des informations qu’on ne confierait pas à un inconnu, à quelqu’un sous le sceau du secret. Les deux termes montrent que la confiance constitue un élément important de l’amitié. À l’époque moderne cette confiance ne signifie pas confier ses propres sentiments à un ami, mais compter sur un ami afin qu’il n’abuse pas des informations qu’on lui a divulguées. Il s’agit donc d’une confiance qui, dans le sens de Niklas Luhmann, 595 Ainsi par exemple Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 199. 596 Ainsi par exemple Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 194. 597 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 185. 230 repose sur une « prestation anticipée risquée ».598 Dans ce discours sur l’amitié, la rhétorique de la confiance ne désigne donc aucunement le dévouement inconditionnel à un ami, telle que la propage Schleiermacher ultérieurement : « Dés que je m’approprie du nouveau, que j’approfondie ici et là ma culture ou que je gagne en indépendance : je cours l’annoncer à mon ami en paroles et en actes, afin qu’il partage ma joie, et qu’il prenne conscience de la croissance de ma vie intérieure, et qu’il gagne ainsi, lui aussi ? J’aime mon ami tel que je m’aime moi-même : dès que je remarque quelque chose pour moi, je le lui offre. »599 Or contrairement à Montaigne, Schleiermacher défend le point de vue que l’homme peut avoir plus qu’un seul ami ; il est cependant difficile d’imaginer que sa notion emphatique de l’amitié lui permette d’afficher un grand nombre d’amis. Il peut donc bel et bien être considéré comme un défendeur de la ligne de tradition remontant à Montaigne, qui domine au XIXe siècle, mais qui, à l’époque moderne, reste encore un contre-projet face au concept dominant de l’amitié. Dans les amitiés de cour de l’époque moderne et contrairement à la conception du romantisme, la confiance repose sur la diffusion ciblée d’informations et sur l’observation de l’ami ci-après. L’amitié nobiliaire est et reste étroitement liée à la politique : à qui on fait confiance et ce que l’on confie à qui peut avoir des conséquences sur les deux amis et souvent même sur des tiers. Schleiermacher qui reprend également ici une figure de pensée de Montaigne déplore la propagation de ce genre d’amitiés : « Tous les autres éléments y sont consacrés : la croissance de la possession extérieure d’avoirs et de savoir, la protection et l’aide contre le destin et la malchance, davantage de force dans l’alliance pour limiter les autres : ce sont les seuls éléments que cherchent et trouvent les hommes d’aujourd’hui dans l’amitié, la vie conjugale et la patrie ; non pas l’aide et le complément de force pour sa propre culture, non pas le gain d’une nouvelle vie intérieure. »600 Une autre notion dans le langage de l’amitié est la « croyance ». Gourville évoque ce terme en décrivant sa relation avec Louvois : « Depuis que M. de Louvois m'eut admis à son commerce, il m'a toujours témoigné de l'amitié et de la confiance, même, si je l'ose dire, 598 Niklas Luhmann, Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, op. cit., p. 27. 599 Friedrich Schleiermacher, « Monologen », in idem, Kritische Gesamtausgabe, Première partie, tome 12, ed. Günter Meckenstock, Berlin, 1995, p. 322-393, ici p. 353. 600 Ibid., p. 364f. 231 beaucoup de croyance sur tout ce que je lui disais ; et cela a duré jusqu'à sa mort. »601 L’ami apparaît donc ici comme celui aux paroles de qui l’on croit ; dans la société de cour où des courtisans répandent souvent de fausses informations dans le contexte d’intrigues, ceci est une grande preuve de confiance. Dans le langage de l’amitié nobiliaire moderne, le lecteur actuel est étonné de trouver des mots réservés aujourd’hui à l’amour. À noter tout particulièrement la notion de « tendresse ». Ainsi, Condé termine une lettre à Guitaut de la sorte : « Croyez que je ne vous abandonnerai jamais et que vous n'aurez jamais lieu de douter de ma tendresse et de mon amitié. »602 Ceci peut-être interprété de la manière suivante : au XVIIe siècle, les vocabulaires respectifs de l’amitié et de l’amour n’étaient pas encore aussi rigoureusement dissociés comparativement à l’époque contemporaine.603 S’ajoute un autre aspect qui concerne particulièrement le langage du Grand Siècle, à savoir la préciosité.604 Au-delà des exagérations dont se moque Molière dans les « Précieuses ridicules », ce mouvement a pour objectif un affinement de la langue française. Le grossier et l’explicite doivent être remplacés par un langage qui dit les choses de façon indirecte, par des allusions, des insinuations et des sous-entendus. Cette modération et atténuation de la langue permet notamment de décrire l’amour comme une amitié dans des textes précieux ; lorsqu’on parle de « tendre amitié », il s’agit plutôt d’amour que d’amitié. L’amour conceptualisé en tant que passion sauvage605 est présenté sous la forme d’une amitié 601 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 209. 602 Archives de Chantilly, O I 165, sans date, daté par l’archiviste à la fin de 1662. 603 La recherche médiéviste signale déjà depuis bien longtemps qu’au Moyen Âge, les sémantiques de l’amitié et de l’amour ne sont pas encore séparées, ainsi que les sémantiques de l’amitié et de la parenté, bien que ce dernier point varie considérablement d’une langue à l’autre, cf. Gerd Althoff, Verwandte, Freunde und Getreue, op. cit. ; Klaus van Eickels, « Freundschaft im (spät)mittelalterlichen Europa. Traditionen, Befunde und Perspektiven », in Klaus Oschema, ed., Freundschaft oder ‚amitié‘?, op. cit., p. 23-34, ici p. 23-25; Claudia Garnier, « Politik und Freundschaft im spätmittelalterlichen Reich », in ibid., p. 35-65, ici p. 55. Le processus de différenciation de ces sémantiques est en cours à l’époque moderne est n’est pas du tout déjà terminé à cette époque. 604 Pour la préciosité cf. Roger Lathuillère, La Préciosité. Etude historique et linguistique, tome 1: Position du problème – les origines, Genève, 1966. René Bray, La préciosité et les précieux. De Thibaut de Champagne à Jean Giraudoux, Paris, 1948, conçoit la préciosité non pas comme un mouvement du Grand Siècle, mais comme un phénomène qui se répète et qui se trouve dans différentes périodes historiques. 605 Cf. Niklas Luhmann, Liebe als Passion. Zur Codierung von Intimität, op. cit., p. 71-96. 232 calme et solide. Ceci n’empêche pas les Précieux de se servir d’un vocabulaire sentimental pour décrire des amitiés platoniques. Madame de Sévigné par exemple écrit au poète Ménage à l’occasion de leur réconciliation après une dispute : « [je] me loue si fort de votre tendresse et de votre amitié, que je veux prendre à tâche désormais d'en dire autant de bien que j'en ai dit de mal. »606 Dans les exemples cités, on pourrait à première vue être tenté de penser que le mot « tendresse » désigne une liaison amoureuse, respectivement hétérosexuelle ou homosexuelle. Les hommes du XVIIe siècle le considèrent différemment ; surtout les Précieux, qui utilisent un langage particulièrement pudique, n’utiliseraient pas le terme de « tendresse » s’il était trop explicite. Comme nous venons d’expliquer, dans le langage de la préciosité c’est plutôt le contraire : les relations érotiques sont décrites comme étant platoniques et non pas l’inverse. De plus l’époque moderne ne connait pas encore le concept d’identité homosexuelle – par conséquent elle ne connaît pas non plus celui de l’identité hétérosexuelle. Pour Klaus van Eickels, l’origine de la dichotomie homosexualité/hétérosexualité remonte au début du XXe siècle, lorsque les modèles de perception de la psychologie contemporaine seraient apparus en Europe. Ce n’est qu’à partir de ce moment qu’on s’intéresse aux prédispositions et préférences d’une personne et non plus aux comportements interdits.607 Dans la période moderne en revanche, l’homosexualité est considérée comme un comportement vicieux ; en France, en particulier, elle est désignée, avec un coup de griffe xénophobe contre les Italiens, comme le « vice ultramontain ».608 Dans cette perspective, l’homosexualité semble être un mode de comportement qui peut être rejeté par autodiscipline. Dans la conception de l’époque 606 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 39f. 607 Klaus van Eickels, « Freundschaft im (spät)mittelalterlichen Europa », op. cit., p. 32f. Le développement de l’idée selon laquelle un mode de comportement sexuel qui n’obéit pas à la norme fait partie de la nature de l’homme qui se comporte de cette façon cf. aussi Michel Foucault, Les anormaux. Cours de Michel Foucault au Collège de France (1974-1975), Paris, 1999, traduit en allemand comme idem, Die Anormalen. Vorlesungen am Collège de France (1974-1975), Stuttgart, 2003. Pour la relation entre amitié et homosexualité à l’époque moderne Alan Bray, The Friend, op. cit. ; Katherine O’Donnell/Michael O’Rourke, eds., Love, Sex, Intimacy, and Friendship Between Men, 1550-1800, Basingstoke, 2003. 608 Par conséquent, le « Dictionnaire du Grand Siècle » ne contient pas d’article intitulé « homosexualité », mais deux articles sur le « vice ultramontain »: Jean-Marie Carbasse, article « Vice ultramontain (Définition de la sodomie et répression du) », in François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 1588f ; François Bluche, article « Vice ultramontain (relativité du) », in ibid., p. 1589. 233 moderne, les comportements homosexuels ne signifient pas non plus qu’une personne n’est pas intéressée par l’autre sexe. Des études récentes ont démontré que dans le domaine de la sexualité, l’époque moderne utilise des catégories qui sont fondamentalement différentes de celles utilisées à l’époque contemporaine.609 C’est ainsi que Daniel Juan Gil a fait remarquer que le concept contemporain de l’intimité n’existait pas encore à l’époque moderne610 - une conclusion qui peut d’ailleurs être mise en rapport avec le fait que les mots « public » et « privé » apparaissent comme mots dans les textes analysés ici, mais jamais comme deux notions contradictoires. Dans ces textes, le contraire de « public » est généralement « particulier » ; or, ceci pourrait être considéré comme une simple variante de « privé », mais au mot « particulier » ne se rattache pas tout ce discours relatif à la vie et au domaine privés qui sont considérés comme des valeurs à défendre à l’époque contemporaine. Un terme de très grande importance dans les débats de la recherche est la « fidélité ». Dans son éloge de Condé en tant qu’ami, le père Bergier l’attribue à la relation amicale entre Condé et le Maréchal de Gramont : « J'estois un jour à Chantilly avec luy [sc. M. le Prince], quand il apprit que Mr le maréchal de Grammont estoit tout d'un coup tombé malade dangereusement à la Cour, il partit une heure aprês pour se rendre incessamment auprês d'un amy, dont il avoit éprouvé la fidélité dans tous les temps de sa vie, bons & mauvais. »611 Le concept doit son importance en tant que concept analytique à Roland Mousnier ; il a interprété « fidélité » comme l’expression de liens fidèles préservés à vie entre personnes de rang différent.612 En analysant les concepts de Mousnier, il faut prendre en considération la forte pulsion politique qui a contribué à les façonner : dans le contexte de la Guerre froide, Mousnier critiqua 609 La littérature sur les identités sexuelles et les constructions du sexe et du genre à l’époque moderne est désormais très vaste ; citons, à titre d’exemple : Martin Dinges, ed., Hausväter, Priester, Kastraten. Zur Konstruktion von Männlichkeit in Spätmittelalter und Früher Neuzeit, Gœttingue, 1998; Wolfgang Schmale, Geschichte der Männlichkeit in Europa (1450-2000), Cologne/Weimar/Vienne, 2003. Pour le cas anglais cf. Alexandra Shepard, Meanings of Manhood in Early Modern England, Oxford, 2003. 610 Daniel Juan Gil, Before Intimacy. Asocial Sexuality in Early Modern England, Minneapolis/Londres, 2006. 611 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 260-273. 612 Roland Mousnier, Les Institutions de la France sous la monarchie absolue, 1598-1789, op. cit., tome I: Société et Etat, p. 85-93. La discussion de recherche qui a suivi les thèses de Mousnier est expliquée et commentée dans Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l’Etat royal, op. cit., p. 174177. 234 l’historien soviétique Boris Porsnev613 qui, sans surprises, décrivait l’histoire de la France moderne comme une histoire de la lutte des classes ; une telle conception souligne la solidarité entre personnes « égales » et les antagonismes entre « haut » et « bas ». Mousnier insiste en revanche sur les liens de fidélité précisément entre personnes hiérarchiquement inégales, qu’il radicalise en utilisant le terme de « don de soi » : le subordonné se dévoue pleinement à son maitre et défend dès lors ses intérêts, voire même, si nécessaire, à son propre désavantage. L’opposition de deux sortes de liens hiérarchiques faite par Mousnier fut particulièrement controversée : pour lui la « fidélité » basée sur la loyauté s’oppose au « clientélisme » animé par des intérêts. Les connaissances acquises grâce à la recherche sur le clientélisme au sujet d’éléments stratégiques importants dans les relations interpersonnelles614 ont fortement relativisé les théories de Mousnier. Les critiqueurs de Mousnier lui ont reproché à raison de prendre la rhétorique des hommes au pied de la lettre et de conclure à partir du discours à la pratique sociale.615 D’après eux, son choix de méthode de fonder ses analyses sur des traités modernes et non sur le comportement des acteurs l’a conduit à des conclusions erronées.616 Les résultats du « tournant linguistique » permettent de transcender l’alternative binaire entre la représentation « sincère » de sentiments et la dissimulation de fausses intentions : reconnaître que le langage forme une partie des phénomènes qu’il décrit, remplace l’idée plus ancienne de la représentation par le langage ; selon cette conception traditionnelle, les sentiments contenus dans un monde intérieur fermé sont présentés au monde extérieur par le langage, et cela soit correctement, soit de manière fausse. Si la « fidélité » est ainsi reconnue comme étant un élément de la rhétorique affective de l’amitié, cela ne signifie pas pour autant que le terme n’est qu’un simple ornement. Peu importe ce qui se passe à l’intérieur du locuteur : une personne qui utilise un vocabulaire affectif émet ainsi des messages de loyauté sur lesquels le destinataire va pouvoir juger son comportement ultérieur. Promettre fidélité et ne pas être là lorsque l’autre a besoin d’aide est risqué pour la propre réputation.617 S’il n’existait aucune relation entre les paroles et les actes 613 Cf. Boris Fedorovic Porsnev, Les soulèvements populaires en France au XVIIe siècle, op. cit. 614 Cf. surtout Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, op. cit.; Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen, op. cit. 615 Arthur L. Herman, « The Language of Fidelity in Early Modern France », op. cit., p. 3. 616 Kristen B. Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 10. 617 Ainsi l’argument chez Arthur L. Herman, « The Language of Fidelity in Early Modern France », op. cit., d’après qui cependant l’ensemble de la rhétorique affective n’est qu’un jeu de langage. 235 des acteurs, cette forme de communication s’effondrerait d’ailleurs rapidement : on ne se donnerait guère la peine d’écrire des lettres qui ne signifient rien – ou du moins on n’y répondrait pas. L’énorme activité de correspondance des nobles modernes s’oppose à une telle interprétation. Même si on fait abstraction des correspondances qu’on pourrait qualifier de « correspondances d’affaires » (lorsque Condé par exemple correspond avec son intendant au sujet de sa situation financière) et de ceux qu’on pourrait qualifier de « correspondances officielles » (lorsque Condé discute d’affaires militaires avec d’autres officiers), il reste suffisamment de courriers dont la valeur informative est manifestement faible, qui servent principalement à entretenir des relations. Dans un cas extrême leur fonction pourrait être désignée comme ce qui est appelé en linguistique la fonction « phatique » de la communication :618 on communique pour ne pas interrompre le fil de la discussion – dans notre cas, pour maintenir la relation. Des recherches linguistiques ont souligné que le « small talk » et ses équivalents, donc des formes de communication sans échange d’informations pertinentes, ont une fonction importante dans le maintien et le renfort des relations humaines.619 De plus, le terme de « fidélité » est intéressant au niveau de l’histoire des idées : il exprime l’importance de la loyauté dans la description de soi-même en tant qu’ami. Après tout, les normes que transporte la rhétorique sont tout aussi importantes lorsqu’elles ne sont pas respectées, car ce n’est que lorsqu’une norme est définie qu’une infraction apparait clairement comme telle. Un autre mot-clé du langage de l’amitié est « affection ». Au sujet de ce terme, il faut d’emblée préciser qu’il serait extrêmement difficile d’un point de vue méthodologique de 618 D‘après Roman Jakobson, la fonction phatique est une des six fonctions de la langue (référentielle, expressive, poétique, conative, phatique et méta-linguistique), cf. Roman Jakobson, « Linguistics and Poetics », in Thomas A. Sebeok, ed., Style in Language, New York/Londres, 1960, p. 350-377, ici p. 355f.– Jakobson a, à son tour, repris de le terme de « fonction phatique » de Bronislaw Malinowski, « The problem of meaning in primitive languages », in Charles K. Ogden/Ivor A. Richards, eds., The Meaning of Meaning, New York/Londres, 10ième éd. 1960, p. 296-336, ici p. 315. 619 Cett idée a été exprimée de façon particulièrement pointue par Samuel I. Hayakawa, Language in Thought and Action, Londres, 2ième éd. 1965, p. 81: « Try to live a whole day without any presymbolic uses of language, restricting yourself solely to (a) specific statements of fact which contribute to the hearer’s information; (b) specific requests for needed information or services. This exercise is recommended only to those whose devotion to science and the experimental method is greater than their desire to keep their friends. » 236 déduire l’état d’âme d’un acteur d’une prétendue affection. Plus que « fidélité », l’ « affection » renvoie à des sentiments, et non pas seulement à des convictions. Le changement d’approche des scientifiques évoqué ci-dessus, de la fonction représentative du langage vers son potentiel de structurer la réalité et de participer à la former, ne signifie absolument pas que la vie intérieure des acteurs devient pour autant transparente ; à première vue, on pourrait penser cela, car un argument envisageable serait qu’avec une telle conception du langage, les sentiments ne sont pas situés derrière le langage, mais qu’ils transparaissent ouvertement en lui. La supposition d’une plus grande transparence est pourtant erronée, l’inverse est exact : seul un « moi dans le texte » est visible, saisissable et compréhensible, donc la stylisation des auteurs face à leurs lecteurs, qu’ils soient contemporains ou qu’ils appartiennent aux générations suivantes. Certes, le postmodernisme radical fait erreur quand il en conclut hâtivement qu’un « moi derrière le texte » n’est pas seulement insaisissable pour l’historien, mais tout à fait inexistant ; il y a toujours un auteur qui fait face à son propre texte et qui n’en est pas absorbé. Mais les historiens n’ont pas la possibilité de comparer le point de vue que décrit l’auteur dans le texte à celui qu’il éprouve « réellement ». Qui plus est, il faut tenir compte du fait que l’auteur ne domine pas souverainement son texte : des éléments liés à son époque et à l’inconscient, des détails qu’il dévoile sans s’en rendre compte entrent dans son texte malgré lui. Dans ces conditions, il faut renoncer à voir le processus de présentation de soi de l’auteur et de son auto-stylisation dans des schémas binaires : qu’il donne des informations ou les retienne, qu’il dise la vérité ou mente. La relation de l’auteur à son texte a bien plus de facettes, mais reste donc inaccessible pour l’historien. Contrairement à des cas où il s’agit par exemple de définir la date d’un évènement, la méthode de contraster les sources de différents auteurs échoue quand il s’agit d’analyser les déclarations que quelqu’un fait au sujet de l’état de lui-même, de sa propre identité, de son « soi ». Nous n’allons pas définir ici si les méthodes de l’histoire psychologique pourraient servir dans ce cas en révélant des incohérences et en tirant des conclusions au sujet de processus inconscients, mais cela semble cependant invraisemblable : car même une approche psychologique doit faire face à la réalité fondamentale que les acteurs historiques ne peuvent être approchés et saisis que par l’intermédiaire de leurs sources. Même la conception de Norbert Elias ne peut pas résoudre le problème de fond. Il insiste sur le rôle de la socialisation de l’individu. Il faut bien avouer qu’on peut ainsi tirer des conclusions sur les valeurs, les visions du monde et les normes qui ont influencé la manière d’agir d’un personnage historique ; mais l’expérience personnelle de l’auteur reste toujours inaccessible. Ce n’est d’ailleurs pas seulement le cas pour les historiens des générations suivantes, mais également pour les contemporains, et ce indépendamment du 237 processus de civilisation postulé par Elias. Les humains n’ont jamais pu observer les pensées de l’autre. Par conséquent, il faut également rejeter le postulat d’Elias qu’une séparation entre monde intérieur et extérieur d’une personne n’apparait que lorsque, dans le processus de civilisation, des contraintes sociales permettent de moins en moins de vivre ses sentiments personnels spontanés en agissant.620 Les contemporains disposent cependant d’une aide importante à la compréhension dont ne profite pas l’historien : lorsqu’ils reçoivent un courrier, ils connaissent la plupart du temps personnellement l’auteur, en particulier dans le petit monde de la noblesse de cour. Il leur reste donc l’expérience comme outil pour estimer ce qu’il faut penser des déclarations des autres – même si cette expérience est elle-même contrecarrée par l’art de la dissimulation cultivé tout particulièrement dans la noblesse de cour. Contrairement à l’historien, ils ne connaissent donc pas seulement le « moi dans le texte », mais souvent la personne naturelle qui a écrit le texte – ce qui ne veut pourtant pas dire qu’ils connaissent également le « moi derrière le texte », les « véritables » motifs. Le terme « affection » aide à illustrer un trait de caractère supplémentaire du langage de l’amitié, qui rend plus difficile l’analyse des « véritables » sensations des acteurs, à savoir le caractère conventionnel d’une multitude de leurs termes. Le caractère conventionnel du terme « affection » vaut particulièrement pour les lettres dont le langage est soumis aux règles de la politesse ; dans un texte narratif se posent d’autres problèmes, ici la présentation de soi et l’auto-stylisation de l’auteur plus que la convention linguistique apparaît comme avertissement majeur de prendre au pied de la lettre les paroles d’« affection ». Dans les lettres, on remarque particulièrement que l’adjectif « affectionné » fait partie de certaines formules de politesse que des personnes de rang supérieur envoient à des destinataires occupant une place bien moins importante dans la hiérarchie sociale. L’auteur de manuels épistolaires Jean Puget de la Serre affirme explicitement que la formule « Vôtre trés humble & trés affectionné serviteur » vaut pour des destinataires qui se situent plus bas dans la hiérarchie sociale que l’auteur de la lettre.621 620 Cf. Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation. Soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen, op. cit., tome 1 : Wandlungen des Verhaltens in den weltlichen Oberschichten des Abendlandes, Francfort-sur-le-Main, 3ième éd. 1976, p. 66. 621 Jean Puget de La Serre, Le secrétaire à la mode. Augmenté d'une Instruction d'écrire des Lettres, cy devant non imprimée. Avec un receil de Lettres Morales des plus beaux esprits de ce temps. Plus le devis d'un Cavalier & d'une Damoiselle. Ensemble de nouveaux Complimens de la Langue Françoise, lesquels n'ont eté encor vûs, Rouen, 1693, p. 34f. Sur Puget de La Serre cf. Jacques Chupeau, « Puget 238 Ceci se vérifie dans les correspondances de courtisans nobles qui nous sont parvenus. Le comte de Bussy-Rabutin reçoit des lettres du cardinal Mazarin622 et du duc d’Epernon623 s’achevant par la formule « votre très-affectionné serviteur ». Tous les deux sont évidemment d’un rang beaucoup plus élevé que le comte. Cette formule diffère donc de la formule « votre très-humble et très-obéissant serviteur » reconnue comme étant la formule de politesse finale standard d’une lettre.624 On peut doublement démontrer le caractère conventionnel du langage dans ce cas. Premièrement dans les deux formules, on retrouve le terme de « serviteur » ; il semble exprimer une soumission – c’est réellement le cas lorsqu’il est utilisé dans des textes narratifs ; si un noble de bas ou moyen rang se décrit comme étant le serviteur d’un prince ou d’un duc, alors le terme désigne – exprimé en catégories étiques – une relation clientélaire. Dans le langage des lettres, par contre, se désigner comme un serviteur correspond à une tournure rhétorique dans laquelle on s’abaisse soi-même vis-à-vis du destinataire. Mais cet abaissement n’est en revanche qu’une apparence, car les différents adjectifs rattachés au substantif « serviteur » codent la différence de rang entre l’émetteur et le destinataire, sans aborder le sujet. C’est ici qu’entre en jeu le deuxième aspect du langage conventionnel : « affectionné » s’avère être un mot de code pour « supérieur » et n’a donc rien à voir avec l’intensité de la relation. Il est également intéressant de relever dans ce cas que le terme de « serviteur » ne s’intègre pas à un système dans lequel on s’abaisserait soi-même et on élèverait l’autre, dans lequel une personne de même rang se placerait en dessous et un supérieur se présenterait à niveau égal. Nous retrouvons plutôt un système dans lequel tout émetteur est le « serviteur » du destinataire – et dans lequel la différence de rang est immédiatement rétablie sur un deuxième niveau codé. Le seul qui n’y participe d’ailleurs pas est le roi ; les correspondances royales se terminent par la formule « que Dieu vous prenne, Monsieur, en sa très-sainte garde » ou des variantes similaires ; c’est ainsi par exemple que se termine une lettre de Louis XIV à Bussy-Rabutin : « Sur ce, je prierai Dieu qu'il vous ait, monsieur de Bussy-Rabutin, en sa sainte garde ».625 C’est donc aussi au niveau du langage codé de la correspondance que le roi est élevé par-dessus la noblesse : il est le seul qui ne s’abaisse jamais lui-même vis-à-vis du destinataire. Il est intéressant de noter qu’il ne s’élève de La Serre et l’esthétique épistolaire : les avatars du ‘Secrétaire de la cour’ », Cahiers de l’association internationale des études françaises, 39, 1987, p. 111-126. 622 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 237. – La lettre date du 14. février 1652. 623 Ibid., p. 240. – La lettre date du 21 février 1652. 624 Nathanael Adam, Le secrétaire françois, Paris, 1615, p. 15. 625 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 236. 239 pas non plus lui-même, ne se décrit pas par exemple comme « votre maître », mais qu’il change complètement de registre : il sollicite la protection de Dieu pour le destinataire de la lettre. Les différences de rang ne sont donc exprimées qu’à l’aide d’un code ; ainsi le texte est compatible, du moins dans son sens littéral, avec l’idéal de l’humilité chrétienne qui se manifeste dans la formule biblique : « Quiconque s’élèvera sera abaissé, et quiconque s’abaissera sera élevé. »626 Dans les textes narratifs, le substantif « affection » apparait régulièrement en rapport avec le mot « amitié ». Gourville emploie les deux mots d’une manière qui ressemble réellement à un hendiadys. Il propose au duc de Hanovre de devenir catholique ; de cette façon, il pourrait, affirme Gourville, obtenir peut-être la dignité électorale. Le duc refuse : « Il lui [sc. le prince de Furstenberg, que Gourville a appelé] dit que la proposition lui paraissait belle et bonne, mais qu'il la regardait seulement comme une marque de l'affection et de l'amitié que j'avais pour lui, parce qu'il voulait mourir dans sa religion. »627 Dans les textes narratifs aussi, on retrouve le lien entre le terme « affection » et les relations hiérarchiques. Il apparaît par exemple dans un passage où Bussy-Rabutin s’étend sur la manière par laquelle Guitaut est devenu le favori de Condé. Après avoir brièvement résumé la biographie de Guitaut, il explique que Guitaut, en tant que Gascon, avait frayé avec le maréchal de Gramont : « celui-ci lui rendit de bons offices auprès du prince qui, le trouvant à son gré, prit de l'affection pour lui et fit sa fortune. » 628 Il rapporte que lui-même avait gagné la sympathie de Conti – celui-ci est non seulement de rang plus élevé, mais également son supérieur car il commande la campagne vers la Catalogne à laquelle participe Bussy-Rabutin en tant qu’officier. Bussy écrit à son sujet : « il avoit de la bonté et de la tendresse pour ses amis, et comme il étoit persuadé que je l'aimois fort il m'honoroit d'une affection trèsparticulière. »629 De même que pour l’amitié, le fait de pouvoir « honorer » quelqu’un de son affection reste surprenant. Tout d’abord cette formulation exprime certainement une différence de rang – on peut « respecter », « admirer », « honorer » une personne de rang supérieur, mais difficilement l’honorer de quelque chose. Par ailleurs et de même que pour l’amitié, l’idée qu’il s’agisse dans l’affection moins de l’état des sentiments dans le monde intérieur d’une personne, que des sensations indissociablement liées à des normes qui 626 Mt 23,12; Lc 18,14. 627 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 254. 628 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 159f. 629 Ibid., p. 358. 240 influencent la manière d’agir, joue probablement un rôle important dans ce cas – la sentimentalité sans loyauté est une conception étrange dans l’univers de la société de cour. Or honorer une personne constitue un acte qui ne peut que difficilement être guidé par autre chose que la raison. Il serait difficile de dire « il m’honorait de sa passion ». L’affection dont il est question ici semble être une estime acquise par le mérite et la loyauté, donc quelque chose de profondément raisonnable, et non pas une passion irrationnelle qui frappe les humains en dépit des objections de la raison. Mais l’ « affection » implique également un moment de bienveillance du plus puissant à l’égard du plus faible. Ceci peut être démontré à l’aide de l’exemple de l’« affection » que les adultes ressentent à l’égard des enfants. La Grande Mademoiselle décrit comment elle a ressenti étant petite fille l’« affection » de sa grand-mère Marie de Médicis ; en raison de la différence de deux générations entre elles et de la différence de rang entre reine et princesse, il ne s’agit pas d’une relation d’égal à égal : « La reine, ma grand-mère, Marie de Médicis, m'aimait extrêmement et témoignait, à tout ce que j'ai ouï dire, beaucoup plus de tendresse pour moi qu'elle n'avait jamais fait pour ses propres enfants ; et comme Monsieur en avait toujours été le plus chéri, cette considération, jointe à l'estime et à l'affection qu'elle avait eues pour ma mère, fait qu'on ne doit pas s'étonner de l'amitié qu'elle avait pour moi. »630 L’amitié de la grand-mère pour sa petite-fille est donc expliquée ici comme une conséquence de la « tendresse » qu’elle éprouve pour son fils et de l’ « estime » et de l’ « affection » qu’elle éprouve pour sa belle-fille. Plus bas dans l’hiérarchie sociale se situe la relation de Nicolas Goulas et de son enseignant Richer qu’il rencontre au collège et au sujet duquel il note : « Il me prist en affection dès qu'il me vist ».631 Ces exemples ne permettent pas d’affirmer que le terme « affection » code systématiquement des relations hiérarchiques ; mais ils nous signalent que c’est une possibilité. Ce terme peut également être utilisé pour décrire des relations dans lesquelles on ne constate aucun rapport de soumission entre les deux partenaires. Tavannes prend ainsi note au sujet de Mazarin qui s’est exilé à la suite de la libération des princes en 1651 : « L'Electeur de 630 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 26. 631 Nicolas Goulas, Mémoires, op. cit., p. 73. 241 Cologne lui envoya pour lors des assurances de son affection, qui le firent résoudre à se retirer auprès de lui. »632 Finalement, il existe aussi des passages qui traitent de l’ « affection » des serviteurs à l’égard de leurs maîtres. Goulas parle d’un gentilhomme qui est son propre ami ; celui-ci a convaincu Gaston d’Orléans que l’ensemble de son entourage le soutenait dans le seul but de préserver ses propres intérêts. Goulas juge que c’est « bien inconsideré ou bien meschant d'empoisonner ainsi l'esprit des princes contre leurs serviteurs et les persuader que, tout ce qui estoit autour d'eux cherchant son seul interest, personne n'alloit au leur et les servoit par affection. » 633 On retrouve une observation intéressante au sujet de l’ « affection » chez la Bruyère. Il s’interroge – avec le manque d’espoir propre aux moralistes – sur le fait que les compliments soient utilisés sans « affection » ; selon lui, il n’est cependant pas conseillé de s’en passer, car ils représentent du moins l’image d’une véritable amitié – que les humains, comme il insinue, ne sont généralement pas capables d’entretenir et à laquelle, par conséquent, la plupart ne croient pas : « Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les événements : bien qu'elles se disent souvent sans affection, et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre ; parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux, de se contenter des apparences. »634 Les mêmes réflexions méthodiques que pour le terme « affection » s’appliquent au terme de « sentiment » au singulier comme au pluriel. Cette expression se doit également d’être reconnue dans sa conventionalité. Encore aujourd’hui les personnes font part de « sentiments respectueux » et de « sentiments distingués » dans les formules de politesse de lettres formelles françaises – mais ces formules sont le plus souvent employées pour des personnes que l’auteur n’a encore jamais rencontrées personnellement. Ces formules témoignent d’un respect pour le destinataire ; dans ce cas le terme « sentiments » a une fonction purement conventionnelle. Ces formules peuvent donc 632 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 96. 633 Nicolas Goulas, Mémoires, op. cit., p. 244f. 634 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., p. 284f. 242 même être considérées comme un vestige de la culture de correspondance écrite de l’époque moderne.635 Dans les textes narratifs, le terme de « sentiments » est plus complexe. Il enveloppe ici de nombreuses attitudes et humeurs mais également des intentions. Gourville rapporte comment Condé, de retour de son exil, le convoque au début de 1660 au sujet de la question délicate du comportement, à l’avenir, de Condé vis-à-vis de Mazarin. Celui-ci a remporté le combat de force entre eux : Condé est un rebelle gracié, Mazarin le premier ministre de Louis XIV. Condé essaye donc de se lier d’amitié avec Mazarin ; Gourville, en tant que messager du prince, doit rendre visite au cardinal. Condé lui montre clairement qu’il lui fait confiance : « Après m'avoir beaucoup parlé de tout ce qui le regardait, il me dit qu'il me disait ses sentiments comme à un homme auquel il se confiait entièrement, comme il l'avait fait autrefois. »636 Malheureusement Gourville ne précise pas de quels « sentiments » il s’agit. Vraisemblablement la traduction adéquate serait plutôt « points de vue, projets et intentions » et non la véritable opinion du prince concernant le cardinal. Car Gourville évoque que Condé lui avait parlé de « l'amitié qu'il me disait être commencée entre lui et Monsieur le Cardinal ». Or, l’histoire de la rivalité entre le prince et le cardinal est longue, elle remonte en réalité à la période peu après les décès de Richelieu et de Louis XIII ; et après tout, Mazarin avait fait enfermer Condé pendant treize mois par mesure préventive, et celui-ci avait par la suite mené une guerre civile contre lui. Si on se remémore cet antécédent, l’amitié entre Condé et Mazarin prouve comme peu d’autres que le concept de l’amitié moderne peut englober des alliances stratégiques dans lesquelles aucun des deux partenaires ne croit à la sympathie de l’autre. Est-ce que cette amitié aurait duré? C’est une question hypothétique à laquelle on ne peut pas répondre : environ un an après la scène décrite, le cardinal décède. L’utilisation de « sentiment » dans le sens d’« opinion politique » devient encore plus frappante chez Pierre Coste qui écrit au sujet d’une rencontre de Condé et de ses confidents en 1648 : « Ce Prince avoit admis à sa confiance deux personnes de qualité & de mérite, qui avoient des sentiments bien opposés, savoir le duc de Châtillon, & le Maréchal de 635 Il faut noter que dans les dernières années, l’utilisation de ces formules connaît un déclin rapide. En particulier dans les courriels, elles ne sont presque plus utilisées. C’est peut-être l’influence des courtes formules anglo-saxonnes qui a favorisé l’adoption de formules plus courtes aussi en français : « amicalement », « cordialement », « bien cordialement », « bien cordialement à vous ». 636 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 121. 243 Grammont. Le premier lui inspiroit de se déclarer pour le Parlement, ou du moins de moderer les differends avec toute la neutralité possible ; & l'autre attaché par toutes sortes d'intérêts à la Cour, employoit ses persuasions pour lui faire prendre son parti. »637 Mais le terme de « sentiment » peut également signifier de vives émotions. La Grande Mademoiselle décrit une situation dans laquelle elle est submergée par des sentiments. Son amie Mademoiselle d’Epernon a pris la décision de ne pas se marier, elle décide plutôt d’aller dans un couvent. La Grande Mademoiselle ne réussit pas, ni à la faire changer d’avis, ni même à l’inciter à choisir un couvent à Paris ; à la place, elle choisit un couvent à Bourges. La Grande Mademoiselle lui rend visite dans ce couvent ; lorsqu’elles se rencontrent, la Grande Mademoiselle est horrifiée en voyant son amie faire le choix d’être enfermée de son plein gré : « Lorsqu'elle fut arrivée, elle m'envoya prier de l'aller voir : j'y allai dans un esprit de colère et d'une personne outrée d'une violente douleur, et bien résolue de lui témoigner mon ressentiment sur tous les sujets que j'avais de me plaindre d'elle. Lorsque je la vis, je ne fus touchée que de tendresse ; et tous les autres sentiments cédèrent si fort à celui-là qu'il me fut impossible de le lui cacher, puisque mes larmes et l'extrême douleur que j'avais m'empêchèrent de pouvoir lui parler ; elles ne discontinuèrent pas pendant deux heures que je fus avec elle, sans pouvoir lui dire une parole. Elle reçut cela avec la dernière cruauté ; peut-être que les autres trouvèrent cela fermeté ; l'amitié, que j'avais eue pour elle, fait que je ne la puis nommer autrement. Elle me plaignait de plaindre ainsi son bonheur et me reprochait que ce n'était pas l'aimer que d'en user ainsi ; puis elle me fit des sermons qui ne me touchèrent point : j'en pus profiter ; je m'affligeai seulement. »638 La Grande Mademoiselle souligne qu’elle a compris ultérieurement qu’elle était plus malheureuse dans le monde que son amie dans le couvent ; c’est plutôt elle qui devrait la plaindre, et non l’inverse. Certes il faut prendre en compte ici que la scène décrite permet d’exposer le topos littéraire selon lequel la vita activa qui consiste à s’intégrer dans le monde extérieur n’est qu’en apparence plus abondante que la vita comtemplativa qui consiste à 637 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 124. 638 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 69. 244 renoncer au monde. Il est intéressant de noter que la Grande Mademoiselle souligne ici la longévité de leur amitié : « Quant à l'amitié que j'ai pour elle, elle durera autant que ma vie. »639 Coste qui soupçonne le prince de Conti d’avoir entretenu une relation incestueuse avec sa sœur, écrit que celui-ci s’était fait griser par ses sentiments : « Il se laissoit posséder par la duchesse de Longueville sa Sœur, & s'abandonnoit si fort à tous ses sentiments, qu'on a cru, quoi qu'injustement, qu'il eût pour elle une passion qui passoit les bornes de la plus violente amitié. »640 Ce qui est intéressant dans cette citation est le fait que l’amitié soit en principe perçue comme étant modérée, même s’il existe une « violente amitié » presque comparable à une passion et qui représente donc un cas limite. Niklas Luhmann a relevé qu’au XVIIe siècle en France, l’amitié est considérée comme étant durable et sereine tandis que l’amour semble passionnel, mais ne résiste pas à la durée.641 Selon le contexte, le terme du « sentiment » désigne donc d’une part des émotions, qui peuvent même s’accompagner – comme dans le cas de la Grande Mademoiselle – de réactions physiques telles que de larmes, et d’autre part des opinions insensibles et intéressées concernant la situation politique. Désignations des amis En plus des substantifs abstraits qui désignent des relations étroites, il y en a d’autres qui décrivent les personnes concernées et étroitement liées. De même que pour les notions abstraites, les mots cités ne sont en aucun cas une énumération de synonymes du terme « ami ». Il faut toutefois rappeler que dans le domaine de l’amitié, on n’a pas affaire à un système rigide de descriptions de rôles liées les unes aux autres comme c’est le cas pour les descriptions de liens de parenté qui sont des relations prescrites ou les descriptions de relations féodales codées juridiquement. Une approche « structuraliste » qui à la manière de Saussure considèrerait toutes les catégories décrivant des relations sociales comme s’excluant mutuellement serait vouée à l’échec en raison de ce manque de précision dans les termes utilisées par les contemporains eux-mêmes : dans une perspective structuraliste, les amis seraient donc ceux qui ne sont pas parents, les parents ceux qui en raison de leur filiation ne 639 Ibid., p. 70. 640 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 96. 641 Cf. Niklas Luhmann, Liebe als Passion, op. cit., p. 94. 245 pourraient pas être considérés comme des amis. Mais les catégories modernes ne fonctionnent pas de cette manière. Le chevauchement sémantique des termes évoqués avec « ami » et leur emploi occasionnel comme synonymes de ce mot se retrouvent dans les sources. Les études médiévistes ont montré qu’au Moyen Âge, le champ des descriptions des phénomènes amitié, relations de dépendance hiérarchique, parenté et finalement amour est encore moins clairement structuré, encore plus flou qu’à l’époque moderne.642 A l’époque moderne, les descriptions correspondantes commencent à se différencier ; au XVIIe siècle, ce processus est loin d’être terminé. Ceci apparaît dans le fait qu’ « amitié », comme décrit ci-dessus dans l’exemple de la Grande Mademoiselle et de sa grand-mère, puisse encore être employé pour décrire des relations particulièrement proches entre parents ; que le terme puisse être employé en tant que circonlocution atténuante de l’ « amour » ; et que des relations hiérarchiques puissent être considérées comme étant des amitiés tant que la distance de rang n’est pas trop importante. « Parenté », « amour », « fidélité », de plus des concepts liés aux personnes tels que « maître » et « serviteur » existent parfaitement déjà ; mais l’idée que l’amitié et la parenté ou l’amitié et la hiérarchie s’excluent mutuellement ne s’est pas encore intégralement imposée. Avec l’apparition du concept « Amour comme passion » (titre de l’étude influente de Niklas Luhmann à ce sujet), la distance s’accroît entre l’amitié conceptualisée comme étant durable, modérée et constante, et l’amour interprété comme une ardeur éphémère qui s’enflamme et disparaît, mais qui ne peut jamais durer très longtemps ; parallèlement, cependant, le concept médiéval de la caritas, la charité est toujours actuel, un concept qui ne dissocie pas fondamentalement l’amitié et l’amour car le terme plus large de l’amour décrit non seulement l’amour entre un homme et une femme mais il englobe aussi l’amour du prochain. Les amis peuvent également être décrits comme « camarades ». Chez Bassompierre on retrouve un passage où les deux termes sont explicitement employés comme synonymes. Bassompierre parle à son ami Créqui afin d’arranger une dispute (résultant d’un sentiment de jalousie à cause d’une femme) entre leurs amis communs Saint-Luc et la Rochefoucauld : « Nous jugeâmes, M. de Créqui et moi, bienséant d’empêcher cette froideur entre amis et les nôtres si particuliers. M. de Créqui me dit : ‘Parlez-en de votre côté à votre camarade, et j’en ferai de même du mien ; et si nous y voyons jour, demain au matin nous les ferons embrasser.’ »643 642 Klaus van Eickels, « Freundschaft im (spät)mittelalterlichen Europa », op. cit., p. 24. 643 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 43f. 246 Une autre désignation est le « confident ». Dans le contexte de l’amitié, ce terme ne va pas sans problèmes ; si on considère le théâtre français classique du XVIIe siècle, le rôle de « confident » revient de manière stéréotypée à des serviteurs, et donc à des personnes qui ne peuvent pas être considérées comme des amis des protagonistes en raison de leur position sociale. Ceci explique peut-être pourquoi on retrouve assez rarement le terme pour décrire des amis nobles. Chez Bussy-Rabutin, on retrouve le terme dans un contexte très déplacé : il fait de son ami Chavagnac le complice de son aventure amoureuse avec la Comtesse de Moulins, car il le craint comme rival. Il espère qu’en étant son confident, Chavagnac hésitera à le duper : « Mon dessein étoit de le faire mon confident, pour les commodités qu'il me pouvoit donner de la [sc. la comtesse] voir, et de peur même qu'il ne devînt mon rival ; car encore que ce ne soit pas toujours un coup sûr, néanmoins l'honneur ou du moins la honte de paroître infidèles à leurs amis, retient souvent les gens qui ne sont pas encore fort touchés. »644 Les termes qui décrivent des différences de rang dans les amitiés sont particulièrement intéressants. Leur analyse peut contribuer à la discussion si la rhétorique de l’amitié est réellement un moyen pour dissimuler des différences de rang ou non. Dans ce cas, il faut différencier le fait de parler avec l’ami du fait de parler de l’ami. Effectivement, dans une conversation avec l’ami, on ne mentionne pas ouvertement la différence de rang dans l’amitié lorsqu’on utilise le mot amitié. Néanmoins le terme « amitié » ne sert en aucun cas à dissimuler cette différence de rang qui est en effet exprimée ailleurs, à savoir dans les formules de politesse codées à la fin de lettres. Mais le mot « amitié » ne fait pas partie de ces formules de politesse. Cette notion n’est pas non plus exclusivement utilisée « de haut en bas ». Une lettre de Mazarin à Bussy-Rabutin de 1652 nous servira d’exemple. De par, et de son rang, et de sa position de pouvoir, le cardinal est supérieur au comte. Cependant dans ses lettres, le cardinal ne parle pas de son amitié pour le comte, mais de celle que le comte éprouve pour lui. En pleine Fronde, Bussy-Rabutin lui avait proposé ses services ; le cardinal répond : « Monsieur, Je vous suis sensiblement obligé des offres que vous avez bien voulu me faire par la lettre que ce gentilhomme m'a rendue de votre part : ce sont des marques d'amitié à n'oublier jamais. »645 Il faut avouer que cette lettre est écrite dans les mémoires de Bussy644 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 103. 