Œil pour œil, sang pour sang : un roman familial de Meek Le procès

Transcription

Œil pour œil, sang pour sang : un roman familial de Meek Le procès
Le Soir Samedi 24 et dimanche 25 août 2013
52 LESLIVRES
Laurent Obertone dans
la tête d’Anders Breivik
Le 22 juillet 2011, le Norvégien a tué huit personnes à Oslo et 69 à Utøya. L’écrivain tente de comprendre.
récit
Utøya
✶✶
LAURENT
OBERTONE
Ring
430 p., 20 euros
ENTRETIEN
L
e livre fait le buzz,
c’est indéniable.
Un auteur français
qui se met dans la
tête du tueur norvégien
islamophobe et qui écrit au « je » tout
un récit de 430 pages, c’est l’occasion immédiate de discussion,
de polémique, de rejet scandalisé ou d’acceptation lepéniste.
C’est indéniable, parler comme
Breivik, ce n’est pas politiquement correct. L’homme, rappelez-vous, a placé une bombe devant un bâtiment du gouvernement norvégien dont l’explosion
a fait huit morts. Puis il s’en est
allé, tranquillement a-t-on envie
de dire, vers l’île d’Utøya, où se
tenait un camp des jeunes du
parti travailliste, tuant 69 personnes par balles.
Peut-on tenter de comprendre,
non pas l’acte, évidemment,
mais le cheminement mental de
ce Templier d’aujourd’hui qui
voulait arrêter l’islam en Norvège comme on le fit à Poitiers, à
Lépante ou à Vienne ? « Je vais
entrer dans l’Histoire, sans tricher, en quelques minutes. J’ai
rendez-vous avec l’éternité », ditil. Et qui dit encore : « Utøya,
c’est un nom qui parle, qu’on respecte, qui impose. Comme un
nom de bataille. Le pouvoir de la
mort l’a rendu mystique, puissant, parfait. »
D’un point de vue littéraire, le
récit d’Obertone est parfait.
Parce qu’il est étouffant. Lire
dans l’esprit de Breivik, c’est pénible. Comment peut-on accepter cette exaltation, le bien-fondé
longuement explicité par le Templier de cette action, « un coup
d’arrêt qui engage un processus
de Reconquête », la référence
maniaque à l’Histoire, à la Reconquista, l’indifférence devant
l’humanité des jeunes victimes
(« Ce ne sont pas des enfants qui
s’amusent, qui découvrent la vie,
qui veulent jouer un rôle citoyen,
ou des conneries de ce genre. Ce
sont des ennemis. Des collabos.
Des ordures. Douze balles chacun »), le sourire froid comme
un reptile arboré tout au long de
la tuerie ?
Heureusement, Laurent Obertone truffe le monologue de
Breivik de rapports de policiers
et de psychiatres, de témoignages, poignants, de victimes
non décédées. Quiconque aurait
pu être passionné par le discours
du tueur retombe vite dans la
morbide et incompréhensible
réalité. Comme celui d’Andrine,
17 ans : « J’ai été soignée. Pas
guérie. »
coupures de presse, j’ai suivi le
procès. Je me suis dit que celui-ci
avait ouvert nombre de questions restées sans réponses. Et
puis quelqu’un qui tue 77 personnes et qui n’est pas fou, c’est
étrange. J’ai voulu voir au plus
près des choses : enquêter, comprendre, restituer les faits parce
qu’on manquait de vision d’ensemble.
Comment vous avez procédé ?
Beaucoup de lectures, son manifeste de 1.615 pages, les articles qu’il a pu poster sur internet dans des commentaires, des
forums, le courrier qu’il a écrit,
toute la transcription du procès, les éléments policiers, les
rapports psychiatriques, le tableau complet.
Dès le début, vous avez voulu
vous mettre dans la tête de
Breivik ?
Le procédé m’est apparu comme
le seul possible. Parce que ses
textes sont si déments, si fous.
Je ne voyais pas comment le
présenter en narration omnisciente. Pour moi, l’immersion
était la seule manière de tenter
d’expliquer, de rendre intelligible.
Ça vous a été pénible ?
Il y a des moments où j’avais le
vertige. On est absorbé par le
souci d’exactitude et, à force de
baigner dedans, on en oublie
presque l’épouvantable horreur
des faits.
