I) Les objecteurs en service civil : la recherche d`un idéal aux

Transcription

I) Les objecteurs en service civil : la recherche d`un idéal aux
I)
Les objecteurs en service civil : la recherche d’un idéal
aux multiples facettes (1966-1969)
« Après la grève de Brignoles qui a entraîné l’emprisonnement des objecteurs à Uzès en
octobre 1965, des conventions ont été passées entre la Protection Civile et des organismes
privés : « Cotravaux », et « Aide à Toute Détresse » »1. Cotravaux regroupe, entre autres, le
Service civil international, le ministère des Affaires culturelles, les Compagnons Bâtisseurs, ainsi
qu’Etudes et chantiers. « « Aide à Toute Détresse » est un organisme qui se consacre au problème
du sous-prolétariat2 ; il mène de front la recherche et l’action ; plusieurs équipes sont implantées
dans des zones pauvres de la région parisienne. » 3
Les objecteurs en service civil vont alors se retrouver, au printemps 1966, séparés entre
quatre affectations, dont les deux plus importantes sont le Service civil international à Oust, en
Ariège, et Aide à toute détresse, au bidonville de Noisy-le-Grand ; d’autres travaillent aux
Affaires culturelles. Certains, parmi ceux qui n’avaient pas cessé le travail, restent à Brignoles
jusqu’à la fermeture du camp en avril 1967 ; ces derniers, suite à une convention passée entre la
Protection civile et l’Assistance publique, iront alors travailler dans les hôpitaux de la région
parisienne.4
• Au SCI : l’expérience de Oust
1) Le choix de l’Ariège
Dès 1959, une fois Cotravaux créé, un nouveau type de chantiers est proposé au SCI ; il
s’agit d’une « aide aux villages en perte de vitesse et […] menacés de disparition »5. C’est à la
demande du préfet de l’Ariège, lui même ancien « civiliste » ayant participé à des chantiers en
Algérie et en Grande-Bretagne en 1947-48, et suite à une circulaire de Cotravaux6 que le SCI se
voit confier un chantier. Il est alors nécessaire de réaliser un « projet prototype »7 pour les
chantiers à venir ; « la petite commune d’Antras fut choisie : 97 habitants – altitude 950m – pas
d’école – pas de commerçants – pas d’eau – pas d’écoulement pour les eaux usées. Cependant,
une nouvelle route venait d’être construite » ; les travaux prendront principalement la forme
d’aménagement de chemins, d’adduction d’eau, et d’autres réalisations ayant pour objectif
d’améliorer la vie du village.
Sept ans plus tard, le « nombre considérable de chantiers réalisés par le SCI [fait que] les
services officiels et la population locale sont tout prêts à tenter cette expérience pour les
1
« Les objecteurs en grève refusent… »Troisième partie, p1
l’expression « sous-prolétariat » est directement tirée du document réalisé par le SOC précédemment
cité.
3
« Les objecteurs en grève refusent… »Troisième partie, p1
4
ibidem, p1-2
5
« Service civil international, 50 ans… », ibidem, p223
6
ibidem, p224
7
ibidem, p225
2
objecteurs sous la direction du SCI. »8 ; c’est le canton pilote d’Oust qui est choisi, avec comme
travaux prévus, le reboisement, le nettoyage de la forêt existante, l’aménagement des chemins,
mais également la construction d’aménagements socioculturels.
Comme en 1962 avec les premiers objecteurs, le SCI les prend sous sa direction, mais en
tant que membre de Cotravaux, qui garde à sa charge les fonctions administratives vis-à-vis des
pouvoirs publics. Afin d’éviter tout débordement, le SCI rédige un règlement intérieur, qui
rappelle que « dans le cadre du chantier de travail, la vie communautaire est une nécessité. La vie
collective est possible dans la mesure où elle s’épanouit dans un esprit de liberté. La liberté
n’existe qu’en fonction du sens de la responsabilité de ceux qui composent la Communauté.
Chacun des membres du chantier est responsable du climat. »9
2) Entre cogestion SCI/OC et autogestion des objecteurs
Il n’est pas impropre, au sujet de la gestion des OC/SCI10 en poste à Oust, de parler d’une
expérience ; en effet, une réunion générale de tous les objecteurs en poste au SCI est prévue les
29-30 avril et 1er mai 1967, afin de tirer « les conclusions de la période qui s’achève : six mois de
démarrage + six mois de clarification par une expérience d’auto-gestion »11.
Le démarrage à Oust semble identique en plusieurs points à celui du camp de Brignoles ;
pour les 28 objecteurs qui arrivent en mars 1966, « ce départ est marqué par l’improvisation à
tous les niveaux. Toute l’expérience en sera lourdement grevée. […] le logement n’est pas prêt,
ce sera là leur premier travail. Le groupe est nombreux et hétérogène. Les O.C. effectuent des
travaux dans toute la région (adductions d’eau, restauration de chemins communaux, plantation
d’arbres, installation d’un relais de l’ORTF), chantiers très divers dont le véritable sens échappe
aux objecteurs qui ont l’impression qu’on les occupe. Toutes ces conditions difficiles vont
contribuer à la dégradation du climat. »12 En conséquence, un objecteur du groupe, Gilles Frey,
déserte à la fin de l’été, ne supportant plus les conditions de travail imposées.
Le groupe semble devoir imploser s’il continue sur les mêmes bases, mais une
réorganisation de la gestion et du travail, ainsi qu’une diversification des activités permet de
relancer l’équipe d’Oust. En novembre 1966 « 5 objecteurs se constituent en équipe volante,
après un stage en Dordogne. Cette équipe, spécialisée dans les travaux du bâtiment, partage une
autonomie de vie, d’organisation et de recherche dans son travail »13.
C’est à partir de cette période que la gestion du groupe d’Oust semble prendre la forme
déclarée et revendiquée d’une « autogestion ». Néanmoins, le manque de documents issus du SCI
ou du groupe d’Oust empêche de déterminer avec certitude le moment où apparaît pour la
première fois la notion d’autogestion ; est-elle, comme cela semble être le cas, une réponse aux
difficultés rencontrées durant les premiers mois ? Ou bien, au contraire, cette seconde période
8
Archives du CCSC, non classées. « Organisation de chantiers permanents pour les objecteurs de
conscience », décembre 65, document d’une page, manuscrite.
9
Archives du CCSC, non classées. « règlement intérieur », sans date, ni aucune autre précision. Date
estimée à mars-avril 1966.
10
L’expression, signifiant objecteurs de conscience du SCI, apparaît très rapidement, et prendra avec le
temps une autre dimension, puisqu’il sera question, par la suite, de la coordination SCI/OC, pour qualifier
l’organe interne au SCI, chargé de gérer les objecteurs en poste au SCI.
11
Archives du CCSC, non classées. Lettre d’André Lorthe à Gérard Mesnil, datée du 26 avril 1967.
12
« les objecteurs en grève refusent… » ibidem, troisième partie p1.
13
idem
autogestionnaire de six mois avait-elle été déjà décidée au printemps 1966, lorsque les premiers
objecteurs arrivèrent à Oust ? Ces questions sont importantes, dans la mesure où l’autogestion
prend durant ces mêmes mois de 1966 une dimension inédite, avec le lancement d’une nouvelle
revue, Autogestion.
Les sources du SCI débutent au mois de décembre 1966, soit après les premiers mois
durant lesquels sont apparues les tensions déjà évoquées. Une correspondance en trois temps est
adressée au groupe d’Oust par Pierre Courtois, à qui le Comité National du SCI en a confié la
responsabilité le 4 décembre 1966.
La première, rédigée le jour même, fait le point sur la structure mise en place à cette
occasion, et énonce les grands principes qui devront régir cette aventure14. Dans le souci de
surveiller sans trop interférer dans le déroulement de cette expérience inédite d’autogestion
d’objecteurs en service civil, le SCI a délégué tout pouvoir à Pierre Courtois, qui est soumis à
l’autorité du SCI, de Cotravaux, puis, en dernier ressort, du SNPC ( Service National de la
Protection Civile) ; celui-ci est en relation directe avec Gérard Mesnil, objecteur en poste à Oust.