645 Ibid., p. 221f. 247 Rabutin, elle pourrait donc être falsifiée par lui ; mais s’il essayait ainsi d’invertir les différences de rang entre lui et le cardinal, cet effort serait ridicule, aucun contemporain ne lui croirait. De plus, les mémoires sont un outil de présentation de soi, elles nous montrent donc la façon de laquelle Bussy-Rabutin veut être vu par les autres ; une telle lettre est donc plutôt insérée pour montrer l’importance du comte, non pas pour manipuler la manière de représenter les événements. Le fait que tout courtisan soit parfaitement conscient de sa position dans le système hiérarchique de la cour, et que cette position soit parfaitement connue à tous les autres courtisans, est un argument puissant contre la thèse de différences de rang dissimulées ; face à un interlocuteur, on peut renoncer à insister sur la différence, mais on ne peut pas la maintenir secrète face à des tiers (comme par exemple, les lecteurs de textes narratifs). Dans les lettres, l’auto-description comme ami est en revanche réservée aux personnes de rang supérieur – par conséquent, ce contexte ne permet pas non plus à la terminologie de l’amitié de dissimuler la différence de rang, elle ne fait que coder cette différence. Cet usage n’est pas une spécificité de l’époque moderne : Klaus van Eickels a prouvé que dans l’empire allemand médiéval, le terme « ami » était d’ores et déjà soumis aux mêmes règles d’utilisation. Dans une relation féodale, le suzerain appelait les vassaux ses amis quand il s’adressait à eux, tandis qu’eux se devaient de saluer le maître par dominus. Van Eickels a raison de souligner que le vassal ne pouvait pas se permettre de qualifier son suzerain d’ami en s’adressant à lui, car cela aurait été une provocation ; celui-ci ne pouvait pourtant pas traiter le vassal tel un exécutant sans l’humilier.646 Ces réflexions valent aussi pour les amitiés inégales des nobles modernes. Le terme du « clientélisme » issu du contexte romain républicain ne doit pas détourner notre point de vue : il risque de cacher le fait que dans le cadre des normes des contemporains, ces liaisons s’inscrivaient dans la tradition des relations féodales, même si contrairement à elles, les liaisons n’étaient plus formalisées. Dans les titres asymétriques, il ne s’agit pas de dissimuler la hiérarchie, mais de respecter l’honneur de l’autre. Le suzerain, patron ou amicus potentior peut exiger la reconnaissance de sa supériorité, le vassal, client ou amicus tenuior peut exiger le respect de son autonomie et de sa liberté de décision.647 Le terme « ami » est en revanche plus flexible dans les textes narratifs ; il peut décrire des personnes de rang supérieur, égal ou inférieur à l’autre. Dans ces textes où on parle de l’ami et 646 Klaus van Eickels, « Freundschaft im (spät)mittelalterlichen Europa », op. cit., p. 26f. 647 Nous reprenons ici une terminologie de Giovanni Della Casa, qui intitule son traité sur l’amitié entre inégaux De officiis inter potentiores ac tenuiores amicos. 248 non pas avec lui, la différence de rang est souvent même décrite explicitement. Une personne peut être décrite comme l’ « ami et serviteur » ou comme le « seigneur et ami » d’une autre personne. Beauvais-Nangis décrit son amitié avec le duc de Bouillon comme une relation marquée tout aussi bien par une amitié que par une hiérarchie clairement définie : « Depuys ce temps, mondit sieur de Bouillon m’a tousjours pris en amitié, et moy je l’ay honoré comme un des meilleurs seigneurs et amys que j’aye eu. »648 Par la suite, il écrit au sujet du duc de Montbazon, « que je tenoys en ce temps-là pour un de mes meilleurs seigneurs et amys ».649 Beauvais-Nangis décrit son père comme « amy et serviteur » du duc de Guise.650 La même flexibilité est a fortiori possible pour la description d’amitiés entre tiers, lorsque l’auteur n’est pas personnellement concerné. Ces résultats sont très importants pour le débat sur l’amitié et le rang. Les discussions ont jusqu’ici eu tendance à soutenir l’hypothèse que le terme amitié sert à dissimuler des différences de rang dans des relations hiérarchiques et constitue ainsi un pur euphémisme ; ceci est basé sur la présupposition que l’amitié a toujours été considérée comme une relation entre personnes égales et qu’elle exclut fondamentalement des relations hiérarchiques entre amis.651 Si on ne base l’étude que sur des correspondances, on peut en effet avoir une telle impression, car une personne de rang inférieur se décrit toujours comme « serviteur » dans la formule de politesse et non pas comme « ami » du destinataire qui est de rang supérieur. Le 648 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 92. 649 Ibid., p. 93f. 650 Ibid., p. 43. 651 Wolfgang Reinhard définit l’amitié comme une relation entre égaux. Il concède certes que la limite entre amitié et clientélisme n’est pas fixe, mais il insiste qu’il s’agit d’un euphémisme qu’on ne doit pas comprendre littéralement quand un patron désigne un client comme son ami, cf. Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen, op. cit., p. 38f. Sharon Kettering définit l’amitié comme une relation symétrique d’échange : « Friends were bound together by mutual respect and affection in a relationship that was enjoyable and useful but not absolutely necessary to them both. It was a free, horizontal alliance of equality in what was exchanged. » Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients, op. cit., p. 14. On pourrait, certes, objecter qu’il s’agit ici d’une égalité des services qui sont échangés, non pas du statut de ceux qui les échangent ; toujours est-il que dans une société d’Ancien Régime, il est normal que les hauts aristocrates ont plus de ressources que les petits nobles. Le modèle de Sharon Kettering limite donc dans la pratique largement l’amitié à des relations entre personnes de statut plus ou moins égal. 249 fait que la personne de rang supérieur se décrive également comme « serviteur » prête à première vue à confusion. La distinction réside dans les compléments précis.652 Pendant la période prise en considération ici, le terme « ami » ne fait plus partie de ces schémas de formules ; « ami » et « serviteur » ne forment donc pas un système terminologique dans lequel un terme décrit des relations égalitaires et l’autre des relations hiérarchiques. Vu l’utilisation d’ « ami », les règles changent manifestement au cours du XVIIe siècle. Au XVIe siècle, « amy » est encore couramment utilisé dans les formules de politesse à la fin de lettres. Si l’on consulte des manuels épistolaires,653 il apparait clairement que le terme de l’amitié disparait de ces formules au cours du XVIIe siècle. Dans « Le secrétaire françois » (1615), Nathanael Adam mentionne encore « amy » dans des formules de politesse. Le terme apparait dans les formules de politesse de fin de lettres suivantes : « Vostre affectionné amy à vous servir » « Vostre affectionné amy » « Vostre entièrement bon amy à vous servir » « Vostre entièrement bon amy » « Vostre meilleur amy » « Vostre bon amy »654 652 Cf. infra. 653 L’épistolographie moderne et les manuels épistolaires ont fait l’objet de plusieurs études. Il faut mentionner Janet Gurkin Altman, Epistolarity. Approaches to a Form, Columbus, Ohio, 1982 ; idem, « The Letter Book as a Literary Institution, 1539-1789. Toward a Cultural History of Published Correspondences in France », Yale French Studies, 71, 1986 (cahier thématique « Men/Women of Letters »), p. 17-62. Cf. en outre Maurice Daumas, « Manuels épistolaires et identité sociale (XVIeXVIIe siècles) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 40, 1993, p. 529-556 ; Alain Viala, « La genèse des formes épistolaires en français et leurs sources latines et européennes. Essai de chronologie distinctive », Revue de littérature comparée, 218, 1981, p. 168-183 ; Guy Guedet, « Archéologie d’un genre. Les premiers manuels français d’art épistolaire », in Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, 1984, p. 87-98 ; Guy Guedet, L’art de la lettre humaniste. Textes réunis par Francine Wild, Paris 2004 ; Marc Fumaroli, « A l’origine d’un art français : la correspondance familière », in idem, La diplomatie de l’esprit : de Montaigne à La Fontaine, Paris, nouvelle édition augmentée 1998, p. 163-181. En langue allemande cf. Angelika Ebrecht, ed., Brieftheorie des 18. Jahrhunderts. Texte, Kommentare, Essays, Stuttgart, 1990. En langue italienne cf. Maria Luisa Doglio, L’arte delle lettere. Idea e pratica della scrittura epistolare tra Quattro e Seicento, Bologne, 2000. 654 Nathanael Adam, Le secrétaire françois, op. cit., p. 15f. 250 Dans « Le secrétaire à la mode » (1693) de Jean Puget de la Serre,655 « ami » n’apparait plus dans les formules listées par l’auteur. Dans « Le secrétaire inconnu » (1677) de Barthélémy Piélat, il n’y a pas de partie explicative ; tous les exemples de lettres cités se terminent par la formule standard stéréotypée « Vostre tres-humble, & tres-obeïssant serviteur. », respectivement « Vostre tres-humble, & tres-obéissante servante » lorsque l’auteur de la lettre est une femme. Chez Piélat, lorsqu’une lettre française se termine par une autre formule, il s’agit alors d’une variante de la formule standard dans laquelle un adjectif est supprimé ou rajouté ; les lettres en langue étrangère se terminent par des formules qui correspondent plus ou moins à la traduction littérale de la formule standard française.656 Chez Piélat, le terme « ami » n’apparait plus non plus dans les formules de politesse à la fin de lettres. La disparation du terme « ami » dans les formules de politesse va de pair avec la diminution du nombre de formules utilisées. Certes Adam constate déjà que l’auto-description « treshumble serviteur » est la formule de politesse standard pour terminer une lettre entre « personnes qualifiées » ; mais il ne cite ensuite pas moins de 26 autres formules de politesse pour la fin de lettres dont celles citées ci-dessus avec le composant « amy ». Il ne précise pas par qui, quand et pour qui ces formules peuvent être employées ; on peut en déduire qu’il existait une certaine liberté de choix les concernant. Puget de la Serre en revanche ne cite plus que cinq variantes si on ne compte pas les équivalents féminins des formes masculines : « La Souscription tient le plus bas lieu des Lettres, & écrivant à des Grands se fait en cette sorte. Vôtre trés humble & trés-obéissant serviteur. N. Ou bien Vôtre trés humble & trés obligé serviteur. N. A des moindres. Vôtre trés humble & trés affectionné serviteur. Ou bien Vôtre plus humble à [recte « & »?] affectionné serviteur. 655 C’est la date de l’édition qui nous a été accessible à Fribourg-en-Brisgau ; toujours est-il qu’il existe une édition antérieure du texte datant de 1640. Cela, cependant, n’invertit pas notre chronologie, Jean Puget de La Serre étant toujours bien postérieur à Nathanael Adam. 656 Barthélémy Piélat, Le secrétaire inconnu. Contenant des lettres sur diverses sortes de matières, Lyon, 2ième éd. 1677. 251 Et à ceux de basse condition : Vôtre affectionné à vous faire plaisir. Si c'est une femme qui écrit, elle mettra. Vôtre servante, &c. »657 On remarque ici qu’une explication est rattachée à chaque formule pour définir à quel rapport hiérarchique entre l’auteur et le destinataire elle convient ; seulement une, au plus deux formules sont disponibles pour chaque cas. La réduction des formules correspond donc à une systématisation de leur utilisation. Dans le domaine de l’épistolographie, il s’agit apparemment ici des mêmes tendances qui sont visibles dans d’autres domaines de la langue française pendant le Siècle classique : depuis la réforme de la langue entreprise par Malherbe et contrairement au français de la Renaissance, des efforts sont faits pour diminuer des synonymes « superflus » et obtenir l’équivalence la plus exacte possible entre les mots et les choses.658 Le but final de cette démarche était une langue sans doublements, sans synonymes et dans lequel chaque mot correspondrait exactement à une chose et chaque chose correspondrait exactement à un mot. On ne peut que supposer les raisons pour lesquelles c’est précisément le terme d’« ami » qui disparaît du langage protocolaire, et peut-être devrions-nous ne pas pousser trop loin l’interprétation : si certaines formules disparaissent alors des termes utilisés disparaissent également, et ceci n’est pas forcément dû à la signification des termes respectifs ; car, comme cela a été précisé ci-dessus, le langage des formules de politesse code d’autres informations que celles véhiculées par leur sens littéral. A l’inverse, on peut cependant constater : à partir du moment où le terme d’« ami » disparait des contextes protocolaires, il devient possible de le charger de nouvelles significations qui sont plus fortes qu’auparavant. Si on désigne le destinataire des correspondances comme « ami » non plus parce que c’est la coutume mais parce que c’est un choix, alors le fait de le désigner comme ami ou non marque une différence plus importante qu’avant. Le phénomène inverse peut être constaté par exemple dans les 657 Jean Puget de La Serre, Le secrétaire à la mode, op. cit., p. 34f. 658 Pour une interprétation encore plus large du Siècle Classique comme « âge de la représentation » cf. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, Paris, 1966, traduit en allemand comme idem, Die Ordnung der Dinge. Eine Archäologie der Humanwissenschaften, Francfort-sur-le-Main, 1974. 252 correspondances diplomatiques : Andreas Würgler indique que, par exemple, dans les traités diplomatiques de la Confédération helvétique d’Ancien Régime, le terme de l’amitié est tellement courant qu’il ne peut pas servir à classer les partenaires avec qui les Suisses concluent les traités en éventuels amis et non-amis de la confédération.659 Dans la société de cour française, il n’existe donc pas comme dans le cas du « my honorable friend » des parlementaires britanniques, un groupe à qui reviendrait la désignation d’ « ami » indépendamment de la relation entre deux individus concrets. Ceci indique déjà que des obligations peuvent être reliées au terme ami : si l’amitié n’était qu’une formule de politesse, le fait d’en déduire une obligation serait absurde. Un autre point négligé jusqu’à présent dans les débats évoqués est la différenciation entre trois formes de communication concernant l’amitié. Nous y avons déjà eu recours dans les passages ci-dessus, mais encore de façon non-systématisée. La différence entre ces formes devient visible si on prend en compte non seulement des lettres, mais également des textes narratifs. Dans les lettres, on retrouve essentiellement le fait de parler avec l’ami ; en revanche, dans les textes narratifs on trouve aussi le fait de parler des propres amis et amitiés et – en tant que troisième forme de communication – de parler des amis et amitiés des autres. Les mécanismes de l’abaissement de sa propre position et de l’élévation de l’autre se retrouvent dans les cas où on parle avec l’ami, cette forme de communication est donc inadaptée pour répondre à la question de savoir si une amitié peut être hiérarchique ou non. Les exemples présentés ci-dessus montrent qu’amitié et différence de rang peuvent tout à fait être liées dans des textes narratifs. Dans la société de cour française, une dissimulation du rang d’une tierce personne est non seulement impossible dans la pratique, car toutes les personnes concernées sont informés de la hiérarchie existante, elle est également inutile. Ceci vaut d’autant plus pour les amitiés qui ne concernent pas l’auteur, mais également pour celles de l’auteur avec des défunts et a fortiori pour des amitiés entre défunts. Il est impossible de cacher le fait que le père décédé de Beauvais-Nangis et le duc de Guise n’étaient pas du même rang ; le fait que leur relation soit présentée comme une amitié entre personnes inégales est un argument en faveur de l’existence d’une telle conception. Une autre caractéristique du langage de l’amitié qui le distingue des formes d’aujourd’hui est l’absence de termes pour ce qu’on pourrait appeler des relations de faible intensité. Ceci inclut non seulement la neutralité dans des conflits (qui commence, comme le montre Klaus Oschema, à ne plus être perçue comme une indétermination suspecte seulement vers la fin du 659 Andreas Würgler, « Freunde, amis, amici. Freundschaft in Politik und Diplomatie der frühneuzeitlichen Eidgenossenschaft », op. cit., p. 192. 253 Moyen Âge),660 mais également la description de relations qui sont marquées surtout par l’indifférence. La connaissance plus ou moins passagère, une forme de relation très répandue dans la société actuelle, respectivement une relation quasi-inexistante, n’apparaît pas dans les ego-documents des nobles. Ceci peut être dû au fait que la cour et la haute noblesse soient des petits milieux très renfermés dans lesquels des connaissances passagères ne sont guère envisageables ; mais il est également possible que les réserves traditionnelles au sujet de la neutralité continuent à influencer la pensée et le comportement des nobles. Pareillement il n’existe pas d’expressions décrivant des relations purement professionnelles. Beaucoup de nobles occupent des postes et charges dans la cour, l’armée ou la diplomatie ; mais dans leurs sources, il n’est pas question de supérieurs, de subordonnés ou de collègues. Le terme d’employé ne joue pas un rôle non plus, bien que les nombreux serviteurs roturiers des courtisans soient régulièrement rémunérés, et qu’ils se trouvent ainsi d’un point de vue économique non pas dans une relation féodale ou clientélaire avec leurs maîtres, mais qu’ils aient un statut d’employé. Dans ces résultats, on retrouve le manque de séparation entre le public et le privé : les relations professionnelles fonctionnelles ne sont pas encore conceptualisées comme étant séparées ou même séparables des relations personnelles de loyauté. Signes de renforcement de l’amitié La rhétorique de l’amitié de la société de cour à l’époque moderne propose toute une série de possibilités afin de mettre en avant certaines personnes parmi toutes celles qu’on désigne comme ses amis, grâce à des signes de renforcement – tant dans l’interaction avec l’ami qu’en parlant de l’ami. Dans la conversation avec l’ami, les signes de renforcement peuvent être considérés comme faisant partie de la rhétorique hyperbolique décrite ci-dessous ; si un auteur parle de son ami, ces signes peuvent être interprétés comme l’expression d’amitiés qui ont subjectivement été vécues comme étant particulièrement proches, tant qu’elles ne sont pas clairement identifiables comme des éléments stratégiques de la présentation de soi. Ceci est par exemple le cas dans la préface des mémoires de Nicolas Goulas : en s’adressant à son neveu à qui sont destinées les mémoires, l’auteur souligne que la lecture en vaut la peine. Un 660 Klaus Oschema, « Auf dem Weg zur Neutralität. Eine neue Kategorie politischen Handelns im spätmittelalterlichen Frankreich », in idem, ed., Freundschaft oder „amitié“?, op. cit., p. 81-108, ici surtout p. 91. 254 des arguments qu’il invoque est qu’il a appris par ses amis des secrets politiques venant de l’entourage du monarque, peut-être même des secrets d’Etat : « […] mes amis plus intimes ont eu occasion plusieurs fois de negotier avec le Premier ministre du feu Roy [Mazarin und Ludwig XIII.] et de la Reyne regente et ils se sont confiez en ma discretion ; ainsi vous lirez dans cet escrit des particularitez de ce qui s'est traitté et fait en ce Royaume et dehors que peut-estre n'apprendrez-vous point de l'histoire et que d'honnestes gens seront ravis d'apprendre. »661 Le fait que les « amis plus intimes » ne soient pas nommés ici, est révélateur ; l’intensité de l’amitié évoquée doit souligner la crédibilité et l’importance des affirmations de Goulas. Il serait cependant exagéré de considérer chaque description qui insiste sur l’intensité d’une amitié comme une pure présentation de soi servant à s’enorgueillir du prestige de l’ami ; car souvent les amis décrits ne sont pas plus illustres que l’auteur lui-même. L’intensité de l’amitié est subjective. Dans la description d’un de ses séjours à Bruxelles, Gourville mentionne M. de Monterey, le gouverneur de la ville, « qui m'avait témoigné une amitié toute particulière dans le temps que j'étais en ce pays-là. » 662 Le complément « toute particulière » est de toute évidence une accentuation. Il faut certes refuser l’opposition binaire entre amitié intime et amitié sociale : les deux termes peuvent facilement être pris pour des faits de la réalité historique, pour des types réels et non pas pour des idéaux-types.663 Ceci ne signifie évidemment pas que certaines amitiés ne soient pas plus fortes que d’autres dans la perception des contemporains. Bien évidemment il faut noter que les descriptions de telles amitiés font partie d’ego-documents. La hiérarchisation des amitiés d’une personne est donc subjective ; il est fort possible que les amis concernés évaluent différemment l’intensité des amitiés respectives. Il faut donc rester prudent lorsqu’en partant de l’ego-document d’un noble qui affirme entretenir une relation particulièrement étroite avec un autre noble, on en veut tirer des conclusions sur la manière dont l’ami vit cette amitié de son côté. La même chose vaut pour la manière dont les décisions politiques sont prises : dans ce cas, il faut effectivement s’attendre à ce que le récit soit émaillé par l’auteur afin d’enjoliver son propre rôle et qu’ex eventu, le texte dédramatise par exemple des relations entretenues avec des comploteurs et mette en relief celles avec des personnes devenues importantes par la suite, et 661 Nicolas Goulas, Mémoires, op. cit., p. 35f. 662 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 199. 663 Cf. supra, Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié ». 255 qu’il présente ces dernières relations comme plus importantes qu’elles ne l’étaient. Ici, cependant, ces risques qui se présentent lorsqu’on veut tirer des conclusions concernant la pratique sociale ne comptent pas ; ce que nous allons discuter ici, ce n’est pas le fait que deux personnes aient « vraiment » étés des amis très proches, mais qu’il y a dans le discours des contemporains des possibilités pour nuancer verbalement des amitiés. En parlant de Foucquet, Gourville mentionne M. de Harlay, « son parent et extrêmement de ses amis ».664 Ceci se montre de façon concrète lorsque Foucquet vend sa charge de procureur général à Harlay à un prix préférentiel : il la lui cède pour 1,4 millions de livres, alors qu’un autre acheteur lui proposait 1,8 millions de livres.665 Une autre expression servant à décrire une accentuation d’une amitié se retrouve lorsqu’en hiver 1676/77, Gourville, qui voyage en compagnie de La Rochefoucauld, arrive dans le village de Bâville ; il y rencontre le premier président Lamoignon de même que ses fils et remarque : « MM. de Lamoignon et de Bâville, ses fils, étaient de mes plus intimes et plus particuliers amis ».666 De plus, il utilise l’expression « être fort des amis de quelqu’un ». Pendant la guerre de Hollande, il arrive à Louvain et note : « j'y trouvai M. de Marcin, qui avait toujours été fort de mes amis ».667 L’expression « ami intime » apparait également dans des mémoires de l’époque, comme dans l’exemple déjà cité de Goulas. Sans vouloir surinterpréter les termes exacts, il est important de relever qu’il est question ici de « mes amis plus intimes » et non de « mes amis intimes ». Les signes d’accentuation de l’amitié semblent en effet décrire une relation plus étroite dans la catégorie plus large de l’amitié ; les contemporains ne font pas de distinction nette entre les deux catégories « amitié intime » et « amitié sociale ». Le grand nombre de différents signes de renforcement et d’accentuation indique – ce qui n’est finalement pas très surprenant - que l’intensité de l’amitié était considérée comme un continuum allant d’amitiés très superficielles jusqu’à des amitiés très fortes. Contrairement aux formules de politesse à la fin des lettres, le langage des signes d’accentuation n’est cependant pas codé ou réglementé ; il serait donc inutile de vouloir classer les signes d’accentuation dans un système ou de se demander si un « ami intime » est plus important qu’un « ami particulier » ou non. Dans ce cas, les auteurs disposaient alors manifestement d’une liberté stylistique, notamment dans les textes narratifs. Un autre signe d’accentuation est celui du « premier ami ». Coste remarque que la mort de Gaspard de Coligny dans la bataille de Charenton a beaucoup touché Condé : « le Prince de 664 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 132. 665 Ibid., p. 130-132. 666 Ibid., p. 229. 667 Ibid., p. 215. 256 Condé avec l'Armée à Montreuil, fort touché de la perte du duc de Châtillon, son parent & son premier Ami. » 668 Ceci pourrait signifier que Coligny était un ami d’enfance de Condé, et de ce fait son ami de plus longue date, la première personne avec Condé s’était liée d’amitié ; ceci peut également être interprété comme « meilleur ami ». Les deux interprétations ne s’excluent pas forcément. Parfois on retrouve des passages dans des mémoires où les auteurs mentionnent leurs meilleurs amis. Chez Beauvais-Nangis ont retrouve l’expression « un des meilleurs amys que j’aye jamais eu ».669 Cependant peu après, il écrit que les seigneurs Souvray et La Châtaigneraye avaient été « jusques leur mort les meilleurs seigneurs et amys que j’aye jamays eü », et déjà sur la page suivante il note au sujet du Seigneur de Dunes : « après mes frères, je n’aymoys personne à l’égal de luy ». Manifestement, tous ces superlatifs ne peuvent pas signifier de la même façon « le meilleur ami en faisant abstraction des autres ».670 Ils semblent plutôt être utilisés ici comme des élatifs, dans le sens d’ « un ami extraordinaire ». Dans la littérature des mémoires, on retrouve encore d’autres signes d’accentuation ; il faut nommer les « bons amis », 671 « mon cher ami » 672 et « grande amitié ».673 Alors que les exemples cités concernent le fait de parler et d’écrire au sujet de l’ami, il existe également la communication écrite et orale avec l’ami. Ici aussi, il est d’usage d’utiliser des signes d’accentuation ; comme précisé, le poids de ce qu’ils dévoilent au sujet de la relation réelle est bien plus à relativiser dans ce cas que dans des textes narratifs. Néanmoins, ces signes restent des objets intéressants à analyser, parce qu’ils font partie de la rhétorique de l’amitié. Madame de Sévigné rassure Bussy-Rabutin dans une lettre : « croyez surtout que je 668 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 135. 669 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 91. 670 Ibid., p. 110f. 671 Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, Mémoires d’Estat par Monsieur de Villeroy, conseiller d’Etat et secrétaire des commandemens des rois Charles IX, Henri III, Henri IV, et de Louys XIII, in Joseph-François Michaud/ Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle Collection des Mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 1/11, Paris, 1838, p. 89-263, par exemple p. 107, p. 110. 672 Mémoires de Madame de La Guette, op. cit., p. 55. 673 Henri de la Tour d’Auvergne, duc de Bouillon, Mémoires du vicomte de Turenne, depuis duc de Bouillon, 1565-1586, ed. Gustave Baguenault de Puchesse, Paris, 1901, p. 38. 257 suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde. »674 Comme dans bien d’autres sources, l’accentuation est ici exprimée par l’emploi d’un superlatif. Il existe finalement des formulations dont le statut de signe d’accentuation reste incertain. On retrouve ici aussi un exemple chez Gourville. Il est rentré d’exil, mais n’a pas encore officiellement été gracié. Colbert lui conseille de devancer les événements et d’offrir de l’argent à la couronne : « M. Colbert, de bonne amitié, me disait quelquefois que je ferais bien de me résoudre à donner quelque somme d'argent au Roi, pour lui fournir un prétexte d'obtenir de S.M. un arrêt qui me déchargeât de toutes les affaires que j'avais eues ; mais il ne trouvait pas mauvais que je ne le fisse pas. »675 La formulation « de bonne amitié » ne signifie vraisemblablement pas ici une accentuation de l’amitié. Si la deuxième partie restrictive de la phrase n’existait pas, elle pourrait même être interprétée comme un avertissement caché, voire même comme une menace. Elle peut également vouloir dire qu’ici Colbert conseille Gourville non pas en sa fonction de ministre, mais en sa qualité d’ami, et elle pourrait exprimer ainsi une différentiation entre deux rôles. Les termes de parenté dans l’amitié Indépendamment du fait que l’amitié puisse chevaucher les liens de parenté, il existe aussi la coutume permettant d’utiliser des termes de parenté entre amis qui ne sont pas parents, ou du moins pas liés par le degré de parenté que le terme utilisé décrit. Ainsi, entre amis, on peut réciproquement se désigner comme des frères lorsqu’on s’adresse à l’autre. Bassompierre et Schomberg s’appellent respectivement « mon frère ».676 Si la différence d’âge entre amis est grande, on utilise la terminologie des parents et des enfants. Ainsi, la reine polonaise MarieLouise de Gonzague appelle Condé son « frère », et le duc d’Enghien son « fils » lorsqu’elle leur écrit.677 Montrésor rapporte que l’infante espagnole à Bruxelles est une amie tellement proche de Gaston d’Orléans qu’elle l’appelle son fils : 674 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 40-41. 675 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 211. 676 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 324. 677 Christophe Blanquie, « Entre Courtoisie et révolte. La correspondance de Condé (1648-1659) », op. cit., p. 431. Les références citées par Blanquie sont tirées de Le Grand Condé et le duc d’Enghien, Lettres inédites à Marie-Louise de Gonzague, reine de Pologne, sur la cour de Louis XIV (16601667), ed. Emile Magne, op. cit. 258 « Monsieur arriva […] à Bruxelles, et fut descendre au logis du comte de Sallazar, d’où il vint aussitôt au palais de l’Infante, de laquelle il fut traité avec autant de bonté, de témoignage d’affection et de tendresse, que s’il eût été son fils, qui étoient les termes dont elle se servoit ordinairement lorsqu’elle voulait exprimer l’amitié qu’elle avoit pour lui. »678 On peut aussi explicitement convenir d’utiliser des termes de parenté dans l’amitié. Lors de son voyage de légation en Espagne, Bassompierre salue le duc d’Ossuna. Après que celui-ci l’ait régalé trois ou quatre fois, il lui rappelle que lors d’un dîner du banquier Zamet à Paris, ils avaient « fait alliance ensemble, et promis que je l’appellerois mon père et lui mon fils, et me pria de continuer de la sorte, comme nous fîmes depuis, sans nulle cérémonie. »679 Il serait pourtant exagéré de vouloir constater dans cet usage linguistique une « parenté spirituelle » comme c’est le cas pour une adoption ou un parrainage. Contrairement à l’amitié, il existe des obligations fixes pour des relations de parenté spirituelle, elles sont formalisées et durent toute une vie.680 Il est évident que la relation parrain-filleul ne peut se former qu’une seule fois, qu’elle ne peut pas être dissolue et par conséquent ne peut pas être rétablie après une rupture. C’est justement le fait qu’une fois conclue, une telle relation devient une relation prescrite qui lui confère un caractère analogue à celui de la parenté. De plus, il est vrai qu’un parrain peut avoir plusieurs filleuls. Mais le concile de Trente avait limité le nombre de parrains que peut avoir un enfant à un parrain et une marraine ;681 et de plus, contrairement à l’amitié il existe 678 Claude de Bourdeille, comte de Montrésor, Mémoires, in Joseph-François Michaud/Jean-Joseph- François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 3/3, Paris, 1838, p. 173-241, ici p. 183. 679 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 226f. 680 Cf. Maurice Aymard, « Amitié et convivialité », op. cit., p. 473 ; Julian Pitt-Rivers, « The Kith and the Kin », op. cit., p. 90, p. 102f. Pour le parrainage cf. maintenant Guido Alfani, Fathers and Godfathers. Spiritual Kinship in Early Modern Italy, Farnham, 2009. Cf. aussi Anita GuerreauJalabert, « Spiritus et caritas. Le baptême dans la société médiévale », in Françoise HéritierAugé/Elisabeth Copet-Rougier, eds., La parenté spirituelle, Paris et al, 1995, p. 133-203. En langue allemande, c’est l’étude du médiéviste Bernhard Jussen sur le parrainage et l’adoption dans les premiers siècles du Moyen Âge qui est centrale pour ce sujet, Bernhard Jussen, Patenschaft und Adoption im frühen Mittelalter. Künstliche Verwandtschaft als soziale Praxis, Gœttingue, 1991 (Veröffentlichungen des Max-Planck-Instituts für Geschichte 98). 681 Guido Alfani, « Les réseaux de marrainage en Italie du Nord du XVe au XVIIe siècle: coutumes, évolution, parcours individuels », Histoire, Economie et société, 25/4, 2006, p. 17-44, ici p. 18. 259 ici évidemment la restriction énorme qui consiste à ce qu’on ne peut pas choisir un nouveau parrain après le baptême, même si son propre parrain décède. La sémantique de parenté dans l’amitié reste une métaphore, la relation d’amitié n’est pas assimilée aux liens de parenté biologiques, la relation n’est ni institutionnalisée, ni formalisée. Les amis que l’on appelle ses frères ne participent pas non plus – comme y est obligé par exemple le parrain pendant la cérémonie du baptême – à certains rituels dans des rôles bien définis qui découleraient du fait qu’on les appelle ses frères.682 La pratique de l’utilisation de termes de parenté peut prendre un ton ironique : le comte de Toulongeon allie cette pratique à un jeu grivois avec des allusions à des comportements interdits par les bons mœurs – qu’il s’agisse de l’adultère, de la promiscuité ou même de l’homosexualité – lorsqu’il adresse une lettre à Condé qui porte la suscription « Le prince de l’amour à son frère ».683 Ceci nous amène à une autre coutume entre amis, à savoir l’utilisation de pseudonymes. Il peut ici s’agir de noms programmatiques tels que le « prince de l’amour » cité ci-dessus ; mais la plupart du temps, les pseudonymes sont empruntés à l’Antiquité classique, leur choix n’étant pas aléatoire mais ayant lui-même un caractère programmatique. Que Condé choisisse le nom d’ « Alexandre » n’est donc pas une coïncidence. Cette pratique peut tout à fait être considérée comme une stratégie servant à délimiter la noblesse de cour des hobereaux (un terme irrespectueux, qui équivaut au terme allemand « Krautjunker »). Ceux qui représentent la « culture des élites » chargée d’éléments classiques prennent leurs distances vis-à-vis de la « culture populaire » ou du moins de la culture des personnes n’appartenant pas à l’élite qui a accès à la cour.684 682 Cf. Julian Pitt-Rivers, « The Kith and the Kin », p. 102f. 683 Archives de Chantilly, P III 438, 2 mai 1649. – Comme la main de Toulongeon est connue par d’autres lettres écrites par lui, il peut être identifié comme l’auteur de ce texte. 684 Pour la différence entre culture populaire et culture des élites cf. Robert Muchembled, Culture populaire et culture des élites dans la France moderne (XVe-XVIIIe siècle). Essai, Paris, 1978. Le concept de culture populaire a désormais été critiqué; on lui a reproché d’une part de niveller les différences entre plusieurs élites en construisant une élite homogène, et d’autre part de nier la participation de ces mêmes élites à la culture populaire. Pour une vue d’ensemble de ces critiques cf. Peter Burke, Was ist Kulturgeschichte?, op. cit., p. 43-45. Pierre Bourdieu a interprété la préférence pour certains biens culturels comme des moyens de distinction sociale, cf. Pierre Bourdieu, La distinction, op. cit. Selon Bourdieu, les membres d’une couche sociale donnée se trouvent sous la 260 Les pratiques du langage dans l’amitié Le vocabulaire de l’amitié n’est pas un phénomène pouvant être dissocié de son contexte ; il s’inscrit dans une série de pratiques du langage entre amis qui expriment l’amitié. Conformément aux deux formes dans lesquelles apparaît le langage, ces pratiques se répartissent en pratiques verbales et écrites. Dans la catégorie des pratiques verbales, les compliments constituent probablement la pratique la plus répandue. Les compliments ne sont certainement pas exclusivement réservés aux relations conceptualisées comme amicales, mais ils y sont indispensables. Conceptuellement ils sont étroitement liés à l’amitié : lorsque Gourville, comme nous l’avons mentionné ci-dessus, décrit une situation dans laquelle il propose au duc de Hanovre une conversion au catholicisme, afin que celui-ci obtienne la dignité électorale, il remarque : « Mme la duchesse, qui sut cela, me fit des compliments et des amitiés sur la bonne volonté que j'avais, d'une manière qui me fit juger qu'elle aurait volontiers consenti à la proposition, si Monsieur son mari y était entré. » 685 Dans ce cas, les notions « amitiés et compliments » sont donc utilisées ensemble. Dans la société de cour, les compliments sont souvent standardisés. Par conséquent, les personnes concernées savent que leurs compliments ne sont pas conçus individuellement pour l’autre personne, mais qu’ils font partie d’un registre de formules. L’« émetteur » tout comme le « destinataire » est conscient que leurs compliments ne sont pas aussi emphatiques au niveau du sens que les termes utilisés semblent le décrire. Ils restent néanmoins indispensables en tant que signes de l’amitié. La Bruyère a résumé cette problématique à l’essentiel, dans un passage que nous venons déjà de mentionner ci-dessus : « Il y a un certain nombre de phrases toutes faites, que l'on prend comme dans un magasin, et dont l'on se sert pour se féliciter les uns les autres sur les évènements : bien qu'elles se disent souvent sans affection, et qu'elles soient reçues sans reconnaissance, il n'est pas permis avec cela de les omettre ; parce que du moins elles sont l'image de ce qu'il y a au monde de meilleur, qui est l'amitié, et que les hommes pression de partager le goût qui est prédominant dans cette couche ; il ne s’agit donc pas d’un choix, mais d’une pression sociale. 685 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 254. 261 ne pouvant guère compter les uns sur les autres pour la réalité, semblent être convenus entre eux, de se contenter des apparences. »686 Selon La Bruyère, les compliments sont donc consciemment conceptualisés comme étant vides de sens. Ils sont donc d’une part des jeux de langage ; mais ils ne sont pas des ornements superflus, car ils sont indispensables en leur qualité de codifications de l’affection. Cela cadre bien avec le fait que dans les textes narratifs, les compliments sont souvent mentionnés comme faisant partie de la conversation, sans que leur contenu soit explicité pour autant. La question de savoir si les compliments ont éventuellement une fonction de potlatch se pose effectivement compte tenu de la fréquence de leur utilisation. Nous ne soutenons pas cette hypothèse parce que le terme de potlatch serait en effet ainsi vidé de son sens. Car l’objectif du potlatch est justement de démontrer, par un gaspillage ostentatoire de ressources, que l’on possède ces mêmes ressources en abondance. Or les mots ne sont justement pas une ressource limitée et ne peuvent donc pas être employés à des fins agonistiques, contrairement par exemple aux cadeaux. Certes les compliments permettent de s’attribuer mutuellement honneur et prestige ; mais ceci ne se fait pas d’une façon agonistique qui impliquerait qu’une personne ne pourrait plus faire jeu égal avec l’autre à partir d’un certain point. Ceci ne signifie évidemment pas qu’on n’essaye pas de se surpasser respectivement dans le raffinement des compliments. En revanche, l’étiquette de la cour assigne des limites à cette pratique : il n’est pas possible pour chaque noble de dire tout à tout le monde car en effet le rang, l’âge et le titre imposent des formes de compliments bien déterminées. En plus des compliments, il existe une deuxième forme de communication caractéristique de l’amitié. Il s’agit des « protestations d’amitié ». Ces déclarations sont souvent citées dans les textes narratifs, mais leur contenu n’est presque jamais explicité. Manifestement elles servent tout simplement à clamer ouvertement l’amitié. D’une certaine manière, c’est une forme de communication autoréférentielle entre amis : l’amitié elle-même devient le sujet de la conversation entre amis. La fonction des protestations d’amitié consiste manifestement à affirmer explicitement la loyauté. Les félicitations peuvent également constituer un geste amical. Bussy-Rabutin félicite son ami Palluau d’être finalement parvenu à négocier un délai pour la remise de la ville de Montrond 686 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., De la Cour, p. 81. 262 aux troupes de Palluau par les partisans de Condé retranchés dans la ville, à condition que des troupes de secours ne viennent pas en aide des troupes Condéennes : « Enfin, le 15 août 1652, Persan, gouverneur de Montrond, ayant traité avec le comte de Paluau que si, le 1er septembre prochain, il n'étoit secouru par un corps considérable de troupes qui forcât un de ses quartiers, il lui rendroit la place, j'en fus averti le lendemain. Je ne manquai pas d'écrire aussitôt au comte de Paluau avec tous les témoignages de joie qu'on peut rendre à son ami dans une rencontre comme cellelà, et en même temps je me disposai d'aller à la cour. »687 De même, la transmission de salutations, « faire des amitiés à quelqu’un », peut être considérée comme un signe verbal de l’amitié. On retrouve un exemple chez Gourville qui reçoit des salutations de l’étranger : « La paix [de Ryswick] étant faite, M. le duc de Zell envoya au Roi M. le comte de Schulenbourg, qui me vint dire que S. A. l'avait chargé de me faire bien des amitiés de sa part et de celle de Mme la duchesse. Cela me donna beaucoup de joie. »688 Les salutations ont la même fonction que les protestations d’amitié : l’amitié est maintenue par le simple fait d’insister sur ce qu’elle existe encore. Dans la communication entre personnes éloignées les unes des autres, les salutations transmises rendent possible ce que les protestations permettent dans la communication entre personnes présentes sur un même lieu – en ayant toutefois recours à un tiers qui transmet les salutations. Si cette tierce personne ne s’interpose pas, la communication entre personnes éloignées n’est plus possible verbalement, mais uniquement à l’écrit par le biais de lettres. La correspondance est donc également une pratique qui est d’usage entre amis. Le seul contact par écrit ne fait pas nécessairement de deux nobles des amis, mais les nobles qui se considèrent comme étant des amis vont correspondre du moins occasionnellement s’ils sont longtemps éloignés l’un de l’autre. Il serait erroné de déduire de la fréquence des correspondances entre deux personnes qu’ils ont été des amis particulièrement proches. Une correspondance fréquente peut également résulter de la nécessité d’échanger des informations - de nature administrative ou militaire par exemple. Le fait de promettre à un ami de lui écrire souvent reste néanmoins un signe d’amitié. Conti s’en assure après la fin de la campagne de Catalogne en 1654 auprès de Bussy-Rabutin : « j'attendis jusqu'au dernier novembre, que je pris congé du prince : j'en reçus 687 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 320. 688 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 263. 263 à mon départ toutes les caresses imaginables et toutes les assurances de l'honneur de son amitié ; il me fit promettre de lui écrire souvent, à quoi je ne manquai pas. »689 Mis à part la fréquence, il existe des signes qui permettent d’exprimer l’estime pour un ami dans les lettres. La longueur et l’exhaustivité d’une lettre peuvent être un tel signe ; ceci vaut particulièrement lorsqu’une personne de rang supérieur écrit à une personne de rang inférieur. Un autre signe utilisé par les personnes de rang supérieur consiste à écrire des lettres de sa propre main, contrairement à d’autres qu’on fait rédiger par le secrétaire.690 Si on veut atténuer ce signe, on peut rajouter une note personnelle écrite à la fin d’une lettre rédigée par le secrétaire ; Condé reçoit par exemple une lettre de Christine de Suède dans laquelle elle avait personnellement rajouté un postscriptum.691 C’est précisément de cette pratique d’échelonnement de parties dictées et de parties écrites personnellement dont se servent les monarques de cette époque pour marquer dans les lettres une affection particulière. Condé se sert lui aussi de cette pratique de rédiger personnellement la formule de politesse en écrivant à des personnes de haut rang, et à l’inverse de céder cette tâche à un secrétaire pour ses correspondances avec des personnes de rang social inférieur.692 Les compliments se retrouvent également à l’écrit. Bussy-Rabutin nous apporte un exemple montrant à quel point les compliments sont indispensables. Il rapporte avoir perdu l’amitié de Turenne parce qu’il a oublié de le complimenter avant d’entrer dans une charge dans son régiment. En effet, s’il avait écrit à Turenne, « je ne serois pas en doute, comme je suis, d'avoir manqué son amitié faute d'un compliment. »693 Dans les lettres, contrairement aux conversations, on peut voir la manière de complimenter. On retrouve un exemple dans l’épisode cité ci-dessus lorsque le comte de Palluau investit Montrond. Bussy-Rabutin rassemble les nobles du Nivernais pour secourir Palluau en cas de besoin. Lorsqu’effectivement les troupes de Condé se mettent en chemin pour secourir Montrond, Palluau demande de l’aide à Bussy-Rabutin dans une lettre datée du 20 août 1652 : 689 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 405. 690 La question complexe des textes « autographes » dans la France moderne est discutée par Christian Jouhaud, La main de Richelieu ou le pouvoir cardinal, Paris, 1991, qui examine cette question aussi dans idem, « Les Mémoires de Richelieu : une logique manufacturière », Mots, 32, septembre 1992, p. 81-93. 691 Archives de Chantilly, P X 151, 18 février 1651. 692 Christophe Blanquie, « Entre Courtoisie et révolte. La correspondance de Condé (1648-1659) », op. cit., p. 432. 693 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 348f. 264 « Monsieur, j'ai avis certain, par un gouverneur de Gergeau, que les ennemis ont passé à Châteauneuf-sur-Loire quatre cents chevaux pour secourir Montrond ; je vous supplie de marcher ici avec vos trois compagnies et l'emploi de la Noblesse, si votre santé vous le permet, ou de me les envoyer si vous ne pouvez venir. Je me prépare à les bien recevoir. Si vous êtes de la partie, je m'en estimerai beaucoup plus fort, par l'amitié et la confiance que j'ai en vous. »694 La demande de soutien militaire est donc élégamment rattachée à un compliment au sujet des vertus personnelles de Bussy-Rabutin. La signification des formules de politesse qui marquent le début et la fin d’une lettre a déjà été exposée auparavant. Elles s’appliquent à tous, même et en particulier à ceux qui ne sont pas considérés comme des amis. Pour les formules de politesse de début ou de fin de lettre s’applique le même raisonnement que pour les compliments : ce sont des formules standardisées qui ne sont pas prises au pied de la lettre, mais dont on ne peut pas se passer sans que le texte paraisse malpoli, voire rude. Une exception à cette règle est le « billet », une lettre informelle sans introduction, sans formule de politesse ou du moins avec des formalités très réduites. Dans les sources analysées ici, il apparait sous deux formes : d’une part comme consigne militaire dont la forme restreinte est manifestement due au manque de temps, d’autre part comme un signe d’intimité entre amis proches, ce qui est parfois souligné par un contenu téméraire. Dans le billet du « prince de l’amour » évoqué ci-dessus, l’auteur, qui parle de luimême à la troisième personne, écrit « [qu‘] il espère de vous embrasser la cuisse bien tost ». La plaisanterie citée est accentuée par le fait que l’auteur fait l’allusion au tabou de comportements homosexuels et joue ainsi avec l’interdit ; au XVIIe siècle, ces comportements sont encore théoriquement passibles de la peine de mort. Etant donné que l’auteur est un noble et donc en droit de se battre en duel, il doit être un très proche confident du prince pour se permettre une telle plaisanterie. Le cas du poète Vincent Voiture qui écrit des choses tout aussi provocantes, est différent : comme il n’est pas autorisé à se battre en duel en tant que roturier, il est un genre de bouffon du prince. Nous venons déjà de renvoyer au texte le plus célèbre qui illustre cette relation : en novembre 1643, Voiture commence une lettre pour Condé, à l’époque encore duc d’Enghien, par les mots : « Eh! bonjour, mon compère le Brochet! bonjour, mon compère le Brochet! »695 Le fait d’appeler le prince « mon compère le 694 Ibid., p. 326f. 695 Œuvres de Voiture, op. cit., tome I, p. 401f. 265 Brochet » se rapporte à un jeu galant dont les détails ne sont pas expliqués, que le prince avait joué avec des dames de la cour et au cours duquel il jouait le rôle du brochet dans l’étang de carpes.696 Un des biographes de Condé, Georges Mongrédien, qui malheureusement ne donne qu’une bibliographie sommaire de ses sources sans indiquer de laquelle il a pris quelle citation, attribue à Condé la phrase « Si Voiture était de notre condition, disait-il, il n’y aurait pas moyen de le souffrir. »697 Nous avons pu trouver la citation dans une annotation d’une édition des Historiettes de Tallemant des Réaux datant du XIXe siècle, dans l’historiette dédiée à Voiture ; son statut n’est cependant pas tout à fait clair.698 Les formules de politesse restent pourtant modulables même dans la communication par correspondance habituelle. De la même manière qu’il est possible de suspendre partiellement l’étiquette au cours de contacts personnels entre amis,699 il est possible de se passer d’une partie des règles d’utilisation de formules dans la communication par correspondance entre amis. Dans les mémoires de Bussy-Rabutin, on retrouve une série de lettres insérées que lui avait écrites le comte de Palluau ; malheureusement Bussy-Rabutin n’a pas inséré de copies de ses propres lettres, de sorte que seule une des deux parties de la correspondance est disponible. Comme l’affirme Bussy-Rabutin dans une lettre à Mazarin début 1652, Palluau est son « ami particulier de longue main ».700 Ce n’est cependant que fin 1651 que Bussy-Rabutin rompt avec le parti de Condé et qu’il se rallie au patron de Palluau, Mazarin ; Mazarin les engage à collaborer étroitement d’un point de vue militaire pour lutter contre les Frondeurs. On peut observer que les lettres de Palluau débutent en février 1652 encore de façon très formelle et qu’il réduit ensuite peu à peu le dispositif des formules de politesse. La première lettre évoquée de Palluau à Bussy-Rabutin du 4 février 1652 s’achève par la phrase : « [...] et 696 Ibid., note éditoriale, sans pagination. 