le soulevement populaire dans les banlieues francaises d

Transcription

le soulevement populaire dans les banlieues francaises d
DOSSIER IPAM
LE SOULEVEMENT POPULAIRE
DANS LES BANLIEUES
FRANCAISES D’OCTOBRE NOVEMBRE 2005
15 décembre 2005
" Étant les ignorants, ils sont les incléments
Hélas combien de temps faudra t-il vous redire
À vous tous que c'est à vous de les conduire
Qu'il fallait leur donner leur part de la cité
Que votre aveuglement produit leur cécité
D'une tutelle avare, on recueille les suites
Et le mal qu'ils vous font, c'est vous qui le leur fîtes.
Vous ne les avez pas guidés, pris par la main
Et renseignés sur l'ombre et sur le vrai chemin,
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte
C'est qu'ils n'ont pas senti votre fraternité.
Comment peut-il penser, celui qui ne peut vivre ?
Quoi! Pour que les griefs, pour que les catastrophes,
les problèmes, les angoisses, et les convulsions s'en aillent,
suffit-il que nous les expulsions ?"
Victor Hugo, Juin 1871, Pour les communards
Le Réseau Initiatives Pour un Autre Monde (IPAM) est composé de six
associations de solidarité internationale (AEC, Aitec, Amorces, Cedidelp, Cedetim,
Echanges&Partenariats) réunies afin de faire converger leurs efforts et s’inscrire dans
la dynamique internationale des mouvements sociaux pour un monde plus solidaire.
Ensemble, elles ont élaboré une charte rappelant leur démarche et leurs valeurs.
IPAM a une pratique concrète de l’engagement aux côtés de personnes et
d’organisations qui luttent pour l’accès aux droits fondamentaux.
IPAM - Initiatives pour un autre monde
21 ter, rue Voltaire 75011 Paris
http://www.reseau-ipam.org
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Sommaire du dossier
Présentation du dossier
Sur le Web
Prologue
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A qui la faute ?
La Racaille
Textes de militant-e-s d’IPAM
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Gustave Massiah, décembre 2005
Soulèvement populaire dans les banlieues françaises et idéologie sécuritaire
Bernard Dréano, 14 décembre 2005
La part des anges. La crise de l’automne 2005 dans les quartiers pauvres en France et la
démonologie des banlieues
François Gèze, Red Peppers, décembre 2005
A few words summarize the situation in the French suburbs: contempt, racial discrimination
and despair
Miguel Benasayag, Témoignage chrétien, 8 décembre 2005
Petit appel aux députés de droite
Texte collectif signé par François Gèze, 5 décembre 2005
Démons français
Sonia Fayman, Cahier Voltaire, décembre 2005
Questions de fractures socio-urbaines
Fabienne Messica, 30 novembre 2005
Les mots se foutent de nous !
Monique Crinon, 29 novembre 2005
« On est foutus alors on va leur pourrir la vie ! »
Texte collectif signé par Emmanuel Terray
Casse-cou la République !, 10 novembre 2005
Isabelle Avran, 8 novembre 2005
Banlieues française : réinventer ensemble une nouvelle conflictualité pour une justice sociale
Fabienne Messica, novembre 2002
La parentalité entre violences politiques et violences urbaines
Communiqués, appels et réactions
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Association « Familles Nord-Sud », 15 décembre 2005
Nous, le peuple Nord-Sud
LDH, 15 décembre 2005
Petition contre la loi du 23 février 2005. Nous n’appliquerons pas la loi du 23 février stipulant
que « les programmes scolaires reconnaissant le rôle positif » de la colonisation
Collectif, 14 décembre 2005
Face aux lois d’exception, imposons « l’urgence sociale »
Les Alternatifs, 14 décembre 2005
Les suites de la « révolte dans les banlieues ». Comprendre, soutenir, agir
Maison des Ensembles, 13 décembre 2005
Contre l’état d’urgence – Pour l’urgence sociale
Petition, 12 décembre 2005
Appel pour une amnistie des révoltés de novembre
Département de philosophie de l’Université de Paris 8, 7 décembre 2005
Pour l’amnistie des jeunes émeutiers
Appel des Collectifs de Vaulx en Velin, 6 décembre 2005
Violences urbaines… Violences sociales : assez d’hypocrisie !
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Collectif Etat d’urgence de Lyon, décembre 2005
Collectif Etat d’urgence pour une solidarité avec les jeunes inculpés
Communiqué commun (LDH), 30 novembre 2005
Le gouvernement doit mettre fin à l’état d’urgence
CQFD (Ce qu’il faut détruire), 28 novembre 2005
La marmite des banlieues fait sauter le couvercle. 20 ans sur le feu… et c’est cuit !
Gisti, Plein Droit, 17 novembre 2005
Envolée xénophobe sous prétexte de révoltes banlieusardes
Confédération nationale du travail de Lyon, 17 novembre 2005
Contre la guerre aux pauvres. Pas de paix entre les classes !
Communiqué commun (LDH), 16 novembre 2005
Non au régime d’exception, pour un état d’urgence sociale
Collectif 1011, 10 novembre 2005
Appel à réunion. Solidarité avec les émeutiers
Jamila El Idrissi, Françoise, Gilles Sainati, Laurence Kalafatidès, Sylvette Escazaux, 16 novembre
2005
Couvre-feu sur la nuit sociale. Interpellation des Collectifs du 29 mai.
Mathieu Kassovitz (Ariane Chemin, Le Monde, 16 novembre 2005)
La crise dans les banlieues : Mathieu Kassovitz s’en prend à Nicolas Sarkozy
TaPaGeS – Transpédégouines de Strasbourg, 15 novembre 2005
Si toutes les racailles du monde…
Coordination des groupes de femmes « Egalité », 14 novembre 2005
Contre la ségrégation sociale et raciale, ravivons la solidarité populaire !
Syndicat de la médecine générale (SMG), 14 novembre 2005
Communiqué de presse : la médecine générale au cœur de la révolte des banlieues
Communiqué commun (LDH), 13 novembre 2005
Banlieues, les vraies urgences
Coordination nationale des sans-papiers, 13 novembre 2005
Etat d’exception prolongé. Ou l’application en catimini du principe abject « Si ce n’est toi c’est
donc ton frère »
Déclaration adoptée par les participant-e-s à la réunion de Florence pour une Charte de l’autre
Europe », 12-13 novembre 2005
Non à toutes les discriminations ! Non à l’état d’exception
Conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile-de-France, 13 novembre 2005
Communiqué de déclaration
Communiqué de presse commun (Alternative libertaire, CLEPS, CNT-STE, No pasaran, SUDEtudiants, Vamos !), 13 novembre 2005
Face à la crise sociale et aux discriminations en tout genre, le gouvernement répond par la
répression et des mesures d’exception. Nous ne pouvons l’accepter.
Droit au logement, 11 novembre 2005
Urgence sociale dans les banlieues ! Appel à rassemblement pour l’égalité des droits. Contre les
logiques coloniales et contre les lois d’exception
No-Vox, 10 novembre 2005
Qui sème la misère, récolte la tempête !
CNU (Collectif national unitaire contre le projet de prévention de la délinquance et contre la
délation), 10 novembre 2005
Appel du CNU
RECiT, 10 novembre 2005
Appel à tous les éducateurs, les enseignants, les militants de l’éducation populaire
Mouvement pour une citoyenneté active, 10 novembre 2005
Communiqué
Les Indigènes de la république, 9 novembre 2005
Non au couvre-feu colonial ! La révolte n’est pas un crime ! Les véritables incendiaires sont au
pouvoir !
DiverCité, Ici et La bas, MIB, 9 novembre 2005
La meute, l’émeute et l’impasse
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MIB-Mouvement de l’immigration et des banlieues, 9 novembre 2005
Communiqué. « Crevez en paix mes frères, mais crevez en silence, qu’on ne perçoive pas l’écho
lointain de vos souffrances… »
APEIS (Association pour l’emploi et l’insertion sociale), 9 novembre 2005
Une autre lecture des évènements
RESF (Réseau Education Sans Frontières), 9 novembre 2005
Pour passer des émeutes aux luttes : réflexions et propositions d’action immédiate
Communiqué commun, 8 novembre 2005
Non à l’état d’exception
CNT (Confédération nationale du travail) Vignolles, 8 novembre 2005
« Nous sommes tous de la racaille »
Attac, 8 novembre 2005
Les quartiers populaires subissent au quotidien la violence du libéralisme
CGT, 8 novembre 2005
L’urgence c’est le social et la démocratie
UNSA, 7 novembre 2005
Banlieues : une situation dramatique
Collectif de Lille, 6 novembre 2005
La colère du ras-le-bol : un besoin de justice et d’égalité !
Les Verts, 6 novembre 2005
Communiqué de presse « Après les provocations de Sarkozy, l’aveuglement de Chirac »
La Rage du Peuple (Marseille-Chambéry), 5 novembre 2005
Communiqué. Pour un forum social des banlieues
VETO, 4 novembre 2005
Eteignons le feu des voitures pour allumer celui du vrai débat et de l’espoir
CEMEA, 4 novembre 2005
Communiqué de presse
Ligue des droits de l’homme, 3 novembre 2005
Communiqué. Impuissance et mépris.
