Œil pour œil, sang pour sang : un roman familial de Meek Le procès
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Œil pour œil, sang pour sang : un roman familial de Meek Le procès
Le Soir Samedi 24 et dimanche 25 août 2013 52 LESLIVRES Laurent Obertone dans la tête d’Anders Breivik Le 22 juillet 2011, le Norvégien a tué huit personnes à Oslo et 69 à Utøya. L’écrivain tente de comprendre. récit Utøya ✶✶ LAURENT OBERTONE Ring 430 p., 20 euros ENTRETIEN L e livre fait le buzz, c’est indéniable. Un auteur français qui se met dans la tête du tueur norvégien islamophobe et qui écrit au « je » tout un récit de 430 pages, c’est l’occasion immédiate de discussion, de polémique, de rejet scandalisé ou d’acceptation lepéniste. C’est indéniable, parler comme Breivik, ce n’est pas politiquement correct. L’homme, rappelez-vous, a placé une bombe devant un bâtiment du gouvernement norvégien dont l’explosion a fait huit morts. Puis il s’en est allé, tranquillement a-t-on envie de dire, vers l’île d’Utøya, où se tenait un camp des jeunes du parti travailliste, tuant 69 personnes par balles. Peut-on tenter de comprendre, non pas l’acte, évidemment, mais le cheminement mental de ce Templier d’aujourd’hui qui voulait arrêter l’islam en Norvège comme on le fit à Poitiers, à Lépante ou à Vienne ? « Je vais entrer dans l’Histoire, sans tricher, en quelques minutes. J’ai rendez-vous avec l’éternité », ditil. Et qui dit encore : « Utøya, c’est un nom qui parle, qu’on respecte, qui impose. Comme un nom de bataille. Le pouvoir de la mort l’a rendu mystique, puissant, parfait. » D’un point de vue littéraire, le récit d’Obertone est parfait. Parce qu’il est étouffant. Lire dans l’esprit de Breivik, c’est pénible. Comment peut-on accepter cette exaltation, le bien-fondé longuement explicité par le Templier de cette action, « un coup d’arrêt qui engage un processus de Reconquête », la référence maniaque à l’Histoire, à la Reconquista, l’indifférence devant l’humanité des jeunes victimes (« Ce ne sont pas des enfants qui s’amusent, qui découvrent la vie, qui veulent jouer un rôle citoyen, ou des conneries de ce genre. Ce sont des ennemis. Des collabos. Des ordures. Douze balles chacun »), le sourire froid comme un reptile arboré tout au long de la tuerie ? Heureusement, Laurent Obertone truffe le monologue de Breivik de rapports de policiers et de psychiatres, de témoignages, poignants, de victimes non décédées. Quiconque aurait pu être passionné par le discours du tueur retombe vite dans la morbide et incompréhensible réalité. Comme celui d’Andrine, 17 ans : « J’ai été soignée. Pas guérie. » coupures de presse, j’ai suivi le procès. Je me suis dit que celui-ci avait ouvert nombre de questions restées sans réponses. Et puis quelqu’un qui tue 77 personnes et qui n’est pas fou, c’est étrange. J’ai voulu voir au plus près des choses : enquêter, comprendre, restituer les faits parce qu’on manquait de vision d’ensemble. Comment vous avez procédé ? Beaucoup de lectures, son manifeste de 1.615 pages, les articles qu’il a pu poster sur internet dans des commentaires, des forums, le courrier qu’il a écrit, toute la transcription du procès, les éléments policiers, les rapports psychiatriques, le tableau complet. Dès le début, vous avez voulu vous mettre dans la tête de Breivik ? Le procédé m’est apparu comme le seul possible. Parce que ses textes sont si déments, si fous. Je ne voyais pas comment le présenter en narration omnisciente. Pour moi, l’immersion était la seule manière de tenter d’expliquer, de rendre intelligible. Ça vous a été pénible ? Il y a des moments où j’avais le vertige. On est absorbé par le souci d’exactitude