Détruire avec la ville. Le phénomène de la pixação à São Paulo

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Détruire avec la ville. Le phénomène de la pixação à São Paulo
Détruire avec la ville.
Le phénomène de la « pixação » à São Paulo.
Capitale financière d’Amérique latine, São Paulo est le lieu d’un mouvement d’écriture urbaine
sans précédent, la « pixação » . Nous voulons par ce texte suggérer quelques pistes de réflexion
sur un phénomène qui, souvent oublié par les études politiques et sociologiques de la ville, fait
pourtant son impression sur quiconque la visite. L’environnement urbain pauliste est littéralement
rongé par un ensemble de glyphes, de monogrammes et de mots dont la typographie agressive et
incompréhensible semble en faire un objet d’étude réservé à l’épigraphiste. En effet, alors que le
phénomène apparemment similaire du graffiti, apparu à la fin des années 60 dans la région de
New York, fait l’objet d’études sociologiques1, sociolinguistiques2 et même géographiques3,
l’aspect rarissime des études traitant du phénomène pauliste de la pixação intrigue doublement :
non seulement sa lourde présence visuelle orchestre une défiguration de la ville qu’il est pour tout
observateur impossible d’ignorer, mais cette dernière témoigne d’une sous-culture fortement
enracinée auprès des jeunes de milieux paupérisés où non seulement l’esthétique du « pixo4 »
diffère de la norme internationalisée du graffiti new-yorkais, mais traduit une pratique qui
condense un enjeu politique et spatial propre à la mégapole de São Paulo.
La pixação est une manifestation esthétique des jeunes des quartiers paupérisés de la périphérie
pauliste. Il s’agit d’inscriptions sur les murs des espaces publics à partir d’une graphie stylisée où
les mots inscrits réfèrent à la dénomination d’un groupe de jeune ou encore au nom du pixador
qui en est l’auteur. La pixação de São Paulo a évolué de manière relativement autonome et
indépendante du prototype du graffiti new-yorkais pour aujourd’hui mettre de l’avant une sousculture qui, en plus de connaître sa propre histoire et sa propre esthétique, se fait vecteur d’une
pratique politique particulière à l’espace urbain pauliste. Sa fonction semble être celle de réarticuler l’ordre urbain qui impose une dynamique inégalitaire entre le centre de la ville et ses
périphéries marginalisées : si un regard sur la ville nous permet de mieux apprécier la pixação, un
regard sur la pixação peut en retour nous permettre une meilleure compréhension de la ville.
Nous proposerons de réfléchir à la valeur politique de la pixação non pas à partir de ce qu’elle dit
– sa calligraphie est incompréhensible pour la majorité des citadins –, mais plutôt à partir de sa
performance qui non seulement révèle une faille au sein de l’ordre social, mais surtout une
véritable volonté de l’exacerber pour mieux refuser de la colmater.
1
Voir Graig Castleman, Getting Up. Subway Graffiti in New York, Cambridge : MIT Press, 1982, et aussi Joe
Austin, Taking The Train. How Graffiti Became An Urban Crisis in New York, Colombia University Press, 2001.
2
Vincent Lucci, Des écrits dans la ville. Sociolinguistique d’écrits urbains : l’exemple de Grenoble, Paris :
L’Harmattan, 1998.
3
Jaques Defert, « Une topographie transgressive », Catalogue du Centre Georges Pompidou : Paris, 1980, et pour le
cas de Los Angeles voir Alejandro A. Alonso, Urban Graffiti on the City Landscape, Département de géographie :
University of Southern California, 1998.
4
Le pixo désigne le mot peint par le pixador (auteur du pixo). La pixaçao, elle, réfère à la sous-culture dans son
ensemble.
Un jeu à travers l’ordre spatial de la mégapole
Avec une superficie de 1 509 km2 et un taux d’urbanisation de 94,05 %, la municipalité de São
Paulo compte une population de 10 434 252 habitants5. On y dénombre aujourd’hui 2 018 favelas
pour une population de 1 160 590 (11,12 %) favelados dont le taux de croissance démographique
annuel est de 2,97 % contre 0,88 % pour l’ensemble de la ville de São Paulo. Cette progression
de l’habitat paupérisé relève d’un important contingent d’individus à faible revenu : 10,43 % des
chefs de famille sont sans revenu, 47,55 % ont un revenu se situant entre 1 et 5 salaires
minimums6 alors que seulement 9,44 % des chefs de famille ont un revenu équivalent à plus de
20 salaires minimums. C’est dans ce contexte urbain que s’insèrent les milliers de pixadores
paulistes dont la plupart proviennent des favelas situés en périphérie de la ville.
