Chapitre 1 - frenchpulpeditions.fr

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Chapitre 1 - frenchpulpeditions.fr
Auguste Le BRETON
Du Rififi
A New York
French Pulp éditions
Chapitre 1
Une grand animation régnait au 201 Varick Street, dans ce vaste immeuble où se tiennent
les services douaniers de l'Etat de New York.
C'était une allée et venue d'inspecteurs, d'agents du trésor, de secrétaires, et de dactylos
qui venaient d'attaquer leur journée.
Les ascenseurs ne cessaient de grimper ou de descendre. Au 4e étage, le directeur des
douanes sortit de l'un d'eux. Il prit à gauche là où sont les bureaux des spécialistes du trafic
de l'or, des diams, des perles, des devises, des stups, etc. En un mot, de tout ce qui se fraude
dans le monde. Et Dieu sait si honnêtes gens et malfrats sont friands à doubler la douane !
Dans le long couloir un homme accoté au mur gris lisait le journal. Il était petit, ses yeux
restaient planqués derrière des verres fumés et un chapeau sombre le coiffait. Un chapeau à
bords ridiculement étroits, comme c'était la mode en ce moment à New York. Le directeur
lui décocha un bref coup d’œil avant d'allonger le bras vers la porte 420. Il allait entrer
quand il s'immobilisa. Emergeant des lavabos, Mike Coppolano s'avançait en bâillant. Pas
besoin d'être futé pour voir qu'il avait passé la nuit. Sa cravate, dénouée, pendait de chaque
côté de sa chemise froissée, au col déboutonné et sa barbe blonde, pas très fournie, faisait
crasseux dans sa face bronzée au menton dur. Quant à son pli de pantalon et au brillant de
ses chaussures... Il avait dû se fourrer le crâne sous un robinet car des gouttes d'eau
scintillaient sur ses cheveux d'un blond foncé, coupés court.
Son patron lui serra la main.
— Alors Mike ?
Le grand gars poussa un soupir de regret.
— Rien à faire. Elle s'entête à nier.
Il se frotta le visage d'un geste viril, précisa sans pouvoir cacher une sorte d'admiration :
— ... Quatorze heures que ça dure. Jamais vu tant de résistance chez une fille. Elle est du
genre coriace...
— Elle n'a pas varié au sujet de ce Muller ?
Le jeune agent du trésor haussa les épaules.
— Hélas, non. Elle prétend qu'elle le connaît que sous ce nom, qu'elle ignore son adresse,
et qu'il lui a remis les paquets sans l'avertir que c'était de la dop .
— Incroyable, murmura le directeur. Une femme se fait prendre avec deux kilos d'héroïne
sur elle et maintient qu'elle croyait que c'était de l'essence de parfum ! Incroyable !
Il piocha deux Camel dans sa poche de veston, en tendit une à son subordonné, ajouta :
— J'ai rendez-vous avec le consul de France tout à l'heure. Comme j'aimerais qu'il
réussisse à la convaincre de parler ! Car sinon comment renouer la chaîne avec ceux qui
attendaient la drogue ici ?
Mike lui offrit une allumette enflammée.
— Ça m'étonnerait qu'il y parvienne. Mais après tout on sait jamais... Peut-être qu'un type
de son pays aura plus de chance que nous.
Il poussa la porte 420, s'effaça devant son chef, lança vers l'homme au journal qui hochait
la tête en sa direction :
— Encore une minute, Fred, et je suis à toi.
Rassuré, l'homme se replongea dans sa lecture. Mike entra et referma, pendant que le
directeur toussotait, pris à la gorge par la fumée accumulée durant la nuit.
— Bon Dieu, les gars, vous pourriez aérer ! reprocha le grand patron en observant la
femme assise sur une chaise placée devant le bureau de Mike.
Il ne l'apercevait que de trois quarts car le bureau de Mike tournait le dos à la fenêtre.
Elle avait passé la trentaine. Ses joues étaient creusées par la fatigue, son teint plombé,
mais elle se tenait droite, presque digne, dans son élégant tailleur d'hôtesse de l'air.
Tom O’Bannion, l'équipier de Mike, se laissa glisser du bureau voisin qu'il écrasait d'une
fesse, et alla ouvrir la fenêtre. Aussitôt l'air frais s'engouffra, faisant frémir des paperasses et
frissonner la jeune femme. Se plantant dos à la porte, le directeur lâcha dans un jet de
fumée :
— Ainsi on ne veut pas parler ? Nous dire qui est ce Muller ?