et, à force de baigner dedans, on en oublie presque l’épouvantable horreur des faits. Quelle est la part de vérité et de fiction ? Tous les éléments, toutes les phrases, toutes les expressions sont respectées, j’ai repris toutes les affirmations qu’il a pu faire au procès et ailleurs. Je les ai simplement réorganisées. Globalement, c’est réellement plus une réalité qu’une fiction. Comment ce projet vous est-il venu ? Je me suis intéressé tout de suite à l’affaire, j’ai collecté les Ne craignez-vous pas qu’on vous taxe d’être un laudateur des théories de Breivik ? Me confondre avec Breivik serait de la mauvaise foi. Je commence précisément le livre par le massacre de 77 personnes, personne ne peut donc dire que je soutiens les théories du tueur. Laurent Obertone et l’île de son sujet, Utoya, semée des corps des victimes de Breivik, tuées ou blessées, ce 22 juillet 2011. © AURÉLIEN GODET ET AP. C’est pour cela que vous assortissez le livre d’éléments objectifs : rapports et témoignages ? Au départ, tout était écrit au « je ». Et c’était trop étouffant. Il m’a semblé impossible de ne pas avoir ce qu’ont ressenti les victimes, d’avoir un contrepoint qui brise les envolées de Breivik. Ces rapports et témoignages ramènent tout de suite à la réalité. Propos recueillis par JEAN-CLAUDE VANTROYEN Le procès d’une « bruxellitude » Œil pour œil, sang pour sang : mondaine et pathétique un roman familial de Meek roman Eléonore✶✶ COLETTE LAMBRICHS Editions de la Différence, 176 p., 15 euros sortie le 29 août D epuis bientôt quarante ans, avec une inlassable énergie, Colette Lambrichs assume contre vents et marées les destinées des Editions de la Différence. Ayant quitté Bruxelles pour Paris, mais sans jamais perdre le contact avec son pays natal, elle pose sur ce dernier un regard fait de distanciation ironique, narquois et attendri. Et cela se traduit littérairement par un récit romanesque en vingt-huit tableaux qui sont autant de séquences dans un scénario, autant de didascalies, d’indications scéniques, dans une pièce de théâtre. L’écriture au présent renforce cette impression que l’auteure a pour but de filmer une comédie tribale à la manière d’un ethnologue. L’action se concentre autour Colette Lambrichs assure la destinée des éditions de la Différence.© D. R. d’Eléonore qui donne son titre au livre. Dans ce prénom, nous sommes priés de lire : « Elle est au nord ». D’origine grecque – elle s’appelle Kallos, « beauté » dans la langue de Platon –, l’héroïne ne perd jamais le nord, on doit en convenir. Comédienne jadis, c’est plus que jamais une virtuose de la mise en scène, une maîtresse de maison disposant de ses proches comme d’acteurs ou d’actrices dont elle entend régler les mouvements. A cette mère dévorante et spectaculaire, jamais avare de citations, on ne peut se soustraire que par un exil géographique. Ce fut le cas de son fils Pierre, évadé à Paris, et qui ne revient jamais sur place qu’avec beaucoup de réticence, détestant cordialement cette ville où « on parle mal et on intensifie les travers pour sceller son appartenance au groupe ». Au fil du récit, nous apprendrons que Pierre, poète raté, a un demi-frère, Yves, médecin consacré, et que ces deux-là ne s’aiment pas trop, nous n’ignorerons rien des échappées érotiques auxquelles s’abandonne Rita, l’Italienne pulpeuse, la compagne d’Yves, entre les mains moulantes d’un sculpteur flamand. Lequel ne dissimule pas son dédain à l’égard d’une ville qui se prend pour la capitale de l’Europe. Au-delà de l’anecdote, au-delà de la description de tel palais de justice ou de tel restaurant des Marolles, Colette Lambrichs instruit le procès d’une belgitude, ou