Quelle est la part de vérité et
de fiction ?
Tous les éléments, toutes les
phrases, toutes les expressions
sont respectées, j’ai repris toutes
les affirmations qu’il a pu faire
au procès et ailleurs. Je les ai
simplement réorganisées. Globalement, c’est réellement plus
une réalité qu’une fiction.
Comment ce projet vous est-il
venu ?
Je me suis intéressé tout de
suite à l’affaire, j’ai collecté les
Ne craignez-vous pas qu’on
vous taxe d’être un laudateur
des théories de Breivik ?
Me confondre avec Breivik serait de la mauvaise foi. Je commence précisément le livre par
le massacre de 77 personnes,
personne ne peut donc dire que
je soutiens les théories du tueur.
Laurent Obertone et l’île de son
sujet, Utoya, semée des corps
des victimes de Breivik, tuées ou
blessées, ce 22 juillet 2011.
© AURÉLIEN GODET ET AP.
C’est pour cela que vous assortissez le livre d’éléments objectifs : rapports et témoignages ?
Au départ, tout était écrit au
« je ». Et c’était trop étouffant.
Il m’a semblé impossible de ne
pas avoir ce qu’ont ressenti les
victimes, d’avoir un contrepoint qui brise les envolées de
Breivik. Ces rapports et témoignages ramènent tout de suite à
la réalité.
Propos recueillis par
JEAN-CLAUDE VANTROYEN
Le procès d’une « bruxellitude » Œil pour œil, sang pour sang :
mondaine et pathétique
un roman familial de Meek
roman
Eléonore✶✶
COLETTE
LAMBRICHS
Editions de la
Différence,
176 p., 15 euros
sortie le 29 août
D
epuis bientôt quarante
ans, avec une inlassable
énergie, Colette Lambrichs assume contre vents et
marées les destinées des Editions de la Différence. Ayant
quitté Bruxelles pour Paris, mais
sans jamais perdre le contact
avec son pays natal, elle pose sur
ce dernier un regard fait de distanciation ironique, narquois et
attendri. Et cela se traduit littérairement par un récit romanesque en vingt-huit tableaux
qui sont autant de séquences
dans un scénario, autant de didascalies, d’indications scéniques, dans une pièce de
théâtre. L’écriture au présent
renforce cette impression que
l’auteure a pour but de filmer
une comédie tribale à la manière
d’un ethnologue.
L’action se concentre autour
Colette Lambrichs assure la
destinée des éditions de la Différence.© D. R.
d’Eléonore qui donne son titre
au livre. Dans ce prénom, nous
sommes priés de lire : « Elle est
au nord ». D’origine grecque
– elle s’appelle Kallos, « beauté »
dans la langue de Platon –, l’héroïne ne perd jamais le nord, on
doit en convenir. Comédienne
jadis, c’est plus que jamais une
virtuose de la mise en scène, une
maîtresse de maison disposant
de ses proches comme d’acteurs
ou d’actrices dont elle entend régler les mouvements.
A cette mère dévorante et
spectaculaire, jamais avare de citations, on ne peut se soustraire
que par un exil géographique. Ce
fut le cas de son fils Pierre, évadé
à Paris, et qui ne revient jamais
sur place qu’avec beaucoup de
réticence, détestant cordialement cette ville où « on parle
mal et on intensifie les travers
pour sceller son appartenance au
groupe ».
Au fil du récit, nous apprendrons que Pierre, poète raté, a un
demi-frère,
Yves,
médecin
consacré, et que ces deux-là ne
s’aiment pas trop, nous n’ignorerons rien des échappées érotiques auxquelles s’abandonne
Rita, l’Italienne pulpeuse, la
compagne d’Yves, entre les
mains moulantes d’un sculpteur
flamand. Lequel ne dissimule
pas son dédain à l’égard d’une
ville qui se prend pour la capitale
de l’Europe.
Au-delà de l’anecdote, au-delà
de la description de tel palais de
justice ou de tel restaurant des
Marolles, Colette Lambrichs instruit le procès d’une belgitude,
ou plus justement d’une
« bruxellitude » mondaine, un
peu ridicule, un peu pathétique,
tentant vainement d’organiser sa
propre mort comme un spectacle.
