Troublante machination - Une attirance à risque

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Troublante machination - Une attirance à risque
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Rachel Davenport se savait observée et elle détestait cette
sensation, même si les regards tournés vers elle en cette fraîche
matinée d’octobre semblaient tous bienveillants et remplis de
compassion. Seules quelques rares personnes venues assister aux
funérailles connaissaient la vérité, savaient pourquoi, quinze ans
plus tôt, après la mort soudaine de sa mère, elle avait disparu
pendant près d’une année… Mais cela ne l’empêchait pas de se
sentir atrocement mal à l’aise.
Elle se redressa et releva la tête, refusant de donner à quiconque
un motif de douter de sa force. Elle avait survécu jusque-là et
n’avait nullement l’intention de s’effondrer maintenant. Pas
question de se donner en spectacle.
— C’est une belle cérémonie, n’est-ce pas ? dit Diane, l’épouse
de son père depuis huit ans, tout en se tamponnant délicatement
les yeux avec un mouchoir bordé de dentelle. Il y a tellement
de monde…
— Oui, acquiesça Rachel, un peu honteuse.
Elle n’était pas la seule à avoir perdu un être cher. Diane était
peut-être frivole et un tantinet égocentrique, mais elle avait rendu
George Davenport heureux. Il l’avait tendrement aimée, s’était
fait un plaisir de satisfaire ses moindres désirs, et elle, de son
côté, s’était montrée une épouse aimante, enjouée et dévouée
à lui jusqu’à son dernier soupir. Même si Rachel avait vu d’un
mauvais œil l’arrivée de cette nouvelle femme dans la vie de son
père, elle ne pouvait que lui être reconnaissante d’avoir ensoleillé
les huit dernières années de sa vie.
— J’ai tendance à oublier parfois ce qu’il représente pour
tous ces gens. Pour moi, il était tout simplement Georgie. Je ne
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voyais pas l’homme d’affaires, tu comprends ? Seulement un
mari adorable qui aimait jardiner et chanter, le soir, pour moi.
De nouvelles larmes inondèrent son visage. Diane tamponna
avec son mouchoir ses joues qui, sans un mascara waterproof
d’excellente tenue, auraient immanquablement été marbrées
d’horribles traces noires. Puis elle leva ses yeux rougis vers Rachel.
— Il va terriblement me manquer.
Rachel lui pressa brièvement l’épaule.
— A moi aussi.
Le prêtre prit place devant le cercueil et lut le psaume que
son père avait choisi, des mots d’espoir tirés de l’Epître aux
Ephésiens, celui que préférait son père. Rachel essaya de trouver
du réconfort dans ces paroles d’apaisement, mais elle était tout
entière dominée par le sentiment de perte.
Jamais elle ne s’était sentie aussi seule. D’aussi loin qu’elle s’en
souvienne, son père avait été son roc, son pilier, et maintenant…
Il était parti. Il y avait son oncle, Rafe, bien sûr, mais il vivait à
deux heures de là et passait beaucoup de temps à voyager, à la
recherche de nouveaux talents pour son cabaret.
Et, même si elle appréciait Diane, toutes les deux avaient
trop peu en commun pour devenir de vraies amies. Quant à
Paul, le fils de Diane, elle ne le considérait pas non plus comme
autre chose qu’un simple ami. Pourtant, ils s’étaient rapprochés
depuis qu’elle avait démissionné de son poste à la bibliothèque
municipale de Maryville pour prendre la suite de son père, à la
tête de l’entreprise de transports routiers.
Il lui arrivait parfois de se demander pourquoi son père n’avait
pas cédé les rênes de l’entreprise à Paul plutôt qu’à elle. Il travaillait depuis plus de dix ans pour les Transports Davenport. C’était
d’ailleurs par le biais de Paul qu’il avait fait la connaissance de
Diane, et non l’inverse. Il était directeur administratif depuis
plusieurs années désormais et connaissait bien le fonctionnement
de la société.
Mieux qu’elle, en tout cas, même si elle en avait appris beaucoup au cours de l’année qui venait de s’écouler.
Tandis qu’elle regardait son frère par alliance s’avancer vers
le cercueil, les lèvres remuant comme s’il parlait à l’homme qui
reposait sous le chêne poli, une autre silhouette vêtue de sombre,
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quelques mètres derrière lui, retint l’attention de Rachel. L’homme
était grand, mince, vêtu d’un costume seyant, en total décalage
avec sa crinière sombre un peu ébouriffée et son allure sauvage.
