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Compagnon du Devoir
Journal de l’Association ouvrière des Compagnons du Devoir du Tour de France
Éditorial
Manceau la Persévérance
LE DEVENIR DES METIERS
Sans métier, il n’y a pas de Compagnonnage.
Or les métiers bougent, ils sont en permanence en mouvement. Il y a des métiers dont
les effectifs sont à renouveler et pour lesquels
des tensions sont prévisibles, des métiers
en pleine transformation et pour lesquels il
faut se procurer ou développer de nouvelles
compétences, enfin des métiers en voie de
disparition ou d’externalisation…
Face à cela, trois attitudes sont possibles : la
passivité (subir, au mieux s’adapter), la réactivité (développer des stratégies pour réagir
au plus vite aux situations), la prospective
(anticiper les changements).
La première est dangereuse, en particulier
quand les changements sont de plus en plus
rapides ; la seconde est séduisante mais illusoire quand les organisations sont anciennes
et importantes ; seule, la troisième attitude
est efficace.
Mais est-il possible de savoir ce qui va bouger
et vers où cela va bouger ?
Pierre Dac disait : « La prévision est difficile
surtout quand elle concerne l’avenir ». Plus
sérieusement, Gaston Berger, le fondateur de
la « prospective », écrivait : « L’avenir est moins
à découvrir qu’à inventer ». Autrement dit,
l’avenir ne se prédit pas, il n’est pas du domaine
de la prophétie ou de la prévision, c’est quelque
chose qui se construit dans le présent.
GODIN
S
i ce nom évoque pour chacun de nous le poêle de son enfance,
bien peu savent réellement qui était Jean Baptiste André Godin.
Daniel Le Stanc est allé à sa rencontre et nous raconte...
Se donner les moyens d’être acteur du devenir
de son métier, c’est la raison d’être du groupe
de travail sur « le devenir des métiers ».
Assurer une veille pour anticiper les effets
à court et moyen termes de ce qui se passe
aujourd’hui dans les métiers, tel est le sens
de notre action au travers de ce groupe de
travail.
Un travail difficile, surtout pour nous « hommes
de métier », car les effets ne sont pas toujours
sensibles dans l’immédiat, les résultats du
travail de prospective apparaissent souvent
rétrospectivement…
Mais un travail indispensable dès lors que nous
sommes engagés dans la formation de jeunes
qui devront vivre demain de leur métier et dès
lors que notre institution repose sur la vie de
chacun de nos métiers.
Un travail qui a déjà porté ses fruits. Le bilan
des sept années de vie de ce groupe, dont vous
pourrez lire un extrait, montre une partie des
résultats de cette démarche. Il reste encore
beaucoup à faire, mais surtout à maintenir
cette veille, à la développer au sein de chacun
de nos corps de métiers afin de construire pour
chacun d’eux un projet d’avenir.
Jean-Claude Bellanger
Manceau la Persévérance
Compagnon passant Charpentier du Devoir
Conseiller au Collège des Métiers
Mars 2006 - Numéro 141
À découvrir page 13
Retour
sur le passé
l est de nos jours, en France, un chantier extraordinaire.
Il se situe à Rochefort, en Charente Maritime, haut
lieu de la marine à voile du temps de Louis XVI.
Il s’agit de la reconstruction à l’identique d’une « frégate de
12 », plus exactement de la célèbre « Hermione »
I
À lire page 6
Dans ce numéro...
Le devenir des métiers par Manceau la Persévérance ............................................................................................................................................................1
Bilan de sept années d’actions par Manceau la Persévérance ...........................................................................................................................................2
Séjour en Hollande par Rennais ....................................................................................................................................................................................................4
Hermione, un chantier de grande envergure par Angevin et Bugey la Tolérance ....................................................................................................6
Mosaïque – Des couleurs mauve, parme et violette par Henri le Provençal ..............................................................................................................9
Chaumier pendant une semaine par Alsacien ..................................................................................................................................................................... 10
Carnet du Tour de France ..............................................................................................................................................................................................................11
Une sortie moto vraiment réussie par L’équipe des motards ........................................................................................................................................11
Utopie ou paternalisme ? par D. Le Stanc ............................................................................................................................................................................... 13
compagnonnage et réflexion
Bilan de
sept années d’actions
Manceau la Persévérance
orsque le Compagnon Houdusse,
le 12 septembre 1998, avait lancé
le groupe de travail sur « le devenir
des métiers », il avait sensibilisé les
Compagnons présents à la nécessité de cette
démarche.
L
Après un rappel de toutes les actions
entreprises par les Compagnons du Devoir
pour les métiers, il avait ajouté :
« Pourtant, ces actions ne suffisent pas face
aux transformations rapides qui s’opèrent
sous nos yeux, sûrement plus profondes que
celles qui se sont produites dans la seconde
moitié du XIXe siècle, car si elles touchent
les techniques, l’économie…, elles se répercutent aussi en profondeur sur nos sociétés,
nos cultures… et se jouent à l’échelle de la
planète et, cela, pour la première fois. Il s’agit
bien d’une véritable mutation à laquelle peu
d’individus sont préparés.
Il vaut mieux accompagner une évolution
que la subir… C’est le sens de la réflexion sur
le devenir des métiers que nous engageons
et cette mission incombe au Collège des
Métiers. Une équipe de Compagnons est
là et j’ose espérer qu’elle pourra travailler
dans la durée pour les métiers et pour
les hommes, en regardant en face cette
mutation. »
Sept ans après,
où en sommes-nous ?
Tout d’abord, il y a toujours une équipe de
Compagnons qui s’attachent à cette réflexion sur
« le devenir des métiers », cette dernière s’est donc
inscrite dans la durée. Cela, malgré des difficultés,
celle de l’usure du temps et aussi celle liée à l’objet
même du groupe de travail : « une réflexion ».
Nous, Compagnons, nous aimons le concret, ce qui
se voit et se mesure immédiatement. C’est ce que
nous faisons et vivons chaque jour dans nos métiers.
La réflexion qui est plus abstraite, dont nous ne
voyons pas toujours les effets, nous ennuie parfois,
même si nous sommes persuadés de sa nécessité.
Entrer dans une démarche d’analyse, de réflexion
est pour nous plus difficile que d’entreprendre et de
mesurer les résultats d’une action. Il est vrai que la
réflexion qui ne donne aucun résultat tangible est
sans doute inutile, nous verrons que cette réflexion
a donné des résultats.
C’était là une réelle difficulté qui a été surmontée
puisque le groupe perdure.
La deuxième difficulté concerne les résultats et les
apports de cette réflexion. Beaucoup de participants,
à différents moments, ont fait part de leur intérêt
pour les rencontres, les interventions et les visites
qui avaient lieu lors de nos différents séminaires.
Mais en même temps, ils exprimaient le regret d’en
tirer profit pour eux-mêmes sans voir comment
ils pouvaient partager cela dans leurs corps de
métiers et le transformer en résultats concrets pour
2
Si nous revendiquons nos traditions et
surtout notre histoire, depuis quelques
années nous sommes de plus en plus
préoccupés de notre avenir.
améliorer la formation des itinérants. Il y avait un
malaise à l’idée de n’en profiter que pour soi, alors
que cette action coûtait à l’Association.
Ceci se comprend, mais je voudrais rassurer les
Compagnons car il y a eu et il y aura encore des
résultats concrets.
C’est sans doute cette absence de lisibilité dans
les résultats qui a conduit parfois bon nombre de
Compagnons dans les corps de métiers à ne pas voir
l’intérêt de cette démarche, et même à la critiquer.
Nous devons faire des efforts sur ce point et mieux
communiquer sur les résultats qui ressortent de
notre groupe de travail.
Alors, les résultats quels sont-ils ?
Tout d’abord une évolution de nos mentalités. Si
nous revendiquons nos traditions et surtout notre
histoire, depuis quelques années nous sommes
de plus en plus préoccupés de notre avenir. Cela
se ressent dans les rencontres que j’ai eues avec
les différents corps de métiers, cela se voit dans
l’organisation des congrès et, pour un certain
nombre d’entre eux, ce thème est un moment
particulier. Je peux aussi constater que dans mes
rencontres avec les délégués de métiers, c’est un
sujet qui est vraiment présent. Nous sommes
préoccupés de l’avenir pour les jeunes que nous
formons. C’est indispensable, c’est bien, et cela
est dû en grande partie à l’ouverture que nous a
permis cette démarche.
Ensuite, nous pouvons constater les conséquences
directes de cette évolution dans les orientations
prises par certains corps de métiers. Nous ferons
témoigner tout à l’heure des responsables d’Instituts*
sur les orientations prises dans certains métiers
et cela montre clairement, je pense, la nécessité de
cette réflexion si l’on ne veut pas engager demain
des jeunes dans des impasses ou des niches très
restreintes, au risque de perdre le métier dans le
Compagnonnage du Devoir.
La réflexion sur « le devenir des métiers » nous a
aussi aidés dans la mise en place des Instituts. Nous
avions fait une expérience, bien avant la mise en
place du groupe de travail, à Rodez, avec l’Institut
de la Pierre. Celui-ci fut avant tout, et longtemps,
un lieu de formation mais les Instituts ne devaient
pas se résumer à cela. La démarche du devenir
des métiers nous a aidés à préciser le sens de leur
action et à voir que leur raison d’être devait être la
préoccupation du métier et de son devenir.
Et l’on voit bien maintenant que les Instituts, s’ils
sont des lieux de mémoire, ne sont pas seulement
des conservatoires tournés vers le passé mais aussi
des lieux d’ouverture où l’on essaie de se poser les
bonnes questions pour que le métier vive demain
et que le Compagnonnage soit toujours présent
dans le métier.
Un autre point sur lequel la démarche du « devenir
des métiers » a eu des conséquences concrètes et
pratiques, est celui de la formation à la culture
générale. La motion adoptée aux Assises Nationales
de Troyes, sur proposition du groupe de travail
sur le « devenir des métiers », a été à la base
des évolutions que nous mettons en place en ce
moment dans les villes, avec un développement de
la formation en langue, une initiation à l’économie
et à l’informatique, une sensibilisation au design,
une formation au dessin à main levée, à l’histoire
de l’art, etc.
Cette ouverture à des connaissances et des compétences nouvelles est le résultat de cette action.
La nécessité du voyage et de s’ouvrir à des expériences
dans d’autres pays a été aussi renforcée par la démarche
du « devenir des métiers ». Les rencontres que nous
avons faites hors de nos frontières nous ont démontré
l’intérêt de ces expériences qui ne sont pas que des
« prises d’air », des « soupapes » ou bien encore « des
moments pour décompresser » par rapport à la vie
du Tour de France. Nous avons pu constater que ce
sont de véritables expériences formatrices, mais aussi
que nous pourrions en tirer un meilleur parti et que
nous devons par conséquent revoir pour une part
notre façon de faire. Aujourd’hui, nous travaillons
à ces améliorations à partir de ce que nous avons vu
et constaté sur place.
Ces déplacements ont été aussi l’occasion d’établir
des relations et des partenariats que les corps de
métiers sont en train de mettre en place. Les premiers résultats concrets l’ont été avec les maréchauxferrants et l’Irlande. Le délégué des Compagnons
Maçons va se déplacer très prochainement à
Barcelone en compagnie du Compagnon Frouin
pour établir un partenariat avec l’Institut Gaudi.
De même des échanges sont en préparation avec la
Finlande ainsi que des actions de formation continue. D’autres pistes sont restées pour l’instant en
« stand-by » mais devront se concrétiser. Je pense
en particulier au partenariat entre les métiers de la
mécanique et le centre de formation de la marine
que nous avons visité en Irlande, près de Cork.