MICHEL GRODENT
roman
Le cœur par
effraction ✶✶
JAMES MEEK
Traduit de l’anglais
(Ecosse) par David
Fauquemberg
Editions Métailié
530 p., 21 euros
D
’abord, il faut un temps
pour situer tous les personnages. Il y a Bec,
biologiste au grand cœur, qui
passe la majeure partie de son
temps à travailler, le plus souvent en Afrique. Son frère Ritchie, ex-rock star déchue et imbue d’elle-même, qui trompe sa
femme Karin avec une mineure.
Leur père, mort sous la torture
mais omniprésent, au point que
Bec s’est injecté un parasite à
qui elle avait auparavant donné
son prénom.
Il y a Alex, ensuite. Brillant
scientifique un peu gauche, qui
tente depuis des années d’offrir
une descendance à sa compagne, Martha. Son oncle, Henry, à la tête d’une fondation tout
aussi scientifique qu’il entend
bien léguer, jolie demeure y
compris, à son neveu, quoi qu’en
pense son fils Matthew. Puisque
de toute façon celui-ci a enrôlé
femme et enfants dans la foi
chrétienne, crime ultime aux
yeux de son cartésien de père. Il
y a encore Dougie, le frère
d’Alex. Qui se décrit lui-même
comme un parasite et a donné
naissance à deux filles, de deux
femmes différentes, sans l’avoir
le moins du monde prémédité.
Le frère et la sœur, le bien
et le mal
Et puis il y a Val Oatman,
puissant directeur d’un magazine people. Qui en veut intensément à Bec de l’avoir courtisé
puis éconduit, et est prêt à
beaucoup pour la voir chuter du
piédestal sur lequel les médias
l’ont installée. Et s’il n’a pas de
quoi la faire chanter elle, pourquoi ne s’intéresserait-il pas à
son frère ?
Ritchie trahira-t-il, ou ne trahira-t-il pas, pour s’en sortir ?
Le doute ne subsiste pas longtemps, tant le frère et la sœur
sont, presque caricaturalement,
deux représentants du bien et
du mal. La franchise et l’al)G
truisme d’un côté, quitte à s’y
perdre ; la vanité et l’égoïsme de
l’autre, quitte à s’y perdre aussi,
d’ailleurs. Mais, au-delà de ce
dilemme, James Meek épate par
ses descriptions des relations
entre les personnages. Par son
talent à disséquer les forces, les
ressentis et les émotions en présence dans chaque interaction
entre eux. Que ce soit un héritage, un désir de maternité ou
l’ombre d’un père qui s’immisce,
l’auteur le décortique, rendant le
lecteur complice de sa lucidité.
Malheureusement, à un moment, il faut finir, et James
Meek se hâte. Il emballe chacune des histoires et les règle
comme on passe à la caisse, au
risque de trop tirer sur une
corde pourtant impeccablement
bien tendue jusque-là. C’est
dommage. L’auteur ne réitère
donc pas la maestria d’Un acte
d’amour (qui ressort en poche
chez Métailié en cette rentrée),
impeccable de bout en bout,
mais prouve néanmoins sa virtuosité à identifier ce qui fait
l’humain, et ce qui les différencie les uns des autres. C’est déjà
beaucoup.
ADRIENNE NIZET
52
Breivik lors de son procès,
au cours duquel il a multiplié
les provocations et n’a manifesté
aucun regret... sinon celui
de ne pas avoir fait encore
plus de victimes.
EXCLUSIF
De sang
TRÈS FROID
36 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013
D.R.
C
« Utøya »,
de Laurent Obertone,
Editions Ring,
429 p., 20 €.