697 Georges Mongrédien, Le Grand Condé, op. cit., p. 49. 698 Gédéon Tallemant des Réaux, Les historiettes de Tallemant des Réaux, ed. Louis-Jean-Nicolas Monmerqué/René Charles Hippolyte marquis de Châteaugiron/Jules-Antoine Taschereau, (Mémoires pour servir à l’histoire du XVIIe siècle tomes 1-4), tome 3, Bruxelles, 1834, p. 232, annotation n° 4 : « On dit qu’un prince à dit, je crois que c’était M. le duc d’Enghien : ‘Si Voiture était de notre condition, il n’y aurait pas moyen de le souffrir. » Le « je » semble être Tallemant lui-même, d’autant plus que l’éditeur a noté « (T.) » derrière l’annotation ; cependant, cette annotation ne se trouve pas dans la très soigneuse édition de la Pléiade, Gédéon Tallemant des Réaux, Historiettes, ed. Antoine Adam, 2 tomes, Paris, 1960-61. 699 Cf. infra, Pratiques de l‘amitié. 700 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 223. 266 je chercherai sans relâche les occasions de vous témoigner que je suis, monsieur, votre trèshumble et très-passionné serviteur, Paluau. »701 Le 25 février, la conclusion est déjà plus restreinte : « je vous assure que personne du monde n'est avec plus de passion que moi, monsieur, votre très-humble serviteur, Paluau. »702 Quelques jours plus tard et pour conclure deux lettres, Palluau se contente finalement de la formule : « Je suis, monsieur, votre trèshumble serviteur, Paluau. » 703 Le tutoiement entre amis est devenu très rare dans les sources du XVIIe siècle. Chez Bassompierre et Henri IV on remarque un changement intéressant entre tutoiement et vouvoiement. Bassompierre relate une situation critique du printemps 1609 : il vient de se fiancer avec la belle fille du connétable de Montmorency, une des héritières les plus riches de France. Le roi goutteux le fait appeler et lui explique qu’il veut le marier. Bassompierre lui explique que son mariage est de toute façon imminent. Le roi répond : « Non, ce dit-il, je pensois de vous marier avec mademoiselle d’Aumale, et, moyennant ce mariage, renouveler le duché d’Aumale en votre personne. » Bassompierre affirme ne pas comprendre ; est-ce que le roi souhaite lui donner deux femmes? Ce n’est qu’à ce moment précis que le roi passe au tutoiement et qu’il commence, « après un grand soupir », à expliquer pourquoi il dissout les fiançailles de Bassompierre : « Bassompierre, je te veux parler en ami. Je suis devenu non-seulement amoureux, mais furieux et outré de mademoiselle de Montmorency. Si tu l’épouses, et qu’elle t’aime, je te haïrai ; si elle m’aimoit, tu me haïrois. Il vaut mieux que cela ne soit point cause de rompre notre bonne intelligence, car je t’aime d’affection et d’inclination. Je suis résolu de la marier à mon neveu le prince de Condé, et de la tenir près de ma famille. Ce sera la consolation et l’entretien de la vieillesse où je vais désormais entrer. Je donnerai à mon neveu, qui est jeune, et aime mieux la chasse cent mille fois que les dames, cent mille francs par an pour passer son temps, et je ne veux autre grâce d’elle que son affection, sans prétendre davantage. »704 Bassompierre qui, comme il explique au lecteur, n’a de toute façon pas le choix, explique alors au roi que le renoncement qu’il attend de lui, lui permet de prouver l’ampleur de sa 701 Ibid., p. 227. 702 Ibid., p. 241. 703 Ibid., p. 244f. 704 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XIX, p. 386f. 267 fidélité au roi : il affirme qu’il accepte cet abandon de bon gré justement à cause de son importance. Bassompierre s’adresse toujours à Henri IV par « vous » et « Sire » et l’appelle « Votre Majesté ». Le roi est ravi par l’accord de Bassompierre : « Alors le Roi m’embrassa et pleura, m’assurant qu’il feroit pour ma fortune comme si j’étois un de ses enfans naturels, et qu’il m’aimoit chèrement, que je m’en assurasse, et qu’il reconnoîtroit ma franchise et mon amitié. »705 Sur ce, le prince de Condé épouse Mademoiselle de Montmorency ; de leur union naît plus tard le Grand Condé. Dans l’exemple cité, le tutoiement est asymétrique étant donné que le roi tutoie parfois Bassompierre, lui ne le tutoie par contre jamais. Cet exemple illustre une fois de plus qu’il peut tout à fait être question d’ « amitié » d’une personne de rang inférieur vers une personne de rang supérieur – même si Bassompierre ne peut certainement pas s’appeler un ami du roi qui lui-même lui parle comme « en ami ». Au XVIIe siècle, un vouvoiement général semble s’être imposé dans la noblesse ; même dans des relations très hiérarchiques au sein de la noblesse, on n’observe pas de tutoiement asymétrique. Diverger du discours formel Comme nous venons de l’expliquer, le mot « amitié » lui-même ne constitue pas une partie des formules de politesse standardisées. En revanche, le langage de l’amitié utilise ces formules standardisées en grand nombre. Cela a pour conséquence qu’on peut exprimer une proximité particulière précisément en renonçant à employer ces formules. Dans les lettres de Condé à son favori Guitaut, on remarque que les affirmations de l’amitié se situent parfois en début et parfois en fin de texte : apparemment, le prince n’a justement pas orienté la rédaction de ces lettres sur un schéma tiré d’un manuel épistolaire. Qui plus est, dans ces lettres, on rencontre une grande diversité de formules alors qu’il s’agit toujours des mêmes personnes qui correspondent. De plus il s’agit de formules qu’on ne retrouve pas dans d’autres lettres. Même à l’intérieur du corpus des lettres pour Guitaut, certaines formules de politesse ne sont employées qu’une fois, elles ont donc apparemment été inventées ad hoc et avec la ferme intention de se différencier du langage standardisé des formules de politesse. Par conséquent, l’expression d’une étroite relation de confiance résulte ici précisément de la suspension du langage formel au profit d’un langage pas moins baroque mais justement plus 705 Ibid., p. 388. 268 libre. Bien évidemment, ceci est uniquement possible parce que Condé occupe le rang le plus élevé des deux et qu’il est ainsi plus libre dans la conception de sa lettre ; mais il pourrait également signer ses lettres par « affectionné serviteur » comme c’est généralement le cas dans des amitiés inégales. Mais au contraire, il honore Guitaut en créant ad hoc des formules de fin de lettre pour la correspondance avec lui. Voici des exemples de formules qu’il utilise : « Je suis à vous de tout mon cœur » ;706 « Je suis tout à vous et à Madame de Guitaut » ;707 « Je suis tout à vous » ;708 « Je suis absolument à vous » ;709 « Croyez, mon cher, que personne au monde ne vous aime et ne vous estime tant que moi » ;710 « je ne me puis empêcher de vous dire que je vous aime de tout mon cœur et que je vous souhaite fort auprès de moi » ;711 « Je meurs d'impatience de vous voir et suis tout à vous ».712 Ceci n’est qu’un extrait de cette liste d’exemples. La poésie de circonstance Le niveau de formation et de culture élevé de la noblesse de cour permet aux aristocrates de jouer avec leur patrimoine culturel et de s’en servir de façon à marquer des signes d’amitié. Les nobles écrivent donc des poèmes de circonstance pour leurs amis à des occasions familiales joyeuses et tristes, mais ils les rédigent parfois aussi sans raison apparente. La poésie de circonstance fait d’une part partie de la présentation de soi, car elle sert à démontrer un niveau de formation et de culture élevé, mais d’autre part, elle est aussi – au sens de Thorstein Veblen – de la consommation ostentatoire,713 non pas d’argent, mais de temps et d’efforts consacrés à l’ami. Un exemple particulièrement fort pour cette pratique est certes issu de la noblesse de robe cultivée, mais nous servira néanmoins d’illustration pour ce phénomène. Lorsqu’il fait le récit de la mort de son père, Thou liste les noms de 27 de ses 706 Archives de Chantilly, O I 166, Condé à Guitaut, 24 juin 1665. 707 Archives de Chantilly, O I 167, Condé à Guitaut, sans date. 708 Archives de Chantilly, O I 167, Condé à Guitaut, sans date. 709 Archives de Chantilly, O I 168, Condé à Guitaut, sans date. 710 Archives de Chantilly, O I 170, Condé à Guitaut, sans date. 711 Archives de Chantilly, O I 173, Condé à Guitaut, 2 octobre 1656. 712 AC O I 174, Condé à Guitaut, 10 octobre 1656. 713 Cf. Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class. An economic study of institutions, New York 1934 [1ère éd. 1899], traduit en allemand comme idem, Theorie der feinen Leute. Eine ökonomische Untersuchung der Institutionen, Francfort-sur-le-Main, 1986. 269 amis (mais il mentionne d’autres qu’il ne dénomme pas) ayant rédigé des textes en l’honneur du défunt, et il évoque que toutes les personnes citées avaient fait la même chose à l’occasion de la mort de son frère trois ans auparavant.714 On peut également écrire des poèmes de circonstance sans raison particulière ; comme exemple, on peut citer les poèmes que s’échangent Condé et La Moussaye, dans lesquels ils font allusion au tabou des comportements homosexuels.715 Les stratégies de communication dans l’amitié En plus des gestes de communication verbale et écrite qui concernent la forme, il existe des stratégies relatives au contenu à l’aide desquelles on peut façonner la communication entre amis. Il faut tout particulièrement relever deux stratégies, à savoir les secrets et les euphémismes. L’ami est celui qui sait garder un secret. Le langage de l’amitié contient ainsi de nombreuses allusions qui sont manifestement des signes secrets que seuls les amis savent décoder parce qu’ils se sont mis d’accord sur ces signes auparavant. Dans un passage concret d’un texte, un interprète peut souvent seulement constater l’existence d’un tel signe secret mais il ne peut pas le décoder. Ceci vaut particulièrement pour les lettres, car elles ne livrent pas de contexte mais attendent des lecteurs de pouvoir situer le contenu de la lettre. C’est ainsi que Condé écrit à Guitaut : « J'ai reçu vos lettres et je ne vous ai pas fait réponse, puisque je croyais que vous viendriez. Cependant comme je vois que vous ne venez pas, je ne suis pas sans inquiétude d'apprendre ce que vous me voulez dire. Mandez-moi si vous viendrez ou non. Je me suis mis dans la tête d'en deviner quelque chose. Mandez-moi seulement si l'homme qui vous a parlé, n'aime pas le chocolat. Par-là je verrai si j'ai bien deviné ou non. »716 L’identité de l’homme qui n’aime pas le chocolat n’est pas dévoilée ; mais il doit certainement s’agir d’un trait de caractère d’une connaissance commune de Condé et de Guitaut, sinon cette forme de communication ne fonctionnerait pas. 714 Jacques-Auguste de Thou, Mémoires, op. cit., p. 314. 715 Cf. supra, Représentations de l‘amitié. 716 Archives de Chantilly, O I 163f, sans date. 270 Les plaisanteries entre amis, certes moins sérieuses, occupent néanmoins en tant que stratégies de la communication une fonction similaire à celle des secrets. Ici aussi, l’amitié peut être exprimée par le fait que seuls les deux amis initiés comprennent le sens d’une plaisanterie. Qui plus est, la plaisanterie dépasse toujours les limites en transgressant le décorum qui se doit normalement d’être respecté dans la communication entre personnes respectables. Ici aussi, le rang social joue certainement un rôle important : lorsque Toulongeon et La Moussaye peuvent se permettre d’envoyer des lettres au contenu frivole voire même obscène au prince de Condé, ceci est bien plus significatif qu’une plaisanterie d’un prince ou d’un duc face à un noble de rang inférieur. Toutefois, ce dernier cas reste également un geste d’affection comme le montre un exemple chez Bussy-Rabutin. Il s’agit d’une plaisanterie entre lui et le prince de Conti. Comme le remarque Bussy-Rabutin, le texte est une lettre manuscrite de Conti, ce qui symbolise une affection particulière ; le ton ironique du courrier n’est donc en aucun cas une moquerie à l’attention du destinataire. Étant donné que la lettre fait partie d’un texte de mémoires, le lecteur apprend ici, contrairement à des sources conservées dans des archives, la signification de l’allusion : « Il [sc. Conti] fut trompé dans ses espérances de venir à la cour : les affaires du roi en Languedoc l'y retinrent, et je reçus quelque temps après cette lettre de sa main : 'A Montpellier, ce 2 mars 1655. Je ne sais où trouver des amitiés qui puissent bien exprimer ce que je sens pour vous. Je vous assure, mon cher Temple, que cela va au delà de toutes choses et que j'écrirai pour vous avoir en Catalogne avec le même empressement que je le ferois pour avoir dix mille hommes de pied de plus que je n'ai. Mandez-moi des nouvelles de Braquerie et si vos palefreniers ne vous volent plus ; c'est-à-dire, en langue vulgaire, si vous vous êtes défait de votre écuyer. Adieu. Armand de Bourbon.' Pour entendre la plaisanterie des palefreniers, il faut savoir qu'en allant en Catalogne avec le prince, on me prit trente pistoles une nuit dans mon haut de chausses ; et comme j'en faisois du bruit le lendemain dans mon domestique, le gentilhomme qui me servoit d'écuyer et qui avoit couché dans ma chambre, me dit qu'assurément c'étoit un de mes palefreniers qui m'avoit volé. Je fis semblant de le croire, quoique je soupçonnasse fort ce gentilhomme, de qui la vie avoit été jusque-là d'un filou. Je 271 contai le même jour mon aventure et mes soupçons au prince qui, depuis ce temps-là, en railloit toujours avec moi. »717 Ce passage renvoie également à la pratique entre amis de s’appeler par des pseudonymes qui expriment eux aussi une sympathie. Bussy-Rabutin explique pourquoi Conti le surnomme « mon cher Temple » : « Mais pour ne rien laisser qu'on n'entende, il faut savoir que le prince de Conti aimoit à rire et badinoit toujours avec moi : et parce que mon oncle étant grand prieur de France et que je logeois au Temple avec lui, le prince avoit trouvé plaisant de m'appeler quelquefois son templier. »718 Il est tout à fait envisageable que la préciosité ait influencé la pratique d’utiliser des pseudonymes. Ceci est particulièrement probable lorsque les pseudonymes font allusion à quelque chose de savant comme dans notre cas : BussyRabutin qui vit à Paris dans le Temple (l’ancienne demeure parisienne de l’Ordre du Temple) devient Chevalier du Temple aux yeux de Conti. Une autre stratégie de communication qui est utilisé en parlant aux amis mais aussi dans les énoncés au sujet des amis réside dans l’emploi d’euphémismes. Il ne s’agit là non pas de masquer les différences de rang, comme le suppose Sharon Kettering dans son raisonnement,719 mais du fait de ne pas aborder les faiblesses d’un ami ou du moins de les présenter positivement. La Bruyère ironise sur cette pratique : si les amis de quelqu’un disent de lui qu’il est « propre à tout », ceci signifie qu’il n’a pas de talent particulier et qu’il ne sert à rien en réalité.720 La rhétorique hyperbolique et la rhétorique de l’obligation Une autre stratégie de communication importante est l’utilisation de rhétorique hyperbolique. Elle doit être considérée comme un élément à part qui se différencie des compliments et des formules de politesse à la fin des lettres. Les deux catégories citées englobent des formules standardisées ; la rhétorique hyperbolique en revanche est une stratégie de communication 717 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 406f. 718 Ibid., p. 373. 719 Cf. Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients, op. cit., p. 15: « Client loyalties were expressed in terms of friendship, masking inequalities and conflicts of interest. » 720 Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., p. 158 (Du mérite personnel, § 10). 272 dans laquelle les formules standardisées ne constituent qu’une partie des éléments utilisés ; les nobles créent aussi ad hoc de nouvelles hyperboles. Madame de Sévigné certifie au comte de Bussy-Rabutin : « croyez surtout que je suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde. »721 De même, la lettre citée ci-dessus de Conti à BussyRabutin commence également par une phrase hyperbolique : « Je ne sais où trouver des amitiés qui puissent bien exprimer ce que je sens pour vous. » 722 Le duc d’Epernon emploie également des hyperboles lorsqu’il certifie à Bussy-Rabutin à la fin d’une lettre : « Obligezmoi, cependant, de croire que je suis aussi passionnément qu'il se peut, monsieur, votre trèsaffectionné serviteur, Le duc d'Epernon. »723 Cette phrase illustre la pratique de combiner les éléments formalisés (dans ce cas la formule standardisée « votre très-affectionné serviteur ») à des formulations qu’on a créées soi-même (« aussi passionnément qu’il se peut »). Cette pratique se poursuit au cours des siècles suivants ; au XIXe siècle, l’auteur de manuels épistolaires Armand Dunois la félicite d’être particulièrement artistique et cite l’exemple type d’une lettre de Voltaire.724 Nicolas Le Roux a identifié, pour la cour de France du XVIe siècle, une « rhétorique de l’amitié » ainsi qu’une « rhétorique du don de soi ».725 On peut, de même, identifier une rhétorique de l’obligation. Les formulations hyperboliques apparaissent particulièrement dans le domaine de la rhétorique de l’obligation. L’ « obligation » est un sujet permanent de la correspondance noble ; les auteurs répètent sans cesse qu’ils n’oublieront pas les services rendus et qu’ils se montreront reconnaissants le moment venu. Lorsque Bussy-Rabutin propose ses services à Mazarin en janvier 1652, après sa rupture avec Condé (une rupture qui 721 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 40f. 722 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 406. 723 Ibid., p. 240. 724 « Les lettres se terminent par certaines formules qui expriment un sentiment affectueux ou respectueux pour la personne à laquelle on écrit, et qui sont suivies de la signature. Quelquefois celleci est amenée par une transition, et une pareille fin de lettre est assez heureuse, quand la transition est amenée adroitement. Par exemple Voltaire, écrivant à M. de Lamarre qui avait fait imprimer sa tragédie de Jules César, lui dit: Vos fautes sont si peu de chose en comparaison des miennes, que je ne songe qu’à ces dernières. J’en ferais une fort grande de ne vous point aimer, et vous pouvez compter toujours sur moi. » (Armand Dunois, Le Petit secrétaire français. Contenant des lettres sur toutes sortes de sujets, Paris, 1854, p. 40). C’est l’auteur qui souligne. 725 Nicolas Le Roux, La faveur du roi, op. cit., p. 284-288. 273 pour Bussy-Rabutin tout comme pour Coligny-Saligny est justifiée par la préférence de Condé pour son favori Guitaut, ce que tous les deux ressentent comme une humiliation), le cardinal lui répond : « Je vous suis sensiblement obligé des offres que vous avez bien voulu me faire par la lettre que ce gentilhomme m'a rendue de votre part : ce sont des marques d'amitié à n'oublier jamais. Je ne manquerai pas, étant à la cour, d'en rendre compte à Leurs Majestés. »726 L’exagération est clairement visible car à ce moment donné il n’est question que d’une simple offre ; Bussy-Rabutin ne lui a pas encore rendu service. En février 1652, lorsque Bussy-Rabutin se bat déjà pour Mazarin, celui-ci lui indique une deuxième fois qu’il n’oubliera pas les services qui lui ont été rendus : « Je vous en conjure aussi, et de croire que je correspondrai de sorte à l'amitié que vous me témoignez, que vous connoîtrez que je sais l'estimer au point qu'elle mérite, et que je suis véritablement, monsieur, votre très-affectionné serviteur, Le cardinal Mazarini. »727 On pourrait être tenté de banaliser cette rhétorique en la considérant comme un simple jeu de langage ; les formulations auraient dans ce cas une fonction purement décorative, elles seraient un ornement linguistique embellissant le langage mais ne contribuant pas au message. Toutefois, si on prend en considération que La Bruyère signale l’importance des compliments et que la différence de rang des personnes concernées apparait codée dans les formules de politesse à la fin de lettres, il est probable que la rhétorique hyperbolique dans son ensemble soit aussi porteuse de significations codées. Nous proposons d’oser l’hypothèse selon laquelle il s’agit d’une codification de la loyauté. Les formulations constamment renouvelées et variées à l’aide desquelles on souligne l’intensité de l’amitié expriment une volonté de loyauté. Que cette volonté soit vraie ou simulée est une autre problématique que celle de déterminer la fonction de la rhétorique. On peut même aller plus loin et affirmer : une fausse loyauté ne peut être simulée de façon efficace et convaincante que si elle se sert des mêmes formes que la vraie. Mais ceci nous indique d’ores et déjà que la loyauté est précaire dans la société de cour. L’instabilité chronique des amitiés rend indispensable le fait de toujours insister sur la loyauté. Si elle était évidente, on ne parlerait pas autant d’elle.728 726 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 221f. 727 Ibid., p. 237. 728 Alessandro Manzoni montre bien que c’est précisément ce qui ne va pas de soi dont il faut discuter sans cesse ; c’est en utilisant l’exemple des lois qu’il le montre. Dans le chapitre introducteur des Promessi Sposi, les gouverneurs espagnols de Milan promulguent un édit après l’autre contre les voleurs de grand chemin. Le fait qu’ils répètent sans cesse l’interdiction du brigandage montre qu’ils ne viennent pas à bout du problème. Dans l’histoire réelle, cela vaut en France pour les édits contre le 274 La question des contreparties en échange de services rendus ne peut être clarifiée qu’en prenant en compte les règles et normes de conduite aristocratiques. De par le code d’honneur nobiliaire, un noble est obligé de faire preuve de largesse, donc de générosité, d’une fidélité inconditionnelle et d’une volonté de sacrifice dans sa manière de se comporter. C’est pourquoi il ne doit pas clairement indiquer jusqu’où va réellement sa fidélité. En revanche, son interlocuteur peut certes supposer un comportement de la sorte, mais il n’a pas le droit d’en tirer profit. La caractéristique de la générosité nobiliaire est justement qu’elle soit volontaire, de plein gré ; elle ne peut donc pas être exigée. Les affirmations de loyauté ardentes deviennent donc des éléments constituants d’un jeu mutuel : on promet un secours et une gratitude illimités, mais on échange en réalité des services et des compensations bien limités.729 La création de confiance par le langage Comme les nobles de la cour n’utilisent pas un langage de l’intimité clairement distingué du langage de la politesse qu’ils utilisent dans leur communication quotidienne, ils ne peuvent pas se servir d’un vocabulaire de l’intimité pour créer de la confiance ; et comme les confessions intimes ne sont pas usuelles dans le milieu de la cour, elles ne peuvent pas non plus servir à établir une confiance particulièrement forte entre deux courtisans. La pratique des confessions intimes a cependant probablement existé, mais elle n’est pas inscrite dans les sources. Contrairement au XIXe siècle, ce genre de confessions, même s’il a existé, n’est pas retenu par écrit et on ne fait pas le récit de rendez-vous en tête à tête. A la cour, la confiance n’est donc pas créée par le biais d’une communication qui se distinguerait radicalement d’une communication avec des personnes extérieures. Nous proposons d’identifier trois mécanismes : la création de confiance par des actions, par des secrets et par des déclarations ou protestations. La première solution est naturellement la plus évidente : la confiance en ses amis résulte de la preuve de leur loyauté en situation de crise. Cependant, en situation de crise, il faudrait pouvoir savoir auparavant sur qui on peut compter ; et il est très difficile et duel au XVIIe siècle qui sont renouvelés sans cesse, cf. Michel Nassiet, La France au XVIIe siècle. Société, politique, cultures, Paris, 2006, p. 161. 729 Le mécanisme selon lequel des promesses illimitées sont faites par les deux côtés, promesses auxquelles correspondent des actions et des prestations limitées des deux côtés a été expliqué par Barbara Stollberg-Rilinger, qui utilise l’exemple de la relation entre le prince et ses courtisans, cf. Barbara Stollberg-Rilinger, « Zur moralischen Ökonomie des Schenkens bei Hof », op. cit. 275 dangereux de provoquer une telle situation de crise, par exemple une conjuration, seulement pour mettre à l’épreuve la sincérité des amis. Par conséquent, les secrets constituent une autre solution : initier un ami à une affaire dont tout le monde n’est pas au courant, est une preuve de confiance qui entraine à son tour des obligations pour l’ami. Cependant, dans les lettres, les secrets entre amis ne sont visibles qu’indirectement pour l’historien. Dans les lettres, les secrets entre amis sont reconnaissables mais seulement indirectement : les lettres sont un moyen de communication bien trop risqué pour leur confier des informations sensibles ;730 si on tient toutefois à le faire, on le fait alors de manière chiffrée. Ce qui se trouve cependant dans les lettres, ce sont des indices de secrets qui seront communiqués verbalement et personnellement, comme le montre l’exemple cité ci-dessus de la lettre de Condé à Guitaut dans laquelle il est question de l’homme qui n’aime pas le chocolat. Dans l’espace public de la cour et dans les correspondances écrites générales, il reste une troisième solution pour créer de la confiance, à savoir les déclarations de loyauté. Cependant, comme l’a constaté Niklas Luhmann de manière pertinente, ces déclarations sont problématiques à leur tour : car insister trop souvent sur sa propre sincérité vis-à-vis de son interlocuteur peut l’inciter à justement remettre en cause cette sincérité.731 Une personne qui ne cesse d’assurer à son interlocuteur qu’elle ne cherche pas à le duper, lui inspirera à partir d’un certain point l’idée que c’est précisément ceci qui est réellement le cas, et toute déclaration ultérieure insistant sur la sincérité ne fera que renforcer ce point de vue. Dans la société de cour, la loyauté est cependant quelque chose de fondamentalement précaire ; il est donc judicieux de 730 On peut penser par exemple aux complications causées par un billet d’amour qu’un courtisan vient de perdre dans le roman La Princesse de Clèves. Cf. Marie Madeleine Pioche de La Vergne de La Fayette, La Princesse de Clèves, ed. Jean Mesnard, Paris, 1980. Le roman a fait l’objet de bien des œuvres critiques, dont nous citons Michael G. Paulson, Facets of a Princess. Multiple Readings of Madame de La Fayette’s « Princesse de Clèves », New York et al., 1998 (Currents in comparative Romance languages and literatures 58) ; Janet Letts, Legendary Lives in La Princesse de Clèves, Charlottesville, 1998 ; Sung Kim, Les récits dans La Princesse de Clèves. Tentative d’analyse structurale, Saint-Genouph, 1998 ; John Campbell, Questions of Interpretation in « La Princesse de Clèves », Amsterdam, 1996 ; Jean-Michel Delacomptée, La Princesse de Clèves. La mère et le courtisan, Paris, 1990 ; Jean Fabre, L’art de l’analyse dans « La Princesse de Clèves », Strasbourg, 1989 ; Georg Bergner, Gesellschaft und Moral der Klassik im Spiegel der « Princesse de Clèves » von Madame de La Fayette, Sarrebruck, 1988 ; Laurence A. Gregorio, Order in the Court. History and society in La Princesse de Clèves, Saratoga, California, 1986 (Stanford French and Italian studies 47). 731 Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie, Francfort-sur-le-Main, 2ième éd. 1985, p. 207. 276 la clamer haut et fort. Mais le doute reste omniprésent ; un sujet dont la société de cour ne cesse de discuter est le faux ami : comment le reconnaitre, comment deviner ses feintes ? La cour est un milieu où règne une méfiance générale ; en raison des nombreuses intrigues et de la conjoncture instable et changeante de faveur et de défaveur, la prudence est de mise. Le langage de l’amitié est donc tout à fait paradoxal : par leur utilisation fréquente, les déclarations de loyauté s’usent ; mais la loyauté est tellement précaire qu’il est nécessaire de toujours la confirmer. Ceci peut expliquer pourquoi les compliments, dont on sait bien qu’ils sont vides de sens comme l’explique La Bruyère, sont constamment utilisés et réutilisés. Un compliment à lui seul ne suffit pas, car il a perdu de son sens en raison de son utilisation inflationniste ; il est donc nécessaire de ne cesser de complimenter. La dimension sexuée dans le langage de l’amitié La description du langage de l’amitié ne serait pas complète sans que l’on prenne en considération la question de la dimension sexuée. Le résultat le plus surprenant est ici l’absence d’une différence notable. Le même langage de l’amitié est utilisé dans les egodocuments d’acteurs féminins que dans celles des acteurs masculins. La raison est certainement la suivante : la culture et la sociabilité de la cour forment le langage des deux sexes ; la séparation sociale des sexes n’est justement pas une caractéristique de la société de la cour. Dans le monde de la cour moderne il n’existe pas, comparé au XIXe siècle bourgeois, le modèle selon lequel l’homme père de famille travaille et entretient sa famille, tandis que son épouse est femme au foyer. Dans la noblesse, ni les hommes, ni les femmes n’ont un métier dans le sens bourgeois du terme ;732 la sociabilité des courtisans n’est pas séparée en fonction des sexes. Étant donné que les deux sexes font partie d’un même milieu, ils utilisent également le même langage. Il n’y a que la préciosité qui pourrait être caractérisée comme une forme spécifiquement féminine du langage des courtisans ; mais cette classification serait trop simple. Toutes les dames de la cour ne sont pas précieuses et l’usage linguistique de la préciosité ne se limite pas aux femmes ; même dans les « Précieuses ridicules » de Molière figurent des acteurs masculins qui parlent un langage précieux. Il existe cependant des situations de communication entre amis exclusivement masculins au cours desquelles sont employés des registres linguistiques réservés aux hommes : on ne retrouve pas de plaisanteries grossières et désobligeantes dans la communication entre 732 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, op. cit., p. 94. 277 hommes et femmes ; entre femmes – en raison des normes qui obligent les femmes à la chasteté et à la modestie – elles sont pareillement taboues. Des paroles au sens figuré ? – la question de l’ « authenticité » du langage de l’amitié La question de savoir à quel point le langage des relations interpersonnelles doit être pris au sérieux a été longuement discutée. Alors que Roland Mousnier estime que les intentions correspondent globalement aux paroles, Sharon Kettering considère le langage de la fidélité comme un instrument servant à masquer des intérêts matériels. Kristen Neuschel estime que le problème est mal posé : d’après elle, dans la société nobiliaire moderne, on pouvait seulement agir en tant qu’ami, mais on ne pouvait pas être ami ; les remarques correspondantes se rapporteraient donc uniquement à des actions relatives à une situation concrète et non pas à des liaisons à long terme.733 Dans le raisonnement d’Arthur L. Herman, la question de la croyance des nobles en leurs propres affirmations reste accessoire : il s’agirait d’un jeu de langage à l’aide duquel le locuteur légitimerait ses propres actions et inciterait son vis-à-vis à réagir.734 Jay M. Smith rétorque que l’approche du jeu de langage souffre du même problème que les approches préalables, à savoir qu’elle – en accusant les acteurs de ne pas prendre au sérieux leurs propres affirmations et énoncés – transfère les motivations des acteurs dans un domaine au-delà du langage et qu’elle peut par conséquent identifier seulement des motivations qui semblent nécessiter aucune justification supplémentaire, comme par exemple la recherche de pouvoir ou la recherche de statut et de prestige. Il souligne plutôt que les intérêts des personnes concernées existent eux aussi uniquement dans le cadre de la pensée de l’époque et qu’il est par conséquent impossible de séparer le langage des idéaux, normes et valeurs de l’époque.735 Le débat ne peut que difficilement être tranché pour deux raisons. D’une part le problème de la sincérité ou de l’hypocrisie des acteurs soulève inévitablement des questions auxquelles l’arsenal méthodique des historiens ne peut pas répondre – seule une histoire qui utiliserait des outils psychologiques pourrait oser y répondre, à tort ou à raison. La question de savoir si 733 Cf. Kristen B. Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 23: « French warrior society [...] weighed incidental performance over continuing states of being. In a very real sense, then, the possibility of being a client was a behavioral and psychological possibility that postdates sixteenth-century warrior society. » C’est l’auteur qui souligne. 734 Cf. Arthur L. Herman, « The Language of Fidelity in Early Modern France », op. cit. 735 Cf. Jay M. Smith, « No More Language Games », op. cit. 278 les acteurs croyaient ce qu’ils affirmaient soulève la question de savoir ce qui se passait dans la tête des acteurs, et touche ainsi des phénomènes qui vont fondamentalement bien au-delà de ce que les sources peuvent nous apporter comme réponses. D’autre part, les questions énumérées dépassent le « language of fidelity » moderne ; le débat sur ces questions s’est peut-être concentré sur le sujet du langage de la fidélité parce que pour les observateurs actuels, ce registre de langage semble contenir des divergences particulièrement flagrantes – entre le vocabulaire affectif d’une part et la politique de force d’autre part. Mais fondamentalement, il s’agit de la question qui est en fin de compte linguistique et philosophique de l’autonomie du sujet face à son contexte linguistique et donc également culturel. Si on défend un déterminisme linguistique, on aura plutôt tendance à supposer une utilisation sincère du vocabulaire affectif par les acteurs ; si on soutient en revanche le primat du matériel voire même un déterminisme social, alors le langage semble en effet être une superstructure ou un ornement. Nous proposons de défendre une position qui se rapproche certes plutôt du déterminisme linguistique que matériel, qui ne va toutefois pas aussi loin que celui-ci mais qui essaye plutôt de se situer au-delà des déterminismes. Les approches proposées jusqu’à présent ont toujours considéré le langage de la correspondance moderne comme une entité monolithique et leurs affirmations au sujet de son statut sont toujours restées globales. Nous allons plutôt suggérer ici que le langage contient différents éléments qui ont des statuts différents. On peut distinguer trois formes d’éléments. La première catégorie est constituée par des éléments qui sont en effet à prendre au pied de la lettre. Cette catégorie englobe des informations spécifiques transmises dans des lettres comme par exemple des détails militaires, des sommes d’argent dues ou payées, des informations au sujet de fiançailles, de mariages ou de naissances. La dissimulation serait déplacée ici – elle ne sert ni à l’auteur ni au destinataire. Ceci ne signifie pas que le mensonge n’existe pas dans les lettres – mais le simple mensonge qui consiste à raconter des évènements qui n’ont jamais eu lieu ou à falsifier des chiffres n’est pas un trait caractéristique qui se trouverait uniquement dans la communication entre courtisans. Comme dans toute autre société, le mensonge fonctionne seulement si l’interlocuteur ne s’y attend pas. La deuxième catégorie est composée par des éléments de jeu de langage, comme ils sont présentés par Arthur Herman.736 Les hyperboles soulignant l’intensité des sentiments sont des 736 Le concept du jeu de langage provient de la philosophie de Ludwig Wittgenstein; selon ce concept, aucun mot ne possède une signification qui est indépendante de son usage dans le langage. Ce concept a été modifié par la théorie des actes de langage de John L. Austin et a été introduite dans le discours 279 déclarations portant le message « je suis loyal ». Ici, ce qui est exactement dit au niveau littéral est effectivement sans importance tant que le message est transmis. Un tel message peut également être un avertissement, une exhortation ou le rappel de l’existence d’une relation hiérarchique entre les amis. Une lettre de Condé à Guitaut en est un exemple. Condé affirme qu’il est « bien fâché» d’être obligé de faire venir Guitaut alors que la femme de Guitaut est malade ; mais il souligne qu’il a une affaire urgente (« une affaire pressée ») qu’il ne peut régler sans Guitaut.737 Dans la lettre, Condé ne lui ordonne toutefois rien, tout au contraire, il le prie explicitement. Mais on peut supposer que Guitaut avait certainement compris qu’il ne pouvait refuser la demande de son ami puissant. Dans deux autres lettres, Condé devient plus explicite. Le 28 décembre 1656, Condé termine une lettre en soulignant sa fidélité inébranlable et la stabilité de son amitié pour Guitaut tout en l’exhortant à être loyal : « Je ne vous en dirai pas davantage sinon que rien au monde n'est capable de diminuer l'amitié que j'ai pour vous. Vous pouvez être fort en repos là-dessus, mais aussi vous devez en être de même pour moi. »738 À Bruxelles le 23 décembre 1656, Condé avait déjà écrit une lettre à Guitaut dans laquelle il plaisantait tout d’abord sur un ton de conversation léger, mais convoque Guitaut par la suite plus ou moins clairement en le menaçant de rompre leur amitié : « Raillerie à part, revenez bientôt, si vous voulez que je continue à être de vos amis. »739 Les lettres n’indiquent pas si Guitaut a donné suite à cette exhortation ; mais il est évident qu’une telle demande n’est rien d’autre qu’un ordre. Après tout, en 1656, Condé est en exil. Il est donc dans une certaine mesure dépendant des quelques partisans restants qui l’ont suivi. Mais leur dépendance face à lui est bien plus importante : contrairement à lui, ils ne peuvent pas espérer que leur rang social va leur garantir d’être graciés. Qu’ils veuillent faire carrière en exil ou qu’ils veuillent retourner en France, leur destin est dans tous les cas directement lié à celui de Condé. La troisième catégorie est formée par des éléments formalisés où il est d’une importance cruciale de déterminer exactement qui dit quoi à qui, car les mots codifient certaines significations sans qu’elles soient reconnaissables au niveau littéral – un exemple sont ici les formules de politesse à la fin de lettres où l’adjectif « affectionné » codifie une supériorité. des historiens par l’école de Cambridge autour de Quentin Skinner et J. G. A. Pocock, cf. Jay M. Smith, « No More Language Games », op. cit., p. 1421. 737 Archives de Chantilly, O I 166, Condé à Guitaut, sans date, daté par l’archiviste à 1667. 738 Archives de Chantilly, O I 180. 739 Archives de Chantilly, O I 179. 280 La deuxième et la troisième catégorie montrent qu’il est insuffisant de considérer l’utilisation « impropre » des mots dans le langage des courtisans comme étant la dissimulation des relations existantes (tout particulièrement des relations de pouvoir). Ce langage dissimule d’éventuelles différences de pouvoir pour autant qu’elle ne les exprime pas sèchement mais qu’elle les enrobe dans des formules codées ; mais ceci diffère fondamentalement de la négation de l’existence de ces relations de pouvoir. Il existe des lettres dans lesquelles la deuxième et la troisième catégorie d’éléments linguistiques dominent – comme par exemple les lettres de félicitations dans lesquelles, par définition, on ne transmet pas d’informations nouvelles au destinataire. Contrairement aux lettres de félicitations dont la pratique a non seulement survécu jusqu’à aujourd’hui dans la civilisation occidentale, mais s’est généralisée et s’est répandue à tous les niveaux sociaux, un autre genre de lettres n’est plus d’usage aujourd’hui. Ce sont les compliments écrits. Contrairement aux lettres de félicitations ou de condoléances, ils ne sont pas écrits à une occasion particulière ; mais ils ont la même caractéristique de ne pas transmettre d’information spécifique. On remarque que les jeux de langage et les formules codées sont utilisés là où il est question de la relation entre l’auteur et le destinataire. Les informations spécifiques ne sont pas exprimées dans des jeux de langage ou des formules détournées de leur sens littéral – si on ne souhaite pas qu’un tiers puisse les lire, on les chiffre. Contrairement au texte chiffré, le langage codé de la correspondance entre courtisans reste facilement lisible pour d’autres membres de la société de cour ; elle ne sert pas à conserver des secrets mais à respecter les règles de politesse. Probablement elle est encore autre chose, à savoir un moyen de distinction. On peut supposer que la capacité qui consiste d’une part à lire la correspondance et de décoder les messages contenus et d’autre part à la produire soi-même en utilisant les formules correctes et appropriées constitue une distinction au sens de Pierre Bourdieu. Car celui qui écrit ou réagit mal dans la correspondance, ne sera bientôt plus pris au sérieux dans la société de cour. La connaissance des règles de correspondance est donc une des nombreuses capacités qu’on doit maitriser pour pouvoir participer à la sociabilité nobiliaire – de même que la danse, les compliments ou la conversation courtoise. Le fait que ces capacités soient indispensables constitue un obstacle pour toute personne qui souhaite couronner son ascension sociale par l’entrée dans le milieu des courtisans ; une telle personne risque d’échouer parce qu’elle ne maîtrise pas assez toutes ces facultés, comme le démontre Molière de façon exemplaire avec Monsieur Jourdain, le protagoniste du Bourgeois gentilhomme. 281 La question de savoir si un propos doit être interprété dans son sens littéral est à distinguer de la question s’il est utilisé pour manipuler ou non. Le témoignage de sentiments inexistants pour promettre la loyauté est une autre sorte de mensonge que la promesse d’être loyal sans l’être par la suite. Même si l’ensemble de la communication était un jeu de langage, on aurait encore la possibilité de répondre aux attentes que l’on a suscitées ou de ne pas le faire. Comme il a été exposé ci-dessus, la pratique courante d’insister fortement sur la loyauté d’un ami peut indiquer que les contemporains étaient absolument conscients de la divergence entre leur rhétorique politique et la pratique sociale ; le propos cité de La Bruyère sur les « phrases toutes faites » soutient cette hypothèse. Il est possible que l’écart perçu entre paroles et actes se soit creusé au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. L’étiquette de la cour de Versailles définie sous Louis XIV n’a que très peu été modifiée par ses successeurs ; vient s’y rajouter l’isolement des élites présentes à la cour qui à l’époque de Versailles, contrairement au passé, n’accueillent presque plus de nouveaux membres venus de l’extérieur.740 Norbert Elias a associé les nouveaux modèles culturels du XVIIIe et XIXe siècle à l’ascension des milieux sociaux bourgeois qui désapprouvaient les mécanismes de la politique de cour qu’ils ne comprenaient guère ; selon lui, ceci ne vaut cependant que pour l’Allemagne où la bourgeoisie s’est clairement différenciée de la cour alors qu’en France, elle s’est assimilée à la culture de la cour et l’a reconduite.741 La description souvent schématique d’Elias doit certainement être modifiée ; néanmoins, la nostalgie d’une véritable amitié basée sur des émotions qui s’articule pendant les Lumières pourrait néanmoins être interprétée comme une réaction au raidissement perçu d’une rhétorique protocolaire de l’amitié utilisée par des courtisans. Leur comportement était considéré comme moralement corrompu, car les penseurs bourgeois des Lumières ne percevaient pas les codifications subtiles mais plutôt la divergence entre les paroles prononcées et le comportement des nobles. Une différence qui mérite d’être relevée dans le contexte du langage de l’amitié est celle de l’oralité et de l’écriture. La linguistique et les études littéraires ont démontré il y a longtemps que les communications verbale et écrite respectent des règles très différentes ;742 les études 740 Cf. la thèse de Leonhard Horowski, Machtstrukturen und Karrieremechanismen am Hof von Frankreich (1661-1789), Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia 72) (à paraître). 741 Norbert Elias, Der Prozeß der Zivilisation, op. cit., tome 1, p. 151f. 742 La relation entre oralité et scriptualité, tout comme les transitions entre elles sont bien explorés. C’est surtout le mérite du travail du Sonderforschungsbereich (Centre de recherche collaborative) n° 321 « Übergänge und Spannungsfelder zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit » (transitions et 282 historiques se sont également penchées sur cette question.743 Cette différence influence autant la structure des phrases que la stylistique et la structure globale des textes. On peut facilement la représenter à l’aide des formules de politesse évoquées : tant en allemand qu’en français, il est aujourd’hui impossible de se servir dans une discussion de ces formules dont l’utilisation dans les lettres est pourtant perçue comme une question de bon style. Appeler en allemand une personne « sehr geehrter Herr » serait tout aussi bizarre que d’assurer à une personne au cours d’une discussion en français que l’on ressent des « sentiments distingués » pour elle. Il se trouve que la structure de la communication orale est naturellement plus difficile à cerner pour l’historien qui s’occupe des époques pré-contemporaines que celle de la communication écrite – contrairement à l’historien spécialiste du XXe siècle, il ne dispose pas de sources audiovisuelles qui enregistrent directement la communication orale. Pour l’époque moderne, toute transmission de communication orale s’effectue par le biais du texte, et le récit d’une tensions entre oralité et scriptualité), qui était situé à l’université de Fribourg-en-Brisgau. Il a engendré un nombre très élevé de publications ; nous devons ainsi nous limiter ici à un choix, même parmi les œuvres qui ont trait à l’histoire moderne : Wolfgang Raible, ed., Zwischen Festtag und Alltag. Zehn Beiträge zum Thema ‚Mündlichkeit und Schriftlichkeit‘, Tübingen, 1988 (ScriptOralia 6) ; Wolfgang Raible, ed., Erscheinungsformen kultureller Prozesse. Jahrbuch 1988 des Sonderforschungsbereichs „Übergänge und Spannungsfelder zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit“, Tübingen, 1990 (ScriptOralia 13) ; Willi Erzgräber/Hans-Martin Gauger, eds., Stilfragen, Tübingen, 1992 (ScriptOralia 38) ; Paul Goetsch, ed., Lesen und Schreiben im 17. und 18 Jahrhundert. Studien zu ihrer Bewertung in Deutschland, England, Frankreich, Tübingen, 1994 (ScriptOralia 65) ; Werner Röcke/Ursula Schaefer, eds., Mündlichkeit – Schriftlichkeit – Weltbildwandel. Literarische Kommunikation und Deutungsschemata von Wirklichkeit in der Literatur des Mittelalters und der frühen Neuzeit, Tübingen, 1996 (ScriptOralia 71) ; Wolfgang Raible, ed., Kulturelle Perspektiven auf Schrift und Schreibprozesse. Elf Aufsätze zum Thema Mündlichkeit und Schriftlichkeit, Tübingen, 1995 (ScriptOralia 72) ; Gabriele Kalmbach, Der Dialog im Spannungsfeld von Schriftlichkeit und Mündlichkeit, Tübingen, 1996 (Communicatio 11) ; Bettina Rommel, Rabelais zwischen Mündlichkeit und Schriftlichkeit. Gargantua: Literatur als Lebensführung, Tübingen, 1997 (Mimesis 24). Nous renvoyons, de façon plus générale, aux tomes de la sérié « ScriptOralia », série qui est éditée par Paul Goetsch, Wolfgang Raible et Hans-Robert Roemer. 