Enfin, cette démarche nous a conduits à nous
questionner de nouveau sur l’accueil de nouveaux
métiers dans le Compagnonnage. Si, aujourd’hui,
nous avons parmi nous des peintres, des électriciens,
des jardiniers-paysagistes, c’est pour une part
parce que nous nous sommes ensemble ouverts
à des métiers que nous connaissions mal. Nos
séminaires ont été l’occasion de ces découvertes
et la motion qui a été proposée par le groupe de
travail à Troyes a marqué une évolution et une
volonté des Compagnons du Devoir d’être ouverts
à cet accueil.
Sept années qui n’ont pas été inutiles, qui n’ont pas
été du temps perdu, qui ont vu se mettre en place
des évolutions importantes dans l’Association pour
les métiers et les jeunes que nous formons.
Par rapport à ce que je viens de vous dire, le groupe
« devenir des métiers » ne peut que poursuivre sa
réflexion dans les années à venir. Nous devons
tous avoir à l’esprit de quoi demain sera fait et les
modifications que cela peut apporter dans chacun
de nos métiers. Vous devez être les représentants de
votre corps de métier et donc vous intéresser aux
évolutions techniques, économiques et sociales de
votre métier. Nous attendons de vous que vous soyez
toujours en éveil par rapport au devenir des métiers.
L’ensemble de notre groupe doit être constitué
de Compagnons représentatifs de leurs corps de
métiers respectifs car nous devons toujours être en
éveil par rapport à chacun de nos métiers.
Le métier qui ne
prend pas en main
son devenir est un
métier menacé de
disparition. Certes,
aujourd’hui, nous
voyon s c e r t a i n s
métiers qui sont plus
investis que d’autres
dans la réflexion sur
le devenir. Quand un
métier ne rencontre
pas de difficultés de
travail, de personnel,
i l peut se sent ir
moi ns concerné.
Mais ce métier vit tout de même des évolutions.
Quand la mécanisation se met en place petit à
petit, le métier peut alors doucement se trouver en
décalage par rapport à ce qu’il lui sera nécessaire de
savoir demain. Aujourd’hui, il y a au sein de notre
Association des métiers qui sont en pleine mutation
et qui ne sont pas sensibles à la question de leur
devenir. Quel danger pour demain !
Sept années qui
n’ont pas été
inutiles, qui n’ont
pas été du temps
perdu, qui ont vu
se mettre en place
des évolutions
importantes dans
l’Association pour
les métiers et les
jeunes que nous
formons.
Notre réflexion concernant le devenir des métiers
doit avant tout servir notre jeunesse. Nous ne
devons pas nous tromper en matière de formation
pour les jeunes qui sont aujourd’hui sur le « Tour
de France ». Encore une fois, l’urgence de cette
prise de conscience pour chacun d’entre nous est
capitale. Cela doit être votre préoccupation dans
votre métier.
Cette réflexion, au niveau du métier et par métier,
doit permettre d’avoir une vue générale en matière
de connaissances techniques (les différents
domaines du métier), mais aussi de connaissances
plus générales, notamment les questions sociales,
les besoins en matière de personnel, etc.
Pour nous aider à mettre cette démarche et cette
réflexion en place, nous avons organisé cette année
trois rencontres :
Un partenariat en marche
Lors de la rencontre du groupe
« Devenir des Métiers » à Grenoble,
les 21 et 22 octobre dernier, nous
avons eu une présentation de
l’Institut National de l’Energie
Solaire (INES) ; Cet institut existe
depuis peu de temps. Il fut créé à
l’initiative de Monsieur Barnier et vit
le jour en l’an 2000, soutenu par le
département de Savoie, la région
Rhône-Alpes et l’ADEME, avec la
volonté de renforcer les activités
de RDI SOLAIRE en France, de
bâtir une plateforme de formation
large en solaire et de démontrer les
technologies solaires.
L’INES a aujourd’hui six grandes
missions :
• devenir un centre d’excellence
en énergie solaire en rassemblant
une partie des acteurs majeurs
actuels,
• supporter les filières solaires,
• développer les outils et valider de
nouvelles méthodes de calcul et
d’optimisation de systèmes,
• enseigner les technologies
solaires,
• informer les acteurs des filières
Bâtiment et Indus trie des
avantages du solaire,
• être un centre de ressources en
matière d’énergie solaire.
L’INES fonctionne en trois grandes
divisions : un dép ar tement
« Recherche et Développement
Industriel » (RDI) en partenariat
avec le CEA , le CSTB et le CNRS ;
un département « Education » qui
a pour but de promouvoir le solaire
et de former les professionnels aux
techniques du solaire photovoltaïque
ou thermique ; et un département
« Démonstrateur » qui a pour mission
de mettre en situation et d’évaluer
des produits et procédés issus du
département RDI et d’être un lien
de démonstration de la viabilité des
systèmes solaires.
Cette présentation nous a permis
de comprendre que nous avions
des actions à mener entre nos
Instituts de métiers et l’INES. Et lorsque la volonté d’avancer concrètement est là, les choses peuvent se
faire très rapidement. En voici la
démonstration…
Suite à ces journées, une rencontre est programmée fin novembre
2005 entre l’INES et le Collège des
Métiers afin de déterminer plus
exactement quelles sont les pistes
de travail que l’on peut avancer.
Quelques jours de réflexion sont
utiles avant de pouvoir accueillir
l’INES dans nos murs à Paris lors
d’une réunion des responsables
d’Instituts renforcés pour l’occasion
du service du patrimoine. Les idées
sont déjà plus claires et nous pouvons soumettre quelques actions
à réaliser en 2006 et d’autres à
suivre.
La dernière réunion de travail a
lieu le 1er février et nous permet
de déterminer les besoins et les
attentes de chacun pour réaliser en
2006 ces quelques projets :
• une journée ou une demijournée de formation animée
par l’INES pour nos formateurs
plombiers, charpentiers et
couvreurs afin de leur permettre
d’appréhender les techniques
du solaire et pouvoir ainsi mieux
les retransmettre à nos jeunes
apprentis, ceci dans le respect
des particularités et des besoins
de chaque métier,
• des petites conférences d’information, à destination de nos itinérants, de nos Sédentaires et de
nos entreprises partenaires pour
leur permettre de mieux cerner
ce qu’est le solaire, en quoi il est
efficace et comment le proposer
au particulier.
• des modules de formation à
destination des plombiers ou des
électriciens suivant la spécialité
thermique ou photovoltaïque de
chacun, avec un rythme original
et en faisant intervenir de façon
alternée l’INES, des couvreurs, des
plombiers ou des électriciens.
D’autre part, des modules de
formation plus spécifique pour
les couvreurs.
Il nous reste encore à rencontrer
le département RDI de l’INES afin
de mener à bien un autre projet,
avec la participation du service du
patrimoine de l’AOCDTF ainsi que
de l’IMSGC, concernant la possibilité
d’utiliser un ou plusieurs de nos sites
pour équiper et /ou tester in situ des
systèmes solaires afin d’y observer
les écarts dus aux différences de
climat dans nos régions.
Thibault Dubus
Beauceron la Sérénité
COMPAGNON PLOMBIER DU DEVOIR
celle-ci, près de Grenoble,
une seconde en Hongrie, qui va nous permettre
de voir l’état et les perspectives des métiers dans
un pays nouvellement accueilli par l’Europe. Cela
nous permettra de comparer avec notre propre
approche des métiers et de considérer nos forces
et faiblesses ainsi que les risques et les chances
pour demain,
nous étudierons la même chose en Tchéquie, un
autre pays émergeant de l’Europe.
Ces déplacements et ces rencontres, en France et à
l’étranger, doivent nous aider à appréhender notre
devenir.
De plus, dans le cadre du « devenir des métiers »,
nous sommes amenés à constater les liens qui
existent entre les métiers. Aussi, je vous demande
de contribuer à la mise en place dans les régions
d’actions inter-métiers. En effet, nous voyons bien
que des évolutions dans chacun de nos métiers
-que ce soit dans l’alimentation, l’industrie, le
bâtiment ou bien encore le transport- vont voir
le jour dans les années à venir. Donc nous devons
être prêts pour que nos Compagnons sédentaires
et nos jeunes soient à la pointe de ces nouveautés.
Nous devons aussi réussir à mettre en place des
échanges entre les métiers car la sectorisation des
métiers sera de moins en moins importante dans
l’avenir. Il nous faudra travailler ensemble et avoir
une connaissance de ce que l’autre métier fera
avant ou après. L’échange entre les métiers ne peut
se faire que si nous avons la capacité d’écouter
l’autre ; nos Maisons de Compagnons doivent être
des plateformes d’échange, d’écoute, d’information
et de formation pour les métiers.
Jean-Claude Bellanger
Manceau la Persévérance
Compagnon passant Charpentier du Devoir
Conseiller au Collège des Métiers
* Ce compte-rendu est tiré d’un livret intitulé « Le
devenir des métiers – les 21 et 22 octobre 2005 Grenoble » rédigé par les Compagnons du Devoir
et que vous pouvez vous procurer auprès de la
Librairie du Compagnonnage, 2 rue de Brosse,
Paris (4e).
3
voyage et découverte
Séjour en Hollande
Rennais
J
e m’appelle Jonathan
Froc, dit Rennais. Je
suis Aspirant Menuisier
et j’ai effectué mon apprentissage
de menu iser ie au CFA de la
Maison des Compagnons, à Brest.
CAP et BEP en poche, je n’avais
encore que dix-sept ans et n’étais
pas prêt à partir sur le Tour de
France, aussi j’ai suivi une année
complémentaire à la Maison de
Rennes, proche de chez moi.
M o n To u r d e F r a n c e a
véritablement commencé à La
Rochelle où je fus adopté. Puis
je su is pa r t i pou r Grenoble,
plus exactement Saint-Egrève,
situé à huit kilomètres, avant de
rejoindre la campagne de Laguépie
dépendant d’Albi, et la ville de
Marseille. Peut-être la proximité
de la mer y est-elle pour quelque
chose mais à partir de cette ville
m’est venue l’envie de partir à
l ’ ét ra nger. C om me prem ière
étape hors de France, j’ai choisi
les Pays-Bas. Avant de par tir
pour l’aventure, j’ai dû préparer
mon dossier administratif avec
demande de passeport, certificat
d’assurances, etc.
Les Compagnons m’ont trouvé une entreprise
de menuiserie-agencement à Haarlem, vingt
kilomètres de la capitale Amsterdam, au nord
de la Hollande. J’y ai été très bien accueilli et
tant la direction que les ouvriers m’ont adopté
tout de suite. L’ambiance y est très conviviale,
chaleureuse même. Mon contact avec l’Ancien
Pieter Van Engelen m’a permis de bien m’intégrer.
L’Ancien reste mon responsable et bien entendu
mon interprète en cas de besoin. Pieter est un
Compagnon Hollandais, venu travailler en
France pendant son Tour et qui est resté à peu
près sept ans chez nous. Par conséquent, il parle
bien français, ce qui me permet de communiquer
sans problème avec lui. Je ne suis pas le seul
Aspirant au sein de cette entreprise. Il y a
également Jacques Faure, dit Auvergnat. Il est
là depuis quinze ans. Cela m’aide beaucoup à la
fois dans le travail et dans la vie quotidienne.