LAURENT OBERTONE “Mon
AURELIEN GODET/RING EDITIONS
’est un livre comme on en lira peu dans la « ren­
trée littéraire ». Utøya raconte la journée du
22 juillet 2011, durant laquelle Anders Breivik
posaunebombeàOslo,avantdemassacrer,sur
l’île donnant son titre au livre, 69 personnes (bi­
lan auquel s’ajouteront les 8 victimes de l’atten­
tat à la bombe). Jusque­là, rien de nouveau :
Capote a déjà fait ça, avec moins de morts certes, dans De sang­
froid. Or, l’auteur d’Utøya, justement, n’est pas Capote, mais un journaliste écrivant sous pseudonyme (Laurent Obertone), à qui
on doit un document ayant fait l’effet d’une bombe – déjà –, en janvier dernier : La France orange mécanique montrait, chiffres et statistiques à l’appui, à quel point notre pays dérivait vers la vio­
lence, sans que personne, selon lui (entendre : les grands médias
et la classe politique), ne le souligne ni ne s’en inquiète. Pour la gauche,cen’étaitriend’autrequ’uneincitationàlaparanoïaiden­
titaire et sécuritaire, à la manière des posts quotidiens du site Fdesouche.com. Pour la droite, dont Marine Le Pen, il s’agissait d’un document exceptionnel. Un auteur, Michel Houellebecq, et
unéditeur,RaphaëlSorin,auraientlargementcontribuéàpublier
ce livre, vendu à plus de 110 000 exemplaires.
Cette fois, Obertone évoque le sujet qui avait coûté la peau pro­
fessionnelle de l’éditeur et écrivain Richard Millet il y a un an (Elogelittéraired’AndersBreivik)ensemettantdanslatêtedutueur.
Un texte hybride, écrit à la première personne, qui se veut docu­
ment mais se baptise « récit » et emprunte au roman, de l’aveu de
David Serra, directeur de sa maison d’édition (Ring), ancien édi­
teurdeMauriceG.Dantec.Lelivredébuteparlerécitglacialetmi­
nutieux des tueries – partie saisissante et violente à ne pas mettre
entre toutes les mains – avant que le lecteur ne soit invité à décou­
vrirsesmotivationsetruminations«idéologiques».Obertonen’a
jamais rencontré Breivik. Il se base sur ses écrits, les entretiens avecsesprochesetlesminutesdesonprocès,etparsèmesontexte
de témoignages de victimes et de témoins mais aussi de comptes­
rendus médicaux, juridiques ou psychologiques. Alors, livre génial ou coup marketing appuyant à fond sur la
pédale du voyeurisme ? « Naissance d’un grand écrivain », comme
l’assure sa maison d’édition, ou ouvrage polémique ? Pour vous
aider à vous forger un premier jugement, Le Figaro Magazine
donne la parole à l’auteur et publie, en exclusivité, quelques
extraits du livre événement de la fin de cet été.
■ N. U.
En se mettant dans la tête
du tueur de masse norvégien Anders Breivik,
l’auteur de « La France
orange mécanique » signe
le livre choc de la rentrée.
Il s’en explique.
STOYAN NENOV / REUTERS
livre raconte Utøya et explique Breivik”
Le Figaro Magazine – Pour quelles
raisons avez-vous écrit ce livre ?
Laurent Obertone – Le procès
de Breivik a conclu qu’il avait
massacré 77 personnes et
qu’il n’était pas fou. La Nor­
vègenepouvaitpasseconten­
ter de cela, et moi non plus.
Sur la couverture figure le mot
« récit », terme habituellement
utilisé pour des textes autobiographiques…
Au sens littéraire, un récit est
la mise en ordre de faits réels,
ce qui correspond à Utøya. Ce
n’est pas une histoire racontée
de manière strictement chro­
nologique ni une biographie.
Les passages en gris (rapports
d’autopsie, expertises psychiatri-
ques, témoignages de survivants, etc.) ne sont ni signés ni
datés. Pourquoi ?
C’est un parti pris esthétique.
Utøya se lit comme un roman.
Seules les informations utiles
au récit y ont leur place.
Vous dites que « rien dans Utøya
n’est écrit au hasard ». Est-ce à
dire que chaque phrase du livre
vient de votre documentation ?
Chaque fait du livre, en effet,
résulte de ma documentation.
Je n’interviens pas au­delà des
faits, seulement dans leur res­
titution, leur mise en ordre et
leur rédaction.
Selon vous, Breivik est-il un produit de son époque et de la société
occidentale ?
23 AOÛT 2013 - LE FIGARO MAGAZINE • 37
Breivik est son propre pro­
duit. La société occidentale, le
multiculturalisme, c’est la toile
defond.Lefaitquenossociétés
dites démocratiques interdi­
sentsaremiseencausepeutfa­
voriser les actions violentes.
