Matamore - Encore une fois

Transcription

Matamore - Encore une fois
Matamore
Lʼarène pleurniche. Les hommes ont baissé la tête. Les novilleros se réfugient, fébriles, dans la
mise à mort rapide de bêtes quʼils nʼosent plus affronter. Les femmes et les touristes huent le
picador, juché sur son cheval caparaçonné, dernier bastion encerclé de la force virile. Dʼailleurs, il
tombe de sa monture sous les coups de cornes répétés du taureau ; la foule nʼose pas applaudir
mais un frisson traverse les nuques suantes sous les casquettes. Lʼhomme nʼest plus du côté de
lʼhomme. Peut-être ne faut-il pas gagner le combat ; de fait, on nʼen est plus capable.
***
L’homme crache dans le sable, s’essuie la bouche, puis vide d’un trait son gobelet de bière. Il
s’essuie à nouveau la bouche. « Tu vois, les toreros ne veulent pas affronter des taureaux comme ça,
ils refusent de combattre ces bêtes-là. Les cornes sont trop écartées, trop longues, on risque de se
faire attraper à la moindre passe. Ils veulent plus jouer leur vie. Alors les novilleros comme eux se
tapent des taureaux imprenables, et ils sont morts de trouille. Du coup ils les toréent même pas.
- Pourquoi le public hue les picadors, ils font mal leur boulot ?
- Non, le public comprend rien. Ils huent parce qu’ils aiment pas la corrida, ils ont l’impression que
ça fait du mal à la bête, ils comprennent pas que ça fait partie du combat. Ils voudraient qu’il y ait
pas de sang. Ils ont pas compris qu’on se prenait la mort dans la gueule quand on entre dans une
arène. En même temps, on peut pas leur en vouloir, la mort ça fait longtemps qu’ils l’ont pas vue. »
La mort, moi, je l’avais jamais vue. Mais quand elle m’apparaissait comme ça, dans ces corps
puissants qui s’effondraient sur le sable, malgré la pauvreté du combat, malgré la maladresse des
novilleros, malgré l’épée tremblante qui ressort du dos de la bête, la mort, je comprenais qu’il fallait
l’avoir devant les yeux, au cas où. Qu’il valait mieux qu’on la prenne en pleine gueule, bien
encadrée dans le folklore, les conventions, plutôt qu’on nous la cache et qu’enfin on l’oublie.
Je sentais que c’est quand on oublie la mort que le diable s’en empare.
On l’entend crier depuis les gradins, elle crie que c’est injuste, que c’est une honte.
Encore une anti-corrida, pense-t-on, qui s’est glissée dans l’arène pour défendre sa cause (pour
gâcher le plaisir, disent-ils). Encore une enragée, une végétarienne. Ca les fait marrer, les vieux.
Sauf qu’elle crie : « C’est pas un combat, s’il n’y en a qu’un qui affronte la mort ! » Et quand on
voit le jeune torero, main tremblante, entouré des peones, courant à tout moment vers le burladero,
et qui finalement déclenche l’estocade sans avoir rien prouvé, on comprend qu’en effet, la mort, il
ne l’a pas affrontée, pas une minute. Il n’y a eu que la peur, qui l’a emporté. La jeune fille se lève,
siffle et hue. « Assassin ! » crie-t-elle, elle a des larmes dans les yeux.
La présidence a décidé. Quand l’homme aux cheveux blancs se lève, son visage est fermé, les lèvres
pâles tranchent sur sa face brunie par le soleil. Avant de regarder vers l’arène il a comme un soupir.
Certains ont même dit qu’il avait légèrement secoué la tête. L’annonce tombe : l’incompréhension
parcourt l’assistance que les lois de l’audimat ont déshabituée de l’échec. « Le trophée ne sera pas
attribué cette année ». Le maire de la ville qui s’apprêtait à apporter la récompense s’arrête, un peu
déçu de ne pas apparaître au cœur de l’arène finalement.
Mais les jeunes combattants savaient, ils sont sortis de l’arène depuis quelques temps déjà ; ils sont
là, près des chevaux qu’on étrille. Ici pas de prix de consolation, pas d’applaudissements de
complaisance, ils savent qu’un plus fort qu’eux est mort aujourd’hui, et que cette mort aurait tout
aussi justement pu être la leur.
Pas d’applaudissements de complaisance, ce n’est pas juste : au contraire, les mêmes qui huaient le
picador saluent la sortie du jeune torero par d’instinctifs bravos qu’aucun chauffeur de salle n’a plus
besoin de déclencher. Et le vieux n’explique plus, il fulmine : « Les cons, ils applaudissent cette
sous-performance ! » J’étais gêné, cela semblait obscène, cette mort médiocre, la joie du public, je
n’osais plus parler. On repérait d’ailleurs dans les gradins les aficionados à leur visage fermé, dans
l’arène les peones honteux, et la présidence accablée, presque triste. Un petit monde (un ancien
monde) se dessine au cœur de la joie ambiante, coupable de disparaître petit à petit dans la
médiocrité.
***
« Tu parais plus grand dans lʼarène. On peut prendre une photo avec toi ?