Souhaitant que je m’intègre et me sente chez
moi à l’entreprise, les responsables ont voulu
que j’apprenne leur langue et je commence à
bien me débrouiller.
Ici le travail est très intéressant. On fabrique des
bureaux d’accueil pour des banques importantes,
des bureau x et leurs rangements. Pour les
hôpitaux on réalise des cloisons mélaminées
avec du plomb pour les salles de radio et les
salles d’opération. On travaille également pour
les particuliers mais le travail du massif reste
périodique. Pour ce dernier l’entreprise n’est
pas très bien équipée pourtant elle possède deux
scies à panneaux numériques, une encolleuse de
chant immense et une défonceuse numérique.
4
L’atelier est divisé en quatre groupes de quatre
à six ouvriers chacun. Deux équipes fabriquent
les t ravau x assez complexes et g ra nds, la
troisième travaille pour les particuliers et les
hôpitaux tandis que la quatrième fait surtout
des caisses, des bureaux et des rangements en
séries. Il y a aussi un petit atelier « métal » qui
occupe deux ouvriers. Toutes les structures
et nombreuses sont les navettes f luviales pour
touristes. Beaucoup de rues piétonnes, souvent
pavées, et des tramways, des vélos-taxis, des
maisons en brique rouge et toutes ces rues qui se
ressemblent par leurs habitations pratiquement
identiques par la façade et la forme. Ces maisons
ne sont pas larges mais hautes.
Ce qui fait le charme de ce pays, ce sont tous ces gens qui
circulent en vélo car il y a des pistes cyclables partout, en
ville comme à la campagne.
métalliques des piétements de bureaux sont
fabriquées à l ’entreprise grâce à cet atelier.
Deux manutentionnaires sont responsables
des expéditions sur les divers chantiers. Enfin,
six poseurs sont également employés à plein
temps. Cette entreprise a des chantiers partout
en Hollande mais aussi parfois à l’étranger.
Bien évidemment, je consacre mon temps libre à la
découverte du pays. J’ai donc visité la capitale qui
comme je vous l’ai dit plus haut est Amsterdam.
Elle ne ressemble en rien à Paris, bien que l’eau y
soit également présente. En fait, par ses canaux
que l’on trouve partout en ville, elle ressemblerait
plutôt à Venise. L’on y voit plein de petits bateaux
On fabrique des bureaux d’accueil pour
des banques importantes, des bureaux et
leurs rangements. Pour les hôpitaux on
réalise des cloisons mélaminées avec du
plomb pour les salles de radio et les salles
d’opération. On travaille également pour
les particuliers mais le travail du massif
reste périodique.
Ce qui fait le charme de ce pays, ce
sont tous ces gens qui circulent en vélo
car il y a des pistes cyclables partout,
en ville comme à la campagne.
En fait, beaucoup d’aménagements
sont prévus pour les vélos car une
voiture en hollande coûte extrêmement cher. Le prix de l’essence est de
1,40 euro le litre et les assurances ne
sont pas données. Beaucoup de jeunes n’ont pas le permis de conduire
et, lorsqu’ils l’ont, ils n’ont pas de
voiture. D’ailleurs, en ville, le vélo
est très pratique puisque son stationnement est gratuit et que l’on peut
s’arrêter devant le magasin où l’on
souhaite entrer.
La campagne est éga lement
dépaysante. Rivières et moulins à
vent l’habitent. Il faut savoir qu’en
Hol la nde u ne g r a nde pa r t ie du
territoire est située au-dessous du
niveau de la mer, c'est donc u ne
étendue artificielle de terre (polder)
conquise sur la mer, d'abord par la
construction de dig ues, puis par
l 'assèchement du sol. Ce dernier,
fertile, rav it les agriculteurs. Les
p e t it e s r i v i è r e s r e mp l a c e nt l e s
barrières et les barbelés pour parquer
les moutons ou les vaches. Au printemps, la
nature est superbe, les champs de tulipes et
les f leurs de toutes les couleurs forment des
tableaux que vous avez certainement souvent
vus reproduits sur les toiles de peintres plus ou
moins célèbres. Chaque année, à cette même
époque, un défilé de chars décorés de f leurs
est organisé dans la ville où je séjourne. C’est
très beau.
Je n’ai aucun regret d’être parti à l’étranger, bien
au contraire. Je trouve que c’est une expérience
unique et riche en émotions. On y côtoie un
savoir-vivre et un savoir-faire différents et l’on
se fait des amis à l’entreprise et en-dehors. En
fait, l’on engrange des souvenirs que l’on aura
plaisir à évoquer au retour avec sa famille et
plus tard avec ses enfants.
Je terminerai mon récit en remerciant l’Ancien
et l’Aspirant ainsi que l’entreprise de m’avoir
si bien reçu et je dis également un grand merci
aux Compagnons qui ont pris en compte mon
désir de partir à l’étranger, plus précisément
aux Pays-Bas.
Jonathan Froc
dit Rennais
Aspirant Menuisier
5
métiers et techniques
Hermione
Un chantier de grande envergure
Angevin et Bugey la Tolérance
R
appel historique
Avant de vous faire vivre à nos côtés la
construction de l’Hermione, un rappel
historique s’impose. En effet, il ne s’agit
pas pour nous d’une simple construction
mais plutôt de la reconstruction d’une
f régate qui marqua l ’ histoire de la
marine française.
Pour cela, il nous faut remonter au
XVIIIe siècle. Nous sommes encore sous
l’Ancien Régime. A ce moment, la f lotte
britannique opère le blocus des ports
américains afin de faire plier les insurgés
américains essayant de reconquérir leur
indépendance. Georges Washington
(planteur en Virginie) qui a participé
quinze ans plus tôt à la lutte contre
l’inf luence française comprend qu’il
lui faut un allié doté d’une puissance
maritime capable d’affronter la f lotte
britannique.
Or, Louis XVI, roi de France, est à cette
époque le seul souverain qui s’intéresse
véritablement à la marine et qui en perçoit
l’importance politique et géostratégique
par rapport aux Amériques. La marine
française a donc bonne réputation et c’est
la raison pour laquelle Washington fait
appel à Louis XVI qui lui-même charge
le jeune marquis de La Fayette de cette
mission secrète : aider les Américains.
Dès lors, la frégate est mise en chantier
sur une cale de construction, à l’arsenal
de Rochefort. Nous sommes en 1778. Ce
navire de 65 mètres de long hors tout,
doté d’une voilure de 1 500 m2, mesure
réellement 44,20 mètres de long sur
11 mètres au plus large. Il appartient
à la catégorie des frégates dites légères
(vitesse et maniabilité). De dimensions
modestes pa r rappor t à cel les des
vaisseaux qui comportent 80 ou 110
canons, l’Hermione est équipée de 32
canons, 6 sur le pont du gaillard et 26
sur le pont de batterie, ces derniers tirant
des boulets de 12 livres, d’où son nom
de « frégate de 12 ».
Les rapports historiques rapportent
comme données de construction une durée
de onze mois de travail pour des centaines
de charpentiers, forgerons, perceurs,
cloueurs, calfateurs et … bagnards.
Pourquoi ce nom de baptême « Hermione ». Pour
le décrypter, il nous faut nous tourner vers la
mythologie grecque qui nous présente Hermione
comme étant la fille de Ménélas et de Hélène,
Hélène étant elle-même fille d’Océan, premier
dieu des eaux. Par cette filiation, Hermione est
donc la petite-fille d’Océan. Ce nom est par
conséquent particulièrement bien choisi pour
un navire qui va traverser l’Océan atlantique
pour se rendre aux Amériques.
6
Les rapports historiques rapportent comme données de
construction une durée de onze mois de travail pour des centaines
de charpentiers, forgerons, perceurs, cloueurs, calfateurs et …
bagnards.
10 mars 1780. La Fayette, âgé de 22 ans, se rend à
Rochefort pour prendre possession de son navire
et rallier Boston. Il y arrive le 27 avril 1780.
Durant la période allant de mai 1780 à février
1782, l’Hermione participe victorieusement à
plusieurs batailles et l’on peut affirmer qu’à deux
reprises la frégate représente la France à son plus
haut niveau : fin avril 1780, lors de son arrivée à
Boston et, le 7 juin 1780, au large de Long Island
lors d’une bataille contre les Britanniques.
Revenue des Amériques, l’Hermione couvre
diverses missions : combats sing u liers, en
escadre ou en division, attaque du commerce
ennemi, éclairage de l’escadre, liaison, transport,
représentation. La notoriété de l’Hermione n’est
plus à faire. Elle est « la meilleure frégate que
le roi ait ».
Malheureusement tout a une fin et le 20 septembre
1793 lui est funeste. Ce jour-là, l’Hermione quitte
Présentation du chantier
La ligne de tins. C’est un ensemble de fortes pièces de bois sur lequel repose le bâtiment lors de sa
construction. C’est la toute première étape.
La quille. Elle représente la colonne vertébrale de la frégate. Posée le 4 juillet 1997 en présence de
nombreux Rochefortais, elle mesure 44,20 mètres de long pour une section de 32 x 38 centimètres
et est doublée par la contre-quille, entaillée pour recevoir les varangues. Sous la quille se trouve la
fausse quille qui assure sa protection.
L’arcasse. Elle constitue l’ensemble des pièces de bois courbes fixées sur le contre-étambot (1) fermant
la carène à l’arrière du bâtiment. Haute de 7 mètres et large de 6,5 mètres, elle pèse 4,3 tonnes.
Les couples. Si la quille est la colonne vertébrale du bâtiment, les couples en sont les côtes. Un couple
contient onze pièces de bois assemblées.
la Loire en direction de Brest pour escorter
des barques chargées de canons. Longeant la
côte, elle passe entre Le Croisic et le Plateau du
Four (un haut-fond bien connu des pêcheurs).
Une fausse manœuvre et l’Hermione s’échoue.
Le commandant a le temps d’évacuer tous ses
hommes et une bonne partie du matériel avant
qu’elle ne coule. Ainsi s’achève la prestigieuse
carrière d’une frégate qui aura vécu, combattu
et honoré la France durant treize ans.
Seconde naissance de l’Hermione
Deux siècles plus tard et après la fermeture
de l’arsenal de Colbert et sa corderie royale, il
fallait redonner tout son sens à cet ensemble
unique en Europe. Les Rochefortais ont donc
souhaité reconstruire la « frégate de 12 » car
la France n’a rien conservé de son patrimoine
f lottant de l’époque. Dans les années 1990 se
créée l’Association « Hermione-La Fayette »
qui, épaulée du CRAIN (Centre de Recherche
A rc h it e c t u r a l d e l ’ I ndu s t r i e Naut iqu e),
commence à étudier sérieusement le projet. Dès
lors, une hiérarchie va se mettre en place :
• Maître d’ouvrage (le client) : l’Association
« Hermione-La Fayette ».
• Maître d’œuvre (ingénieurs, architectes,
historiens, charpentiers de marine) : le CRAIN
qui confie le poste d’architecte à Monsieur
Ribadeau Dumas.
• Entreprises :
- Ami SA, pour tout ce qui concerne l’exécution
de la ferronnerie (trois forgerons) ;
- Genoud Alexandre, pour ce qui est de la
menuiserie, la construction des chaloupes,
et sa femme pour la confection des voiles
de ces dernières (deux menuisiers et une
voilière) ;
- Asselin SA, désignée comme entreprise de
construction charpente. Cette entreprise
située à Thouars (dans les Deux-Sèvres)
travaille essentiellement à la restauration
de vieux bâtiments classés « monuments
h i s t o r i q u e s ». E l l e e s t d o n c à m ê m e
d ’entreprendre une telle reconstruction
(entre huit et douze embauchés, puis entre
dix et quinze intérimaires charpentiers de
marine).