Pierre Courtois brille par une prise en main énergique de sa nouvelle mission ; ainsi, il
répond, aux objecteurs soumettant qu’il puisse y avoir deux autorités, à savoir le SCI et les OC :
« Non, il n’y a qu’une autorité [souligné énergiquement dans le texte] : la mienne, qui me vient
du SCI, qui la détient de Cotravaux, qui la détient du SNPC. […] Dans cette affaire je suis
l’autorité et je ne suis pas du tout tenté de l’oublier [dans le texte] ».15 Rapidement il semble que
Pierre Courtois se soit éloigné de la gestion des objecteurs d’Oust, et que Gérard Mesnil se soit
tourné vers André Lorthe, également du SCI.
Comment les relations entre objecteurs s’organisent-elles ? Dès le mois de décembre
1966, Pierre Courtois prévenait : « Actuellement […] il n’y a pas de groupe mais une
juxtaposition de quelque 20 à 25 individualités qui s’affirment d’autant plus bruyamment qu’elles
n’ont peut-être pas toujours leur forme définitive »16 ; paternaliste, il entend prévenir les
objecteurs qu’ils sont encore à la recherche de leur identité d’adulte.
Aussi, le 30 avril 1967, les objecteurs d’Oust, réunis en assemblée générale, procèdent à
une consultation, réalisée par bulletin secret, et où chacun exprime son « avis sur le
comportement habituel de chacun des membres du groupe »17 ; elle concerne les 22 objecteurs
dont le service continue après le 1er juillet 1967 ; deux ne participent pas au sondage. Les résultats
transmis ne concernent que les objecteurs ayant recueilli une majorité de mécontents ; seules trois
personnes rentrent dans ce cas de figure, dont une avec 18 objecteurs jugeant négativement son
action au sein du groupe, et les deux autres avec quatorze et treize avis défavorables ; ces derniers
avaient pris une initiative pour le moins originale afin de s’isoler du reste du groupe, en allant
travailler avec un épicier, l’un à Oust, l’autre à Ercé. Le premier, « en dépit de l’avis quasiunanime du groupe », semble vouloir rester le plus longtemps possible à Oust, où il aide un
plombier, en attendant de passer un diplôme validant ses acquis. Il reste à l’évidence des
séquelles des premiers mois.
14
Archives du CCSC, non classées. Lettre manuscrite n°1 de Pierre Courtois au groupe d’Oust, datée du 4
décembre 1966, 7 pages.
15
Archives du CCSC, non classées. Lettre manuscrite n°2 de Pierre Courtois, datée du 10 décembre 1966,
p3.
16
Lettre n°1, ibidem, p.3
17
Archives du CCSC, non classées. Lettre de Gérard Mesnil à André Lorthe, datée du 30 avril 1967.
Concernant les activités proposées à Oust, une «équipe volante » est en poste à Toulouse.
Par ailleurs, au printemps 1967, « ceux qui restent s’orientent vers un effort d’insertion globale :
une insertion plus vraie, par le travail chez les paysans pour quelques-uns ; les autres choisissant
plutôt l’animation culturelle (ciné-club, bibliothèque, manifestations culturelles,…). »18.
Toutefois, celles-ci ne conviennent pas à l’ensemble des objecteurs, et, dès le mois d’avril 1967,
André Lorthe écrit au président de Cotravaux afin de prendre connaissance des autres affectations
possibles.
Par la suite, et consécutivement à la recherche d’autres activités pour les objecteurs du
SCI, des initiatives sont lancées : au Broc ( Alpes maritimes) un chantier à long terme ; à Gedre
(Hautes-Pyrénées) dans l’esprit des travaux réalisés à Oust ; à Toulouse en assurant la
permanence estivale du foyer de Ginestous ; à Lyon, où cinq objecteurs travaillent dans différents
organismes comme un foyer d’accueil pour les immigrés, un autre foyer pour les personnes
sortant de prison, et au sein d’équipes éducatives dans une cité de Nord-Africains ; au Courtal
(Ariège) enfin, avec « une expérience originale de vie communautaire en milieu rural »19.
3) Quel Bilan ?
Du point de vue des objecteurs, l’autogestion est une expérience enrichissante, qui leur a
permis, pour les uns de s’épanouir dans un travail de remise en valeur de l’espace rural, pour les
autres, alors très minoritaires20, de réaliser qu’ils désirent accomplir un autre travail. Concernant
les premiers, ils vont permettre de continuer sur les mêmes bases l’accueil des objecteurs au SCI,
et pour certains, il s’agit de la découverte d’une véritable vocation, puisqu’ils vont désormais
s’investir personnellement dans les chantiers estivaux organisés par le SCI ; pour les seconds, il
faut trouver une autre affectation pour réaliser leur service civil, essentiellement au sein
d’Emmaüs et de la CIMADE, dans un cadre plus urbain, et notamment dans les bidonvilles, en
rejoignant des objecteurs déjà affectés à ce genre de travail.
Du point de vue du SCI, cette expérience a permis de réfléchir à l’organisation et à la
gestion de ces nouveaux effectifs au sein de l’association, tout en créant une dynamique nouvelle,
d’accueil des objecteurs dans le cadre de leur statut ; à terme, ce sont des centaines de jeunes par
an qu’il peut espérer gérer.
Une réunion se tient les 3 et 4 juin 1967, entre les objecteurs en poste à Oust et certains
responsables du SCI, dont André Lorthe. Elle permet d’entériner les enseignements de l’année
écoulée à Oust. Les seules décisions d’ordre disciplinaire concernent les trois objecteurs dont le
comportement indisposait une majorité du groupe ; tous trois en sont exclus et remis à Cotravaux,
dont ils dépendent d’un point de vue administratif, afin de leur trouver une autre affectation.
Ce compte rendu indique qu’ « il était grand temps que le SCI réagisse et ne fasse plus et
surtout pas pour l’avenir figure de bonne « planque » comme ce fut le cas pour certains ». André
Lorthe, qui s’est chargé de sa rédaction, rappelle que les membres du SCI ont « beaucoup été
aidés par le groupe OC qui a beaucoup évolué depuis la période difficile »21 ; l’impression est
18
ibidem p3
« les objecteurs en grève refusent… »ibidem, troisième partie, p3.
20
Les trois objecteurs, sur une vingtaine en poste, qui ont posé problème à la cohésion du groupe.
21
Archives du CCSC, non classées. Compte rendu de la réunion des 3 et 4 juin 1967, par André Lorthe.
19
donc que les objecteurs du SCI, malgré des dissensions certaines à un moment donné, ont réussi à
renverser la tendance, et à rendre viable sur le long terme l’expérience tentée au SCI, à mi-chemin
entre une co-gestion SCI/OC et l’autogestion des objecteurs.
La proposition d’André Lorthe, d’un coordinateur lui même objecteur semble avoir
recueilli l’unanimité des voix ; la prise de fonction du poste de coordinateur serait, en prévision,
effective dès septembre 1967 ; Gérard Mesnil est alors pressenti pour le poste. Cette fonction de
coordinateur inaugure un poste de référence pour les années à venir.
4) Les objecteurs assimilés aux volontaires à long terme
Le SCI, poursuivant l’assimilation des objecteurs en son sein, va les intégrer au titre de
volontaires à long terme. Cette décision est prise par le Comité national du SCI branche française
le 3 décembre 1967 ; ainsi, « réunis dans la perspective d’un service civil à effectuer en
remplacement d’un « service militaire » refusé pour motifs philosophiques, politiques ou
religieux, il est proposé aux objecteurs qui le désirent de travailler au sein d’associations
« assurant un travail d’intérêt général »22. Le SCI, au fait des motivations des objecteurs
volontaires à la réalisation d’un service civil y inclut, en plus des motivations philosophiques et
religieuses, les motivations d’ordre politique, alors non reconnues par les pouvoirs publics.
Le SCI détaille les enjeux et les raisons de cette décision. Il rappelle que son fondateur, le
Suisse Pierre Cérésole, voulait œuvrer pour la paix entre les nations, et préconisait, à cette fin,
« la mise en place d’un SERVICE CIVIL VOLONTAIRE ET INTERNATIONAL [dans le
texte]»23. Par ailleurs, « le SCI qui a toujours lutté pour la reconnaissance légale de l’objection de
conscience, continuera cette lutte jusqu’à ce que le statut fasse également droit aux consciences.