Elle se retourna et le fixa, soulagée d'échapper un instant à l'aveuglante lumière braquée
sur elle.
— Que pourrais-je vous dire ? Je ne sais rien.
Les trois hommes échangèrent un regard. Puis Mike regagna son bureau en secouant une
tête chagrine. Au passage il éteignit la lampe. Tom reprit place sur le sien, un pied sur son
fauteuil. Lui non plus n'avait pas dormi. Il était aussi salingue que Mike et bâillait encore
plus.
On heurta à la porte. Mike aboya :
— Entrez !
Une secrétaire apparut. Elle portait des gobelets de carton qu'elle déposa devant Tom. Sur
un signe de celui-ci elle ressortit non sans jeter sur la femme assise un coup d’œil apitoyé.
Tom ôta un couvercle, tendit un gobelet de café chaud et sucré à la jeune femme.
— Non ! le stoppa Mike se dressant vivement. Qu’elle parle d'abord !
Une lueur farouche venait de jaillir de ses yeux d'un bleu acier. Ses lèvres étaient bloquées
et ses mâchoires saillaient.
— Mais enfin, Mike... s'étonna Tom.
— Qu’est-ce qui vous prend, Mike ? s'inquiéta à son tour le directeur. Après tout, c'est une
femme...
Son doigt désignait l'hôtesse d'Air France qui demeurait bras en suspens, main allongée
vers le gobelet. Le regard de Mike chercha celui de son chef, ses poings lentement se
crispèrent.
— Pour moi il n'y a ni homme ni femme, patron. Mais seulement un trafiquant de dop. De
cette saloperie de came qui pourrit notre jeunesse et démolit des milliers de gens de chez
nous. De cette saloperie de saloperie de came qui s'infiltre même dans nos écoles et arrive à
rendre cinglés des gosses de douze, quatorze ans. Il hurla presque : « De douze, quatorze
ans ! Vous comprenez patron ? De douze et quatorze ans. »
La dernière phrase il l'avait martelée. Puis il se tut subitement, comme honteux. Son chef
alla lui tapoter l'épaule. Sa voix se fit apaisante, paternelle.
— Allons, allons, Mike... Je sais ce que vous ressentez. Mais à quoi bon se montrer plus
durs que nécessaire. Un peu de café ne changera rien à l'affaire, vous savez.
— O. K., patron, fit Mike en se rasseyant, c'est vous qui décidez.
Et vers son copain, dans un claquement de doigts :
— File-lui du jus, Tom.
Tom s'exécuta. Tous regardèrent la femme boire avec avidité, à croire qu'elle espérait
trouver dans le café de la force pour se bagarrer et nier encore.
Mike se renversa en arrière, allongea ses jambes qui n'en finissaient pas, cala ses talons
sur le tiroir du bas toujours ouvert pour cet usage. Puis, son œil bleu et dur de chasseur
d'hommes, abandonnant sa proie, vint caresser le cadre qui ornait son bureau. Une sorte de
tendresse adoucit ses traits rudes et légèrement cabossés de jeune athlète. Dans le cadre,
Connie et Louise riaient aux éclats. La mère et la fille étaient en maillot de bain, et un beau
soleil semblait être complice de leur gaieté. Pour être franc, seule Connie exhibait un maillot
décent, car Louise, elle... nue jusqu’à la ceinture qu'elle était ! Il est vrai qu’à trois ans et des
poussières on peut oublier son soutien-gorge sans que les ligues de vertu vous dégringolent
sur le râble.
Un soupçon de sourire joua sur la face de Mike. La vue de sa petite tribu lui faisait du
bien. C'était comme si ça le décrassait des saletés de la nuit, comme s'il avalait un bol d'air
pur après être resté le nez dans la fange. Mais dans la fange il fallait bien y replonger. Il dit,
soulevant une gaine élastique de couleur blanche, qui voisinait avec des sachets de toile,
longs et très plats :
— Ainsi vous planquez deux kilos de dop dans cette gaine et vous prétendez ignorer que
c'en était ?
L'hôtesse qui avait rendu le gobelet à Tom opina dans un soupir las :
— Je me tue à vous le dire. Je croyais que c'était de l'essence de parfum.