Le site de la construction de cette frégate se
trouve à l’endroit exact où il y a plus de deux
cents ans s’activaient les ouvriers travaillant à
l’arsenal de Rochefort.
Un coup d’œil sur le site. Juste à côté de la « porte
du Soleil », se trouve la boutique Hermione
accolée aux bureaux de l’administration. Entrant
dans le parc de construction, le regard se porte
sur les deux stands où se fabrique la chaloupe,
puis sur la forge. Plus loin, dans un petit chalet,
s’effectue la construction par un ouvrier historien
embauché par Asselin SA de la maquette du
bateau comme cela se faisait à l’époque afin
de pouvoir constater les éventuelles erreurs de
reconstruction de la frégate grandeur nature. Au
bord de la « forme de radoub », la frégate prend
naissance (toute cette fosse est abritée par un
parapluie : échafaudage destiné à protéger les
travaux contre les intempéries). Le parc à bois
de l’entreprise Asselin occupe quant à lui toute
la partie Sud-Est. Il est destiné au stockage des
diverses pièces de chêne dont certaines ont été
sélectionnées depuis de nombreuses années. Y
est adjoint un atelier provisoire sous bâche. Un
peu plus loin, se trouve la Corderie Royale où se
confectionnaient tous les cordages de bateaux.
Ce long bâtiment a été restauré et fait partie de
la visite de l’Hermione.
Deux siècles plus tard et après la fermeture de l’arsenal de Colbert et sa
corderie royale, il fallait redonner tout son sens à cet ensemble unique en
Europe. Les Rochefortais ont donc souhaité reconstruire la « frégate de 12 »
car la France n’a rien conservé de son patrimoine flottant de l’époque.
La carlingue. C’est la structure de bois formant la colonne vertébrale interne du navire.
Les baux. Sorte de solivage reliant les deux extrémités des couples. Ils sont assemblés en queue d’aronde
dans les bauquières. Leur équerrage est maintenu par des courbes de baux.
Le bordage. Les bordées représentent la couverture de la coque. Elles sont en chêne. Celles-ci sont
positionnées à claire-voie de façon à laisser travailler la première partie, la seconde partie sera ajoutée
entre cette dernière.
Le tableau arrière. Au mois de mai 2003, une équipe de trois charpentiers a réalisé le traçage du
tableau (ferme, cintre, corniche…), c’est-à-dire la partie arrière de la frégate. Ce tracé a été réalisé à
l’échelle réelle du bateau, à partir de plans préalablement dessinés. A partir de ces tracés, les gabarits
des pièces ont été réalisés dans des panneaux de contreplaqué. 700 heures de travail ont été nécessaires
pour réaliser le traçage et la fabrication des gabarits.
Le calfatage. Le calfatage sert à assurer l’étanchéité entre les bordées. Pour le calfatage, on utilise
du chanvre appelé fil d’étoupe. Plus les bordées sont larges, plus il y a de rangées de fil d’étoupe. Le
diamètre du tissage dépend de la hauteur du joint. Le fil d’étoupe se met en boucle et pour le calfatage
un pataras (sorte de burin avec une extrémité large et fine) est utilisé.
7
La fourrure de gouttière, une étape
sympathique
La fourrure de gouttière est une forte pièce de construction
qui forme la ceinture intérieure d’un navire, dans le sens
de la longueur. Elle sert à relier les membrures aux baux
et vient s’encastrer sur les queues d’aronde des extrémités
des baux. Pour obtenir un assemblage optimal, elle est
boulonnée aux membrures et aux serre-gouttières (2)
et clouée à l’aide de clous en bronze dans les baux. Elle
doit se raccorder au vaigrage (3) et aux bordées de pont
avec un angle de calfatage. Le temps de taille prévu pour
une fourrure de gouttière est estimé à trente heures pour
un mètre.
Il faut savoir qu’en charpente navale, l’épure présente
une certaine complexité, notamment pour le tracé des
pièces de bois. En effet, la fourrure de gouttière devant
raccorder deux parties du bateau, il est plus judicieux de
relever l’empreinte de la fourrure, en forme. La difficulté
de cette pièce est qu’elle raccorde des parties cintrées en
plan et en élévation du bateau, qu’elle est aboutée avec
des coupes à sifflet désaboutées et enfi n, comme nous
l’avons dit précédemment, qu’elle vient s’encastrer sur
les queues d’aronde des extrémités des baux.
Le relevé de l’empreinte. Le principe en est assez
simple. Il s’agit de prendre l’empreinte de la pièce sur
place en épousant la forme des deux plans de raccord
réel. Pour cela, on représente le dessus de la masse capable
(4) à l’aide d’un plan de cordeau puis on positionne les
gabarits en contreplaqué sur chaque membrure. Le dessus
des gabarits doit correspondre au plan de cordeau. Les
gabarits seront alors ajustés pour épouser la forme des
membrures et des baux. On repérera ensuite la section
fi nie de la fourrure sur chaque gabarit afi n de défi nir les
plans de taille sur chaque face de la masse capable.
Retranscription de l’empreinte dans la masse
capable. La première étape consiste à raboter le dessus
de la masse capable de façon à obtenir une surface plane
et propre afi n de pouvoir tracer dessus à la fois la ligne
de référence et les entraxes des gabarits pour pouvoir
les repositionner sur cette masse capable. A partir des
gabarits obtenus, on trace les fi lantes, des faces de la
fourrure de gouttière jusqu’aux faces de la masse capable,
de façon à obtenir des références de taille. Une fois tous
les points tracés, il suffit de les relier avec une latte en
bois et de vérifier l’harmonie des courbes.
Le taillage. Lorsque l’on aborde la partie taillage, la plus importante partie du travail est effectuée.
Néanmoins, le taillage est une étape qui demande beaucoup d’efforts. On utilise pour cela des tronçonneuses
sur table pour les faces droites tandis que pour les faces courbes on dégrossit la matière également à l’aide
d’une tronçonneuse sur table mais en plus l’on peaufi ne le travail à l’aide d’un rabot électrique droit ou
à table ronde.
rs
Voici en quelques mots un
aperçu de ce chantier tout à
fait extraordinaire auquel nous
avons participé ainsi que de
nombreux autres Aspirants
et Compagnons*. Ce fut une
expérience professionnelle
enrichissante de par le travail
réalisé, la façon de l’aborder
e t s u r tout l ’a mple u r du
chantier et du projet. On ne
peut qu’inviter tous les Pays
et Coteries à aller visiter ce
chantier et à avoir la chance
de participer une fois dans
leur vie à un travail de cette
envergure.
Pierre-Yves Guyot
Angevin
Aspirant Charpentier
du Devoir
Hugues Barras
Bugey la Tolérance
Compagnon passant
Charpentier du Devoir
8
1. Etambot : pièce de bois de même largeur que la quille
et qui s’élève à l’arrière en faisant avec celle-ci un angle
généralement obtus que l’on nomme quête.
2. Serre-gouttière : pièce de bois venant en applique contre la
fourrure de gouttière au niveau du plancher de pont.
3. Vaigrage : bordée intérieure du bateau.
4. Masse capable : pièce de bois brut utile à la pièce à tailler.
* Ont participé à un moment ou à un autre de
la construction de l’Hermione, les Aspirants et
Compagnons suivants : Julien Lavie et Julien
André ; Julien Cantin, Laurent Delpech et Julien
Nonin ; Hugues Barras et Pierre-Yves Guyot ;
Fabrice Lallemand et Mathieu Mallet.
compagnon / réflexion
Mosaïque
Des couleurs mauve, parme et violette
Couleurs qui symbolisent, me semble-t-il, nos caractères. Ce mélange de bleu, couleur froide
par excellence, et de rouge, couleur chaude indiscutable, offre toute une palette de tons qui
découlent de ce mélange plus ou moins dosé en rouge, voire rose avec le bleu azur et le bleu roi.
Henri le Provençal
n chacun de nous se trouvent ainsi mêlés,
avec plus ou moins d’intensité, la générosité
ou l’égoïsme, l’attention aux autres ou
l’indifférence, l’amour ou la haine, la volonté ou la
paresse.
E
C’est en relisant un courrier reçu il y a quelques années
que j’ai mieux perçu nos fragilités humaines. Nous
sommes tous attirés plus ou moins par l’entraide, la
bonté, ou recroquevillés sur nos intérêts immédiats.
Chacun de nous est interpellé au cours de sa vie par
des situations imprévisibles qui se présentent sur notre
parcours. Nos différentes attitudes ressemblent à un
nuancier où se mélangent nos réactions comme ces
couleurs symboliques. Il est aisé alors d’apprécier
le caractère de chacun face aux événements. Joie
d’une rencontre, d’un héritage inattendu, d’une
naissance ou choc brutal apporté par la maladie, un
accident ou un deuil qui viennent modifier notre
vie quotidienne, atteindre notre psychisme, changer
notre comportement vis-à-vis de l’entourage familial
ou professionnel.
Cet échange de correspondance que j’ai tenu à
conserver est une véritable source de méditation.
Dans cette lettre, j’étais interpellé et, à travers moi,
tout le Compagnonnage. La dame qui m’écrivait
espérait sans doute trouver un soutien face au drame
qu’elle vivait.
Son existence était soudainement fracturée par le
décès de son mari, Compagnon du Devoir. J’avais dû
écrire quelques mois auparavant un texte sur l’entraide
fraternelle et le soutien aux plus jeunes, la solidarité
entre les générations et nos différents métiers. Un beau
programme que l’on nous propose depuis l’Adoption
jusqu’à la Finition.
J’ai découvert dans ce courrier une certaine noblesse,
mêlée de rancœur et de souffrance vécue. Son
mariage, fêté avec tous les parents, amis, voisins,
fut marqué par la présence des Compagnons et
Aspirants du corps de métier de son jeune mari.
L’assemblée avait remarqué ce groupe avec cannes et
couleurs, comme il convient dans nos cérémonies,
celle-ci marquant le départ de la grande aventure
de leur vie de couple où l’avenir paraissait assuré
par la création d’une entreprise prometteuse, grâce
à de grands chantiers en cours dans leur région. Ce
jeune patron avait engagé et dynamisé une équipe
de Compagnons, la clientèle fortunée était sûre, il
savait créer une ambiance tonique entre toutes les
personnes concernées ; fonceur et lucide, il avait
l’art et la manière de susciter l’enthousiasme chez ses
collaborateurs et l’estime chez ses clients.
Atmosphère idéale, jusqu’à ce jour où l’on diagnostique,
au cours d’une banale visite médicale du travail, la
parution d’une maladie sournoise qui le paralyse peu
à peu et détruit inéluctablement sa santé. Discret, ce
meneur d’hommes n’en parle jamais et poursuit sa
tâche au mépris des conseils médicaux. L’œuvre en
cours nécessite toute son énergie ; non seulement il
réussit tout ce qu’il entreprend mais il permet aux
autres de réussir à leur tour.
Soudain, il doit s’aliter, être hospitalisé d’urgence cachant
toujours son mal aux autres, ne voulant inquiéter
personne. Au fil des pages, son épouse me décrit ses
angoisses et sa solitude, car si l’entreprise continue sans
trop de difficultés, grâce à l’équipe responsable toujours
aussi motivée, le silence des Compagnons auxquels elle a
confié ses craintes, lui devient incompréhensible.