[il] propose aux objecteurs qui le désirent de travailler en son sein pour obtenir la modification de
l’état actuel des choses »24 ; aussi, il préconise le droit pour les objecteurs de pouvoir intervenir à
l’étranger, et propose que les thèmes étant liés aux problèmes posés à l’objection de conscience
soient librement débattus en son sein. Il est, également, décidé une période d’essai de deux mois,
afin que les objecteurs et le SCI apprennent à se connaître mutuellement ; l’objecteur pourra
ensuite décider s’il souhaite continuer au SCI ou être intégré à une autre association ; de la même
manière, le SCI se réserve le droit d’accepter ou non la candidature des objecteurs ; « en cas de
litige grave le Comité exécutif du SCI enquêtera et tranchera »25. Suite à l’intégration d’un
objecteur au sein d’un groupe du SCI, il devient membre de l’association de plein droit, et peut, à
ce titre, prétendre à toutes les activités qu’elle propose.
Cette décision, d’intégrer au maximum les objecteurs au SCI, confirme son engagement
auprès de ceux-ci ; elle est l’association la plus impliquée dans l’accueil des objecteurs de
conscience.
22
Archives du CCSC, non classées. Compte rendu de la décision du Comité national du SCI branche
française le 3 décembre 1967, définissant les statuts au sein du SCI des « objecteurs de conscience
volontaires à long terme ».
23
Ibidem, p1
24
idem
25
ibidem, p2
• Le projet d’une communauté agricole en Ariège : un idéal du
retour à la terre ?
5) « « Genèse » de l’idée de « Communauté » »26
Alors que le SCI tire les leçons de l’expérience de Oust, un « projet de travail des
objecteurs de conscience avec la Communauté de Courtal »27 lui est soumis vers le mois de
septembre 1967. Y figure une liste de dix personnes intéressées « de très près » par l’idée de la
communauté ; parmi eux, cinq futurs objecteurs, tous membres du groupe SCI de Poitiers ; un,
Guy Métivier, est actuellement objecteur à Sor pour le SCI ; deux autres personnes, un homme et
une femme, sont membres du SCI, mais légèrement plus âgés ; une dernière personne enfin, une
femme monitrice d’enseignement, compte rester « définitivement » à Courtal.
« L’idée d’une communauté « d’intellectuels » est en l’air depuis environ deux ans à
Poitiers. La seule réalisation concrète fut la location d’un appartement commun qui fut la base
d’une vie collective importante »28. Le deuxième facteur à rentrer en compte dans la réalisation de
ce projet, est l’arrivée de Guy Métivier à Oust en mars 1967 ; « il est dès lors envisagé de trouver
un emplacement en Ariège où pourraient venir s’installer ceux des poitevins qui sont décidés à
tenter l’expérience ». Décidés à promouvoir leur projet, dans le cadre géographique de l’Ariège,
ils partent donc à la recherche d’un lieu où ils pourront librement développer leur concept ; « la
chose se précise lorsque R. Ballaguy [leur] offre de le remplacer dans ce qu’il essaie de faire
depuis trois ans ».
Ce dernier tente de vivre dans un hameau abandonné pendant quinze ans, par son travail,
et grâce à un élevage de chèvres. Néanmoins, plusieurs évènements, dont l’accouchement de sa
femme et sa radiation prochaine s’il ne revient pas à l’enseignement, vont l’obliger à quitter son
exploitation, d’où l’intérêt de la laisser à des jeunes gens intéressés par l’idée d’une communauté,
au sein de laquelle ils pourront mettre en pratique leurs idéaux. Il serait intéressant de connaître
les motivations qui ont poussé ce professeur d’éducation physique à délaisser son travail pour
tenter l’aventure paysanne.
6) Une communauté autogestionnaire pour « prolonger l’objection de
conscience »
Les membres du groupe de Poitiers, disposant de l’usufruit de la maison de R. Ballaguy,
de 40ha de terres lui appartenant, de son outillage (un motoculteur) et d’un troupeau jeune et en
bon état de 58 chèvres, établissent les principes et les objectifs de la communauté : « d’une façon
générale l’idée que nous avons tous est de prolonger l’objection de conscience. Sans refuser la
société nous voudrions montrer qu’il y a peut-être d’autres façons de vivre » ; un règlement
intérieur sommaire est à l’étude, qui prévoit la « gestion par tous les membres », la « non
rémunération monétaire » et l’ « égalité de chacun quels que soient ses apports ». L’organisation
26
Archives du CCSC, non classées. « projet de travail des objecteurs de conscience avec la Communauté
de Courtal », réalisé par des membres du groupe SCI de Poitiers, en collaboration avec des objecteurs ou
futurs objecteurs intéressés par le projet. Sans date, estimation, septembre-octobre 1967. 8 pages
manuscrites, soignées, détaillant et argumentant le projet de manière très méthodique ( idéologie,
géographie, organisation, objectifs, moyens à disposition, …)
27
idem
28
idem
est en tout point celle d’une communauté auto-gestionnaire. En dernier lieu, le projet prévoit de
développer une activité d’abord agricole, pour tenter de « mettre en application les principes de
l’agriculture biologique », sans engrais ni pesticides ou insecticides, en privilégiant les
assolements et la reconstitution de la terre avec des scories et de la chaux. Ayant conscience que
ce travail est insuffisant pour subvenir aux besoins de la communauté, il est prévu de trouver
d’autres formes d’activités, mais également, de trouver une « organisation légale compatible
avec tout cela », présentée comme un compromis entre une SCOP, un GAEC, une société de
personnes et une association.
Il est nécessaire de replacer cette idée de communauté agricole dans un cadre plus large,
afin d’en mesurer plus précisément la valeur, et la portée. La Vallée de la Barguillère, qui monte
de Foix au col des Marrons, possède, « à côté de l’agriculture traditionnelle « mourante » […]
plusieurs exploitations neuves faites par des étrangers à la région », la plus éloignée se trouvant à
douze kilomètres du Courtal, la plus proche juste en face, sur l’ubac ; ainsi, la région est déjà
touchée depuis un certain temps par un mouvement de retour à la terre. A ce mouvement, il faut
rattacher, à sa manière, le lancement par Cotravaux et le SCI, en 1959, de chantiers de
réhabilitation du monde rural. Aussi, cette vallée comprend déjà quatre exploitations tenues par
des étrangers à la régions, dont un canadien français, un rapatrié du Maroc et deux ménages de
Toulouse. Il est par ailleurs déjà en projet d’organiser un « système de banque du travail » ; les
premiers contacts avec les autres exploitations laissent espérer une collaboration fertile.
Le groupe, ayant lancé le projet, tente de convaincre les cadres du SCI de la justesse de
son analyse et de sa proposition : « il est pour nous très important pratiquement… et moralement
que le SCI soit d’accord pour que les objecteurs puissent avoir la possibilité d’y venir, étant bien
entendu qu’ils auraient toujours la possibilité de rejoindre les équipes d’urgence ou de faire des
chantiers d’été ». Les arguments mis en avant vont dans le sens d’intérêts communs entre le SCI
et ce projet de communauté ; Oust est alors distant de seulement quarante kilomètres, et le SCI
pourrait avoir la possibilité d’implanter des chantiers dans la vallée, en enclenchant un travail à
long terme ; en dernier ressort, ils défendent l’idée selon laquelle l’expérience de vie
communautaire coïncide avec le désir de bien des objecteurs de conscience.
Il semble que le projet ait pu fonctionner au moins durant deux ans, puisque nous en
retrouverons l’écho dans des documents internes au SCI faisant le point sur l’état des affectations
des objecteurs en son sein pour l’année 1969.
7) Les objecteurs à la recherche d’un autre monde
Ce projet de communauté agricole autogérée aura permis d’aborder plusieurs aspects
culturels fondamentaux pour notre étude. En premier lieu, l’expérience de vie communautaire
prônée par les défenseurs du projet, si elle semble réellement attirer un certain nombre
d’objecteurs, ne correspond pas à l’ensemble de ceux-ci ; certains en effet préfèrent, par
opposition à la remise en valeur d’un monde rural en perdition, aider les pauvres en intervenant
dans les bidonvilles. Néanmoins, l’idée de communauté n’est pas étrangère, loin s’en faut, à un
certain idéal qui traverse partiellement le mouvement objecteur ; à celui-ci se combine un autre
idéal, du retour à la terre, révélateur d’un malaise plus profond de la société française face à
l’exode rural et à la perte irrémédiable de certaines valeurs ; l’autogestion imprègne elle aussi les
réflexions et les actions des objecteurs. La combinaison de ces trois tendances, va donner
naissance à ce projet original, d’une communauté rurale, gérée collectivement sans rémunération
monétaire. L’écologie alors naissante, mais pas encore directement nommée, transparaît elle aussi
dans ce projet, qui prône les principes de l’agriculture biologique.