— Sans blague ! ironisa Tom. Et ça ne vous étonnait pas de rien sentir ? Pourtant de
l'essence de parfum...
La femme eut un geste du bras, aussi las que son soupir.
— Vous savez bien que les sachets étaient logés dans des sacs de matière plastique.
Bien sûr que les agents du trésor le savaient, puisqu'ils les avaient là devant eux. Ils
avaient posé ce genre de question cent fois dans la nuit. Ils les poseraient mille fois encore.
C'était leur boulot.
— Et vous maintenez que vous ne connaissez ce Muller que superficiellement ? Que vous
n'avez pris ces sachets que pour lui rendre service ? Et que quelqu'un devait vous les
reprendre à votre arrivée à l'aéroport ?
Cette fois, c'était le directeur qui avait interrogé.
— Exactement, répondit la femme de la même intonation fatiguée. Un homme devait me
contacter. Mais j'ignore comment. Et j'ignore son nom.
— Et vous croyez qu'on va gober ça ? grinça Tom, en balançant le gobelet vide dans une
corbeille. Vous prenez les flics américains pour des demeurés ou quoi ?
Elle eut un mouvement fataliste des épaules. Le grand patron s'approcha d'un pas.
— Si vous persistez à nier, si vous ne nous dites pas qui est ce Muller, je dois vous avertir
que vous encourez une peine sévère... très, très sévère. Peut-être dix ans.
Tom enchaîna vivement.
— Alors que si vous parlez... que si vous nous dites qui est ce type et où il se trouve...
— Il vous en sera tenu compte, attaqua Mike à son tour. Dites-nous où est ce Muller et
vous voyez le coup à l’œil. Ou presque. Mettons deux ans. On s'arrangera pour que ça
dépasse pas ça. On peut pas promettre moins. Alors ?
— Et avec les remises de peine, ces deux ans en feront même pas un, renchérit Tom en lui
tendant un second gobelet de café.
Elle le refusa d'un geste, s'obstina.
— Je ne peux rien vous dire de plus que ce que vous savez.
— C'est bon, fit Mike, se levant et repoussant le tiroir d'un geste rageur. C'est vous qui
guidez votre destin. Mais je ne vous félicite pas.
Il rafla un sachet de chnouf sur le bureau, le lui présenta sous le nez dans son poing serré
dur, et gronda d'une voix rauque, rageuse :
— Il y a là-dedans de quoi abrutir, de quoi rendre dingues des centaines de personnes. Et
de cette saleté les junkies en prennent malheureusement l'habitude. Ils ne peuvent plus s'en
passer. Et quand ils souffrent du manque vous savez de quoi ils sont capables ? Hein ? vous
le savez ?
Il avait hurlé les derniers mots. Tom qui venait d'avaler le café qu'elle avait refusé pointa
le gobelet sur le sachet qu'étreignait son équipier.
— Pour se procurer de cette cochonnerie quand ils n'ont pas de pognon, ils volent...
trahissent leurs amis... se roulent par terre... supplient... mentent à leur mère...
— ... et lécheraient leur merde, assena Mike.
— ... et tueraient leur père s'il le fallait, laissa choir le directeur en regagnant la porte.
— Voilà ce dont des gens comme vous sont responsables, reprit Mike, en la touchant
presque du front. Des gens comme vous qui sont pas dignes de vivre. Des gens qui devraient
crever comme des saligauds, dans le ruisseau, la gueule ouverte.
Il agita le poing qui tenait le sachet. Ses articulations blanchirent. Il écuma.
— Et je vous jure que je vais tenter l'impossible pour vous faire écoper du maximum. Car
des gens comme vous... responsables de tant de misères... de tant de crimes...
— Ça suffit, Mike, le stoppa son patron.
Le grand type se redressa. Il essuya la sueur qui lui mouillait le front, murmura :
— O. K., patron, O. K. Je m'excuse.
Le directeur jeta un regard sur sa montre.
— Il va être temps d'aller vous reposer, les gars. Dans dix minutes ramenez cette femme à
mon bureau, puis vous pourrez partir.
— Entendu patron, acquiesça Tom qui s'étirait avec soulagement.
— Et que je ne vous revoie pas avant demain, ajouta le directeur en ouvrant la porte.
— Si ça vous fait rien, j'ai encore une affaire à régler ce matin, lança Mike. Et j'aimerais
bien que Tom m'accompagne.