plus justement d’une « bruxellitude » mondaine, un peu ridicule, un peu pathétique, tentant vainement d’organiser sa propre mort comme un spectacle. MICHEL GRODENT roman Le cœur par effraction ✶✶ JAMES MEEK Traduit de l’anglais (Ecosse) par David Fauquemberg Editions Métailié 530 p., 21 euros D ’abord, il faut un temps pour situer tous les personnages. Il y a Bec, biologiste au grand cœur, qui passe la majeure partie de son temps à travailler, le plus souvent en Afrique. Son frère Ritchie, ex-rock star déchue et imbue d’elle-même, qui trompe sa femme Karin avec une mineure. Leur père, mort sous la torture mais omniprésent, au point que Bec s’est injecté un parasite à qui elle avait auparavant donné son prénom. Il y a Alex, ensuite. Brillant scientifique un peu gauche, qui tente depuis des années d’offrir une descendance à sa compagne, Martha. Son oncle, Henry, à la tête d’une fondation tout aussi scientifique qu’il entend bien léguer, jolie demeure y compris, à son neveu, quoi qu’en pense son fils Matthew. Puisque de toute façon celui-ci a enrôlé femme et enfants dans la foi chrétienne, crime ultime aux yeux de son cartésien de père. Il y a encore Dougie, le frère d’Alex. Qui se décrit lui-même comme un parasite et a donné naissance à deux filles, de deux femmes différentes, sans l’avoir le moins du monde prémédité. Le frère et la sœur, le bien et le mal Et puis il y a Val Oatman, puissant directeur d’un magazine people. Qui en veut intensément à Bec de l’avoir courtisé puis éconduit, et est prêt à beaucoup pour la voir chuter du piédestal sur lequel les médias l’ont installée. Et s’il n’a pas de quoi la faire chanter elle, pourquoi ne s’intéresserait-il pas à son frère ? Ritchie trahira-t-il, ou ne trahira-t-il pas, pour s’en sortir ? Le doute ne subsiste pas longtemps, tant le frère et la sœur sont, presque caricaturalement, deux représentants du bien et du mal. La franchise et l’al)G truisme d’un côté, quitte à s’y perdre ; la vanité et l’égoïsme de l’autre, quitte à s’y perdre aussi, d’ailleurs. Mais, au-delà de ce dilemme, James Meek épate par ses descriptions des relations entre les personnages. Par son talent à disséquer les forces, les ressentis et les émotions en présence dans chaque interaction entre eux. Que ce soit un héritage, un désir de maternité ou l’ombre d’un père qui s’immisce, l’auteur le décortique, rendant le lecteur complice de sa lucidité. Malheureusement, à un moment, il faut finir, et James Meek se hâte. Il emballe chacune des histoires et les règle comme on passe à la caisse, au risque de trop tirer sur une corde pourtant impeccablement bien tendue jusque-là. C’est dommage. L’auteur ne réitère donc pas la maestria d’Un acte d’amour (qui ressort en poche chez Métailié en cette rentrée), impeccable de bout en bout, mais prouve néanmoins sa virtuosité à identifier ce qui fait l’humain, et ce qui les différencie les uns des autres. C’est déjà beaucoup. ADRIENNE NIZET 52 Breivik lors de son procès, au cours duquel il a multiplié les provocations et n’a manifesté aucun regret... sinon celui de ne pas avoir fait encore plus de victimes. EXCLUSIF De sang TRÈS FROID 36 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013 D.R. C « Utøya », de Laurent Obertone, Editions Ring, 429 p., 20 €. LAURENT OBERTONE “Mon AURELIEN GODET/RING EDITIONS ’est un livre comme on en lira peu dans la « ren trée littéraire ». Utøya raconte la journée du 22 juillet 2011, durant laquelle Anders Breivik posaunebombeàOslo,avantdemassacrer,sur l’île donnant son titre au livre, 69 personnes (bi lan auquel s’ajouteront les 8 victimes de l’atten tat à la bombe). Jusquelà, rien de nouveau : Capote a