En dernier lieu, l’élément essentiel qui ressort finalement de ce projet, c’est l’idée « qu’il
y a peut-être d’autres façons de vivre » ; dans cette maxime millénaire, à laquelle répond en écho
qu’ « un autre monde est possible », il est nécessaire d’aller chercher l’essence même de l’acte
d’objection à l’armée, lorsque celui-ci ne se limite pas au seul rejet du service militaire.
L’objecteur de conscience est à la recherche d’une autre société ; par son geste, il refuse de
participer à ce qu’il considère comme étant l’élément le plus aliénant et le plus visible de cet
ordre qu’il renie. Dès lors, il cherche à tout prix à s’investir dans un autre service, rendu à la
personne humaine, et non à un Etat à travers lequel il ne se retrouve pas. Cette tentative de mettre
sur pied une communauté autogérée en milieu rural, est symptomatique d’un rejet symbolique de
tout ce qui constitue la société de consommation qui se construit alors. La ville, l’individualisme,
l’argent, les produits agricoles et industriels stéréotypés ; tous ces éléments sont constitutifs d’un
tout qu’ils refusent de considérer comme étant la seule alternative possible. Pourtant, loin de
« refuser la société », ils proposent simplement un autre mode de vie, qui, « peut-être », est
possible. En parallèle, certains objecteurs, tournés vers d’autres directions, vont s’investir dans
l’aide aux défavorisés, dans le cadre autrement plus tragique des bidonvilles et directement
confrontés à la misère urbaine.
• Aide à toute détresse, Emmaüs, et les autres affectations
8) Aide à toute détresse
L’association Aide à toute détresse, qui deviendra ATD Quart-monde, a pour but
d’œuvrer dans les milieux « sous-prolétaires »29, notamment les bidonvilles. Au départ, comme
pour le SCI, il est préféré un site unique pour débuter l’expérience de l’accueil des objecteurs en
service civil ; le bidonville de Noisy-le-Grand, le plus important de France, est alors choisi ; une
période d’essai d’un an semble avoir été décidée, qui débute parallèlement au SCI, durant les
premiers mois de 1966.
A partir de janvier 1967, des divergences apparaissent sur l’action à mener, qui rendent la
collaboration difficile avec la direction de l’association. Pour sortir de cette impasse, certains
objecteurs prennent contact avec l’Abbé Pierre, responsable de l’organisme Emmaüs ; une
convention est alors passée, en mars 1967, avec la Protection civile, ce qui permet à certains
objecteurs d’aller travailler au sein d’une communauté d’Emmaüs, dans la région rouennaise.
9) Emmaüs : les communautés urbaines
Cet organisme animé par l’Abbé Pierre repose sur un esprit commun, qui est l’aide aux
déshérités ; ce sont surtout des communautés de chiffonniers implantées dans plusieurs grandes
villes. A la fin de l’année 1968, un seul objecteur vit dans une communauté de chiffonniers ; les
autres élaborent un style d’action qui leur est propre. Deux communautés se sont formées, l’une à
Toulouse et l’autre à Bordeaux.
Il existe des éléments communs avec le groupe d’Oust, notamment à travers cette
idéalisation de la vie en communauté ; néanmoins, la réflexion semble plus poussée, ou du moins
plus aboutie au sein des communautés d’Emmaüs. A travers une certaine idéalisation de ce que
les objecteurs nomment alors le « sous-prolétariat », il est recherché un retour aux valeurs
considérées comme essentielles, d’une « vie sociale non-hiérarchisée, non-robotisée, nonviolente » ; il est à peu près certain que cette vision des choses est biaisée par le militantisme des
objecteurs impliqués dans cette expérience, mais elle nous ouvre partiellement les ressorts
psychologiques et culturels ayant œuvré à la réalisation de ce service civil par les objecteurs.
Il est également possible de relever l’influence du mouvement Economie et humanisme,
sur lequel nous reviendrons plus en détail lorsqu’il sera question de dresser un tableau des
différents services civils des objecteurs durant les années 1960. Essentiellement, ce mouvement
d’inspiration catholique prône un retour à la dimension humaine ; ce retour à l’humain doit alors
s’effectuer par le développement d’unités de vie élémentaire, dont les communautés urbaines
constituent l’un des éléments de base.
La communauté de Toulouse est directement issue du groupe ATD de Noisy-le-Grand ;
« les objecteurs vivant ensemble dans un bidonville ont découvert d’une part la richesse de la vie
29
Archives du CCSC, « Les objecteurs de Conscience en grève refusent d’être jugés par un Tribunal
Militaire » édité et réalisé par le Secrétariat des Objecteurs de Conscience, Dossier très complet de 27
pages, rappelant, en trois parties, « l’évolution de la situation des objecteurs depuis 1963 », les différents
statuts et lois dont ils dépendent, et « le service civil tel qu’il était réalisé par les objecteurs jusqu’à la
grève ». sans date précise, on peut l’estimer au mois de décembre 1968 ou janvier 1969
commune [souligné dans le texte], et d’autre part la richesse des rapports interpersonnels au sein
du bidonville. Ces deux pôles vont désormais orienter toute la recherche. »30 La rupture avec
l’association Aide à toute détresse est survenue suite à « la divergence de vue sur l’action à avoir
auprès des gens des bidonvilles » ; malgré tout, soulignent les objecteurs du SOC, « l’expérience
avait été très enrichissante ». « Le passage dans une communauté de chiffonniers de la région
rouennaise a permis de connaître la vie interne d’Emmaüs, et d’approfondir la vie
communautaire ». Afin de pouvoir réaliser ce que les objecteurs eux-mêmes appellent « la
présence en milieu sous-prolétaire », l’occasion est saisie, en juillet 1967, de rejoindre une « cité
d’urgence » à Toulouse ; l’action s’oriente alors vers la création de liens avec les gens de leur
entourage. Pour certains, la durée de l’engagement en milieu sous-prolétaire dépasse le cadre
légal des 32 mois imposés pour leur service civil. Leur action toute entière est tournée vers la
recherche d’ « une manière d’être qui conteste dans les faits les personnes et les structures
responsables du sous-développement et de l’exclusion sociale [souligné dans le texte]»31. Au sein
de cette communauté, implantée en banlieue toulousaine, à Bordelongue, il y a quatre objecteurs
en service sur neuf personnes.
La communauté de Bordeaux « Le Chausson » regroupe des objecteurs arrivés en poste à
Emmaüs en novembre 1967, un seul y étant déjà depuis mars 1967. Ses membres ont d’abord
travaillé quatre à cinq mois à Cailly, dans la région rouennaise, avec la communauté des
chiffonniers d’Emmaüs de Notre-Dame de Bondeville ; suite à cette prise de connaissance des
problèmes concrets rencontrés sur le terrain, six d’entre eux décident de se rendre à Bordeaux,
pour y lancer une « communauté de présence en milieu sous-prolétaire ». Les modalités d’action
et de réflexion menées à cette occasion peuvent se résumer en quatre points : « vivre en milieu
sous-prolétaire, c’est à dire bidonvilles ou camp de nomades, etc… parce que c’est là que se
manifeste le revers d’une société de consommation apparemment brillante, […] parce que, si une
révolution doit se faire, elle doit aussi se faire là »32 ; « avoir une certaine forme de vie
communautaire [souligné dans le texte], […] parce que c’est, modestement, le cadre de vie d’une
forme de vie sociale non-hiérarchisée, non robotisée, non-violente » ; « être présents […]. Vivre
avec nos voisins comme nos voisins. » ; « faire une recherche dans le sens de la non-violence,
c’est à dire essayer de donner l’image (une image vraie) de rapports, entre nous et avec nos
voisins, d’où soient exclus l’exploitation, la domination, le racisme, etc… C’est à dire aussi
chercher s’il peut y avoir une réponse non-violente aux conflits et problèmes qui se présentent.
C’est à dire enfin, entreprendre une réflexion, voire une action commune avec le groupe qui, à
Bordeaux, cherche dans cette voie là ».
A la fin de l’année 1968, le camp « abrite environ 150 personnes, semi-nomades et pour
la plupart Tziganes, vivant de la récupération et de travaux saisonniers » ; les objecteurs, une
dizaine, vivent des mêmes travaux.