— T'es givré ! s'écria celui-ci, scrutant son équipier. Tu crois qu'on n'a pas assez bossé
pour l'oncle Sam depuis hier ?
Main sur la poignée, le directeur se retourna :
— Vous dites, Mike ?
Le grand gars le rejoignit, se pencha à son oreille.
— J'ai un indic, dehors. Il m'apporte quelques tuyaux. Et d'après ce qu'il m'a raconté tout à
l'heure dans le couloir, faut que j'opère à 11 heures... un revendeur de dop à situer.
— Comme vous voudrez, Mike, approuva son chef. Mais peut-être que ça pourrait
attendre... Vous êtes fatigué... ou bien mettons Chester ou un autre de vos collègues sur le
coup.
Mike refusa de la tête.
— Pas question, patron. Mon indic travaillera jamais avec quelqu'un d'autre. Quant à moi
je suis jamais fatigué lorsqu'il s'agit de ces salauds-là.
Le patron scruta son jeune agent.
— Vous ne leur faites pas de cadeau, hein Mike ?
— Je les hais, lâcha Mike doucement. Je hais tous ces salauds.
Le directeur piocha deux autres Camel dans son veston, en offrit une.
— Je sais, Mike, je sais. C'est peut-être pourquoi vous êtes l'as de mon équipe et l'un des
champions du Narcotic-bureau.
Il présenta sa cigarette à la flamme que lui tendait son agent, en tira une goulée, remarqua
rêveur :
— Mais ce que je ne sais pas, c'est où vous puisez la haine que vous éprouvez pour ces
trafiquants.
— Disons que c'est une affaire personnelle, répliqua Mike qui suivait de l’œil la fumée
s'élevant de sa Camel. Et sachez que je hais pas seulement les trafiquants de dop mais aussi
tous les gangsters. Toute cette racaille...
— C'est bon, Mike, sourit son chef en franchissant la porte. Vous avez carte blanche pour
ce matin. Opérez comme vous l'entendez mais ensuite allez vous coucher.
— Merci patron, fit Mike qui l'avait suivi dans le couloir. Vous aurez un rapport demain
sur votre bureau. Et pour cette femme... vous croyez qu'elle parlera ?
Il désignait le dos de l'hôtesse de l'air, assise à plusieurs mètres d'eux.
Le directeur fit la moue.
— J'en doute, mais on ne sait jamais. Peut-être que son consul la décidera. Ou peut-être
que la femme de ce consul, qui s'est proposée pour essayer de la convaincre, réussira mieux
qu'aucun de nous. Qui sait ?
— Dommage que son arrestation soit l'effet du hasard, regretta Mike. Si on avait eu le
tuyau avant on l'aurait prise en filature et elle nous aurait conduit à son correspondant de
New York, qu'il se nomme Muller ou pas.
Le directeur sourit.
— Il ne faut pas trop taper sur le hasard, Mike. Sans lui nous n'aurions pas découvert cette
drogue ni ce trafic qui dure peut-être depuis longtemps. Et puisque le hasard, dit-on, fait
bien les choses, espérons qu'il nous aidera à conclure au mieux cette affaire.
— Espérons-le, soupira Mike. C'est tout ce que nous pouvons faire pour le moment :
espérer.
Et comme son chef s'éloignait après un « A tout à l'heure, Mike, ramenez-moi la femme »,
le grand gars se dirigea vers son indic qui empocha son journal en le regardant s'avancer.
-:Il était 11 heures moins dix. Tom O’Bannion rangea en douceur la camionnette bleue, une
Volkswagen, le long de la 7e Avenue, non loin du bar de Sugar Ray Robinson. Il serra le
frein à main et murmura, se penchant vers la cloison qui empêchait complètement de voir à
l'intérieur :
— On y est, Mike. Je crois qu’on pouvait pas mieux tomber. On est juste en face du
drugstore.
La voix de son ami traversa la cloison.
— Ça gaze, Tom. Je distingue tout comme si j'avais la patte dessus. Fais comme on a dit.
Reste pas là. Va jusqu'au quart de la 123e Rue et demeure en contact avec l'état-major. Je les
affranchirai quand tu pourras revenir.
— Bien compris, renvoya Tom.