Pétition de « Ici et là-bas », 2003
Non à l’occultation des crimes coloniaux français
Lettres, articles et analyses
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Thomas Coutrot, Politis, 15 décembre 2005
Le sens d’une révolte
Pierre Tartakowsky, Ligue des droits de l’Homme, décembre 2005
Etat d’urgence. Eléments pour une bataille d’opinion
Francine Bavay, décembre 2005
Pour un service public des territoires
Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau, décembre 2005
De loin. Lettre ouverte au ministre de l’Intérieur de la République française, à l’occasion de sa
visite en Martinique
Ivan Duroy, Basta, 10 décembre 2005
Pourquoi ils ont mis le feu ?
Henrik Lindell, Basta, 10 décembre 2005
Justice d’exception pour jeunes de couleur
Ivan Duroy, Témoignage Chrétien, 8 décembre 2005
Etat d’urgence
Christiane Taubira, Le Monde, 6 décembre 2005
La République comme horizon
Achille Mbembe, Le Messager, 6 décembre 2005
L’apartheid, avenir du monde ?
Mona Chollet, 4 décembre 2005
Quand l’ignorance part en guerre au nom du savoir
Naïma Bouteldja, Oscar Reyes, Red Pepper, décembre 2005
Second article on spread
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Louise Brochard, ADELS / Confluences, décembre 2005
Violences urbaines : la politique de la ville en accusation
Louis Sallay, Options, décembre 2005
Etat d’urgences… sociales
Jean-Pierre Dubois, président de la LDH, LDH Infos, novembre 2005
Violences sociales, impasses politiques
Stéphane Beaud, Michel Pialoux, novembre 2005
La « racaille » et les « vrais jeunes ». Critique d’une vision binaire du monde des cités
Fondation Copernic, novembre 2005
Les significations de la révolte des jeunes des quartiers défavorisés
Richard Wagman, UJFP (Union juive pour française pour la paix), 23 novembre 2005
L’UJFP répond au racisme d’Alain Finkielkraut
Pierre Rosanvallon, Jean-Pierre Le Goff, Emmanuel Todd, Eric Maurin, Libération, 21 novembre
2005
Quelle crise des banlieues ?
Slavoj Zizek, 21 novembre 2005
Some politically incorrect reflexions on violence in France
Achille Mbembe, Allafrica.com, 19 novembre
La république et sa bête. A propos des émeutes dans les banlieues en France
Paul Thibaud, Le Monde, 18 novembre 2005
Diagnostics sur nos peurs et nos torpeurs
Philippe Bernard, Le Monde 18 novembre 2005
Banlieues : la provocation coloniale
Jean Baudrillard, Libération, 18 novembre 2005
Nique ta mère ! Voitures brûlées et non au référendum sont les phases d'une même révolte
encore inachevée.
Gilles Sainati, L’Humanité, 17 novembre 2005
Quand faillite sécuritaire rime avec injustice
Dominique Vidal, Al Hayet, 17 novembre 2005
Casser l’apartheid à la française
Denis Sieffert, Politis, 17 novembre 2005
Une société bloquée
Jean-Loup Azema, 17 novembre 2005
Nous les banlieusards...
Claude Liauzu, Daniel Hemery, Gérard Meynier, Pierre Vidal-Naquet, Libération, 16 novembre
2005
Où va la République ?
Mona Chollet, Périphéries, 16 novembre 2005
Dans l’ornière du droit colonial
Ahmed Boubeker, 16 novembre 2005
Entretien. Notre modèle universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale
Alain Badiou, Le Monde, 15 novembre 2005
L’humiliation ordinaire
Michel Ganozzi, 15 novembre 2005
Dit au cœur de la banlieue. La violence d’une partie de la jeunesse des banlieues est légitime,
nécessaire et saine.
Alain Lecourieux, Christophe Ramaux, Libération, 15 novembre 2005
République inachevée ou à jeter ?
Abdelaziz Chaambi, novembre 2005
Halte à la surenchére sur le dos de la banlieue
Saïd Bouamama, novembre 2005
Jeunesse, autorité et conflit : un regard sociologique sur les révoltes urbaines
Francois Athané, 14 novembre 2005
Ne laissons pas punir les pauvres. Pour un soutien aux émeutiers inculpés
Patrick Savidan, Observatoire des inégalités, 13 novembre 2005
Crépuscule du parler vrai
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Yann Moulier Boutang, Multitudes, 13 novembre 2005
Les vieux habits neufs de la République
Praful Bidwai, Khaleej Times, 13 novembre 2005
Why integration can’t work
Collectif Les mots sont importants, 13 novembre 2005
Etat de l’opinion ou opinion de l’Etat ?
Gérard Régnier, AC !, 12 novembre 2005
« Légalité républicaine ? » Quelle légalité ? Quelle république ?
Bernard Defrance, Tribune de Genève, 12 novembre 2005
Banlieues
Annamaria Rivera, Liberazione, 12 novembre 2005
’Brucio tutto, quindi esisto’. La voce delle banlieue
Gérard Mauger, L’Humanité, 12 novembre 2005
Quels débouchés à la révolte ?
Philippe Monti, Acrimed, 12 novembre 2005
Le ministre, le journaliste et les pas « totalement français »
Patrick Viveret, 11 novembre 2005
Fractures sociales, fractures démocratiques
Denis Sieffert, Politis, 11 novembre 2005
Couvre-feu : la fuite en avant !
Esther Benbassa, Libération, 10 novembre 2005
Defauts d’intégration
Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 novembre 2005
A Return of the Proletariat
Michel Collon, 10 novembre 2005
Banlieues : dix questions, dix réponses
Tariq Ramadan, 10 novembre 2005
C’est l’ensemble de la classe politique française qui se trompe…
Françoise Blum, Le Monde, 10 novembre 2005
Ils sont entrés en politique
Timothy Garton Ash, The Guardian, 10 novembre 2005
This is not only a French crisis - all of Europe must heed the flames
William Bowles, GlobalResearch.ca, November 10, 2005
Is Paris burning or Watt ?
Jean-Pierre Dubois, Ligue des droits de l’homme, 10 novembre 2005
Lettre de Jean-Pierre Dubois au ministre de l'Intérieur concernant des propos tenus par des
policiers
Didier Lapeyronnie , Laurent Muchielli, Liberation, 9 novembre 2005
Piégés par la République
Gilbert Molinier, 9 novembre 2005
Les damnés de la terre
Rossanna Rossanda, Il Manifesto, 9 novembre 2005
Italie. Modèle banlieue
Ghali Hassan, GlobalResearch.ca, November 8, 2005
French Ghettos, Police Violence and Racism
Naima Bouteldja, The Guardian, 7 novembre 2005
Explosion in the Suburbs
Jérôme Gleizes, 7 novembre 2005
Les banlieues, le feu, la désespérance et les voyous
Bernard Cassen, El Periodico de Catalunya, 7 novembre 2005
Un Katrina à la française
Annie Thébaud-Mony, 5 novembre 2005
Indignation
Praful Bidwai, Frontline, 5 novembre 2005
France Explodes the Uniformity Myth
Christiane Taubira, 4 novembre 2005
Le rêve, possible encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre)
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Laurent Levy, 2 novembre 2005
L’intolérable – à propos du drame de Clichy-sous-Bois
Antoine Germa, 1er novembre 2005
Clichy-sous-Bois : zone de non-droit ou zone d’injustices ?
Abdelaziz Chaambi, août 2005
Affaire Kelkal : dix ans déjà
Matériaux pour la colère.
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Jonathan Lis, Haaretz Correspondent, 12 décembre 2005
Police officials Ezra, Karadi fly to Paris to advise on riot control
Agence France Presse (extraits), 5 décembre 2005
Quand Georges Frêche entonne un chant colonial en conseil municipal…
Le Monde (extraits), 4 décembre 2005
Nicolas Sarkozy juge qu’Alain Finkielkraut « fait honneur à l’intelligence française »
Robert Redeker, Le Figaro, 28 novembre 2005
Le nihilisme culturel imprègne les émeutes banlieusardes
Patrick Balkany, Le Nouvel observateur, 18 novembre 2005
« Les pauvres vivent très bien ! »
Alain Finkielkraut, Haaretz, 17 novembre 2005
Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans
Libération, 16 novembre 2005
Hélène Carrère d’Encausse, secrétaire perpétuelle de l'Académie française : «Beaucoup de ces
Africains sont polygames...»
Le Monde-AFP, 16 novembre 2005
Le ministre de l'emploi fait de la polygamie une "cause possible" des violences urbaines
Libération, 16 novembre 2005
La polygamie jetée en polémique.
Nouvel Observateur, 16 novembre 2005
La polygamie, cause des émeutes
AP, 14 novembre 2005
Un maire UMP de l'Essonne veut suspendre les aides municipales aux familles des condamnés
Ivan Rioufol, Le Figaro, 11 novembre 2005
Rébellion contre le modèle français
Claude Imbert, Le Point, Editorial, 10 novembre 2005 (extraits)
Le bûcher d’une politique
UFAL (Union des familles laïques), 7 novembre 2005
Les habitants des banlieues ont droit à la sûreté. Le gouvernement doit assurer l'ordre social et
républicain
Jacques Chirac, 6 novembre 2005
Discours devant l’Elysée
L’amour de la France n’a pas d’âge !