déjà fait ça, avec moins de morts certes, dans De sang froid. Or, l’auteur d’Utøya, justement, n’est pas Capote, mais un journaliste écrivant sous pseudonyme (Laurent Obertone), à qui on doit un document ayant fait l’effet d’une bombe – déjà –, en janvier dernier : La France orange mécanique montrait, chiffres et statistiques à l’appui, à quel point notre pays dérivait vers la vio lence, sans que personne, selon lui (entendre : les grands médias et la classe politique), ne le souligne ni ne s’en inquiète. Pour la gauche,cen’étaitriend’autrequ’uneincitationàlaparanoïaiden titaire et sécuritaire, à la manière des posts quotidiens du site Fdesouche.com. Pour la droite, dont Marine Le Pen, il s’agissait d’un document exceptionnel. Un auteur, Michel Houellebecq, et unéditeur,RaphaëlSorin,auraientlargementcontribuéàpublier ce livre, vendu à plus de 110 000 exemplaires. Cette fois, Obertone évoque le sujet qui avait coûté la peau pro fessionnelle de l’éditeur et écrivain Richard Millet il y a un an (Elogelittéraired’AndersBreivik)ensemettantdanslatêtedutueur. Un texte hybride, écrit à la première personne, qui se veut docu ment mais se baptise « récit » et emprunte au roman, de l’aveu de David Serra, directeur de sa maison d’édition (Ring), ancien édi teurdeMauriceG.Dantec.Lelivredébuteparlerécitglacialetmi nutieux des tueries – partie saisissante et violente à ne pas mettre entre toutes les mains – avant que le lecteur ne soit invité à décou vrirsesmotivationsetruminations«idéologiques».Obertonen’a jamais rencontré Breivik. Il se base sur ses écrits, les entretiens avecsesprochesetlesminutesdesonprocès,etparsèmesontexte de témoignages de victimes et de témoins mais aussi de comptes rendus médicaux, juridiques ou psychologiques. Alors, livre génial ou coup marketing appuyant à fond sur la pédale du voyeurisme ? « Naissance d’un grand écrivain », comme l’assure sa maison d’édition, ou ouvrage polémique ? Pour vous aider à vous forger un premier jugement, Le Figaro Magazine donne la parole à l’auteur et publie, en exclusivité, quelques extraits du livre événement de la fin de cet été. ■ N. U. En se mettant dans la tête du tueur de masse norvégien Anders Breivik, l’auteur de « La France orange mécanique » signe le livre choc de la rentrée. Il s’en explique. STOYAN NENOV / REUTERS livre raconte Utøya et explique Breivik” Le Figaro Magazine – Pour quelles raisons avez-vous écrit ce livre ? Laurent Obertone – Le procès de Breivik a conclu qu’il avait massacré 77 personnes et qu’il n’était pas fou. La Nor vègenepouvaitpasseconten ter de cela, et moi non plus. Sur la couverture figure le mot « récit », terme habituellement utilisé pour des textes autobiographiques… Au sens littéraire, un récit est la mise en ordre de faits réels, ce qui correspond à Utøya. Ce n’est pas une histoire racontée de manière strictement chro nologique ni une biographie. Les passages en gris (rapports d’autopsie, expertises psychiatri- ques, témoignages de survivants, etc.) ne sont ni signés ni datés. Pourquoi ? C’est un parti pris esthétique. Utøya se lit comme un roman. Seules les informations utiles au récit y ont leur place. Vous dites que « rien dans Utøya n’est écrit au hasard ». Est-ce à dire que chaque phrase du livre vient de votre documentation ? Chaque fait du livre, en effet, résulte de ma documentation. Je n’interviens pas audelà des faits, seulement dans leur res titution, leur mise en ordre et leur rédaction. Selon vous, Breivik est-il un produit de son époque et de la société occidentale ? 