Une paire de lunettes noires masquait ses yeux, mais pas sa
mâchoire carrée, belliqueuse, ni ses hautes pommettes saillantes.
C’était Seth Hammond, l’un des mécaniciens de l’entreprise.
D’autres employés étaient venus assister aux obsèques, bien entendu,
et il n’y avait pas de raison d’être surpris par sa présence. A ceci
près qu’il n’avait jamais été proche de son père ni, d’ailleurs, de
qui que ce soit dans l’entreprise. Elle l’avait toujours considéré
comme un loup solitaire.
Au moment où elle s’apprêtait à balayer des yeux le reste de
l’assistance, il releva ses lunettes sur le sommet de son crâne et
croisa son regard.
Un courant électrique la traversa, la figeant. Il la dévisagea
longuement, comme pour la mettre au défi de soutenir son regard.
L’air se bloqua dans ses poumons, qui se mirent à la brûler jusqu’à
ce qu’elle s’oblige à expirer lentement, à fond.
Alors, il détourna les yeux, et elle eut l’impression que quelqu’un
avait soudain coupé les ficelles qui la maintenaient en position
verticale. Ses genoux faiblirent, et elle agrippa le bras de Diane.
— Qu’y a-t‑il ? demanda doucement celle-ci.
Rachel ferma les yeux l’espace d’un instant pour recouvrer son
équilibre, puis risqua un nouveau coup d’œil dans la direction
de l’homme.
Mais il était parti.
— Je ne sais pas. Elle a l’air de tenir bon.
De l’endroit où il était garé, près du cimetière, Seth Hammond
gardait un œil sur Rachel Davenport. Les fossoyeurs avaient descendu
le cercueil dans la tombe béante une vingtaine de minutes plus
tôt, et la plupart des gens s’étaient dispersés, laissant la famille
proche faire ses adieux à George Davenport dans l’intimité.
— Le fait que tout le monde soit parti, autour d’elle, n’est pas
une coïncidence.
La voix profonde qui bourdonnait à son oreille dans le téléphone portable était celle d’Adam Brand, agent spécial du FBI.
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Seth ne savait pas pourquoi l’agent fédéral basé à Washington
s’intéressait tellement à l’héritière d’une entreprise de transports
routiers, à Smoky Mountains, au fin fond du Tennessee, mais
Brand le payait bien, et Seth n’était pas en position de refuser un
travail honnête et bien rémunéré.
L’autre option aurait été un travail malhonnête, et s’il avait
autrefois été sacrément doué en matière d’escroquerie, il n’y avait
trouvé que peu de satisfaction. C’était une vraie malédiction, se
disait-il, que d’exceller à quelque chose qui vous vidait de votre
substance et vous volait votre âme.
— Je suis d’accord, dit-il. Ce n’est pas une coïncidence.
L’emplacement qu’avait choisi Seth n’était pas idéal, mais,
sa réputation étant ce qu’elle était, mieux valait qu’on ne l’aperçoive pas en train d’épier une femme, depuis sa voiture avec des
jumelles. Il l’observait donc de loin et comptait sur le langage
corporel plutôt que sur les expressions faciales pour deviner ce
que Rachel Davenport ressentait. Du chagrin, évidemment. Il
l’enveloppait comme un linceul. Comme la brume matinale qui
s’enroulait autour des Smokies, faussement éphémère. Elle se
tenait droite, le menton haut, et ses gestes étaient mesurés. Mais
quelque chose lui disait qu’un seul coup de coude suffirait à la
faire s’effondrer.
Elle n’avait plus personne maintenant. Tout le monde était
parti. Sa mère, de sa propre main, quinze ans plus tôt, son père,
du cancer, voilà trois jours. Pas de frères ni de sœurs, exception
faite de Paul, et ce n’était pas comme s’ils étaient liés par les
liens du sang et qu’ils avaient grandi ensemble, comme sa sœur
et lui-même.
— Est-ce que vous avez vu Delilah récemment ? demanda
Brand, qui semblait avoir le don singulier de toujours deviner
les chemins qu’empruntaient les pensées de Seth.