743 Ainsi par exemple pour le domaine de l’histoire ancienne Hans-Joachim Gehrke, « Verschriftung und Verschriftlichung im sozialen und politischen Kontext: das archaische und klassische Griechenland », in Christine Ehler/Ursula Schaefer, eds., Verschriftung und Verschriftlichung. Aspekte des Medienwechsels in verschiedenen Kulturen und Epochen, Tübingen, 1998 (ScriptOralia 94), p. 4056. 283 discussion ou d’une conversation est ainsi immédiatement « contaminé » par les formes de l’écriture. Nous pouvons toutefois supposer que tout particulièrement les courtisans étaient également conscients de la divergence entre ces deux formes de communication. Les manuels épistolaires évoqués démontrent que les conventions de nature linguistique à employer dans les lettres étaient des éléments que les contemporains, eux aussi, devaient soit apprendre systématiquement par cœur à l’aide de ces manuels, soit s’approprier par l’étude de nombreuses lettres types – pour cette raison, les traités rajoutent toujours une sélection de lettres types pour illustrer la partie théorique, et ils sont parfois même uniquement composés d’une telle sélection. Dans le débat sur la sincérité ou l’hypocrisie du langage des lettres, il faut donc noter qu’il s’agit d’une communication écrite et que les contemporains savent que certaines conventions sont à respecter dans ce cas. Pour reprendre les termes de Walter Bagehot, les parties protocolaires d’une lettre, sans lesquelles le message contenu ne peut pas être transmis sans paraitre trop rude, peuvent être interprétées comme les « dignified parts » de la communication, indispensables aux « efficient parts ».744 Comme il a été démontré, ce raisonnement ne doit cependant pas aboutir à l’interprétation erronée que les « dignified parts » n’aient pas de signification leur étant propre. Comment en arrive-t-on au langage codé de la cour? Pour illustrer ce phénomène, on peut se servir d’analogies du présent. Concernant le langage des lettres à l’époque moderne, Wolfgang Reinhard a en passant fait référence à l’exemple des certificats de travail allemands actuels.745 Cet exemple peut être développé : dans les attestations de travail ou de services, la convention incitant à littéralement ne rien écrire de négatif au sujet du candidat implique l’apparition de formulations codées qui, sous des formulations apparemment positives, cachent des critiques telles qu’un manque de ponctualité ou de fiabilité que comprennent seules les personnes capables de décoder le langage. Le même phénomène apparait dans les bulletins de l’école primaire au Bade-Wurtemberg : la suppression des notes pour les deux premières années scolaires et leur remplacement par des comptes-rendus personnalisés a impliqué la création immédiate d’une série de formules standard correspondant aux notes supprimées – les personnes connaissant les formules peuvent reconnaitre les notes dissimulées dans les comptes-rendus. 744 Cf. Walter Bagehot, The English Constitution, ed. R. H. S. Crossman, Glasgow, 1963 [1ère éd. 1867], p. 62-65. 745 Wolfgang Reinhard, « Amici e creature », op. cit., p. 322. 284 Les facteurs qui impliquent une codification du langage dans la société de cour sont la politesse et le code d’honneur nobiliaire. La politesse interdit d’aborder directement les différences de niveau de pouvoir car ce serait trop rude. Mais ce sont justement les formulations codées telles que les formules de politesse au début et à la fin des lettres qui indiquent l’existence d’une différence de niveau de pouvoir – il suffit simplement de pouvoir les déchiffrer. Le code de l’honneur nobiliaire, quant à lui, interdit par exemple d’insister fortement sur des affaires économiques : réclamer le remboursement d’un crédit à une date déterminée serait très peu élégant et ne serait pas aristocratique. Dans ce cas, il est plutôt recommandé de mentionner en passant l’argent prêté et d’espérer que le débiteur en sera appelé à son honneur et remboursera l’argent sans demande explicite. Si l’on considère le langage de l’amitié dans son ensemble, la description des pratiques linguistiques et des stratégies de communication de l’amitié montre déjà clairement qu’il existe de nombreuses manières de se comporter en ami et d’exprimer ainsi visiblement qu’on se considère comme l’ami de son interlocuteur. Ceci ne signifie bien évidemment pas qu’on est seulement ami au moment de l’action, comme l’affirme la thèse de Kristen Neuschel citée ci-dessus ; mais bel et bien que sans l’existence de ces actions, l’amitié resterait invisible tant pour l’ami que pour des tiers. Ceci laisse supposer qu’en plus des pratiques verbales, il existe toute une série de comportements non verbaux pouvant exprimer une amitié. Le prochain chapitre leur est consacré. L’évolution du langage de l’amitié Concernant l’évolution du langage de l’amitié, il faut tout d’abord constater qu’on ne peut relever aucun changement significatif dans le laps de temps analysé ici. Au cours de la durée de vie d’un individu, le langage ne change pas fondamentalement ; ses changements font plutôt partie de la longue durée – comme ceux des us, coutumes et traditions. Si on cherchait à directement déceler les changements du langage de l’amitié dans les ego-documents respectifs, il faudrait lancer une étude sur plusieurs générations, de préférence sur plusieurs siècles. Un tel procédé outrepasserait le cadre de la présente étude, de même qu’il détruirait la cohérence de l’étude de cas : en élargissant la période de recherche bien au-delà de la durée de vie d’individus et de générations individuelles, il faudrait prendre en compte un ensemble de conditions qui ne cessent de changer – ceci rendrait difficile la tâche de décrire des formations spécifiques de l’amitié sous un aspect synchronique et de façon cohérente. Ceci n’exclut toutefois pas une autre approche, à savoir celle qui consiste à combiner et à comparer les 285 résultats obtenus ici avec ceux d’autres études de cas situées avant et après la période que nous analysons et avec des œuvres de synthèse qui insistent sur le changement diachronique. Une tendance que l’on peut observer et dans laquelle s’inscrivent nos résultats est la différenciation progressive du vocabulaire des relations interpersonnelles. Ce constat est bien sûr risqué, étant donné qu’il peut être interprété comme une prise de position pour un modèle simplifiant de modernisation, dans lequel les catégories peu distinctes des « primitifs » se différencient progressivement pour aboutir aux catégories très nettes de la civilisation de la modernité. Ce n’est pas la signification de notre constat : les systèmes catégoriels des relations sociales ne sont pas liés au niveau de développement technique d’une société ; souvent ils sont structurés de manière particulièrement compliquée dans les sociétés qui ne disposent justement pas de technologies très sophistiquées. Le changement de ce genre de catégories doit donc être interprété comme un changement contingent, tout comme le changement du langage lui-même, changement dans lequel – d’un point de vue linguistique – il n’existe pas non plus ni une amélioration ni une dégradation du langage mais seulement un changement linguistique qui est un renouvellement constant des moyens d’expression.746 Alors qu’au Moyen Âge l’amitié fait encore partie d’un champ dans lequel les relations familiales, amoureuses, les alliances et même les relations de domination peuvent être décrites avec les mêmes termes,747 le champ commence à se différencier à l’époque moderne. Tous les chercheurs qui se sont penchés sur la question confirment qu’il est nécessaire à ce sujet de faire la différence entre la langue allemande et française (de même que l’anglais, l’italien et le latin subissent des changements leur étant propres) ;748 toutefois, pour l’instant il n’existe 746 Cela ne veut pas dire, bien sûr, que l’on ne puisse pas constater qu’une époque ou société a produit des œuvres littéraires plus belles ou plus importantes qu’une autre. Cependant, même si l’on fait abstraction du fait qu’un tel jugement est nécessairement subjectif, la comparaison est seulement judicieuse si l’on compare des poètes, mais pas des langues ou des époques d’une même langue. Dans une perspective linguistique, il n’est par exemple pas justifié de parler d’une décadence du latin à partir de l’Antiquité tardive, une perspective dans laquelle le latin classique serait « pur » et les formes plus tardives seraient « corrompues ». 747 Klaus van Eickels, « Freundschaft im (spät)mittelalterlichen Europa », op. cit., p. 24, explique qu’au Moyen Âge, un seul et même champ sémantique englobe l’amitié, l’amour, la parenté, le mariage et la relation entre suzerain et vassal. 748 Une analyse de la rhétorique de l‘amitié dans la Scandinavie moderne a récemment été entreprise par Ulla Koskinen, « Friends and Brothers. Rhetoric of friendship as a medium of power in late-16thcentury Sweden and Finland », Scandinavian Journal of History, 30, 2005, p. 238-248. Cf. aussi idem, « ‘Benevolent Lord’ and ‘Willing Servant’. Argumentation with Social Ideals in Late-Sixteenth- 286 aucune étude comparative qui analyserait comment évoluent les significations des termes décrivant les relations sociales, ou même uniquement les significations de ceux décrivant l’amitié, dans les langues dominantes d’Europe centrale et occidentale. On peut toutefois constater qu’en français contrairement à l’allemand, il existe depuis toujours une série d’expressions décrivant des relations familiales, alors qu’en allemand la terminologie de la « Verwandtschaft » comme catégorie distincte de l’amitié n’existe pas encore au Moyen Âge.749 L’époque moderne creuse alors également l’écart entre la sémantique de l’amitié et celle de l’amour ; on pourrait formuler l’hypothèse audacieuse que cela est dû à une influence humaniste. Le fait de s’être davantage penché sur des textes païens pourrait avoir conduit à ce qu’on accentue à nouveau la dichotomie amor/amicitia respectivement la dichotomie eros/philia, alors que dans la pensée chrétienne de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge, la caritas, la charité était considérée comme une catégorie plus générale, dont les affections fraternelle, conjugale, amicale ou charitable n’étaient que différentes expressions. La différenciation entre « hospitality » et « charity » en Angleterre au XVIe siècle, relevée par Felicitiy Heal, va dans ce sens. L’idée de la charité aurait ainsi été progressivement limitée à l’assistance de personnes dans le besoin et le rétrécissement de cette catégorie aurait conduit à l’émergence de nouvelles catégories. Le processus dans lequel deux catégories qui sont essentielles pour la société contemporaine se sont séparées du champ de l’amitié se situe manifestement après l’époque moderne : il s’agit de celles des connaissances et des collègues. Même si cette différence est tout d’abord une différence située au niveau de la sémantique, elle indique probablement aussi des différences entre la structure sociale des formations qui font et de celles qui ne font pas cette distinction sémantique. Les sociétés industrielles actuelles sont depuis longtemps majoritairement urbaines ; la majorité des personnes vivent au quotidien dans un univers dans lequel l’individu est confronté à un nombre plus élevé de personnes comparé au nombre de relations sociales qu’il est réellement capable d’entretenir. Il n’est donc pas étonnant qu’apparaisse un modèle de catégories dans lequel les relations interpersonnelles se groupent Century Letters », in Petri Karonen, ed., Hopes and Fears for the Future in Early Modern Sweden, 1500-1800, Helsinki, 2009 (Studia Historica 79), p. 55-76 ; Marko Hakanen/Ulla Koskinen, « From ‘friends’ to ‘patrons’. Transformations in the social power structure as reflected in the rhetoric of personal letters in sixteenth- and seventeenth-century Sweden », Journal of Historical Pragmatics, 10, 2009, p. 1-22. 749 Cette différence entre les deux langues est soulignée par Klaus Oschema, « Einführung », in idem, ed., Freundschaft oder ‘amitié’?, op. cit., p. 7-21, ici p. 13f. 287 dans des cercles concentriques, classées en fonction de leur intensité : on aime son partenaire et ses proches parents, on est amis avec certaines personnes, et le cercle plus vaste des connaissances s’étend autour de ce noyau. La société de cour est en revanche petite, elle n’est pas une société de masse ; certes, elle regroupe également un nombre considérable de personnes mais beaucoup d’entre elles n’ont qu’une fonction de serviteur (cuisiniers, artisans, laquais) et ne sont donc pas des membres à part entière de la société de cour. Ceux qui en font réellement « partie » sont peu nombreux et se connaissent tous entre eux. La question est donc de définir la nature des relations entre les personnes, et non pas la question de savoir si elles se connaissent ou non. De même, le terme de collègue est largement absent du langage des courtisans. Les nobles n’exercent pas d’activité professionnelle dans le sens stricte du terme.750 Bien évidemment, les relations entre collègues existent tout de même au niveau de la structure sociale, à savoir dans l’armée et dans des institutions telles que les parlements, sachant que ceci concerne avant tout la noblesse de robe. Mais pourquoi n’existe t-il aucune sémantique des relations entre collègues ? La raison est certainement l’inexistence d’une séparation entre sphère professionnelle et privée ; une fois de plus apparaît donc le problème du public et du privé. De bonnes relations avec leurs collègues sont conceptualisées par les nobles qui occupent un poste d’officier dans le même escadron comme des relations amicales et non pas comme une catégorie distincte – ce qui ne ferait en effet aucun sens, car l’amitié n’est pas interprétée comme un phénomène de la vie privée. L’amitié noble à la cour est une amitié fondamentalement politique ; c’est pourquoi il n’est pas question d’ « alliances » politiques ou fonctionnelles, ce qui en français serait encore compliqué par la signification du mot « alliés » qui désigné des parents par alliance. Mais l’idée de former une alliance fonctionnelle sans être ami avec ses « alliés » (un terme qui, même dans notre langage actuel, est rarement utilisé pour se désigner soi-même) paraît étrange à l’époque moderne. Klaus Oschema a démontré que l’idée qu’un conflit entre deux parties n’est pas forcément un conflit entre justice et injustice n’apparaît que peu à peu, et qu’il devient par conséquent possible d’interpréter la neutralité autrement que comme une indifférence à l’égard de la distinction entre le bien et le mal.751 Dans les relations privées, ceci signifie qu’une alliance entre deux personnes continue encore longtemps de se servir de la sémantique de l’amitié. La question de la différenciation de « simples » alliances et de « véritables » amitiés est donc mal posée, dans la sémantique de l’époque prise en considération ici, la différence n’existe pas. 750 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, op. cit., p. 94. 751 Cf. Klaus Oschema, « Auf dem Weg zur Neutralität », op. cit. 288 Un deuxième développement essentiel est l’introduction d’un langage de l’intimité dans la pratique de l’amitié. Ici le Moyen Âge et l’époque moderne se détachent de la Sattelzeit et de l’époque contemporaine suivante. L’idée d’un langage de l’intimité comme signe distinctif de l’amitié spécifiquement contemporaine semble tout d’abord inopinée, car c’est justement l’époque moderne qui recouvre toutes les relations sociales d’un vocabulaire émotionnel qui apparaît tout à fait exagéré à un observateur du XXIe siècle. Et c’est exactement là le point essentiel : il ne s’agit non pas de certaines relations sociales bien déterminées, mais de toutes les relations. La conception de relations purement professionnelles et fonctionnelles (comme celle avec les collègues évoquée ci-dessus) dans lesquelles les individus ne sont impliqués que par certains aspects de leur personne,752 alors que d’autres aspects, tout particulièrement les sentiments, restent exclus, est une conception inconnue à l’époque moderne. Ce n’est que l’époque contemporaine qui – encore une fois avec la séparation discursive des domaines professionnel-public et privé – introduit l’idée que les relations professionnelles et les relations amicales privées constituent deux genres différents de relations. Que, dans la pratique sociale actuelle, on entretienne souvent les deux sortes de relations avec les mêmes personnes, que souvent les collègues soient donc également des amis ne change rien à cette séparation catégorielle : car dans le système de catégories actuel, un collègue n’est pas d’emblée et en tant que tel déjà un ami. En revanche, à partir du moment où l’idée de relations non-émotionnelles est introduite dans le système catégoriel des relations sociales, un renforcement émotionnel intentionnel des relations qui doivent continuer à rester sentimentales devient possible. En étant désormais limité à un champ d’application plus restreint, le vocabulaire émotionnel obtient une signification plus importante et plus intensive qu’auparavant. Ainsi se forme pendant les Lumières et plus tard pendant le Romantisme (et dans ce cas dans sa forme la plus extrême et exaltée en Allemagne),753 l’idée d’une amitié qui repose non plus prioritairement sur la loyauté dans des situations de conflits, mais sur la familiarité, l’intensité des sentiments et les 752 Cf. Georg Simmel, Soziologie. Untersuchungen über die Formen der Vergesellschaftung, op. cit., p. 387. Pour la contribution de Simmel à un sociologie de l’amitié cf. Andreas Schinkel, Freundschaft, op. cit., p. 32-41. 753 La différence des évolutions française et allemande pendant les Lumières et le Romantisme est analysé dans Norbert Elias, Über den Prozeß der Zivilisation, op. cit., tome 1, p. 89-153. Selon Elias, les élites intellectuelles en Allemagne vivaient loin des cours, dans des villes universitaires de taille moyenne, et développaient ainsi une profonde méfiance contre les courtisans nobles ; de surcroît, ils percevaient la culture de ces mêmes courtisans nobles comme française et donc étrangère. 289 révélations respectives de son état d’âme. Or ces éléments définissent d’ores et déjà la notion d’intimité. Niklas Luhmann a relevé que l’idée de l’amour subit une transformation similaire : l’amour est considéré au XVIIe siècle comme une passion sauvage qui par définition ne pouvait pas être de longue durée et qui par conséquent aurait constitué une base absurde pour fonder un mariage ; le Romantisme transforme fondamentalement ce concept. L’amour est maintenant considéré comme un sentiment durable dont l’authenticité se manifeste précisément par sa constance.754 La distance historique entre le XIXe et le XXIe siècle ne doit pas induire en erreur et pousser à croire que les conceptions romantiques de l’amitié et de l’amour ne sont plus les nôtres aujourd’hui : les adaptations littéraires et cinématographiques du thème de l’amitié se réfèrent encore aujourd’hui au modèle des âmes-sœurs. Et la représentation de l’amour dans les films hollywoodiens se termine de toute façon de manière stéréotypée par le happy-end, c’est à dire le mariage montré, annoncé ou du moins en perspective du héros avec l’héroïne. Évidemment, ces différentes sémantiques de l’amour et de l’amitié ne sont pas seulement des changements purement discursifs ; au niveau de la structure de la société sont apparues des modifications qui leur correspondent. Dans le cas des concepts de l’amour modifiés, il s’agit de la transition parallèle du modèle dominant du mariage arrangé vers celui du mariage par amour – il sera cependant très difficile de décider laquelle entre les deux évolutions est la cause et laquelle est la conséquence ; la réponse la plus probable est certainement le développement parallèle et un renforcement mutuel des deux tendances. Dans le cas de l’amitié, les séparations de plus en plus courantes entre vie professionnelle et sphère privée 754 Niklas Luhmann, Liebe als Passion, op. cit., p. 126, postule que ce changement de la vision de l’amour est lié à un changement de la manière de voir le caractère humain. Selon lui, l’époque moderne considère le caractère de l’homme comme une donnée fixe ; ainsi, les différences entre les individus et entre les sexes rendent impossible un amour durable. Avec les Lumières, naît l’idée d’une évolution du caractère. Maintenant, il devient envisageable que deux personnes peuvent s’aimer toute une vie, parce qu’ils évoluent ensemble – ce qui rend pensable l’idée que l’amour pourrait être un fondement du mariage : « Weil Personen nicht geändert werden können, ist die Liebe unbeständig. Die Konstanz der Personen produziert die Inkonstanz ihrer Liebe – gegeben die Verschiedenheit der Geschlechter und der Charaktere. […] Dies ändert sich erst im Laufe des 18. Jahrhunderts. Die Personen werden als änderbar, als entwicklungsfähig, als perfektibel begriffen, und die Liebe dadurch als bestandsfähig, ja schließlich sogar als mögliche Ehegrundlage. » Il convient de noter que la vision de Luhmann trouve un appui dans les comédies de Molière : les vices humains – l’avarice, l’hypochondrie, la vanité – y sont ridiculisés, mais ils ne sont jamais guéris. 290 ont sûrement renforcé l’idée qu’elle fasse partie de la sphère privée. Dans la société de cour, il serait absurde de rencontrer ses amis après le travail du seul fait qu’il n’existe pas d’heure fixe pour arrêter le travail ; l’idée que la journée, la semaine, l’année se divisent en périodes où il faut remplir son rôle social et en périodes où il est permis de s’en éloigner, n’apparaît pas dans le discours du monde de la cour car le milieu de vie des courtisans ne connaît pas cette division. Ceci empêche l’apparition de l’idée de pouvoir entretenir des relations proches dans les deux sphères avec des cercles de personnes différents. Dans la société de cour, il est impossible d’entretenir une relation étroite purement fonctionnelle avec un individu tout en gardant ses distances envers lui en tant que personne et personnalité. En revanche, l’organisation bourgeoise du monde du travail permet théoriquement d’avoir deux cercles d’amis et de collègues parfaitement distincts – même si pour beaucoup de personnes ces cercles se chevauchent empiriquement. L’amitié est donc caractérisée par un vocabulaire qui s’utilise entre les amis, et par des manières spécifiques d’utiliser ce vocabulaire et de parler aux amis. L’amitié s’inscrit dans des champs sémantiques, comme celui de l’affection ; elle fait appel au vocabulaire d’autres relations sociales, comme la parenté, vocabulaire qu’elle utilise pour exprimer de façon métaphorique la force des relations ; elle développe une rhétorique, dans laquelle on trouve et un discours formel et réglementé et des formules qui se distinguent nettement des formules prescrites par les manuels épistolaires. Nous avons déjà rencontré des pratiques, car un le vocabulaire de l’amitié doit être étudié dans le contexte de son utilisation. Mais les pratiques ne se limitent pas aux pratiques du langage. C’est donc le vaste champ des pratiques de l’amitié qui va nous occuper dans le prochain chapitre. 291 II.4. Pratiques de l’amitié Les différences entre les discours d‘amitié des XVIIe et XXIe siècles sont, certes, considérables ; mais ces discours ont en commun l’idée que l’amitié est une relation acquise. Contrairement à une relation prescrite, l’amitié a ainsi besoin de l’interaction des amis. Une amitié qui n’est pas actualisée risque de tomber dans l’oubli, de s’effacer. Pour cette raison, les pratiques de l’amitié sont particulièrement importantes. L’analyse des pratiques de l’amitié permet d’éviter le danger d’analyser l’amitié sur le niveau discursif exclusivement. En incluant les pratiques de l’amitié, on n’analyse pas seulement le champ de la parole, mais aussi celui de l’action. On évite ainsi une pure histoire intellectuelle des phénomènes examinés ici. Une telle approche courrait le risque de prendre pour argent courant des énoncés sur l’amitié qui ne sont pas des descriptions, mais des prescriptions normatives. La description des pratiques se trouve surtout dans les sources narratives ; dans les lettres, les pratiques sont rarement mentionnées. Ceci n’est pas étonnant ; la connaissance des mœurs et manières de l’amitié va de soi pour l’expéditeur tout comme pour le destinataire. Elles font donc partie du contexte des lettres ; c’est ainsi que normalement, elles ne figurent pas dans le contenu des lettres. Les sources narratives, par contre, ne s’adressent pas à l’ami ; de plus, les auteurs décrivent quelquefois les amitiés des autres, et pas seulement leurs propres amitiés. Il est clair que l’analyse des pratiques n’est pas un moyen qui permettrait de juger si deux nobles étaient « vraiment » des amis. En contrepartie, il faut se demander dans quelle mesure l’« authenticité » d’une amitié fait partie de la réalité sociale, ou si elle n’est pas elle-même une représentation normative et qu’elle relève ainsi du domaine discursif. Les pratiques, elles, relèvent en tout cas du domaine de l’action. En revanche, on a besoin des représentations pour donner une interprétation adéquate des pratiques. Rituels, gestes, symboles Dans le cas de cette étude, nous distinguons les rituels des gestes. En référence à Werner Paravicini755 et Barbara Stollberg-Rilinger,756 nous employons ici une définition étroite du 755 Werner Paravicini, « Zeremoniell und Raum », in idem, ed., Zeremoniell und Raum. 4. Symposium der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften in Göttingen, 25.-27. September 1994, Sigmaringen, 1997, p. 11-36, ici p. 14. 292 rituel. Une séquence stéréotypée d’actions qui change le statut d’une relation sera nommée rituel.757 Seront aussi inclus dans la catégorie des actions les actes de langage dits « performatifs »,758 c’est-à-dire les paroles qui expriment un tel changement, par exemple quand on déclare à quelqu’un qu’on sera désormais son ami ou bien que l’on se sépare d’amitié avec lui. Sera distingué du champ des rituels le champ des gestes de l’amitié, donc des signes qui expriment l’amitié sans en changer le statut ; la notion de geste est donc employée ici dans un sens plus vaste que celui de « geste corporel ».759 Elle peut donc englober aussi des activités qui impliquent le corps plutôt indirectement, comme c’est le cas du jeu de hasard. Cependant, les gestes qui sont en premier lieu des actes de langage sont décrits dans le chapitre qui traite du langage de l’amitié ; cela concerne des pratiques orales comme les compliments tout comme des pratiques écrites comme la correspondance. Tous les objets qui expriment l’amitié seront appelés symboles de l’amitié.760 Par conséquent, le geste de l’amitié est une action qui exprime l’amitié, tandis que le symbole de l’amitié est un objet qui exprime l’amitié. Aucun des deux ne sera appelé « signe » de l’amitié ; ce terme plus général englobe les actes linguistiques et non linguistiques ainsi que les objets. Les objets seront traités ici ensemble avec les pratiques, car ils sont liés à celles-ci : par exemple, l’acte de faire des cadeaux est un geste, le cadeau lui-même un symbole. 756 Barbara Stollberg-Rilinger, « Zeremoniell, Ritual, Symbol. Neuere Forschungen zu symbolischer Kommunikation in Spätmittelalter und Früher Neuzeit », Zeitschrift für historische Forschung, 27, 2000, p. 389-405, ici p. 397; cf. aussi idem, « Symbolische Kommunikation in der Vormoderne. Begriffe - Forschungsperspektiven - Thesen », Zeitschrift für Historische Forschung, 31, 2004, p. 489527. 757 Karl Leyser, « Ritual, Zeremonie und Gestik: das ottonische Reich », Frühmittelalterliche Studien, 27, 1993, p. 1-26, ici p. 2f. – Chez Leyser tout comme chez Paravicini, une opposition est établie entre le rituel d’une part et le cérémonial ou la cérémonie d’autre part. Cette dernière montre, mais elle ne transforme pas. Mais comme l’amitié est une relation qui n’est pas codifiée de façon juridique, la notion du cérémonial nous paraît inadaptée pour la décrire, parce que « cérémonial » a une connotation qui renvoie a une situation officielle. 758 Cf. à ce sujet et plus généralement pour la théorie des actes de langage John L. Austin, How to do things with words, op. cit., et John Searle, Speech acts, op. cit. 759 La notion de geste est donc ici utilisée dans un sens plus large que chez Werner Paravicini, « Zeremoniell und Raum », op. cit., p. 13. Là, un accent plus fort est mis sur la dimension corporelle du geste ; les gestes correspondent à « des tenues, mouvements et activités corporels ». 760 A cet égard aussi, nous nous écartons de la définition de Paravicini, qui inclut aussi des actions dans le domaine des symboles; Werner Paravicini, « Zeremoniell und Raum », op. cit., p. 15. 293 Les services d’amis seront exclus ici, bien qu’ils soient des pratiques ; à cause de leur diversité et de leur relation complexe avec les représentations et avec l’échange de dons, un chapitre à part leur sera dédié. Les rituels de l’amitié Dans la recherche historique, le rituel est un sujet relativement nouveau. Il ne fait pas partie des sujets canoniques de l’histoire politique classique du XIXe et du premier XXe siècle, car à première vue, il est très éloigné des actions gouvernementales. En ce qui regarde les grands courants historiographiques du XXe siècle, le rituel échappe à l’approche quantitative de l’école des Annales (car des facteurs quantifiables comme la durée ou la fréquence d’un rituel ne peuvent donner des informations sûres ni sur la signification du rituel ni sur son importance au sein de la civilisation étudiée), et il échappe aussi à l’approche de l’école allemande de Bielefeld, qui a pratiqué une histoire sociale centrée sur des structures macroscopiques de la société et qui, nécessairement, a négligé en revanche des phénomènes qui relèvent de l’interaction entre individus. Pour la recherche historique, ce sont donc des impulsions venues d’autres disciplines qui l’ont portée à s’occuper du rituel. La théologie et la science des religions avaient depuis longtemps examiné des rituels ; depuis le XVIIIe siècle, les études liturgiques commencent à se développer, pour devenir une sous-discipline de la théologie.761 Naturellement, ces études se sont occupées de la liturgie, c’est-à-dire du rituel sacré, non pas du rituel profane. Pour la réflexion des historiens sur le rituel, c’est surtout l’anthropologie ou l’ethnologie qui a exercé une grande influence. Longtemps, on pourrait avoir l’impression que les rituels seraient caractéristiques des sociétés dites primitives et qu’ils finiraient par s’effacer dans un processus de rationalisation et de modernisation de la société ; la description systématique du rituel, comme elle a été entreprise par exemple par Victor Turner,762 a cependant mis à la disposition des chercheurs des instruments analytiques qui ont permis de découvrir des rituels aussi dans des sociétés dites modernes ou complexes. A part la critique des théories linéaires de modernisation, c’est le scepticisme envers une 761 Albert Gerhards/Benedikt Kranemann, Einführung in die Liturgiewissenschaft, Darmstadt, 2006, p. 25. – Concernant la naissance et le développement des études liturgiques cf. Franz Kohlschein/Peter Wünsche, eds., Liturgiewissenschaft. Studien zur Wissenschaftsgeschichte, Münster, 1996. 762 Victor Witter Turner, The Ritual Process. Structure and Anti-Structure, Londres, 1969, traduit en allemand comme idem, Das Ritual. Struktur und Anti-Struktur, Francfort-sur-le-Main, nouvelle édition 2005. 294 histoire centrée uniquement sur le niveau du texte qui a favorisé l’analyse des rituels en histoire.763 Dans l’historiographie allemande, c’est l’école de Munster qui est le groupe le plus influent dans le domaine des études rituelles ; les fondateurs de ce groupe, le médiéviste Gerd Althoff764 et la moderniste Barbara Stollberg-Rilinger,765 ont particulièrement mis l’accent sur l’analyse des rituels politiques. On manque encore d’études historiques sur les rituels de l’amitié. Dans les disciplines voisines aussi, le sujet a été peu travaillé ; le seul volume collectif qui s’occupe des rituels de l’amitié se concentre sur la période à l’entour de 1800,766 la plupart des contributions provient des lettres et traite de sujets dans le milieu du classicisme de Weimar. Pour la société aristocratique française du XVIIe siècle dont nous traitons ici, les rituels jouent manifestement un grand rôle : si on examine les situations dans lesquelles l’amitié change son statut, on s’aperçoit que ces situations sont souvent – mais pas toujours – accompagnées de pratiques qui réapparaissent sans cesse dans les sources et qui sont relativement indépendantes des personnes qui les mettent en œuvre. Cela porte à supposer que l’on a affaire à des pratiques ritualisées, à des rites de passage.767 En référence à Klaus Oschema,768 nous ne concevons pas le rituel comme une pratique qui s’adresse en premier lieu à des spectateurs. Au contraire, les rituels de l’amitié s’adressent d’abord aux participants eux-mêmes ; mettre en œuvre un rituel de l’amitié, c’est se désigner comme ami de l’autre et reconnaître l’autre comme ami. 763 Hanns Peter Neuheuser, « Profane Rituale und Ritualität. Tendenzen der fächerübergreifenden Forschung und der kulturhistorischen Ansätze in den Einzeldisziplinen », Archiv für Kulturgeschichte, 87, 2005, p. 427-455, ici p. 428. 764 Cf. Gerd Althoff, Die Macht der Rituale. Symbolik und Herrschaft im Mittelalter, Darmstadt, 2003; idem/Barbara Stollberg-Rilinger, « Rituale der Macht in Mittelalter und Früher Neuzeit », in: Axel Michaelis, ed., Die neue Kraft der Rituale. Sammelband der Vorträge des Studium Generale der Ruprecht-Karls-Universität Heidelberg im Wintersemester 2005/2006, Heidelberg 2007, p. 141-178. 765 Cf. Barbara Stollberg-Rilinger, « Zeremoniell, Ritual, Symbol. Neue Forschungen zur symbolischen Kommunikation in Spätmittelalter und Früher Neuzeit », op. cit. 766 Klaus Manger/Ute Pott, eds., Rituale der Freundschaft, op. cit. 767 Le texte initial du concepte des rites de passage est : Arnold van Gennep, Les rites de passage. Etude systématique des rites de la porte et du seuil, de l‘hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et de l’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation, de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funérailles, des saisons, etc, Paris, 1909. 768 Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe, op. cit., p. 19. 295 Les rituels de commencement de l’amitié Les nobles de l’époque moderne choisissent leurs amis avec circonspection. C’est Gourville, le secrétaire du Grand Condé, qui exprime cela de façon explicite ; quand il arrive à Bruxelles, il attend avant de conclure des amitiés : « Cependant, je me proposai d'être un temps sans faire de liaison particulière, jusqu'à ce que j'eusse bien connu les personnes avec qui je voudrais me lier d'amitié, pour, dans la suite, n'être pas obligé d'en changer. »769 En conséquence, les nobles nous disent souvent d’où ils connaissent un ami et décrivent même quelquefois la situation concrète dans laquelle ils ont conclu cette amitié. Il est vrai qu’il y a des amitiés qui se développent petit à petit, en partant d’une simple connaissance qui s’intensifie jusqu’à ce que l’un des partenaires commence à utiliser le mot d’amitié. On peut utiliser le début des « Conversations » du Chevalier de Méré comme exemple. Cette œuvre est un texte didactique sur l’honnête homme, mais aussi une description de l’amitié entre le chevalier de Méré et le maréchal de Clérambault. D’une façon complexe, le texte fait référence à lui-même : les deux personnes sont ce qu’ils discutent – c’est-à-dire, d’honnêtes hommes ; et ils pratiquent cette conversation idéale qui est précisément le sujet de cette même conversation. Le maréchal de Clérambault se trouve à Poitiers pour une cure ; par hasard, le chevalier se trouve aussi dans cette ville. C’est ainsi que leur connaissance se transforme en amitié. Jusque-là, le chevalier n’avait connu le maréchal « comme on se connoist dans la foule » ; maintenant, ils se rencontrent plus souvent : « Le Mareschal avoit l'esprit si agreable qu'on ne se lassoit point de l'entendre: Cela m'engageoit à le voir souvent, et je fus assez heureux pour avoir quelque part en son amitié. »770 Cette amitié se consolide vite : après que le chevalier a rendu visite au maréchal pour sept ou huit jours de suite, il ne peut plus se passer de sa compagnie.771 Dans un tel cas, on n’a pas besoin d’un rituel pour marquer la transition de la connaissance à l’amitié. Les amitiés léguées772 peuvent, elles aussi, continuer sans transition les amitiés de la génération précédente. Mais on peut aussi proposer l’amitié de façon explicite.773 En réaction à une telle proposition, on peut faire une promesse expresse d’amitié. Dans la civilisation de l’Ancien Régime, les éléments performatifs, c’est-à-dire les actes mêmes qui consistent à demander, à accorder, à 769 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 151. 770 Chevalier de Méré, Les Conversations, ed. Charles-H. Boudhors, op. cit., p. 3. 771 Ibid., p. 22. 772 Cf. infra, les rituels de translation de l‘amitié. 773 Cf. Jean-Marie Constant, Nobles et paysans en Beauce, op. cit., p. 246. 296 refuser, jouent un grand rôle.774 On attache donc un grand poids à une demande formelle d’amitié. Chez La Bruyère, on trouve l’expression « prier quelqu’un d’accorder son amitié » ;775 cela montre que les contemporains eux-mêmes formulent le concept de la prière d’amitié ; elle n’est donc pas une pratique dont les contemporains ne saisiraient pas la structure. Il y a des signes de renforcement qui permettent d’augmenter encore l’emphase mise sur une telle proposition ; on peut nommer notamment le serment d’amitié et la pratique de conclure l’amitié devant des témoins. On peut identifier deux genres de situations qui sont particulièrement susceptibles de donner lieu à des rituels de commencement d’amitié : premièrement, une situation dans laquelle des dignitaires qui n’étaient pas liés étroitement auparavant concluent une amitié ; deuxièmement, quand une inimitié terminée doit être transformée en amitié. Un exemple pour la première catégorie se trouve en 1624. Après avoir été nommé, le nouveau garde des sceaux, Etienne d’Aligre, propose au maréchal de Bassompierre de se lier d’amitié avec lui. Ce faisant, il combine deux signes de renforcement, c’est-à-dire le serment d’amitié et la présence de témoins ; Bassompierre note : « Puis il me dit qu’il me prioit de l’aimer, et qu’il me juroit, devant ces messieurs, qu’il seroit fidèlement mon serviteur et mon ami, comme certes il me l’a depuis témoigné en toutes les occasions qui se sont rencontrées. »776 Pour la deuxième catégorie, nous citons un exemple particulièrement drastique. C’est l’histoire de l’amitié entre le futur maréchal de Bassompierre et le général Rosworm, sous les ordres duquel Bassompierre participe à des combats à la frontière turque. Entre les deux, il y a un conflit hérité : Rosworm lui-même avait combattu sous les ordres du père de Bassompierre, qui avait failli le faire exécuter à cause d’un manquement. Cela empêche Bassompierre et Rosworm de nouer des liens amicaux – mais quand Bassompierre montre sa bravoure lors d’un combat contre les Turcs, Rosworm lui offre son amitié, en présence d’autres officiers : « Puis nous revinmes au lieu où étoit le Rosworm et autres chefs, assis sur des Turcs morts; qui me voyant me voulut parler devant tous ces messieurs, et après m’avoir 774 Christian Wieland, « Paul V. und das Großherzogtum Toskana. Zwischen Idealismus und Pragmatismus: von der Makro- zur Mikropolitik in fünf Schritten », in Alexander Koller, ed., Die Außenbeziehungen der römischen Kurie unter Paul V. Borghese (1605 – 1621), Tübingen 2008, p. 261-283, ici p. 279. 775 Cf. Jean de La Bruyère, Les Caractères, ed. Louis van Delft, op. cit., p. 231. 776 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 6. 297 loué de m’avoir bien vu faire, et que je ne serois pas de la maison dont je suis issu si je n’étois vaillant, il me dit ensuite: ‘Feu M. de Bestein votre père a été mon maître, mais il m’a voulu indignement faire mourir. Je veux oublier ce dernier outrage pour me ressouvenir de la première obligation, et être désormais, si vous voulez, votre ami et serviteur.’ »777 Bassompierre met pied à terre, salue Rosworm et lui promet sa fidélité. Puis Rosworm invite les personnes présentes à déjeuner chez lui le lendemain, pour sceller cette réconciliation.778 L’amitié nouvellement conclue signifie donc à la fois la terminaison d’une vieille inimitié ; c’est pour ça qu’elle est aussi ressentie comme une réconciliation par les participants ; Bassompierre parle plus tard de « Rosworm, qui depuis notre réconciliation, m’avoit porté une très-étroite amitié. »779 Le commencement de l’amitié, qu’il soit rituellement marqué ou non, ne peut être saisi qu’à travers les auto-descriptions des personnes concernées. On peut donc poser la question du cadre social et situationnel dans lequel les nobles localisent le commencement de l’amitié. Nous essayons de donner une réponse à cette question dans le cadre d’une digression, avant de continuer à décrire les autres rituels de l’amitié. Contextes d’origine et situations d’origine Pour décrire ces circonstances, nous différencions entre les contextes d’origine et les situations d’origine. Un milieu social ou une institution dans le cadre desquels se forme l’amitié sera appelé contexte d’origine. L’ensemble des circonstances concrètes dans lesquelles commence l’amitié sera appelé situation d’origine. Il doit être souligné que l’utilisation de ces deux catégories ne signifie pas une réintroduction par la porte de derrière d’une définition sociologique de l’amitié. Nous n’envisageons pas de quitter l’étude de la notion d’amitié dans les sources et de définir l’amitié par le milieu social. Au contraire, il s’agit de se demander où les acteurs eux-mêmes localisent le début d’une amitié. On doit cependant s’attendre à ce que les énoncés sur les circonstances de la formation d’une amitié entre deux nobles soient influencés à leur tour par le discours d’amitié et par des considérations dramaturgiques de l’auteur du texte, c’est-à-dire de l’aristocrate qui raconte sa 777 Ibid., tome XIX, p. 307. 778 Ibid., p. 308. 779 Ibid., p. 321. 298 propre vie. Des descriptions des contextes d’origine se trouvent souvent aussi pour des amitiés qui se sont formées peu à peu ; tandis que les situations d’origine nous parviennent de préférence quand elles comportent un élément spectaculaire. Cependant, cela ne veut pas dire que de telles descriptions soient simplement des textes de fiction et que par conséquent leur valeur en tant que sources serait nulle. Une telle description doit rester vraisemblable pour que les contemporains soient portés à croire à sa véracité. Par conséquent, même si une telle description est déformée soit par une manipulation, soit par des trous de mémoire de l’auteur et qu’elle ne décrit pas correctement la situation en question, elle peut cependant donner des renseignements sur des caractéristiques plus généraux des origines des relations d’amitié. On peut distinguer entre les contextes d’origine des amitiés de jeunesse et les contextes qui appartiennent au monde des adultes. Parmi les contextes d’origine des amitiés de jeunesse, les plus importants sont la nourriture, c’est-à-dire le temps qu’un jeune noble passe en tant que page dans une maison noble qui n’est pas celle de ses parents, l’école, le grand tour et, le cas échéant, l’université. La nourriture est le premier contexte d’origine d’amitiés dans l’ordre biographique. Dans les sources analysées ici, il ne se trouve pas de mention d’amitiés qui se seraient formées dans la période de la vie située avant la nourriture, c’est-à-dire dans l’enfance passée dans la maison parentale. Pour ce qui est de la nourriture, le choix de la maison où le jeune noble va la passer est déjà influencé par les réseaux de ses parents ; envoyer son fils dans une maison noble peut à son tour être interprété comme un signe amical envers cette maison. Kristen Neuschel souligne que dans la maison des parents et dans la maison de nourriture se forme l’habitude de nouer et de cultiver des relations avec d’autres nobles dans et en dehors de la famille ; la nourriture aurait été une période d’apprentissage du métier d’aristocrate.780 Rarement les habitants d’une telle maison auraient-ils fait l’expérience de la solitude : le seigneur de la maison, sa famille, d’autres nobles appartenant à la maison, d’autres pages et des invités nobles créaient un milieu aristocratique permanent. Ici, le jeune noble aurait appris de cultiver beaucoup de relations simultanées et cependant étroites. Neuschel remarque que des gens qui se connaissent depuis leur temps de nourriture conservent leur contact souvent pour toute une vie et le renouvellent par la nourriture réciproque de leurs propres enfants. Les écoles et les académies de nobles781 sont, elles aussi, des contextes où se forment des amitiés – dans le monde aristocratique du XVIIe siècle comme dans le monde contemporain, 780 Kristen B. Neuschel, Word of Honor, op. cit., p. 85f. 781 Pour les institutions d’éducation des nobles cf. Corinne Doucet, « Les académies équestres et l'éducation de la noblesse (XVIe-XVIIIe siècle) », Revue historique, 628, 2003, p. 817-837 ; Jean 299 les institutions d’éducation sont des lieus classiques pour la formation d’amitiés. Le père du Grand Condé y voit une chance de créer de bonne heure un réseau pour son fils : c’est pour cela qu’il renonce à le faire enseigner par un précepteur. Au lieu de cela, il l’envoie à une académie, comme le raconte Pierre Lenet. Le prince de Condé espère que le prestige de son grand nom va motiver d’autres nobles d’envoyer leurs fils au même établissement : « Le prince, son père, habillé et éclairé en toute chose, creut qu’il seroit moins diverti de ceste occupation si précisément nécessaire à un homme de sa naissance, dans l’accadémie que dans l’hostel, et creut encore que, l’y mestant parmi tant de seigneurs et tant de gentilshommes, qui y estoient et qui y entreroient pour avoir l’honneur d’y estre avec luy, seroient autant de serviteurs et d’amis qui s’attacheroient à sa personne et à sa fortune. »782 Le Grand Tour est un autre contexte d’origine. Nous citons un texte situé légèrement en amont de la période examinée ici, à savoir les mémoires du marquis de Beauvais-Nangis. Dans ce texte, il est question d’une amitié qui s’est formée dans un collège pour des nobles et pendant le Grand Tour. Lorsque Beauvais-Nangis entre à la cour en 1604, il prend quartier chez son ami M. de Dunes : « Je me logeay avec M. de Dunes, premier mari de Mme de Gié, l’un des plus galans hommes de son aage. Nous avions commencé nostre amitié dès le collége, l’avions continuée en Italie, et elle n’a fini que par sa mort. »783 Boutier, « L’académie de Lunéville-Nancy. Education nobiliaire et culture équestre dans la Lorraine ducale (1699-1737) », in Patrice Franchet d’Espérey, ed., Lunéville, la cité cavalière par excellence. Perspectives cavalières du siècle des Lumières au XXe siècle, Paris, 2007, p. 81-95. Il faut, dans ce contexte, aussi mentionner la grande étude de Jean Meyer sur l’éducation princière, cf. Jean Meyer, L’éducation des princes en Europe du XVe au XIXe siècle, Paris, 2004. Deux exemples allemands du XVIIIe siècle ont récemment été analysés par Claudia Kollbach, Aufwachsen bei Hof. Aufklärung und fürstliche Erziehung in Hessen und Baden, Francfort-sur-le-Main, 2009 (Campus Historische Studien 48). 782 Pierre Lenet, Mémoires, in Joseph-François Michaud/Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 3/2, Paris, 1838, p. 183–632, ici p. 188. 783 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 74. 