Pour autant, si quantité de
gens haïssent nos sociétés, ils
ne tuent personne. Breivik est
un cas très particulier. Sa mé­
galomanie criminelle n’est dé­
terminée ni par son idéologie,
ni par son enfance, ni par des
« discours », comme je le mon­
tre dans mon livre. Breivik a
un appétit de pouvoir féroce,
qui dépasse les notions de bien
et de mal. A l’âge de l’informa­
tion, il a pris le chemin le plus
court vers la notoriété.
Vous avez lu son « manifeste »
(posté sur internet avant les meurtres). Pouvez-vous en parler ?
Selon Breivik, les attentats du
22 juillet ne sont qu’un coup de
publicité pour diffuser ce
Ailleurs, il évoque les divinités nordiques. Tout cela semble un peu
confus. Quelle est votre analyse ?
Breivik se dit culturellement
chrétien. Il est attiré par l’éso­
térisme, il a été franc­maçon et
s’est imprégné de mythologie
nordique (il a baptisé ses
armes de noms runiques). Il
admire les héros scandinaves,
les Templiers, les résistants…
Il s’est surtout cherché des
modèles, pour construire sa
propre mythologie.
Breivik était-il en contact au niveau mondial avec des gens pensant comme lui ?
Il a noué quelques contacts
avec d’autres « frères »,
comme il les appelle. Cepen­
dant, les enquêteurs ont mon­
tré que ces contacts étaient
moins formels que ce qu’il
affirmait. Son « réseau » est
surtout imaginaire. C’est un
loup solitaire, et c’est ce qui l’a
rendu insaisissable.
Son manifeste étant introuvable,
ne craignez-vous pas que votre
livre puisse le remplacer et devenir
la bible des apprentis Breivik ?
Mon livre est très différent : il
se consacre aux faits et n’a rien
d’un essai. Il raconte Utøya et
explique Breivik. Il ne permet­
tra à personne de fabriquer
une bombe. Encore une fois,
les gens qui ont la structure
mentale de Breivik n’ont pas
besoin de livre pour agir.
Comment vous préparez-vous aux
critiques négatives, inévitables,
qui accueilleront Utøya ?
Il faut laisser les chiens aboyer.
Mon objectif est de livrer des
informations factuelles aux
gens qui veulent penser. Je
crois en l’intelligence de mes
lecteurs. Comme eux, je ne
prête plus attention aux bigots
moralistes qui prétendent
régir la pensée des autres.
■ PROPOS RECUEILLIS PAR
NICOLAS UNGEMUTH
Extraits exclusifs
J’ai sorti le Glock (1) et je l’ai levé en direction du vigile.
Mon bras refuse d’obéir. Alarmante impression de per­
dre le contrôle. Je mets du temps. Maman Utøya (2) me regarde
d’une expression stupide et me dit : “Ne le pointez pas sur lui.”
Il allait se retourner. Ça a tout précipité. Avant qu’il n’es­
quisse le moindre mouvement, j’ai visé la tête et j’ai tiré. Et j’ai
tiré encore. Une balle dans le cou, une balle dans le crâne. La
femme hurle. Le vigile se raidit, ses membres sont comme
électrisés, le système nerveux se crispe. Il ne bouge pas. Je
tire encore, plusieurs fois dans le dos, avec l’espoir que mes
balles l’abattent comme autant de coups de hache. Mais le
corps reste debout, tout droit, un fol instant où j’imagine qu’il
va se retourner et me fusiller de son regard d’acier, puis tout
s’éteint, le corps échappe à toute cohérence, bascule, s’étale
lourdement sur le ventre.
Il est tombé comme tombe un mort.
1 Trond B. Homme, 51 ans. Touché par cinq balles, deux d’entre
elles l’ont frappé à l’occiput et à la nuque, causant des dommages
substantiels au cerveau. Une troisième balle l’a frappé au bras droit,
une quatrième dans le bas du dos, une cinquième dans le milieu du dos,
traversant le poumon droit pour se loger dans la partie supérieure du
thorax. Mort instantanée, des blessures à la tête et à la poitrine.