— Je l’ai rencontrée au Ledbetter Café ce week-end, répondit-il
sans autre commentaire.
Il n’avait pas l’intention de colporter des informations concernant
sa sœur.
Brand ne lui avait jamais dit pourquoi il n’appelait pas directement Delilah s’il voulait avoir de ses nouvelles — et Seth n’avait
jamais posé la question. Il supposait que Brand et elle avaient pris
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leurs distances à un moment donné. Sans doute était-ce ce qui
avait poussé Dee à quitter le FBI et à venir travailler pour Cooper
Security. Ce choix professionnel, à l’époque, avait grandement
soulagé Seth, qui était bien conscient que le métier de sa sœur et
sa propre activité, nettement moins recommandable, risquaient
tôt ou tard d’interférer.
Evidemment, bien qu’il soit aujourd’hui sur la voie de la
rédemption, il ne fallait pas s’étonner qu’elle ait du mal à croire
au nouveau Seth Hammond.
— Je pense que j’ai quelques bons clichés des personnes qui
sont venues aux obsèques. Je les examinerai en détail dès que
je pourrai.
Un coup frappé à la vitre de la portière passager le fit sursauter.
Il leva les yeux et vit le regard brun de Delilah, fixé sur lui.
— Je dois raccrocher, annonça-t‑il à Brand avant de ranger
le téléphone portable dans sa poche.
Vérifiant discrètement qu’il n’avait pas laissé les jumelles sur
la banquette arrière, il poussa un soupir et abaissa la vitre de la
portière.
— Salut, Dee.
— Qu’est-ce que tu fais là ? Une raison particulière à ta
présence ici ?
Sa sœur était revenue dans le Tennessee depuis à peine deux
semaines et, déjà, le rude accent des Appalaches reprenait le
dessus sur l’intonation neutre qu’elle avait adoptée, à la ville.
Le ton soupçonneux de Delilah le mit sur la défensive.
— La même que tout le monde, j’imagine. Je suis simplement
venu assister aux funérailles de mon patron.
— La cérémonie est terminée, et tu es toujours là, rétorqua
Delilah en contemplant les Davenport par-dessus le toit de la
voiture. Tu n’aurais pas l’intention de dépouiller une pauvre
héritière éplorée de l’argent de son père, par hasard ?
— Très drôle.
— Je suis tout à fait sérieuse. Aussi sérieuse qu’un infarctus
peut l’être, répliqua Delilah d’un ton cinglant.
— Tu ne vas pas me faire une scène ici, Delilah.
— Tu sais bien que les Hammond sont doués pour ça, Seth,
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dit sa sœur en ouvrant la portière et en s’asseyant sur le siège
passager. Voilà, c’est mieux comme ça ?
— Tu as vu maman, c’est ça ? demanda-t‑il d’un ton sec,
remarquant l’expression triste dans ses yeux sombres.
— La police de Bitterwood m’a appelée pour que je vienne
la récupérer avant qu’ils ne la placent en cellule de dégrisement,
grimaça Delilah. Qui diable a bien pu leur dire que j’étais de
retour ?
— Ma chérie, il est impossible de passer inaperçu à Bitterwood.
C’est une toute petite ville ; tout le monde met son nez dans les
affaires de tout le monde.
Contrairement à sa sœur, il n’avait jamais vraiment quitté
les montagnes, même s’il s’était tenu à distance de Bitterwood
pendant quelques années, le temps de se faire oublier. Sans
l’accident vasculaire cérébral de Cleve Calhoun cinq ans plus tôt,
il ne serait peut-être jamais revenu. Mais Cleve avait besoin de
lui, et Seth avait trouvé une satisfaction douce-amère à essayer
de vivre honnêtement dans l’endroit même où il avait pris goût
aux activités illégales.
Il coula un regard en direction de la tombe de George
Davenport. La famille s’était dispersée. Paul Bailey et sa mère,
Diane, marchaient bras dessus, bras dessous vers la voiture de
Paul tandis que Rachel se dirigeait lentement vers une autre tombe,
un peu plus loin dans le cimetière. Celle de Marjorie Kenner,
s’il ne se trompait pas. La dernière victime de Mark Bramlett.
— Je connais ta prédilection pour les proies faciles, proféra
Delilah de son accent traînant. Mais tu ne peux pas lui laisser
quelques jours pour faire son deuil en paix avant de la déposséder
de sa fortune ?