300 L’université, en tant que prochaine phase d’éducation après l’école, est un autre contexte d’origine d’amitiés. Cependant, cela concerne beaucoup plus la noblesse de robe que la noblesse d’épée, car cette dernière fréquente plutôt rarement les universités. La formation d’amitiés de jeunesse entre jeunes femmes aristocratiques diffère de celle des hommes, parce que des institutions comme le collège où le Grand Tour, susceptibles d’éloigner les garçons et les jeunes hommes de leur famille pour des périodes prolongées qu’ils passent avec des personnes de même âge manquent chez les femmes. La Grande Mademoiselle décrit comment sa « grande amitié » avec Mlle de Longueville784 se forme pendant l’hiver 1637, quand les deux se rencontrent deux fois par semaine lors de fêtes dans l’hôtel de Brissac.785 A l’époque, la Grande Mademoiselle a dix ans. Pour la noblesse d’épée, les deux contextes d’origine d’amitiés qui sont primordiaux dans le monde des adultes sont la cour et l’armée ; ceci n’est pas surprenant, car ce sont les deux milieux dans lesquels les nobles passent la plupart de leur temps, les deux « pôles de l’existence nobiliaire ».786 Même en temps de guerre, ils passent à la cour le temps du quartier d’hiver, donc le temps entre deux campagnes militaires.787 D’autres contextes sont des périodes qu’on passe à l’étranger, de gré ou de force ; ce sont les ambassades et l’exil. Dans le cas de la noblesse de robe, l’armée est remplacée par les cours dans lesquelles les robins peuvent nouer des liens amicaux avec leurs collègues. Les amitiés courtoises peuvent se former vite, mais aussi se dénouer vite ; souvent, elles se transforment alors en inimitiés. C’est ainsi que La Rochefoucauld raconte qu’il a été témoin des principales actions du duc de Beaufort, « souvent comme son ami, et souvent comme son ennemi. »788 Pour la noblesse d’épée, l’armée est un autre contexte d’origine d’amitiés. Ici, des amitiés peuvent se former entre des nobles qui servent en tant qu’officiers dans la même unité. Gourville raconte qu’il a fait la connaissance de son ami Langlade aux guerres de Bordeaux.789 Une fois qu’on a des réseaux à l’armée, il est plus facile d’en nouer des 784 Il ne s’agit pas de la sœur du Grand Condé, la future duchesse de Longueville, mais d’une fille du premier lit du duc de Longueville, donc du futur beau-frère du Grand Condé. Le duc de Longueville est de 24 ans l’aîné de sa deuxième épouse. 785 Mémoires de la Grande Mademoiselle, ed. Bernard Quilliet, op. cit., p. 35. 786 Ronald G. Asch, Europäischer Adel in der Frühen Neuzeit, op. cit., p. 218. 787 François Bluche, L’Ancien Régime, op. cit., p. 51. 788 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 71. 789 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 220. 301 nouveaux. Un exemple se trouve chez Bussy-Rabutin, qui décrit la relation de confiance entre Condé et son favori Guitaut (qui est visible aussi dans les lettres que le prince écrit à Guitaut). Comme Condé a payé la charge de Guitaut, Bussy-Rabutin veut savoir « d'où venoit au prince tant d'amitié pour ce petit garçon ». Après avoir donné un court résumé de la biographie de Guitaut, il tire la conclusion que celui-ci, en tant que Gascon, avait fréquenté le maréchal de Gramont : « celui-ci lui rendit de bons offices auprès du prince qui, le trouvant à son gré, prit de l'affection pour lui et fit sa fortune. »790 Des voyages communs peuvent aussi donner lieu à la formation d’amitiés. En 1653, BussyRabutin se lie d’amitié avec l’abbé Foucquet, le frère du surintendant, lorsqu’ils voyagent ensemble avec Mazarin à Vervins pour assister au siège de cette ville.791 On peut aussi nouer des amitiés pendant une ambassade ou pendant une période d’exil. Les deux situations donnent l’occasion de se lier d’amitié avec ses compatriotes à l’étranger, mais aussi d’acquérir des amis parmi les aristocrates étrangers. On en trouve des exemples chez Gourville, qui vient dans les Pays-Bas espagnols en tant qu’exilant, mais aussi en tant qu’envoyé diplomatique. Lorsqu’il est exilant, il habite à Bruxelles dans une maison dans laquelle Georges Guillaume de Brunswick, duc d’Hanovre, puis duc de Zell, prend son logis quelques mois plus tard. Ce duc a dans son entourage deux Français ; Gourville note : « Cela fit que je fus bientôt connu de M. le duc de Zell. Je fus assez heureux pour acquérir son amitié, si je l'ose dire, et un peu sa confiance. »792 Il reçoit aussi des marques d’amitié des deux frères La Frette, qui sont deux nobles partis en exil en tant que duellistes poursuivis.793 Pour les robins, leurs offices sont un contexte important où ils peuvent nouer des amitiés avec leurs collègues. L’exemple le plus célèbre date, certes, du XVIe siècle, mais nous le mentionnons tout de même, car un texte classique sur l’amitié en a été la conséquence : Montaigne et Etienne de la Boétie font connaissance lorsqu’ils sont tous les deux conseillers au parlement de Bordeaux.794 Situations d’origine 790 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 159f. 791 Ibid., p. 340f. 792 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 152. 793 Ibid., p. 151. 794 Sharon Kettering, « Friendship and clientage in early modern France », op. cit., p. 151. 302 Des descriptions de situations d’origine d’une amitié se trouvent de préférence lorsque ces situations sont dramatiques, comme le montre par exemple la situation susmentionnée où Bassompierre et le général Rosworm nouent leur amitié. Deux éléments structurels de cette situation méritent d’être mentionnés : l’amitié termine une vieille inimitié ; et le moment choisi par les acteurs se situe immédiatement après une bataille, c’est-à-dire après une expérience de lutte contre un ennemi commun, dans ce cas, les Turcs. Au XVIIe siècle, la lutte à la frontière turque est encore chargée d’idées de croisade ; l’expérience de solidarité obtient ainsi une connotation religieuse qui la renforce. Un autre exemple d’une amitié qui se forme dans un contexte militaire se trouve chez BussyRabutin ; la situation est cependant beaucoup moins spectaculaire que chez Bassompierre et Rosworm. En 1655, le prince de Conti dirige une campagne en Catalogne ; Bussy-Rabutin et le duc de Candale795 y participent. Ces deux derniers se détestent ; il est probable qu’il s’agit d’une rivalité pour la faveur du prince. Pendant le siège de Puigcerdà en Cerdagne, leur conflit éclate. En présence du prince de Conti, Candale critique Bussy-Rabutin parce que celui-ci a placé son bivouac très près de la forteresse. Bussy-Rabutin lui répond qu’il a appris cette technique de siège chez le prince de Condé. Cette réponse, en apparence peut-être candide, ne l’est pas du tout. Condé n’est pas seulement un des plus célèbres capitaines de son époque, mais aussi le frère de Conti. Comme il fallait s’y attendre, Conti donne donc raison à Bussy-Rabutin contre Candale. Bussy-Rabutin explique que ce heurt empoisonne encore leur relation ; il est d’autant plus étonné quand le duc de Candale lui propose son amitié à la fin de la campagne : « Cet évènement ne ma regagna pas le cœur du duc [sc. de Candale]; au contraire, il me haït davantage de ce qu'il m'avoit témoigné de la haine inutilement; cependant, à la fin du siège, il lui prit envie d'être de mes amis. Je ne sais si le prince, qui nous aimoit fort tous deux, lui en fit venir la pensée ou si ce fut de son mouvement, mais enfin il me fit des avances que je reçus avec beaucoup de joie et auxquelles je répondis avec toute l'attention que je devois au rang qu'il tenoit dans l'armée: cette amitié a durée jusqu'à sa mort (1658) et elle étoit à un point qu'il n'avoit guère de secrets dont il ne me fit confidence. »796 795 Louis-Charles de Nogaret de Foix, duc de Candale (1627-1658), fils du duc d’Épernon. 796 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 403f. 303 Deux aspects restent à mentionner en ce qui concerne ce passage. Premièrement, l’auteur dit que l’amitié a duré jusqu’à la mort de l’ami ; cette remarque se trouve de temps en temps dans les mémoires. Cependant, elle n’est pas fréquente. Cela n’est pas étonnant : si les nobles mentionnent exprès les amitiés qui durent pour le reste de la vie, on peut conclure a contrario qu’une telle stabilité est une exception – si elle était de règle, il ne serait pas nécessaire de la mentionner. Le deuxième point concerne le rôle de Conti. Bussy-Rabutin soupçonne que c’est lui qui a poussé Candale à se lier d’amitié avec Bussy-Rabutin. En effet, il est assez exceptionnel qu’un tiers initie une amitié de façon clandestine ; par contre, les cas sont fréquents où un tiers propose ouvertement et formellement à deux personnes de devenir amis.797 L’amitié peut aussi se former après un duel. Si les deux adversaires survivent au combat, il n’est pas exceptionnel qu’ils se lient d’amitié. Le comte de Coligny-Saligny décrit le troisième des cinq duels auxquels il a participé : « La troisième fois, je me battis contre le marquis d'Équo: nous étions tous deux capitaines de cavalerie au régiment d'Harcourt. […] Depuis nous avons tousjours été amis. Il étoit fort brave et fort fou. »798 Bien sûr, le duel, bien qu’il représente un conflit violent, est un élément constituant de la sociabilité nobiliaire. Ceux qui sont aptes à se confronter en duel sont aussi aptes à devenir amis. En s’acceptant mutuellement comme adversaires dignes d’être combattus, ils se reconnaissent aussi mutuellement comme gentilshommes.799 L’amitié peut aussi se former quand un noble rend un service important à un autre. Ce service est à l’origine de l’amitié ; c’est donc une forme de cette « prestation préalable risquée », qui, selon Niklas Luhmann, est à l’origine de la confiance.800 L’un des partenaires oblige l’autre à 797 Cf. infra, l’amitié établie par un tiers. 798 Jean de Coligny-Saligny, Mémoires, op. cit., p. xliv. 799 Selon François Billacois, qui a combiné dans sa grande étude sur le duel l’analyse des fonds d’archives avec la lecture de traités sur le duel, comme par exemple le Discours sur les duels de Brantôme, le duel constitue un élément clé de la culture des nobles, qui est étroitement lié à leur perception d’eux-mêmes comme un ordre guerrier, cf. François Billacois, Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles. Essai de psychosociologie historique, Paris, 1986 (Civilisations et Sociétés 73), p. 193-219. Le thème du duel comme élément de la sociabilité est développé dans Pierre Serna/Pascal Brioist/Hervé Drévillon, Croiser le fer. Violence et culture de l'épée dans la France moderne (XVIe - XVIIIe siècle), Seyssel, 2002. 800 Niklas Luhmann, Vertrauen. Ein Mechanismus der Reduktion sozialer Komplexität, op. cit., p. 27f. 304 la gratitude en l’aidant. La relation sociale ainsi constituée est conçue par les nobles comme une relation d’amitié. Un tel service peut par exemple consister en une aide militaire. En automne 1652, Turenne craint une attaque des frondeurs ; il écrit à Bussy-Rabutin, qui campe devant Montrond, et lui demande son aide. Bussy-Rabutin lui offre de donner l’ordre à ses troupes de venir en diligence à l’aide de Turenne. Ainsi, il acquiert la gratitude de Turenne. Bussy-Rabutin note : « Ce qui m'obligea de faire cette offre au maréchal de Turenne fut la seule envie de gagner son amitié par un service considérable, et celui-ci l'étoit effectivement. »801 Il est remarquable que Bussy-Rabutin ne comprenne pas seulement le mécanisme qui fait que l’amitié procède de la prestation d’aide, mais qu’il admet même de l’avoir utilisé de façon stratégique. Une autre forme d’une telle assistance peut être l’aide financière pour un aristocrate qui se trouve dans une situation difficile. Gourville décrit comment il soutient en 1675 le maréchal de Créqui ; celui-ci a été fait prisonnier par les troupes des ducs d’Hanovre, une maison avec laquelle Gourville a de bonnes relations. Gourville persuade les ducs d’Hanovre de se contenter de 50.000 livres de rançon : « M. le maréchal de Créquy, ayant fait payer cette somme, se trouva libre: dont il me fit de grands remerciements et de belles protestations. Il m'a toujours depuis témoigné beaucoup d'amitié, et il se sentit d'autant plus obligé que M. le maréchal de la Ferté, qui avait été pris au secours de Valenciennes, avait payé cent mille francs pour sa rançon. »802 Il est caractéristique de l’amitié nobiliaire qu’elle n’est jamais conclue à distance. Les sources ne mentionnent jamais une amitié qui aurait été initiée par un échange de pièces écrites. Sur ce plan, l’amitié nobiliaire se distingue de l’amicitia litteraria des érudits. Cette dernière est essentiellement communication écrite ; il existe même des amitiés entre des érudits qui ne se sont jamais vus de leur vie. Elle est proposée et conclue par le biais de la lettre d’initiation, qui forme un genre de lettre bien précis. L’amitié nobiliaire, par contre, est d’abord communication entre personnes qui se trouvent dans le même lieu ; elle peut être maintenue par des lettres quand les amis sont séparés physiquement, mais ces lettres sont toujours des substituts à la rencontre personnelle. Sous cet aspect, l’aristocratie, et plus précisément 801 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 334f. 802 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 227. 305 l’aristocratie de cour, est en effet une « société de la présence ».803 Comme nous essayerons de le montrer, la plupart des gestes de l’amitié s’adresse à des personnes qui sont physiquement présentes. Cela pourrait être dû au rôle de la cour : un aristocrate qui veut faire carrière est obligé d’être présent à la cour, ce qui fait de celle-ci un centre de culture aristocratique, un phénomène particulièrement marqué en France. L’amicitia litteraria des érudits, par contre, est polycentrique ; c’est cette structure qui rend le fonctionnement de l’amitié des érudits différent du fonctionnement de l’amitié sous les conditions de la société de cour. Dans le milieu des érudits, il n’y a ni un prince ni les cabales des courtisans – les intrigues de cour sont souvent préparées dans des rencontres clandestines, car celles-ci ne laissent pas nécessairement des traces, contrairement aux lettres. Chez les érudits, il est important de se faire remarquer par des échanges épistolaires avec bien des partenaires illustres. Des rencontres personnelles sont secondaires, car la réputation d’un érudit repose surtout sur ses écrits. L’amitié établie par un tiers Un cas particulier du commencement d’une amitié est l’amitié établie par une personne autre que les deux amis eux-mêmes. Une troisième personne intervient, et ce « personnage du tiers »804 joue un rôle essentiel dans la formation de l’amitié. L’amitié établie par un tiers peut à son tour prendre deux formes différentes. Si c’est le monarque qui établit cette amitié ou si les deux futurs amis se trouvent dans une relation clientélaire avec la personne qui établit l’amitié, on peut parler d’amitié ordonnée. Plus le rang de ce fondateur d’amitié surpasse le rang des deux personnes mises en relation, plus l’amitié revêt le caractère d’un ordre. L’abbé Foucquet, le frère du surintendant Nicolas Foucquet, prie son frère d’établir une amitié entre lui et Gourville. Celui-ci, protégé du surintendant, obtient alors l’ordre de se rendre chez l’abbé. Gourville lui assure que « je ferais tout ce qui dépendait de moi pour mériter ses bonnes grâces et son amitié. » L’abbé accepte la requête d’amitié : « Cela m'attira beaucoup 803 Le concept de la société de la présence a son origine dans la recherche sur les sociétés urbaines de l’époque moderne ; cf. à cet égard le projet de recherche « La ville dans la pré-modernité européenne. Culture politique et ordre public » à l’université de Constance, sous la direction de Rudolf Schlögl. 804 Les diverses problématiques qui se posent dans les sciences humaines et sociales concernant des constellations ternaires sont examinées à Constance par le collège des gradués « Die Figur des Dritten » - où « Figur » prend les sens de « personnage » et de « sujet, motif » à la fois. 306 de protestations de sa part: ce qui fit que, depuis, nous nous vîmes souvent et parûmes dans une bonne intelligence, dont on fut assez surpris dans le monde. »805 Les monarques et les reines régentes peuvent aussi ordonner l’amitié. C’est ainsi qu’Anne d’Autriche commande à La Rochefoucauld de se lier d’amitié avec Mazarin.806 Cette pratique peut aller si loin que le monarque ou la reine régente quelquefois promet l’amitié de quelqu’un à son insu. La Rochefoucauld apprend de François-Auguste de Thou807 que la reine a promis à celui-ci l’amitié de La Rochefoucauld.808 On trouve aussi le cas inverse, c’est-àdire des amitiés interdites par le véto d’une personne puissante. Tallemant des Réaux raconte que La Rochefoucauld a dû refuser la proposition d’amitié de Richelieu parce que la reine ne le voulait pas.809 Ces ordres et interdictions d’amitié montrent bien que pour l’époque moderne, l’amitié n’appartient pas à une sphère privée au-delà de la politique, mais qu’elle a une dimension politique.810 Quand la personne qui met deux nobles en rapport a un rang comparable à eux, la situation est différente de l’amitié ordonnée : son action revêt le caractère d’une invitation ou d’une proposition. La situation dans laquelle deux aristocrates sont présentés l’un à l’autre peut être une situation d’origine d’une amitié. Les rituels de terminaison d’amitié 805 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 119. 806 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 30. 807 François-Auguste de Thou (1607-1642), fils de Jacques-Auguste de Thou, l’érudit et mémorialiste. 808 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 64f. – Le contexte est ici la conjuration contre Richelieu dont le chef est Cinq-Mars, qui est un ami de Thou. La Rochefoucauld affirme cependant que Thou et lui-même n’auraient pas encore rien su des projets de Cinq-Mars quand ils se sont liés d‘amitié l’un à l’autre : « M. de Thou n’en avait encore aucune connaissance, lorsqu’il vint me trouver de la part de la Reine pour m’apprendre sa liaison avec M. le Grand, et qu’elle lui avait promis que je serais de ses amis. » 809 Tallemant des Réaux, Historiettes, ed. Antoine Adam, op. cit., tome 1, p. 238 : « Depuis, le Cardinal le prit en amitié et luy offrit de le recevoir au nombre de ses amys. Luy n’osa l’accepter sans le consentement de la Reyne, qui ne le luy voulut pas permettre. » Il s’agit d’une note en bas de page qui commence sur la page 237 ; elle provient bien de Tallemant des Réaux lui-même, non pas de l’éditeur, dont les notes sont présentées en annexe dans cette édition. 810 Cf. supra, Représentations de l‘amitié. 307 Le monde aristocratique est petit, surtout dans ses échelons supérieurs. Même si tous les membres de cette élite ne se connaissent pas personnellement, ils savent quand-même la position hiérarchique de chacun qui résulte de la position de sa maison.811 Dans ce petit monde, quand une amitié se brise, on ne peut pas résoudre le conflit en s’évitant ; et même si cela était possible, il resterait le fait que les personnes concernées sont membres de l’élite du royaume. Un changement d’alliances peut modifier l’équilibre du pouvoir dans cette élite. Tous ces facteurs aident à expliquer pourquoi le plus souvent, des amitiés brisées ne se changent pas en indifférence, mais en inimitié. On ne s’évite pas, on s’affronte.812 Plusieurs facteurs peuvent causer des conflits entre amis. Ce sont entre autres la rivalité lorsqu’il s’agit d’obtenir des offices, les conflits de préséance, les « affaires amoureuses », des insultes réels ou perçus et notamment la reproche d’avoir trahi l’amitié, que cette reproche soit justifiée ou non.813 On peut noter qu’il y a plusieurs degrés d’escalade dans les conflits entre amis. Un premier degré est représenté par une pratique nommée refroidissement. Ceci ne signifie pas un affaiblissement de l’amitié qui résulterait du fait que les amis négligent la relation et ne la cultivent pas – si une amitié n’est pas cultivée, elle tombe certes dans un état de latence, mais normalement, elle peut toujours être réactivée. Le refroidissement, par contre, est une pratique qui consiste à restreindre la communication sans pour autant l’interrompre. Il n’est donc pas un rituel stricto sensu, mais un signe de désapprobation. Il semble qu’une amitié peut continuer dans cet état refroidi, même si le conflit n’est pas résolu. La duchesse de Nemours raconte que le duc de Beaufort814 se sent trompé par le cardinal de Retz ; elle note : « depuis cela, il eut toujours beaucoup de refroidissement pour le coadjuteur. »815 Il ne s’agit donc pas encore d’une inimitié, mais seulement d’une amitié endommagée. La réconciliation est encore possible sans aide extérieure. En effet, dans l’exemple cité, les deux adversaires voient qu’il est avantageux pour eux de se réconcilier : « Quoique M. de Beaufort et le coadjuteur ne 811 Concernant les liens étroits entre les personnes au sein de la société de cour cf. Leonhard Horowski, Machtstrukturen und Karrieremechanismen am Hof von Frankreich, 1661-1789, Ostfildern, 2010 (Beihefte der Francia 72) (à paraître). 812 Cf. Klaus Oschema, ed., Freundschaft oder ‚amitié‘?, op. cit. 813 Pour les transgressions qui mettent en danger l’amitié cf. supra, Représentations de l’amitié. 814 François de Bourbon-Vendôme, deuxième duc de Beaufort (1616-1669), appelé « Roi des Halles » à cause de son rôle important pendant la Fronde. 815 Marie d’Orléans, duchesse de Nemours, Mémoires, op. cit., p. 632. 308 s’aimassent guère, la nécessité où ils étoient d’être bien ensemble fit qu’ils se raccommodèrent, parce qu’ils n’avoient aucun crédit tous deux quand ils étoient désunis. »816 Ce n’est qu’avec l’interruption de la communication, la rupture comme disent les contemporains, que l’amitié est terminée. On peut rompre avec un ami de façon implicite, en cessant simplement de communiquer avec lui et en l’évitant, ou de façon explicite, en déclarant qu’on lui retire son amitié. C’est cette dernière pratique qu’on peut considérer comme une terminaison rituelle de l’amitié. Une terminaison implicite de l’amitié peut par exemple s’exprimer dans le fait de ne plus saluer l’autre. La Rochefoucauld note que le comte de Montrésor ne se contente pas de ne plus saluer l’abbé de La Rivière, mais qu’il exige de tous ses amis d’en faire autant.817 Cependant, La Rochefoucauld qualifie ce traitement de ridicule ; il s’agit donc d’un cas extrême. En outre, son père l’oblige bientôt après de ne pas obéir à ce vœu de Montrésor. Beauvais-Nangis raconte comment il a terminé l’amitié avec le maréchal de Vitry818 de façon explicite. Après que Vitry est devenu maréchal, Beauvais-Nangis trouve son comportement envers lui condescendant : « Le mareschal de Vitry, avec quy j’avoys vescu comme frère, se voyant eslevé par-dessus moy, me voulust traiter de petit gentilhomme de campagne »; ils se disputent ; en conséquence, Vitry refuse à Beauvais-Nangis la charge de maréchal des logis dans sa compagnie et la donne à M. de Rimbe, un ancien subordonné de Beauvais-Nangis. Cela est cause de la rupture : « Je me séparay d’amitié avec luy et le dis assez librement audict Rimbe, quand il me dist adieu. »819 Les rituels de la réconciliation : le raccommodement Une rupture ne peut plus être surmontée par les deux adversaires eux-mêmes. Sous cet aspect, elle est différente des rituels de commencement et de terminaison d’amitiés. S’ils ont dépassé le refroidissement, les deux amis brouillés ont besoin d’un médiateur, d’un conciliateur. Les auteurs des sources n’expliquent pas ce fait ; on peut cependant supposer que le concept d’honneur aristocratique en est la raison. Si les deux amis voulaient terminer le conflit euxmêmes, il faudrait que l’un d’entre eux fasse le premier pas et qu’il demande pardon ; il se trouverait ainsi dans une position de faiblesse. Cette situation serait déjà problématique en 816 Ibid., p. 635. 817 François de La Rochefoucauld, Mémoires, op. cit., p. 85. 818 Nicolas de l’Hospital, maréchal de Vitry (1581-1644). 819 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 153. 309 tant que telle ; mais si son adversaire lui refusait la réconciliation, l’autre perdrait la face. Le rituel de l’accommodement ou du raccommodement820 donne une possibilité d’éviter de telles situations, car ce n’est aucun des deux adversaires qui l’initié, mais un médiateur. Celui-ci va d’abord parler séparément avec les deux parties pour examiner s’il y a une volonté de réconciliation. Il n’est pas rare qu’en faisant cela, il enfonce des portes ouvertes. Cela peut indiquer que le rôle de ce médiateur n’est pas tellement d’établir une volonté de réconciliation en persuadant les adversaires que de rendre possible une réconciliation qui permette à tous les participants de sauver la face. Lorsque Bassompierre et Schomberg ne se parlent plus parce qu’ils rivalisent pour un poste de maréchal de France, ils sont quand même raccommodés après quelques semaines par des amis communs; Bassompierre note qu’ils étaient tous les deux enclins à la réconciliation.821 Si le médiateur trouve les deux adversaires prêts à se réconcilier, il va arranger une date et un lieu pour le raccommodement et il va être lui-même présent. Cette présence n’est pas seulement symbolique ; le médiateur est aussi présent pour empêcher le raccommodement d’échapper au contrôle. Cela se montre quand le duc d’Elbœuf arrange une rencontre entre Beauvais-Nangis et Schomberg, qui se disputent parce que Schomberg a retiré un commandement à Beauvais-Nangis pour le donner à son neveu. En voyant BeauvaisNangis, Schomberg lui reproche de douter de sa sympathie ; Beauvais-Nangis lui répond qu’il se sent désavantagé précisément parce que Schomberg avait été son ami. En ce moment, 820 Si l’on examine l’usage que les contemporains font de ces deux mots, ils semblent les utiliser en tant que synonymes. Bien que les mots le suggère, « accommodement » ne désigne donc pas nécessairement une première réconciliation, ni « raccommodement » nécessairement une réconciliation renouvelée. – La pratique de l’accommodement est déjà mentionnée, mais pas analysée dans les détails de son déroulement, dans François Billacois, Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles, op. cit., surtout p. 156-159, p. 182-185. Les médiations dans les conflits entre nobles dans la France moderne ont été analysées par cf. Stuart Carroll, « The Peace in the Feud in Sixteenth- and Seventeenth-Century France », Past & Present, 178, février 2003, p. 74-115, qui met cependant dans ses travaux l’accent sur la noblesse à la campagne ; Carroll arrive à montrer comment les conflits violents et les litiges judiciaires entre nobles se combinent. 821 Francois de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 376: « Le Roi partit, et ce même jour, les amis communs de M. de Schomberg et de moi, fâchés de voir notre mauvaise intelligence, travaillèrent pour nous remettre bien ensemble: ce qui leur fut aisé, car nous y étions tous deux portés. Ils nous firent voir après vêpres aux Chartreux, où ils nous donnèrent rendez-vous, d’où nous sortîmes très-bons amis. » 310 Elbœuf intervient. Beauvais-Nangis note : « M. d’Elbœuf interrompist et dist qu’il n’y falloit plus penser, et M. de Schomberg […] m’embrassa fort ».822 Tallemant des Réaux montre qu’un échec du médiateur dans une telle situation est tout à fait possible. Dans un chapitre de ses Historiettes, il raconte l’histoire d’un gentilhomme qui se rend à un raccommodement avec un bâton sous son manteau ; au milieu du raccommodement, il commence à battre son adversaire avec ce bâton. Le médiateur, qui est le frère aîné de l’agresseur, essaye de le freiner, tandis que d’autres personnes présentes essayent d’empêcher son adversaire de lutter ; malgré ces efforts, un combat s’ensuit, à la fin duquel deux personnes ont trouvé la mort.823 Les similitudes structurelles du raccommodement avec le duel824 sautent aux yeux. Le lieu, la date et l’heure de la rencontre sont fixés au préalable, un tiers est présent (et quelquefois aussi plusieurs personnes825), qui a la tâche de surveiller la procédure. Au parallèle formel correspond un parallèle au niveau de la signification : le raccommodement est le pendant positif du duel – il sert précisément à éviter celui-ci. Le lien étroit entre les deux rituels se voit par exemple chez Tallemant des Réaux, qui dans les Historiettes place plusieurs anecdotes sous la devise commune « duels et accommodements ».826 La conclusion que Tallemant établit ainsi une opposition binaire entre les deux notions n’est pas impérative, mais probable. La position centrale du médiateur mène à se demander qui entre en ligne de compte pour cette fonction. Ici aussi, le code de l’honneur aristocratique joue un rôle : il faut que le médiateur ait au moins le même rang que les deux adversaires – sinon, il manquerait d’autorité pour engager un raccommodement et pour y présider. En outre, il est avantageux si le conciliateur est un ami au moins de l’un des adversaires – dans le meilleur des cas, il est un ami de chacun 822 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 189. 823 Tallemant des Réaux, Historiettes, ed. Antoine Adam, op. cit., tome 2, p. 754. 824 Pour le duel cf. en particulier François Billacois, Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles, op. cit. ; Victor G. Kiernan, The Duel in European History. Honour and the Reign of the Aristocracy, Oxford, 1988 ; Ute Frevert, Ehrenmänner. Das Duell in der bürgerlichen Gesellschaft, Munich, 1991 ; Markku Peltonen, The Duel in Early Modern England. Civility, Politeness and Honour, op. cit. ; Marco Cavina, Il sangue dell’onore. Storia del duello, Rome/Bari, 2005. Une vision du duel sous une perspective d’histoire culturelle, qui souligne sa qualité de pratique de la violence se trouve dans Pierre Serna/Pascal Brioist/Hervé Drévillon, Croiser le fer, op. cit. 825 Il y a aussi des cas où plusieurs nobles œuvrent ensemble en tant que médiateurs, cf. infra. 826 Tallemant des Réaux, Historiettes, ed. Antoine Adam, op. cit., tome 2, p. 754-758. 311 des deux. Ici on voit aussi un parallèle au duel : un médiateur potentiel est souvent aussi un second potentiel. Un autre parallèle est celui entre la personne qui établit une nouvelle amitié entre deux personnes et le conciliateur de deux amis brouillés. Tout comme dans le cas de l’amitié ordonnée, plus le rang du médiateur dépasse celui des deux adversaires, plus le raccommodement est d’ordre obligatoire. Il est donc clair qu’un aristocrate de très haut rang est particulièrement apte à remplir la fonction de médiateur. Aux archives de Chantilly, on trouve plusieurs rapports de raccommodements faits par le Grand Condé. 827 Cela ne veut pas nécessairement dire que tous ces conflits se soient passés entre amis brouillés, mais cela souligne néanmoins le rôle de Condé en tant que médiateur. Il n’est donc pas surprenant que Bossuet, dans son oraison funèbre, loue les facultés de Condé en tant que conciliateur : « je l'ai vu […] dans les accommodements calmer des esprits aigris avec une patience et une douceur qu'on n'aurait jamais attendue d'une humeur si vive ni d'une si haute élévation. »828 Dans une lettre à son favori Guitaut, Condé lui offre de raccommoder le conflit entre Guitaut et M. d’Autun – malheureusement, le contentieux n’est pas nommé dans la lettre : « Mr d'Autun a dit à Caillet829 qu'il viendrait ici. Si vous y étiez dans le même tems, on pourrait accommoder votre affaire. »830 Condé considère ici comme une évidence que ce conflit a besoin d’un conciliateur et qu’il est lui-même un médiateur apte à résoudre le conflit. Mais la lettre montre aussi que le raccommodement a besoin de la présence physique du médiateur et des deux adversaires ; la possibilité de terminer le conflit par un échange de lettres ou par l’envoi d’un messager n’est même pas évoquée. Des aristocrates de haut rang et les détenteurs de hautes dignités essayent quelquefois d’ordonner un raccommodement. Cela peut aussi concerner des conflits entre personnes qui ne sont pas amis. Cependant, le pouvoir du médiateur suffit pour ordonner la réconciliation momentanée, mais pas pour terminer le conflit de façon durable. En 1653, Bussy-Rabutin est provoqué en duel par M. de Favières, qui affirme que pendant la Fronde, les troupes de 827 Comme par exemple Archives de Chantilly, P XXVIII 413, « Accommodement fait par le prince de Condé entre les sieurs de Ferrière et de Loubat » (08. 04. 1663), ou M XXXIV 400, « Accommodement de M. de Langes et de M. de Châteluc » (sans date, entre 1610 et 1646). – Deux exemples se trouvent aussi dans l’annexe de François Billacois, Le duel dans la société française des XVIe-XVIIe siècles, op. cit., p. 461f., p. 464-466. 828 Jacques-Bénigne Bossuet, « Oraison funèbre du Prince de Condé », op. cit., p. 383f. 829 Caillet est un des secrétaires de Condé. 830 Archives de Chantilly, O I 164. 312 Bussy-Rabutin auraient réquisitionné quelques-uns de ses chevaux et qu’elles ne les lui auraient pas rendus. Le maréchal de Gramont, qui commande l’armée, veut ordonner une réconciliation. En réaction à cette nouvelle, Bussy-Rabutin fait savoir à Favières qu’il est prêt à se battre tout de même quelques jours après le raccommodement : il faudra tout justement trouver un autre sujet de querelle qui serve de prétexte.831 Cet exemple montre deux points. Premièrement, on voit que le raccommodement n’est pas une pratique réservée uniquement aux conflits entre amis ; il peut aussi être utilisé pour terminer un conflit entre adversaires qui ne sont pas amis. Deuxièmement, si les adversaires ne sont pas eux-mêmes prêts à se réconcilier, le rituel est confronté à ses limites : les adversaires peuvent le saboter en reprenant leur querelle sous prétexte d’un autre contentieux. Le raccommodement se fait par une explication des deux adversaires ; ils peuvent ensuite sceller le raccommodement par une accolade qui sert de signe de renforcement. On trouve un exemple chez Bassompierre. MM. de Créqui, de Saint-Luc et de La Rochefoucauld veulent passer la nuit chez Bassompierre. MM. de Saint-Luc et de La Rochefoucauld ne se parlent plus à cause de leur rivalité pour Mademoiselle de Néry. Créqui et Bassompierre veulent les réconcilier : « Nous jugeâmes, M. de Créqui et moi, bienséant d’empêcher cette froideur entre amis et les nôtres si particuliers. M. de Créqui me dit: ‘Parlez-en de votre côté à votre camarade, et j’en ferai de même du mien; et si nous y voyons jour, demain au matin nous les ferons embrasser.’ » Le lendemain, Bassompierre arrive avec La Rochefoucauld et Créqui avec Saint-Luc. Ils amènent les adversaires à s’embrasser et les embrassent eux-mêmes « avec beaucoup de témoignages de tendresse et d’affection. »832 Cet exemple montre aussi que plusieurs amis communs des deux amis brouillés peuvent œuvrer ensemble pour réconcilier les adversaires ; ici, ce sont deux médiateurs qui se mettent d’accord pour que chacun d’entre eux amène un des amis brouillés à venir au raccommodement. Le rituel du raccommodement n’est pas nécessaire si la différence de rang entre les deux amis brouillés est très considérable ; cela concerne donc les cas où la théorie du clientélisme parle d’une relation entre patron et client. Beauvais-Nangis en fournit un exemple. Quand Henri II de Condé lui préfère M. de Montferrand, Beauvais-Nangis quitte sans hésiter le service dans l’armée de Condé. Celui-ci s’irrite d’abord, mais le lendemain, il fait venir Beauvais-Nangis et lui écrit même une lettre de recommandation pour la cour royale. Tour cela se passe sans qu’un médiateur soit impliqué.833 831 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 341f. 832 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 43f. 833 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 207f. 313 Comme nous l’avons déjà mentionné, les amitiés peuvent quelquefois naître après un duel. Dans de tels cas, les sources ne mentionnent pas de médiateur. Cependant, cette contradiction n’est qu’apparente. Une fois qu’on s’est battu, on n’a plus besoin de médiateur. On a montré qu’on n’évite pas le conflit armé. Après un duel, on n’a plus besoin non plus de demander pardon. Après le combat, les adversaires sont donc libres de se lier d’amitié ou bien de se réconcilier. Les rituels de translation de l’amitié Les aristocrates de l’époque moderne conceptualisent l’amitié d’abord comme une relation entre individus. Mais une fois conclue, elle peut s’étendre aux familles des deux amis et ainsi devenir une alliance entre deux maisons nobles. Cela veut dire que la mort de l’ami termine la relation entre individus, mais pas celle entre familles. La discontinuité de l’amitié entre individus est surmontée par la continuité de l’amitié entre familles. Les rituels de translation de l’amitié servent à assurer cette continuité. Il y a plusieurs manières de léguer des amitiés. Une première différence qu’on peut introduire est celle entre la manière implicite et la manière explicite de léguer. La façon implicite signifie tout simplement que le fils continue les amitiés de son père sans que celles-ci soient transmises par un acte qui exprimerait cette transmission. C’est possible parce qu’un aristocrate cultive souvent des relations individuelles avec plusieurs membres d’une même famille. Les archives de Chantilly montrent qu’un seul partenaire écrit souvent une lettre au prince de Condé et une au duc d’Enghien à la fois. Quelquefois, ce sont même quatre lettres qui arrivent en même temps : au prince et à la princesse de Condé et au duc et à la duchesse d’Enghien. La manière explicite de léguer des amitiés consiste à obliger les enfants ou d’autres héritiers à continuer de cultiver certaines amitiés. Une telle obligation se trouve par exemple dans les mémoires de Beauvais-Nangis. Ces mémoires sont adressés au fils de l’auteur, ils ont été écrits avec une intention pédagogique. Beauvais-Nangis mentionne M. d’Elbène, à qui il doit une augmentation de sa pension, et exhorte son fils à continuer cette amitié : « Je suis bien ayse de vous faire remarquer ceste particularité, afin de vous souvenir de ceste obligation, et que vous continuez à toute sa maison l’affection et l’amitié que je leur ay tousjours témoignée. »834 Il mérite d’être noté que c’est aussi l’obligation qui est transmise à l’héritier, 834 Ibid., p. 147. 314 qui est donc tenu de se montrer reconnaissant pour des services rendus à son père – cela procède d’une logique de l’amitié selon laquelle un service rendu à un individu est à la fois un service rendu à toute sa famille. L’exemple cité renvoie aussi à une deuxième différence entre les manières possibles de transférer l’amitié. Ici, l’héritier est obligé de façon écrite ; mais il y a aussi la possibilité d’exprimer cette obligation de façon orale. Un exemple qui montre cela se trouve dans les mémoires d’Estat de Nicolas de Villeroy. Il raconte comment son ami Jean de Nogaret, seigneur de La Valette lui a recommandé ses enfants en mourant. Quand Epernon, fils de Nogaret, entre à la cour, Villeroy devient pour lui une sorte de mentor, « ce que ledit sieur duc d’Espernon a dit souvent, et que l’amitié qu’il me portoit estoit héréditaire et procédoit de l’obligation que feu son père m’avoit ».835 Le concept d’amitié héréditaire est donc formulé par les contemporains eux-mêmes. Les exemples cités montrent aussi que ce ne sont pas nécessairement toujours les enfants à qui le rituel s’adresse : on peut recommander ses amis à ses enfants, mais on peut aussi recommander ses enfants à ses amis. Un rituel semblable consiste à reconnaître en tant qu’ami le fils d’un ami décédé. C’est chez Bassompierre qu’on en trouve un exemple. Pendant son grand tour, il arrive chez le vice-roi de Naples, Don Henrique de Gusman, comte d’Olivares. Bassompierre lui donne une lettre de recommandation du duc de Lessa. Le vice-roi réagit en demandant Bassompierre et son frère s’ils sont les enfants de M. de Bassompierre, « et comme nous lui eûmes dit que oui, il nous embrassa avec grande tendresse, nous assurant qu’il avoit aimé mon père comme son propre frère, et que c’étoit le plus noble et franc cavalier qu’il eût jamais connu; qu’il ne nous traiteroit pas seulement comme personnes de qualité, mais comme ses propres enfans: ce que véritablement il exécuta depuis, par tous les témoignages d’affection et de bonne volonté dont il se put imaginer. »836 Ici, c’est donc l’ami survivant au lieu de l’ami décédé qui initie la transmission de l’amitié. On trouve aussi le cas de deux fils qui deviennent amis parce que leurs pères l’étaient. M. de Puisieux explique à Beauvais-Nangis que leur amitié s’était formée entre autres raisons « parce que nos pères estoient grands amys ».837 Ici, on arrive au cas limite entre une amitié 835 Nicolas de Neufville, seigneur de Villeroy, Mémoires d’Estat, op. cit., p. 112. 836 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XIX, p. 259f. 837 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 194f. 315 renouvelée et une amitié nouvellement conclue, car aucun des deux ne représente la continuité en sa personne. Les rituels de translation de l’amitié ont donc une double signification : d’une part, ils signifient le renouvellement d’amitiés entre familles, d’autre part, ils fondent de nouvelles amitiés entre individus. La manipulation des rituels Les rituels changent le statut d’une relation ; mais le rituel a seulement un sens si les participants se sentent liés par les résultats du rituel. Dans le cas des rituels d’amitié, ce sont le code de l’honneur aristocratique et quelquefois la présence de témoins nobles qui assurent que le rituel engage les participants. Cependant, cette situation peut donner lieu à la tentation d’instrumentaliser le rituel à des fins manipulatrices. Le rituel de la réconciliation peut servir d’exemple pour ce phénomène. Il invite particulièrement à la manipulation parce qu’un conflit entre les participants entre dans leur calcul. Il y a deux façons de manipuler ce rituel. Premièrement, on peut initier un rituel de réconciliation sans être sincère et ainsi feindre une réconciliation.838 Deuxièmement, on peut essayer de contraindre son adversaire à une réconciliation en le prenant par surprise. Si on arrive à commencer le rituel, les participants risquent un scandale s’ils l’interrompent. Un exemple particulièrement clair se trouve dans les mémoires de Beauvais-Nangis. Il date certes du temps de son père Antoine de BeauvaisNangis, il est donc situé avant la période examinée ici ; nous le citons quand même. Car les rituels continuent à être utilisés au XVIIe siècle ; et avec eux persiste aussi le danger de leur manipulation. Lorsqu’Antoine de Beauvais-Nangis retourne à la cour après sept ans d’une disgrâce que le duc d’Epernon a causée, le roi veut voir les deux adversaires réconciliés. Quand Antoine de Beauvais-Nangis se trouve au Louvre avec son ami M. de Guiche, celui-ci voit le duc d’Epernon. Il va maintenant contraindre les deux à une réconciliation qui est souhaitée par Guiche, mais non par Antoine de Beauvais-Nangis. Il aborde le duc et lui dit : « Monsieur, voilà M. de Beauvais qui vous veut saluer. » Les deux adversaires s’approchent l’un de l’autre ; la distance parcourue exprime leur volonté respective de réconciliation : « Ledit duc d’Espernon fit plus de la moitié du chemin, et vostre grand-père, avec regret, fit l’autre. » Ensuite, Epernon prie Antoine de Beauvais-Nangis de manger avec lui le lendemain ; « ainsi 838 Philippe Buc, The Dangers of Ritual. Between Early Medieval Texts and Social Scientific Theory, Princeton/Oxford, 2001, p. 8. 316 ils furent en apparence réconciliés. »839 La formule « en apparence » exprime cependant que cette réconciliation n’est pas durable; en effet, Beauvais-Nangis dit ensuite que l’amitié se brise peu après. Certes, les rituels créent une certaine pression sociale, mais ils ne peuvent pas assurer seuls la stabilité des amitiés qui sont ainsi créées, rétablis ou transmises. Les gestes de l’amitié Les gestes de l’amitié sont beaucoup plus divers que ses rituels.840 Le nombre potentiel de changements de statut de l’amitié est limité, tandis que le nombre des possibilités de montrer l’amitié est beaucoup plus grand. Dans les sources, on rencontre souvent la notion de « marques d’amitié » ;841 sans vouloir surévaluer ce fait, on peut quand même dire qu’une conception selon laquelle l’amitié se manifeste dans des signes visibles n’est pas étrangère aux contemporains. Si on veut introduire des subdivisions dans ce champ vaste des gestes, on ne peut pas totalement échapper à l’arbitraire. Nous proposons huit grandes catégories. Le premier groupe de gestes analysés sera celui des gestes corporels. Les visites et l’hospitalité sont sous plusieurs aspects des domaines complémentaires. Les gestes de la consommation commune et du loisir commun restent dans les limites des normes sociales, ce qui ne vaut pas pour les actes qui consistent à briser un tabou ensemble. Tandis que ces derniers s’adressent à un public, les actes qui consistent à suspendre l’étiquette entre amis s’adressent aux amis euxmêmes. L’échange de cadeaux sera placé à la fin de cette analyse : il forme une transition aux services d’amis qui seront l’objet du chapitre suivant. Il y a une transition graduelle du cadeau à dimension surtout symbolique à la ressource d’échange à dimension surtout matérielle. Les gestes corporels 839 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 40. 840 L’analyse des gestes dans l’Europe du Moyen Âge a été entreprise par Jean-Claude Schmitt, La raison des gestes dans l’Occident médiéval, Paris, 1990. Selon Schmitt, les gestes sont centraux dans la civilisation médiévale ; loin d’être de simples illustrations, ils créent en effet les faits qu’ils rendent en même temps visibles, peuvent ainsi créer des hiérarchies, cf. ibid., p. 14. Le sujet du corps est aussi présent dans un volume qui rassemble plusieurs articles de Jean-Claude Schmitt, cf. idem, Le corps, les rites, les rêves, le temps. Essais d’anthropologie médiévale, Paris, 2001. 841 Comme par exemple chez Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 98. 317 Le cérémonial courtois est dans une grande mesure une action des corps. Bien que la société courtoise discipline les corps (comme le montrent par exemple les pas de danse très compliqués dont consiste le menuet), cela ne signifie pas du tout la disparition de la dimension corporelle : c’est précisément l’acte de discipliner les corps qui montre l’importance de ceux-ci. Des cérémonies comme le lever du roi concernent particulièrement le corps du roi, qui est habillé selon des formes fixées. Il n’est donc pas étonnant que l’amitié, elle aussi, soit montrée par des gestes corporels. Au préalable, on peut constater qu’un geste corporel qui est aujourd’hui un geste de courtoisie très important, à savoir la poignée de main, ne figure pas dans les sources examinées ici. Ce geste, cependant, se trouve dans les textes du Haut Moyen Âge, comme l’historien Karl Leyser l’a montré ; là, c’est un signe de l’égalité des partenaires, ce qui fait qu’il est utilisé avec parcimonie.842 Comme cette signification se trouve encore à l’époque contemporaine,843 cela vaut très probablement aussi pour l’époque moderne, ce qui limite déjà fortement l’utilisation possible de la poignée de main. Si jamais ce geste a été utilisé dans la société de cour du XVIIe siècle, son utilisation doit avoir été très restreinte, car il n’apparaît même pas dans les énoncés faits en passant dans les sources. Il est aussi possible que les nobles voient la poignée de main comme un geste bourgeois et marchand et que, pour cette raison, ils la rejettent en tant que mode de comportement non aristocratique. Le geste corporel le plus important est l’accolade. Elle figure dans le raccommodement, mais elle sert aussi de signe de visualisation de l’amitié. Bussy-Rabutin décrit une rencontre avec Mazarin, qui, dans ses lettres, assure souvent Bussy de son amitié. Quand ils se rencontrent, la scène suivante se passe : « Le cardinal me promit qu'il seroit à la cour, il m'enverroit des ordres pour faire (lever) des troupes [...] et me confirma, en m'embrassant, les promesses qu'il m'avoit faites d'abord de contribuer à ma fortune. »844 Ici, l’accolade est un signe du renforcement de l’amitié, un signe qui est associé explicitement à la confirmation de promesses. L’accolade est aussi possible dans des relations qui peuvent être qualifiées d’amitiés unilatérales. Gourville est quelquefois désigné comme ami par Condé,845 mais tout au long de ses mémoires, il ne se désigne jamais comme ami du prince. Malgré cela, le prince le serre dans ses bras lorsqu’il lui dit au revoir pour l’envoyer au cardinal Mazarin, « pour 842 Karl Leyser, « Ritual, Zeremonie und Gestik », op. cit., p. 3-5. 843 Je remercie Monika Wienfort pour cette indication. 844 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 223-224. 