« Questo libro fu di Andrea Palladio ». Il codice Destailleur B dell

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« Questo libro fu di Andrea Palladio ». Il codice Destailleur B dell
Sélection d’ouvrages présentés en hommage
lors des séances 2015 de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres.
« J’ai l’honneur de déposer sur le bureau de
l’Académie, de la part de ses auteures Orietta
Lanzarini et Roberta Martinis, l’ouvrage intitulé
« Questo libro fu di Andrea Palladio ». Il codice
Destailleur
B
dell’Ermitage,
« L’Erma »
di
Bretschneider, Rome, 2015, 318 pages. Sous ce titre
un peu énigmatique, il présente le deuxième et le plus
ample des trois recueils de dessins d’architecture du
XVIe siècle conservés à la bibliothèque de l’Ermitage de
Saint-Pétersbourg,
désignés
traditionnellement
comme les Albums Destailleur, du nom de l’architecte
français qui en fit l’acquisition en 1854. Dans le livre
fondamental qu’il consacra en 1910 à Giuliano da
Sangallo, Chr. Hülsen appelait de ses vœux la
publication intégrale de ces documents, et
particulièrement du second, dont il soulignait
l’extrême richesse.
Et de fait, de l’avis de tous les spécialistes, ce dernier contient l’une des
collections les plus importantes, et à bien des égards les plus significatives, de toutes
celles que se sont constituées dans les cercles des érudits et des praticiens de la période
humaniste à partir des vestiges antiques subsistant à Rome essentiellement, mais aussi
dans d’autres villes d’Italie et du sud de la France. Pour de nombreuses raisons, et en
dépit des fréquentes allusions ou références faites à ce trésor encore inexploité, voire en
grande partie inconnu, aucune analyse globale n’en avait encore été proposée. C’est cette
lacune si dommageable aux progrès des connaissances sur les architectes des décennies
centrales du XVIe siècle et sur leur rapport aux témoignages archéologiques de
l’Antiquité, qu’il s’agisse de monuments plus ou moins bien conservés ou des détails de
leur ornementation, avec une réflexion approfondie sur les ordres, que vient combler le
présent ouvrage, rédigé par deux jeunes chercheuses italiennes qui se sont déjà
signalées par divers travaux remarquables, et qui se sont donné les moyens et les
compétences pour affronter cette tâche difficile entre toutes.
Le catalogue exhaustif des planches du manuscrit (inv. 14742) qui nous est offert
ici pour la première fois, avec des fiches qui ne laissent dans l’ombre aucun des aspects
de chacun des sujets traités, est précédé de trois essais où la maturité scientifique et la
maîtrise méthodologique des auteures se manifeste avec éclat. La bibliographie de
quelque 650 titres qui clôt le volume constitue du reste à elle seule la source
documentaire la plus riche, à notre connaissance, sur les dessins d’architecture et sur les
problèmes d’identification, d’attribution, de destination qu’ils peuvent poser, d’autant
qu’elle contient également la mention des travaux et synthèses les plus récents sur les
divers types architecturaux de la Rome antique, permettant ainsi de constants et
fructueux échanges entre la réalité archéologique et les témoignages, interprétations et
restitutions qui ont pu en être donnés. Le premier essai, dû à Ornella Lanzarini, établit
avec tous les détails souhaitables la forme et le contenu du codex en question, mais
rappelle aussi les vicissitudes d’une histoire plutôt mouvementée, au cours de laquelle
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les transferts de propriété sont nombreux, avec des périodes où l’on perd même la trace
du recueil ; cela explique en partie qu’il soit resté longtemps inaccessible, malgré sa
réputation et malgré l’intérêt qu’il présenta longtemps en France pour les candidats au
prix de Rome, qui recherchaient encore avec passion, jusqu’à la fin du XIXe siècle, tout ce
qui pouvait leur fournir des indications sur les ruines de la Ville. Les liens des
compilateurs du codex avec les cercles de Serlio et de Pirro Ligorio, ce dernier fréquenté
entre autres par Antoine Morillon, dont M. Crawford a publié une ample biographie, sont
également mis en évidence, et des observations d’une extrême importance sont faites à