— Quelle haute opinion tu as de moi, murmura-t‑il en quittant
des yeux le visage sévère de Rachel.
— Tu l’as bien cherché, mon cher frère, répondit-elle sur le
même ton.
— Je suppose que ça ne servirait à rien de te redire que je ne
pratique plus ce genre de choses aujourd’hui.
— C’est ça, comme maman qui m’a juré que c’était son dernier
verre quand je l’ai mise au lit, complètement soûle.
L’amertume et la résignation s’entendaient dans sa voix.
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Oh ! Dee, songea-t‑il. Pas un membre de la famille pour se
montrer digne de toi. Pour être à la hauteur.
— Dis-moi que tu n’es pas en train de mijoter quelque chose.
— Je me tue à te répéter que j’en ai fini avec cette vie, Dee.
Depuis plusieurs années, maintenant.
L’espoir et la suspicion qu’il lut dans son regard lui serrèrent
le cœur.
— J’ai laissé la camionnette de l’autre côté du cimetière. Tu
peux m’y conduire ?
Il jeta un dernier coup d’œil à la frêle silhouette de Rachel
Davenport, se demandant combien de temps elle parviendrait
encore à tenir debout. Depuis quelques semaines, quelqu’un
faisait son possible pour la faire craquer.
La question était : pourquoi ?
— Je n’ai pas pu te parler à l’enterrement.
Rachel sursauta au son de la voix, si proche. Elle se retourna
et croisa un regard sombre rempli d’inquiétude.
Davis Rogers n’avait pas changé depuis leur rupture, cinq ans
plus tôt. Avec sa prestance et ses vêtements élégants, il donnait
déjà de lui, à l’époque où il n’était encore qu’étudiant à l’université
de Virginie, l’image de ce qu’il était en passe de devenir — un
brillant avocat plein d’assurance.
Cette aisance naturelle l’avait conquise, elle qui manquait
tellement d’assurance. Ça avait été si facile de savourer ses succès
par procuration.
Pendant un certain temps, du moins.
Puis elle avait trouvé ses marques et s’était rendu compte que
l’influence qu’il exerçait sur l’ensemble de sa vie constituait non
plus un soutien mais un poids.
Il n’en aurait pas fallu beaucoup pour qu’elle oublie cette leçon,
surtout un jour comme aujourd’hui, songea-t‑elle, tentée par l’envie
familière de se blottir dans ses bras et de ne plus penser à rien.
— Je ne savais pas que tu avais appris, pour mon père.
— J’ai vu la nouvelle dans le journal, à Raleigh. J’ai voulu
venir lui rendre un dernier hommage et voir comment tu allais.
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Il repoussa doucement une mèche de cheveux du visage de
Rachel.
— Tu tiens le coup ?
— Ça va.
Le contact de ses doigts ne lui procura rien d’autre qu’un
piètre réconfort.
— Je suis triste, bien sûr, ajouta-t‑elle devant son air sceptique.
Et je le serai longtemps encore. Mais ça va.
Et c’était vrai. Ça irait. Elle avait beau être broyée par le
chagrin, elle savait qu’elle tiendrait bon.
— Peut-être que ça te ferait du bien de sortir et de te changer
les idées. Le réceptionniste de l’hôtel où je suis descendu m’a
parlé d’un bar très sympa, près de l’université, à Knoxville, où
on pourra écouter des groupes d’étudiants et revivre nos jeunes
années, qu’est-ce que tu en dis, Rachel ? Ce sera comme à l’époque
de Charlottesville.
Elle fit la grimace.
— Tu sais, je n’ai jamais tellement aimé ce genre d’endroits.
Je les fréquentais parce qu’ils te plaisaient, à toi.
Une expression de franche surprise se peignit sur ses traits.
— Ah bon ?
— Je suis une fille du Tennessee. Moi, ce que j’aimais, c’était
la musique country et le bluegrass.
Il parut horrifié, mais réussit malgré tout à sourire.
— Je suis sûr qu’on devrait trouver un bar western quelque
part par ici.
— Il y a bien un endroit, ici, à Bitterwood où nous pourrions
aller. Il y a un groupe de bluegrass, et ils font les meilleures
frites du coin.