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Georges Brassens
Hecatombe
Paul Eluard
Extraits de « Critique de la poésie », Gallimard, 1951
René Char
Extraits de « Feuillets d’Hypnos », Gallimard, 1946
Aragon
Extraits de « Front rouge », dans Maurice Nadeau, Histoire du surréalisme, Seuil, 1964
Aragon
Extraits de « Réponse aux Jacobins », dans Hourra l’Oural, Stock, 1998
Léon-Gontran Damas
« Sur une carte postale », in Pigments, Editions Définitives Présence africaine, 1962
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Présentation
Ce nouveau « Dossier d’IPAM » revient sur le « soulèvement » qui a eu lieu dans les banlieues populaires
françaises fin octobre-début novembre 2005. Il s’agit d’un dossier « à chaud », qui a été finalisé au 15 décembre
2005.
Ce « soulèvement populaire », ce fut ces quelques 15 nuits durant lesquelles, suite à la mort à Clichy-sous-Bois de
deux adolescents (et la blessure d’un troisième) électrocutés dans un transformateur EDF où ils avaient trouvé
refuge pour échapper à un contrôle de la BAC (Brigade anti-criminalité, police nationale), une partie de la
jeunesse française est descendue, par milliers, dans les rues et a mis le feu aux voitures, provoqué des dégâts
matériels contre les équipements collectifs (crèche, école, poste, bus, etc.) et s’est affrontée parfois – mais
cependant assez peu – aux CRS et autres bataillons de combat de la police française. Ces deux morts ont en effet
été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase d’une légitime colère d’avoir à subir, comme aucune autre catégorie
de la population française et sans que cela ne soulève de véritable indignation, racisme et brutalités au quotidien,
discriminations en tout genre et chômage particulièrement élevé.
Beaucoup se sont scandalisés de la façon dont ces « jeunes » ont exprimé ce ras-le-bol. Pourtant, peut-on
réellement s’en indigner, quand on a pu observer que les formes plus policées, plus « classiques » de contestation
de cette injustice spécifique qui est faite aux habitantes et habitants de ces quartiers populaires, sont
systématiquement disqualifiées, le plus souvent comme « communautaristes », quand elles ne sont pas purement
et simplement ignorées ?
Plusieurs commentateurs ont qualifié ces « évènements » de « révolte », de « mouvement de colère » ou de
« rébellion », d’« émeutes urbaines ». A la manière du terme de « soulèvement » que nous avons retenu, c’est une
façon d’exprimer que ce fut d’abord et avant tout une « explosion » face à une situation profondément injuste et
insupportable. Evidemment, la manière de qualifier ce qui s’est passé est importante, et ce débat n’est à coup sûr
pas clos. Mais pour notre part, nous ne pouvons pas accepter les termes des pompiers pyromanes de tous bords,
parlant de « manipulation terroriste musulmane », « délinquance liée à l’immigration », « violences des
délinquants maffieux et des tenants de l’islam politique », « racailles », « voyous », « sauvageons », etc.
Ce dossier se compose de communiqués de presse, d’appels, de lettres ouvertes, d’articles et d’analyses rédigés au
cours des mois de novembre et décembre 2005 par divers acteurs sociaux et « intellectuels », dont une majorité
participe au « mouvement social et altermondialiste français ». (Une grande partie a été publiée dans la presse ; ils
sont classés par ordre chronologique.) Ces communiqués et articles ne sont pas homogènes, ils dessinent l’espace
d’un débat dans lequel, majoritairement, les organisations du mouvement social et citoyen français, ou certains de
leur « représentants », se meuvent. Un débat qui montre un accord sur la profondeur du problème et son rapport à
la crise sociale qui ronge la France d’aujourd’hui, mais révèle des désaccords sur plusieurs autres questions : sur
les violences et leur légitimité, sur la nature des oppressions en jeu, sur la place du passé colonial de la France
dans l’exclusion massive de sa population originaire des anciennes colonies d’Afrique et des Antilles, sur la
nature de l’actuel « modèle républicain » français, sur la politique de la ville et son avenir, etc.
Il va de soi que nous ne partageons pas l’ensemble des points de vue ici recensés (notamment, parce que nous
jugeons légitime la révolte de ces « jeunes », considérons que désormais plus personne ne peut nier les
discriminations et les exclusions en France, ni la situation spécifique de ces quartiers ghettos, et estimons que la
seule solution pour en sortir est de construire des solutions avec les populations concernées, et non pour elles !).
Mais nous considérons nécessaire de tenir compte de l’ensemble de ces analyses et de mener à bien les débats qui
en découlent, pour renforcer le mouvement social et solidaire et parvenir à agir concrètement en faveur de la
solidarité et des droits, contre les discriminations, avec l’ensemble des acteurs concernés.
Ce dossier est complété d’une série de textes et extraits de discours (« Matériaux pour la colère »), caractéristiques
d’une certaine manière de penser les problèmes sociaux en France aujourd’hui, en les ethnicisant toujours plus
afin de mieux légitimer les exclusions et la répression, et ainsi de perpétuer les systèmes de domination et
d’oppression qui les imposent. Si nous les avons placés là, ce n’est évidemment pas parce que nous les trouvons
anodins – au contraire ! Mais parce qu’il est utile de les avoir sous la main, pour mieux en déconstruire la logique
ou tout simplement à titre d’illustration de certains obstacles, et de certaines dérives, auxquels nous sommes
confrontés pour construire aujourd’hui en France (et sans doute dans le monde) une véritable politique de
solidarité pour toutes et tous.
Enfin, en solidarité avec les rappeurs poursuivis pour outrage à la France et incitation à la haine (sic) par quelques
preux députés, nous avons placés dans la rubrique « L’amour de la France n’a pas d’âge », quelques extraits du
patrimoine littéraire français…
Julien Lusson, 18 décembre 2005
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Dossiers sur le web
IPAM : http://www.reseau-ipam.org
ACRIMED : http://www.acrimed.org
ALENCONTRE : http://www.alencontre.org/Intro11_05.htm
BASTA ! : http://www.bastamag.org/journal/
LMSI (Les mots sont importants) : http://www.lmsi.org
MULTITUDES : http://multitudes.samizdat.net/rubrique.php3?id_rubrique=655
OBSERVATOIRE DES INEGALITES :
http://www.inegalites.fr/article.php3?id_article=415
PERIPHERIES.NET : http://www.peripheries.net
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Prologue
La Racaille
A qui la faute ?
Dans la vieille cité française
Existe une race de fer
Dont l'âme comme une fournaise
À de son feu bronzé la chair.
Tous ses fils naissent sur la paille,
Pour palais ils n'ont qu'un taudis
Tu viens d'incendier la Bibliothèque ?
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
Ce n'est pas le pilier du bagne,
C'est l'honnête homme dont la main
Par la plume ou le marteau gagne
En suant son morceau de pain
C'est le père enfin qui travaille
Les jours et quelquefois les nuits.
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
C'est l'artiste, c'est le bohème
Qui sans souper rime rêveur
Un sonnet à celle qu'il aime
Trompant l'estomac par le coeur.
C'est à crédit qu'il fait ripaille
Qu'il loge et qu'il a des habits.
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
C'est l'homme à la face terreuse
Au corps maigre, à l'oeil de hibou,
Au bras de fer à main nerveuse
Qui sortant d'on ne sait pas où
Toujours avec esprit vous raille
Se riant de votre mépris
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
C'est l'enfant que la destinée,
Force à rejeter ses haillons
Quand sonne sa vingtième année
Pour entrer dans nos bataillons.
Chair à canons de la bataille
Toujours il succombe sans cris...
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
Ils fredonnaient la Marseillaise
Nos pères les vieux vagabonds
Attaquant en quatre-vingt treize
Les bastilles dont les canons
Défendaient la vieille muraille
Que de trembleurs ont dit depuis.
- Oui.
J'ai mis le feu là.
- Mais c'est un crime inouï !
Crime commis par toi contre toi-même, infâme !
Mais tu viens de tuer le rayon de ton âme !
C'est ton propre flambeau que tu viens de souffler !
Ce que ta rage impie et folle ose brûler,
C'est ton bien, ton trésor, ta dot, ton héritage
Le livre, hostile au maître, est à ton avantage.
Le livre a toujours pris fait et cause pour toi.
Une bibliothèque est un acte de foi
Des générations ténébreuses encore
Qui rendent dans la nuit témoignage à l'aurore.
Quoi! dans ce vénérable amas des vérités,
Dans ces chefs-d'oeuvre pleins de foudre et de clartés,
Dans ce tombeau des temps devenu répertoire,
Dans les siècles, dans l'homme antique, dans l'histoire,
Dans le passé, leçon qu'épelle l'avenir,
Dans ce qui commença pour ne jamais finir,
Dans les poètes! quoi, dans ce gouffre des bibles,
Dans le divin monceau des Eschyles terribles,
Des Homères, des jobs, debout sur l'horizon,
Dans Molière, Voltaire et Kant, dans la raison,
Tu jettes, misérable, une torche enflammée !
De tout l'esprit humain tu fais de la fumée !
As-tu donc oublié que ton libérateur,
C'est le livre ? Le livre est là sur la hauteur;
Il luit; parce qu'il brille et qu'il les illumine,
Il détruit l'échafaud, la guerre, la famine
Il parle, plus d'esclave et plus de paria.
Ouvre un livre. Platon, Milton, Beccaria.
Lis ces prophètes, Dante, ou Shakespeare, ou Corneille
L'âme immense qu'ils ont en eux, en toi s'éveille ;
Ébloui, tu te sens le même homme qu'eux tous ;
Tu deviens en lisant grave, pensif et doux ;
Tu sens dans ton esprit tous ces grands hommes croître,
Ils t'enseignent ainsi que l'aube éclaire un cloître
À mesure qu'il plonge en ton coeur plus avant,
Leur chaud rayon t'apaise et te fait plus vivant ;
Ton âme interrogée est prête à leur répondre ;
Tu te reconnais bon, puis meilleur; tu sens fondre,
Comme la neige au feu, ton orgueil, tes fureurs,
Le mal, les préjugés, les rois, les empereurs !