30
idem Tous les passages soulignés le sont directement dans le texte original.
idem
32
ibidem,p5
31
10) Les autres affectations33
Depuis le printemps 1966, certains objecteurs peuvent être détachés auprès du ministère
des Affaires Culturelles, qui fait, au même titre que le SCI, partie de Cotravaux ; ceux qui y sont
détachés effectuent alors leur service civil dans le cadre de fouilles archéologiques.
Les objecteurs n’ayant pas participé à la grève qui précipita vingt deux objecteurs en
prison à Uzès continuent leur service civil au sein du GSP de Brignoles ; celui-ci est
définitivement fermé en mars 1967. Les objecteurs restant sont alors affectés, par le biais de
l’Assistance publique, aux hôpitaux de Paris, au sein desquels certains restent encore à la fin de
l’année 1967.
En avril 1968, les Centres d’Entraînement aux Méthodes d’Education active (CEMEA),
passent une convention avec la Protection civile ; cette association privée reconnue d’utilité
publique, a pour « tâche principale d’assurer la formation et le perfectionnement du personnel
d’encadrement des collectivités de vacances pour enfants et adolescents. Leurs convictions
correspondent à celles des objecteurs, qu’ils acceptent en tant qu’instructeurs pour ceux possédant
une certaine expérience pédagogique, ou selon les besoins spécifiques de l’association ; nous
retrouvons « la conviction que l’éducation est permanente », celle « que chacun a le désir et les
possibilités de se perfectionner », ainsi que « le respect de l’individu ».
En dernier lieu, une convention est également passée avec l’OCCAJ (Organisation
centrale des Camps et Activités de jeunesse).
33
Toutes les informations citées dans cette partie, sont tirées du document du SOC, « les objecteurs en
grève refusent… » troisième partie, p1-6
• La construction permanente d’un idéal aux multiples facettes
11) Une objection non-violente et communautaire
La recherche active d’un idéal communautaire non-violent, égalitaire et détaché des
éléments superflus qui submergent la société de consommation, est révélatrice d’un état d’esprit
commun à la majorité des objecteurs en service civil ; tout comme ceux de Brignoles au départ,
puis d’Oust, ou de la communauté de Courtal, les objecteurs d’Emmaüs vont tenter de trouver des
solutions alternatives à la société capitaliste de masse qui se développe alors.
La cohérence de leur démarche est complète ; d’abord intellectuelle en refusant le service
militaire, celle-ci se poursuit à travers la mise en action des principes qu’ils considèrent comme
justes et nobles. Leur action, au sein d’une communauté agricole ou rurale pour certains, dans des
bidonvilles pour d’autres, tend avant tout vers la réalisation d’un autre monde, au sein duquel ils
souhaitent développer leurs idéaux de non-violence et d’égalité entre les personnes.
Cette démarche, réfléchie puis mise en pratique, est également, et par essence, politique
au sens étymologique du terme ; en effet, les objecteurs, par leur action dans la cité, tentent de
transformer celle-ci ; peut-être à l’issue d’une démarche que l’on peut qualifier de philosophique,
mais avant tout dans l’optique d’une action politique, entièrement tendue vers la transformation
de la société. L’absence de référence à des partis ou des tendances existantes n’est pas un
argument valable pour écarter définitivement la signification politique des actions mises en
oeuvre par les objecteurs. De même qu’ils tentent de retrouver des valeurs idéales en retournant à
la source des choses, à savoir le travail de la terre, ou dans les taudis les plus insalubres des
banlieues françaises, leur démarche se caractérise par l’élaboration empirique et progressive d’un
cadre général de réflexion et d’action ; de ce fait, leur analyse, d’inspiration marxiste, n’est pas
pour autant soumise à un corpus théorique duquel il leur serait impossible de sortir.
Il est évident que les justifications légales admises, et reprises aujourd’hui encore dans les
dictionnaires, d’une objection exclusivement religieuse ou philosophique, ne résiste pas plus
longtemps à l’analyse des faits ; celle-ci prouve au contraire que l’objection de conscience, au
moins durant les années 1960, est pour la majorité des objecteurs, un acte politique, dans le sens
que nous avons défini précédemment ; nous le verrons par la suite, l’objection de conscience, au
tournant des années 1960-1970, prendra un sens ouvertement politique et militant, différent de la
portée politique du service civil des objecteurs, que nous venons de définir pour les années 19631968.
Les objecteurs en service civil des années 1963-1968 vont développer des méthodes
d’analyse et de réflexion en accord avec leurs principes ; celles-ci, bien que n’étant pas
appliquées dans des situations toujours semblables, sont pourtant construites sur des bases
communes.
Considérant que les individus sont soumis à des structures sociales qui les dépassent, ils
tentent, à partir de ce postulat, de rendre intelligibles les conflits et les contradictions qu’ils sont
amenés à rencontrer ; tenant compte de différents niveaux d’analyse, de l’individu à la
superstructure étatique et même capitaliste, en passant par les intermédiaires que peuvent
constituer l’armée et ses administrations, ils essaient d’appliquer à leur quotidien cette grille de
lecture et d’analyse.
Dans les faits, il est possible de remonter jusqu’à l’affectation de Brignoles, où le
regroupement de tous les objecteurs va leur permettre de se concerter mutuellement à chaque
instant ; cet objectif de démocratie directe est partiellement mis à mal, par l’apparition de groupes
au sein des objecteurs. Dans leurs rapports avec les officiers, ils tentent, vainement, de mettre en
place une dynamique de travail qui se veut utile et sans arrière pensée militaire. Malgré les
incompatibilités entre officiers et objecteurs, et bien qu’ils soient pour certains emprisonnés à
Uzès, les revendications et les critiques soulignent bien qu’il ne s’agit pas de combattre les
officiers chargés de les diriger, car ceux-ci sont, comme les objecteurs, dépendant d’un cadre
d’application de la loi relative à l’objection de conscience, qui ne correspond en rien aux
exigences de celle-ci. A chacun de ces instants, il est toujours question d’analyser la situation en
fonction d’un cadre imposé aux individus, dont tous les protagonistes, objecteurs et officiers en
l’occurrence, sont victimes.
Par la suite, au camp d’Oust, malgré les tensions des premiers mois dues à un manque de
moyens et de préparation évident, et à la cohabitation d’une vingtaine d’individualités très fortes,
il est quand même tenté une expérience d’autogestion des objecteurs ; l’idéal défendu par ceux-ci
est que chacun, s’il s’en donne les moyens, peut être capable de vivre intelligemment avec ses
semblables, sans qu’il soit nécessaire de mettre en place un encadrement dirigiste et autoritaire.
La connaissance d’autrui, mais avant tout de soi même, semble être une recherche permanente
des premiers services civils vécus par les objecteurs ; la réussite ne sera pas toujours au rendezvous, mais la prise en compte des ressorts psychologiques et personnels restera l’un des éléments
clés de cette recherche introspective, communautaire, et autogestionnaire pour certains.
Les objecteurs en poste à ATD ou à Emmaüs, fonctionnent également selon les mêmes
modalités de raisonnement, cherchant avant tout à vivre avec le sous-prolétariat ; l’apprentissage
empirique de la vie dans ces communautés pauvres des bidonvilles leur permettra, pensent-ils
alors, de découvrir et de développer des méthodes pour cohabiter pacifiquement, en gérant
intelligemment et dans une structure sociale non-hiérarchisée les conflits entre les personnes.
Le service civil tel qu’il est vécu par les objecteurs durant les années 1963-1968
s’apparente à une recherche permanente ; leur seul but étant de découvrir d’autres modes de vie
en société. Cette recherche a pour origine le rejet de la société de consommation qui se généralise
alors ; développant une analyse d’inspiration marxiste, ils se refusent à considérer comme
inévitable la pérennisation d’un système qui place l’argent et le profit comme mesure de toute
chose, et se retrouve victime d’une violence institutionnalisée, dont les guerres et l’arme
atomique sont les symboles de mort. Pour eux, c’est la personne humaine qui doit être et rester la
mesure de toute chose ; de la même façon, il faut apprendre à gérer cette violence inhérente à
toute société. Partant de ce principe de base, ils vont donc élaborer des alternatives qu’ils espèrent
possibles ; opposant les superstructures étatiques à la psychologie des individus, ils essayeront à
ce titre d’analyser les rapports humains en terme d’aliénation à un système qui les dépasse et les
conditionne. Recherchant les moyens de pacifier la société en développant un service de paix, ils
vont pour certains, en partant de la base de cette pyramide sociale, tenter de découvrir dans la
simplicité de vie des bidonvilles de possibles organisations sociales, non-hiérarchisées et nonviolentes ; leur action en milieu rural sera également orientée vers la construction d’une nouvelle
solidarité, dont les ressorts et les applications concrètes restent encore à étudier.