Après les derniers mois passés à regarder l’état de son père
se détériorer jour après jour, peut-être avait-elle effectivement
besoin de s’autoriser un moment de détente. De penser à autre
chose qu’à la perte qu’elle venait de subir, et qui s’ajoutait à celle
de sa mère, ancienne, et aux autres, plus récentes.
Et pourquoi pas en compagnie de Davis ? Elle ne l’aimait
plus, mais elle avait confiance en lui et l’appréciait toujours.
L’homme qui avait tué quatre de ses amies était peut-être mort,
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mais le monde était toujours plein de dangers. Surtout pour une
femme seule.
Et, seule, elle l’était, songea-t‑elle, le spleen reprenant le pas
sur son éphémère moment d’optimisme.
Tellement seule.
Pour la première fois depuis des années, Seth Hammond avait
un endroit rien qu’à lui. Oh ! Ce n’était pas un château, juste un
bungalow un peu branlant en bordure de la route qui montait à
Smoky Ridge, mais, pendant quelques semaines encore, il n’aurait
pas à le partager avec qui que ce soit. Le propriétaire des lieux,
Cleve Calhoun, était en cure de soins, à Knoxville, pour tenter
de surmonter les séquelles de son AVC.
A sept heures du soir, Seth avait changé d’avis sur la situation.
Malgré sa perspective alléchante, ce moment de solitude n’était pas
aussi paradisiaque qu’il se l’était imaginé. Même si la réception
satellite n’était pas trop mauvaise, il n’y avait pas grand-chose
à la télévision. Le match des Vols ne se jouerait pas avant le
samedi et, avec l’élimination des Braves, suivre le championnat
de base-ball ne présentait pas non plus grand intérêt.
Il avait déjà passé en revue les clichés qu’il avait pris à l’enterrement grâce à ses lunettes spéciales équipées d’un appareil photo,
mais ceux-ci n’avaient rien révélé de probant. Personne n’avait
paru épier Rachel Davenport — à l’exception de lui-même. Il
pouvait toujours y jeter un nouveau coup d’œil, mais ce serait
peine perdue. Et il avait assez vu le chagrin de Rachel pour une
journée. Il avait transféré les images sur le serveur qu’Adam Brand
lui avait indiqué. Peut-être celui-ci aurait-il plus de chance…
Après tout, au moins Brand savait-il ce qu’il cherchait, lui.
Mais il n’avait apparemment pas jugé utile de mettre Seth
dans la confidence.
Tu es devenu un vieux pantouflard, se dit Seth en regardant
sans envie le dîner surgelé qu’il venait de sortir du congélateur
de Cleve. Avant, tu serais allé faire un tour dans n’importe quel
bar de Maryville et tu aurais ramené une belle fille à la maison.
Que diable t’est-il arrivé ?
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J’ai repris le droit chemin, se dit-il. A croire qu’en l’empruntant,
il avait renoncé à bien plus qu’à sa vie d’escroc.
— Oh ! Et puis au diable tout ça, grommela-t‑il en replaçant
le dîner dans le compartiment de congélation.
Il avait trente-deux ans, pas soixante. Ironiquement, jouer les
auxiliaires de vie auprès d’un vieil handicapé l’avait maintenu en
bonne condition physique puisqu’il avait dû, un temps, s’occuper
de Cleve comme si c’était un bébé. Et, sans être un parangon
de beauté classique, il n’avait jamais eu de difficultés à susciter
l’intérêt des femmes.
L’image des yeux bleu clair de Rachel croisant les siens ce matin,
aux obsèques, s’imposa soudainement à son esprit. L’avait-elle
déjà regardé dans les yeux avant cet instant-là ? se demanda-t‑il.
Probablement pas. Au sein de l’entreprise, il faisait partie des
meubles, au même titre qu’un siège, un bureau — ou l’un des
camions qu’il était chargé de réparer. Il avait appris à se fondre
dans le décor. Cela avait été son principal atout à l’époque où
l’arnaque était son fonds de commerce, un atout qui lui permettait
de déceler les faiblesses d’une proie sans attirer l’attention sur
lui. Cleve l’avait d’ailleurs surnommé le Caméléon, eu égard à
ce don particulier.