- Euh… oui bien sûr.
- On est américaines, cʼest la première corrida. Très beau.
- Merci. Vous parlez bien français.
- Non, non, pas très bien. Juste un petit peu. »
Lʼhomme à lʼhabit de lumière affiche un sourire forcé. Il nʼy croit pas. Il nʼenvisage même pas dʼen
baiser une.
On était rassemblés autour d’un verre avec quelques amis. Le vin m’était un peu monté à la tête, la
nostalgie m’envahissait. Après quelques mots sur la tauromachie en général, je me suis laissé
emporter. Je leur ai raconté ma toute première corrida :
« La bête était énorme. Inenvisageable, il fallait être suicidaire pour se trouver face à elle dans
l’arène. Elle est entrée tranquillement. Pas comme une furie, tête en bas. Non, elle a couru quelques
mètres, puis s’est arrêtée. Elle a regardé autour, fait deux trois pas vers la gauche, quatre ou cinq
vers la droite, elle occupait l’espace. Elle était d’un noir huileux, le flanc s’illuminait même de
reflets cuivrés quand le soleil tombait dessus. Ses cornes étaient larges, espacées, terrifiantes, pas
question de tenter la moindre passe de trop près, ou c’est la cornada assurée. Les peones
l’appellent, le torero la provoque. Elle charge, mais un mètre avant le contact, elle ralentit, révise sa
trajectoire, elle ne cogne jamais les burladeros. Elle n’est pas franche, disent les spécialistes. Elle
semble étudier sa stratégie. Pour l’instant l’arène est toute à elle, c’est comme si les murs s’étaient
rapprochés quand elle est entrée. Elle ne laisse pas de place au torero. Des voix s’élèvent des
gradins : « Toro ! Toro ! Toro ! Ole ! »
Quelle beauté, la bête court, charge méthodiquement le capote, c’est elle qui mène la course. Elle
domine le combat. Le torero l’a compris : d’un signe un peu troublé, il fait sonner le picador.
L’homme à la pique et au chapeau entre sur son cheval en armure. L’un sur l’autre, ils semblent plus
à même d’affronter la puissante stature du taureau. Celui-ci met du temps à s’approcher, il est
maître chez lui mais se méfie des intrus. Le cheval fait un pas en avant. Ce mouvement attire
l'attention du taureau et, brutalement, attise sa colère. Il charge. Au moment même où ses cornes se
heurtent à l'armure, la pique pénètre dans son dos ; choqué par la douleur, il appuie sa charge,
accule le cheval contre la rambarde. Le picador est obligé d'insister pour faire reculer la bête, le
public hue, le cheval recule encore, le taureau s'obstine.
Emporté par la force de l'animal, le picador perd l'équilibre et tombe en avant, l'épaule roule sur le
dos du taureau. Il est terrorisé, un peu sonné, il ne pense qu’à fuir. Le public s’est tu, réalisant enfin
qu’il est ici question de vie et de mort. Très vite les peones réagissent, hélant la bête, agitant leurs
capes pour détourner son attention le temps que le picador se mette à l’abri ou puisse remonter sur
son cheval. Il parvient tant bien que mal à ré-enfourcher sa monture, on lui tend sa pique, il replace
son chapeau. Il s’agit maintenant de vaincre cette bête et pour cela il faudra qu’elle baisse la tête : la
pique entre à nouveau dans son dos, le cheval recule.
Le taureau charge mais cette fois-ci l’homme tient bon et plante encore une fois sa lance. Une
auréole de sang s’est formée dans le cou de la bête. Le torero juge que c’est assez. Sous les huées,
le picador se retire.
Les trois banderilleros et le matador encadrent la bête. Les couleurs explosent dans l’arène comme
pour éblouir le taureau. L’or de leurs habits qui brille sur le jaune, le vert, l’orange ou le rouge selon
les hommes ; le bleu et blanc, le vert et blanc, le rouge et jaune des banderilles : la lumière jaillit.
Cette partie du combat est celle qui plaît le plus au public : l’homme court seul vers la bête et, d’un
bond agile, esquive les cornes afin de planter dans le dos du taureau ses deux bâtons de couleur.
Mais cette fois, on assiste à un piètre spectacle : le premier banderillero s’élance, beau de son habit
jaune, quand tout à coup le taureau change de trajectoire. L’homme doit l’éviter à toute vitesse. La
deuxième fois, sa course est bonne, droite, directe, mais la taille des cornes l’effraie tellement qu’il
s’écarte démesurément lorsqu’il bondit. Il ne parvient à planter qu’une des deux banderilles.
L’homme à l’habit orange tente sa chance du premier coup, comme pour surprendre la bête. Mais il
est tremblant, et si les banderilles semblent s’être plantées dans le cuir, une des deux retombe
aussitôt, mal enfoncée. Le troisième est le plus peureux : il lui faudra plusieurs minutes pour
n’accrocher qu’un seul de ses poignards colorés.
Le taureau donne enfin des signes de fatigue : il baisse un peu la tête, ses charges sont moins
vigoureuses, son dos ensanglanté s'abaisse et se relève sous sa respiration saccadée. Il a l'air comme
désorienté, on imagine sa vue trouble. C'est maintenant qu'il faut le dominer.
