Publicité, Discriminations et Communautarisme Novembre

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Publicité, Discriminations et Communautarisme Novembre
Publicité, Discriminations et Communautarisme
Novembre 2005
Il y a peu, une affiche dans le métro parisien, pour un salon « gay et lesbien », intitulé « Rainbow
Attitude », montrait deux couples d’homosexuels s’embrassant goulûment sur la bouche, et
provoquait une polémique. La signature : « ça change rien pour vous, mais pour nous c’est important
», dans un français approximatif cherchait manifestement moins à informer qu’à afficher son
militantisme. Faire la promotion d’un tel événement est parfaitement légitime. Mais la communauté
homosexuelle pouvait-t-elle faire valoir ses convictions en utilisant de tels moyens ? Fallait-il choquer
le plus grand nombre pour défendre l’orientation sexuelle d’une minorité ? Entre une association «
gay » qui veut afficher ses valeurs, et le public, qui demande à la publicité de ne pas heurter ses
sensibilités, lesquels choisir ?
Cette affaire ne mérite sans doute pas le tam-tam excessif dont elle a bénéficié, mais offre l’intérêt
d’illustrer une des contradictions les plus graves de notre société. Celle-ci se veut à la fois protectrice
des populations les plus faibles, et notamment des enfants, tout en se montrant de plus en plus
libérale sur le plan des mœurs. Elle souhaite continuer à pratiquer l’intégration républicaine, tout en
décidant de reconnaître à certaines communautés un droit à la différence. Il va falloir faire des choix,
car la montée des communautarismes va nous obliger à mettre en question les valeurs sur lesquelles
il y avait consensus jusqu’ici.
La publicité, qui place sur la scène publique des situations prises dans la réalité sociale, subit le
contrecoup de ces contradictions. Cette forme de communication, parce qu’elle est à finalité
commerciale, qu’elle est partisane et qu’elle utilise toutes les armes du spectacle, s’est
volontairement, et depuis longtemps, fixé des limites déontologiques. Les codes de conduites qu’elle
a mis sur pied depuis soixante-dix ans, et qu’elle fait respecter par le BVP, impose aux annonceurs,
aux agences et aux médias un strict respect du public. Ce dernier ne peut être ni trompé, ni heurté
par une publicité. Par exemple, la « Recommandation relative au respect de la personne humaine »
impose aux professionnels de ne pas « heurter la sensibilité, ni choquer ou même provoquer le
public en propageant une image de la personne humaine portant atteinte à sa dignité et à la décence
». D’autres règles visent à protéger les enfants, leur sensibilité et leur ignorance. Ces règles
professionnelles doivent être d’autant plus respectées que le support utilisé est vu par tous, même
par ceux qui ne le souhaitent pas, et notamment les enfants. L’affichage, surtout dans les couloirs du
métro, est à ce titre un média particulièrement intrusif. Ces règles déontologiques ne font que
compléter et prolonger la loi, qui interdit « tout message dans les lieux publics contraire à la décence
», et notamment ceux qui peuvent être vus par un mineur, et « dont le caractère est violent ou de
nature à porter atteinte à la personne humaine » (articles 227-24 et 624-2 du code pénal).
C’est la raison pour laquelle le BVP avait déconseillé à l’afficheur Métrobus, et à la RATP, d’afficher
un visuel susceptible de choquer beaucoup de gens. L’annonceur, Rainbow Attitude, avait déjà pour
annoncer son salon les années précédentes affiché des couples homosexuels, mais sans souligner
pour autant de comportement sexuel dérangeant. Depuis longtemps la publicité n’hésite plus à
montrer des situations acceptables d’homosexualité : déjà en 1994 Ikéa mettait en scène un couple
gay s’achetant des meubles de salle à manger, et de nombreuses campagnes nous ont habitué à voir
des couples homosexuels dans des situations de vie quotidienne, jusqu’aux marques de lessive
comme Vizir (où un personnage efféminé parlait lessive avec sa mère). Si le grand annonceur Procter
s’y était résolu, c’est moins pour participer à la libération des mœurs, que pour chercher à se
concilier la cible commerciale que constitue une communauté à fort pouvoir d’achat. Mais un
consensus jusqu’ici excluait des mises en scène trop explicites, la limite acceptée étant le baiser
chaste, ou le geste tendre. Aller au delà dans des situations ouvertement sexuelles pouvait se
retourner d’ailleurs contre la communauté homosexuelle elle-même, en déclenchant à son
détriment l’hostilité d’une partie du public. Rainbow Attitude avait d’ailleurs préparé des affiches
avec les mêmes couples, mais sans baiser sur la bouche, et semblait prêt, à la demande de Métrobus
et de la RATP, à accepter d’y substituer ses premiers visuels provocants.
C’était sans compter sans la nouvelle législation votée le 30 décembre 2004 portant création d’une
autorité de lutte contre les discriminations, la HALDE, et donnant aux associations la possibilité de se
porter partie civile pour défendre des intérêts ethniques, sexistes ou homosexuels. Il est
compréhensible que la loi soit renforcée pour éviter à des personnes physiques de subir une
discrimination dans l’accès à un emploi, un logement ou à une activité quelconque. Il est bon qu’une
structure publique comme la HALDE puisse aider les personnes ainsi lésées. Mais en étendant ses
prescriptions aux associations, le législateur n’a-t-il pas cédé au communautarisme ? Le Code pénal
interdit désormais de refuser à une communauté homosexuelle, ethnique ou religieuse la fourniture
d’un bien ou d’un service (comme l’affichage ou la diffusion d’une publicité), ou d’entraver l’exercice
d’une activité économique quelconque (comme celle de communiquer commercialement) par toute
personne physique ou morale (telle une association). Confortées par les moyens d’actions de cette
nouvelle Haute Autorité , les communautés en cause disposent désormais de sanctions pénales
sérieuses (trois ans d’emprisonnement et 45000 Euros d’amende) pour attaquer tout « refus
discriminatoire » comme celui de s’opposer à une affiche en faveur d’une association homosexuelle,
quel qu’en soit le contenu. Agitée par la HALDE, cette menace a obligé l’afficheur Métrobus et la
RATP à changer leur position initiale, et à se résigner, contre leur gré, à afficher une campagne
contraire aux règles déontologiques antérieures. Comme l’écrit Alain-Gérard Slama : « la loi n’est
plus l’expression de la volonté générale, mais une réponse aux demandes sociales de chaque groupe
d’intérêt et où chaque religion, chaque ethnie, locale, régionale ou nationale, chaque identité,
incapable de s’assumer seule, sort de la sphère privée pour revendiquer sa part de reconnaissance au
sein de l’espace public ».