A ce niveau d’analyse, il est nécessaire d’intégrer l’influence probable du mouvement
Economie et humanisme ; nous ne disposons d’aucune référence directe à celui-ci ; cependant,
l’environnement culturel, par l’intermédiaire d’Emmaüs notamment, appuie fortement cette
hypothèse. D’inspiration catholique, cette mouvance intellectuelle prend forme en 1941 autour du
père Lebret ; quatre notions clés posent les fondations de celle-ci : « instruire une science de
l’économie humaine à partir de petites entités (bourg, quartier…), […] construire des instruments
d’enquêtes pour une nomenclature des faits sociaux, […développer une] « éthique fondée sur une
communauté de base, […] être un intermédiaire entre l’Etat bureaucratique et une population sans
représentants »34. Deux concepts émergent des réflexions et des actions menées par ce groupe.
L’ « économie humaine », tout d’abord, qui pose comme principe que personne, à aucun moment
de sa vie, ne doit manquer du minimum vital ; le « personnalisme » ensuite, entre
l’individualisme libéral et le collectivisme associé au communisme, qui propose « la notion de
communauté, antidote à la société artificielle, qui consiste à caler l’individu dans une échelle dont
on aurait la maîtrise »35.
Les influences de ce mouvement sur certains objecteurs, à l’évidence réelles, ne semblent
toutefois intervenir que par l’héritage qu’elles ont légué à certains mouvements, qui s’en sont
ensuite inspirés ; durant les années 1960, le groupe Economie et humanisme est en effet de plus
en plus impliqué dans des problématiques tiers-mondistes et missionnaires.
Cette recherche constante de méthodes de gestion des conflits, dont la première étape
commence par l’individu, avant de théoriquement pouvoir se répandre à travers la société, est
caractéristique d’une certaine philosophie non-violente, elle-même très liée à l’objection de
conscience des années 1960. Les objecteurs d’alors sont peut-être idéalistes, voire utopistes par
moment, mais ils n’en restent pas moins des spectateurs attentifs du monde en marche tel qu’ils le
perçoivent, et tel qu’ils le conçoivent ; altruistes, ils vont donc, à travers la réalisation de leur
service civil, tenter de modifier la société, en apportant, même modestement, leur contribution à
ce qu’ils espèrent devoir être un avenir plus humain, et résolument pacifique.
12) L’influence des théories autogestionnaires
La seule référence explicite à l’autogestion provient de l’expérience de Oust, et intervient
vers les mois d’octobre-novembre 1966, soit exactement au moment où le premier numéro
d’Autogestion voit le jour. Etant donné l’absence de documents d’époque qui auraient pu indiquer
le sens de ce choix fait pour l’autogestion, les comparaisons ne peuvent être que prudentes ; il est
impossible de connaître l’influence réelle de ce mouvement de pensée alors en formation sur le
groupe d’Oust. De la même manière que pour l’influence du mouvement Economie et
humanisme, il est toutefois possible de travailler à partir de l’idée d’un environnement culturel,
propice à la diffusion de ces idées.
Frank Georgi souligne bien l’histoire du concept, et son appropriation en France :
« marginale avant 1968, la référence à l’autogestion devient, au cours des années 1970
« incontournable » »36 ; l’autogestion des objecteurs du SCI à Oust est donc un témoignage rare,
et porteur d’un sens d’autant plus fort qu’il ne s’appuie pas encore sur un corpus théorique
34
« Le quartier : un espace de lien social ? La notion de communauté dans les enquêtes sociales sur
l’habitat en France. Le groupe d’économie et humanisme », Isabelle Astier, Jean-François Laé. Genèses 5,
septembre 1991, p84
35
idem
36
« Utogestion. La dernière utopie ? », dir. Frank Georgi, Publications de la Sorbonne 2003, p7
conséquent, ni même sur des expériences antérieures qui auraient pu orienter son action et sa
réflexion.
Faute de pouvoir établir avec certitude des liens entre le SCI et le groupe d’Oust, et le
développement des réflexions sur l’autogestion, il est toutefois possible de trouver des points
communs entre ces théories autogestionnaires et l’expérience empirique des objecteurs d’Oust, et,
plus largement des objecteurs travaillant dans d’autres associations comme Emmaüs ou ATD ;
inattendues, étant donné l’absence de références à l’autogestion pour ces derniers exemples, les
similitudes n’en sont pas moins frappantes, entre les modalités concrètes de recherche et d’action
des objecteurs alors en service civil, et les théories autogestionnaires37.
Dans le premier numéro, fin 1966, de la revue Autogestion, Henri Lefebvre définit la
notion : « Elle est la voie et l’issue, la force qui peut soulever les poids colossaux qui pèsent sur la
société et l’accablent. Elle montre le chemin pratique pour changer la vie, ce qui reste le mot
d’ordre et le but et le sens d’une révolution »38. Sans aller jusqu’à imputer aux objecteurs une
optique révolutionnaire, il est certain que « le chemin pratique pour changer la vie » est un
dénominateur commun à l’immense majorité des objecteurs en service civil ; « changer la vie »
semble, en effet, être la seule finalité de leur service civil ; les différences entre les groupes et les
affectations s’expriment plus à travers les moyens et les objectifs concrets qu’ils s’assignent.
D’autre part, « cette « auto-production de l’homme », pour reprendre les termes d’Henri
Lefebvre, ou, plus simplement, la conception d’une auto-gestion comme réponse à l’aliénation
humaine, paraît bien constituer un point de convergence philosophique des courants issus tant du
marxisme que du christianisme ou de l’anarchisme »39. L’aliénation humaine, si elle n’apparaît
pas comme telle dans les textes de réflexion des objecteurs40, transparaît toutefois clairement dans
le dossier réalisé par les objecteurs d’Emmaüs ; cette démarche intellectuelle qui consiste à
analyser une situation en fonction des structures qui peuvent la déterminer, d’inspiration marxiste,
est en tout point semblable à celle défendue par les objecteurs de Brignoles, en 1964-1965. En
second lieu, l’idée que cette conscience d’une « aliénation humaine » puisse être « un point de
convergence philosophique » de différents courants, intéresse tout particulièrement notre analyse
des différents services civils des objecteurs de conscience. En effet, il semble que ces derniers
proviennent de différents horizons. Certains sont croyants, et parmi eux une majorité de
Protestants ; les Témoins de Jéhovah, en vertu de leur approche très particulière de l’objection,
sont très peu représentés ; les Catholiques constituent, après les Protestants la deuxième plus
importante composante de cette objection religieuse. Ces derniers semblent avoir évolué au sein
d’Emmaüs, après que l’expérience d’ATD se soit révélée ne pas leur convenir. D’autres, sont
athées ; sans qu’il soit possible d’en évaluer l’importance durant les années 196041. Certains
enfin, rejetant toute autorité, électrons libres de ces premiers services civils, peuvent se
rapprocher d’une tendance anarchiste ; Roger Parisot, qui a vécu la période 1969-1971, affirme
37
Encore faut-il se garder de trop généraliser des informations qui proviennent essentiellement
d’objecteurs militants, qui s’expriment à la fin 1968 sur le déroulement de leur service civil depuis
presque trois ans. Il existait peut-être une référence explicite à l’autogestion, que ces derniers ne
rapportent pas lors de la réalisation du dossier militant qu’il distribuent alors.
38
Ibidem, Page 17.
39
Ibidem, p14
40
Encore une fois, le corpus étant très réduit par rapport au nombre d’objecteurs, il est probable que
d’autres textes de réflexions ont été réalisés à cette époque, et il est possible que certains fassent plus
explicitement référence à la notion d’aliénation.
41
Au début des années 1970, ils constitueront une majorité d’objecteurs.
que, vers 1968-1969, le courant anarchiste était très important parmi les objecteurs42. Il serait
nécessaire d’étudier plus précisément cette répartition des convictions, religieuses, morales et
politiques parmi les objecteurs ; de cette analyse ressortirait plus facilement une certaine
répartition du mouvement objecteur au sein des associations.