Ce ne sera qu’aux obsèques qu’elle les retrouvera, tous, et
même beaucoup plus nombreux qu’à son mariage. Dix
années se seront écoulées depuis ce touchant témoignage
d’amitié, de soutien affectif, mais hélas provisoire, car
depuis ce jour, plus rien.
« Ma seule relation avec le Compagnonnage est votre
journal » m’écrit-elle. « Je le lis, et le relis, faute de
dialogue. La vie du Tour de France, les récits des chantiers
d’aujourd’hui aux quatre coins du monde, me rappellent
nos joies et nos soucis de jadis, lorsque nous évoquions
avec les itinérants les aventures de chacun, au cours des
nombreux repas pris chez nous le week-end avec les
jeunes de notre corps de métier et, parfois même, avec
leurs frères d’Adoption, pourtant de métiers différents.
Je sais qu’ils poursuivent leur route et qu’ainsi va la vie,
mais, tout de même, les autres, ceux du bourg qui ont
partagé l’aventure de l’entreprise naissante, savent-ils
combien l’existence m’est devenue maussade, morose,
sans aucun relief.
Oui, la bonne santé, la réussite, la célébrité apportent la
considération de tous, petits et grands, citoyens de ce
monde en marche où tout sourit aux audacieux, mais
qu’advienne l’accident imprévisible et voilà leur famille
coupée définitivement de toutes relations.
Si vos cérémonies d’initiation sont des temps forts de prise
de conscience, comment expliquez-vous ces cassures
définitives... Je ne sais si mon courrier trouvera un écho,
mais j’ai cru comprendre, à la lecture de votre dernier
journal, que ces vraies questions vous taraudent. Alors,
j’ose cette lettre un peu égoïste et vous remercie d’y prêter
attention. »
Cet échange de courrier a plus de quinze ans mais la
question posée est toujours actuelle. Dans la mosaïque
en cours où je me dois d’ajouter cette tesselle mauve
au bon endroit, j’hésite à mon tour. Serions-nous à ce
point aveugles pour ne pas voir l’essentiel dans nos vies ?
Serions-nous tout à fait inconscients ? La routine, c’est
vrai, tue parfois l’initiative. N’avons-nous pas dans nos
traditions ce rappel aux participants des réunions de
Chambres ou de Cayennes, lors de la clôture de chaque
rencontre par l’avis du responsable corporatif : « Avant
de fermer nos affaires, exemptez-moi si je ne fais pas
suivre la caisse à l’hôpital, ni à la prison vu qu’il n’y a
point de Compagnon et, sauf avis contraire, clore les
comptes vu qu’il n’y a pas d’aide à apporter aux veuves
ni aux orphelins ». Formule qui varie selon les corps de
métiers et nous rappelle l’origine des mutuelles ainsi que
le souci permanent d’entraide dans le Compagnonnage.
Ne serait-ce devenu qu’une simple formule routinière ?
Avons-nous bien compris que l’aide n’est pas uniquement
financière ?
La réponse m’est venue d’un autre corps de métier.
Voici les faits.
Nous apprécions tous, dans chaque Province, la boisson
préférée de nos villes et de nos campagnes. De la bière
d’Alsace au rosé de Provence, du petit blanc Lyonnais
au pineau des Charentes, nous fêtons tous, sur le Tour
comme à l’étranger, notre joie de vivre, en arrosant
nos arrivées et nos départs avec ces dégustations plus
ou moins alcoolisées. Comme pour le tabac, si la
majorité d’entre nous refuse l’intoxication permanente,
quelques-uns, faute de discipline et de volonté, se laissent
emprisonnés par la dépendance, en dépit de l’inquiétude
de leur famille et malgré les avertissements de leurs aînés
et les conseils des Anciens.
L’accident devait arriver. Il avait, dit-on, le vin mauvais,
devenait irritable, coléreux, voire agressif et brutal
sans raison. Sa relation avec tous et chacun devenait
impossible.
Un soir, suite à une rixe après avoir bu, il emprunta une
voiture, au hasard, garée devant le bistroquet du village,
il partit en trombe et causa un grave accident. Ce fait
divers l’a conduit quelques mois en prison.
Pour son corps de métier, ce fut l’occasion d’une prise
de conscience. Pouvait-on encore l’aider à se soigner ?
La décision fut prise de lui écrire, chacun à tour de rôle
selon une liste préétablie, afin d’assurer un courrier
chaque semaine provenant des itinérants des quatre
coins de France, d’Europe et ... du monde, afin qu’il
soit soutenu par l’amitié des siens durant son séjour de
détenu. Les gardiens, étonnés, n’ont jamais compris ce
courrier permanent de provenances si diverses.
Un Compagnonnage qui se veut fraternel pouvait-il le
condamner, le radier, l’exclure définitivement, ne devaitil pas l’aider à prendre conscience progressivement de sa
déchéance, affermir sa volonté, afin qu’il désire dès sa
sortie suivre une cure de désintoxication que la prison
avait en partie commencée.
Aujourd’hui, sa vie s’est transformée au point qu’il veille
particulièrement à ce danger dès qu’il décèle chez un
jeune un risque évident d’alcoolisme. Ainsi, l’entraide
fraternelle peut résoudre bien des problèmes parmi
nous mais comment expliquer ce mutisme vis-à-vis de
l’épouse totalement ignorée depuis son veuvage ?
Sommes-nous intimidés par la souffrance au point de
rester absents, craignant d’être maladroits, importuns,
incapables de toutes marques de sympathie ?
J’espère par ce texte répondre discrètement à l’attente
angoissée de ceux ou celles qui portent en silence le
poids de l’absence définitive de leurs proches ou vivent
une épreuve particulièrement pénible.
Dans un monde où, à en croire la publicité des assurances,
tous les sinistres sont couverts, rien ne peut remplacer
l’affection perdue d’un être cher, sauf peut-être l’attention
discrète de ceux qui ont gardé le souvenir ineffaçable
d’un vécu partagé avec lui.
Henri Lorenzi
Henri le Provençal
Compagnon Menuisier du Devoir
9
métiers et techniques
Chaumier
pendant une semaine
Aspirant sur le Tour de France devenu le Tour du Monde, j’ai eu, comme beaucoup de jeunes
de l’Association ouvrière, l’occasion de passer un an à l’étranger, plus exactement en Hongrie.
Alsacien
e f ut u ne e x p é r i e nc e
différente des autres, que
j’aimerais vous conter. Mes
premiers mois en Hongrie se passèrent
à Budapest, superbe ville dont je ne
vous parlerai pas car d’autres l’ont déjà
fait avec brio dans ce même journal.
Pour moi, ce séjour dans la capitale
hongroise m’a surtout permis de
m’initier, au contact de « nos cousins »
hongrois, à leur drôle de langue.
C
Mais le plus intéressant était à venir.
Couvreur de mon état, j’ai eu la chance
d’être contacté par le Compagnon
Frouin qui m’alertait de l’existence
d’un chaumier non loin de la frontière
autrichienne. Comme vous vous en
doutez, sans hésiter et accompagné
de mon chef d’équipe et ami, je me
suis aussitôt rendu sur place sans
trop savoir d’ailleurs ce qu’allait être
la suite des événements.
En fait, nous avons été très bien
accueillis par le patron de cette petite
entreprise qui avait été prévenu de
notre visite. Très chaleureusement,
nous avons discuté de son métier qui
était pour cet homme de soixante ans
toute sa vie. Il vivait ce qu’il racontait
et le plus étrange, bien que n’étant
pas parfaitement bilingue, je comprenais tout ce qu’il disait. Véritable
professionnel, il était fier de nous le
démontrer.
Grâce à ses champs, en propriété
ou en location, il cultive sa matière
première, le roseau, qu’il récolte à
l’aide d’une énorme machine d’un
coût impressionnant (16 000 000
de forints, environ 64 000 euros). Cette récolte
occupe une vingtaine de personnes pendant trois
mois (janvier, février, mars). Il s’agit de couper,
ramasser et stocker ces tonnes de roseaux voués
en partie à la consommation personnelle de notre
chaumier et en partie à l’exportation. Mais, de toutes les façons, l’acheminement du roseau entre le
champ où il est récolté et le toit qu’il ornera est une
longue étape.
Après avoir été coupés, les roseaux sont stockés à
l’abri pendant un an pour leur permettre de sécher.
Lorsqu’ils sont parfaitement secs, des ouvriers sans
qualification particulière sont chargés de les mettre
en fagots de vingt centimètres de diamètre, après
avoir éliminé ceux pourris ou trop petits. C’est
une tâche pénible bien que la dextérité du geste
arrive vite. Les fagots prêts peuvent ensuite servir
aux couvreurs.
Après avoir reçu toutes ses explications et avoir
regardé faire ses ouvriers, je me mets d’accord
avec le patron pour passer quelque temps dans son
entreprise. C’est ainsi que, le beau temps arrivant,
je pars faire du chaume dans l’ouest de la Hongrie
10
Après avoir été coupés, les roseaux sont
stockés à l’abri pendant un an pour leur
permettre de sécher. Lorsqu’ils sont
parfaitement secs, des ouvriers sans
qualification particulière sont chargés de
les mettre en fagots de vingt centimètres
de diamètre, après avoir éliminé ceux
pourris ou trop petits.
pendant une semaine. Le premier jour, tout comme
un apprenti, j’apprends les rudiments du métier :
outillage, technologie et techniques du chaumier, le
tout en hongrois ! Leurs gestes sont précis et je ne
tarde pas à vouloir participer activement à la pose du
chaume. Pour cela, plusieurs étapes sont à respecter
afin de ne pas compromettre le processus.
Tout d’abord, un gros liteau (40 x 40) et du fi l de
fer sont indispensables. Sans l’aide d’un cordeau,
nous nous alignons, munis de notre liteau, à
l’horizontale, sur les derniers roseaux battus lors
de l’opération précédente. Sur ceux-ci viennent
se poser, allongées sur le rampant, des bottes de
roseaux, espacées de un à deux centimètres les unes
des autres. Un fer à béton viendra ensuite encercler
l’extrémité des bottes (environ aux trois-quarts de
leur longueur) afin de fi xer le roseau.
A l’aide de deux outils complémentaires, nous
faisons passer le fi l derrière le liteau situé trente
centimètres plus bas. Cette opération délicate
terminée, un petit nœud ayant les mêmes propriétés
qu’un nœud coulissant maintient serrés les roseaux.
Le cerclage peut alors être enlevé.
Cette étape est suivie d’une opération également
délicate : battre le roseau afin qu’il suive, avec beauté
et élégance, le rampant. L’outil utilisé à cet effet
est muni de crans portés vers l’avant et permet au
couvreur de donner à chaque tige sa place définitive.
L’épaisseur finale de la toiture est de vingt centimètres.
Heureusement, quelques repères sur les outils
permettent de juger de la précision des gestes. Cette
phase du travail terminée, une autre rangée sera mise
en place de la même manière.
Pour un mètre carré de toiture, dix fagots de deux
mètres de haut et de vingt centimètres de diamètre
seront nécessaires. Les faîtages sont tressés afin de
garantir une bonne étanchéité mais, pour que celle-ci
soit parfaite, un polyane est prévu.
Les moyens de mise en œuvre sont faibles et nous
n’avions qu’un échafaudage de fortune pour accéder à
la toiture ainsi qu’un bastaing et une lisse. Bien que ces
Hongrois soient frontaliers, le niveau de vie du milieu
ouvrier reste très bas. Comparaison intéressante, un
mètre carré de chaume en France vaut cent euros alors
qu’il n’en vaut que trente en Hongrie ! Heureusement,
bien que très rares, les chantiers à l’étranger permettent
à cette petite entreprise de vivre confortablement.