ce propos sur les sources communes de ces architectes qui semblent avoir fréquemment
recopié des données graphiques originales aujourd’hui perdues dont ils ont réalisé des
reproductions semblables mais non identiques, créant ainsi de véritables “familles” de
sujets dont il est possible de suivre les variations plus ou moins signifiantes. On ne
saurait s’étonner, dans ces conditions, que les compilateurs du Destailleur B ne soient
pas en mesure, parfois, d’identifier l’édifice qu’ils redessinent, comme cela se produit
par exemple pour le prétendu temple de Neptune de Pouzzoles, qui passe à leurs yeux
pour un monument situé près du ponte Salario sur l’Aniene. La circulation des dessins,
d’un artiste ou d’un atelier à l’autre, apparaît ainsi dans une singulière clarté, et se révèle
comparable à celle des inscriptions latines, vraies ou fausses, dont les modalités de la
diffusion ont été naguère définies par G. Vagenheim. L’une des particularités du codex,
qui contribue à accroître son intérêt archéologique, est cependant que, selon toute
vraisemblance, ses compilateurs (qui ne semblent pas avoir été beaucoup plus de deux),
en dépit de la sensibilité qu’ils manifestent souvent à l’égard des détails techniques et de
l’épiderme des pierres, n’avaient pas de projet constructif, et ne leur ont donc pas
imposé des modifications censées cautionner leur visée de praticiens, comme il arrive si
souvent dans les documents de cette période. Ils se sont, et c’est évidemment très positif
du point de vue de l’heuristique, contentés de rassembler comme les éléments d’une
collection quasi entomologique les fragments ou vestiges qu’ils avaient sous les yeux ou
dont ils recopiaient un croquis antérieur.
Le deuxième essai, rédigé par Roberta Martinis, élargit en quelque sorte la
perspective du précédent, en soulignant l’ampleur des échanges entre la France et
l’Italie pendant les décennies centrales du XVIe siècle, projetant une lumière nouvelle sur
les relations d’Androuet du Cerceau, malgré l’impossibilité où l’on est de prouver qu’il
ait jamais franchi les Alpes, avec les compilateurs du codex. La parenté de certaines des
représentations dues à l’architecte français avec plusieurs dessins du recueil de SaintPétersbourg, bien notée par Frédérique Lemerle pour ce qui concerne les images des
monuments antiques de la France, pose ici la question du “marché” des relevés et
croquis. Si, là encore, la figure de Serlio apparaît centrale, des sources comme celle du
Lyonnais Guillaume du Choul prennent tout leur relief, et les travaux récents de Jean
Guillaume sur l’auteur des Plus excellents monuments de France sont mis à contribution
avec une belle efficacité.
Le fait, en lui-même positif, que les deux auteures aient travaillé
indépendamment l’une de l’autre, a entraîné quelques menues divergences internes qui,
loin de nuire à la cohérence de l’ouvrage, sont de nature à enrichir sa problématique et à
susciter de nouvelles investigations. Le principal de ces désaccords réside dans
l’exploitation de la mention qui figure au verso du dernier folio, et qui semble témoigner
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du fait que le codex a appartenu à Andrea Palladio. O. Lanzarini la retient comme
authentique, et en tire des conclusions quant à l’identification, à titre d’hypothèse, du
principal compilateur du codex, le candidat le plus vraisemblable selon elle étant dès
lors le peintre vénitien Giovan Battista Franco, dit Il Semolei, en raison de ses liens avec
l’architecte vicentin, et des voyages qu’il effectua entre Rome et le Veneto durant les
années quarante et cinquante. R. Martinis au contraire considère la formule “questo libro
fu d’Andrea Palladio” comme une extrapolation dépourvue de signification véritable, et
destinée seulement à accroître sur le marché la valeur du recueil. Nous nous garderons
bien de trancher… Mais les questions posées par ce type d’indication, quelle que soit la
conclusion qu’on en veuille tirer, ne sauraient laisser le lecteur indifférent, en ce qu’elle
est, de toute façon, révélatrice d’une situation et/ou d’une intention qui ne sont pas
seulement anecdotiques.