De cette pluralité évidente des convictions des objecteurs ressort toutefois ce « point de
convergence philosophique » ; il permet aux objecteurs, au delà de leur divergences au sein d’un
même groupe, et au delà de leurs différentes affectations, d’œuvrer, pour la majorité d’entre eux,
à l’accomplissement d’objectifs semblables, à savoir la libération de l’homme d’un système qui
l’étouffe et le conditionne, mais aussi la recherche d’autres manières de vivre, en remplacement
de celles qu’ils dénoncent. Les objecteurs d’Emmaüs en particulier, oeuvrent pour cette « autoproduction de l’homme », qui doit rechercher au fond de lui même, et parmi ses semblables,
d’autres futurs ; l’homme, une nouvelle fois, doit être et rester la mesure de toute chose ; il est le
seul capable de répondre aux problèmes que la société telle qu’elle existe et se développe lui
pose. La plupart des objecteurs, lorsqu’ils prônent l’autogestion ou la vie en communauté,
défendent en fait cette idée que la solution est dans une recherche des valeurs humaines, à travers
l’introspection et le partage.
Un dernier aspect de l’autogestion annonce, dans la même logique que ce « point de
convergence philosophique » précédemment évoqué, l’évolution ultérieure des affectations des
objecteurs en service civil : « l’autogestion comme réponse à l’aliénation est une autogestion
« généralisée », qui prétend prendre en compte toutes les dimensions de la vie humaine, de
l’éducation à l’habitat, de la culture à la vie quotidienne »43.
Si en 1968, le service civil des objecteurs commence tout juste à s’ouvrir à des
affectations nouvelles, il faut attendre les années suivantes pour le voir couvrir des terrains
d’actions qui définissent, dans ses grandes lignes, les lieux privilégiés d’actions au sein desquels
les objecteurs peuvent exprimer leurs convictions. Progressivement, ce sont de nombreux secteurs
qui sont investis par les objecteurs, ceux-ci étant, à leur tour, assimilés par ces associations ;
l’éducation populaire, l’accueil aux immigrés, l’alphabétisation, l’aide aux handicapés, les
chantiers en milieu rural, mais également urbain, les interventions dans les bidonvilles, parmi
d’autres, sont les secteurs privilégiés pour les objecteurs ; cet éparpillement s’effectue
principalement durant les années 1969-1971, soit juste après la période que nous venons
d’étudier ; néanmoins, il est possible de voir, avec les premières affectations libres de 1966, le
début d’une ouverture des objecteurs à des domaines d’activité de plus en plus vastes. En 1968, la
signature d’une convention avec les CEMEA et l’OCCAJ, ouvre aux objecteurs les portes de
l’éducation populaire et du tourisme populaire. Il faudrait déterminer avec certitude qui, des
objecteurs ou des associations, a permis la multiplication des conventions ; les objecteurs sont-ils
allés à la rencontre des associations, en leur demandant de les accueillir ? Au contraire, les
associations ont-elles décidé de s’investir dans l’objection de conscience de leur propre chef ?
Peut-être s’agit-il d’un mouvement conjoint, des associations et des objecteurs ?
L’essentiel de cette évolution qui débute à peine en 1968, est l’ouverture du service civil
des objecteurs à «toutes les dimensions de la vie humaine ». Dans un mouvement peut-être
conjoint de rapprochement entre objecteurs et associations, le service civil des objecteurs,
conformément aux points communs déjà relevés avec les théories autogestionnaires, s’ouvre à des
42
43
cf. Annexe IV page 186 pour l’entretien avec Roger Parisot
« Utogestion… », ibidem, p14
domaines d’action de plus en plus vastes ; il recouvre bientôt des activités qui permettent de faire
le tour d’un microcosme associatif entièrement tendu vers l’accomplissement de l’être humain.
Les objecteurs des années 1964-1968 ne se revendiquent, d’après les sources disponibles,
que rarement de l’autogestion ; pourtant, la majorité d’entre eux, principalement au SCI et à
Emmaüs, en reprennent les principes, se les approprient, et évoluent en accord avec ceux-ci. Les
objecteurs d’alors sont-ils réellement coupés des théories autogestionnaires, auquel cas ils
subissent l’influence indirecte de celles-ci par d’autres intermédiaires ? Ou bien sont-ils
conscients de reprendre certaines de ces théories, auquel cas il faut se demander pourquoi leurs
références sont absentes de nombreuses sources disponibles ?
La réponse à ces questions réside peut-être dans la référence, constante, à la
Communauté, qui imprègne la majorité des discours militants, et des documents de réflexions.
Cette récurrence de l’idée communautaire, totalement idéalisée concernant les objecteurs
d’Emmaüs, est certainement un vecteur de propagation des idées et des théories
autogestionnaires.
Faut-il conclure que l’objection des années 1963-1968 est non-violente, autogestionnaire
et communautaire ? Une analyse plus précise des services civils alors réalisés oblige à nuancer
ces généralités qui, si elles reflètent les tendances lourdes à l’œuvre parmi les objecteurs en
service civil, ne doivent pas éclipser certaines exceptions.
13) L’objection : signification d’un acte paradoxal
Les exemples précédents, s’ils reflètent la tendance générale de l’objection, et s’ils
s’appuient sur des éléments concrets et réels, ne peuvent prétendre à décrire la totalité du
mouvement objecteur.
Tout d’abord, il ne s’agit que des objecteurs reconnus. Certains se voient en effet refuser
le statut, et doivent effectuer leur service militaire ; ils n’en restent pas moins des objecteurs de
conscience. Ensuite, parmi les Témoins de Jéhovah, s’ils refusent encore très majoritairement de
bénéficier du service civil, certains en acceptent toutefois le principe. D’autre part, certains
objecteurs qui effectuent leur service civil dans les associations dont nous venons de parler, se
présentent comme des électrons libres ; qu’il s’agissent des trois objecteurs rejetés par le SCI
suite à l’expérience de Oust, ou de quelques autres, qui refuseront le service civil qu’on leur
propose, leur existence nous pose la question de l’unité du service civil des objecteurs.
Au départ de l’acte d’objection, la décision est intimement personnelle de s’engager dans
cette voie, même si l’environnement familial et culturel participe à l’évidence à la démarche
intellectuelle précédant l’acte. S’opposer au service militaire, et en refuser la légitimité, c’est
contester une part de la collectivité ; c’est refuser de se plier aux mêmes obligations que
l’ensemble de la population masculine. Acte individuel à l’origine, il devient alors dans ses
conséquences, collectif dans le sens où il concerne, dans une certaine mesure, l’ensemble de la
collectivité. Dès lors, l’objecteur se sent-il nécessairement redevable d’un service envers la
collectivité ? Nous l’avons déjà étudié, la réponse est non : les Témoins de Jéhovah refusent
l’idée d’un service rendu à une autre entité que leur Dieu ; d’autres objecteurs, avant 1963, ou au
début des années 1970, ont déjà, ou vont encore contester la légitimité d’un service civil qui leur
serait imposé.
Paradoxe, ou complexité d’une situation souvent réduite à sa composante la plus visible
et la plus idéalisée, d’un service civil « au service des autres » ? La réalité est en effet souvent
moins évidente et consensuelle que sa représentation sociale.
Pour avoir une finalité consciente et voulue, un acte doit s’inscrire dans une réflexion
plus vaste que le simple champ d’action de celui-ci ; il est nécessaire de lui imputer une place
dans un processus, qui peut aboutir soit au changement, soit, au contraire, à la pérennisation d’un
système déjà en place. Nous avons pu nous en rendre compte, le SCI, ATD ou Emmaüs , du fait
de leur expérience propre, assigneront un objectif précis à leur action ; les objecteurs qui s’y
trouvent associés ne vont pas nécessairement s’intégrer dans ce cadre préexistant, et encore moins
s’approprier comme tels les valeurs et les buts recherchés par ces associations d’accueil. Ceux-ci
se livreront à une recherche permanente de leurs véritables objectifs ; ils chercheront ainsi un sens
à leur service civil.
Ce service civil, qui n’est pas l’aboutissement inévitable de l’objection, ne porte pas en
lui les principes intangibles que peut lui fournir un cadre légal ; ce cadre légal, qui ne fut
qu’effleuré lors du vote du statut de 1963, laisse la porte ouverte à toute les expériences possibles.