Durant mon séjour d’une semaine à Ferdörakos,
j’ai logé dans une pension au sein d’un tout petit
village hongrois, néanmoins très imprégné de
culture autrichienne. Les gens y étaient chaleureux
et accueillants comme dans le reste de la Hongrie. En
conclusion, un séjour très enrichissant tant au niveau
de mes rencontres que du travail que j’ai pu faire.
Maxime Glée
Alsacien
Aspirant Couvreur
compagnonscarnet
Carnet du Tour de France
ADOPTIONS
Compagnon du Devoir se fait un plaisir de présenter au
Tour de France les Aspirants adoptés à :
Angoulême, le 3 décembre 2005
Clément Maurin, Toulousain, Couvreur,
Anan Skoles, Pondychérien, Couvreur.
Angers I, le 9 décembre 2005
Florent Bluteau, dit Vendéen, Menuisier.
Tours I, le 17 décembre 2005
Bruno Depiereux, Namurois, Charpentier,
Nicolas Gendrot, Breton, Couvreur,
Julien Lajambe, Bourguignon, Plombier.
Troyes, le 17 décembre 2005
Xavier Burger, Alsacien, Charpentier,
Grégor Le Garsmeur, Beauceron, Charpentier,
Dimitri Malko, Dauphiné, Charpentier.
Nantes, le 13 janvier 2006
Benjamin de Saint Riguier, Artésien, Couvreur.
Périgueux, le 13 janvier 2006
Pablo Lattier, Dauphiné, Couvreur,
Sébastien Foulogne, Normand, Couvreur.
Lille, le 21 janvier 2006
Romain Dufay, Picard, Couvreur,
Nicolas Morchoisne, dit Normand, Mécanicien.
Albi, le 14 janvier 2006
Chritophe Fernandes, dit Albigeois, Maçon,
Mathieu Prat, dit Albigeois, Maçon.
Marseille, le 21 janvier 2006
Martin Chevret, dit Bugey, Menuisier,
Victor Deroulede, dit Flamand, Maçon,
Martin Lelonge, dit Dauphiné, Serrurier.
Angers I, le 14 janvier 2006
Fabien Paris, Ardennais, Charpentier,
Nicolas Piveteau, dit Manceau, Maçon,
Maxime Proyart, dit Hainault, Maçon,
Hervé Salinier, dit Périgord, Maçon.
Caen, le 14 janvier 2006
Guillaume de Mullenheim, dit Ile-de-France,
Tailleur de Pierre,
Kévin Paris, Manceau, Couvreur.
Rouen, le 20 janvier 2006
Marc Delecroix, dit Picard, Maçon,
Geoffrey Vallat, Albigeois, Plombier.
Reims-Muizon, le 21 janvier 2006
Cédric Bourgeois, dit Auvergnat, Mécanicien,
Vincent Cuiret, dit Champagne, Chaudronnier,
Aurélien Fourmet, dit Lorrain, Mécanicien,
Jérémy Klein, dit Alsacien, Menuisier,
Mickael Lennox, dit Wearsider, Chaudronnier,
Jean-David Shiestel, dit Alsacien, Menuisier.
Tours-Littré, le 21 janvier 2006
Cyril Constantin, dit Périgord, Maçon,
Vivien Diot, dit Bourguignon, Chaudronnier,
Sylvain Mazzariol, dit Landais, Maçon,
Matthieu Pelletier, dit Vendéen, Maçon.
suite page suivante…
compagnonsdétente
Une sortie moto vraiment réussie
our la seconde fois, en juillet dernier, une
sortie moto était organisée. Elle réunissait
quatorze personnes, âgées de 18 à 58 ans,
toutes passionnées de moto et avides de beaux
paysages (et de quelques virages). Le frère d’un
Compagnon avait été sollicité pour suivre l’aventure
à bord de son camion dans lequel se trouvaient
réunis les équipements de camping et les vivres. De
l’apprenti au Compagnon, en passant par l’ami(e)
et le parent, le groupe ainsi formé allait créer une
bonne ambiance et de merveilleux moments
d’échange.
P
C’est ainsi que sous le soleil de Bergerac et dans
la bonne humeur, nous nous rendions tous chez
Elizabeth et François Chaumont (respectivement
Mère des Compagnons de Bordeaux et Compagnon
Chaudronnier du Devoir), lieu de réunion avant
notre départ. Là, nous profitions de la piscine de
leurs sympathiques voisins et terminions la journée
par un magnifique feu d’artifice, suivi d’un bon
repas : paëlla maison (préparée par l’Ancien !).
Une bonne nuit de sommeil et un bon petit-déjeuner
et nous voilà partis pour sillonner la vallée de la
Dordogne, en passant par le Cingle de Trémolat
et en faisant à l’heure du déjeuner une halte bien
méritée à la Maison de Hautefort où la fraîcheur des
lieux et le sympathique accueil des itinérants nous
permettent de reprendre des forces. Durant l’aprèsmidi, succession de magnifiques paysages jusqu’à
notre arrivée au camping de Brantôme. Chaleur et
fatigue aidant, l’appel de la piscine est à cet instant
plus fort que tout le reste et conditionne une rapide
installation. Un bon moment de détente, de fraîcheur
et d’amusement pour notre petite bande de motards
bien décidés à passer une bonne soirée. Quelques
courageux se dévouent et remontent sur les motos
afin d’aller chercher de quoi faire un barbecue digne
de ce nom ! Apéro, rigolade et discussions en tout
genre donnent le ton de la soirée.
La journée suivante, même partage de bonnes
choses : paysage, soleil, chaleur, virages, rires,
jusqu’à notre arrivée au camping du Pont de l’Abbé
d’Arnoult où nous sommes accueillis comme des
rois ! Piscine, tables et chaises à notre disposition, et
terrain de jeux à côté de notre emplacement. Détente
et repos pour chacun. Les liens du groupe, de plus
en plus forts, font que nous avons envie de profiter
au maximum de notre dernière soirée ensemble.
Aussi, l’Océan étant proche, nous décidons de
faire un repas de poisson : papillotes de saumon
au barbecue (un vrai régal !). Après dégustation,
les discussions se prolongent tard dans la nuit,
chacun se remémorant les différents moments de
cette escapade en moto, comme pour immortaliser
cet instant de convivialité qui malheureusement
touche à sa fin…
Le lendemain matin, la nostalgie est au rendez-vous.
Rangement du bivouac et au revoir interminable.
Espoir aussi que cette expérience se renouvelle
l’année prochaine, voire même avant.
Aujourd’hui, nous pouvons dire que cette seconde
sortie moto a été une réussite. Elle sera bien sûr
suivie d’une troisième édition au cours de laquelle,
à la demande des participants, nous organiserons
des visites de sites. En attendant, n’hésitez pas à
nous contacter* pour proposer des étapes près de
chez vous et pour participer à cette extraordinaire
expérience !
L’équipe des motards
*Benoît Chaumont, Antonin Berthon et Yoan Rambault
11
compagnonscarnet
suite
RÉCEPTIONS
MARIAGES
Le corps de métier des Compagnons passants Maçons du Devoir est heureux de faire part au Tour de France
de la Réception du Coterie Fabrice Merlet, La Fermeté d’Arthon-en-Retz, le 17 décembre 2005, à Toulouse, à
l’occasion de la fête de Noël.
Mademoiselle Isabelle Guibet et le Pays
Yannick Estebe, Savoyard la Sagesse, Compagnon
Boulanger du Devoir, sont heureux de faire part
au Tour de France de leur mariage célébré le 2 juin
2005, à Montréal (Québec).
La fête de Noël fut l’occasion pour les Compagnons Menuisiers du Devoir de recevoir le 7 janvier 2006, à
Strasbourg, les Pays Philippe Angenieux, Philippe le Forézien, Gabriel Couvrat, Gabriel le Languedoc et Kevin Lion,
Kevin le Quimper et, à Toulouse, le Pays Jérôme Durand, Jérôme le Franc-Comtois.
Mademoiselle Pureza Coronado-Roqué et le
Pays David Candé, David l’Angevin, Compagnon
Menuisier du Devoir, sont heureux de faire part au
Tour de France de leur mariage célébré le samedi
3 décembre 2005, à la mairie de Mozé-sur-Louet
(Maine et Loire).
Le corps d’état des Compagnons Forgerons, Maréchaux-Ferrants, Mécaniciens du Devoir est heureux de
présenter au Tour de France deux nouveaux Compagnons reçus le 21 janvier 2006, à Paris, à l’occasion de la
Saint-Eloi, à savoir David Bris, Rouergue la Sincérité, Compagnon Mécanicien du Devoir, et Bertrand Sonneville,
Flamand la Constance, Compagnon Maréchal-Ferrant du Devoir.
NAISSANCES
Nathalie et Laurent Lobjoit, Laurent
le Languedoc, Compagnon Ebéniste
du Devoir, sont heureux de faire part
au Tour de France de la naissance
de leur fils Théo, né à Québec le 2
septembre 2005.
heureux et plein d’émoi avec dans
nos bras notre fis Alexis, né le 13
novembre 2005. Sandrine Fricaud
et Nicolas Borderieux, Forézien la
Franchise, Compagnon Plombier
du Devoir.
Nous sommes partis à deux, un
peu craintifs, un peu anxieux. Nous
sommes rentrés à trois, le cœur
Bonjour, je m’appelle Turquoise. Je
suis née le 19 décembre 2005. Mes
parents Lillia Jendoubi et Serge Joly,
La Générosité de Joncy, Compagnon
Tailleur de Pierre du Devoir, ont ainsi
reçu un beau cadeau de Noël.
Des petits pieds à croquer, une petite
frimousse à embrasser, un petit garçon
à câliner. Jules est né le 2 janvier 2006
pour le plus grand bonheur de ses
parents Christine et Charles Volard,
La Constance de Saint-Brévin les Pins,
Compagnon passant Maçon du Devoir,
et de ses frères Alexandre et Clément.
Aurélien est fier de vous annoncer la
naissance de son petit frère Ronan le
3 janvier 2006. Leurs parents Judith
et Jean-Marie Aupée, La Fermeté de
Mortagne-au-Perche, Compagnon
passant Maçon du Devoir, en sont
très heureux.
DECES
Le Coterie Vincent Monteil, La Célérité de Séoul, Compagnon passant Maçon
du Devoir, nous a quittés. Lors de ses obsèques célébrées le 14 janvier 2006 à
Marseille, un hommage lui était ainsi rendu :
Vincent,
Que tout est dur à dire et que c’est dur à vivre…
La vie,
Elle te fut si pénible que la mort t’a séduit.
Pourtant, ton enfance fut douce, tout au chœur de ta mère.
Et ta reconnaissance à l’endroit de ton père t’a fait choisir sa voie.
Cette voie éclairée des enfants du Devoir.
Mais du devoir de quoi ?
La passion de (envers) ton père l’avait porté si haut.
Tu as pensé, alors, que tu l’avais trahi.
Bien plus encore, ta parole, ton honneur.
Ou, avais-tu si peur ?
Tu nous laisses orphelins de toutes ces réponses :
Silence !
Tu en étais friand, de ces très longs silences
Méditant recueilli au plus profond de vie
Scrutant dans la nuit sombre de ton âme astrale
Etais-tu messager, guide ou bien chercheur d’or ?