23 AOÛT 2013 - LE FIGARO MAGAZINE • 37 Breivik est son propre pro duit. La société occidentale, le multiculturalisme, c’est la toile defond.Lefaitquenossociétés dites démocratiques interdi sentsaremiseencausepeutfa voriser les actions violentes. Pour autant, si quantité de gens haïssent nos sociétés, ils ne tuent personne. Breivik est un cas très particulier. Sa mé galomanie criminelle n’est dé terminée ni par son idéologie, ni par son enfance, ni par des « discours », comme je le mon tre dans mon livre. Breivik a un appétit de pouvoir féroce, qui dépasse les notions de bien et de mal. A l’âge de l’informa tion, il a pris le chemin le plus court vers la notoriété. Vous avez lu son « manifeste » (posté sur internet avant les meurtres). Pouvez-vous en parler ? Selon Breivik, les attentats du 22 juillet ne sont qu’un coup de publicité pour diffuser ce Ailleurs, il évoque les divinités nordiques. Tout cela semble un peu confus. Quelle est votre analyse ? Breivik se dit culturellement chrétien. Il est attiré par l’éso térisme, il a été francmaçon et s’est imprégné de mythologie nordique (il a baptisé ses armes de noms runiques). Il admire les héros scandinaves, les Templiers, les résistants… Il s’est surtout cherché des modèles, pour construire sa propre mythologie. Breivik était-il en contact au niveau mondial avec des gens pensant comme lui ? Il a noué quelques contacts avec d’autres « frères », comme il les appelle. Cepen dant, les enquêteurs ont mon tré que ces contacts étaient moins formels que ce qu’il affirmait. Son « réseau » est surtout imaginaire. C’est un loup solitaire, et c’est ce qui l’a rendu insaisissable. Son manifeste étant introuvable, ne craignez-vous pas que votre livre puisse le remplacer et devenir la bible des apprentis Breivik ? Mon livre est très différent : il se consacre aux faits et n’a rien d’un essai. Il raconte Utøya et explique Breivik. Il ne permet tra à personne de fabriquer une bombe. Encore une fois, les gens qui ont la structure mentale de Breivik n’ont pas besoin de livre pour agir. Comment vous préparez-vous aux critiques négatives, inévitables, qui accueilleront Utøya ? Il faut laisser les chiens aboyer. Mon objectif est de livrer des informations factuelles aux gens qui veulent penser. Je crois en l’intelligence de mes lecteurs. Comme eux, je ne prête plus attention aux bigots moralistes qui prétendent régir la pensée des autres. ■ PROPOS RECUEILLIS PAR NICOLAS UNGEMUTH Extraits exclusifs J’ai sorti le Glock (1) et je l’ai levé en direction du vigile. Mon bras refuse d’obéir. Alarmante impression de per dre le contrôle. Je mets du temps. Maman Utøya (2) me regarde d’une expression stupide et me dit : “Ne le pointez pas sur lui.” Il allait se retourner. Ça a tout précipité. Avant qu’il n’es quisse le moindre mouvement, j’ai visé la tête et j’ai tiré. Et j’ai tiré encore. Une balle dans le cou, une balle dans le crâne. La femme hurle. Le vigile se raidit, ses membres sont comme électrisés, le système nerveux se crispe. Il ne bouge pas. Je tire encore, plusieurs fois dans le dos, avec l’espoir que mes balles l’abattent comme autant de coups de hache. Mais le corps reste debout, tout droit, un fol instant où j’imagine qu’il va se retourner et me fusiller de son regard d’acier, puis tout s’éteint, le corps échappe à toute cohérence, bascule, s’étale lourdement sur le ventre. Il est tombé comme tombe un mort. 1 Trond B. Homme, 51 ans. Touché par cinq balles, deux d’entre elles l’ont frappé à l’occiput et à la nuque, causant des dommages substantiels au cerveau. Une troisième balle l’a frappé au bras droit, une quatrième dans le bas du dos, une cinquième dans le milieu du dos, traversant le poumon droit pour se loger dans la partie supérieure du thorax. Mort instantanée, des blessures à la tête et à la poitrine. 