Car la science en l'homme arrive la première.
Puis vient la liberté. Toute cette lumière,
C'est à toi comprends donc, et c'est toi qui l'éteins !
Les buts rêvés par toi sont par le livre atteints.
Le livre en ta pensée entre, il défait en elle
Les liens que l'erreur à la vérité mêle,
Car toute conscience est un noeud gordien.
Il est ton médecin, ton guide, ton gardien.
Ta haine, il la guérit ; ta démence, il te l'ôte.
Voilà ce que tu perds, hélas, et par ta faute !
11
Le livre est ta richesse à toi ! c'est le savoir,
Le droit, la vérité, la vertu, le devoir,
Le progrès, la raison dissipant tout délire.
Et tu détruis cela, toi !
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
Les uns travaillent par la plume
Le front dégarni de cheveux
Les autres martellent l'enclume
Et se saoûlent pour être heureux.
Car la misère en sa tenaille
Fait saigner leurs flancs amaigris...
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
- Je ne sais pas lire.
Victor Hugo, 1871, Pour les Communards
Poème écrit en exil après l’incendie des Tuileries et de
sa bibliothèque (environ 160 000 volumes) par les
communards
Enfin, c'est une armée immense
Vêtue en haillons, en sabots
Mais qu'aujourd'hui la vieille France
Les appelle sous ses drapeaux
On les verra dans la mitraille
Ils feront dire aux ennemis :
C'est la racaille
Eh bien, j'en suis !
L'Eveil de la classe ouvrière ; La Racaille
(Paroles – arrangées – et musique de J. Darcier et J.B.
Clément (1871).
12
Textes de militant-e-s d’IPAM
13
Soulèvement populaire dans les banlieues et idéologie sécuritaire
Gustave Massiah, Président du CRID, Membre d’IPAM, décembre 2005
Ce qui s’est passé dans les banlieues françaises, en novembre et décembre 2005, est un événement au sens le
plus fort du terme ; une rupture dans la continuité, porteuse d’incertitudes et ouvrant plusieurs avenirs
possibles. Il n’était bien sûr pas imprévisible et il est possible, surtout à posteriori, d’en étudier les causes, ou
du moins certains enchaînements qui permettent de l’expliquer. Il est nécessaire d’en proposer des leçons,
mais il faut se garder de le considérer comme épuisé, de se hâter de le clore pour pouvoir le disséquer tout à
loisir. Ne nous précipitons pas pour en tirer des conclusions définitives, les grands événements produisent
des ébranlements qui ne sont perceptibles que dans le temps long. A la question : « quelles leçons tirez-vous
de la révolution française de 1789 ? », Mao Tsé-Toung ne répondait-il pas « il est encore un peu tôt pour se
prononcer complètement » ?
La difficulté d’explication et les divergences entre les représentations commencent déjà avec la manière de
nommer ce qui s’est passé. Faut-il parler de banlieues populaires, au sens de la périphérie et de la relégation,
le fameux lieu du ban médiéval, ou faut-il parler des quartiers populaires ? Faut-il parler d’émeutes urbaines,
de révoltes des jeunes, etc. ? L’événement se laisse difficilement enfermer dans des catégories
prédéterminées. Considérons qu’il s’agit d’un soulèvement populaire ce qui ne suffit pas à le caractériser
mais constitue déjà une prise de position. Pour le limiter, on a voulu le résumer à une révolte de garçons de
12 à 16 ans, surtout enfants de migrants, brûlant sans raisons déclarées, sans représentants, les voitures de
leurs voisins, les écoles et les gymnases.
En fait, ce soulèvement a pris son sens autant par ce qu’il n’a pas été que par ce qu’il a affirmé. Il a ainsi
déjoué les préjugés les plus tenaces. Il n’était pas question d’immigrés puisqu’il s’agit essentiellement de
jeunes français. Il n’était pas question des réseaux criminels et maffieux, ceux-ci ont été soucieux de ne pas
provoquer la police et sont restés ostensiblement en dehors du coup. Il n’était pas question de terroristes
islamistes ni même de musulmans fanatisés imperméables aux arguments des imams mobilisés par le
gouvernement. Il n’était pas question de pillards profitant de l’incendie des supermarchés.
Certes, ceux qui se sont manifestés n’étaient qu’une partie des couches populaires de ces banlieues. Mais, ils
ont bénéficié sans aucun doute de la compréhension de nombreux autres habitants ; des filles de leur
génération, de leurs parents et d’une grande partie de leurs voisins. Il y a eu, certes, pour beaucoup une
condamnation des violences, mais même parmi ceux qui l’ont fait, la plupart ont tenu à reconnaître
l’importance des questions qui ne pouvaient plus être ignorées.
La situation sociale est évidemment la première raison mise en avant. La montée du chômage est directement
liée aux politiques néo-libérales qui ont abandonné l’objectif de plein emploi des politiques keynésiennes
pour mettre en avant la réhabilitation des profits à court terme, la libéralisation et l’ajustement structurel au
marché mondial et la concurrence sans frein régulée par le marché mondial des capitaux. Mais, le chômage,
quelle que soit la part qu’il prend dans cette situation n’est pas suffisant pour expliquer les formes de
l’explosion. Ce qui prévaut dans les raisons immédiates, c’est le sentiment d’injustice. Celui-ci résulte
d’abord de la prise de conscience que le chômage n’est pas une fatalité, qu’il est la conséquence des
politiques dominantes. Comme le sont les inégalités sociales et la différence croissante entre la pauvreté à un
pôle et l’accumulation sans vergogne des richesses à l’autre. Le détonateur, c’est le refus des discriminations
et le fait que les discriminations sont intimement liées aux inégalités et aux politiques qui les accentuent.
Point n’est besoin de grande démonstration pour comprendre qu’on n’est pas pauvre par hasard dans notre
société, que les chances d’être pauvres ne sont pas tellement réparties, que les discriminations se traduisent
dans les exclusions et les relégations.
Ce soulèvement populaire a atteint un premier objectif : plus personne ne peut prétendre que dans la société
française il n’y a pas d’inégalités sociales et de discriminations.
Les jeunes se sont attaqués à ce qui était à leur proximité, à ce qu’ils connaissent le mieux de cette société
qui les rejette. Ils connaissent les contrôles policiers incessants, c’est pour eux l’image même de la
14
discrimination et du mépris. Il faut dire que la politique officielle y est pour beaucoup, elle prend comme
modèle la répression ostensible, laissant libre cours aux policiers racistes et rend la vie impossible à ceux qui
voudraient associer la sécurité à la justice et au respect. Ils connaissent aussi les écoles et les équipements
publics, c’est pour eux l’image d’une promesse inaccessible. Là aussi la politique officielle y est pour
beaucoup. Le système éducatif est devant une contradiction impossible, il n’est pas en mesure de répondre à
lui seul à une situation sociale qui lui échappe, il ne peut pas garantir un travail alors que le chômage est une
donnée structurelle résultante. La bonne volonté des enseignants, des travailleurs sociaux, des agents
municipaux est confrontée à une impossibilité et au choix d’un élitisme construit comme antinomique de
l’égalité renforce la ségrégation sociale et urbaine.
La question de la violence est celle qui s’impose dans les discussions et donne lieu à toutes les généralités.
Rappelons d’une manière générale que la violence n’est pas illégitime quand elle est, sans autre alternative,
la seule forme de lutte possible contre les oppressions. Ce qui laisse ouverte la discussion, en situation, de la
nature des oppressions. Mais, les formes de la violence et les cibles de la violence doivent toujours être
interrogées et certaines sont forcément condamnables. Il faut dire aussi que l’utilisation à tort et à travers de
l’accusation de terrorisme finit par brouiller les limites et banaliser toutes les formes de violence. Il faut dire
aussi que le monopole de la violence légitime à l’Etat, une des modalités de la démocratie, implique la
justification des modalités de l’action publique et la proportionnalité de cette action aux dangers réels. De ce
point de vue, l’état d’exception apparaît comme une action idéologique qui stigmatise une partie de la
population et comporte des risques réels pour les libertés de tous.
Peut-on considérer ce soulèvement comme un mouvement coordonné, préparé et organisé ? Ce ne semble
pas être le cas. Bien que nous rencontrions, là encore, la question des appellations, chaque terme renvoyant à
des évènements qui se sont déroulés dans d’autres situations historiques et même à la représentation, souvent
un peu mythifiée de ces évènements. Malgré cette absence d’organisation, on peut avancer que le
soulèvement a su faire preuve d’une réelle autonomie et éviter les dérives les plus dangereuses. Le manque
de leaders a réduit la lisibilité de la révolte. On peut y lire la leçon de l’échec des périodes précédentes dans
les luttes des jeunes des banlieues. L’échec du mouvement d’intégration de 1982 récupéré et détourné,
notamment par SOS racisme, a vacciné plusieurs générations contre les promesses des politiques, des
associations bien-disantes et le rôle des médias. L’investissement dans des associations de proximité n’a pas
permis une très grande intégration, elle s’est aussi heurtée à l’action des municipalités qui, parfois avec de
bonnes intentions, ont coupé les dirigeants de ces associations de leur base et conduit à la méfiance par
rapport aux représentations intermédiaires. La troisième tentative est le passage d’une partie des jeunes par la
religion ; les révoltes de décembre en marque-t-elle les limites ou renforceront-elles ce recours ? Le manque
de représentants mandatés ou de porte-paroles patentés n’a pas empêché le soulèvement de se faire entendre.