Comme l’a étudié Alexandre Barbosa Pereira, chercheur en anthropologie urbaine à l’Université
de São Paulo, les pixadores s’approprient la ville la nuit à partir d’un point de rencontre central
qu’ils nomment le « point ». Ce lieu de socialisation a tendance à se déplacer sous l’effet de la
répression policière. Or, note Pereira, le fait qu’il demeure toujours au centre de la ville est
révélateur : malgré les importantes distances qui peuvent séparer une favela d’une autre, le centre
demeure un espace de socialisation intermédiaire. Une certaine reconnaissance mutuelle entre les
pixadores s’exprime par le partage d’un ensemble de codes attribués à la favela. Ayant participé à
plusieurs séances d’observation participante, Pereira affirme que la première question que l’on
pose à un nouveau pixador est « de quelle favela es-tu ? ». On perçoit négativement la nonappartenance à la favela. La localisation centrale du point permet également au pixador de laisser
sa marque au centre de la ville, ce qui est nécessaire afin d’obtenir une visibilité et, ainsi, une
meilleure reconnaissance de ses pairs : « ce n’est qu’en peinturant [pichando] le centre de la ville
que l’on devient un véritable pixador7 ». En effet, « circuler dans la ville et laisser sa marque est
la règle principale de la pixação8 ».
Définir la pixação par sa manière de faire
Entre les pixadores et l’ordre spatial de la mégapole se dessine un jeu dont les coordonnées sont
celles d’une esthétique qui fait du pixo le vecteur d’une pratique politique étrangère au graffiti
nord-américain. Cette esthétique prend forme dans la morphologie du pixo, dans son utilisation
de l’espace ainsi que par les outils utilisés par le pixador.
5
Marta Suplicy et Jilmar Augustinho Tatto – Municipio de São Paulo, Sumario de dados 2004, São Paulo :
Secretaria do governo da prefeitura de São Paulo, 2004, 394p.
6
Au Brésil, l’on calcule le revenu familial en nombre de salaires minimums. Calculé sur une base mensuelle, le
salaire minimum actuel est de R$ 510, sois l’équivalent de 300 dollars canadiens. Source : Ministère du Travail et de
l’Emploi, Brésil, http://www.mte.gov.br/sal_min/default.asp, page consultée le 24 juin 2010.
7
Alexandre Barbosa Pereira, « As marcas da cidade : A dinamica da pixação em São Paulo, Lua Nova, no. 79, p.
160, 2010.
8
Ibid., p. 161.
À gauche un exemple de pixaçao. À droite un modèle du graffiti new-yorkais.
Dans un premier temps, sa calligraphie contraste avec les formes arrondies et les mouvements
circulaires qui caractérisent les « tags » (signatures) du graffiti new-yorkais. En effet, elle répond
à une esthétique autonome dont la genèse morphologique provient indirectement d’une graphie
inspirée de l’écriture gothique du Moyen-âge, notamment du type Fraktur9, de l’écriture runique10
ainsi que de l’écriture étrusque11. Lors de la première vague12 de la pixação moderne, au début
des années 80, les pixadores s’inspirent des logos et des typographies utilisés par une série de
groupes heavy métal qui adoptent les styles d’écritures ci-haut mentionnés. Dès la fin des années
80, les adeptes de la pixação se multiplient à travers l’ensemble des favelas de la ville à un point
tel où ces derniers, poussés à se démarquer les uns des autres pour exprimer leur créativité,
s’approprient et personnalisent cette morphologie initiale pour la faire évoluer en un ensemble de
typographies et de glyphes qui sont aujourd’hui réservés à la pixação pauliste. Originaire de la
ville de São Paulo, elle peut se retrouver dans d’autres villes du même État, mais rarement
ailleurs au Brésil.
9
L’écriture Fraktur est une version d’imprimerie de l’alphabet latin apparue en Allemagne à la Renaissance au début
du XVIe siècle.
10
Forme d’écriture correspondant à l’alphabet runique utilisé entre 150 et 1100 ap. J.-C. par les anciens peuples de
langue germanique tels les Anglo-saxons ou les Scandinaves.
11
Écriture dérivée de l’écriture phénicienne et utilisée par les Étrusques, peuple vivant à l’âge du fer (1100 à 700 av.
J.-C.) en Étrurie (région qui correspond aujourd’hui au centre de la péninsule italienne).
12
Parmi cette première vague se trouvent « JUNECA », dont les exploits sont relatés dans divers journeaux de
l’époque, et « TCHENTCHO » qui obtient aujourd’hui le statut de véritable légende parmi les pixadores alors qu’il
est le premier a avoir peinturé son nom sur le haut des gratte-ciels.
Le rouleau de peinture est le principal outil du pixador. Il est adapté à la nécessité stratégique de
couvrir un maximum d’espace : les lettres du pixo sont allongées verticalement et séparées les
unes des autres alors que le tag new-yorkais se compose d’une stylistique où les lettres arrondies
s’enchevêtrent. Par cet impératif d’occuper un maximum d’espace, les édifices paulistes,
contrairement à ceux de New York, sont fréquemment couverts par la pixação de la tête aux
pieds, demandant au pixador de faire preuve d’un certain talent à l’escalade13.