38 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013 FABRIZIO BENSCH / REUTERS “ document de 1 515 pages. Le texte est organisé de manière assez rigide, compilant quan tité de citations, de données et de digressions sur les Tem pliers,l’actualité,leterrorisme, les uniformes… A quelques bizarreries près, son discours est « cohérent »… mais il est rarementlesien.Breivikestun besogneux sans génie : il reprend à son compte les ana lyses d’autres auteurs. C’est à la fois un testament, un jour nal, un manifeste politique, un dossier de presse, un manuel terroriste, qui doit devenir la bible de ses admirateurs. Il n’a pas oublié d’y inclure ses meilleurs autoportraits, sachant que les médias les diffuseraient massivement. Quel est son rapport à la religion ? On devine chez lui un dégoût pour le christianisme, mais il se dit en même temps chevalier Templier qui doit « défendre les reliques ». L’île d’Utøya, à 40 kilomètres d’Oslo, où Breivik a exécuté 69 personnes. Ce qui lui reste de visage est écrasé contre le château gonfla ble. Je vois son œil, figé dans une expression de surprise, un regard qui n’est plus le sien, qui n’est plus vrai. Irréversible. Il reste un corps, l’homme n’existe plus. Ça devrait me rassu rer mais ce n’est pas le cas. Je suis à deux doigts de me précipi ter sur lui en jurant que c’est un accident. La matriarche (3), qui jusquelà s’était contentée de se pren dre la tête entre les mains comme si son équipe favorite “Certains d’entre eux ne sont que blessés. Ils doivent mourir, tous” FABRIZIO BENSCH / REUTERS avait perdu, me ramène à la réalité. Elle tente de fuir vers la douane, en faisant de grands gestes avec les bras. Elle n’a pas dû courir depuis au moins vingt ans. Je lève mon Glock dans sa direction, je tire, la touche au niveau de l’omoplate, elle tré buche, à l’instant où je tire à nouveau. Je la manque, mais elle tombe quand même. C’est inexplicable, mais quand je touche ma cible j’ai l’impression de le sentir dans le recul de l’arme. Elle hurle, tente de ramper sur les coudes, pathétique, essaie vaguement de se cacher derrière le château gonflable, puis s’arrête, résignée. Elle tourne ses yeux vers moi. Ce n’est pas un sourire ni une supplication. C’est bien une grimace. Elle sait ce qui l’attend, elle qui se fait flatter à longueur de jour nées par sa horde boutonneuse. C’est celle à qui on peut se confier, la maman copine, la prof cool, celle qui a de l’allure, celle qui crée des vocations, celle qui se tape le prof de sport de vingt ans plus jeune, celle qui met à l’aise, celle qui a un côté grande gueule, celle qui ne juge pas. Celle qui est ouverte d’esprit. Elle sait. Elle détourne le regard. A bout portant, je lui tire dans la tête, deux fois. L’arrière du crâne éclate comme un bouton d’acné et délivre sur le sol un panache de cervelle jaune et rouge. L’ouverture d’esprit, c’est ça. (…) L’aveuglante fumée de poudre se dissipe. Ça remue encore. Je contourne le piano, l’écarte du mur. Ils sont une demidou zaine à s’accrocher là, comme s’ils cherchaient à s’enfouir dans le sol. Il y a du sang partout. Certains d’entre eux ne sont que blessés. Ils doivent mourir, tous. Soudain, le plus proche d’entre eux se jette sur moi, attrape le pistolet et essaie de me l’arracher des mains. Il l’agrippe fermement, me regarde droit dans les yeux, dans une gri mace de rage et de terreur que je n’oublierai jamais. Ça m’a surpris, mais j’ai pour moi l’adrénaline, la préparation, trois fois sa force, cent fois sa volonté. D’un geste brusque, je lui Un mémorial des victimes, sur une plage du continent, en face d’Utøya. 