38 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013
FABRIZIO BENSCH / REUTERS
“
document de 1 515 pages. Le
texte est organisé de manière
assez rigide, compilant quan­
tité de citations, de données et
de digressions sur les Tem­
pliers,l’actualité,leterrorisme,
les uniformes… A quelques
bizarreries près, son discours
est « cohérent »… mais il est
rarementlesien.Breivikestun
besogneux sans génie : il
reprend à son compte les ana­
lyses d’autres auteurs. C’est à
la fois un testament, un jour­
nal, un manifeste politique, un
dossier de presse, un manuel
terroriste, qui doit devenir la
bible de ses admirateurs. Il n’a
pas oublié d’y inclure ses
meilleurs autoportraits,
sachant que les médias les
diffuseraient massivement.
Quel est son rapport à la religion ?
On devine chez lui un dégoût pour
le christianisme, mais il se dit en
même temps chevalier Templier
qui doit « défendre les reliques ».
L’île d’Utøya, à 40 kilomètres d’Oslo, où Breivik a exécuté 69 personnes.
Ce qui lui reste de visage est écrasé contre le château gonfla­
ble. Je vois son œil, figé dans une expression de surprise, un
regard qui n’est plus le sien, qui n’est plus vrai. Irréversible.
Il reste un corps, l’homme n’existe plus. Ça devrait me rassu­
rer mais ce n’est pas le cas. Je suis à deux doigts de me précipi­
ter sur lui en jurant que c’est un accident.
La matriarche (3), qui jusque­là s’était contentée de se pren­
dre la tête entre les mains comme si son équipe favorite
“Certains d’entre eux ne sont
que blessés. Ils doivent mourir, tous”
FABRIZIO BENSCH / REUTERS
avait perdu, me ramène à la réalité. Elle tente de fuir vers la
douane, en faisant de grands gestes avec les bras. Elle n’a pas
dû courir depuis au moins vingt ans. Je lève mon Glock dans
sa direction, je tire, la touche au niveau de l’omoplate, elle tré­
buche, à l’instant où je tire à nouveau. Je la manque, mais elle
tombe quand même. C’est inexplicable, mais quand je touche
ma cible j’ai l’impression de le sentir dans le recul de l’arme.
Elle hurle, tente de ramper sur les coudes, pathétique, essaie
vaguement de se cacher derrière le château gonflable, puis
s’arrête, résignée. Elle tourne ses yeux vers moi. Ce n’est pas
un sourire ni une supplication. C’est bien une grimace. Elle
sait ce qui l’attend, elle qui se fait flatter à longueur de jour­
nées par sa horde boutonneuse. C’est celle à qui on peut se
confier, la maman copine, la prof cool, celle qui a de l’allure,
celle qui crée des vocations, celle qui se tape le prof de sport
de vingt ans plus jeune, celle qui met à l’aise, celle qui a un
côté grande gueule, celle qui ne juge pas. Celle qui est ouverte
d’esprit. Elle sait. Elle détourne le regard. A bout portant, je
lui tire dans la tête, deux fois. L’arrière du crâne éclate
comme un bouton d’acné et délivre sur le sol un panache de
cervelle jaune et rouge.
L’ouverture d’esprit, c’est ça.
(…)
L’aveuglante fumée de poudre se dissipe. Ça remue encore.
Je contourne le piano, l’écarte du mur. Ils sont une demi­dou­
zaine à s’accrocher là, comme s’ils cherchaient à s’enfouir
dans le sol. Il y a du sang partout. Certains d’entre eux ne sont
que blessés. Ils doivent mourir, tous.
Soudain, le plus proche d’entre eux se jette sur moi, attrape
le pistolet et essaie de me l’arracher des mains. Il l’agrippe
fermement, me regarde droit dans les yeux, dans une gri­
mace de rage et de terreur que je n’oublierai jamais. Ça m’a
surpris, mais j’ai pour moi l’adrénaline, la préparation, trois
fois sa force, cent fois sa volonté. D’un geste brusque, je lui
Un mémorial des victimes, sur une plage du continent, en face d’Utøya.
