Le marin mis en pièces - Galerie Les Filles du Calvaire

Transcription

Le marin mis en pièces - Galerie Les Filles du Calvaire
Le marin mis en pièces – 2014
D’après le roman de Marguerite Duras Le Marin de Gibraltar 1952
Ma quête artistique me conduit depuis toujours à m’emparer de
photographies trouvées, silencieuses dans le sens où je ne sais
parfois rien de leur appartenance, des lieux, des hommes et femmes
qui y paraissent – elles m’ouvrent ainsi des champs de créations sans
limites. Je les re-photographie, les scanne, les réinstalle. L’évolution
de mes travaux m’amène aujourd’hui à travailler la vidéo, le son et a
créer des partenariats avec des compositeurs de pièces musicales.
Lorsque Michèle Cohen - Directrice de la Non Maison m’a proposé
de participer à cette journée ; sur le champ, je suis allée fouiller
dans mes ’livres de poche’, je me souvenais de la photographie
illustrant la page de couverture du Marin de Gibraltar…
Ce livre me semblait contenir en lui la matière et le déroulement
pouvant mener mon intervention d’aujourd’hui.
Ces pages jaunies, paraissaient fragiles, déshydratées en quelque sorte…
Entre les pages quelques petites photographies des ‘marines’ aux sels d’argent, une carte postale qui
m’avait été adressée d’Afrique, la photographie d’un homme costumé y étaient glissées.
Alors que j’étais une encore enfant, M.D. a toujours été pour moi une guide aimante.
Elle était ‘mon modèle’ représentant un ‘Tout’ - ce ‘Tout’ étant ce que je pressentais, ce que je
percevais, puis ce ‘Tout’ qui m’a permis de vivre, de me ‘dérouler’ dans une certaine ‘différence’.
L’œuvre de M.D, s’est construite sur des temps, des territoires, des corps sans limite qu’elle a
cependant toujours traversés.
Posture absolue, vision d’un monde, ponctuée de respirations, d’asphyxies, d’extrêmes.
MD a su créer à mon sens par son impétueuse présence un ‘Tout’ féminin et visionnaire.
Elle m’a permis de pouvoir lire dans le noir ; de ne pas mourir de silence, de maladie, d’entendre
entre les mots : les trous ; l’absence ; l’abandon ; l’attente.
L’alcool - absolue nécessité – présence constante au travers de son œuvre installe une distance avec
le monde…. Car comment, pour ne citer que le Marin de Gibraltar, ‘flotter’ sur une mer sans limites
dont le dessin des cotes est volontairement gommé au profit de celui des courants…
Non sans rapport avec l’objet et la vidéo que je présente aujourd’hui ; je souhaite m’exprimer sur le
rapport que j’entretiens avec le livre, l’archive, la photographie ponctuant le déroulement de mon
singulier parcours…
Les livres de ma bibliothèque me ‘servent’ de lieux d’archivage de colombaires en quelque sorte.
Les étagères et les pages de livres sont semblables à des strates qui portent, conservent et
enfouissent à la fois.
Je ne suis jamais parvenue à classer en un ordre établi mes photographies trouvées, mes
photographies de famille, mes lettres d’amour, certaines brochures de théâtre, des coupures de
journaux, images, cartes particulières.
Je ne parviens pas à convenir d’un classement entre l’objet et le temps ; le souci d’une chronologie,
d’une alpha-numérisation ou autre processus m’encombrent, parfois je détruis, je sais que ce temps
a été, il me suffit.
Cependant certains objets résistent à ma tentation, ils résistent en quelque sorte, (en métaphore à la
création du monde, j’évoquerai ici le phénomène des ‘mauvaises herbes’, qui sous le coup de ma
volonté disparaissent durant une année ou deux de mon jardin puis, réapparaissent). Le seul ordre
du temps serait donc, celui que l’on ne peut ni dominer, ni contenir, ni anticiper…
Pour revenir aux traces matérielles, ’résistantes’, je les lie aux livres de ma bibliothèque : elles se
déclinent sous la forme de fragments, de morceaux, d’empreintes appartenants au monde de
l’image, du papier, du chiffon… de la poussière.
Contrairement à nos corps mortels, elles sont imputrescibles, inodores, incolores, indicibles. C’est
ainsi que depuis des années ma bibliothèque est devenue gardienne de ce que je nommerai de
‘discrètes particulières particules’.
Je les place entre les pages de mes livres, il est entendu que les dites particules sont en relations
fusionnelles avec les livres qui vont les contenir, ‘leurs fantômes, en quelque sorte’.
Puis, je les oublie… Mon inquiétude touche souvent à la démesure lorsque parfois le désir de revoir
l’une d’elles m’anime. Je l’imagine perdue, disparue dans une poubelle mêlée aux détritus ménagers,
ou je me fais reproche d’avoir créé un mauvais choix d’alliance entre le contenu et le contenant…
Parfois, alors que je ne les cherche pas ; elles émergent, tombent ou glissent, viennent soudain
froisser mon équilibre, perturber ma marche, l’emploi d’un temps que je m’étais fixé.
Ce rapport à la mémoire, au trou de mémoire, à l’oubli dit ou non dit, à l’émergence soudaine est
celui que j’entretiens depuis des années avec la littérature, la création et le voyage.
Il est en partie l’essence même de mes travaux artistiques.
Le Marin mis en pièces est un objet en rapport avec ma manière de maîtriser des traces répandues
par le temps, de les conserver tout en les perdant. Certainement là ma définition de l’oubli.
Dans mon improbable classement, es-ce les images qui viennent ‘ingérer’ les mots contenus dans les
livres pour en taire l’écho, ou es-ce les mots qui les entre l’infinité des pages dissimulent l’image afin
d’en égarer la temporalité, la soustraire en quelque sorte au ‘souvenir’.
J’ai sculpté le livre, je l’ai mis en pièces pour en faire un réceptacle en creux, comblé d’images
cachées, trouvées, retrouvées, associées, de traces, de mots que j’aime à la folie.
J’ai conservé l’emplacement des images que s’y trouvaient déjà, glissées il y a très longtemps entre
ses pages.
Dans ce roman, selon mon interprétation, le narrateur ne sera jamais celui qu’Anna pourra un jour
aimer, car il est là… Identifié, identifiable, vivant, présent, anti-thèse de l’Absolu désir.
Afin de donner forme à son impuissante présence dont la première partie du livre lui consacre un
chapitre, j’ai refaçonné le livre. J’ai cousu ces pages, l’ai bâillonné- la lecture y est
impossible. J’accompagne la quête d’Anna. Je griffe de traits de mine les pistes, en souligne les
indices, ouvre des fenêtres faites d’apparition d’images – ‘discrètes particules particulières’ - J’entre
en relation avec les témoins qui accompagnent le voyage.
J’écoute et laisse pointer l’émergence de voix.
Le livre affiche mon intime projection faite d’empreintes communes que je partage avec l’auteur.
Embarras, Rapt, Détournement, Féroce anthropophagie, tous réalisés en écho à l’extase, à la
souffrance des sentiments, de l’amour que MD a su si justement nous révéler a travers le Marin et
l’ensemble de son œuvre…
Ma voix lit et ma bouche incise les fragments de papier dont la radicale coupure interrompt le
déroulement de certaines phrases.
Mais chez Duras, chaque mot n’est il pas à lui seul la brèche d’une blessure …
‘Le Marin existe, je l’ai rencontré’.
Catherine Poncin – Aout 2014
Catherine Poncin est représentée par la galerie Les filles du calvaire à Paris, l’Appartement 22 à Rabat.