De cet Or mystérieux dont ton corps regorgeait
Et qui donnait aux autres l’impression de puissance
De connaissances occultes et de trésors enfouis
Et ces racines humaines, extraites d’Orient
Nourrissaient le secret, écrivaient ta légende
Fils de la Lumière, tu as remis tes ailes
Déployées et portées par les courants d’air chaud
Et les marais fumants de ton pays natal
« Pays du matin calme », et pourtant !
Tu nous manques déjà mais tu ne comprends pas.
Ta vie était à toi, ta mission accomplie
Pourquoi donc t’attarder, risquer de te corrompre
Tu as choisi ta mort…
Nouvelle initiation que tu devais savoir, bientôt.
Or, quelle belle démonstration des connaissances ultimes.
Tu as donné ta vie par honneur et sans gloire
Et gardé le secret inviolable et sacré
De la vie éphémère
De la mort insatiable
Ta conscience éclairée forgeait du pur métal
Tu étais de la trempe des esprits les plus forts
Que ta mère se rassure, tu es au dernier cercle
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Tout à côté de Celle qui a perdu son fils
Elle sait toute sa souffrance
Elle connut le martyre
Et elle porte sur toi sa douceur magnétique
Te montre l’Eternité
Tu fusionnes et tu voles
Et veilles sur nos âmes
A tout jamais meurtries
Tu as gravé en nous ton regard
Et ton calme.
Tu as semé partout
Un peu de ta sagesse
Demain, sans doute,
Nous suivrons ton chemin…
D.N.
le 9 janvier 2006
Remerciements
Le Compagnon Claude Monteil, La Fermeté de Salon-la-Tour, Compagnon passant
Maçon du Devoir, son épouse Danièle, et leur fille Laure tiennent à remercier très
chaleureusement nos Mères, le Conseil du Compagnonnage, les Compagnons
et les Aspirants de tous les corps d’état, la corporation des maçons localement et
nationalement, la communauté de la Maison des Compagnons de Marseille et leurs
responsables et les nombreuses personnes extérieures au Compagnonnage, pour
leur soutien et leur accompagnement dans la disparition de Vincent, leur fils et
son frère.
Les très nombreux témoignages de sympathie nous font chaud au cœur. Soyez
tous gratifiés de notre amour de parents et de sœur.
3
Remerciements
Jean-Louis le Parisien et Frederike Gimalac ainsi que leurs filles, profondément
touchés des marques de sympathie et d'affection qui leur ont été témoignées
lors du décès de Sébastien, vous remercient chaleureusement de votre soutien
fraternel.
compagnonnage et culture
Utopie
ou paternalisme ?
Daniel Le Stanc
Une prospérité peu commune
e poêle ne devait pas mesurer
plus d’un mètre de haut mais
diffusait pourtant du bien-être
à toute la famille. Pour moi, pas tellement
plus grand que lui, il était aussi source
de quelques craintes enfantines car
j’étais chargé de son alimentation, rien
de moi ns que cela ! Pou r ce fa i re,
plusieurs fois par jour, je devais soutirer
sa pitance dans une soute à charbon
située à la cave, lieu sombre et plutôt
ef f r ay a nt . Je remont a i s bien v ite ,
j’ouvrais sa gueule rougeoyante et y
jetais sa dose de boulets. Il portait
fièrement son nom en façade, inscrit en
lettre de fonte : g.o.d.i.n.
C
Méthodique, notre guide commence ainsi
son commentaire : « Jean Baptiste André
Godin est né en 1817 non loin d’ici, à
Esqueherie, dans l’Aisne. Dès l’âge de onze
ans, il commence à apprendre le métier de
serrurier dans l’atelier de son père, modeste
artisan. Après sept années d’apprentissage,
il entreprend en 1835 un Tour de France de
deux années ».
J’interromps alors ce monologue afi n de
connaître le surnom compagnonnique de
J.B.A. Godin. Mais la charmante demoiselle
ne le connaît pas, et c’est en consultant plus
tard les nombreuses biographies qui lui ont
été consacrées que je trouve les prémices
d'une réponse : en fait, J.B.A.Godin n’a pas
explicitement déclaré être Compagnon du
Devoir : « C’est avec de semblables idées que
je me mêlai à la masse ouvrière des villes
et du Compagnonnage ». Il semblerait par
contre qu’il ait accompagné un moment son
cousin Jacques-Nicolas Moret, serrurier
également, qui faisait alors son Tour de
France, comme c’en était fréquemment
l’usage à cette époque dans le milieu
ouvrier.
Nous en avions deux à la maison. Celui
dont j’avais la charge était émaillé d’une
belle couleur chocolat et se voulait utile
et décoratif ; il trônait dans la salle à
manger. Le second, plus fonctionnel,
ne tentait que de réchauffer la grande
chambre de la maison, la modestie de
sa f inition lui permettant de passer
inaperçu au premier coup d’œil.
Un nom qui dure
Devenu adolescent et élève d’un collège
d’enseignement technique où j’avais pour
mission d’acquérir les bases du beau
métier qu’une conseillère d’orientation
avait choisi pour moi, j’avais pour ami
unique un certain Philippe, une nature
ga ie et opt i miste. Ce joyeu x luron
répondait au nom de famille de Godin.
Chaque matin, je lui lançais : « Alors, ça
va, Godin ? », ce à quoi il ne manquait
jamais de me répondre « Au poêle ! ».
Ces deux années de voyage alertèrent
fortement J.B.A. Godin sur le sort déplorable
de la condition ouvrière : « Je voyais à nu les
misères de l’ouvrier et ses besoins, et c’est au
milieu de l’accablement que j’en éprouvais
que, malgré mon peu de confiance en ma
propre capacité, je me disais encore : si un
jour je m’élève au-dessus de la condition
de l’ouvrier, je chercherai les moyens de lui
rendre la vie plus supportable et plus douce,
et de relever le travail de son abaissement. »
(Solutions sociales, 1871).
Nous avions une culture commune…
Plus de trente années ont passé et je ne
sais pourquoi, je n’ai jamais oublié ce
nom. Et voilà qu’il a surgi du passé il y
a quelques semaines, au hasard d’une
exploration de la Thiérache, petite tâche
verdoyante située au nord des plaines
crayeuses et dénudées de Picardie et
de Champagne. Nous traversions, mon
épouse et moi, la petite ville de Guise,
qua nd j’aperçus à u n ca rrefour u n
panneau qui indiquait cette singulière
direction : « Familistère Godin ».
Bien sûr, ce nom m’évoqua tout de suite
les poêles de mon enfance, mais décidés à
ne rien manquer des églises fortifiées de
Thiérache que nous venions tout exprès
découvrir, nous continuâmes notre route. Le soir
venu, décidé à en savoir davantage, je consultai
le guide touristique à l’effigie du Bibendum. J’y
appris que Godin, bien plus qu’une marque de
poêles, avait été en fait une fabuleuse aventure
humaine et industrielle ! Nous décidâmes alors de
Le « Petit Godin », tel qu’il se présente toujours,
150 ans après son concept original !
consacrer au Familistère une prochaine journée
de congé estivale. C’est aujourd’hui chose faite,
et si j’entreprends maintenant de rapporter cette
visite dans votre Journal, c’est qu’il m’a semblé
qu’à plus d’un titre, l’aventure Godin pouvait
retenir l’attention des Compagnons du Devoir.
Bien sûr, J.B.A. Godin était revenu de
son « Tour de France » plus riche de
sa culture professionnelle ; il avait pu
notamment découvrir les techniques
modernes de fonderie, en plein essor en
ces années d’industrialisation. De retour
à Esqueherie, il entreprit la fabrication
à la forge de petits poêles en tôle, puis
lui vint la géniale idée de remplacer la
tôle par de la fonte. En 1840, il créait un
premier atelier de fonderie où il employait
deux ouvriers. Les poêles Godin étaient
nés, ce fut un succès immédiat, et pour
longtemps ! En 1846, il déplaçait l’atelier
à Guise, au bord de l’Oise, et l’entreprise
employait désormais 32 ouvriers. L’effectif
passait ensuite à 300, puis à 700 ! Quarante
ans après la création de son entreprise, il
employait 1 337 salariés… Un capitaine d’industrie
était né, doublé d’un remarquable gestionnaire.
C’est cette prospérité hors du commun qui donna
à Jean Baptiste André Godin les moyens de réaliser
son serment de jeunesse. Il entreprit la construction
de son Familistère !
13
Les pavillons (central et aile droite), vus de nos jours à partir de la place
Une idée de jeunesse
avec système d’instruction, de protection sociale
et de loisirs. Il souhaitait améliorer les conditions
matérielles de vie de ses ouvriers afin d’élever leurs
ambitions morales. A cette époque, la durée du
travail était de douze heures par jour, six jours par
semaine : cela ne laissait guère le loisir de s’activer
à autre chose qu’à sa condition de salarié.
Mais d’où lui venait cette idée d’améliorer la
condition ouvrière ? Curieux de nature, et regrettant
d’avoir dû quitter l’école très jeune, J.B.A. Godin
compensa sa soif de savoir en achetant des livres
avec son argent de poche. C’est ainsi qu’il découvrit
avec curiosité les philosophes du siècle des Lumières.
De son Tour de France, il retint aussi quelques
principes, notamment ceux de communauté,
entraide et culture. La révolution de 1848 lui donna
l’espoir de quelques changements économiques.
Puis il devint un adepte des utopies socialistes de
ses contemporains, notamment celles de Charles
Fourier, dont il s’inspira en décidant, en 1856,
d’expérimenter un modèle social inspiré de son
« phalanstère » : un lieu de vie communautaire,
Le but de J.B.A. Godin était d’off rir aux ouvriers
« l’équivalent de la richesse » grâce à l’habitat
collectif. Après avoir beaucoup réfléchi et étudié
les expériences en cours (corons, cités ouvrières,
pavillons et même casernes) il en dessina lui-même
les plans, s’inspirant du phalanstère de Charles
Fourier (ce dernier s’était lui-même inspiré du
château de Versailles et du palais des familles de
Victor Calland). En 1859, à deux pas de l’usine, la
Maquette en plâtre du Familistère
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construction commença : il y investit sa fortune.
J.B.A. Godin baptisa son projet du nom évocateur
de Familistère.
Favoriser les rencontres, déjà !
Les grandes lignes du projet sont claires : l’architecture
doit favoriser les rencontres, le partage et une hygiène
de vie exceptionnelle pour l’époque.
L’ensemble des pavillons d’habitation collective
compte 500 logements. Les trois premiers ensembles
sont disposés autour d’une place centrale. Chaque
pavillon est organisé dans un grand quadrilatère
formant en son centre un vaste atrium couvert
d’une imposante verrière. Cette cour intérieure est
ventilée par une circulation d’air pénétrant depuis
les ouvertures latérales d’accès au sous-sol, réparti
par de nombreuses bouches d’aération disposées sur
le sol de la cour et aspiré par dépression à la base
de la verrière. De bas en haut, il faut que l’air et la
lumière circulent !
Le pavillon comprend trois étages, distribués par
quatre escaliers situés aux angles du quadrilatère.