Il se redressa, sauta sur l'avenue avec un gros colis à la main. Il était en blue-jeans, en
blouson et chaussé de baskets. Il referma la portière à clef. On ne pouvait savoir. A Harlem
les lascars étaient rapides pour faire une main tombée sur une bagnole qui leur bottait. Mais
si jamais un fumé s'avisait à ça ! Avec Mike et son 38 spécial à canon court de l'autre côté...
Cette pensée fit glousser Tom. Et le colis sur l'épaule, il glissa une pièce dans l'appareil de
stationnement planté au ras du trottoir, avant de descendre l'avenue.
Les nombreux Noirs qui circulaient lui jetaient un regard hostile, puis se détournaient.
Trois d'entre eux le suivirent un instant des yeux, et rassurés, reprirent leur discussion
passionnée. Ils étaient accotés à la devanture du drugstore, se chauffant aux rayons de l'été
indien qui, en novembre, transforme New York en la plus belle ville du monde.
A l’abri de la voiture, Mike, complètement invisible, regardait son compagnon gagner la
123e Rue. Tom jurait au milieu des Noirs. Il n'y avait qu'eux. Partout. A gauche. A droite.
Devant. Derrière. Partout où se portait la vue, il n'y avait que des boogies . Ils étaient chez
eux. Dans leur fief. Ici tout leur appartenait. La rue, les maisons carrées de trois, quatre
étages, aux briques rouges noircies par la crasse, les magasins, les voitures aux couleurs
vives, les églises, tout, tout, tout.
A travers les glaces spéciales de la Volkswagen, Mike pouvait tout voir sans être repéré.
C'était le même genre de glaces que l'on trouve dans certains hôtels et bordels, derrière
lesquelles des vicelards lorgnent des couples assoiffés de câlineries.
Mike se pencha sur le signalement que lui avait remis son indic. « Blanc entre deux âges,
mais assez typique par son nez busqué, avait écrit le mouchard. Petit de taille, comme moi.
Toujours nu-tête. Cheveux rares. Vêtements sombres. Grec de naissance. Adresse :
134 Albany Str. »
Parbleu, l indic aussi était grec ! Et il semblait être en train de balancer un de ses copains.
Mike l'avait protégé dans une sale histoire et depuis, l'autre, pour éviter le placard, apportait
des affaires au jeune agent. Si ceux qui l'entouraient avaient su ça ! Qu’il rencardait un flic !
Pas un quarter qu'elle aurait valu sa peau d'ordure !
Après avoir une fois de plus étudié le signalement, Mike prit sur une table basse des
jumelles posées près d'un téléphone et d'un appareil photo. Puis il commença à inspecter les
passants. Un Blanc ne pouvait lui échapper au milieu de tous ces Noirs. Il arrêta une
seconde son attention sur un groupe qui jouait aux cartes en pleine rue. Debout, ils
entouraient une de ces immenses corbeilles à papiers, grillagée, sur laquelle ils avaient placé
un couvercle de bois. Ils ne flambaient pas des bigorneaux bien sûr. Mike pouvait voir les
dollars changer de mains. Ils jouaient comme eux seuls savent le faire, en riant aux éclats ou
en se donnant des airs mystérieux pour énerver l'adversaire.
Sur la gauche, un fumé s'avançait à pas nerveux en boxant alternativement et rapidement
le vide de ses deux poings. Il ne regardait personne. Certainement un champion déchu qui
avait trop encaissé... mais des coups... pas de l'oseille, le pauvre. Derrière lui, s'amenaient
des gosses déguisés, dont l'un s'était peint des balafres noires sur sa face noire. Mike sourit.
Ces sacrés mômes de Harlem ! Pour trouver plus marlous et dynamiques qu'eux...
Au coin de la 124e, un gamin de 8 à 10 ans en casquette rouge et chandail vert dansait un
rock endiablé. Il claquait des doigts pour rythmer sa danse et ne s'occupait pas des passants
qui ne s'en occupaient pas non plus. S'il fallait s'occuper de quelqu'un qui danse au pays du
rythme et de la danse...
A deux pas de chez Sugar, l'extraordinaire caïd du ring, un vieillard assis sur le trottoir
exhibait des dents blanches et de maigres mollets que laissait nus son pantalon retroussé
jusqu'aux genoux. Il était chaussé de lourds godillots de l'armée qui devaient peser une
tonne à ses chevilles squelettiques. Et il n'avait pas dû sucer de la glace. Ses yeux étaient
injectés de rouge, une bouteille vide restait calée entre ses cuisses et il chantait d'une voix
fêlée en tendant une griffe décharnée. Les autres répondaient à l'aumône. Souvent en
insultant ou en riant, mais ils donnaient au vieux briscard qui, avec son crâne dénudé cerclé
de duvet blanc, rappelait un sorcier du pays des ancêtres.