Il est donc nécessaire pour les objecteurs de rechercher, par des expériences concrètes, le sens et
les valeurs qu’ils souhaitent accorder à leur service civil ; cette recherche s’effectue
progressivement, d’abord par le rejet de ce qu’ils ne veulent pas. A Brignoles, les objecteurs
rejettent tout encadrement d’inspiration militaire, et refusent d’être employés inutilement, ou
exclusivement pour des interventions de pompiers qui n’ont de sens que quelques mois dans
l’année. Lors des expériences menées par le SCI en milieu rural, certains trouvent alors un service
civil qui semble devoir leur convenir ; néanmoins le manque de moyens et la difficulté de
cohabiter à vingt objecteurs participent de leur mécontentement ; par ailleurs, d’autres objecteurs
ne sont pas forcément satisfaits du travail en milieu rural. L’autre branche des premiers services
civils, dans un milieu urbain, dans les bidonvilles et lors d’expérience de vie en milieu sousprolétaire, mettent en évidence d’autres problèmes ; sans que nous sachions précisément
pourquoi, les objecteurs d’ATD se réorientent pour certains vers Emmaüs, dans un type de
service civil à peu près identique, mais avec une philosophie d’action différente, imprégnée par la
religion, et le devoir d’aider son prochain lorsqu’il vit dans le besoin.
Ainsi, alors que les objecteurs font l’expérience de leur service civil, en lui recherchant
un sens et un but précis, des groupes apparaissent, encore limités dans leur nombre et leur
éparpillement ; les lieux d’action, et le cadre dans lequel est effectué le service civil définissent
déjà un choix certain pour les objecteurs, qui peuvent, dans un même cadre, préférer une
association à une autre, selon la philosophie d’action prônée par celle-ci.
A côté de ces grandes tendances, des objecteurs ne trouvent pas leur compte, et préfèrent
agir individuellement, sans être intégrés à un groupe ; à Oust, certains vont ainsi travailler avec un
plombier, ou avec un boulanger ; ce travail local et individuel s’oppose nettement aux exemples
que nous avons pu étudier.
Annoncer l’objection comme un « acte paradoxal » permet donc d’insister sur la pluralité
des motivations, et la multiplicité des finalités qui lui sont assignées. Paradoxal également, car
individuel dans sa décision mais collectif par ses implications. Paradoxal parce que, comme tout
acte humain, il porte en lui les aspirations de chacun, ses espoirs et ses peurs ; l’objection de
conscience est un choix qui implique alors un investissement particulièrement lourd pour ceux
qui s’y engagent ; chacun pense y trouver un idéal à accomplir, son idéal en quelque sorte.
Paradoxal enfin, parce que, à la lumière de ce qui précède, l’objection de conscience se présente
comme un engagement, différent de celui que certains jeunes souhaitent effectuer au sein de
l’armée, mais, concernant les objecteurs, déterminant pour le restant de leur vie. Au service de
qui cet engagement a-t-il lieu ? C’est précisément en tentant de répondre à cette question que les
objecteurs vont s’intégrer dans un nombre croissant d’associations, qui vont progressivement
couvrir « toutes les dimensions de la vie humaine » ; pour d’autres pourtant, et paradoxalement, la
question trouve déjà réponse : « au service de Dieu » ou, pour d’autres, et plus encore au début
des années 1970, « au service de personne ».
Cette dimension fondamentalement humaine et personnelle de l’objection, ainsi que son
implication dans un monde associatif aussi vaste que recherchant le respect de chacun, explique
cette « recherche permanente d’un idéal aux multiples facettes ».
14) Unité, sens, et légitimité du service civil des objecteurs
L’unité du service civil n’a connu qu’un exemple d’un peu plus d’un an, lorsque tous les
objecteurs ont été rassemblés à Oust44, entre juin 1964 et novembre 1965 ; par la suite, c’est
l’éparpillement progressif, avec la multiplication des expériences originales de service civil. De
fait, le service civil des objecteurs ne peut pas être comparé au service militaire, qui s’effectue
toujours dans un cadre à peu près similaire ; il n’est donc pas possible de lui octroyer une utilité,
ou une valeur étalon, forcément subjective, mais qui permettrait d’en évaluer la teneur. Les
objecteurs en service civil et les pouvoirs publics sont donc confrontés à une nouveauté qui n’est
pas sans poser de problèmes.
Cette situation inédite, caractérisée par une recherche permanente de sens, indique
justement que le service civil des objecteurs, lorsqu’il est accepté et réalisé par ceux-ci, n’a pas
de signification fixe ; chacun, dans son groupe, ou de sa propre initiative, le charge de ses espoirs
et de ses envies. C’est précisément ce caractère profondément subjectif du service civil vécu et
presque fabriqué sur le terrain par les objecteurs, qui en rend l’étude si malaisée ; c’est pourquoi il
faut se garder de généraliser les quelques exemples disponibles à l’ensemble des objecteurs en
service civil ; c’est pourquoi, encore une fois, il s’agit alors de la « recherche permanente d’un
idéal aux multiples facettes ».
Devant un tel foisonnement d’idées et d’expériences, la question de la légitimité du
service civil des objecteurs nécessite d’être posée. Du point de vue des objecteurs, cette légitimité
ne pose pas de problèmes ; ils refusent le service militaire, et pour ceux qui acceptent le service
civil qu’on leur propose, les 32 mois qu’ils vont passer au sein d’associations méritent la
reconnaissance des pouvoirs publics ; d’autre part, ils considèrent pour la plupart qu’un service
civil est plus utile à la collectivité qu’un service militaire dont la réalisation se limite à
l’encasernement durant 18 mois. Pour les pouvoirs publics, la question ne trouve pas aussi
facilement de réponse ; si la loi de 1963 reconnaît aux objecteurs le droit de réaliser un service, le
vide juridique laissé quant à la question de la réalisation concrète de celui-ci est à double
tranchant : s’il leur a permis de contrôler les objecteurs durant plus d’un an à Brignoles, il a
également rendu possible, à partir de 1966, la mise en place d’un système d’affectation libre des
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Seule exception, Claude Verrel, qui se verra affecté à des travaux de fouilles archéologiques.
objecteurs au sein d’associations sur lesquelles les pouvoirs publics n’ont aucun moyen de
contrôle direct.
Au delà de cette diversité et de cette absence de sens précis, la question se pose de savoir
quelle valeur donner au service civil des objecteurs ; s’opposant au service militaire ils remettent
en question sa légitimité et sa valeur pour la collectivité ; ils pensent que la société d’alors est
imparfaite, et qu’ils peuvent, même modestement, participer à la correction de ces imperfections.
Leur légitimité est celle de l’humain, celle de tout individu à décider s’il cautionne ou non une
politique, une valeur morale, ou un état de fait ; les pouvoir publics, garants d’une légitimité
qu’ils tiennent des urnes ne peuvent pas accepter que de telles idées contestataires se développent
trop librement. C’est pourtant le propre de la démocratie que de permettre à chacun d’exprimer
ses opinions, et de lui permettre, dans les limites de la loi, de les mettre en pratique. C’est
justement à ce niveau que l’objection se distingue des autres formes de contestation ; si elle est
désormais reconnue par la loi, elle s’exprime toutefois à l’encontre d’un des piliers devenu
fondamental de l’égalité républicaine de chacun devant la loi. Quelle attitude adopter pour les
pouvoirs publics, face aux objecteurs qui s’attaquent à l’un des piliers de leur légitimité ? Et
comment accepter de laisser des individus, dans le cadre d’un service censé être rendu à la
Nation, développer des idées qui remettent en question certains principes de l’organisation de la
société ?
Les réponses sont à chercher dans l’attitude des pouvoirs publics vis-à-vis des
objecteurs ; face à ce manque évident de contrôle, face à une diversité et une liberté d’action
importante laissée aux objecteurs en service civil, les pouvoirs publics réagissent ; les objecteurs,
confrontés à cette nouvelle manifestation à l’encontre de la réalisation de leur service civil, vont
eux aussi réagir. En 1968-1969, l’évolution ultérieure du mouvement objecteur, et les libertés
acquises par ces derniers, vont se trouver directement confrontées à une volonté nouvelle des
pouvoirs publics de les garder sous contrôle ; les changements seront rapides, et irréversibles.