A chaque étage, équipé de points d’eau, de toilettes
et de trappes à balayures, une coursive située sur
le périmètre intérieur permet la répartition des
portes d’entrée. Ces portes s’ouvrent sur un vestibule
distribuant deux appartements. Chacun d’eux est
partagé en un minimum de deux grandes pièces
de 20 m2 et de 3 m de hauteur et, selon les besoins,
jusqu’à 6 pièces. Les employés de l’usine sont logés
non en fonction de leur situation sociale mais
en fonction du nombre d’enfants qui composent
la famille. Ainsi, un cadre sans enfant reçoit un
logement de deux pièces et une famille nombreuse
un logement de plusieurs pièces, adapté à ses
besoins…
J.B.A. Godin n’a pas d’enfant mais occupe avec son
épouse deux appartements de trois pièces, disposés
en duplex ; cet écart au règlement est dû au fait
qu’il y a installé des bureaux : seul et modeste luxe
d’un grand capitaine d’industrie vivant parmi ses
ouvriers !
16
Les familles qui emménagent au Familistère sont
la plupart du temps issues de la campagne : elles
doivent renoncer à l’élevage de leurs animaux
habituels (poules, lapins, cochon, vache) mais,
prémices des jardins ouvriers, disposent d’un petit
espace de terre pour cultiver leurs légumes.
1 - Rivière Oise
2 - Potagers
9 - Place du Familistère
10 - Pavillon central
3 - Economat : alimentation, 11 - Pavillon de l’aile droite
buvette, boulangerie,
12 - Salle de gymnastique
casino, salle d’escrime
13 - Buanderie et piscine
4 - Terrain de jeu de boules
14 - Entrée des ateliers
5 - Ecole maternelle
15 - Nourricerie et pouponnat
6 - Théâtre
16 - Parc, aménagé antérieurement
7 - Ecole primaire
8 - Pavillon de l’aile gauche
14
au Familistère
Visite du Familistère
Guise se trouve à 180 km au nord-nord-est
de Paris, à l’Ouest de Saint-Quentin.
Accueil tous les après-midi
du mardi au dimanche, de 14h30 à 16h00,
également à 10h30 en juillet et août.
Renseignements et réservation
au 03 23 61 35 36
www.familistere.com
Il leur faut apprendre à habiter ensemble, chacune
des familles étant censée devenir un exemple pour
l’autre. Véritable place de village, la cour centrale
et ses galeries sont des lieux de passage et de vie
qui favorisent en permanence les rencontres et
les échanges : « L’inf luence du rapprochement
des habitations sur la sociabilité est un fait bien
caractéristique, le niveau intellectuel s’élève et
l’esprit de progrès se développe » (Solutions sociales).
Cette proximité de chaque instant garantit l’ordre et
Atrium du pavillon central
le respect des règles établies, les contrevenants étant
vite repérés et mis à l’amende : noms et infractions
sont affichés et selon la gravité, la peine peut aller
jusqu’à l’exclusion !
Par exemple, est amendable celui qui, habitant au
rez-de-chaussée, enjambe une fenêtre pour entrer et
sortir de chez lui : la porte étant le passage normalisé
d’une personne socialement éduquée… L’article
99 des statuts de la société du Familistère stipule
que la qualité de membre peut être perdue pour
« ivrognerie, malpropreté de la famille et du logement,
actes d’improbité, absentéisme, indiscipline, désordre
ou actes de violence, non-respect de l’obligation
d’assurer l’instruction des enfants ».
Au-delà d’une solution au logement, le Familistère
veut donc tendre à ce que l’ouvrier devienne un
homme d’élite, vertueux et solidaire. J.B.A. Godin
ne souhaite-t-il pas élever la condition sociale de
ses ouvriers ! D’ailleurs, le Familistère est réservé à
ceux d’entre eux qu’il juge les plus méritants, et avec
le temps, les Familistèriens deviennent membres
associés de l’entreprise : ainsi naît en 1880 une
« association coopérative ouvrière de production »,
la Société du Familistère de Guise. Avec cette forme
de société, les ouvriers ont un accès plus facile aux
responsabilités, leur salaire s’améliore et ils ont une
participation aux bénéfices.
Bientôt J.B.A. Godin met en place une consultation
gratuite de médecine, puis organise une caisse
d’assurances maladie et va même jusqu’à construire
un bâtiment destiné à ses retraités !
En fait, il instaure une méritocratie fondée sur une
démocratie élitiste. Vie sociale et travail ne font
qu’un.
une école pour classes maternelles et primaires : les
enfants étant ainsi pris en charge par le Familistère
depuis leur naissance jusqu’à leur sortie de scolarité
(obligatoire jusqu’à l’âge de 14 ans !), il permet aux
mères de famille de travailler aux ateliers. Il confie
l’organisation de ces structures à sa seconde épouse,
Marie Moret. Un centre d’apprentissage est même
créé dans l’enceinte de l’usine.
J.B.A. Godin poursuit son programme de
construction : un lavoir collectif avec eau chaude
(industrielle, en provenance de la fonderie) et des
essoreuses, matériel ultra-moderne pour l’époque ;
puis une piscine couverte de 50 m2 afin de permettre
l’apprentissage de la natation, non seulement aux
enfants mais aussi aux adultes (nombreuses furent
les noyades en périodes de crue lorsque des ouvriers
tentaient de traverser l’Oise qui sépare les bâtiments
d’habitation des ateliers).
Des économats sont organisés dans des bâtiments
spécifiques. En échange de bons d’achat, les ouvriers
peuvent s’y ravitailler en épicerie, boulangerie,
boucherie, mercerie et combustible. Une buvette
et une cantine y sont aussi proposées.
Poursuivant l’idée que les ouvriers peuvent s’élever
par l’éducation et la culture, J.B.A. Godin leur met
à disposition une bibliothèque de 6 000 volumes.
La Librairie du Familistère diffuse Le DEVOIR
« organe de l’association du Familistère » et des brochures de propagande sous le titre d’une collection
intitulée « Etudes sociales » : Associations ouvrières ; L’hérédité de l’Etat ; Le désarmement européen ;
La réforme électorale ; Le Familistère.
En 1868, J.B.A. Godin édifie un théâtre de 600 places
où, entre autres animations culturelles, des cours de
morale sont proposés chaque dimanche, mais qui
n’emportent pas le succès escompté…
Services et innovations sociales
Côté Familistère, il instaure le premier mai 1867 une
fête du travail qui valorise la population ouvrière ;
les enfants y ont une bonne place et la famille est
au cœur de ces réjouissances.
Et c’est parce qu’il envisage toute la famille de
l’ouvrier et la condition féminine que J.B.A. Godin
crée une nourricerie, une crèche, une pouponnière et
Il fait élever un kiosque à musique où se produit
la société de musique (créée en 1861, elle ne sera
dissoute que 107 ans plus tard !). Peu à peu, le
Familistère devient « une ville dans la ville ». Par
contre, en raison de ses principes anticléricaux,
aucun lieu de culte n’y voit le jour.
La condition féminine et la famille comptaient
réellement parmi les préoccupations de J.B.A.
Reproduction de la première de couverture
d’« Etudes sociale n°5 »
Godin. Fait remarquable pour cette époque, il
acceptait au Familistère les foyers qui n’étaient pas
unis par le mariage. Et les femmes pouvaient porter
les cheveux courts !
J.B.A. Godin n’a en fait pas cherché à faire du
logement social une fin en soi, mais le Familistère
était pour lui une clef des changements sociaux.
Quelques gouttes de mieux-être dans
un océan de misère !
Dans la seconde moitié du XIXe siècle, lors de
l’implantation des cités industrielles, l’expérience de
J.B.A. Godin a été reprise sous des formes différentes,
qualifiée à l’époque de paternaliste, sans avoir le sens
péjoratif qu’on lui attribue aujourd’hui.
En effet, ce paternalisme entrepreneurial pouvait
prendre trois formes distinctes.
La première, le paternalisme « matériel », qui
prenait en charge les différents aspects de la vie
matérielle des ouvriers ; la deuxième, le paternalisme
« politique », qui exerçait une mainmise sur tous les
niveaux du pouvoir ; la troisième, le paternalisme
15
L’école
elle
matern
La piscin
e,
de rénova actuellement en tra
tion sera
bientôt o vaux
uverte à
« moral » qui liait la qualité de la production à celles
de l’honnêteté, de la tempérance (sexe ou alcool) et
de la pratique d’une religion.
J.B.A. Godin s’est inscrit incontestablement dans
la première forme, le paternalisme matériel, mais
dans une large mesure également dans les deux
autres, puisque d’une part il a exercé les fonctions
de conseiller général, de maire et de député, et que
d’autre part il usa tant des règles que sa morale
laïque instituée au sein du Familistère fut dénoncée
par Zola…
Mais l’aspect peut-être le plus extraordinaire de
cette aventure sociale, c’est que J.B.A. Godin a
réalisé son Familistère dans un environnement
de pauvreté et de misère extrême, peignant ainsi
son petit coin de ciel bleu au sein d’un univers
de nuages lourds. Même teintée de paternalisme,
la dimension sociale de J.B.A. Godin apparaît
remarquablement en avance sur son temps. Car
dans cette région humide, propice à la filature
de la laine, la révolution industrielle mettait
au travail dans des conditions lamentables -et
souvent mortelles- enfants de six ans, femmes,
hommes et vieillards. Selon la nature du sol où
elle naissait, cette population essentiellement
rurale fournissait aux patrons paternalistes une
main-d’œuvre bon marché, soit pour filer la laine,
soit pour extraire le charbon.
Produit de la mécanisation et de l’exploitation à
outrance, leur condition ouvrière toute naissante
permettait peu à peu à ces hommes de prendre
conscience de leur misérable existence. Dans
Germinal, Emile Zola décrit ce contexte social
explosif en évoquant les mineurs : « Encore,
encore, de plus en plus distinctement, comme
s'ils se fussent rapprochés du sol, les camarades
tapaient. Aux rayons enf lammés de l'astre, par
cette matinée de jeunesse, c'était de cette rumeur
la visite
que la campagne était grosse. Des hommes
poussaient, une armée noire, vengeresse, qui
germait lentement dans les sillons, grandissant
pour les récoltes du siècle futur, et dont la
germination allait faire bientôt éclater la terre. » Et
dans ce même temps, comme un navire invincible,
le Familistère traversait un siècle de conflits et
de crises !
Le petit Godin chauffe toujours !
Imperturbablement, la fonderie Godin a continué sa
production. Dans la seconde moitié du XXe siècle,
l’extraction du charbon a décliné, laissant place à de
nouvelles énergies. Aujourd’hui, les poêles Godin
sont toujours là, adaptés à leur temps. toujours
fabriqués sous cette marque dans les ateliers de la
première heure, à Guise. Mais sous le contrôle d’un
groupe international, car paradoxalement, ce sont
les événements de mai 1968 qui ont eu raison de la
coopérative ouvrière de production née en 1880 !
Dans les années soixante-dix, les appartements ont
été vendus en copropriété et en logements sociaux,
puis réhabilités. Récemment, la municipalité de
Guise a rouvert le théâtre. La piscine est actuellement
en cours de restauration. L’école primaire du
Familistère est devenue municipale depuis bien
longtemps. Mais signe des temps, les enfants n’en
sortent plus pour prendre la direction de la fonderie :
ils partent vers un collège que Jean Baptiste André
Godin n’a jamais construit, mais qu’il aurait
vraisemblablement voulu fréquenter !
Un modèle contemporain parmi beaucoup
d’autres produits par Godin : « L’Opale »
Compagnon du Devoir
Journal mensuel de l’Association ouvrière
des Compagnons du Devoir du Tour de France
Reconnue d’utilité publique
N°ISSN : 1240-1730
82, rue de l’Hôtel-de-Ville
75180 Paris cedex 04
Téléphone : 01 44 78 22 50
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Michel Guisembert
Directeur de la publication
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Directeur de la rédaction
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