Entre le respect du public, et le refus d’une discrimination, quelle voie choisir ? Devant les visuels
provocants de Rainbow, de nombreuses personnes et associations familiales se sont déclarées
choquées, et ont envoyé des plaintes à la RATP, à l’afficheur, Métrobus, ainsi qu’au BVP, qui
pourtant, se doutant des réactions du public, avaient tous trois déconseillé cet affichage. Ce n’était
pas le baiser homosexuel qui pouvait déranger, mais son association avec un militantisme
ouvertement déclaré. Selon un sondage réalisé pendant la campagne , 62% des personnes
interrogées estiment que les images représentées sont susceptibles de troubler les enfants, et 67%
trouvent anormal que la campagne soit affichée dans le métro ou les transports publics. D’ailleurs le
taux de dégradation des affiches s’est révélé exceptionnel : déchirées, taguées ou maculées, 1900
visuels ont dû être remplacées au bout de trois jours ! Au BVP il y avait longtemps que le nombre de
réclamations n’avait pas été aussi important : les particuliers comme les associations, familiales
notamment, ont été nombreuses a dénoncer le caractère provocant et jugé prosélyte d’une
campagne affichée dans un service public. Que répondre à ces plaintes, sinon nos propres
interrogations ? L’éthique d’une profession, comme celle de la publicité, est d’abord un
questionnement : il est temps de lancer une réflexion sur la nécessaire conciliation à trouver entre
l’évolution de notre société et le non moins nécessaire respect du public que doit toujours s’imposer
la communication publicitaire.
Désormais le Code pénal donne aux communautés la force autoritaire de la loi pour imposer au
public leurs valeurs identitaires, fût-ce avec des images choquantes. La publicité est prise dans les
remous d’une vague communautariste qui enfle dans nos pays. Après les associations
homosexuelles, les intégrismes religieux peuvent tirer profit de la loi de 2004. Le voile est interdit
dans les écoles : l’est-il en publicité ?
Les professions publicitaires disposaient jusqu’ici d’une déontologie claire, fondée sur le respect du
plus grand nombre, pour se fixer leurs limites. Désormais la prise en compte des valeurs et des
réactions de la majorité ne suffit plus, il faut aussi, et peut-être en leurs lieu et place, privilégier les
droits et les différences des minorités. La notion de « décence », déjà bien dépassée, que l’éthique
publicitaire interprétait essentiellement comme le respect du public, est balayée. Plus grave, la
déontologie ne peut plus prolonger la loi, ou s’appuyer sur elle, car notre législation est devenue
contradictoire. Elle veut tout à la fois protéger les minorités, et en même temps, comme le dit par
exemple la réglementation sur la publicité télévisée, elle demande de « ne pas choquer les
convictions religieuses, philosophiques ou politiques des téléspectateurs ».
Aussi la publicité a un urgent besoin de débattre sur la meilleure marche à suivre. Une doctrine doit
émerger sur le traitement publicitaire des risques de discrimination. Un affichage choquant est-il
acceptable pour faire avancer certaines causes ? Dans l’affaire Rainbow l’afficheur pratiquait-il une
discrimination en demandant des visuels moins provoquants ? Comme toujours en matière
d’éthique, chaque cas est différent, et mérite examen. Les professionnels vont s’y atteler au sein du
BVP.
Mais la publicité, qui n’est qu’une communication commerciale, reflétant la société sans avoir à la
précéder, ne peut trancher seule. Toute éthique collective est bâtie à partir des valeurs autour
desquelles se régulent les comportements d’une société. Or notre démocratie est écartelée entre sa
logique républicaine d’intégration autour de valeurs universelles, d’une part, et l’acceptation, d’autre
part, de composer avec des minorités de plus en plus actives, qui font de la société non plus un
corps, mais un « agrégat inconstitué de droits et de mémoires désunis ». Pour le législateur, et pour
le juge, il importe à présent de dire quelles valeurs suivre, et s’il faut sacrifier celles qui jusqu’ici,
héritées des Lumières, et socle d’une éthique professionnelle comme celle de la publicité,
garantissaient à chaque individu autonome et responsable un espace public laïc et commun
respectueux de sa liberté. En s’engageant, plus ou moins consciemment dans le communautarisme,
notre système de droits et de valeurs, fondé sur l’intégration de nos différences dans une
communauté unique, la République-nation, se voit contredit par les nouvelles règles accordées en
faveur de communautés fermées sur leur identité et leur différence. C’est dire s’il devient difficile à
l’éthique publicitaire, qui repose sur les valeurs républicaines, de discerner le bon chemin que doit
respecter une communication dirigée vers le public, et donc soumise à toutes les revendications
identitaires. Les médias sont le vecteur privilégié de l’expression communautariste, et la publicité
avec eux. Il devient urgent d’en prendre conscience et d’en débattre ouvertement dans l’intérêt de
notre société.

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