40 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013
fais lâcher prise, je le repousse et l’abats. Il s’écroule sur ses
amis, derrière le piano. J’ai tiré sur eux, encore et encore,
comme pour me défouler de ce moment de tension. A deux
de plus contre moi, j’étais perdu. Dans cet espace confiné,
gêné par le fusil et mon harnachement, ils avaient une
chance. Mais le rebelle était seul. Les autres ne s’organisent
pas, ils attendent la mort. Et ils ont raison. Imaginez leur vi­
sion : fusil suréquipé en bandoulière, Glock à traceur laser,
tenue paramilitaire, insignes de police, barda plein de char­
geurs… Ceux qui me font face seront les premiers à mourir.
(…)
« Ça y est. On a fait le bilan.
Ma bombe, huit morts, deux cents blessés. L’île, soixante­neuf
morts, trente­trois blessés. Mission accomplie.
Je suis le commandeur Anders Behring Breivik. A 32 ans, je
viens d’entrer dans l’Eternité.
Je fais la une de tous les journaux du monde. Du levant au cou­
chant,desPatagonsauSeptentrion,messemblablesconnaissent
désormais mon visage. Aujourd’hui mon nom est le nom le plus
prononcédelaplanète.Jesaturelemonde.Jesuisunestar.Jesuis
un tsar. Je passe devant Hitler, devant Jésus. Devant Dieu peut­
être.
Grâceàinternetetàl’accroissementdelapopulationmondiale,
jesuislepremierhommedetoutel’histoiredel’humanitéàdeve­
nir aussi célèbre en un aussi court laps de temps, par ma seule
volonté. Qui refuserait ça ?
En un jour, je sors du néant et je vous écrase.
Ce monde de fête et de morale, prétentieux et hégémonique
vient de découvrir qu’il n’était pas seul. J’ai l’impression de bien
supporter cette décharge de puissance. Les images crépitent
encore dans ma rétine.
Quelques tics nerveux m’agitent parfois les mains, mais mieux
que je ne l’imaginais, je réussis à garder le contrôle, le moral, je
parviens à me concentrer sur mon rôle de chevalier Templier, à
repousser l’horreur dans les tréfonds de ma mémoire. J’ai main­
tenant une mission de représentation à assurer, je dois faire
abstraction de tout le reste.
Soixante­dix­sept morts, bilan définitif. Un record. Le chiffre,
c’estimportant.Rienàvoiraveclestueriesscolairesaméricaines.
Je n’ai pas d’égal. »
(…)
«Jesuisunsurseptmilliards.Unobjetdefascination,celuidont
tout le monde parle. Je fais bruisser le monde.
Dans les rédactions enfiévrées de Stockholm, Helsinki, Saint­
Pétersbourg, Kiev, Belgrade, Vienne, Paris, Berlin…
Danslesrues,danslesbistrots,danschaquefoyer.J’airéchauffé
le cœur de nombreux nationalistes. Dans le secret de leurs
bureaux, nos fossoyeurs de dirigeants ont tous senti ce frisson
leurparcourirl’échine.Cefrissonglacéd’unelamecontreuncou,
frisson d’un dehors oublié, d’un monde qui gronde, de peuples
qui se lèvent, prémices d’un lent tremblement qui détruira la
dictatureeuropéenneetferatomberuneàunelesmilliersdetêtes
pourries de cette hydre bureaucratique.
Le monde me connaît, et ne m’oubliera pas. J’ai implanté des
mots et des images dans les crânes. Utøya, Breivik, Oslo, multi­
culturalisme, marxistes… C’est le but de la publicité. Utøya, c’est
l’opération de communication la plus rentable de tous les temps.
Pour bénéficier de retombées médiatiques comparables, un
publicitaire serait prêt à débourser des milliards d’euros.
Etcen’estqueledébut.Jemeprépareàpasseràlaphase2,celle
duprocès.D’avance,jenereconnaispascetribunal.Depuislong­
tempsjenereconnaispluscetteautoritéquinousgouverne.Mais
ce procès est une tribune. On ne parle pas d’un vol de caramel
mou, pas même d’un meurtre. On parle d’une opération de
guerre.Etonvaparlerdemesraisons,demonmanifeste.J’aides
messages à faire passer.
Monopérationestunthéâtreetlethéâtreesttoujoursjouépour
unpublic.Par­delàcethéâtre,lesgensdoiventconnaîtrelesmoti­
vations de l’acteur principal, qui n’est autre que le metteur en
scène et le scénariste.
Je n’avais jamais parlé.