Ce même don lui avait également sauvé la mise lors des missions
en sous-marin qu’il avait menées pour le compte du FBI, encore
qu’il y ait eu une ou deux fois — dont une, récemment, dans un
dangereux repaire de trafiquants de méthamphétamine, en pleine
forêt — où il avait été à deux doigts d’être découvert.
Mais, en regardant Rachel Davenport dans les yeux ce matin,
il avait éprouvé durement le poids de cette invisibilité qui avait
si souvent servi ses desseins. Puis, l’espace d’une seconde, elle
l’avait vu. Ses yeux bleus s’étaient écarquillés, et ses lèvres
roses entrouvertes sous l’effet de la surprise, comme si elle avait
ressenti la même décharge électrique que lui lorsque leurs regards
s’étaient rencontrés.
Peut-être était-ce là ce qui guidait ses pas en ce moment même,
ce qui le poussait à sortir de la cabane et à grimper dans le vieux
Charger rouge de Cleve. L’espoir d’une nouvelle rencontre. Ce
soir, son but ne serait pas de passer inaperçu dans la foule, mais au
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contraire de se distinguer, de sortir du lot. Et il savait exactement
dans quel bar aller pour cela.
La route qui menait à Bitterwood depuis les montagnes, et qui
alternait des virages en épingles à cheveux et de courtes lignes
droites, s’appelait la vieille route de Purgatoire. A l’époque où
ils n’étaient que des gamins, Delilah, qui était à peine plus âgée
que lui mais infiniment plus avisée, lui avait dit qu’elle portait ce
nom parce que l’enfer se nichait au fond d’une caverne obscure au
cœur de Smoky Ridge, la montagne locale, et que la seule façon
d’y entrer ou d’en sortir était d’emprunter la route du purgatoire.
Bien sûr, plus tard, il avait appris que Purgatoire était en réalité
une bourgade voisine, située à une quinzaine de kilomètres au
nord-est, et que cette route avait autrefois été la seule la reliant
à Bitterwood, mais l’histoire de Delilah n’en avait pas moins
marqué son esprit. Aujourd’hui encore, il lui arrivait de se dire
qu’elle avait eu raison. Que l’enfer résidait bel et bien dans les
profondeurs ténébreuses de Smoky Ridge et que rien n’était plus
facile que de s’y laisser entraîner en allant tout droit.
La route de Purgatoire s’aplanissait au croisement de Vesper
Road et serpentait doucement à travers la vallée jusqu’au centre de
Bitterwood, qui n’était constitué que de quatre malheureux pâtés
de maisons. Il n’y avait rien là de remarquable — un bâtiment
de brique à un étage qui abritait les services municipaux dont le
poste de police et les services connexes, un minuscule bureau de
poste et quelques vieilles échoppes qui résistaient obstinément
au passage du temps.
Les magasins, à Bitterwood, fermaient à 17 heures. Les
devantures étaient plongées dans l’obscurité et les rideaux baissés
lorsque Seth remonta la rue. Toute l’activité nocturne se trouvait
excentrée autour de la ville. Bitterwood, des années plus tôt,
avait voté en faveur de la vente libre de spiritueux, au verre ou
à la bouteille, dans l’espoir de faire concurrence aux villages
touristiques de la région. L’afflux escompté de touristes ne s’était
pas produit en dépit de l’effort consenti par la petite commune,
mais le démon, assoiffé d’alcool, était entré dans la place, et les
quelques tentatives initiées par des citoyens soucieux du bien
public pour faire annuler la décision municipale n’avaient jamais
recueilli suffisamment de suffrages pour aboutir.
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Seth n’avait jamais été un buveur. L’exemple de Cleve lui avait
au moins servi à ça. Quand on vivait de son instinct, on ne pouvait
pas se permettre qu’un excitant, quel qu’il soit, vienne le troubler.
Sans compter qu’il avait passé sa jeunesse à éviter les coups que
son père, mauvais comme la gale et toxicomane invétéré, faisait
pleuvoir sur lui. Quant à l’alcool dont sa mère avait usé et abusé
pour anesthésier la douleur des violences conjugales, tout ce qu’il
avait fait, c’était la détruire aussi lentement que sûrement. Elle
n’avait jamais réussi à remonter la pente, même après que son
père avait péri dans l’explosion du laboratoire où il fabriquait de
la méthamphétamine.