Une des interrogations porte sur les formes d’organisation de la nouvelle génération et sur le rôle que
joueront les porte-paroles qui se dégageront.
Pour autant, les considérations sociales sont largement partagées dans l’opinion. Il peut alors paraître
paradoxal que les sondages plébiscitent le maintien de l’ordre. Ce paradoxe n’est qu’apparent. Il participe de
la différence entre le court terme et le long terme dans les conséquences des grands événements. Comme le
notait si justement Karl Marx, dans Le 18 Brumaire, après toute période de désordre, il y a une forte
demande de retour à l’ordre qui prend, en France la forme d’un recours à un sauveur et du bonapartisme.
Encore récemment, en 1968, les élections ont donné une Assemblée Nationale parmi les plus à droite de la
République. Ce qui n’a pas empêché le mouvement social de se maintenir et d’imposer les accords de
Grenelle. Aucune évolution n’est prédéterminée.
Comme tout événement, le soulèvement populaire a mis en lumière certaines des contradictions importantes
de la société française d’aujourd’hui. Il ne donne pas de réponses ou de certitudes ; il donne de nouveaux
éclairages, de nouvelles manières d’appréhender les questions. Il met en évidence la difficulté de faire la part
entre les nouvelles pratiques et réflexions et les réactions de refus de ces évolutions. Prenons par exemple la
manière dont la famille est interpellée. Alors même que l’individualisme d’un côté et la reconnaissance des
droits de l’enfant de l’autre accentuent l’autonomisation des jeunes, la famille est convoquée en renfort de
l’ordre moral et de la sécurité publique. La signification des allocations hésite entre le droit à un revenu et la
redistribution d’une part et l’incitation à l’insertion, la sanction des écarts à la normalité. Les changements
démographiques se traduisent par des évolutions des rapports de pouvoir entre les générations qui recoupent
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les changements sociaux. Les sociétés confrontées au vieillissement et à la précarisation n’ont pas de projet à
proposer à leur jeunesse ; elles en ont souvent peur.
Le soulèvement des jeunes des banlieues a relancé les débats, abusivement confondus, sur les migrations et
sur le racisme. Plusieurs questions méritent d’être retenues, la manière de les mettre en avant devenant ellemême un enjeu du débat. Les réactions contre l’immigration, de plus en plus dures, peuvent cacher une
acceptation de plus en plus forte de l’ouverture de la société ; c’est l’hypothèse qui peut-être proposée. Il y a
évidemment des Français qui sont racistes, mais est sûr que tous les Français ne le sont pas, et il est loin
d’être sûr qu’il y en ait plus qui le soit. D’autant que les comportements peuvent être contradictoires. On peut
penser que l’exacerbation des attaques racistes est une réponse au renforcement de l’antiracisme en tant que
valeur de référence. Rien n’est joué entre la banalisation de certaines des idées du Front National et le rejet
renouvelé des références aux idées du Front National. La question du racisme n’est pas seulement
idéologique. Ce qui est insupportable c’est la persistance d’un racisme institutionnel qui marque une part de
l’appareil d’Etat en contradiction avec le principe admis de l’égalité des droits. Depuis deux décennies, le
Conseil Consultatif des Droits de l’Homme demande que le droit des étrangers soit fondé sur l’égalité des
droits et non comme aujourd’hui sur le principe du maintien de l’ordre. Aujourd’hui, c’est l’inverse qui se
produit dans l’évolution du droit dans de nombreux domaines ; les réductions des droits des plus fragiles, en
l’occurrence les étrangers, prépare la remise en cause des droits de tous. Comme dans tous les pays et dans le
monde, nous sommes confrontés au fait que la décolonisation n’est pas achevée. En France, le racisme est
encore très marqué par la persistance d’une idéologie qui refuse de rompre avec l’idée coloniale et qui sert
des intérêts économiques et électoraux. Le choc est d’autant plus violent que la lutte contre le colonialisme et
les dominations joue aussi un rôle majeur dans la conscience politique de nombreux Français.
La discussion sur le modèle républicain a pris beaucoup d’ampleur en France. Il présente d’autant plus
d’intérêt qu’il met en avant l’importance de l’égalité dans les valeurs de référence. Cette discussion soulève
des questions d’une grande importance que nous n’avons pas la place d’aborder ici. Je voudrais simplement
souligner une question qui a émergé dans les réactions aux révoltes urbaines. Contrairement à une idée
injustement répandue, les luttes et les résistances des jeunes confrontés aux discriminations ne sont pas
forcément et spontanément communautaristes, même quand elles concernent des communautés de
différentes nature et qu’elles font référence aux solidarités traditionnelles. Ce qui ressort de ce coup de
projecteur sur notre société réelle, c’est que c’est la gestion de la société qui est ethnique et qui combine la
purification sociale et la ségrégation spatiale. Accepter de minimiser les discriminations et de sous-estimer
les injustices pour défendre la République, c’est mettre en danger mortel l’idéal républicain.
Le soulèvement populaire dans les banlieues françaises remet sur le devant de la scène l’importance des
luttes urbaines. Cette révolte retrouve quelques caractéristiques des révoltes récurrentes depuis celles de Los
Angeles, dès les années 80, puis celles de Birmingham dans les années 90. Elles différent des émeutes
urbaines de la fin des années 60, comme celle de Watts aux Etats-Unis qui concernaient plus le mouvement
noir américain ; il s’agit de ce que l’on pourrait caractériser comme une nouvelle génération d’émeutes
urbaines dans les villes-monde. Elles illustrent les conséquences des politiques néo-libérales en matière de
chômage et de pauvreté, de l’interaction entre inégalités, discriminations et racisme. Elles renvoient aussi à
l’explosion des contradictions Nord-Sud dans les villes européennes. Elles soulignent la montée en puissance
des idéologies sécuritaires en réponse à l’insécurité sociale et écologique. Elles rappellent que les politiques
de gestion des émeutes urbaines ont mis constamment en avant une double réponse : diviser les quartiers par
une politique sélective de promotion sociale ; réprimer les porte-parole. Aux Etats-Unis, par exemple, le
soutien à l’émergence d’une bourgeoisie noire et la liquidation, y compris physique, des leaders des
mouvements radicaux ont été menés de front. En France, on peut parler des contradictions de l’intégration.
On ne peut pas dire qu’il n’y a eu aucune intégration ; la discussion porte sur la nature de l’intégration, sur la
rupture des solidarités, sur les conséquences des politiques qui donnent des chances à quelques rares élus et
rejettent encore plus loin la majorité des exclus.
Puisque nous parlons de l’égalité et de la justice, il nous faut revenir sur les politiques qui les mettent en
cause. Il faut ensuite insister sur le rôle de l’idéologie sécuritaire qui accompagne et prépare ces politiques en
s’attaquant aux valeurs même de l’égalité et de la justice1.
Comme nous l’avons abordé, les gouvernements ont mis en œuvre, avec entêtement et constance, un
gigantesque transfert de richesses ; ils ont accéléré la redistribution des pauvres vers les riches. D’un côté, ils
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se sont attaqués à l’aide médicale aux plus démunis, à la réduction du temps de travail, à l’indemnisation du
chômage. De l’autre ils ont allégé la fiscalité pour les familles les plus aisées et remis en cause l'impôt sur les
fortunes. Ils ont facilité la fantastique propension des entreprises à licencier, “Vouloir les en empêcher,
déclarait François Fillon, c'est comme vouloir empêcher la maladie.” Les gouvernements ont accentué la
précarisation en minant les systèmes de protection sociale.
La mobilisation sociale conteste le cœur de cette politique. Elle a révélé un refus profond de cette orientation
et l’apparition d’une nouvelle radicalité, c’est à dire de la prise de conscience qu’il faut prendre les choses à
la racine. La criminalisation de toute contestation, de toute révolte, de tout refus est une des réponses à cette
prise de conscience. Elle s’inscrit dans la montée de la pensée sécuritaire qui culmine dans l’idéologie
policière spectaculaire qui accompagne la « tolérance zéro ». Cette conception policière de l’Histoire est
largement partagée. Elle est assumée sans complexe et même avec une certaine délectation par la droite. La
gauche institutionnelle ne paraît toujours pas se rendre compte de la profondeur du discrédit qu’elle a gagné
en se ralliant au camp des forts et des réalistes, en succombant aux certitudes et aux délices de la pensée
sécuritaire et en la légitimant.
Après s’être faufilée presque honteusement dans les discours politiques, la pensée sécuritaire a fini par en
occuper tout l’espace. Elle a préparé puis accompagné la montée des nouvelles alliances populistes. Elle se
traduit aujourd’hui sans complexes dans des politiques qui en dévoilent la nature. Les dernières mesures
discutées en France sont significatives. Les ennemis ce sont les jeunes, les pauvres, les étrangers ; ils le sont
par nature. Ils menacent les personnes et les biens, ils sont violents, envahissent l’espace public, occupent les
propriétés. Et pourtant, les dangers ne sont pas tellement plus grands qu’avant, la violence n’est pas nouvelle,
les « barbares » ne sont ni plus nombreux ni plus envahissants. C’est leur acceptabilité qui a changé et la
crainte qui a grandi. De quoi nos sociétés ont-elles donc peur ?