845 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 26f. 318 tâcher de cimenter l'amitié qu'il me disait être commencée entre lui et Monsieur le Cardinal. »846 Cela se produit au début de l’année 1660. Au XVIe siècle, les accolades sont communes lorsque de bons amis se saluent, comme par exemple quand Thou fait un voyage en Suisse en 1589 et qu’il rencontre par hasard, près de Soleure, l’ambassadeur français Nicolas Brûlart de Sillery : « Il [sc. Thou] le reconnut, et, mettant aussitôt pied à terre avec toute sa suite, il courut l’embrasser comme son intime ami, et demeura avec lui pendant quelques jours. »847 Cela est encore vrai au XVIIe siècle. On peut noter que l’accolade fait partie d’un code de conduite nobiliaire international : Buckingham et Bassompierre s’enlacent en se disant au revoir, lorsque la légation de Bassompierre retourne en France.848 Finalement, les accolades sont aussi des signes de félicitation : lorsque Bassompierre obtient le titre de maréchal, toutes les personnes présentes au conseil le serrent dans leurs bras.849 L’accolade peut aussi être utilisée pour distinguer l’ami au milieu d’autres personnes présentes. Quand Bussy-Rabutin arrive à Montrond, le 24 août 1652, Palluau le salue en le serrant dans ses bras ; il ne salue les autres nobles qui arrivent qu’avec des compliments. Il exprime ainsi la différence entre la relation étroite qu’il entretient avec Bussy-Rabutin et les rapports avec les autres nobles. De plus, il vient une demi-lieue à l’encontre de BussyRabutin, ce qui est un autre geste de l’amitié.850 Le baiser entre hommes est déjà problématique au XVIIe siècle. Contrairement au Moyen Âge,851 le baiser sur la bouche est un signe sexuel à l’époque moderne – entre hommes, il est donc un signe de l’homosexualité. En conséquence, on l’évite entre amis. Plus généralement, la proximité physique est un signe de l’amitié. On peut citer comme exemple la chambre qu’on partage quand on voyage. Beauvais-Nangis raconte qu’il loge lors d’un voyage avec M. de Givry, parce qu’il s’est querellé avec son ami M. de Dunes (ce qui implique que normalement, c’est avec M. de Dunes qu’il loge). Lors de leur réconciliation, Dunes promet de ne plus jamais partager le logis avec quelqu’un d’autre, et il garde cette 846 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 121. 847 Jacques-Auguste de Thou, Mémoires, op. cit., p. 345. 848 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 77. 849 Ibid., tome XX, p. 486. 850 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 329. 851 Pour le baiser parmi des hommes cf. Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe, op. cit. ; Alan Bray, The Friend, op. cit. 319 promesse jusqu’à sa mort.852 Quelquefois, les amis vont jusqu’à partager le même lit. BussyRabutin pratique cela ensemble avec son ami Chavagnac. Celui-ci l’avait introduit chez un comte dont Bussy-Rabutin veut séduire la femme – ce qu’il avait dit à Chavagnac auparavant. En parlant au comte, Chavagnac affirme à quel point l’amitié entre lui et Bussy-Rabutin est étroite. L’acte de partager le même lit peut donc aussi être compris comme une partie de la mise en scène de l’amitié : « Le lendemain, Chavagnac me présenta au mari, auquel il avoit déjà dit qu'il vouloit donner ma connoissance, que j'étois le meilleur homme du monde et le meilleur de ses amis, et cela afin qu'il ne cherchât point d'autres raisons quand il nous verroit ensemble; je couchois même avec lui, parce que c'étoit la nuit que je pouvois entretenir la comtesse. »853 Cela montre que le constat de Klaus Oschema, selon lequel au Moyen Âge, le contact physique n’a pas les fortes connotations sexuelles qu’il prend à l’époque contemporaine,854 vaut aussi pour l’époque moderne. Il faut ajouter qu’à l’époque moderne, la manière dont on fait la distinction entre gestes associés à l’amitié et gestes associés à l’homosexualité est différente à la fois de celle du Moyen Âge (en ce qui concerne par exemple le baiser) et de celle de l’époque contemporaine (en ce qui concerne par exemple le lit qu’on partage). On peut aussi montrer la proximité physique dans le contexte de la cour. Une possibilité de le faire est de voyager dans le même carrosse. Le choix des personnes qui occupent les places libres dans le carrosse d’un Grand implique nécessairement une distinction, parce que la proximité d’un Grand augmente la réputation des personnes qui voyagent avec lui. Gourville, un homo novus d’origine roturière qui peut gagner bien des amis nobles en France et à l’étranger, décrit un tel évènement qui se passe pendant son exil à Bruxelles. Lorsque le nouveau gouverneur Castel-Rodrigo arrive à Bruxelles, le duc d’Arschot, un ami de Gourville, voyage en carrosse à l’encontre du gouverneur et offre à Gourville une des places dans le carrosse : « M. le duc d'Arschot me donna une place dans son carosse, avec M. le prince d'Arenberg et M. le comte de Fürstenberg, qui était de leurs amis et des miens. »855 852 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 88f. 853 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 103. 854 Klaus Oschema, Freundschaft und Nähe, op. cit., p. 21. 855 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 152. 320 Arenberg et Arschot sont des frères, les deux autres personnes dans le carrosse sont liées d’amitié aux deux frères et aussi l’une à l’autre. Visites L’époque moderne dispose d’un seul moyen de communication à distance qui est la lettre.856 Cependant, l’interaction par le truchement de lettres est peu sûre : une lettre n’arrive pas toujours, elle peut se perdre ou être interceptée par d’autres personnes que le destinataire. De surcroît, la communication par lettres implique des délais qui peuvent être considérables, en fonction de la distance. Ces circonstances contribuent au moins au fait que les visites chez les amis sont d’importants signes de l’amitié.857 Si un noble passe par une région où il a des amis, il leur rend visite. D’une part, il leur donne ainsi une occasion à l’hospitalité, et d’autre part, il les honore et il leur montre son affection. Passer par le lieu où vit un ami sans lui rendre visite, c’est lui montrer du mépris. Dans une lettre, Bussy-Rabutin reproche à Coligny-Saligny de ne lui avoir pas rendu visite: « Est-ce vous, mon cher cousin, qui passez à ma porte à l'entrée de la nuit sans venir coucher chez moi? Quoy! mon parent, mon amy, qu'il y a dix ans qui ne m'a vu, me faire un tour comme celui-là! » Il conclut que Coligny-Saligny ne s’intéresse plus à lui : « Nous nous serions montrés l'un à l'autre la fermeté avec laquelle nous soutenons notre mauvaise fortune. Mais enfin puisque tout cela vous est indifférent je me contenteray de vus dire Adieu. »858 Si, lors d’un voyage, on rencontre un ami par hasard, il est obligatoire d’accepter son invitation et de rester chez lui pour un certain temps – si on déclinait une telle offre, cela reviendrait à un affront. Bussy-Rabutin se trouve dans une telle situation lorsqu’il entreprend un voyage en Bourgogne : « J'y trouvai Sévigné et sa femme; ce 856 On pourrait objecter que les nobles pourraient aussi faire transmettre des informations de façon orale en employant des messagers; cependant, cela ne signifie précisément pas l’utilisation d’un médium de communication. Au contraire, c’est une personne qui intervient en tant que transmetteur, avec tous les risques (trahison du messager, altération du message) que cela implique. 857 Si l’on veut reformuler cela en utilisant le langage de la théorie des systèmes sociaux, on peut dire que tandis que la communication par lettres est une communication avec des personnes absentes, les visites sont une forme de communication entre personnes présentes. 858 Jean de Coligny-Saligny, Mémoires, op. cit., p. 129. – La mauvaise fortune respective que les deux doivent supporter, c’est la goutte de Coligny-Saligny et le bannissement de Bussy-Rabutin, qui ne doit plus se montrer à la cour. 321 qui m'obligea d'y séjourner six jours ».859 Lors d’un voyage, quand on est l’invité d’un noble, on essaye cependant de rendre aussi visite à d’autres amis dans la région. Lors d’un voyage, Bussy-Rabutin et son ami Beauvoir sont les invités d’une comtesse. Pendant que BussyRabutin reste chez la comtesse, Beauvoir rend visite pour trois jours à un ami dans le voisinage, avant qu’il ne retourne et qu’ils continuent leur voyage ensemble.860 Tandis que de telles visites, qui résultent de circonstances fortuites, actualisent l’amitié dans des périodes normales, il y a aussi des visites dans des circonstances de crise, qui revêtent ainsi un caractère de signe particulier de solidarité. Cela concerne les visites chez les malades, chez les disgraciés et chez les incarcérés. Il est considéré particulièrement vertueux de rendre visite aux malades, car il est possible qu’on n’en bénéficie pas au niveau politique ou matériel. Surtout quand le malade ne vit pas ou plus à la cour, il ne peut plus guère exercer d’influence politique. La visite qu’on lui rend revêt donc le caractère d’un acte d’altruisme. Cela est d’autant plus vrai quand la vie du malade est en danger. Gourville mentionne ce raisonnement lorsqu’il décrit la situation dans laquelle il écrit ses mémoires en 1702. A cause d’une plaie enflammée, il est alité depuis 1696 ; on craint pour sa vie, et cela d’autant plus qu’il a déjà 75 ans. Il survit à la maladie, mais pour une longue période, il ne peut pas marcher sans aide. Pendant ce temps, il observe le comportement de ses amis : « mes amis, qui étaient en grand nombre, me vinrent voir une fois ou deux chacun, et, jugeant apparemment que je ne pourrais plus être bon à rien, ils se contentèrent d'envoyer quelque temps savoir de mes nouvelles, hors mes plus particuliers, en petit nombre, qui ont continué à me voir. »861 Si le malade souffre d’une maladie contagieuse, le visiteur met en danger sa propre santé. C’est aussi pour cela que les visites chez les malades sont des signes d’une affection particulière. La Grande Mademoiselle raconte avec beaucoup d’admiration que Madame d’Epernon lui a rendu visite lorsqu’en 1650, elle souffrait de la petite vérole : « elle eut tant de bonté et d'amitié pour moi qu'elle me voulut voir en cet état. »862 Le grand Condé invertit ce geste d’amitié en barrant la chemin de Louis XIV, lorsque celui-ci veut en 1686 rendre visite à la duchesse d’Enghien863 qui souffre de la petite vérole. Cet épisode entre dans l’histoire 859 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., tome 1, p. 172. 860 Ibid., p. 77. 861 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 25f. 862 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 88. 863 Elle est la belle-fille de Condé, ce que son titre indique ; elle est née duchesse de Bourbon, fille naturelle de Louis XIV avec Mme de Montespan. 322 parce qu’il a pour conséquence que Condé lui-même contracte la petite vérole, dont il meurt peu après.864 Il n’est donc pas étonnant que la visite chez les amis fasse partie des vertus pour lesquels on loue les amis dans les éloges.865 Le père Bergier mentionne, quand il fait l’éloge des qualités d’ami de Condé, que celui-ci avait rendu visite à ses amis malades et que, quand cela n’était pas possible, il leur avait du moins envoyé quelqu’un d’autre : « Ses amis estoient-ils affligez, il s'affligeoit avec eux; estoient ils incommodez, malades, il les envoyoit visiter plusieurs fois le jour, il les visitoit luy-mesme, & il ne falloit que voir son visage, pour sçavoir l'estat de leur santé. J'estois un jour à Chantilly avec luy, quand il apprit que Mr le maréchal de Grammont estoit tout d'un coup tombé malade dangereusement à la Cour, il partit une heure aprês pour se rendre incessamment auprês d'un amy, dont il avoit éprouvé la fidélité dans tous les temps de sa vie, bons & mauvais. »866 Les visites chez les prisonniers représentent un signe particulier de l’amitié, car elles sont des signes de solidarité en temps de crise. Cela se réfère moins aux nobles prisonniers de guerre, qui sont le plus souvent libérés bientôt contre une rançon, mais aux prisonniers embastillés, dont la détention a d’ordinaire des causes politiques et dont la durée est par principe incertaine. Mazarin, par exemple, rend visite à Bassompierre embastillé en 1636 : « le nonce Mazarini, qui s’en alloit le lendemain en sa vice-légation d’Avignon, et qui se disoit fort mon ami, me voulut venir dire adieu ».867 De telles visites sont cependant ambivalentes : d’une part, elles peuvent être dangereuses, car le visiteur montre toujours une solidarité avec le prisonnier, ne serait-elle que partielle ; d’autre part, c’est précisément parce que le visiteur court un risque qu’une telle visite crée une obligation particulièrement forte pour le prisonnier une fois qu’il est remis en liberté. La visite peut aller de pair avec une pétition pour la mise en liberté du détenu ou avec une transmission clandestine d’informations.868 Ainsi, Bussy-Rabutin reçoit une visite d’un des ses amis lorsqu’il est embastillé : « Quinze jours après que je fus à la Bastille, le comte de 864 Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 381-383. 865 Cf. supra, Représentations de l’amitié. 866 François Bergier, De morte Ludovici Borbonii, op. cit., p. 260-273. 867 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 331. 868 Cf. infra, Services entre amis. 323 Guiche m'envoya faire compliment par Jumeaux, mon ami, capitaine de son régiment de cavalerie, et offrit son service auprès du cardinal de Richelieu, dont il avoit épousé la nièce. »869 Gourville, par contre, ne doit pas recevoir ses amis lorsqu’il est embastillé, sur ordre du surintendant lui-même ; et cela bien qu’on ait donné à Gourville la cellule la plus confortable de toute la Bastille et qu’il lui soit permis d’emmener son valet et de s’entretenir avec les autres prisonniers.870 Probablement, le surintendant craint que Gourville ne fasse des projets d’évasion ou qu’il ne prépare des intrigues si ses amis auraient la permission de lui rendre visite. Les mentions fréquentes de visites rendues aux prisonniers et aux malades sont probablement aussi dues à la socialisation religieuse des nobles. Dans l’évangile de Matthieu, lors du Jugement dernier, le Christ dit aux sauvés : « J’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus me voir. »871 Les pratiques de l’amitié nobiliaire peuvent ici aller de pair avec les vertus chrétiennes. Les visites chez les disgraciés sont aussi d’importants signes de l’amitié. Sous l’aspect politique et stratégique, elles ont les mêmes traits caractéristiques que les visites chez les prisonniers. La valeur de telles visites est exprimée de façon particulièrement claire dans un texte qui a été écrit un peu avant la période examinée ici, à savoir les mémoires de JacquesAuguste de Thou (1553-1617). Thou et un autre ami rendent visite à M. de Simié, qui vient d’être disgracié par le duc d’Anjou. Ils viennent « pour lui témoigner que s’ils l’avoient honoré dans sa faveur, ils gardoient pour lui les mêmes sentiments dans sa disgrâce. » Simié leur trouve un grand mérite à lui avoir rendu visite.872 Comme dans le cas des visites chez les disgraciés et chez les prisonniers, les démonstrations de solidarité dans des situations de danger sont des gestes de l’amitié. Ici aussi, l’ami montre son affection en prenant un risque. 1654, lors du siège de Puigcerdà, Bussy-Rabutin prend le commandement d’une section dangereuse de la circonvallation. Bien des nobles restent démonstrativement auprès de lui, pour lui montrer leur solidarité : « je traçois le travail avec 869 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 84. 870 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit. p. 95: « il ne fallait pas qu'aucun de mes amis demandât à me voir. » 871 Mt 25,36. 872 Jacques-Auguste de Thou, Mémoires, op. cit., p. 295: « Simié les reçut avec de grandes marques d’amitié: l’entretien ne roula que sur son malheur. » 324 […] beaucoup de volontaires et d'officiers de cavalerie qui m'avoient voulu témoigner leur amitié en passant la nuit auprès de moi. »873 L’hospitalité Un noble doit l’hospitalité874 à ses amis – cependant, ce n’est pas seulement à eux qu’il la doit. Comme peu d’autres gestes de l’amitié, l’hospitalité a sa propre tradition discursive qu’on peut retracer jusqu’à l’Antiquité. L’hospitalité peut être la conséquence, mais aussi la cause de l’amitié. Pour le XVIIe siècle, on peut distinguer deux formes de l’hospitalité, qui seront appelées ici hospitalité situationnelle et hospitalité régulière. L’hospitalité situationnelle est celle qui résulte de rencontres fortuites ; l’hospitalité régulière signifie qu’un noble loge toujours chez le même ami lorsqu’il se rend au même endroit. Les mémoires de Montglat racontent que Bouthillier (qui deviendra plus tard le père nourricier de Richelieu) accueille chaque fois son ami Barbin lorsque celui-ci fait un voyage à Paris : « Or étant à Melun petit compagnon, il [sc. Barbin] avoit un ami intime chez lequel il logeoit quand il alloit à Paris, nommé Bouthillier, avocat au parlement ».875 Les nobles accordent l’hospitalité non seulement à leurs amis, mais aussi aux parents de ceuxci. Lorsque Condé est emprisonné à Vincennes, les ducs de Bouillon et de La Rochefoucauld organisent le voyage de la princesse et de son fils à Bordeaux, où – comme le raconte l’historiographe Pierre Coste, « il y avoit plusieurs amis du Prince, tout disposés à la recevoir. »876 Pour assurer le voyage, le duc de Bouillon rassemble une escorte : héberger des hôtes et les escorter sont des actions qui vont souvent ensemble.877 Gestes de la consommation commune 873 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 401. 874 Une monographie sur l’hospitalité dans la France moderne manque encore. Pour l’exemple anglais, l’hospitalité aristocratique est examinée par Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, op. cit.. 875 François de Paule de Clermont, marquis de Montglat, Mémoires, op. cit., p. 9f. 876 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 168f. 877 Pour les escortes et le mécanisme du recrutement des amis des amis, qui y joue un rôle important, cf. infra, Services entre amis. 325 Héberger des invités, c’est souvent aussi les régaler. On arrive ici au phénomène de la commensalité.878 Depuis longtemps, les sciences sociales la considèrent comme un signe très important de la proximité, ensemble avec le connubium,879 c’est-à-dire la possibilité et la disposition de conclure des alliances matrimoniales. Les nobles choisissent bien les personnes avec lesquelles ils partagent la même table. Pour la culture nobiliaire du XVIIe siècle, qui garde une forte connotation chrétienne malgré quelques contre-courants libertins, l’importance de la commensalité en tant que symbole est renforcée par la position centrale de la communion dans le christianisme. Le fait que la signification exacte de ce repas commun est un des contentieux principaux entre les dénominations chrétiennes accentue encore cette importance. L’aristocratie française de l’époque moderne, très consciente de son rang, ne peut accorder la commensalité à tout le monde ; cependant, au nom de la largesse aristocratique, il est impossible de refuser un repas à quelqu’un. Felicity Heal a montré qu’en Angleterre, on commence dès le XVIe siècle à établir une différence entre la charité, qui est accordée aux pauvres, et l’hospitalité, qui revient aux nobles.880 Une variable importante est le nombre des personnes avec lesquelles on pratique la commensalité. Deux formes extrêmes de la commensalité peuvent être décrites ; elles peuvent servir de types idéaux au sens de Max Weber. C’est d’une part le repas pour un seul ami, et d’autre part la grande fête. Entre les deux, il y a le repas avec quelques amis choisis. La commensalité peut être utilisée de manière stratégique. Gourville embastillé s’assure de la sympathie du gouverneur de la prison en l’invitant à manger du brochet avec lui dans sa cellule ; de cette façon, il n’obtient certes pas qu’on lui permette formellement de recevoir des visites, mais il arrive quand même à contourner cette interdiction : « un jour maigre, ayant fait venir un brochet fort raisonnable, je priai Monsieur le gouverneur d'en vouloir bien manger sa part, ce qu'il m'accorda. Nous passâmes une partie de l'après-dînée à jouer au trictrac, et j'en fus, dans la suite, traité avec beaucoup d'amitié. J'avais la liberté d'écrire et de recevoir des lettres tant que je voulais, et 878 Sur la commensalité cf. Martin Aurell/Olivier Dumoulin/Françoise Thelamon, eds., La sociabilité à table. Commensalité et convivialité à travers les âges, Rouen, 1992 (Publications de l’université de Rouen 178). 879 Pour le connubium cf. infra, Services entre amis, aussi concernant les rôles de l’ami en tant que beau-frère et en tant que marieur. 880 Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, op. cit., p. 15f. 326 quelquefois une personne de mes amis venait demander à voir d'autres prisonniers qui étaient proches de ma chambre: ainsi j'avais l'occasion de lui pouvoir parler ».881 Il est certainement important dans ce contexte que le gouverneur de la Bastille est la seule personne invitée par Gourville pour ce repas ; ainsi, Gourville lui réserve l’honneur de la commensalité – et le passage cité montre qu’en conséquence, le gouverneur se sent obligé à alléger les conditions de détention de Gourville. La coutume d’inviter de petits groupes d’amis est courante, en temps de paix comme en temps de guerre. Les officiers d’une même armée s’invitent mutuellement à des repas pendant les campagnes. Bussy-Rabutin décrit un repas auquel il participe pendant qu’il participe au siège de Lérida que Condé conduit en 1647 : « Le chevalier de la Valière, maréchal de camp de jour à la tranchée du maréchal de Gramont, me sachant de garde à la tranchée du prince, m'envoya prier du grand matin à dîner, me mandant que Barbantane, lieutenant des gendarmes d'Enghien, et Jumeaux, maréchal de bataille, deux de mes meilleurs amis, s'y trouveroient. »882 Les nobles peuvent emmener à leur tour des amis à de tels repas, comme Condé le fait pendant ce même siège de Lérida : « Le 11 [juin 1647], le prince, qui aimoit fort la Moussaye, lui envoya dire de venir dîner avec lui chez Marchin où il étoit prié. »883 Certes, le prince de Condé a une position d’exception. Il peut donc plus facilement que d’autres nobles emmener des personnes qui n’ont pas été invitées par l’hôte ; par contre, les normes de conduite aristocratique exigent de ne pas renvoyer des personnes supplémentaires, mais de démontrer la générosité, la largesse.884 La fête est un acte de commensalité avec beaucoup de personnes et ainsi un geste d’affection envers beaucoup de personnes à la fois. Cependant, elle a aussi des aspects qui vont au-delà du champ de l’amitié. Elle est une conspicuous consumption,885 c’est-à-dire elle montre l’abondance financière réelle ou prétendue – la pratique de tenir table ouverte, c’est-à-dire la pratique de régaler un nombre quelconque de personnes non invitées, fait partie de l’éthos 881 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 95. 882 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 147-148. 883 Ibid., p. 151. 884 Pour l’idée de la largesse cf. Jean Starobinski, Largesse, Paris, 1994. 885 Cf. Thorstein Veblen, The Theory of the Leisure Class, op. cit. 327 nobiliaire. De plus, la fête revêt un caractère agonal, elle est donc un potlatch886 – l’arrestation de Foucquet, qui ose donner une fête plus somptueuse que Louis XIV lui-même, le montre clairement. Lors de telles occasions, on partage, certes, le repas avec beaucoup de personnes ; cependant, l’attribution d’honneur peut être différenciée ici aussi, à savoir par la configuration spatiale des places où sont assis les invités. On peut les placer dans différentes salles ; à l’intérieur d’une salle, on peut mettre différentes tables pour des invités de différents rangs ; finalement, parmi les personnes assises autour d’une même table, le plan de table peut exprimer des différences.887 Les loisirs partagés A part la commensalité, il y a toute une gamme d’activités que les nobles peuvent exercer en commun. Comme les nobles n’ont pas de métier au sens que nous attachons à ce mot,888 le terme de « loisir » ne peut être qu’une construction heuristique ; il désigne ici les activités qui n’appartiennent ni au cérémonial courtois ni au métier du soldat. Parmi de telles occupations, une des plus importantes est la chasse.889 Elle est particulièrement apte à la mise en scène de bonnes relations, car elle est une occupation spécifiquement aristocratique, et on ne la pratique pas seul. A l’époque moderne, on ne chasse pas avec des armes à feu, mais soit avec l’arc et la flèche (chasse à tir) ou bien avec des meutes de chien (chasse à courre), ce qui est la forme classique par excellence de la chasse. 886 Cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit., que nous avons utilisé ici dans sa version allemande, idem, Die Gabe, op. cit., p. 77-119. 887 Felicity Heal, Hospitality in Early Modern England, op. cit., p. 31f. 888 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaft, op. cit., p. 94. 889 Pour la chasse dans la France moderne cf. Philippe Salvadori, La chasse sous l’Ancien Régime, Paris, 1996 ; Claude d’Athenaise, ed., Chasses princières dans l’Europe de la Renaissance, Arles, 2007. La revue XVIIe siècle a consacré un cahier thématique au sujet, cf. XVIIe siècle, 57/1, 2005 [cahier thématique « Chasse et Forêt au XVIIe siècle»]. – Pour l’histoire de la chasse dans le contexte européen cf. Martin Knoll, Umwelt – Herrschaft – Gesellschaft. Die landesherrliche Jagd Kurbayerns im 18. Jahrhundert, St. Katharinen, 2004 (Studien zur neueren Geschichte 4); Werner Rösener, Die Geschichte der Jagd. Kultur, Gesellschaft und Jagdwesen im Wandel der Zeit, Düsseldorf/Zurich, 2004; Wolfram Martini, Die Jagd der Eliten in den Erinnerungskulturen von der Antike bis in die Frühe Neuzeit, Gœttingue, 2000 (Formen der Erinnerung 3). 328 On ne part pas seul à la chasse, car pour la chasse à courre, on a besoin d’une meute, dont l’entretien est cher. Le possesseur d’une meute (qui quelquefois est aussi le possesseur du domaine) prend donc l’initiative : c’est lui qui invite d’autres personnes à participer à la chasse ; c’est déjà une distinction. Gourville décrit que ses amis nobles à Bruxelles lui font l’honneur de l’inviter à chasser avec eux pendant son séjour à la capitale des Pays-Bas espagnols à la fin de 1664 et au début de 1665 ; ce qui ne va pas du tout de soi, car Gourville est un homo novus d’origine roturière : « J'allais très souvent à la chasse du cerf avec M. le duc d'Arschot, et à celle du chevreuil avec M. le prince d'Arenberg, qui avait une meute, et quelquefois avec celui qui en avait une entretenue par le roi. »890 On peut faire un honneur supplémentaire à quelques-uns des participants en leur offrant des trophées de chasse. On peut citer ici par exemple les « honneurs du pied » : cette distinction est réservée à celui parmi les invités qui a particulièrement contribué à capter l’animal. Solennellement, on lui présente la patte antérieure droite de l’animal ; cette patte est ensuite naturalisée en tant que « pied d’honneur ». Le jeu de hasard est une autre pratique qui met en scène l’amitié. Nous avons déjà mentionné Gourville qui joue au trictrac avec le gouverneur de la Bastille et qui utilise le jeu de manière stratégique pour cultiver sa relation au gouverneur et pour obtenir des conditions de détention moins sévères. Comme ce sont souvent des sommes considérables qui sont en jeu, il est un signe de confiance de jouer avec quelqu’un, parce qu’on montre qu’on se fie à son honnêteté. Mais précisément parce que l’argent fait partie du jeu, il est aussi source potentielle de conflits. Le chevalier de Méré et le maréchal de Clérambault renoncent pour cette raison à mettre de grandes sommes en jeu : « Leur jeu n'estoit qu'un amusement, et c'est ainsi qu'il en faut user avec ses vrais amis: Car si le grand jeu ne détruit l'amitié, du moins elle en pouvoit estre altérée. »891 D’autres jeux de société peuvent, eux aussi, exprimer l’affection : que Chamillart soit devenu ministre à cause de sa position de partenaire de billard de Louis XIV ou non, toujours est-il qu’une telle association de deux personnes qui jouent régulièrement ensemble est un signe de proximité.892 S’éloigner de la cour ensemble est un autre geste de l’amitié. Nous avons déjà renvoyé à Bussy-Rabutin et Chavagnac qui voyagent en province ensemble. Mais aussi les promenades à pied et à cheval sont des signes de proximité. Gourville en donne un exemple : à Bruxelles, 890 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 153. 891 Chevalier de Méré, Les Conversations, ed. Charles-H. Boudhors, op. cit., p. 23. 892 Cf. François Bluche, L’Ancien Régime, op. cit., p. 47. 329 il a un statut ambigu, il est à la fois exilant et envoyé extraordinaire. Il a de bonnes relations avec l’ambassadeur français : « Je passais mon temps avec Monsieur l'ambassadeur, mes camarades et ses domestiques dans les promenades ordinaires, et souvent, le soir après souper, nous montions à cheval pour aller promener dans les champs et goûter le bon air, que nous y sentions d'une fraîcheur à faire plaisir. »893 Enfreindre des tabous et des lois ensemble On peut aussi mettre en scène l’amitié en brisant des règles ensemble. De façon heuristique, on peut distinguer trois niveaux. Premièrement, on peut contrevenir ensemble aux règles de la bienséance ; deuxièmement, on peut enfreindre la loi ensemble, et troisièmement, on peut procéder ensemble à la révolte ; ce dernier phénomène, cependant, sort du domaine des gestes de l’amitié et renvoie aux problématiques des services d’amis, de la loyauté et de l’obligation. La débauche et l’excès alcoolique commun sont des possibilités de provoquer ensemble ceux qui tiennent à ce que les règles de la courtoisie soient respectées. L’excès alcoolique commun est en outre une forme extrême de la commensalité. Lenet le montre de façon anecdotique lorsqu’il mentionne comment, un jour, il arrive chez le prince de Condé qui l’a appelé : « Je le trouvai dans son lit où il étoit encore, quoiqu’il fût près de midi », note-t-il, car le Prince est « fatigué d’une grande débauche qu’il avoit faite la veille à Saint-Cloud avec le roi d’Angleterre ».894 Les nobles qui s’associent pour rendre visite aux prostituées brisent aussi un tabou ensemble. De telles transgressions qui violent de façon ciblée les règles de la bienséance peuvent servir aux amis à se distancier ensemble de la société – et c’est précisément cela qui intensifie leur liaison. Le futur Grand Condé pratique cela dans sa jeunesse ensemble avec ses « Petits-maîtres ». On pourrait supposer que cette débauche démonstrative a un rapport au fait que son père, Henri II de Bourbon, est devenu un dévot après sa conversion au catholicisme ; il adhère donc a un courant particulièrement rigoriste au sein de l’Eglise catholique.895 L’excès commun peut même avoir une fonction de prélude à la révolte armée commune. Henri II de Bourbon confirme en 1616 son alliance avec les Parlementaires par une 893 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 190. 894 Pierre Lenet, Mémoires, op. cit., p. 196. 895 Katia Béguin, Les princes de Condé, op. cit., p. 42. 330 « débauche » commune. Katia Béguin constate qu’en 1649, Louis II de Bourbon montre de la même façon sa solidarité avec les Frondeurs, à savoir par des repas, danses et fêtes communes.896 Quand l’acte de briser des tabous n’est pas le commencement d’une révolte, le risque pour ceux qui y participent est petit ; ceci n’est pas le cas quand c’est la loi qu’on enfreint. Une loi en particulier est très souvent enfreinte par les nobles, c’est celle qui interdit le duel. Bien sûr, ce n’est pas le duel lui-même qui est un geste d’amitié, mais l’acte de se solidariser avec l’un des deux duellistes. L’interdiction du duel n’est pas du tout symbolique, car les duellistes confondus sont punis.897 Ainsi, ce geste d’amitié revêt le caractère d’une épreuve de courage. Le duel peut donner lieu à deux services d’amitié898 importants : d’une part, on peut remplir la fonction de second, et d’autre part, on peut soutenir des duellistes qui sont poursuivis par les autorités. Ce que les sources utilisées ici ne mentionnent pas, par contre, c’est la pratique de mettre à l’épreuve l’ami en feignant d’avoir besoin de son aide d’une façon qui force l’ami de contrevenir à loi, comme cela est recommandé dans des traités allemands contemporains à nos sources.899 La révolte commune est aussi un signe très fort de l’amitié. Dans le cas de la révolte, cependant, le caractère de service d’amitié, et donc par conséquent l’aspect de l’aide concrète, est du moins aussi fort que dans le cas du duel. Assister à un ami qui se révolte contre le roi a, certes, un aspect symbolique, mais l’aspect militaire et politique est du moins aussi important que l’aspect symbolique. A la fin de ce paragraphe, nous mentionnons un cas particulier : l’acte d’enfreindre la loi pour un ami qui est déjà mort. Ce cas se trouve chez Beauvais-Nangis. Son meilleur ami, un certain 896 Ibid., p. 107. 897 Bien que les duellistes soient souvent graciés après examen de leur cas individuel, il n’en reste pas moins qu’en principe, la participation à un duel est puni d’exécution. De plus, déjà le concile de Trente avait décidé d’excommunier les duellistes, cf. François Billacois, article « Duel », in François Bluche, ed., Dictionnaire du Grand Siècle, op. cit., p. 503f, ici p. 503. 898 Cf. infra, Services entre amis. 899 Heiko Droste, « Die Erziehung eines Klienten », in Stefan Brakensiek,/Heide Wunder, eds., Ergebene Diener ihrer Herren? Herrschaftsvermittlung im alten Europa, op. cit., p. 36-38. – Dans le traité du prédicateur luthérien Johann Balthasar Schupp, « Freund in der Not » (1657), qui est cité dans cet article, il est recommandé au protagoniste du texte d’abattre un animal, de mettre le cadavre dans un sac et d’aller voir les amis de son père. Il lui est recommandé de feindre d’avoir tué un homme : son vrai ami, d’après le traité, est seulement celui qui consente à l’aider à faire disparaître la dépouille. 331 M. de Dunes, s’est querellé avec un membre de la famille Marets, l’a tué et a trouvé lui-même la mort dans ce combat. La justice de Provins a saisi la dépouille de Dunes, mais la famille Marets veut engager une procédure contre lui, bien que ce soit à titre posthume. Maintenant, et Marets et Beauvais-Nangis rassemblent leurs amis pour s’emparer de la dépouille de Dunes. Beauvais-Nangis est plus rapide, et il arrive à remettre le corps de son ami à la famille de celui-ci. Lorsqu’il retourne à la cour, les réactions à son action sont mitigées : les uns offrent leur amitié à l’homme qui est fidèle à ses amis même après leur mort, tandis que d’autres lui reprochent d’avoir réagi de façon exagérée : il aurait dû se contenter d’assister à ses plus proches parents.900 La discussion que les courtisans engagent en se demandant si Beauvais-Nangis est allé trop loin ainsi que l’admiration de quelques courtisans pour son comportement montrent que ce service d’ami sort des limites de ce qui est normal. Ceux qui critiquent Beauvais-Nangis lui reprochent d’avoir agi de façon inconsidérée et d’avoir perdu par sa faute la bienveillance du chancelier (qui est le beau-père de Marets). Mais BeauvaisNangis est d’avis qu’il aurait perdu son honneur s’il n’avait empêché que son ami Dunes soit déshonoré après sa mort.901 Ce qui rend ce passage particulièrement remarquable, c’est le fait que ce cas extrême porte les courtisans à discuter explicitement le code des obligations d’amitié, un code qui normalement est implicite. Suspendre l’étiquette entre amis Entre amis, on peut du moins partiellement suspendre l’étiquette. On peut distinguer deux aspects : d’une part, la relation complexe que l’amitié entretient avec le rang des personnes concernées,902 et d’autre part le rapport de l’amitié aux règles de la courtoisie et aux manières aristocratiques. On peut constater qu’entre amis, on peut communiquer de façon plus informelle qu’avec des personnes qu’on connaît peu. Un passage chez Tallemant des Réaux 900 Nicolas de Brichanteau de Beauvais-Nangis, Mémoires, op. cit., p. 114: « On parla differemment de mon action, les uns approuvant ce que j’avoys fait; et huit jours après, comme je retournay à la court, force gents se vindrent offrir à moy, me priant de les vouloir aymer, puysque j’aymays mes amys jusques après leur mort , et que je quittoys ma fortune pour leur en randre preuve […]. Les autres me blasmerent de my estre porté si violemment, que je pouvoys, sans prendre les affaires si fort à cœur, me contenter d’assister les parens les plus proches. » 901 Ibid., p. 115. 902 Cf. supra, Sémantique des notions d’ « ami » et d’ « amitié », Représentations de l’amitié, Langages de l’amitié. 332 montre cela de façon drastique. Tallemant décrit le baron d’Aspremont comme un homme qui se bat en duel trois fois par jour. Comme il a reçu une blessure lors d’un combat, il se sent mal ; au repas donné par le duc d’Enghien,903 il ne mange donc rien et il s’ennuie. Par ennui, il commence à former de petites boulettes de pain et de les jeter à un de ses amis qui est parmi les invités. Une des boulettes heurte le front d’un invité dont Tallemant ne mentionne pas le nom ; il explique seulement que ce noble n’est présent au repas que précisément ce jour-là. Cet homme craint d’être ridiculisé s’il n’exige pas une explication de la part d’Aspremont. Celui-ci lui répond qu’il n’aura cet explication qu’en se battant en duel contre lui ;904 il faut bien se souvenir que Tallemant raconte toute cette histoire pour montrer à quel point Aspremont est incliné à se battre à chaque occasion qui se présente. Si on lit ce passage à contre-courant, on peut en tirer une information concernant l’amitié : l’ami d’Aspremont qui est la cible des boulettes de pain ne s’en plaint pas ; de toute évidence, il accepte le comportement d’Aspremont comme une badinerie entre amis. L’invité venu d’ailleurs, par contre, se sent offensé par ce même comportement. Les cadeaux La dernière pratique parmi les gestes de l’amitié que nous nommons ici, c’est celle de se faire des cadeaux. D’une part, l’acte de faire des cadeaux est une pratique qui a valeur de signe, c’est donc un geste de l’amitié ; d’autre part, cette pratique annonce déjà le domaine des services d’amitié. Comme la pratique de s’écrire des lettres, la pratique de se faire des cadeaux peut servir à actualiser l’amitié en temps de séparation physique. Cependant, les egodocuments des nobles mentionnent plutôt rarement les cadeaux. Cela n’est pas un simple effet du changement historique de la sémantique : bien que le mot « cadeau » ne prenne son sens actuel qu’au XVIIIe siècle,905 le concept existe bien sûr ; les contemporains parlent de « dons » ou de « présents ». Il faut donc chercher d’autres raisons pour la rareté des témoignages. 903 L’histoire n’est pas datée, mais vraisemblablement, le duc d’Enghien en question est Louis II de Bourbon. 904 Tallemant des Réaux, Historiettes, ed. Antoine Adam, op. cit., tome 2, p. 755. 905 Natalie Zemon Davis, The Gift in Sixteenth-Century France, op. cit., que nous avons utilisé ici dans sa version allemande, idem, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, op. cit., p. 25. 333 D’une part, il est possible que le cas soit similaire à celui de la correspondance entre amis : bien qu’elle soit riche dans les archives, elle est rarement mentionnée dans les mémoires – sauf si l’auteur cite littéralement le contenu d’une lettre qu’il a reçue ou envoyée. Il est donc bien possible que bien des cadeaux soient de petits présents qui ne comptent pas parmi les memorabilia qu’on note dans une autobiographie. Le fait que de tels cadeaux existent est bien prouvé par la note en marge d’une lettre du chevalier de Chéré à Guitaut, favori de Condé ; Cheré lui écrit : « Je feray part à vos amis des gands & pomades qu’il vous a pleu m’envoyer ».906 D’autre part, depuis le XVIe siècle, les lois contre la corruption deviennent de plus en plus strictes.907 Vu cette circonstance, il serait logique que les nobles passent sous silence certains cadeaux, bien que la notion de corruption telle qu’elle existe aujourd’hui n’est pas encore présente au XVIIe siècle, du moins pas avec des standards aussi strictes qu’aujourd’hui.908 Toujours est-il qu’un mémorialiste du XVIIe siècle ne va pas avouer avoir influencé une décision politique en envoyant des cadeaux. Si on accepte des cadeaux, on peut risquer de paraître suspect, surtout si les cadeaux proviennent de l’étranger. Lorsque Gourville, revenu en France après son exil, reçoit huit chevaux de la part du duc d’Hanovre, il prie le roi de trouver bon qu’il fasse don de ses chevaux aux écuries royales, ce que le roi lui accorde.909 On peut supposer que Gourville agit ainsi pour écarter d’emblée d’éventuels soupçons d’espionnage. Un autre aspect du cadeau, aspect qui peut se révéler problématique, c’est qu’il ouvre un échange de dons et qu’il crée ainsi une attente de réciprocité.910 Mais vu que dans les sources, 906 Archives de Chantilly, M XXII 204 (12. 04. 1641). 907 Natalie Zemon Davis, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, op. cit., p. 127-129. – Pour le problème de la corruption cf. aussi Valentin Groebner, Gefährliche Geschenke. Ritual, Politik und die Sprache der Korruption in der Eidgenossenschaft im späten Mittelalter und am Beginn der Neuzeit, op. cit. 908 Natalie Zemon Davis, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, op. cit., p. 129f, explique que l’Ancien Régime ne connaissait pas de mot particulier ayant le sens de « corruption ». 909 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 254. 910 Pour le concept de l’échange de dons cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit. – Pour une critique de la conception que Mauss a développée concernant cet échange cf. Natalie Zemon Davis, Die schenkende Gesellschaft. Zur Kultur der französischen Renaissance, op. cit. ; Marshall Sahlins, Stone Age Economics, New York, 5ième éd. 1981. Pour le sujet de l’échange de dons, il faut aussi nommer Maurice Godelier, L’énigme du don, Paris, 1996, traduit en allemand comme idem, Das 334 de telles attentes sont associées beaucoup plus souvent aux services d’amitié qu’aux cadeaux, nous les discuterons au chapitre suivant. Les symboles de l’amitié Avec les cadeaux, on arrive au domaine des symboles de l’amitié. Si on se fait des cadeaux, on échange des objets. Cela est banal à première vue ; cependant, il faut se rendre compte que la valeur de signe de l’action d‘échanger se transmet à l’objet qui est échangé, qui se charge donc d’une valeur symbolique. Cependant, différents objets ne sont pas tous également aptes à devenir des symboles. L’argent est particulièrement inapproprié : les pièces données ne se distinguent pas d’autres pièces, le cadeau se dissout dans la fortune de la personne qui le reçoit. Les boissons et la nourriture s’y prêtent un peu mieux : celui qui fait le cadeau espère que le destinataire va se souvenir de lui en consommant les aliments qu’il a reçus. Chez l’argent et chez les aliments, la valeur symbolique réside donc surtout dans l’acte de donner, moins dans l’objet échangé. Chaque cadeau est un objet d’échange et chaque objet d’échange est un cadeau. 911 L’échange de cadeaux comporte donc toujours deux aspects, à savoir l’aspect symbolique et l’aspect matériel. Si on donne de l’argent, c’est l’aspect matériel qui prévaut ; mais cela ne veut pas dire que la présence forte d’un des deux aspects diminue nécessairement l’autre. BussyRabutin raconte une histoire où les deux vont ensemble : Saint-Preüil, le gouverneur de Dourlens, a prouvé sa valeur lors de la prise d’Arras; Richelieu l’invite à une réception en présence du roi et de toute la cour, lui confère au nom du roi la charge de gouverneur de la ville conquise d’Arras et lui fait don d’une bague ornée d’un diamant précieux. Comme le cardinal dit explicitement, cette bague est la marque de son amitié.912 Outre le fait que Richelieu distingue bien le don du roi (la charge) et son propre don (la bague), on peut noter ici que le cadeau qui est nommé « marque » de l’amitié possède d’une part une valeur matérielle considérable à cause du diamant, mais que d’autre part, il possède aussi une haute valeur symbolique – pour comprendre cela, il suffit de se rappeler la signification de bagues de fiançailles, d’alliances, de bagues d‘évêques et de bagues à cachet, qui sont Rätsel der Gabe. Geld, Geschenke, heilige Objekte, Munich, 1999, et en anglais comme idem, The Enigma of the Gift, Chicago, 1999. 911 Pour les processus d’échange et les circuits d’obligations liés à ces processus cf. infra, Services entre amis ; ici, par contre, nous traitons des différents cadeaux et de leur valeur symbolique. 912 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 65f. 335 particulièrement importantes pour l’identité de familles nobiliaires. La bague est donc un symbole fort de l’amitié, presque un symbole exagéré. Tandis que dans le cas de l’argent et dans le cas des vivres, l’aspect symbolique réside surtout dans l’acte de donner et que le cadeau lui-même, cependant, est avant tout important pour son utilité matérielle, un cadeau comme la bague est important et sur le niveau matériel et sur le niveau symbolique. Le troisième cas possible est une grande valeur symbolique d’un cadeau dont la valeur matérielle est petite. Cela peut être le cas si l’objet en question est chargé de valeur symbolique soit par les souvenirs personnels de celui qui le donne, soit par un ancien possesseur, peut-être même illustre, dont il évoque la mémoire. Mais le cas le plus fréquent d’un objet dont la valeur symbolique est grande bien que sa valeur matérielle soit petite, c’est le cas de l’autre grand symbole qui caractérise l’amitié outre que le cadeau, à savoir la lettre. Au XVIIe siècle, le prix du papier a considérablement baissé par rapport au Moyen Âge tardif ; la valeur matérielle de la lettre que l’on reçoit n’est donc plus importante. En contrepartie, sa valeur symbolique est grande, et elle peut être augmentée par différentes procédés : on peut varier la longueur des lettres, on peut écrire la lettre de sa propre main, on peut utiliser certaines formules rhétoriques, et, bien sûr, on peut jouer sur le contenu de la lettre.913 Cependant, la matérialité de la lettre n’est pas totalement insignifiante : le choix du matériel sur lequel on écrit, le type des caractères, l’utilisation d’une écriture particulièrement calligraphique – tout cela sont des éléments qui peuvent être utilisés pour souligner l’importance de la lettre. Dans l’époque suivante, la culture de la sentimentalité va encore augmenter l’importance de la matérialité de la lettre, par exemple par le procédé de montrer son émotion en envoyant des lettres trempées des larmes qu’on a versées en les écrivant. Par contre, un autre symbole de l’amitié est encore beaucoup plus séparé de la dimension matérielle que la lettre, c’est le poème de circonstance. D’une part, il est moins formel qu’une lettre très officielle, le support n’est donc pas nécessairement très beau ; d’autre part, ce qu’il souligne, ce n’est précisément pas l’effort matériel, mais l’effort intellectuel qu’on a fait pour faire plaisir à son ami. Chez les services d’amitié, la situation est différente : dans ce domaine, il est bien important lesquelles sont les choses qu’on est prêt à faire pour son ami, si besoin en est. Ce domaine sera le sujet du chapitre suivant. La dimension sexuée des pratiques de l’amitié 913 Cf. supra, Langages de l’amitié. 