40 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013 fais lâcher prise, je le repousse et l’abats. Il s’écroule sur ses amis, derrière le piano. J’ai tiré sur eux, encore et encore, comme pour me défouler de ce moment de tension. A deux de plus contre moi, j’étais perdu. Dans cet espace confiné, gêné par le fusil et mon harnachement, ils avaient une chance. Mais le rebelle était seul. Les autres ne s’organisent pas, ils attendent la mort. Et ils ont raison. Imaginez leur vi sion : fusil suréquipé en bandoulière, Glock à traceur laser, tenue paramilitaire, insignes de police, barda plein de char geurs… Ceux qui me font face seront les premiers à mourir. (…) « Ça y est. On a fait le bilan. Ma bombe, huit morts, deux cents blessés. L’île, soixanteneuf morts, trentetrois blessés. Mission accomplie. Je suis le commandeur Anders Behring Breivik. A 32 ans, je viens d’entrer dans l’Eternité. Je fais la une de tous les journaux du monde. Du levant au cou chant,desPatagonsauSeptentrion,messemblablesconnaissent désormais mon visage. Aujourd’hui mon nom est le nom le plus prononcédelaplanète.Jesaturelemonde.Jesuisunestar.Jesuis un tsar. Je passe devant Hitler, devant Jésus. Devant Dieu peut être. Grâceàinternetetàl’accroissementdelapopulationmondiale, jesuislepremierhommedetoutel’histoiredel’humanitéàdeve nir aussi célèbre en un aussi court laps de temps, par ma seule volonté. Qui refuserait ça ? En un jour, je sors du néant et je vous écrase. Ce monde de fête et de morale, prétentieux et hégémonique vient de découvrir qu’il n’était pas seul. J’ai l’impression de bien supporter cette décharge de puissance. Les images crépitent encore dans ma rétine. Quelques tics nerveux m’agitent parfois les mains, mais mieux que je ne l’imaginais, je réussis à garder le contrôle, le moral, je parviens à me concentrer sur mon rôle de chevalier Templier, à repousser l’horreur dans les tréfonds de ma mémoire. J’ai main tenant une mission de représentation à assurer, je dois faire abstraction de tout le reste. Soixantedixsept morts, bilan définitif. Un record. Le chiffre, c’estimportant.Rienàvoiraveclestueriesscolairesaméricaines. Je n’ai pas d’égal. » (…) «Jesuisunsurseptmilliards.Unobjetdefascination,celuidont tout le monde parle. Je fais bruisser le monde. Dans les rédactions enfiévrées de Stockholm, Helsinki, Saint Pétersbourg, Kiev, Belgrade, Vienne, Paris, Berlin… Danslesrues,danslesbistrots,danschaquefoyer.J’airéchauffé le cœur de nombreux nationalistes. Dans le secret de leurs bureaux, nos fossoyeurs de dirigeants ont tous senti ce frisson leurparcourirl’échine.Cefrissonglacéd’unelamecontreuncou, frisson d’un dehors oublié, d’un monde qui gronde, de peuples qui se lèvent, prémices d’un lent tremblement qui détruira la dictatureeuropéenneetferatomberuneàunelesmilliersdetêtes pourries de cette hydre bureaucratique. Le monde me connaît, et ne m’oubliera pas. J’ai implanté des mots et des images dans les crânes. Utøya, Breivik, Oslo, multi culturalisme, marxistes… C’est le but de la publicité. Utøya, c’est l’opération de communication la plus rentable de tous les temps. Pour bénéficier de retombées médiatiques comparables, un publicitaire serait prêt à débourser des milliards d’euros. Etcen’estqueledébut.Jemeprépareàpasseràlaphase2,celle duprocès.D’avance,jenereconnaispascetribunal.Depuislong tempsjenereconnaispluscetteautoritéquinousgouverne.Mais ce procès est une tribune. On ne parle pas d’un vol de caramel mou, pas même d’un meurtre. On parle d’une opération de guerre.Etonvaparlerdemesraisons,demonmanifeste.J’aides messages à faire passer. Monopérationestunthéâtreetlethéâtreesttoujoursjouépour unpublic.Pardelàcethéâtre,lesgensdoiventconnaîtrelesmoti