L’évidence sécuritaire n’est pas tombée du ciel, elle a été construite. L’idée de la continuité entre les petites
incivilités et la grande délinquance se revendique du bon sens, elle n’a pourtant aucun fondement
scientifique ; elle permet surtout d’éviter toute interrogation sur la grande criminalité. Foin des faiblesses
coupables, il suffirait de montrer sa force pour en finir avec l’insécurité. Inutile de s’interroger sur les causes
et les responsabilités, sur la nature de cette insécurité, il suffit de constater qu’elle est là et de s’interroger sur
la manière de la faire disparaître. Pour les partisans de la manière forte, il est clair que seuls des esprits
faibles peuvent perdre leur temps à s’interroger sur le pourquoi ; les réalistes et les efficaces savent bien qu’il
faut se concentrer sur le comment !
Pour pouvoir stigmatiser les réactions des pauvres, il faut bien d’abord convaincre qu’il n’y a pas de rapport
entre violence et pauvreté. C’est là que la démarche a été habile ; elle a consisté à s’appuyer sur
l’affirmation, peu contestée, qu’on ne pouvait pas tout expliquer par la pauvreté pour inverser la charge de la
preuve. Aux pauvres et aux étrangers de faire la preuve de leur innocence ! D’autant que dans le fond, on est
persuadé qu’ils auraient toutes les raisons de se révolter, ce qui suffit bien à les rendre suspects. Il a fallu
ensuite disqualifier la prévention pour laisser place nette à la gestion de l’exclusion par la répression. Pour
autant, au-delà de la bonne volonté de ceux qui s’y sont engagés, peut-on qualifier de préventives les
politiques sociales, scolaires, urbaines qui ont été mises en œuvre ? Ont-elles fait reculer les inégalités, les
discriminations, les rapports de domination, la précarisation, les humiliations ? Avec le cours dominant de la
mondialisation qui s’est imposé aux sociétés, l’insécurité sociale est une réalité de plus en plus largement
vécue. Les crises financières répétées, les risques environnementaux majeurs et le vacarme des guerres ont
accru l’insécurité dans l’avenir.
On peut remettre en cause le discours dominant et montrer la nature des politiques à l’œuvre sans tomber
dans l’angélisme. La violence existe, la comprendre n’est pas la justifier. Le recours à la répression est l’aveu
d’un double échec. Celui de la non réponse aux questions qui ont conduit à la violence et celui de
l’incapacité à maintenir le rapport de confiance nécessaire à la vie en commun. Sans oublier que les
comportements violents s’inscrivent dans la stratégie de ceux qui en ont besoin pour se légitimer. Le péril
pour toute la société est dans l’enfermement d’une culture de l’échec, de la paupérisation des moyens
d’expression, de la perte de repères. L’exclusion d’une partie d’elle-même gangrène toute la société.
Si la gestion sociale ne suffit pas et qu’on refuse d’imaginer qu’une révision déchirante s’impose, il faut
alors « bétonner » et la porte est ouverte à la répression. La diabolisation des jeunes et des lieux, banlieues et
17
quartiers, renvoie à une stratégie de lutte contre l’ennemi de l’intérieur : la gestion du social trouve ses
sources dans la gestion du handicap ; la référence aux valeurs renvoie au moralisme et met en avant la
normalisation ; la violence est assimilée au terrorisme à quoi répond la pacification. Dans cette stratégie du
fort au faible on perd vite la mesure, on perd de vue que la légitimité d’un ordre social dépend de la capacité
de tenir compte de l’état de nécessité et de proportionner les réponses aux transgressions. Mais, la réponse en
termes d’apartheid, de ghettos et de réserves se paye très cher ; en dressant des barrières de protection, on
s’enferme soi-même, et l’inquiétude se nourrit d’elle-même ; refuser l’autre, c’est toujours se refuser soimême. La société que l’on construit devient vite invivable. Peut-on donner une meilleure définition de
l’intolérance totale que la tolérance zéro ?
1
La suite de ce texte reprend un article de Gustave Massiah publié dans Libération en juin 2003 sous le titre
« la tolérance zéro signifie mathématiquement l’intolérance totale »
18
La part des anges
La crise de l’automne 2005 dans les quartiers pauvres en France
et la démonologie des banlieues
Bernard Dreano,
Président du Cedetim, co-président du réseau Helsinki Citizens’Assembly
Décembre 2005
Expression écrite : décrire, exprimer son opinion.
Thèmes abordés : Les jeunes, la vision de la société, l’injustice,
les difficultés d’intégration.
Lisez ci-dessous la partie du résumé des Misérables consacrée à Cosette :
« Ayant retrouvé la liberté, Jean Valjean souhaite honorer la promesse
qu’il avait faite à Fantine : libérer Cosette. Il arrive à Montfermeil la veille de Noël.
Cosette est toujours en haillons. Alors que la petite servante se fait réprimander par La Thénardier, Jean
Valjean prend sa défense. Puis la terrible mégère envoie Cosette,
à la nuit tombée, chercher de l’eau à la fontaine, là-bas dans la forêt.
Corvée que Cosette redoutait, d’autant que la nuit est glaciale
et le seau plus grand qu’elle. Cosette part seule dans cette nuit de Noël.
Elle jette un regard devant une somptueuse poupée, exposée dans l’une des baraques dressées pour Noël.
Puis elle s’enfonce dans la nuit noire.
Le sceau rempli, il lui faut vaincre la fatigue, la peur
et se dépêcher car sa patronne a horreur d’attendre.
Soudain, elle sent que le seau devient de plus en plus léger.
Une grosse main s’est saisie de l’anse.
Cosette se sent protégée par cet homme très fort
qu’elle ne connaît pas et qui pourtant la rassure… »1
Il y a près d’un demi siècle, quand ce Clichy perdu était à l’ombre de ses bois, sa petite chapelle de Notre
Dame des Anges, au lieu dit du Chêne-pointu, était entourée d’arbres et son pèlerinage encore fréquenté,
souvenir d’anges libérateurs de voyageurs victimes des brigands (racailles des temps jadis). A deux pas, les
habitants des pavillons, pas toujours bâtis avec des permis de construire conformes, allaient guincher au bal
musette de l’étang des sept îles. De l’autre coté de la colline, près de l’hôpital de Montfermeil on montrait la
fontaine où Cosette, l’héroïne de Victor Hugo, allait chercher de l’eau au siècle précédent.
Il y a bien longtemps que l’étang a été comblé, le musette remplacé par un supermarché, bon nombre de
fidèles de la chapelle sont d’origine africaine, et la cité des Bosquets ne garde dans son nom que le souvenir
du bois qui fut. Dans cette périphérie lointaine de la ville lumière, Victor Hugo retrouverait aujourd’hui ses
Misérables, là où ce n’est plus seulement la petite Cosette qui est reléguée, mais une population entière.
Sur les écrans de télévision du monde, ces nouveaux Gavroches, les anges de Montfermeil et d’ailleurs, se
sont transformés en démons, les flammes oranges des voitures embrasées ont évoqué un nouvel enfer. Et les
fidèles de la mosquée de Clichy-sous-bois ont versé, sur le vallon, les larmes provoquées par les grenades
lacrymogènes lancées par des policiers qui ne sont plus les anges bienveillants, ou les argousins de Javert,
mais les sombres gardiens de Sarkozy venus rétablir l’ordre dans cette géhenne.
Cette mosquée s’appelle Bilal. Bilal Ibn Rabah, compagnon du prophète, fut le premier muezzin de l’islam et
la tradition précise que sa peau était noire, car sa mère venait de l’actuelle Ethiopie. Une famille « issue de
l’immigration » déjà ? Il fut aussi, plus tard, le conseiller écouté du Khalife Omar. Mais qui conseille
aujourd’hui Nicolas Sarkozy, celui qui veut être Khalife à la place du Khalife, et qui à l’évidence se moque
19
des conseils d’Azouz Begag, le malheureux ministre sans pouvoir, « délégué à la promotion de l’égalité des
chances » ?
Les conseillers d’aujourd’hui, docteurs en banliologie, experts en classes dangereuses et autres spécialistes
des fractures sociales, n’ont pas l’air d’inciter ce gouvernement à modifier une politique calamiteuse, qui, si
l’on en croit les premières mesures prise, risque d’aggraver encore les choses. Mais les « forces
progressistes » qui s’opposent théoriquement à ces politiques, semblent avoir le plus grand mal à proposer
d’autres réponses que celles qui ont contribuées à l’actuelle crise. Pire, tout semble ce conjuguer pour que la
fracture s’approfondisse progressivement en apartheid, pour que le malaise se constitue en une idéologie de
combat, de ces idées noires qui construisent les images de l’ennemi, en l’occurrence notre ennemi supposé
de la prétendue guerre des civilisations.
La crise des banlieues de novembre 2005 est à l’évidence le symptôme d’un problème social très ancien.
Mais, par son ampleur et son écho mondial elle constitue un événement politique et historique nouveau. Il est
encore tôt pour en mesurer toute la portée. Il est fort probable que ses effets à court terme seront surtout
négatifs.
A plus long terme, l’ébranlement pourrait avoir des conséquences positives, mais dans quelles conditions ?