336 Comme dans les autres domaines examinés dans cette étude, dans le domaine des pratiques de l’amitié se pose aussi la question de savoir en quelle mesure ces pratiques sont spécifiques à l’un des deux sexes ou communs aux deux sexes. Comme il y a des attributions de rôles masculins et féminins, on pourrait supposer que les pratiques de l’amitié soient radicalement différentes pour les deux sexes. Cependant, l’analyse des pratiques montre que, certes, pas toutes les pratiques ne peuvent être mises en œuvre par les deux sexes, mais que tout de même la plupart des pratiques n’est pas réservée ni aux hommes ni aux femmes. Toutes les pratiques qui ont trait à la violence physique sont réservées aux hommes, car la société de cour interdit aux femmes d’employer la violence. Une dame noble ne porte pas d’armes ; il est clair qu’elle ne peut pas se battre en duel.914 En ce qui concerne la chasse, les femmes peuvent tout au plus y participer en tant que spectatrices ; par conséquent, elles ne peuvent pas obtenir des trophées de chasse. La commensalité est ouverte aux deux sexes ; cependant, la débauche, l’excès commun, est une pratique spécifiquement masculine. Une dame noble qui y participerait ruinerait sa réputation. Des pratiques qui seraient spécifiques aux amitiés entre femmes ou aux amitiés entre hommes et femmes ne se trouvent pas dans les textes analysés ici – ce qui ne veut pas dire que nous nierions la possibilité de leur existence. Bien des pratiques sont utilisées par des représentants des deux sexes dans la communication avec des personnes de leur sexe et de l’autre. Cela vaut par exemple pour les compliments. Ici, la position dans l’hiérarchie sociale est la variable décisive. Il est clair que leurs amis doivent de la déférence aux membres des familles royales, princières et ducales – et cela est d’abord indépendant du sexe masculin ou féminin de la personne en question. Ensuite, des différenciations ultérieures existent qui ont, elles, une dimension sexuée : dans un compliment pour un ami masculin, on est enclin à louer les vertus qui sont attribuées aux hommes, comme la bravoure militaire, dans un compliment pour une amie féminine, les vertus attribuées aux femmes, comme la pudeur. Finalement, il y a des pratiques, comme celle de se faire des cadeaux, où une dimension sexuée n’est pas visible. Digression : les pratiques d’autres relations sociales 914 Pour une discussion plus large du duel, cf. infra, Services entre amis. 337 La description des pratiques de l’amitié resterait incomplète si on ne mentionnait pas du moins de façon sommaire les pratiques qui sont caractéristiques d’autres relations sociales dans la société de cour, qui forment donc le contexte immédiat des relations amicales. Il fait partie de l’essence de l’amitié qu’elle se superpose partiellement avec d’autres relations sociales ; et comme nous l’avons montré, la conception moderne de l’amitié se distingue de la conception contemporaine entre autres par le fait que les recoupements avec d’autres relations sociales sont plus larges, de sorte qu’un proche parent, par exemple, peut être désigné par le mot d’ami. Si les sources, en décrivant la relation entre deux personnes, mentionnent des pratiques qui sont caractéristiques d’une autre relation sociale que l’amitié, il faut éviter la conclusion prématurée que les deux personnes en question ne se regardaient pas comme des amis. Nous allons mettre en évidence deux relation sociales : d’une part, la parenté, et sous sa forme biologique que sous sa forme artificielle qui est la relation entre parrain et filleul ; et d’autre part, le champ de la simple connaissance. Nécessairement, les descriptions des pratiques qui correspondent à ces relations seront plus schématiques, plus esquissées que la description des pratiques de l’amitié. Deux choses sautent aux yeux quand on examine le rôle du parrainage dans les egodocuments des aristocrates à la cour : les parrains ne jouent pas un rôle important dans les récits autobiographiques ; et les auteurs aristocratiques ne mentionnent pas que des amis auraient pris la fonction de parrain. Au lieu de cela, dans la haute noblesse, on cherche les parrains le plus souvent parmi les plus proches parents. Le parrain du Grand Condé, par exemple, c’est Louis XIII lui-même. Nous allons bâtir une triple hypothèse concernant ces constats. Premièrement, dans la haute noblesse, il est difficile de trouver une personne dont le rang est assez élevé pour qu’elle puisse remplir la fonction de parrain. Cela a pour conséquence, deuxièmement, que la solution la plus concevable est de choisir au sein de sa propre maison ; cela signifie en outre qu’on honore en même temps les membres de sa famille. Comme en France, pays catholique, seulement un parrain et une marraine sont admis, l’exclusivité de ces fonctions les rend aptes à l’attribution d’honneur. Troisièmement, c’est probablement l’instabilité de l’amitié courtoise qui met les nobles en garde contre l’idée de choisir les parrains parmi leurs amis. On n’a qu’un parrain et qu’une marraine, et on ne peut jamais terminer cette relation, car, une fois établie, elle devient une relation prescrite, analogue à la parenté. Il ne serait pas judicieux de 338 bâtir cette relation, qui liera parrain et filleul tout au long de leur vie, sur une amitié de cour dont la durée n’est pas certaine. Un autre constat qui est probablement en rapport avec ces considérations, c’est que les aristocrates ne choisissent pas les noms de leurs enfants parmi les noms de leurs amis pour honorer ces derniers. Au lieu de cela, les noms des enfants sont choisis selon des traditions familiales. Ainsi, les La Rochefoucauld s’appellent toujours François, à quelques exceptions près ; les Condé alternent pour plusieurs générations les noms Louis et Henri, avant de passer au nom combiné Louis Henri. Dans la bourgeoisie, par contre, les patrons sont souvent sollicités pour remplir la fonction de parrain.915 Cela pourrait être encore un indice que les relations sociales qui dépassent la cour et qui lient les courtisans à des aristocrates non courtisans et à des roturiers ne sont pas seulement plus clairement verticaux que les relations au sein de la cour, mais aussi beaucoup plus stables – deux aspects qui pourraient, à leur tour, être liés l’un à l’autre. Le cas du mémorialiste Nicolas Goulas montre que dans la noblesse de robe aussi, les pratiques sont différentes de celles de la noblesse d’épée. Lorsque Goulas est baptisé, il est tenu sur les fonts baptismaux par Nicolas de Villeroy, auteur des mémoires d’Estat, dont il reçoit aussi le prénom : « Enfin mon pere fust ravi d'avoir si bien rencontré et, M. de Villeroy, secrétaire d'Estat, qui le consideroit comme un de ses plus chers amis, le felicitant de ce que Dieu l'avoit consolé dans son malheur, il le pria de lui faire l'honneur de tenir son fils sur les fonds du sacré lavoir et de lui donner son nom de Nicolas, et Mme la Chancelière fust ma marreine »916 Les témoins de mariage, qui, ensemble avec les parrains et marraines, sont des objets préférés de la recherche sur les relations personnelles dans les élites urbaines et dans d’autres groupes roturières, ne jouent pas de rôle non plus dans les ego-documents aristocratiques. Cela pourrait être dû au fait que la haute noblesse s’écarte souvent du schéma de mariage qui est commun dans l’Europe prérévolutionnaire. Dans la haute noblesse, on contracte quelquefois les mariages très tôt, tandis que dans le reste de la population, l’homme doit avoir un revenu 915 Je remercie David Garrioch, Melbourne, pour cette indication. 916 Nicolas Goulas, Mémoires, op. cit., p. 63f. 339 avant qu’il puisse songer au mariage.917 Le Grand Condé, par exemple, est marié très tôt à une femme qui elle-même est encore une enfant. Dans de tels cas, il est peu probable que ce soient les mariés qui choisissent les témoins de mariage – qui, pour cette raison, n’ont pas nécessairement une relation particulièrement étroite aux mariés. Finalement, il y a des pratiques qui peuvent indiquer une relation amicale, mais qui ne sont pas réservées à l’amitié. Lors d’une fête, il est possible qu’on soit obligé d’inviter certaines personnes de connaissance à cause de leur rang, pour ne pas les offenser, même si l’hôte ne les connaît pas particulièrement bien. Toutes les marques de politesse, elles aussi, dépassent le cercle des personnes qu’on désigne par le terme d’amis. 917 Les recherches du démographe Wilko Schroeter, qui sont actuellement en cours, semblent cependant indiquer que les mariages contractés très tôt sont statistiquement des exceptions même au sein de la haute noblesse. 340 II.5. Services entre amis Les services de l‘amitié sont un phénomène complexe, auquel nous dédions ici un chapitre entier pour plusieurs raisons. Les services de l’amitié peuvent être rattachés d’une part aux idées de l’amitié, d’autre part aux pratiques. Le rattachement aux pratiques est bien clair : rendre service à ses amis, c’est sans aucun doute une pratique. Mais pourquoi rattacher les services au niveau des idées ? Tout d’abord, le concept même de « service » est une idée au sein du discours de l’amitié. Mais « l’obligation », elle aussi, est une représentation. L’idée de la largesse aristocratique implique qu’on ne peut pas refuser l’aide à un ami. En outre, la pratique des services de l’amitié est tellement multiforme, voire protéiforme, qu’elle mérite d’être décrite en détail. Car les services de l’amitié ne sont pas limités à un domaine précis, comme par exemple l’aide financière ou l’aide pour procurer un office à un ami ; tout au contraire, ils ne suivent pas les délimitations que nous sommes accoutumés de faire, et recouvrent tout aussi bien des domaines que nous rattachons aujourd’hui à l’Etat ou au marché que des domaines que nous voyons comme relevant de l’aide entre personnes privées, par exemple entre parents ou entre voisins. Contrairement aux pratiques que nous venons de décrire dans le chapitre précédent, les services de l’amitié mettent en relief plutôt les échanges matériels entre amis que la fonction symbolique qui consiste à montrer l’amitié. Une connotation symbolique des services de l’amitié, cependant, n’est pas exclue pour autant : rendre service, c’est toujours aussi prouver son amitié. Il faut souligner que nous ne prétendons pas que soit la fonction de l’amitié dans un sens selon lequel elle n’existerait que pour rendre possible l’échange de ces mêmes services. Notre perspective est différente. Il ne peut être contesté que dans la société moderne, les relations appelées « amitiés » par les contemporains règlent toute une gamme de domaines vitaux pour la société, comme les crédits ; mais c’est précisément la comparaison avec la société contemporaine qui montre qu’il n’est pas du tout nécessaire d’organiser ces échanges au sein de relations perçues comme des amitiés. Les biens matériels et les crédits peuvent être échangés par le marché, les postes administratifs et juridiques peuvent être attribués par des examens, les détenteurs de fonctions politiques peuvent être désignés par des élections. Le fait qu’au XVIIe siècle, beaucoup de ses services sont encore échangés par le truchement d’amitiés, sans que cela soit perçu comme une aberration par les contemporains,918 peut donc 918 Cela ne veut pas dire pour autant qu’à l’époque moderne, les contemporains ne se seraient jamais plaints de la corruption, cf. Jens Ivo Engels, « Politische Korruption in der Moderne », op. cit., p. 323. 341 être désigné comme un trait caractéristique qui distingue l’amitié nobiliaire moderne des concepts d’amitié des époques suivantes – et qui la rattache aux époques précédentes, car l’Antiquité et le Moyen Âge partagent sous cet aspect bien des traits des représentations et pratiques amicales modernes.919 Cela n’est pour autant pas surprenant, car la plupart, si ce n’est la totalité, des Etas anciens et médiévaux ne possèdent pas une organisation étatique complexe, organisation qui offrirait une alternative à l’échange de dons dans des réseaux personnels.920 A l’époque moderne, la situation n’est pas aussi simple, on doit esquisser une image plus différenciée. Dans quelques Etats, en France particulièrement, l’appareil étatique avec son corps d’officiers921 s’est déjà développé considérablement ; toujours est-il que l’Etat moderne ne connaît ni police ni systèmes publics de sécurité sociale. La charité privée et ecclésiastique pour les nécessiteux et aussi l’échange de biens et de services dans des réseaux personnels conservent donc une importance cruciale. Mais bien que la modernité, l’époque contemporaine, ait transféré à des institutions, pour ainsi dire, l’échange de bien des services, les sociétés contemporaines ne renoncent pas pour autant à l’amitié, tout au contraire. Celle-ci est redéfinie, l’aspect de l’aide matérielle s’estompe au profit d’autres aspects. 922 Nous pouvons conclure que selon différents contextes historiques, la relation amicale peut revêtir des caractéristiques différentes. Cela montre le polymorphisme de la notion d’amitié, polymorphisme qui interdit d’expliquer l’existence de relations d’amitié dans une société donnée uniquement par la nécessité d’échanger certains biens et services. Si nous analysons donc les services de l’amitié, cela ne veut pas dire que nous changerions de perspective, en 919 Pour l’amitié et le clientélisme dans le monde ancien, la référence-clé est toujours David Konstan, Friendship in the Classical World, op. cit. En lange allemande est récemment paru Aloys Winterling, « Freundschaft und Klientel im kaiserzeitlichen Rom », Historia, 57/3, 2008, p. 298-316. Pour l’Antiquité tardive cf. Stefan Rebenich, « Freund und Feind in der christlichen Spätantike », op. cit. Pour la problématique de l’amitié au Moyen Âge en tant que relation horizontale respectivement verticale cf. Claudia Garnier, « Politik und Freundschaft im spätmittelalterlichen Reich », op. cit. 920 A titre d’exceptions, on pourrait citer celles parmi les poleis grecques dans lesquelles les offices politiques sont attribués par une élection ou même par le sort ; mais dans ces communautés aussi, le domaine des biens et services échangés sous forme de dons est certainement plus large que dans les sociétés occidentales contemporaines. 921 On ne peut pas encore, pour l’époque moderne, parler de « fonctionnaires ». L’évolution qui mène des officiers modernes à la fonction publique contemporaine est analysée dans Jean Nagle, Un orgueil français, op. cit. 922 Cf. infra, L’amitié pendant les Lumières et le Romantisme. 342 réintroduisant une perspective fonctionnaliste dans une étude fondée sur la sémantique, un procédé déductif dans une analyse qui se veut inductive. Le modèle que nous proposons n’essaye pas de construire des catégories mutuellement exclusives de relations sociales auxquelles on attribuerait des fonctions bien définies. Dans une telle perspective, on devrait, par exemple, nier la sincérité des contemporains lorsqu’ils utilisent le terme d’amitié dans des relations prescrites – car quelques-unes d’entre ces dernières, comme la relation entre parrain et filleul, remplissent des fonctions qui leur sont particulières. Si donc l’amitié aurait donc, pour ainsi dire, une autre tâche à remplir que le parrainage, on devrait s’attendre à ce que les contemporains marquent bien la différence entre ces relations – et aussi entre amitié et clientélisme ou amitié et parenté. Nous n’allons pas prétendre, non plus, que l’amitié des nobles modernes serait exclusivement utilitaire et qu’elle exclurait, à ce titre, tout moment émotionnel. A quel point les sentiments entre amis sont profonds est une question à laquelle l’historien ne saurait répondre, et cela pour des raisons de méthodologie : pour lui, c’est seulement le « moi dans le texte » qui est saisissable. Il est impossible de savoir dans quelle mesure celui-ci coïncide ou ne coïncide pas avec le « moi derrière le texte » : pour toute période historique au-delà de l’histoire du temps présent, il est impossible de confronter l’auteur en tant que personne à son texte. A part cette problématique méthodologique, nous suivons l’hypothèse d’Ariane Boltanski, selon laquelle pour un noble moderne, l’émotion et l’intérêt n’étaient pas opposés, et qu’une relation sociale pouvait réunir les deux de façon harmonieuse : il semble qu’en effet, les tentatives de tirer profit pour soi-même allaient de pair avec une loyauté sincère pour l’autre.923 L’idée selon laquelle la « vraie » amitié est incompatible avec l’intérêt est un élément que la représentation contemporaine de l’amitié a hérité du romantisme ; pour l’époque moderne, située avant le romantisme, il n’en est pas nécessairement ainsi. Une raison pour laquelle, à l’époque contemporaine, la différence est faite de façon si nette pourrait être la nouvelle conception du public et du privé. Ce n’est qu’à l’époque contemporaine qu’on oppose des amitiés, dans l’idéal sans fin extérieure et appartenant au domaine privé, et des relations de travail qui, elles, sont dans l’idéal fonctionnelles et rationnelles, sans que la sympathie soit nécessaire pour leur fonctionnement. Quand on veut examiner l’aspect matériel des pratiques de l’amitié, il est important de souligner que les relations d’échange ne se limitent pas à l’échange d’objets : l’échange de services est au moins aussi important. Ces services peuvent être très divers. Tout comme nous 923 Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et L’État royal, op. cit., p. 223f. 343 l’avons fait pour le champ des gestes de l’amitié, nous essayerons aussi pour le champ des services de le montrer de façon plus claire en y introduisant des sous-catégories. Ici aussi, la catégorisation a une valeur heuristique ; d’autres catégories, établies selon d’autres critères que les nôtres, seraient possibles. Nous proposons six sous-catégories. Nous appelons services économiques les services où l’échange de ressources est l’aspect principal ; nous pensons, par exemple, aux cadeaux de grande valeur, aux crédits et à l’aide matérielle en temps de détresse. Nous appelons services politiques ceux qui ont trait à l’acquisition de postes, d’offices, et de positions de pouvoir ; c’est surtout ici que le clientélisme, approche « classique » de la recherche sur les relations interpersonnelles à l’époque moderne, entre en jeu. Traditionnellement, il opère avec le concept de patronage, c’est-à-dire l’aide d’un ami puissant pour son ami moins puissant pour que ce dernier obtienne un office. Mais le champ des services politiques est plus vaste que cela. La fonction de médiateur d’alliances matrimoniales, par exemple, revêt un caractère politique dans une époque où le mariage d’amour n’est pas du tout un idéal, mais où il est vu au mieux comme une faiblesse pardonnable, et dans le pire des cas comme une calamité. Nous appelons services militaires ceux qui ont trait à l’usage de la violence ou à la protection contre la violence. On peut penser ici aux escortes, aux associations pour l’auto-défense collective, mais aussi à la participation aux duels d’un ami, pour l’assister soit en tant que second ou témoin, soit en prenant part au combat soi-même. Un quatrième domaine est formé par l’assistance dans des situations d’urgence : l’amitié fait fonction d’assurance en temps de crise. Les services d’information englobent la transmission de nouvelles à un ami, mais aussi les conseils qu’on lui donne. Un dernier domaine, qui est une catégorie résiduelle, englobe ces services qui se dérobent aux catégories que nous venons de nommer. On peut citer à titre d’exemple une situation dans laquelle un ami aide un autre dans une aventure galante – comme une telle aventure n’a précisément pas la vocation de donner lieu à un mariage, cette situation est différente de celle où un ami fait, pour ainsi dire, fonction de conseiller matrimonial. Dans les paragraphes qui suivent, nous allons examiner en détail les services qui, pour les contemporains, étaient des services d’amitié. Les services économiques Nous allons commencer par les services économiques, car ceux-ci correspondent le plus clairement au modèle classique de Marcel Mauss, qui marque un début important dans la 344 discussion sur le don et l’échange des dons et qui continue à influencer cette discussion.924 Les applications de ce modèle à l’amitié l’opérationnalisent de façon que la symétrie des dons est vue comme la clé du phénomène amical ;925 les dons symétriques indiqueraient l’amitié, les dons asymétriques le clientélisme. Mais cette interprétation n’est pertinente qu’à condition de dissocier les relations sociales des représentations que les contemporains se faisaient d’elles ; il faut, plus précisément, définir d’emblée que l’amitié est toujours symétrique et que l’amitié et le clientélisme s’excluent mutuellement. Dans une telle conception, l’amitié devient donc une catégorie étique : on analyse la structure de la société en définissant que l’amitié est la relation symétrique entre des personnes qui ne sont pas liées par la parenté. Mais l’usage que les nobles modernes font de la notion d’amitié est, comme nous l’avons expliqué plus haut, bien différent de cela. Nous n’allons donc pas supposer que la symétrie des dons soit une condition nécessaire pour une amitié nobiliaire ; car même si les dons sont asymétriques et que c’est peut-être même une relation de dépendance qui s’instaure, les nobles maintiennent le terme d’amitié, pour des raisons d’honneur. Qui plus est, le concept de symétrie des dons peut être mis en question lui-même, lorsqu’on élargit la perspective, pour ne plus prendre en compte que les dons, les objets qu’on échange, mais aussi les services qu’on prête aux amis. Déjà en regardant les objets, c’est seulement leur valeur matérielle, voire monétaire, qui est quantifiable ; or cette valeur ne saurait exprimer la dimension symbolique du don.926 Par exemple, il y a une grande différence entre une épée et sa contre924 Cf. Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit. 925 Sharon Kettering, Patrons, Brokers, and Clients in Seventeenth-Century France, op. cit., p. 14, definit l’amitié par la symétrie des dons: « It was a free, horizontal alliance of equality in what was exchanged. »Wolfgang Reinhard, Freunde und Kreaturen, op. cit., p. 38., concède qu’il y a, en effet, une certaine tolérance de l’amitié en matière d’inégalité entre les amis, mais insiste sur le fait que dès que cette inégalité devient trop visible ou bien permanent, la relation se transformerait en clientélisme. La limite entre les deux phénomènes ne serait donc pas fixe, ce qui permettrait aux patrons d’appeler leurs clients « amis », en utilisant un euphémisme courtois. Un autre texte qui considère comme un euphémisme la pratique d’appeler les clients des amis est Wolfgang E. J. Weber, « Bemerkungen zur Bedeutung von Freundschaft in der deutschen politischen Theorie des 16.-18. Jahrhunderts », in Luigi Cotteri, ed., Il concetto di amicizia nella storia della cultura europea/Der Begriff Freundschaft in der Geschichte der europäischen Kultur, op. cit., p. 756-764, ici p. 761. Weber constate ailleurs que l’amitié aurait une tendance vers l’égalité et reposerait sur un échange de dons tant matériels qu’immatériels: Wolfgang Weber, article « Amicitia », op. cit., p. 297. 926 Il serait, cependant, erroné de nier la dimension matérielle et de supposer que la dimension symbolique est la seule qui compte; cf. Wolfgang Reinhard, « Manchmal ist eine Pfeife wirklich nur 345 valeur en argent. Le premier est un don qui rappelle l’association d’exploits héroïques, tandis que l’argent est associé à un style de vie marchand, à une pensée économique qui ne cadre pas avec les valeurs nobiliaires.927 Si l’on passe au domaine des services immatériels et au problème de la réputation, ceux-ci ne sont pas quantifiables du tout, et, à plus forte raison, on ne saurait établir un calcul global dans lequel la somme de biens, de services, de réputation améliorée ou détériorée donnerait une vision d’ensemble qui permettrait d’indiquer s’il y a un « actif » ou un « passif » dans les échanges entre deux amis. Ce serait, par exemple, une trop grande simplification si on essaierait de quantifier un office par le salaire que reçoit celui qui détient cet office ; bien des offices sont tellement chers quand on les achète, que le salaire ne saurait jamais amortir ce prix pendant la vie du détenteur. Cela ne vaut pas seulement pour les offices qu’on peut acheter sur le libre marché, mais aussi pour ces charges très haut placées qu’on ne peut acquérir que si le roi y consent. Si les nobles achètent ces offices, ce n’est pas à titre de placement d’argent, mais plutôt dans le cadre d’une stratégie de carrière ; il s’agit d’assurer pour eux-mêmes et pour leurs descendants une haute réputation et de l’influence politique. Le concept des différentes sortes de capital tel qu’il a été développé par Pierre Bourdieu peut, certes, sensibiliser le chercheur que ce n’est pas seulement le capital économique que les nobles cherchent à acquérir, mais aussi les relations (capital social), le prestige (capital symbolique) et les informations et le savoir (capital culturel) ;928 c’est Norbert Elias qui, déjà, avait signalé que les familles aristocratiques adoptent une stratégie économique qui met au centre les dépenses requises par le rang ; il oppose à cela la morale économique bourgeoisie qui, selon lui, prend pour point de départ les recettes et détermine les dépenses en fonction de eine Pfeife. Plädoyer für eine materialistische Anthropologie », Saeculum, 56/1, 2005, p. 1-16. Dans ce texte, Reinhard polémique contre Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe, Montpellier, édition définitive, 1986 [1ère éd. Fontfroide-le-haut, 1973], traduit en allemand comme idem, Dies ist keine Pfeife, Munich, 1974; la critique de Reinhard vise aussi Egon Flaig, « Kinderkrankheiten der Neuen Kulturgeschichte », Rechtshistorisches Journal, 18, 1999, p. 458-476. Le fait que la « nouvelle histoire culturelle » néglige la dimension économique est aussi critiqué par Hans-Ulrich Wehler, Historisches Denken am Ende des 20. Jahrhunderts, Gœttingue, 2ième éd. 2002, p. 73, qui – en argumentant à partir de la position de l’histoire sociale de l’école de Bielefeld – adopte une vision générale défavorable de la « nouvelle histoire culturelle ». 927 Cf. Barbara Stollberg-Rilinger, « Zur moralischen Ökonomie des Schenkens bei Hof », op. cit. 928 Cf. Pierre Bourdieu, « Ökonomisches Kapital, kulturelles Kapital, soziales Kapital », in Reinhard Kreckel, ed., Soziale Ungleichheiten, Gœttingue, 1983 (Soziale Welt, Sonderband 2), p. 183-198. 346 ce que rendent possible ces recettes.929 Il faut, cependant, nuancer le modèle d’Elias en ajoutant que ce n’était que la haute noblesse qui pouvait s’offrir de maintenir en continu les dépenses déterminées par le statut ; la noblesse provinciale, elle, était souvent contrainte de pratiquer une rigide discipline fiscale pendant la plupart de l’année, pour pouvoir s’offrir un gaspillage ostentatoire les jours de fête – ce qui n’était pas très différent des modèles de conduite des riches paysans. Nous ne pouvons, en tout cas, réduire le calcul des coûts et des avantages de la noblesse moderne à un calcul exclusivement monétaire. Mais même le concept de Bourdieu ne peut pas quantifier les services immatériels, car l’analogie des autres sortes de capital avec le capital économique ne va pas aussi loin. A la différence du capital économique, les trois autres sortes de capital n’ont pas d’unité monétaire. Qui plus est, on ne peut pas les dépenser comme le capital économique : quand, par exemple, quelqu’un mobilise ses relations sociales, c’est-àdire son capital social, pour devenir chevalier d’un ordre, donc acquérir du capital symbolique, il ne perd pas pour autant la relation ou les relations qui ont rendu cela possible ; elles pourraient même, au contraire, s’intensifier à cause de l’obligation du nouveau chevalier envers ses bienfaiteurs. Les services immatériels se dérobent donc d’une part au dressement d’un bilan quantitatif et d’autre part, et à plus forte raison, à la tentative de totaliser les échanges matériels et immatériels entre deux personnes, en comptant ensemble les services et les objets, qui, à leur tour, ne doivent pas être vus seulement sous l’aspect de leur valeur monétaire. En outre, l’échange des dons est, certes, un élément important de l’amitié ; mais on ne peut pas, pour autant, réduire l’amitié à un échange de dons. Les règles de l’échange de dons ne sont pas ahistoriques et immuables, et elles ne sont pas non plus les mêmes en tout lieu. Les représentations d’une société déterminée, à un moment et un endroit précis, influencent la manière de laquelle les dons sont perçus. Dans le cas de la société de cour, ces représentations qui influencent l’échange de dons sont surtout la notion d’honneur nobiliaire et la courtoisie nobiliaire. Cela vaut aussi pour la question de la réciprocité ; les dons peuvent ou ne peuvent pas être convenables pour la personne à laquelle ils sont destinés. Barbara Stollberg-Rilinger a montré cela de façon exemplaire dans le cas des présents pour les diplomates ; elle a analysé lesquels étaient les présents qui pouvaient être échangés entre un monarque et un ambassadeur étranger – et quel était le message respectif lié à ces présents : par exemple, une somme d’argent n’était pas un cadeau convenable pour un noble, car l’argent était associé à la 929 Norbert Elias, Die höfische Gesellschaf t, op. cit., p. 474-490. 347 rémunération de serviteurs roturiers, comme les laquais et les valets de chambre. Petit à petit, un standard se formait qui indiquait la dimension de ce qui était dû en cadeaux à un ambassadeur ; si le monarque déviait de ce standard, en faisant à l’ambassadeur ou un don plus humble ou un cadeau plus valable que d’habitude, cela était compris comme un message de considération ou de désapprobation.930 Par conséquent, il faut s’attendre à ce que parmi les amis nobles aussi, en matière d’échange de dons, il y ait des modes de comportement qui sont spécifiques à la noblesse. C’est probablement parce qu’il est un homo novus d’origine roturière et donc un nouveau venu dans le milieu aristocratique que Gourville brusque doublement son ami Monsieur de Langlade : non seulement il refuse d’épouser la sœur de Langlade, ce que celui-ci lui avait offert, mais il lui offre aussi trois mille pistoles pour assurer la dot de cette sœur. 931 Langlade accepte cette somme, car sa famille appartient manifestement à la noblesse appauvrie – Gourville note que leur château est une ruine.932 Langlade se voit donc non seulement contraint d’offrir la main de sa sœur à Gourville qui n’a pas de famille illustre et une origine roturière, mais aussi d’accepter l’argent de celui-ci lorsqu’il refuse ce mariage. Comme nous l’avons expliqué, accepter des cadeaux en argent est considéré comme indigne par les nobles. Gourville ne semble pas comprendre à quelle mesure il humilie Langlade par son comportement – il est surprenant qu’il s’étonne de la « jalousie extraordinaire » que Langlade avait manifesté pour lui tout au long de sa vie. Il y a, cependant, des exceptions. Les nobles les plus élevés et les favoris acceptent de grandes sommes du roi sous forme de cadeaux ou de pensions.933 Sans aucun doute, plusieurs facteurs jouent un rôle ici. Premièrement, on peut supposer un certain pragmatisme des hauts aristocrates : pour eux, qui gèrent de vastes domaines, les objets précieux sont moins utiles que les dons en argent, à l’aide desquels ils peuvent assainir leurs finances. Deuxièmement, ce sont précisément les ducs et les princes qui détiennent un rang tellement élevé qu’ils peuvent, 930 Cf. Barbara Stollberg-Rilinger, « Zur moralischen Ökonomie des Schenkens bei Hof », op. cit. 931 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 219f. 932 Ibid. 933 Dans ce domaine aussi, les ducs de Nevers fournissent de bons exemples déjà pour le XVIe siècle. Par exemple, en 1567, Louis de Gonzague obtient de Charles IX 37.000 livres à titre de dédommagement pour une blessure de guerre; en 1570, il obtient 42.043 livres pour pouvoir payer une rançon et aussi en tant que partie de son cadeau de mariage ; en 1571, il obtient 42.000 livres comme cadeau de mariage ; en 1572 finalement 42.000 livres qui lui sont expressément versés en tant que cadeau sans raison particulière. Ariane Boltanski, Les ducs de Nevers et l’État royal, op. cit., p. 153. 348 plus facilement que les nobles de moindre rang, accepter de l’argent sans se compromettre. Troisièmement, le roi se trouve en dehors du jeu de la réciprocité ; en tant que monarque, il se dérobe aux règles du jeu de la compétition entre aristocrates, à cette rivalité constante que l’on pourrait appeler l’agonalité nobiliaire. Sa qualité de monarque lui donne, pour ainsi dire, une position d’invincibilité si quelqu’un oserait le défier. Le cas de Nicolas Foucquet montre que du moins dans le second XVIIe siècle, les sujets ne doivent plus oser défier le roi dans le domaine des dons. Et quatrièmement, on peut s’attendre à ce que précisément les grandes sommes que nous venons de mentionner ne sont plus remises au destinataire noble par le roi de façon visible, mais qu’elles sont remises à l’intendant du destinataire par l’administration fiscale du roi. Ainsi, le don lui-même et toute la procédure deviennent plus abstraits ; la nature de l’acte de donner s’éloigne du modèle personnalisé du cadeau du roi pour son vassal fidèle pour s’approcher du modèle abstrait et institutionnalisé de la subvention contemporaine. En tant qu’entrepreneurs militaires, les grands aristocrates ont un grand besoin d’argent. Jusqu’au milieu du XVIIe siècle, le roi a besoin de leurs troupes et il prend donc un intérêt vital à ce que les grands aristocrates ne fassent pas faillite ; cela d’autant plus qu’en temps de détresse financière de la couronne, ils peuvent à leur tour devenir les créanciers du roi. Donner de l’argent semble être problématique ; prêter de l’argent le semble être beaucoup moins, car les crédits sont un service économique important. Le crédit n’est pas un don, mais un prêt ; le débiteur n’accepte donc ni salaire ni cadeau du créancier. Il y a deux raisons pour lesquelles les crédits sont d’une telle importance. D’un côté, le mode de vie aristocratique oblige à la largesse et à de grandes dépenses ; pour un noble, il est beaucoup moins problématique d’avoir des dettes que d’avouer qu’il est incapable de s’offrir certaines dépenses. De l’autre côté, il peut être difficile d’obtenir un crédit d’un banquier ; comme les nobles ne peuvent être jugés que par leurs semblables, il peut être difficile pour un banquier roturier de forcer son noble débiteur retardataire à repayer ses dettes. Bien des nobles ont des dettes envers les banquiers ; ces derniers ont donc probablement souvent hésité avant de leur accorder des crédits supplémentaires. Cela a pour conséquence que les nobles empruntent souvent de l’argent à leurs amis. Il va de soi que ce sont des prêts sans intérêt ; car ni l’idée d’aide entre amis ni les normes nobiliaires ne permettraient de prendre des intérêts sur un prêt accordé à un ami.934 Qui plus est, le prêt sans intérêt entre amis n’est pas seulement vu par l’Eglise comme n’étant pas problématique, il est même recommandé.935 934 Sur le plan théologique, au contraire, l’interdiction du prêt à intérêt n’est plus un problème à l’époque moderne. Dans la pratique sociale, le prêt d’argent entre chrétiens commence déjà au XIIIe siècle avec des marchands lombards qui prêtaient de l’argent en Europe du nord, cf. Matthias Theodor 349 Bussy-Rabutin raconte dans ses mémoires comment, en 1647, il prie son ami Marchin de lui accorder un crédit. Bussy-Rabutin avait accompagné Condé pendant sa campagne en Catalogne ; c’est pour cela qu’il a besoin d’argent pour revenir en France. Marchin lui écrit qu’il se sent même honoré par cette demande, et le renvoie à un banquier à Barcelone qui doit verser l’argent à Bussy-Rabutin : « Je vous prie de croire que vous m'obligez, lorsque vous en usez avec moi comme avec votre ami d'une véritable liberté. Vous prendrez la peine, s'il vous plaît, de faire rendre la ci-jointe au sieur Jean Martin, banquier à Barcelone, lequel, à la lettre vue, vous donnera ce dont vous aurez besoin. » Et Bussy-Rabutin de continuer : « Je pris cinq cents écus du banquier de Marchin, et je les lui rendis l'hiver suivant. Mais quoique bientôt après il se jeta dans le parti d'Espagne, nous sommes demeurés bons amis tout le reste de sa vie. »936 Ce crédit ne pèse donc pas sur cette amitié, il la renforce même peut-être ; et cette amitié s’avère solide, car les deux amis ne rompent pas quoique l’un lutte pour la France et l’autre pour l’Espagne. Plus généralement, le crédit entre amis donne à chacun des deux partenaires l’occasion de prouver leurs vertus : le créancier fait preuve de largesse, le débiteur qui repaye scrupuleusement ses dettes montre sa fiabilité. Kloft, « Das christliche Zinsverbot in der Entwicklung von der Alten Kirche zum Barock. Eine Skizze », in Johannes Heil/Bernd Wacker, eds., Shylock? Zinsverbot und Geldverleih in jüdischer und christlicher Tradition, Munich, 1997, p. 21-34, ici p. 30f. A partir de la fin du XVe siècle, l’interdiction du prêt à intérêt est contournée par l’application de la théorie du « triple contrat » : tandis que la doctrine thomiste du Moyen Âge n’avait permis de tirer profit d’argent prêté à autrui que dans le cas d’un risque partagé entre les partenaires, la nouvelle théorie permet à l’investisseur de prêter de l’argent, pourvu qu’il se contente d’un taux d’intérêt fixé au préalable et qui doit être nettement moins élevé que le profit probable – un taux convenable serait, par exemple, la moitié du gain probable; cf. John Noonan, The Scholastic Analysis of Usury, Londres, 1957, p. 204f.; Matthias Theodor Kloft, « Das christliche Zinsverbot in der Entwicklung von der Alten Kirche zum Barock », op. cit., p. 31f. Sur le crédit, et sur le prêt comme forme de lien social cf. Laurence Fontaine, L’économie morale, pauvreté, crédit et confiance dans l’Europe préindustrielle, Paris, 2008. 935 Bernard Schnapper, Les Rentes au XVIe siècle. Histoire d’un instrument de crédit, Paris, 1957 (Affaires et gens d’affaires, 12), p. 9. – Pour les crédits à l’époque moderne cf. Michael North, article « Kredit », in Enzyklopädie der Neuzeit, op. cit., tome 7, Stuttgart, 2008, p. 130-134; idem, ed., Kredit im spätmittelalterlichen und frühneuzeitlichen Europa, Cologne/Vienne, 1991; Craig Muldrew, The Economy of Obligation. The Culture of Credit and Social Relations in Early Modern England, Basingstoke, 2001. Les traits caractéristiques du crédit sont aussi discutés chez Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft, ed. Alexander Ulfig, op. cit., p. 57f. 936 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 158f. 350 Dans une lettre datant de l’année 1668, Madame de Sévigné rappelle à Bussy-Rabutin qu’elle lui avait prêté de l’argent – et cela quoiqu’ils se soient disputés à cause du portrait défavorable de Madame de Sévigné dans L’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin. Elle lui écrit : « vous savez bien même qu'après notre paix vous eûtes besoin d'argent; je vous donnai une procuration pour en emprunter, et n'en ayant pu trouver, je vous fis prêter sur mon billet deux cents pistoles de M. le Maigre, que vous lui avez bien rendues. »937 La lettre est pleine d’autres reproches qui se réfèrent à la conduite de Bussy-Rabutin ; Madame de Sévigné va jusqu’à lui dire qu’elle le giflerait s’il était présent. Ce n’est que par ce contexte qu’on peut expliquer qu’elle lui énumère ses bienfaits pour lui ; car cela va à l’encontre des normes aristocratiques. Un aristocrate qui rappelle à un autre, dans le but de lui faire des reproches, ce qu’il a fait pour lui fait preuve de mesquinerie ; ce n’est que parce que la marquise n’attend pas une faveur de Bussy-Rabutin, mais qu’elle veut seulement lui faire des reproches sur sa conduite, qu’elle peut agir ainsi. Un ami peut aussi procurer un avantage financier à un autre. Gourville est l’ami de MM. de Lamoignon et de Bâville, les deux fils du premier président de Lamoignon. Il caresse d’abord l’idée d’acquérir une maison dans leur voisinage ; finalement, cependant, il préfère une autre solution : il avance 40.000 livres à ses amis pour qu’ils puissent construire une maison. Il s’assure le droit de loger dans cette maison quand bon lui semble. La somme doit être repayée par des tranches annuelles de 2000 livres, le prêt est donc sans intérêt.938 De tels cas se distinguent nettement des crédits entre amis que nous avons décrits ci-dessus ; ici, c’est le créancier qui offre le prêt ; et qui plus est, ce prêt sert à rendre possible un investissement qui autrement n’aurait pas été fait et dont bénéficient tant le créancier que les débiteurs. C’est aussi dans le domaine de la vénalité des offices que nous retrouvons des cas où un ami les vend à un autre à un prix de faveur. Nous avons déjà mentionné le cas de la charge de procureur de Nicolas Foucquet ;939 c’est parce que M. de Harlay est « son parent et extrêmement de ses amis » qu’il obtient cette charge pour 1,4 millions de livres, bien que Foucquet ait reçu de quelqu’un d’autre une offre de 1,8 millions de livres.940 On peut aussi procurer un avantage financier à un ami en renonçant à des frais que celui-ci doit payer. Un exemple se trouve chez Bussy-Rabutin, qui fait une telle faveur à Le Tellier en 1655. Le Tellier veut acheter une maison dans un quartier de Paris qui est soumis à la 937 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 59-62. 938 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 229. 939 Cf. supra, Langages de l‘amitié. 940 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 132. 351 juridiction de l’oncle de Bussy-Rabutin, le Grand prieur du Temple. Lors de telles ventes, l’acheteur doit payer les « lods et ventes », c’est-à-dire des frais qui sont dus au seigneur lorsqu’une parcelle qui dépend de lui change de propriétaire.941 Bussy-Rabutin et son oncle renoncent alors aux frais qui leur sont dus ; Bussy-Rabutin déclare que lui et son oncle ne veulent pas l’argent du ministre, mais plutôt son amitié : « Dans ce temps-là, il s'offrit à moi une occasion de faire plaisir à M. le Tellier. Il acheta une maison dans la rue des Francs-Bourgeois, et comme elle étoit dans la justice du Temple, il m'envoya d'Arbon, son intendant, pour traiter des lods-et-ventes942 dus au grand prieur de France, mon oncle. Je lui dis que M. le grand prieur et moi ne voulions que l'amitié de M. le Tellier et point son argent, et le lendemain je portai à d'Arbon la quittance du grand prieur, ne voulant pas moi-même la donner à son maître, de peur que cela ne parût trop chercher un remercîment. M. le Tellier m'en rendit mille grâces aussitôt qu'il me vit. »943 Il est révélateur que Bussy-Rabutin mette particulièrement en évidence le fait qu’en s’adressant à M. d’Arbon, il a arrangé l’affaire de façon que son désir d’obliger le ministre à la gratitude (ou même à un contredon) ne soit pas trop visible. Apparemment, les personnes impliquées s’attendent à de telles arrière-pensées – tout comme les lecteurs présomptifs du texte, car s’est en s’adressant à eux que Bussy-Rabutin insiste sur sa générosité. On peut dans ce contexte citer une observation de Niklas Luhmann : plus on insiste sur la sincérité, plus elle devient douteuse.944 941 Dans la France d’Ancien Régime, il y a un double marché immobilier. Chaque parcelle a potentiellement deux propriétaires. Celui qui détient la « propriété utile » a le droit d’user de la parcelle et de la revendre ; celui qui détient la « propriété éminente » est le seigneur féodal dont dépend la parcelle ; il a droit au cens, une redevance qui lui doit le titulaire de la « propriété utile ». Si les deux formes de propriété se trouvent réunies dans les mains d’une seule personne, on parle de « propriété totale » ; cela est par exemple le cas des grands domaines nobles qui sont exploités par des paysans à chacun desquels une partie du domaine a été loué à bail. 942 Les éditeurs donnent ici en annotation la définition « droit pécuniaire pour la vente d'un bien relevant d'un seigneur. » 943 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 410. 944 Niklas Luhmann, Soziale Systeme. Grundriß einer allgemeinen Theorie, op. cit., p. 207, est d’avis que la sincérité est fondamemtalement incommunicable: « Aufrichtigkeit ist inkommunikabel, weil sie durch Kommunikation unaufrichtig wird. […] Daher setzt Kommunikation einen alles untergreifenden, universellen, unbehebbaren Verdacht frei, und alles Beteuern und Beschwichtigen regeneriert nur den Verdacht. » 352 Les services politiques Le domaine des services « politiques » comprend des phénomènes qui ont été parmi les sujets principaux des études sur le clientélisme. La notion du politique ne peut avoir qu’une valeur heuristique ici, car la société de cour est caractérisée précisément par le fait qu’elle ne sépare pas strictement le politique et le privé : la pratique des mariages dynastiques en est un exemple particulièrement saillant. Dans le domaine de l’amitié, cela signifie que contemporains attachent une valeur d’alliance politique aux relations de sympathie. Autrement dit : les amitiés courtoises sont toujours des amitiés politiques. Pour les courtisans, il n’y a pas de domaine qui soit séparé de la politique et dans lequel ils pourraient cultiver des amitiés qui reposeraient seulement sur la sympathie et qui seraient « apolitiques ». Si nous parlons ici de services politiques à la différence d’autres services, nous entendons, comme nous l’avons dit ci-dessus, les relations qui impliquent des questions de pouvoir. Un service important dans le domaine politique est de procurer des offices à ses amis. Si la Grande Mademoiselle dit de Richelieu qu’il « a laissé à la plupart de ses héritiers et de ses amis des charges et des gouvernements »,945 on n’a pas de raison de considérer comme un euphémisme sa façon d’utiliser le mot « amis » : la princesse n’est pas impliquée dans les amitiés décrites ici, et Richelieu est mort depuis des années. La princesse n’a pas de raison de masquer la hiérarchie entre le cardinal et ses partisans, car celle-ci est évidente. De telles relations, où des nobles puissants procurent des offices à des nobles moins influents sont de toute évidence vues comme des amitiés par les contemporains, car même des auteurs qui ne sont pas impliqués dans une « amitié » spécifique la décrivent comme telle. Si un noble aide la carrière de ses amis, cela lui vaut du poids politique et de la réputation – ces deux catégories étant liées inextricablement. Ici, ce sont les mécanismes décrits par les études sur le clientélisme qui peuvent aider à expliquer la situation : l’ami plus puissant à un intérêt vital à aider l’ami moins puissant pour s’assurer la loyauté de ce dernier. C’est précisément cela qui montre que dans le milieu courtois, où les dégradés des rangs ne sont pas dichotomiques, mais graduels, les relations de fidélité ou de loyauté ne vont pas de soi et que ces relations sont fragiles, de sorte qu’elles peuvent être rompues facilement. Le rôle du prince de Condé pendant la Fronde montre cela clairement : La Rochefoucauld, BussyRabutin, Tavannes et d’autres nobles rompent avec lui, l’un après l’autre. Il en va souvent différemment, cependant, pour les relations qui lient de petits nobles aux Grands. Si on les 945 Mémoires de la Grande Mademoiselle, op. cit., p. 43. 353 compare aux amitiés de cour, elles sont plus clairement hiérarchiques. Elles sont stables pendant la Fronde, de sorte que les petits nobles suivent pour la plupart la prise de position de leur patron pour ou contre la Fronde.946 Certainement, cela s’explique aussi par le fait que ces relations ont une histoire dans la longue durée. Contrairement aux éphémères relations courtoises, elles reposent sur un substrat de relations féodales du Moyen Âge. Ces relations se transforment au Moyen Âge tardif en « féodalisme bâtard » (c’est-à-dire dans des relations dans lesquelles le vassal obtient de l’argent au lieu du fief),947 avant de devenir des relations informelles à l’époque moderne. Souvent, les relations de loyauté entre des familles de la petite noblesse et une famille de Grands sont transmises de génération en génération. Dans le contexte du rôle de Condé dans la Fronde, on trouve aussi des exemples qui montrent qu’il est important de faire progresser la carrière de ses amis. En 1651, après la fin de la prison des princes, la reine veut négocier en secret avec Condé, en employant Anne de Gonzague comme médiatrice ; la reine essaye d’amadouer Condé en lui offrant des avantages pour ses amis : « La Reine [...] redoubla ses empressements pour gagner le Prince de Condé, soit afin de le mettre véritablement dans ses intérêts, ou de le rendre de nouveau suspect à tout ce qui avoit pris son parti. Dans cette vûe, elle pressa la Princesse Palatine de faire expliquer le Prince sur ce qu'il pouvoit désirer pour lui & pour ses amis, & lui fit faire des offres si avantageuses, que le Prince de Condé se résolut enfin de traiter sécrettement chez la Princesse Palatine, où Servient et Lionne se trouvèrent de la part de la Reine. »948 Dans un projet de traité, elle lui promet, entre autres points, « Qu'on donneroit la Guienne au Prince de Condé, avec la Lieutenance-Générale pour celui de ses amis qu'il voudroit ».949 Cette offre n’a rien d’extraordinaire : souvent, quand un noble obtient un office, il obtient également le droit de nommer aux offices qui dépendent du sien ; il peut donner ses offices aux personnes qu’il estime capable de les exercer. Comme il n’y a pas de procédures 946 Cf. Sharon Kettering, « Patronage and Politics during the Fronde », op. cit. 947 Sur le « féodalisme bâtard » cf. supra, Le milieu nobiliaire et la société de cour. 948 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 200. 