vations de l’acteur principal, qui n’est autre que le metteur en scène et le scénariste. Je n’avais jamais parlé. Je n’avais jamais dit aux gens qui j’étais. Depuis trentedeux ans, j’étais enfermé dans mon crâne. Ce 22 juillet 2011, j’ai décidé de sortir faire un tour. Ma promenade est terminée. Faceauxpoliciers,auxcaméras,aumondeentier,jemeréfugie à nouveau dans mon crâne et m’y enferme, derrière mon désar mant sourire, derrière un manifeste de quinze cents pages et derrière tout ce qu’on veut bien dire de moi. Les choses devaient en rester là. Mais mes souvenirs de promenade sont trop lourds. Mon crâne déborde. Mes pensées sont un fardeau. Je dois m’en soulager. J’ai décidé de parler. J’ai décidé de dire qui je suis. » (…) «Jepensequemonactionestaussiimportantequelabataillede Vienne ou de Poitiers. Elle est un coup d’arrêt qui engage un processus de Reconquête. Il est temps. La France, la Belgique, la Hollande, l’Angleterre, la Suède et l’Allemagne ont connu des émeutes raciales. Et ça ne fait que commencer. Le multicultura lisme est un échec. Sarkozy, Merkel, Poutine, Cameron… La plupart des diri geantseuropéensl’ontadmis.Maislespeuplesveulentdesactes. Pourquoi attendre ? Qui décide ? Personne ne peut faire l’écono mie de cette réflexion. Aujourd’hui on parle de crise, mais tout va encore très bien. Ce ne sera bientôt plus le cas. Nous ne sommes pas les EtatsUnis. Nous n’avons ni les moyens, ni l’énergie, ni la volonté de mainte nir un semblant de cohésion sociale entre des gens blasés de tout et des immigrés venus se partager nos restes. Monbutestd’initierquelquechose.Ilfautdeshérospourmon 42 • LE FIGARO MAGAZINE - 23 AOÛT 2013 SOLBERG/NTB SCANPIX/SIPA “Je pense que mon action est aussi importante que la bataille de Poitiers” Breivik de retour sur les lieux du crime pour la reconstitution du massacre. trerl’exemple.Unearméen’estriensansgénéral.Auplusfortde l’Ordre, les Templiers étaient vingt mille, dont deux mille cheva liers. En deux cents ans, ils ont gravé dans notre histoire leur gloire indélébile. La volonté peut tout. » (…) «L’amourviscéraldelapatrie,çaasansdoutedesbasesbiologi ques, territoriales, génétiques. Mais ça ne parle pas aux gens, ça. L’amourestunedélicieusecertitude,quinouspousseàrévérerla Norvège,ànousbattreetànousinvestirpourelle.C’estbienplus puissant que tout totalitarisme. C’est comme ça que la Norvège traverse les siècles. Ce n’est pas un délire romantique, c’est une réalité. Sans le peuple que le marxisme s’efforce de détruire, rien n’est possible. En 2009, le Parlement bolivien a décidé que les indigènes vi vant en Bolivie pouvaient se gouverner euxmêmes s’ils le sou haitaient.Iln’yapasdedifférenceentrelesindigènesdeNorvège et les indigènes de Bolivie. Pourquoi traiter les indigènes d’Eu rope comme un souspeuple ? Pourquoi deviennentils racistes quand ils défendent leurs droits et leur survie, alors que les peu ples indigènes qui en font autant sont admirés et soutenus, comme les Tibétains, les Boliviens, les Indiens d’Amérique ? Comment peuton applaudir la décolonisation de l’Afrique et justifier la colonisation de l’Europe ? » (…) « Lors de ma dernière prise de parole, je me permets un énième bras d’honneur : “Pour terminer, je voudrais vous faire part de mes regrets. Je souhaite m’excuser auprès de tous les nationalistes de Norvège et d’Europe pour ne pas avoir exécuté davantage de traîtres”. » (1) Pistolet de marque autrichienne. (2) et (3) Surnoms donnés à Monica Bøsei, la responsable du camp d’été des jeunes travaillistes norvégiens rassemblés sur Utøya (« une gauchiste de premier ordre, la grande prêtresse de ce catéchisme marxiste depuis près de vingt ans »). ”