Le torero change son capote contre la muleta.
Le vrai combat commence, l'affrontement, la faena. Le face à face de l'homme contre la bête : la
cape est plus courte, les passes nécessairement plus rapprochées, le matador, tête nue, démontre son
courage. Mais ici, pas de combat acharné. Le jeune torero apeuré, conscient de son infériorité,
intimidé par ces immenses cornes qui ne se baissent jamais assez, ne veut pas risquer sa vie - pas
vraiment. Il ne torée pas. Il saisit son épée et se place face à la bête, sans plus attendre, sans plus
combattre.
La confrontation met à jour la vérité du combat. L'homme ne vaincra pas.
Le combat n'est jamais égal, ne nous leurrons pas, l'affrontement est fait pour que la bête soit
vaincue par l'homme, pour que l'on apprivoise la mort et qu'à la fin elle perde. Mais la faena est une
parade, une danse où l’homme et la bête se mettent l’un l’autre en valeur, tantôt menant tantôt
mené. La mise à mort n’est pas le but mais l’inévitable et naturelle conclusion à tout ce qui est.
Le taureau fait face, haletant mais droit sur ses pattes, son cou est bas mais il regarde en direction
du torero. Celui-ci brandit l’épée, la tend vers son but comme s’il s’apprêtait à lancer une fléchette
sur une cible. Après quelques secondes d’attente, avec un petit bond, il pousse un cri et s’élance
vers la bête qui commence à charger. L’homme se jette et au dernier moment s’écarte sur le côté,
tout en plantant son épée au-dessus de la nuque. Il aurait fallu que ce fût au dernier moment, mais
toujours ces cornes immenses et cette peur incontrôlable pour l’intégrité de son corps… L’homme
s’est décalé bien trop tôt, le geste est imprécis et l’épée n’entre pas comme il le faudrait dans la
chair ; elle bute, ressort dans une gerbe de sang. C’est indéniable : l’animal souffre. L’homme a
peur et son orgueil est blessé. Il reprend son arme et se remet en position. Le taureau chancelle un
peu. A nouveau le bond, le cri, la course, l’écart, l’estocade - l’écart surtout : l’épée n’est plantée
qu’à moitié. Le public hue, le torero s’essouffle. Il n’est plus temps de gracier la bête, trop faible
pour se remettre du combat. Il ne reste qu’à finir ce pathétique travail. L’épée, encore. L’animal ne
bouge presque plus mais la main de l’homme tremble de honte. Cette fois la lame pénètre dans le
dos, la bête devrait s’effondrer immédiatement, mourir aussitôt, mais non, elle s’agenouille, la
langue pendante, les naseaux dans le sable, vivante encore. L’arène s’est tue. La honte parcourt
l’assemblée comme si tout le monde était complice de cette injustice sanglante. On achève la bête
au poignard. C’est le coup de grâce, le torero se dirige déjà hors de l’arène. »
***
« C’était au moment où le taureau est tombé sur les genoux. Au début j’ai cru que je l’avais eu. En
fait je savais bien que je n’avais pas planté mon épée correctement, mais avec la fatigue, je m’étais
dit : ça y est ! J’en pouvais plus, j’avais le soleil dans les yeux et je le vois qui s’écroule, mais il
respire et il m’a regardé. Comme ça, dans les yeux, j’avais mal pour lui. J’aurais voulu être
n’importe où ailleurs. Je me suis dit : je me retourne, je regarde la présidence, je demande pardon et
je m’en vais, plus jamais je mets les pieds dans une arène.
Mais j’ai pas pu lâcher son regard, je sentais qu’il y avait un truc à comprendre là-dedans. Alors,
dans son regard, avec son sang qui sortait des naseaux et de la bouche, j’ai entendu une voix. Je l’ai
reconnu, cette voix, c’était celle du prêtre à l’église, dimanche. Il avait dit ça : « Pardonne-leur,
parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font ». C’était cette phrase qui résonnait.
J’ai pas trop compris ce que ça voulait dire parce que moi je savais bien ce que je faisais : je venais
de faire une corrida et de tuer un taureau ; en réalité, c’était normal. Puis j’ai compris après, plus
tard. Je l’avais tuée cette bête, mais pas proprement : j’avais rien affronté, ni la mort, ni la peur,
j’avais été injuste. Et le taureau, il était là, et il me pardonnait. Enfin je crois, je crois qu’il me
pardonnait. Alors maintenant je prie souvent pour ce taureau, et je demande pardon de l’avoir tué
comme ça, comme un sagouin. Il avait mérité sa belle mort. Mais les gens comprennent pas ça, y en
a qui ont applaudi. Je suis sorti tête basse, mais après y a les touristes qui viennent et qui disent
bravo, ils ont les yeux qui brillent, on peut pas s’empêcher d’être fier. C’est comme ça , c’est
naturel, c’est l’orgueil. Y en a même qui voudrait coucher avec toi… »
« Tu parais plus grand dans l’arène… »