Le dernier essai, de la main d’O. Lanzarini, s’efforce de dégager l’intérêt
archéologique d’un recueil dont R. Lanciani avait écrit depuis longtemps qu’il prendrait
seulement sa véritable dimension quand on pourrait disposer de l’intégralité de son
contenu. Il apparaît rapidement que la grande majorité des dessins, réalisés sur le
terrain avec un souci du détail peu commun dans ce genre de compilation, contient des
informations utiles et, pour certaines, uniques. L’indice le plus probant de l’exactitude
des objets représentés est fourni par le fait que, lorsqu’ils subsistent, il est loisible de
retrouver sur la pierre la totalité de l’ornementation qui se laisse déchiffrer sur les
croquis, comme l’atteste par exemple le bloc de frise architravée qui orne encore le
portail de l’église San Pietro d’Albano. Les dossiers comparatifs constitués par
O. Lanzarini permettent de relever les caractéristiques essentielles de plusieurs types
monumentaux, particulièrement dans les séries funéraires, et, dans bien des cas, d’en
retrouver la localisation.
Pour revenir brièvement sur le catalogue, rédigé par les deux auteures, et dont
nous avons déjà souligné en peu de mots les éminentes qualités, nous dirons qu’il
constituera pour les recherches futures un instrument irremplaçable, en ce qu’il ne
contient pas seulement une description et éventuellement une identification de chacun
des centaines de dessins contenus dans les planches, mais recense les différentes
versions du même objet conservées dans des séries différentes, antérieures ou
contemporaines par rapport au Destailleur B, avec, en fin de fiche, une bibliographie de
toutes les analyses qui ont été précédemment proposées du graphique en question. Et
que dire des planches qui regroupent, en des croquis aussi précis que soignés, des séries
de moulures décorées ou de détails des ordres : celles qui rassemblent les bases, les
chapiteaux corinthiens ou composites et les chapiteaux ioniques enrichis d’ornements
atypiques, végétaux ou figuratifs, s’avèrent à l’examen d’autant plus précieuses que le
commentaire qui les accompagne fournit à chaque fois que cela est possible aussi bien
les identifications que les éléments de comparaison ; le lecteur attentif est convié de la
sorte à un itinéraire à travers les décors romains au long duquel il est mis en présence
de pièces singulières qui ont été repérées et décrites autrefois par d’autres
observateurs, depuis Bernardo della Volpaia jusqu’à Giovanni Battista Piranesi, parmi
les remplois de la nef de Sainte-Marie-du Trastevere, les fragments des thermes de
Dioclétien, ou de l’Atrium de Saint Clément, etc., mais qui sont aujourd’hui pour
beaucoup d’entre eux perdus ou dégradés. Ce qui est donné à voir ici, ce sont en somme
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ces objets innommables au sens propre du terme, que Vitruve rejetait de son traité
parce que la pureté des schémas originels y était détruite par l’adjonction plus ou moins
arbitraire de motifs jugés hétérodoxes ou parasites. Mais en fait c’est toute une part de la
créativité des siècles du Haut Empire qui se trouve ainsi exhumée, réhabilitée et mise en
série, pour le plus grand bonheur des historiens de l’architecture. Si l’on ajoute
qu’aucune des particularités de l’exécution n’est ignorée, et que la moindre inscription
accompagnant le relevé est transcrite et interprétée avec soin, on prend la mesure de
l’intérêt de ce travail. Nul ne pourra en ignorer les apports, et l’on peut sans risque
d’erreur être assuré qu’il stimulera les investigations en cours ou futures, par l’ampleur
du matériel si généreusement mis à la disposition des spécialistes, en dépit des
difficultés de tous ordres rencontrées par les deux auteures, au cours d’une réalisation
qui fut longue et laborieuse, mais dont on ne peut que saluer avec une grande
satisfaction l’heureux aboutissement. »
Pierre GROS
Le 3 juillet 2015
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