Détruire : une mise en acte de l’égalité
Historiquement, l’expression pichação apparaît au Brésil dans les années 50 et 60 en lien avec les
messages et slogans politiques écrits sur les murs : son caractère politique reposait alors sur le
contenu propositionnel de l’énoncé, c’est-à-dire sur sa valeur descriptive qui visait à tenir compte
du destinataire dans le but de lui transmettre un message clair et articulé. Or, aujourd’hui, si la
pixação transforme littéralement la ville en texte, son illisibilité pour l’ensemble des citadins
désaxe l’objectif sémantique du texte pour le vider de son sens. Où donc situer la valeur politique
d’une activité dont l’essence même semble être celle d’une perte de sens ? La marque de cette
difficulté se révèle par l’entremise des entrevues menées par Pereira : bien que « plusieurs
pixadores affirment protester par l’entremise de la pixação, rares sont ceux qui savent dire
clairement contre quoi14 ». Certains prétendent « aider à détruire un pays mal gouverné15 » et
d’autres qu’ « aussi longtemps que la faim et le chômage existeront, nous, pixadores, allons
peinturer [pichar] tous les quartiers16 ». L’utilisation du « nous » dénote la formation d’une
certaine communauté, mais qu’elle en est la frontière ? « La notion de contestation, remarque
Pereira, semble représenter l’idée selon laquelle ils agissent de forme négative, allant contre les
règles qui régissent la vie en société, dans le but de montrer comment les choses sont
erronées17 ».
Ayant développé une calligraphie illisible dont le propre est d’anéantir la communication d’un
sens préétablit de l’auteur au destinataire potentiel, la valeur politique du pixo d’aujourd’hui
délaisse l’acte locutionnaire pour se situer uniquement du côté de sa « force illocutoire », c’est-àdire du côté de l’acte produit en énonçant le pixo. En effet, pour Austin, qui a théorisé l’acte de
langage, l’énoncé non seulement représente et décrit un état du monde, mais modifie ce dernier
en instaurant une réalité nouvelle par le seul fait de son énonciation. « La pixação c’est la
résistance, affirme en entrevue un pixador. Elle va là, s’approprie et ne se soumet à rien18 ». Dans
l’acte même du pixo s’exprime un refus de se soumettre à la nécessité d’émettre un sens clair et
précis pour le citadin auquel la lourde présence des pixos impose d’une certaine manière le rôle
de « destinataire ».
13
Bien que comportant un élément de risque, notre article suggère d’entrevoir l’aspect politique de la pixaçao audelà d’un simple comportement du risque tel que pourrait l’être, par exemple, le phénomène du « surf de rail » de
Rio de Janeiro qu’étudie Angelina Peralva (Violence et démocratie. Le paradoxe brésilien, Paris : Balland, 2001,
189p.
14
Alexandre Barbosa Pereira, op. cit., p. 153.
15
Idem.
16
Folha de São Paulo, 03/07/2005.
17
Alexandre Barbosa Pereira, op. cit., p. 153.
18
Folha de São Paulo, 28/10/2008.
Pour en rendre compte, il faut s’inspirer de Jacques Rancière qui théorise le politique comme
rencontre entre les processus contradictoires de la police et de la politique. Le premier ordonne et
classe l’espace social de manière totalisante pour prétendre faire sens de l’ensemble du sensible.
La politique, elle, est processus d’émancipation par sa remise en question d’un partage
inégalitaire de la police. Elle est mise en acte de l’égalité par la présupposition que l’on peut
jouer le même rôle que l’adversaire.
Ainsi, si « la police veut des noms exacts qui marquent l’assignation des gens à leur place et à
leur travail [et que] la politique, elle, est affaire de ces noms impropres qui articulent une faille et
manifestent un tort19 », le pixo, par son illisibilité et son refus d’émettre un sens, agît comme
faille au sein de l’ordre policé. Il est déclassification par son refus de partager les mêmes codes et
processus de classement que met en oeuvre l’ordre institué. Si l’adversaire du pixador correspond
à cet espace urbain qui marginalise les quartiers paupérisés et inscrit au sein des espaces
physiques l’inégalité d’un ordre social, la mise en acte de l’égalité, par son exigence de jouer le
même rôle que l’adversaire, signifie pour le pixador de rejeter sur la ville l’aversion d’un ordre
inégalitaire : « le pixo, note un pixador, reflète la perversité de la ville et se trouve à être pervers
avec elle20 ». « Il est fait pour que les gens le regardent et le détestent, une agression visuelle21 »,
affirme une autre.
Certainement, par son refus de se soumettre à l’ordre institué qui classe et donne sens, la pixaçao
dévoile les lignes de partages policiers qui organisent la société. Mais son caractère proprement
politique n’est-il pas son refus de proposer un ordre alternatif ? Signaler une faille dans l’ordre
social pour mieux la fissurer, n’est-ce pas là la manifestation d’« une action politique qui se vaut
pour elle-même22 », l’actualisation de la liberté politique par le refus de situer son action comme
moyen en vue d’une fin, mais plutôt comme finalité en elle-même ?
19
Jaques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard : Paris, 1998, p. 121.
Folha de São Paulo, 28/10/2008.
21
Folha de São Paulo, 05/12/2008.
22
Dalie Giroux, « Éloge de l’action politique jetable », À babord, No. 30, été 2009, pp. 20-21.
20