Je n’avais jamais dit aux gens qui j’étais.
Depuis trente­deux ans, j’étais enfermé dans mon crâne.
Ce 22 juillet 2011, j’ai décidé de sortir faire un tour.
Ma promenade est terminée.
Faceauxpoliciers,auxcaméras,aumondeentier,jemeréfugie
à nouveau dans mon crâne et m’y enferme, derrière mon désar­
mant sourire, derrière un manifeste de quinze cents pages et
derrière tout ce qu’on veut bien dire de moi. Les choses devaient
en rester là. Mais mes souvenirs de promenade sont trop lourds.
Mon crâne déborde. Mes pensées sont un fardeau. Je dois m’en
soulager. J’ai décidé de parler.
J’ai décidé de dire qui je suis. »
(…)
«Jepensequemonactionestaussiimportantequelabataillede
Vienne ou de Poitiers. Elle est un coup d’arrêt qui engage un
processus de Reconquête. Il est temps. La France, la Belgique, la
Hollande, l’Angleterre, la Suède et l’Allemagne ont connu des
émeutes raciales. Et ça ne fait que commencer. Le multicultura­
lisme est un échec.
Sarkozy, Merkel, Poutine, Cameron… La plupart des diri­
geantseuropéensl’ontadmis.Maislespeuplesveulentdesactes.
Pourquoi attendre ? Qui décide ? Personne ne peut faire l’écono­
mie de cette réflexion.
Aujourd’hui on parle de crise, mais tout va encore très bien. Ce
ne sera bientôt plus le cas. Nous ne sommes pas les Etats­Unis.
Nous n’avons ni les moyens, ni l’énergie, ni la volonté de mainte­
nir un semblant de cohésion sociale entre des gens blasés de tout
et des immigrés venus se partager nos restes.
Monbutestd’initierquelquechose.Ilfautdeshérospourmon­
42 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013
SOLBERG/NTB SCANPIX/SIPA
“Je pense que mon action est aussi
importante que la bataille de Poitiers”
Breivik de retour sur les lieux du crime pour la reconstitution du massacre.
trerl’exemple.Unearméen’estriensansgénéral.Auplusfortde
l’Ordre, les Templiers étaient vingt mille, dont deux mille cheva­
liers. En deux cents ans, ils ont gravé dans notre histoire leur
gloire indélébile. La volonté peut tout. »
(…)
«L’amourviscéraldelapatrie,çaasansdoutedesbasesbiologi­
ques, territoriales, génétiques. Mais ça ne parle pas aux gens, ça.
L’amourestunedélicieusecertitude,quinouspousseàrévérerla
Norvège,ànousbattreetànousinvestirpourelle.C’estbienplus
puissant que tout totalitarisme. C’est comme ça que la Norvège
traverse les siècles.
Ce n’est pas un délire romantique, c’est une réalité.
Sans le peuple que le marxisme s’efforce de détruire, rien n’est
possible.
En 2009, le Parlement bolivien a décidé que les indigènes vi­
vant en Bolivie pouvaient se gouverner eux­mêmes s’ils le sou­
haitaient.Iln’yapasdedifférenceentrelesindigènesdeNorvège
et les indigènes de Bolivie. Pourquoi traiter les indigènes d’Eu­
rope comme un sous­peuple ? Pourquoi deviennent­ils racistes
quand ils défendent leurs droits et leur survie, alors que les peu­
ples indigènes qui en font autant sont admirés et soutenus,
comme les Tibétains, les Boliviens, les Indiens d’Amérique ?
Comment peut­on applaudir la décolonisation de l’Afrique et
justifier la colonisation de l’Europe ? »
(…)
« Lors de ma dernière prise de parole, je me permets un
énième bras d’honneur : “Pour terminer, je voudrais vous
faire part de mes regrets. Je souhaite m’excuser auprès de
tous les nationalistes de Norvège et d’Europe pour ne pas
avoir exécuté davantage de traîtres”. »
(1) Pistolet de marque autrichienne.
(2) et (3) Surnoms donnés à Monica Bøsei, la responsable du camp d’été des jeunes
travaillistes norvégiens rassemblés sur Utøya (« une gauchiste de
premier ordre, la grande prêtresse de ce catéchisme marxiste depuis
près de vingt ans »).
”