De toute façon, s’il avait eu un penchant pour la boisson, ce
n’est pas au Smoky Joe’s Saloon qu’il serait allé. Ils coupaient
beaucoup trop l’alcool, tant pour réduire le risque de bagarres
que pour gonfler leurs recettes. Non… Leur point fort, c’était
qu’ils avaient un bon groupe de bluegrass du Tennessee et des
tas de jolies filles qui venaient écouter la musique.
Il vit les néons du Smoky Joe’s de l’autre côté du pont de
Purgatoire, l’ancienne structure en treillis enjambant la Bitterwood
Creek qui serpentait au fond d’une gorge étroite, dix mètres plus
bas. L’éclat des lumières ne détourna son attention qu’une seconde,
mais il n’en fallut presque pas davantage. Il enfonça la pédale de
frein en voyant apparaître dans ses phares la forme sombre d’un
véhicule, droit devant lui.
Les freins du Charger crissèrent, mais tinrent bon, et il s’arrêta
à quelques centimètres du véhicule qui obstruait la chaussée.
— Quel abruti ! gronda-t‑il avant de prendre une grande
inspiration.
Il avait eu chaud. Qui diable avait bien pu laisser son véhicule
en plein milieu du pont sans même prendre la peine d’allumer
ses feux de détresse ?
Tout à coup, il reconnut la voiture, une Honda Accord gris
argent. Tout au long de l’année, il avait vu Rachel Davenport entrer
et sortir du parking des employés des Transports Davenport, au
volant de ce véhicule.
Son cœur se serra. Il actionna ses feux de détresse, mit pied
à terre et s’approcha lentement de la Honda.
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Du coin de l’œil, il discerna un mouvement dans l’obscurité.
Il tourna vivement la tête.
Elle était là, debout sur l’étroit garde-corps en acier, se tenant
à l’entrelacs de métal qui décorait le vieux pont. Elle vacilla, telle
une branche d’arbre sous l’effet d’une légère brise. L’air agita sa
jupe et ses longs cheveux.
— Mademoiselle Davenport ?
Son cœur se serra comme un des pieds de Rachel glissait sur
le support métallique. Elle s’inclina dangereusement vers le vide.
— Mademoiselle Davenport est morte, répondit-elle d’une
voix émouvante, recouvrant Dieu sait comment son équilibre à
la dernière seconde.
Seth continua à avancer prudemment, veillant à éviter tout
geste brusque pour ne pas l’effrayer.
— Rachel, ces poutrelles ne sont pas très solides. Vous ne
voulez pas redescendre sur la bonne vieille terre ferme ?
Elle gloussa.
— La terre ferme, la terre ferme ! chantonna-t‑elle, comme si
ces mots étaient d’une drôlerie irrésistible. Ferme… Etre ferme.
Ça donne l’impression de quelqu’un de guindé, d’empesé, vous
ne trouvez pas ?
O.K. Elle n’a pas l’intention de se suicider, conclut-il en se
rapprochant encore de quelques pas. Est-ce qu’elle est ivre ?
— Vous croyez que je suis maudite ?
Son intonation n’était plus si légère, tout à coup.
— Je ne crois pas, non, répondit calmement Seth.
Il pouvait presque la toucher, mais il devait être très prudent
car, s’il la manquait en cherchant à l’attraper, elle pourrait basculer
par-dessus bord en un clin d’œil.
— Eh bien, moi, je crois que si.
Son élocution était laborieuse, mais il lui sembla cependant
qu’elle était droguée, et non pas ivre. Quelqu’un lui avait-il administré un sédatif après l’enterrement ? Si elle n’avait pas l’habitude
d’en prendre, cela pouvait avoir décuplé son effet.
— Je ne crois pas que vous soyez maudite, répéta-t‑il en tendant
lentement la main vers elle. Je pense que vous êtes fatiguée et
triste. Et, vous savez, c’est normal. C’est la réaction normale de
tout être humain après le décès d’un être cher.
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Ses yeux scintillèrent dans la lumière des phares.
— J’aimerais être un oiseau, reprit-elle de son ton plaintif. Je
pourrais voler au-dessus des montagnes et ne plus jamais atterrir.
Elle se tourna subitement, titubant sur le parapet, comme si
elle s’apprêtait à prendre son envol.
— Elle a dit que je devrais voler.
Et, tout à coup, dans un effroyable ralenti, il la vit glisser
vers l’abîme.

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