Pour savoir identifier ce qui peut permettre une reconstruction, il faut comprendre quelles sont les forces
destructrices à l’œuvre. A commencer par celles que déchaîne une politique gouvernementale fondée sur la
xénophobie et la répression, mais aussi par celles que laissent libres les inhibitions et les blocages de ceux
qui sont censés résister à cette politique. Et plus encore, il faut comprendre ce qui se passe vraiment dans les
quartiers pauvres de notre pays, comment les anges deviennent démons. Alors, seulement, nous pourrons
esquisser quelques réponses et faire front face aux fauteurs de la guerre sociale.
20
I
Le pogrom antirépublicain
Mme Alima Boumediene-Thiery. (Verts) : En effet, pour beaucoup de citoyens, cette loi n’est, ni plus ni
moins, que la réminiscence d’un passé colonial qui ne passe pas, auquel s’ajoute, d’ailleurs, une diversité
ethnique que l’on refuse de reconnaître.
(Protestations sur les travées de l’UMP)
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat (PCF) : Cessez de hurler ! Laissez-la parler !
Mme Alima Boumediene-Thiery : Vous pouvez râler.
D’ailleurs, il n’y a que la vérité qui blesse ! (…)
Bref, après les Arabes, les Kanaks et les Noirs, aujourd’hui,
ce sont les étrangers de l’intérieur.
(Oh ! sur les travées de l’UMP)
Eh oui, aux indigènes de la colonie se substituent officiellement les indigènes
des banlieues, comme l’ont rappelé récemment
plusieurs personnes issues de cette histoire et ardents
défenseurs du devoir de mémoire.
M. Josselin de Rohan (UMP) : Grotesque !
M. Patrice Gélard (UMP), vice-président de la commission des lois : C’est du racisme !
Mme Alima Boumediene-Thiery : Alors que certains responsables osent appeler les habitants des banlieues
«fils et filles de la République », je suis désolée de constater qu’avec cette loi se confirme le fait que l’on
nous traite, encore et encore, en enfants illégitimes de la République. (Rires sur plusieurs travées de l’UMP)
Mme Nicole Borvo Cohen-Seat : Et cela vous fait rire !2
Depuis déjà longtemps, la violence est endémique dans de nombreux quartiers pauvres du paisible pays de
France. Une violence qui peut avoir une certaine rationalité, comme moyen de survie face à la pauvreté, au
chômage et aux humiliations quotidiennes, avec ses de vols et ses trafics. Une violence qui est aussi
domestique, intime, écho en dedans de la violence du dehors, entre maris et femmes, garçons et filles, grands
et petits, de la dispute familiale quotidienne jusqu’à l’amoureux éconduit, meurtrier de la fille qu’il convoite.
Une violence irrationnelle enfin, qui embrase régulièrement les voitures en bas des immeubles, comme un cri
de colère contre ces misères.
Bien entendu la violence n’existe pas que dans ces quartiers là, et la vie de ces quartiers n’est pas faite que de
violence. Et depuis maintenant une génération les « décideurs » nous expliquent que ces « zones sensibles »
et autres « quartiers défavorisés » font l’objet de toute la sollicitude de la nation et que de « dispositifs » en
« plans d’urgence », de « nouveaux départs » en « zones franches », les quartiers vont redevenir les « cités
radieuses » que leurs promoteurs imaginaient, parait-il. Des « décideurs » qui n’ont jamais cherché vraiment
à répondre à la question que se posait, comme tant d’autres enfant des cités, Mehdi Lallaoui, il y a plus d’une
décennie : « à quel moment a eu lieu la rupture qui a favorisé le rendement et le béton au détriment des
habitants ? Comment sont apparus ces ghettos de misère, cette relégation sociale qui subsiste encore
aujourd’hui… ? »3 . Des « décideurs » qui n’ont jamais voulu s’attaquer au poison qui se diffusait dans le
corps social au fil des ans, ce mépris, cette hogra4… Un empoisonnement, qui a fait système, annulé les
progrès accomplis ici ou là, vidé de sens les discours humanistes, engendré le racisme, le repli sur soi, la
haine.
De ce dernier point de vue, dans leur manière de faire face à la crise, Dominique de Villepin, comme son
rival Nicolas Sarkozy, ont fait un grand pas en avant dans la pire des directions.
Chacun a pu constater que les émeutiers de novembre étaient de jeunes gens (parfois très jeunes) agissant
presque toujours de manière similaire (et à l’évidence mimétique). Toutefois, dans la mise en scène d’un
combat quasi ritualisé avec les policiers, la violence est demeurée relativement limitée, malgré les milliers de
voitures et des dizaines de lieux publics ou commerciaux brûlés. Contrairement à d’autres émeutes urbaines
de ce genre, il n’y a eu que peu de violence visant des personnes, et, plus significativement encore, pas de
21
pillages. Cette violence était donc essentiellement « symbolique », porteuse de message ; ce qui ne signifie
évidemment pas qu’elle était bénigne. A cette manifestation les pouvoirs publics ont répondu à leur manière,
qui n’avait rien de bénigne non plus, avec leurs techniques du « maintien de l’ordre » par le quadrillage du
terrain ou l’expédition punitive par des corps expéditionnaires, et surtout leur symbolique juridique et
politique aussi claire que redoutable.
Ce message est résumé de manière dramatique dans la décision de recourir à la loi d’état d’urgence du 3 avril
1955, celle de la guerre d’Algérie. L’invocation d’un texte prévoyant que « l’état d’urgence peut être déclaré
sur tout ou partie du territoire métropolitain, de l’Algérie ou des départements d’outre-mer, soit en cas de
péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public, soit en cas d’événements présentant, par leur
nature et leur gravité, le caractère de calamité publique»5 ne correspond évidemment pas à une obligation
juridiquement nécessaire aujourd’hui. Ce que permet cette loi, les perquisitions de jour comme de nuit, sans
contrôles judiciaires, ayant notamment pour but de « rechercher les armes », la possibilité d’interdire toutes
réunions sans autre motivation que celle de l’état d’urgence lui-même, voire de recourir à la justice militaire6,
est totalement disproportionnée par rapport à la réalité. Cela n’avait pas été jugé nécessaire, ni en mai-juin
68, ni au plus fort des troubles corses ou lors des plus violentes manifestations paysannes. Là où de simples
arrêtés préfectoraux auraient suffit, Villepin et Sarkozy ont préféré une affirmation idéologique, confirmant
symboliquement l’hypothèse de la « gestion coloniale » des banlieues, et non d’une disposition de maintien
de l’ordre « au nom de l’efficacité dans la restauration de la paix publique »7 dont fait mine de se réclamer
le ministre de l’intérieur.
Au delà des fantasmagories guerrières, le discours de Sarkozy s’appuie sur deux thèmes récurrents aux effets
bien concrets.
Le premier est celui, bien connu, de la « sécurité », qui fait toujours recette, malgré cette politique de
gribouille qui a provoqué une extension des violences en tache d’huile. En période de troubles, le « parti de
l’ordre » rallie toujours de nombreux adeptes rassurés par un discours « ferme et direct », qui donne
l’impression de ramener le calme par la magie des mâles déclarations quand bien même il a contribué au
désordre. Il faut donc présenter les émeutes comme fomentées par des malfaiteurs d’où le mensonge sur le
fait que 80% des personnes arrêtés aurait été des délinquants8.
Le second, tout aussi classique, est celui de la xénophobie, en ciblant l’immigration d’aujourd’hui, par
rapport à un problème qui, s’il a un rapport avec une immigration, concerne indirectement celle d’il y a
trente ou cinquante ans ! D’où l’insistance sur les expulsions de quelques jeunes raflés sur le terrain porteurs
de la mauvaise carte d’identité. « Le condensé des problèmes que connaissent nos quartiers, c’est aussi une
politique d’immigration subie, alors que nombreux sont ceux qui veulent une politique d’immigration
choisie »9 ajoute doctement le ministre de l’intérieur. Son objectif est surtout de promouvoir une future
« immigration de travail » sans droits civils (notamment celui de vivre en famille)10. Il oublie bien sur que la
majorité des jeunes émeutiers sont les enfants d’une immigration de travail et sans droits, « choisie »
justement par les entreprises, il y a plus de trente ans.
Dominique de Villepin et plus encore Jacques Chirac, semblent s’appliquer à ne pas tenir un discours aussi
exclusivement xénophobe-sécuritaire et se veulent ouvert aux « enfants de la République ». Mais cette
démarcation n’en est pas une. Plus grave peut être, le paternalisme compassionnel, sensé compenser le
discours sarkozien, n’a fait que flatter les pires dérives idéologiques réactionnaires. Car les « partisans de
l’ordre » vont idéologiquement au-delà des positions xénophobes et sécuritaires de Nicolas Sarkozy,
développant sans retenue des arguments culturalistes et colonialistes qui s’inscrivent dans l’air du temps
actuel de la guerre des civilisations, et que le recours par le gouvernement Villepin à la loi d’état d’urgence
de 1955 vient valider.
Les propos tenus lors du débat parlementaire sur la prorogation de l’état d’urgence ne font d’ailleurs que le
confirmer. Pour les orateurs de la majorité, il s’agit bien de mater ces « indigènes » en révolte qui de surcroît
ne parlent pas français ! «Or, quand on est citoyen d’un quartier, on a des droits et des devoirs, dont celui de
parler français », précise finement le député Nicolas Perruchot (UDF) pour justifier l’état d’urgence. Des
quartiers où il est incompréhensible « que les familles qui posent problème aient les mêmes droits que les
honnêtes gens » et donc, pour Gérard Hamel (UMP), il faut instaurer des punitions collectives. Tandis
qu’Hervé Mariton (UMP) sait lui, que les problèmes viennent de ceux qui, « au fil des dernières années et
22
des derniers mois, ont semé dans notre société les graines du refus de la fraternité », précisant « Qu’on me
permette de dire que, dans une certaine mesure, la crise que nous avons vécue, c’est la faute à Dieudonné
! »11 - et voila ce nouveau diable qui vient terroriser nos braves parlementaires blancs, non pour ses propos
antisémites mais comme fantasme du boutefeu nègre12 !