949 Ibid., p. 200f. 354 standardisées de recrutement pour les offices,950 c’est parmi leurs amis que les nobles cherchent les candidats pour de tels offices. Si un noble est incapable de faire avancer les carrières de ses amis, cela peut être dangereux pour sa réputation. Lorsque Condé prend Ypres en 1648, il faut nommer un gouverneur pour cette ville conquise. Condé propose Châtillon, mais Mazarin donne le poste à Palluau. Celuici vient tout justement de céder aux Espagnols la ville de Courtrai, qu’il était censé défendre – un échec qui, à la cour, est attribué à de mauvaises décisions qu’aurait prises Condé.951 Voyant ainsi que le cardinal ignore sa proposition, Condé lui écrit une réclamation qui date du 4 juin 1648 : « Je vois bien qu'il faut toutes les campagnes que je reçoive une petite mortification, mais surtout il est assez rude de servir avec la passion avec laquelle je sers et de se voir hors d'état de rien faire ni pour soi, ni pour ses amis. [...] Je vois fort peu de gens dorénavant qui se veuillent adresser à moi pour obtenir quelque grâce et je serai fort circonspect à en demander de peur de me discréditer tout à fait. »952 Le point principal dont Condé se plaint n’est donc pas la déception qu’il éprouve parce que son candidat n’a pas eu le poste de gouverneur, mais sa crainte de perdre sa propre réputation. Le verbe « décréditer » renvoie ici à la notion de « crédit », qui est centrale dans le milieu nobiliaire. Jay Smith a fait remarquer qu’à l’époque moderne, ce mot a deux significations, qui cependant se recoupent et qui sont liées entre elles : d’une part, le mot « crédit » a le sens financier qui est encore à l’usage aujourd’hui ; d’autre part, il désigne la confiance et la bienveillance qu’on éprouve à l’égard d’une personne.953 Il n’est donc pas surprenant que les conséquences de la perte de « crédit » sont d’une grande portée. Bien sûr, Condé ne le dit pas dans la lettre, mais il est clair qu’il craint pour sa position de pouvoir. Dans bien des cas, il n’est pas l’ami du candidat qui décide lui-même de l’attribution du titre ou de l’office convoité. Pour cette raison, un autre service d’amitié qui est important, c’est de donner des recommandations. Il faut clairement séparer la différence entre l’ami qui décide de 950 Pour les Etats pontificaux, ce phénomène est analysé chez Wolfgang Reinhard, « Amici e creature », op. cit., p. 319 ; les constats de cet article valent de façon analogue pour la France du XVIIe siècle. 951 Bernard Pujo, Le Grand Condé, op. cit., p. 128. 952 Archives de Chantilly, P II 110-115, Minute. 953 Jay M. Smith, « No More Language Games », op. cit., p. 1427f. 355 l’attribution d’une dignité et celui qui recommande seulement de la différence entre ressources de premier et de second ordre, telle qu’elle est conçue par Jeremy Boissevain : 954 cette dernière différence présuppose déjà que l’acteur décide lui-même des ressources attribuées. Elle fait plutôt la différence entre les ressources qui proviennent des biens de celui qui les attribue (ressources de premier ordre) et celles qui sont attribuées par lui sans lui appartenir (ressources de deuxième ordre). Bassompierre mentionne qu’il a aidé un ami par une recommandation à devenir évêque de Rennes.955 Fontenay-Mareuil raconte même, lorsqu’il se rappelle le temps d’Henri IV, que ce roi avait encouragé délibérément la pratique de recommander des amis : « Quand il avoit quelque charge vacante, il ne la donnoit jamais que tous ceux qui la pouvoient prétendre n’eussent eu le temps de la venir demander […] afin de n’estre pas surpris, et de pouvoir mieux choisir ; escoutant tout le monde, et souffrant que ceux qui l’approchoient parlassent pour leurs amis, et l’informassent de ce qui faisoit pour eux, et qu’ils n’eussent peut-estre pas osé dire eux-mesmes ».956 Le roi tire ici profit des recommandations des amis en les utilisant comme source d’information : un honnête homme ne doit pas vanter ses propres talents et qualités – mais il peut bel et bien louer ceux de ses amis. Dans le contexte de la cour, il est plus discret et probablement – peut-être précisément pour cette raison – plus efficace de se faire recommander par un ami que de faire soi-même une candidature pour une charge. 954 Jeremy Boissevain, Friends of Friends. Networks, Manipulators and Coalitions, Oxford, 1974, p. 147f. De façon similaire Rolf Pflücke, Beiträge zur Theorie von Patronage und Klientel. Eine vergleichende Soziologie der Gefolgschaft, Augsbourg, 1972, p. 38, qui distingue la « domination clientélaire primaire », basée sur des les propres ressources du patron, de la « domination clientélaire secondaire », basée sur les contacts et sur l’influence dont le patron peut se servir. L’augmentation de la marge de manœuvre d’un médiateur qui peut mobiliser des ressources provenant de différentes sources est soulignée par Andreas Klein, Regeln der Patronage. Eine historisch-anthropologische Studie der Mikropolitik des John James Hamilton, First Marquess of Abercorn, in Irland, op. cit., p. 29-31. 955 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XXI, p. 412. 956 François Duval, Marquis de Fontenay-Mareuil, Mémoires, in François-Joseph Michaud/Jean- Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 2/5, Paris, 1837, p. 1-292, ici p. 22. 356 Les amis ne peuvent pas seulement faire des recommandations pour les offices et les titres, mais aussi pour des distinctions courtoises moins formalisées. En 1661, Gourville obtient une invitation pour jouer à la petite prime avec le roi.957 Il déclare ne pas pouvoir s’expliquer pourquoi il a obtenu cet honneur ; cela peut bien être de la coquetterie. Ce qui est plus intéressant, c’est qu’il attribue cette invitation à une intervention faite par des amis de ses propres amis : « Vers le commencement de 1661, je ne sais par quel bonheur je me trouvai à l'appartement de Mme la comtesse de Soissons, où, le Roi étant venu pour jouer à la petite prime et n'ayant trouvé que Mme la maréchale de la Ferté, qui avait accoutumé de jouer avec lui et une autre dame, il me commanda d'être de la partie. Je crus devoir l'honneur qu'on me fit à Mme la comtesse de Soissons, qui était des amies de M. de Vardes, et moi des siens. »958 Les amis peuvent aussi faire fonction de solliciteurs. Ce service d’amitié peut être risqué : quelqu’un qui intervient pour une persona non grata s’expose au danger d’être identifié luimême à la sédition et à la conjuration. L’activité du solliciteur peut être vue comme un pendant à la recommandation : tandis que cette dernière a pour but de procurer un avantage à un ami, la première a pour but de lui éviter un désavantage ou d’améliorer sa situation désavantageuse. Pendant la prison des princes, leurs amis se prononcent pour leur libération ; lorsque Pierre Coste raconte la libération de Condé, il mentionne « ses amis qui s'étoient employés avec tant de chaleur pour sa liberté ».959 Le retour de l’exil, lui aussi, peut être facilité si ses amis intercèdent pour l’exilé. Lorsque Gourville retourne de son exil, sa position est précaire à cause du fait qu’il avait été un proche collaborateur de Nicolas Foucquet ; il doit donc craindre d’être poursuivi en justice tant qu’il n’obtient pas de grâce formelle sous forme d’une lettre d’abolition. Selon sa propre 957 La prime est un jeu de cartes où on ne distribue que quatre cartes; il y a deux sortes, la grande et la petite prime, cf. Dictionnaire de l’Académie française, 6ième éd., tome 2, Paris, 1835, p. 502. Pour la ludologie de l’époque moderne cf. Philippe Ariès/Jean-Claude Margolin, eds., Les Jeux à la Renaissance, Paris, 1982. 958 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 128. 959 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 198. 357 interprétation des faits, le fait qu’il obtient finalement cette lettre est dû en grande mesure à l’intervention de ses amis : « Je suis bien aise de me souvenir ici qu'à mon retour d'Espagne, où j'avais été pour les affaires de Monsieur le Prince, étant à Chantilly, après avoir obtenu des lettres d'abolition, M. le premier président de Lamoignon et M. de Harlay, qui l'est aujourd'hui, pour lors procureur général, à la sollicitation de quelques-uns de mes amis, les firent entériner au Parlement sans aucune autre formalité, ce qui ne s'est peutêtre jamais fait et ne se verra plus. »960 Bien qu’il soit déjà à l’abri de poursuites criminelles, Gourville doit encore craindre des demandes de restitution. Cependant, il arrive à se lier d'amitié avec le nouveau contrôleur général, Pontchartrain : « M. de Pontchartrain fut fait contrôleur général, lorsque M. le Peletier, qui y contribua autant qu'il put, voulut quitter cette place. Dès qu'il eut celle d'intendant des finances, j'avais commencé d'en être connu, et, peu à peu, ayant eu assez de commerce avec lui, il m'honora de quelques marques d'estime et de son amitié. »961 Pontchartrain lui procure au début des années 1690 la lettre du roi dont il a besoin ; par cet acte, Gourville est entièrement gracié. Il peut aussi être un service d’amitié de défendre un ami contre des reproches. Un exemple se trouve chez Bussy-Rabutin. Lorsqu’il rencontre Mazarin en octobre 1652, ils parlent de la prise de la ville de Montrond qui vient d’avoir lieu. Mazarin mentionne le fait qu’il n’est pas content du rôle que Palluau a joué pendant le siège : « En me parlant de Montrond, il me fit connoître qu'il n'étoit pas content du comte de Paluau, me disant qu'on avoit beau le presser de raser cette place, qu'il différoit toujours sur de méchantes excuses; qu'il pensoit peut-être que cela le feroit plus tôt maréchal de France, mais qu'il se trompoit. J'excusai mon ami le mieux qu'il me fût possible. Je représentai qu'il étoit malade, et qu'il avoit toutes les peines du monde 960 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 144. 961 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 258. 358 d'avoir de la poudre pour faire sauter les bastions; et quoique tout cela fût véritable je ne pus jamais le persuader au cardinal. »962 Cet exemple sert, certes, la présentation de soi de Bussy-Rabutin, qui se représente ici comme ami fidèle ; par contre, Bussy-Rabutin ne semble pas vouloir présenter ce comportement comme quelque chose d’extraordinaire, de sorte qu’on n’a pas lieu de douter qu’elle ne soit courante. Il peut aussi être un service d’amitié de calomnier les ennemis de ses amis. En quelque sorte, c’est un pendant négatif de la recommandation : tandis que la recommandation vise à l’avantage de l’ami, la calomnie vise à des désavantages pour les ennemis de l’ami – ce qui peut tourner à son avantage. Gourville raconte une histoire sur M. Rose, un voisin des terres de Condé, qui a une querelle de voisinage avec le prince. Gourville n’indique pas de date, mais l’histoire est située après le voyage en Espagne de Gourville qui a lieu en 1669, donc probablement au début des années 1670. Comme Gourville gère déjà les finances de Condé à cette époque, il se trouve dans la ligne de mire des adversaires de Condé. Louvois raconte à Gourville qu’un certain M. de Seyron lui avait raconté des choses défavorables sur Gourville ; Gourville soupçonne l’influence de M. Rose dans cela, ce que Louvois trouve probable : « il me dit qu'il en était persuadé, parce qu'ils [sc. Rose et Seyron] étaient bons amis. »963 Même si on ne veut pas croire Gourville, comme il est lui-même impliqué dans ce conflit : dénigrer ses ennemis auprès du ministre serait en effet une stratégie prometteuse. Mais visiblement, Rose ne sait pas que c’est un ami du ministre qu’il fait dénigrer auprès de ce dernier, de sorte que le ministre lui-même transmet les informations au parti adverse. Ici, on voit en même temps encore une fois l’importance des liaisons d’amitié en tant que voies de transmission d’informations. En outre, il est intéressant que ce soient les deux homines novi d’origine roturière Gourville et Louvois qui se lient d’amitié, quoique Gourville travaille pour Condé, qui est un rebelle gracié. Il est vrai que Gourville note que Louvois aurait été un ami difficile, et que Le Tellier, le père de ce dernier, aurait été sceptique vis-à-vis de l’amitié de son fils avec Gourville : « M. de Louvois, bientôt après, trouva bon de me mettre dans sa confidence, et, si j'ose dire, dans son amitié, autant qu'il en était capable. Cela alla même plus loin que M. Le Tellier ne le souhaitait ».964 962 François de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 337f. 963 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 205. 964 Ibid. 359 L’amitié est un facteur qui conduit souvent à des alliances par mariage. On peut, par exemple, entrer dans la famille d’un ami par alliance ; cependant, nous allons traiter d’abord un autre aspect, c’est-à-dire la situation dans laquelle un ami en aide un autre en faisant fonction de marieur pour lui. Ce rôle de l’ami n’est pas du tout sans importance : les alliances matrimoniales sont d’importants facteurs de la reconfiguration de la structure du pouvoir. Celui qui arrange des mariages, peut préparer le terrain pour des mutations importantes. L’historiographe Pierre Coste raconte l’histoire de Condé et de Châtillon, qui tombent tous les deux amoureux d’Elisabeth-Angélique de Montmorency-Boutteville en même temps.965 Coste est très déférent à l’égard de Condé ; ainsi, dans sa version de l’histoire, les deux protagonistes se comportent de façon beaucoup plus honorable que dans l’Histoire amoureuse des Gaules de Bussy-Rabutin. Là aussi, Condé aide Châtillon à se marier, mais Bussy-Rabutin ajoute d’un ton fielleux que Châtillon aurait quitté sa femme après seulement trois jours de mariage, un détail qui ne figure pas dans la version de Coste.966 Chez Coste, l’histoire montre plutôt le topos littéraire traditionnel des deux amis qui tombent amoureux de la même femme, ce qui leur impose de décider lequel d’entre eux doit renoncer à elle. D’après Coste, Condé aurait renoncé à cette femme au profit de son ami, parce que celui-ci, à la différence de Condé, aurait eu le dessein d’épouser Elisabeth-Angélique. Condé consent à ce mariage et aide même Châtillon à enlever la fille malgré l’opposition de la famille de celle-ci : « ce Duc le pria de se défaire de son amour, puisqu'il n'avoit pour but que la galanterie, & que lui songeoit au mariage. Le Prince, qui étoit son parent & son ami, ne fit pas difficulté de lui accorder sa demande, & lui promit non-seulement qu'il n'y songeroit plus, mais encore qu'il le serviroit dans cette affaire contre le Marêchal son Père & ses Parens, qui s'y opposoient. Et en effet ce Prince lui donna les moyens d'enlever Mademoiselle de Bouteville, & lui prêta vingt mille livres pour s'entretenir. »967 965 Elisabeth Angélique de Montmorency-Bouteville, appelée aussi Isabelle Angélique (1624-1695), est la fille de François de Montmorency-Bouteville, qui fut exécuté en tant que duelliste en 1627. En 1645, elle épousa Gaspard IV. de Coligny, depuis 1646 duc de Châtillon. Après la mort de celui-ci, survenue en 1649, elle épousa en deuxièmes noces de duc Christian Ludwig I. de MecklembourgSchwerin, en 1664. 966 Roger de Bussy-Rabutin, Histoire amoureuse des Gaules, ed. Antoine Adam, op. cit., p. 94. 967 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 180f. 360 L’aide de Condé pour son ami dans cette affaire n’en finit pas là ; il offre un refuge au jeune couple dans sa forteresse de Stenay. Chez Bussy-Rabutin, on trouve un exemple où les deux familles consentent au mariage. Le père de Bussy-Rabutin veut le marier à une fille qui a 400.000 livres de dot ; Bussy-Rabutin y consent volontiers, « et pour bien enfourner dans cette affaire, je m'adressai à un de mes amis, parent de la demoiselle, qui m'instruisit de la conduite que je devois tenir. »968 Ici, l’ami n’est certes pas celui qui rend possible le projet de mariage, mais il contribue à son succès en donnant des conseils au futur marié. L’ami comme marieur est donc quelqu’un qui utilise son capital social pour ouvrir à un de ses amis la possibilité de préparer un mariage qui autrement n’aurait pas été possible parce que le futur marié n’a pas les contacts nécessaires. Le marieur joue aussi un rôle important lorsque le futur marié a, certes, des contacts à la famille de la femme, mais que l’ami-marieur a des contacts beaucoup plus étroits à cette famille. Son rôle est donc ou de mettre en contact les deux partis ou de faciliter le projet de mariage par des recommandations. Il faut distinguer de cette activité de l’ami comme marieur le cas où deux amis lient leur famille par un mariage. Le connubium est un seuil critique des relations sociales, plus encore que la commensalité. Se mettre à table avec quelqu’un, c’est lui attester que l’on l’estime présentable dans la bonne société ; mais le choix de son propre partenaire de mariage ou des partenaires de ses propres enfants est une décision beaucoup plus existentielle. La liaison est durable, elle affecte la fortune de la famille et elle va être à l’origine de la prochaine génération. Il n’est donc pas étonnant que dans la noblesse française, le connubium soit soumis à des règles beaucoup plus strictes que la commensalité. Entre nobles, il est toujours possible de partager une seule et même table pour manger ensemble, même si les différences de rang entre les convives sont considérables ; ces différences hiérarchiques peuvent être exprimées de façon adéquate par l’emplacement à la table. Par contre, le connubium n’est possible qu’entre des membres de familles entre lesquelles les différences de rang ne sont pas trop grandes ; sinon, la liaison est une mésalliance pour celle des deux familles dont le rang est supérieur. Dans cela il y a, certes, une certaine liberté pour les parents d’un fils, car le statut d’une famille se détermine par le rang de l’homme en tant que chef de famille ; tandis que l’épouse noble d’un roturier perd sa qualité noble, cela n’est pas vrai pour l’époux noble d’une roturière. Au-delà du niveau juridique, cependant, il y a des distinctions plus fines qui concernent le prestige ; ainsi, aux yeux d’une famille de la haute noblesse, même une alliance 968 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 57. 361 avec les échelons inférieurs de la noblesse apparaît comme pénible, voire comme honteux, et cela aussi dans le cas d’une belle-fille. Cela vaut d’autant plus pour des alliances avec la noblesse de robe ou avec la grande bourgeoisie. Si l’on veut lier sa propre famille à celle d’un ami, on peut faire cela ou dans sa propre génération ou dans la génération suivante. Dans le premier cas, on entre par alliance dans la famille de l’ami ; dans le second cas, on marie ses propres enfants à ceux de l’ami. Pour le premier cas, nous citons Gourville, à qui son ami Langlade offre d’épouser sa sœur. Cette situation est délicate : visiblement, ce sont aussi des raisons financières qui incitent Langlade, noble appauvri, à offrir la main de sa sœur à Gourville, riche parvenu si on en juge par les standards de la vieille noblesse d’épée. Gourville consent au mariage sans même avoir vu la sœur – on peut supposer qu’il y voit une bonne occasion de consolider son ascension sociale en entrant par alliance dans une famille noble. Gourville décrit cette scène d’un ton sarcastique : « Il m'avait proposé d'épouser sa sœur, et, de bonne foi, j'avais eu envie de lui faire ce plaisir. En allant en Guyenne, j'avais passé en Périgord, chez son père, qui demeurait dans le château de Limeuil, qui appartient à M. de Bouillon. Mais, comme le château était ruiné, la demoiselle logeait dans un endroit qui avait autrefois servi d'office. On me la fit voir dans son lit, parée autant qu'on l'avait pu; mais, entre autres choses, elle avait deux pendants d'oreille de crin rouge, quasi gros comme le poing, qui ne faisaient pas un trop bon effet avec son visage, qui était pâle et fort brun. Ce spectacle me fit voir que j'etais engagé un peu légèrement de l'épouser et me fit résoudre à chercher les moyens de ne le pas faire; et, pour ne pas trop choquer mon ami, je résolus de dire à M. de Langlade, à mon retour, que, ne me sentant aucune inclination pour le mariage, je donnerais trois mille pistoles pour marier sa sœur: ce qu'il reçut tant bien que mal; mais enfin il crut qu'il était toujours bon de prendre les trois mille pistoles, avec quoi elle fut mariée à un gentilhomme du Poitou, et mourut quelque temps après. »969 En payant la dot de la sœur, Gourville rachète sa liberté – il avait déjà donné un accord de principe que les Langlade auraient pu voir comme une promesse de mariage. Comme nous l’avons dit ci-dessus, il brusque Langlade par ce comportement. 969 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 219f. 362 Pour le deuxième cas, nous citons une remarque que Gourville fait sur deux nobles de ses connaissances, Clérambault et La Feuillade. Il est d’avis qu’ils auraient probablement marié leurs enfants si le fils de La Feuillade n’était pas mort : « S'il avait vécu, je crois que Monsieur son fils eût épousé Mlle de Clérembault, par l'union étroite et l'amitié qui paraissait entre ces deux Messieurs. »970 Ce qui est intéressant ici, c’est que Gourville ne mentionne pas un projet concret de mariage, mais qu’il déduit de la proche amitié des deux nobles qu’ils auraient tôt ou tard pris une telle résolution. Il lui semble donc être tout naturel qu’une amitié longuement éprouvée et solide mène finalement à une alliance matrimoniale des deux familles. Les services militaires Au début de ce chapitre, nous avions défini comme « militaires » les services qui impliquent l’exercice de la violence ou bien la protection contre la violence. Ils deviennent de plus en plus délicats au long de la période moderne, car l’Etat revendique de façon toujours plus massive le droit d’exercer seul la violence légitime. La variante la moins problématique de cette forme de services de l’amitié est l’escorte. Elle est défensive, et elle a pour but l’assistance mutuelle lorsqu’on traverse des régions dangereuses. Elle ne sort pas des confins de la légalité, même si elle semble disparaître après la Fronde ; cependant, dans les sources que nous analysons ici, il ne se trouve nulle part un indice qui permettrait de conclure que cette pratique aurait été interdite. Il est vrai que dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, lorsque la France a été pacifiée après la fin de la Fronde, les escortes n’ont plus la même importance que pendant la Fronde, et, à plus forte raison, pendant les guerres de religion ; c’est surtout pendant ces deux périodes que les escortes sont souvent décrites dans les sources. Par exemple, pendant les guerres de religion, Cheverny prie le maréchal d’Aumont, qui est son proche ami, d’escorter ses enfants dans une région sûre ; Cheverny le fait volontiers, bien qu’il doive probablement faire un détour pour rendre ce service à son ami.971 Si un noble dispose lui-même d’un commandement militaire, il peut 970 Ibid., p. 243. 971 Philippe Hurault, Mémoires de Messire Philippe Hurault, comte de Cheverny, chancelier de France, in Joseph-François Michaud/ Jean-Joseph-François Poujoulat, eds., Nouvelle collection des mémoires pour servir à l’histoire de France, op. cit., tome 1/10, Paris, 1838, p. 459-576, ici p. 508. 363 préposer une partie de ses troupes pour protéger ses amis ; ainsi, pendant la Fronde, le comte de Grancey veut envoyer une garde à son ami La Guette pour assurer sa sécurité. 972 En temps de paix aussi, on escorte des membres de famille d’amis ; ici, ce sont plutôt des personnes individuelles qui se chargent de la protection des voyageurs, au lieu de grandes escortes. Les escortes en temps de paix ne sont pas censées protéger contre des troupes ennemies, mais contre des brigands. Ainsi, lorsque Madame de La Guette envoie ses trois filles dans un monastère pour qu’elles y reçoivent leur éducation, elle ne les fait accompagner que par deux personnes.973 Lorsqu’elle veut elle-même rendre visite à son mari auprès de ses troupes, elle s’adresse à un ami de son mari, à qui elle assure que son mari serait d’accord si elle voyage dans la compagnie de cet ami pour lui rendre visite. 974 Son voyage se fait de sorte qu’elle est toujours escorté par un ami de son mari jusqu’à la demeure d’un autre ami de son mari ; ainsi, elle voyage en suivant une route qui est déterminée par les lieux de séjour des personnes qui forment le réseau d’amis de son mari. On peut noter que ce n’est pas à contrecœur que les amis de son mari lui prêtent ce service ; par exemple, lorsqu’elle arrive chez le gouverneur de Périgueux, celui-ci lui dit qu’elle n’a qu’à donner l’ordre de partir, et qu’il mettrait à sa disposition une calèche, une chaise à porteurs et sa bourse.975 Cependant, les escortes n’ont pas toujours seulement une signification militaire ; elles peuvent aussi avoir la raison principale de montrer l’importance de celui qui est escorté. En 1613, Bassompierre voyage à Rouen, où il est en procès depuis un certain temps ; il voyage avec quelques amis, et d’autres le suivent, de sorte que par moments, il y a plus de deux cents gentilshommes qui l’accompagnent à Rouen.976 Les grandes escortes – à la différence des petites escortes créées ad hoc et comportant seulement quelques personnes – partagent avec les armées le mode de recrutement, c’est-à-dire la mobilisation des amis qui mobilisent à leur tour leurs amis.977 La limite entre une escorte purement défensive et une armée qui est du 972 Mémoires de Madame de La Guette, op. cit., p. 80. – Comme Grancey lui-même est cantonné chez les La Guette, il n’a finalement pas besoin de leur procurer une garde. 973 Ibid., p. 108. 974 Ibid. – Cet ami lui déconseille avec insistance de voyager, pour des raisons de sécurité ; il lui offre aussi le service d’amitié d’aller rendre visité lui-même à son mari au lieu de Mme de La Guette, mais elle insiste. Le but du voyage qu’elle envisage est de persuader M. de La Guette de quitter la campagne militaire et de rentrer à la maison. 975 Ibid., p. 117f. 976 François de Bassompierre, Journal de ma vie, op. cit., tome XX, p. 37. 977 Cf. infra, les amis des amis. 364 moins potentiellement offensive n’est pas fixe. Cela se montre par exemple en 1650, lorsque le père de La Rochefoucauld meurt. En sous-main, l’escorte qui a été rassemblée lors de l’enterrement se transforme en armée, comme le raconte Gourville : « M. le prince de Marsillac, pour lors devenu M. de La Rochefoucauld par la mort de son père, décédé au château de La Rochefoucauld, sous prétexte de faire conduire son corps à Verteuil, où ils sont inhumés, assembla deux ou trois cents gentilshommes, avec les valets et autres gens de ses terres. Ayant fait jusqu'à six ou sept cents hommes de pied, ils accompagnèrent le corps à Verteuil. Alors M. de La Rochefoucauld proposa à ses amis d'aller avec lui à Saumur, où le gouverneur, qui étoit mis par M. le maréchal de Brézé, promettoit de le recevoir. Il marcha jusqu'à Lusignan; et m'ayant envoyé devant pour avertir le gouverneur de sa marche, j'appris en approchant sont traité avec le Roi, et qu'il y avoit reçu ses troupes. Je revins aussitôt en porter la nouvelle à M. de La Rochefoucauld, qui arrivoit à Lusignan; ce qui l'obligea à s'en retourner, et à congédier ses amis. »978 Ici on voit à quel point l’auto-défense armée des nobles est problématique : elle peut à chaque moment entrer en collision avec la revendication de l’Etat en train de se former de monopoliser la violence. Il n’est pas dit cependant que La Rochefoucauld montre clairement à tous les amis qu’il rassemble qu’il compte utiliser l’escorte façon offensive. Un autre phénomène dans le domaine de l’exercice de la violence par les nobles est toléré de facto par l’Etat, bien qu’il soit interdit de jure et que cet interdiction soit imposée de temps en temps par des exemples qui sont sensés dissuader les nobles : il s’agit bien sûr du duel. Dans ce contexte, les amis sont surtout importants en tant que seconds. Bussy-Rabutin raconte une histoire qui montre comment ses amis lui prêtent d’importants services lors d’un duel. Un soir en 1638, Bussy-Rabutin sort de la comédie de l’Hôtel de Bourgogne, accompagné de quatre de ses amis. Tout à coup, un jeune Gascon, qui s’appelle Busc, l’aborde : il dit que l’oncle de Bussy-Rabutin l’a insulté. Mais comme cet oncle vit en province, il veut provoquer BussyRabutin au lieu de son oncle. Ils commencent à s’insulter, et un combat s’ensuit : « Et en disant cela, nous mîmes l'épée à la main tous deux en même temps. Il n'avoit qu'un de ses amis avec lui, et moi j'en avois quatre, auxquels il s'en joignit encore d'autres m'entendant nommer, lesquels mirent tous l'épée à la main et vinrent se ranger 978 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 495. 365 auprès de moi. Je les priai de me laisser faire seul, et en même temps je m'avançai sur Busc, qui reculoit le long de la rue si vite, qu'à peine le pouvois-je atteindre: cela me donna mauvaise opinion de lui; cependant il étoit fort brave, mais le nombre de mes amis l'épouvanta d'abord, ne sachant pas si je m'en voudrois prévaloir. »979 D’abord, Busc s’enfuit ; mais après quelques jours, paraît devant le logis de Bussy-Rabutin, accompagné de quatre gentilshommes, et il répète la provocation en duel. Bussy-Rabutin vient avec ses quatre amis au lieu convenu pour le duel, qui se trouve près de Bourg-la-Reine. Mais lorsqu’ils sont sur le point de commencer le duel, un cinquième noble arrive qui veut participer au combat du côté de Busc. Ce qui est remarquable, c’est qu’à cause de l’arrivé de ce noble, le combat n’a pas lieu : les deux partis font très attention à ce que le même nombre de nobles se trouve dans chacun des deux partis combattants. La solution qu’ils trouvent est surprenante : « Comme il se trouva avoir un homme plus que moi, nous résolûmes, les deux partis ensemble, que j'enverrois un de mes amis à Paris en chercher un, et cependant de nous aller au Bourg-la-Reine dans une hôtellerie faire collation. » Il n’est pas clair si les deux partis prennent la « collation » ensemble. Si c’est en effet le cas, c’est un exemple saillant pour la mesure dans laquelle une forme de violence ritualisée qui est censée résoudre les conflits isole ces mêmes conflits de la vie quotidienne : jusqu’à ce que le rituel commence, les nobles qui vont y participer peuvent être courtois entre eux. L’ami que Bussy-Rabutin a envoyé à Paris y arrive le soir ; comme il suppose que la plupart des nobles sont sortis de chez eux le soir, il va au Pont-Neuf. Là, il persuade un mousquetaire qu’il rencontre et qui lui est inconnu jusqu’alors, d’aider Bussy-Rabutin dans son duel en faisant fonction de second. Il lui explique la situation difficile dans laquelle se trouve Bussy-Rabutin, « la peine où j'étois d'avoir un ami pour m'aider à vider une querelle ». Ici, l’utilisation du terme d’amitié est déterminée visiblement par la dualité des amis et des ennemis : il est impossible que le mousquetaire ait été l’ami de Bussy-Rabutin auparavant, car il ne le connaît pas. Cependant, en luttant aux côtés de Bussy-Rabutin dans un duel, il deviendrait l’ami de celui-ci. Mais l’ami de BussyRabutin et le mousquetaire s’égarent en allant à Bourg-la-Reine ; les nobles qui attendent làbas pour commencer le duel finissent par retourner à Paris tard dans la soirée, car ils craignent d’être arrêtés. Ensuite, Busc propose à Bussy-Rabutin de renvoyer les seconds des deux adversaires, de sorte qu’ils puissent se combattre seuls. Le lendemain matin, le combat a lieu ; certes, aucun des deux n’est tué, mais Busc doit s’incliner après avoir reçu une grave 979 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., tome I, p. 21f. 366 blessure.980 Il est remarquable qu’ici, le duel sans seconds est une solution de fortune, à laquelle les adversaires n’ont recours qu’après avoir essayé en vain de rassembler un nombre égal de seconds de chaque côté. Un autre service d’amitié qui a trait à la violence est la libération de prisonniers. Plus clairement que le duel, c’est un acte d’opposition au pouvoir de l’Etat. Certes, dans le cas du duel aussi, une interdiction de l’Etat est enfreinte, mais la violence exercée par un duelliste se dirige contre un autre noble, qui est également armé, et qui lui aussi enfreint l’interdiction en participant au duel ; cela, en outre, rend la pratique du duel acceptable, voire honorable dans le cadre du code d’honneur nobiliaire – ce qui n’est pas le cas de la violence contre des personnes non armées. Dans le cas de la libération de prisonniers, cependant, la violence se dirige contre le pouvoir de l’Etat lui-même, représenté par les prisons et leurs gardes. La prison des princes dans les années 1650-1651 en fournit un exemple. Pendant qu’ils sont détenus à Marcoussis, leurs amis préparent un plan d’évasion ; celui-ci, cependant, est transmis aux autorités. Par conséquent, les princes sont transférés à la prison du Havre-de-Grâce. En écrivant de la prison, les princes prient leurs amis d’attendre ; Coste note : « [les princes] firent savoir à leurs amis de se réserver pour une plus favorable occasion. »981 A l’inverse, le service d’amitié peut aussi consister non pas à libérer l’ami de la prison, mais à le soustraire d’emblée à la mainmise de la justice. Condé fait cela, lorsqu’il protège le marquis de Saint-Etienne, accusé d’avoir enlevé Mademoiselle de Salnove.982 A partir de tels actes, le chemin n’est plus loin jusqu’à la rébellion ouverte. La participation à la rébellion d’un ami est celui parmi tous les services de l’amitié qui défie le plus clairement le pouvoir de l’Etat : la confrontation est ouverte et d’une certaine durée, à la différence des infractions ponctuelles que nous venons de mentionner ci-dessus. Coste raconte que les amis des princes fomentent des troubles dans le but précis d’obtenir la libération des princes : « La Cour eut bientôt de nouvelles affaires sur les bras. Malgré les avantages qu'elle venoit de remporter, les amis des Princes continuerent à exciter de nouveaux troubles dans le Royaume, pour leur procurer la liberté. »983 On peut aussi rassembler ses amis pour en former une armée rebelle. Tavannes raconte que c’est précisément cela que la cour craint lorsque Condé entre dans Bordeaux : 980 Ibid., tome I, p. 21-25. 981 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 185. 982 Katia Béguin, Les Princes de Condé, op. cit., p. 117. 983 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 166. 367 « le Prince qui sçavoit que le Roi devoit bien-tôt aller en personne à Bourdeaux, s'y rendit en diligence avec Messieurs de Conty & de Nemours, & y fut reçû par les Bourdelois comme leur sauveur. A son arrivée il en chassa le Premier President comme ennemi, visita les places de la Province, & prepara toutes choses pour la guerre. Ce qui obligea la Cour à hâter la marche du Roi, pour ôter à Son Altesse le loisir d'assembler des forces & des amis pour une longue défense, & à donner cependant les ordres nécessaires pour assiéger Mont-Rond. »984 Il est vrai que la fidélité des amis dans la révolte est précaire ; Bussy-Rabutin en est un exemple. Au beau milieu de la Fronde, il quitte Condé pour servir désormais Mazarin. En août 1652, lorsque Bussy-Rabutin veut préparer la prise de La Charité, deux nobles qui viennent de rompre avec Condé, Villars et Chavagnac, viennent le trouver pour lui raconter les dernières nouvelles du conseil de guerre du prince. Bussy-Rabutin commente : « cela me fait faire réflexion sur le malheur de la condition des chefs d'un parti rebelle, qui est qu'on se déshonore en les servant et que cela s'appelle faire son devoir que les trahir. »985 Tavannes, qui – tout comme Bussy-Rabutin – quitte Condé pendant la Fronde (et qui, tout comme Bussy-Rabutin, a son château et ses terres en Bourgogne), a visiblement utilisé les mémoires de Bussy-Rabutin pour écrire ses propres mémoires : le passage entier sur les deux nobles se trouve paraphrasée chez lui, y compris la conclusion : « Et c'est le malheur ordinaire des Chefs de partis rebelles, qu'on croit faire son devoir en les trahissant. »986 Les amis comme assurance Tout comme les contacts à l’étranger peuvent représenter une assurance, 987 les amis à l’intérieur du pays, peuvent, eux aussi, représenter une assurance. Si l’on pense dans le sillon de la théorie des sortes de capital de Pierre Bourdieu, que nous venons de discuter ci-dessus, il n’y a rien d’étonnant à cela : on pourrait argumenter que du capital social pourrait être 984 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 162f. 985 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit, p. 321. 986 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 296. 987 Pour le rôle d’assurance que peuvent jouer les contacts vers l’étranger cf. Christian Kühner, « Hochadlige Außenverflechtung zwischen Fürstendienst und Hochverrat. Der Grand Condé als europaweit tätiger Akteur », op. cit. 368 substitué à une prime d’assurance versée en capital économique. Nous avons également renvoyé tant aux perspectives ouvertes par cette théorie qu’aux aspects problématiques de cette analogie. Deux exemples de personnes qui utilisent l’amitié comme assurance et dont le comportement est décrit dans la littérature des mémoires qui a été produite dans l’entourage du Grand Condé peuvent être nommés ici : il s’agit de Foucquet et de Mazarin. On pourrait objecter que tous les deux ne sont pas des nobles français, l’un étant ministre roturier, l’autre un cardinal italien ; mais les nobles sur l’aide de qui ils comptent sont bel et bien des nobles français. Gourville raconte que Foucquet lui aurait présenté en 1660 un plan élaboré de façon écrite, dans lequel le ministre aurait décrit en détails les services qu’il attendrait de ses amis, au cas où Mazarin essaierait d’œuvrer pour sa disgrâce : « Environ ce temps-là, M. Foucquet s'avisa de me lire, dans la galerie de Saint-Mandé, un projet qu'il avait fait, quelques années auparavant, pour se maintenir au cas que Monsieur le Cardinal le voulût pousser, comme il y avait des temps qu'il le craignait. Ce projet était rempli de tout ce que ses amis devaient faire en ce cas-là. Il comptait, parmi ses amis qui devaient faire un soulèvement, un nombre de gens auxquels il avait fait donner de l'argent de pure grâce, et d'autres qui avaient des prétextes pour en demander. Je ne pus l'entendre sans beaucoup de surprise que cela eût passé dans son esprit comme quelque chose de bon. »988 Gourville essaye d’expliquer à Foucquet que le plan est illusoire et que les nobles mentionnés ne seraient pas prêts de se soulever moyennant rémunération. Foucquet lui découvre qu’il a aussi prévu un rôle pour lui, Gourville : « Il m'avait aussi nommé pour avoir un emploi ambulatoire vers ses amis. »989 Foucquet promet à Gourville de brûler le plan, mais il ne le fait pas; le plan est trouvé au cours de l’arrestation de Foucquet et fait désormais parti des pièces à conviction. Deux erreurs d’évaluation faites par Foucquet sautent aux yeux ici. D’une part, il croit qu’il est encore possible, plusieurs années après la Fronde, de déclencher une révolte nobiliaire ; visiblement, il n’a pas compris que les conditions nécessaires pour une telle révolte n’existent 988 Jean Hérault de Gourville, Mémoires, op. cit., p. 125. 989 Ibid. 369 plus désormais. L’extension croissante de l’armée permanente990 rend de plus en plus illusoire un succès de la méthode traditionnelle, qui consiste à recruter une armée de rebelles nobles en mobilisant ses amis et les amis de ses amis. Une armée permanente à eux est hors de la portée financière des nobles, qui deviennent de plus en plus dépendants de la couronne au niveau économique. De plus, l’échec de Condé et l’attitude sévère du roi, qui fait de la soumission du prince la condition de la grâce qu’il lui accorde font comprendre aux nobles que Louis XIV n’est pas prêt à tolérer des insurrections. D’autre part, Foucquet se trompe quand il pense qu’une telle révolte pourrait être déclenchée en distribuant des sommes d’argent aux nobles. Visiblement, le surintendant des finances se trompe quant aux normes de comportement des nobles. Mazarin, quant à lui, utilise ses contacts comme assurance avec beaucoup plus de succès. Tavannes raconte dans ses mémoires comment le cardinal, en 1651, s’exile auprès de l’électeur de Cologne. Lorsqu’il s’arrête à Sedan qui est sur son chemin, plusieurs nobles lui offrent leur aide armée, y compris la mobilisation de leurs amis. Cependant, Mazarin refuse leur offre, car il est d’avis que l’exil est une option plus porteuse de succès que la révolte : « L'Electeur de Cologne lui envoya pour lors des assurances de son affection, qui le firent résoudre à se retirer auprès de lui. En y allant il passa par Sedan, où les Sieurs de Faber, d'Hocquincourt, de Navaille, de Mondejeu & de Broglio, s'offrirent à lui avec tout ce qu'ils avoient de forces & d'amis, pour le maintenir en France, disoient-ils, contre la violence de ses ennemis. Mais il aima mieux en sortir suivant l'avis de la Reine, & se retirer promptement vers l'Electeur de Cologne, après qu'il eut obtenu de Fuensaldagne & de Leopold, des passeports pour y aller par les terres d'Espagne. »991 Il est vrai que le prince-archevêque de Cologne n’est pas désigné comme étant l’ami de Mazarin ; mais les « assurances de son affection » permettent de conclure qu’il y a une relation étroite entre lui et Mazarin. Il est intéressant que ce soit précisément dans une situation de crise que les nobles offrent leur aide armée à Mazarin – ils offrent donc de plein 990 Pour le développement de l‘armée française sous Louis XIV cf. Guy Rowlands, The Dynastic State and the Army under Louis XIV. Royal Service and Private Interest, 1661-1701, Cambridge, 2002. Pour son evolution ultérieure Rafe Blaufarb, The French Army, 1750-1820. Careers, Talent, Merit, Manchester, 2002. Une interprétation sous la perspective de l’histoire culturelle de l’armée est Hervé Drévillon, L’impôt du sang. Le métier des armes sous Louis XIV, Paris, 2005. 991 Jacques de Saulx comte de Tavannes, Mémoires, op. cit., p. 96f. 370 gré à Mazarin ce que Foucquet essaye en vain de revendiquer de ses amis. Et ils offrent au cardinal de faire appel à leurs « forces & amis », c’est-à-dire d’appliquer le vieux mécanisme de recrutement qui consiste à mobiliser d’une part des amis nobles (et à les faire mobiliser leurs amis à eux), d’autre part des vassaux, parmi lesquels il peut y avoir des petits nobles appauvris, mais dont la plupart sont des fantassins roturiers. Nicolas Goulas mentionne une conspiration dans l’entourage du duc d’Orléans qui aurait eu pour but d’enlever Richelieu. Goulas reproche aux conspirateurs qu’ils auraient seulement feint de vouloir épargner la vie du cardinal ; car si les amis de Richelieu s’étaient défendus, ils auraient pris sciemment le risque de la mort du cardinal : « Mais en se voulant saisir du Premier ministre, probablement, ses amis et serviteurs mettant l'espée à la main pour le deffendre, l'on auroit proceddé à le percer de mille coups. Cette langue est assez intelligible, et il ne fault pas avoir beaucoup estudié pour l'entendre. »992 Ici, c’est donc la résistance présumée des amis qui devient un facteur de risque – mais on peut supposer que la probabilité d’une querelle armée est une des raisons pour lesquelles les conspirateurs ne passent finalement pas à l’acte. Mais même si une situation de conflit violent se produit, les amis peuvent toujours faire fonction d’assurance. Bussy-Rabutin cite une lettre dans laquelle son informateur parisien, M. Corbinelli, lui décrit les événements du 4 juillet 1652 à l’Hôtel de Ville. Lorsque la populace s’apprête à lyncher les « mazarins » parmi les personnes présentes, le duc de Beaufort sauve ses amis : « M. de Beaufort entra ensuite dans l'hôtel de ville, apaisa le peuple, et fit sortir ses amis, en les mettant en sûreté entre les mains de ses gens armés. »993 Ici, c’est donc l’autorité d’un ami qui sauve la vie à quelques-unes parmi les personnes présentes. Les informations et les conseils Les actes d’informer et de conseiller les amis sont des services d’amitié tellement importants que nous leur consacrons un sous-chapitre à eux. La société de cour est un microcosme ; le politique et le privé ne sont pas séparés. Cela veut dire que premièrement, il n’y a pas de séparation entre les informations politiques et les ragots apolitiques, de sorte qu’un courtisan sérieux puisse prendre ses distances derniers ; et deuxièmement, que les activités des autres courtiers sont aussi intéressants parce qu’on peut toujours être affecté par leurs répercussions. 992 Nicolas Goulas, Mémoires, op. cit., p. 218f. 993 Roger de Bussy-Rabutin, Mémoires, op. cit., p. 308. 371 Les courtiers savent très bien que des informations sont transmises de cette façon. Lorsque Mazarin est allé en exil en 1651, on considère à la cour une possible nouvelle arrestation de Condé. Or Lionne fait passer cette information à Condé en arrangeant une série d’indiscrétions : « Mais, soit que Lionne en craignît les suites pour l'Etat, ou que voulant empêcher le retour du Cardinal, il crut que le Prince y apporteroit un grand obstacle tant qu'il seroit en liberté; il découvrit au Maréchal de Grammont, qu'il croyoit ami du Prince, tout ce qui avoit été résolu chez le Comte de Montrésor. Le Maréchal le dit à Chavigny, après l'avoir pourtant engagé par toutes sortes de sermens à ne le point reveler; & Chavigny en avertit aussi-tôt le Prince. »994 Ce qui est remarquable ici, c’est que l’amitié entre Gramont et Condé est pour Lionne une raison suffisante pour supposer que l’information va arriver chez le prince. Les serments de discrétion que Gramont impose à Chavigny signifient visiblement le contraire de ce qu’ils semblent dire. Ainsi, Gramont sauve les apparences et fait en même temps comprendre à Chavigny que cette information est tellement importante qu’elle doit être transmise immédiatement. D’ailleurs, cet épisode montre une fois de plus le dilemme où se trouve Gramont : il est un proche ami de Condé, mais en même temps, il est un loyaliste inébranlable, qui combat la Fronde du début à la fin et qui reste fidèle au cardinal. Son comportement vis-à-vis de Chavigny est donc compréhensible si on l’interprète comme une tentative d’avertir les adversaires du cardinal sans pour autant prendre position contre celui-ci. Dans d’autres cas, les informations prennent le chemin direct d’un ami à l’autre. Dans une lettre du 9 décembre 1644, Madame de Sévigné écrit à Pomponne, à qui elle assure dans d’autres lettres son « amitié », qu’elle veut le faire informer immédiatement si un jugement clément venait à se produire dans le procès contre Foucquet, qu’elle appelle à un autre endroit « notre pauvre ami » :995 « Je lui [sc. Mme du Plessis] disais avec la plus grande vérité du monde que si nous avions un arrêt tel que nous le souhaitons, le comble de ma joie était de penser que je vous enverrais un homme à cheval, à toute bride, qui vous apprendrait cette agréable 994 Pierre Coste, Histoire de Louis de Bourbon, op. cit., p. 207. 995 Madame de Sévigné, Lettres, ed. Bernard Raffalli, op. cit., p. 46. 372 nouvelle, et que le plaisir d'imaginer celui que je vous ferais, rendrait le mien entièrement complet. »996 A part l’aspect d’information, ce qui saute aux yeux dans cette source, c’est que l’auteur souligne la satisfaction qu’on tire du plaisir qu’on fait à un ami. De tels arguments, de telles figures sont certainement dues au fait que Madame de Sévigné est une précieuse ; car ce mouvement vise, entre autres choses, à une conduite plus morale et insiste sur l’exercice des vertus. Madame de Sévigné tient parole : lorsque, le 21 décembre, il est clair que Foucquet ne va pas être condamné à mort, elle écrit sans délai à Pomponne : « Je mourais de peur qu'un autre que moi vous eût donné le plaisir d'apprendre la bonne nouvelle. »997 Une situation dans laquelle les informations des amis sont particulièrement importantes, c’est quand on se trouve hors de la cour et la ville, donc hors de la société de cour et hors de la capitale. Ceux qui sont absents de cette « société de la présence »998 n’ont pas la possibilité de prendre part à la communication entre les courtiers qui se trouvent face à face l’un de l’autre, une forme de communication qui est très importante pour le fonctionnement du monde de la cour. On trouve des exemples chez Gourville, car il passe des périodes prolongées à l’étranger. En 1663, lorsqu’il s’arrête pendant un voyage des Pays-Bas espagnols en Angleterre, il se fait donner des nouvelles de Paris par un ami : « Pour savoir de vive voix des nouvelles de Paris, je donnai rendez-vous à Cambrai à une personne de mes amis. »999 L‘information peut aussi être une ressource d’échange. Goulas raconte une histoire dans laquelle il attribue le fait que Saint-Preüil a été nommé gouverneur d’Arras non pas à sa bravoure lors de la prise de la ville, mais plutôt à une indiscrétion de Saint-Preüil.1000 Celui-ci aurait été informé par son cousin germain Saint-Ibar que Monsieur voulait contrecarrer le mariage du comte de Soissons avec la nièce de Richelieu ; d’après Goulas, c’est la 996 I