Jean-Luc Nancy UNE FOI DE RIEN DU TOUT
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Jean-Luc Nancy UNE FOI DE RIEN DU TOUT
© Granel, l’éclat, le combat, l’ouvert, Belin, 2001, p. 345, 346, 348, 349 Jean-Luc Nancy UNE FOI DE RIEN DU TOUT Entre ses caractères singuliers, Gérard Granel présente1 une singularité plus singulière que d’autres : celle d’être un des très rares philosophes contemporains, sinon le seul, à avoir pendant un temps affirmé son appartenance à la confession et à l’Église catholique tout en pratiquant une philosophie clairement reliée à Heidegger d’une part et à Marx de l’autre. […] Pendant une période qui ne dépasse pas les années 70, Granel offre la figure singulière d’un heideggerien marxiste et chrétien (et qui pour comble, si je puis dire, reconnaît tôt dans Derrida une de ces « œuvres qui inscrivent leur époque dans son tracé essentiel »2). Je ne m’engage pas dans l’analyse du composé ainsi synthétisé ou syncrétisé – une espèce de monstre, pour employer un mot qui lui plaisait. Il y avait bien un principe organisateur de cette monstruosité, sans doute moins tératologique que monstrante. C’était celui selon lequel la destruction ou la déconstruction (il emploie alors les deux mots) de la métaphysique - entendue comme onto-théologie, c’est-à-dire comme assignation de l’étantité de l’être (par là, de sa substantialité et de sa fondation dans une réalité suprême et causa sui) – était essentiellement la même que, d’une part, la critique radicale (c’est-à-dire, à partir de « l’homme » comme « racine ») de l’économie politique, et que, d’autre part, la réforme non moins radicale (mais point protestante) de l’Église, de l’intérieur de laquelle il appelait contre elle à une “ lutte ” sans concessions. […] Sans attendre je me tourne d’un seul mouvement vers le dernier texte publié par Gérard Granel : Loin de la substance : jusqu’où ?3 Ce texte est sous-titré : « Essai sur la kénôse ontologique de la pensée depuis Kant. » […] Cette pensée est celle de ce qu’il a plusieurs fois nommé ailleurs « l’évidement de l’être » et qu’il nomme ici, à propos de Kant, « évidement transcendantal » (535). Par ces expressions, il transcrit le « sens de l’être » de Heidegger en tant que ce sens se 1 De Gérard, je parle parfois ici au présent. Comme si j’écrivais de son vivant ? C’est ce que j’espérais faire : il ne me l’a pas permis. C’est avec lui présent dans son texte que je dialogue ici. J’avais espéré qu’il lirait ces lignes, et je m’étais préparé à quelque robuste disputatio. En réalité, je peux dire qu’elle avait eu lieu en partie. Autour du motif de la « création », qu’on va trouver plus loin, nous avions eu une altercation suivie d’une explication. Je sais, en écrivant les pages qui suivent, que Gérard en aurait discuté certains aspects, tout peut-être – mais peut-être aussi m’eût-il dit, comme dans l’épisode que j’évoque « maintenant, je t’ai compris ». Je sais en tout cas que je ne joue pas de son absence irréversible et que je ne lui fais rien dans le dos : rien, et surtout pas une odieuse extrême-onction subreptice ! Mais il faut ouvrir l’œil, l’oreille et la pensée. 2 Traditionis Traditio (plus loin TT), Paris, Gallimard, 1972, p. 175 (l’article reproduit là est de 1967). 3 Paru dans les Etudes philosophiques, 4/1999. (Granel tenait à ce texte : il me l’envoya, demandant où il pourrait le publier. Je le proposai à Courtine, qui le fit paraître aussitôt. – Pour ce texte, j’indiquerai seulement un numéro de page entre parenthèses. 1 comprend comme celui d’un être non substantif mais verbal, et verbal, de surcroît, sur un mode transitif. Si l’être est pensé comme ce qui est l’étant (comme s’il le « faisait », ou le « recueillait » ou l’« exposait » sans pourtant se confondre avec aucune de ces actions, ou bien si l’être n’« est » rien que le propre événement (Ereignis) de l’étant, alors l’être en étant se vide de toute substantialité. Granel pose que cet évidement donne le fil conducteur de la pensée moderne, de Kant à Heidegger en passant par Husserl. A la fin du texte, nous apprendrons que l’évidement se comprend aussi bien comme finitisation de l’être : c’est « la finitude pure et simple de l’Être même » (544) qui nommera pour finir la pensée la plus éloignée dont on aura pu s’approcher. 2