Soudain, derrière un lot de belles filles à la démarche nerveuse, un Blanc se montra. Vite,
Mike le prit dans ses jumelles. Pas d'erreur. C'était son zèbre. Petit, nez busqué, vêtu de
sombre, peu de cheveux.
Il vit le gars enfler, enfler dans ses verres, devenir un gros plan, puis se présenter de dos,
et s'effacer : le gars venait de pénétrer dans le drugstore. Mike le reprit à travers les glaces
du magasin et ne le lâcha plus. Même les gens qui défilaient ne le gênaient pas. Il les
dominait de par sa position, et son regard passait au-dessus des têtes noires.
Le Grec fit lentement le tour des étalages, avant de stopper, comme machinalement,
devant un distributeur de cigarettes. Aussitôt, un des trois Noirs accotés à la devanture, un
grand sec, fringué de clair, entra lui aussi dans le drugstore. D'un pas nonchalant, il
s'approcha du Grec. Celui-ci venait de glisser 35 cents dans l'appareil et d'appuyer sur un
bouton, libérant ainsi un paquet de Lucky. Il allongea la main vers le berceau où étaient
tombées les cigarettes, s'en empara et s'éloigna en déchirant la cellophane de protection.
Mike émit un sifflement. A la place des Lucky ses jumelles lui montraient nettement un
petit sachet de papier gris. Déjà à son tour le grand Noir glissait des pièces, appuyait sur un
bouton et réceptionnait un paquet de Camel. Quand il s'éloigna, le sachet gris avait disparu
du berceau.
Fissa Mike empoigna l'appareil photo. Le Grec apparaissait sur le seuil et, désinvolte,
s'allumait une Lucky. Mike le coiffa dans le viseur et un déclic troubla le silence régnant
dans la camionnette. Il allait redoubler, lorsque, à deux mètres derrière, le Noir se montra à
son tour. Mike n'en espérait pas tant. Son doigt s'abaissa une seconde fois. A présent il avait
les deux hommes sur le même cliché. Ça serait du sucre pour les confrontations futures.
Le Grec, après avoir savouré une goulée de tabac sur le seuil, s'en alla d'un pas tranquille.
Mike l'oublia. Il continua à cadrer le Noir et tira plusieurs clichés. Entre ses dents des jurons
fusaient.
— Bande de sagouins. Profitez-en bien. Racaille...
Quand il reposa l'appareil, sa main, comme malgré lui, alla toucher le loquet intérieur qui
commandait la porte arrière. Ça le démangeait de sauter et d'emballer le trafiquant. Mais il
se dompta. Au milieu de Harlem, cravater un Noir était impensable. Les autres se rueraient.
D'ailleurs si partout dans New York les flics opéraient leur ronde en solitaire, ici, chez les
Fumés, ils ne draguent que par trois. C'est plus prudent. Et puis Mike savait que même s'il
pouvait emballer le gars, il ne le devait pas. Ce dernier était un détaillant et il fallait d'abord
connaître ses clients. Que pouvait bien contenir le sachet ? 50 ou 100 grammes de dop ?
Autant laisser courir. Un jour le type serait marron. Sa photo allait être transmise à Chester,
un Noir collègue de Mike qui s'occuperait de son cas aussitôt que possible. Chester allait
trouver où il gîtait, connaîtrait ses habitudes, découvrirait ses clilles. Ce n'était qu'une
question de temps. Et eux les. poulets ont toujours le temps.
Le Grec lui aussi passerait à la casserole. Et son cas était plus sérieux car il s'annonçait
comme un demi-grossiste . Il allait falloir le filer pour connaître ses détaillants et ses
fournisseurs. Mais il n'échapperait pas. Son tour viendrait. Le fumier. Les fumiers.
Mâchoires bloquées, Mike décrocha le téléphone et alerta l'état-major pour qu'on renvoie
Tom rechercher la voiture.
Puis il attendit, l’œil fixé sur les joueurs de cartes qui se feintaient en riant.

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