Faisant abstraction du fait que, dans leur immense majorité, les jeunes émeutiers sont français, nés ou ayant
grandi dans ce pays et censés être représentés par ces honorables parlementaires et gouvernés par ces
ministres, les uns et les autres se sont efforcés d’en souligner le caractère « étranger ». C’est le sens des
explications données au Financial Times13 par le ministre des relations du travail, Gerard Larcher (qui s’y
connaît en banlieue en tant que maire de Rambouillet), sur le rôle de la polygamie (étrangère) comme facteur
incendiaire. Il s’y connaît d’ailleurs aussi en polygamie, ignorant juste qu’il vit dans le seul pays de l’Union
européenne dans lequel celle-ci a été légale jusqu’au… 1er janvier 2005 !14.
Le passé mal digéré vient gonfler les voiles du plus mauvais des vents du présent. Les débats sur la loi du 23
février 2005 de « réparation » pour les Harkis avaient déjà démontré la puissance de ce retour du colonial
dans la tendance actuelle à la guerre des civilisations. Cette loi n’est guère convaincante en terme de
réparation pour le crime qu’a été la politique de la République à l’égard des Algériens (et leurs familles)
engagés contractuels de l’Armée de la République. En compensation (?), un groupe de pression comportant
l’actuel ministre des affaires étrangères Douste-Blazy avait imposé qu’y figure l’obligation que « les
programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer,
notamment en Afrique du Nord, et accordent à l’histoire et aux sacrifices des combattants de l’armée
française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils ont droit. »
Comme toujours en pareil cas, des intellectuels haineux ajoutent leurs souffles puissants. L’académicienne
Hélène Carrère d’Encausse est allée expliquer à la chaîne Russe NTV que les xénophobes de Russie ont bien
raison de voir dans la crise des banlieues l’affrontement entre la civilisation chrétienne et la barbarie
islamiste arabo-africaine. L’inénarrable professeur de philosophie de nos chers polytechniciens, Alain
Finkelkraut, « honneur de l’intelligence française » pour Nicolas Sarkozy15, pense que « la violence actuelle
n’est pas une réaction à l’injustice de la République, mais un gigantesque pogrome antirépublicain »16, et
explique aux journalistes israéliens d’Haaretz : « en France on voudrait bien réduire les émeutes à leur
niveau social. Voir en elles une révolte de jeunes de banlieues contre leur situation, la discrimination dont
ils souffrent et contre le chômage. Le problème est que la plupart de ces jeunes sont noirs ou arabes et
s’identifient à l’Islam. Il y a en effet en France d’autres émigrants en situation difficile, chinois, vietnamiens,
portugais, et ils ne participent pas aux émeutes. Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère
ethnico-religieux ».17 Le nom moins inénarrable André Gluskmann, soucieux de ne pas être en reste, ajoute
sa confusion à la sainte colère de son rival « Finky » en parlant de « haine généralisée » en France 18.
Ces intellectuels, plus ou moins néo-libéraux et néo-conservateurs sont rejoint dans leurs analyses comme
dans leurs imprécations par d’autres conservateurs, ceux-là antilibéraux ou farouches adversaires des
politiques néolibérales, comme l’Union des familles laïques (UFAL) qui voit dans les événements
« l’alliance de fait du ministre de l’Intérieur avec les délinquants maffieux et les caïds de l’islam politique
dans les banlieues » et appelle le gouvernement à sévir contre « ces caïds des quartiers et de l’islam
politique qui ont semé dans toutes les banlieues, les graines d’une guerre organisée contre les couches
populaires et le modèle social républicain »19, position partagée par l’éditorialiste de Charlie Hebdo,
Philippe Val, qui voit dans toutes ces émeutes un mouvement inspiré par les redoutables « Indigènes de la
République » qui sont, à ses yeux, forcément des méchants antisémites puisqu’ils n’avaient d’autres buts que
de « relativiser la Shoah », et organisé par les féroces « émeutiers de nos banlieues », qui sont, à ses yeux,
forcément des épouvantables islamistes puisqu’ils n’avaient d’autres buts que de rendre « les filles voilées
inaccessibles à qui n’est pas coreligionnaire »20.
Ces déclarations colonialistes et xénophobes, n’ont pas commencé avec le drame de Clichy-sous-Bois, elles
sont permanentes depuis quelques années. Tant de la part de certains responsables politiques que de certains
intellectuels.
Colonialistes ? Souvenons nous par exemple de Lionnel Luca expliquant à l’assemblée nationale lors du
débat sur la loi de promotion du colonialisme à l’école du 23 février 2005 : « Sans la France, l’Algérie
d’aujourd’hui n’existerait pas. C’est la France qui lui a donné son territoire et son identité, qui l’a
23
organisée et développée. L’œuvre de la France outre-mer est méconnue et déformée, voire calomniée, sous
le vocable de colonialisme. Nous n’avons pas à rougir de la colonisation, engagée par la gauche à la fin du
XIXe siècle au nom des grands principes républicains. Elle doit être réhabilitée, car c’est elle qui a donné
naissance à la francophonie. Les quelque cinquante Etats qui y participent, sous la houlette bienveillante de
la France, sont tous issus de notre empire. »21
Xénophobes ? Que penser par exemple du rapport présenté par Malek Boutih, rédigé au printemps 2005 pour
le secrétariat national du Parti Socialiste, dont le Front National saluait le « bon sens »22 félicitant l’ancien
dirigeant de SOS Racisme et ajoutant et que ce texte prouvait « que la lepénisation des esprits est en marche,
sachant que nos compatriotes ne manqueront pas de préférer l’original à la copie ». Un rapport regrettant la
régularisation des sans papiers, préconisant le « livret sanitaire » pour les travailleurs immigrés, la fin du
droit du sol, du droit au regroupement familial, la précarisation des résidents étrangers par la suppression de
l’actuelle carte de séjour de dix ans, etc.
Face aux banlieues en feu, tout ce beau monde s’est donc peu ou prou retrouvé dans un nouveau « parti de
l’ordre » comme il s’en constitue toujours en pareil cas. Il est disparate. Il va d’Hélène Carrère d’Encausse
(de l’Académie française) à Philippe Val (de Charlie Hebdo), du néo-bonapartiste Max Gallo au néo-chouan
Philippe de Villiers, de la féministe moderne Caroline Fourest et de l’antiraciste moderne Dominique Sopo23
à la postfasciste moderne Marine Le Pen… Mais les déclarations des uns et des autres ont toujours deux
points communs : la défense « des principes républicains » et la résistance, au nom de ces principes, à
l’offensive des « barbares » (sauvageons des quartiers plus ou moins islamisés), bref une nouvelle Union
sacrée qui n’est plus celle de la guerre contre les boches mais celle de la guerre contre les nouveaux barbares.
24
II
L’assistance sociale ?
Je récuse l’accusation absurde d’une France qui reproduirait aujourd’hui
dans ses quartiers la fracture coloniale. Si nous ne sommes comptables des fautes
ni de nos pères ni de nos ancêtres, nous serions coupables de les répéter.
Quel pays plus que la France depuis cinquante ans a marié tant de populations diverses
et a reconnu toutes ces personnes comme citoyens à part entière ?
Les difficultés que connaît notre modèle d’intégration
ne peuvent faire oublier les vertus de ses principes.
Jean-Marc Ayrault
Président du groupe socialiste à l’assemblée nationale24
« Voilà plus de trois ans que les mots servent de lances et d’obus » a écrit Christiane Taubira25. La député de
Guyane sait combien ces armes rhétoriques, utilisées par ces politiciens et ces penseurs néoconservateurs de
droite et de gauche, ont fait mal. Elle fait partie de ceux qui veulent faire front. Mais existe-t-il aujourd’hui,
comme souvent dans notre histoire, un « parti du progrès » face au « parti de l’ordre » ? Qui sont les
progressistes dans ce pays, qui ne se considèrent pas comme des vociférateurs de la sécurité et des croisés de
la guerre des civilisations ?
Ceux là, s’ils existent et quelles que soient leur position sur l’échiquier politique ou au sein du mouvement
social, ont été dépassés devant l’incendie des quartiers.
Au gouvernement, Jean Louis Borloo a pu s’échiner à répéter qu’il s’agissait d’un problème d’enfants de la
France à résoudre entre Français, et Azouz Begag s’efforcer de faire bonne figure face aux humiliations
répétées de la part de certains de ses collègues, ils sont apparus non seulement sans prises sur les
événements, mais aussi sans influences sur les meutes xénophobes et colonialistes de leur majorité
gouvernementale.
L’opposition socialiste n’a pas plus brillé. Certes, elle a, rituellement, dénoncé la politique de la droite, en
particulier le démantèlement des mesures qu’avait pris le gouvernement Jospin (police de proximité ou
emploi jeunes) sans convaincre que ces mesures aient contribué significativement à renverser la tendance à la
désintégration d’une partie de la société française. Et elle s’est abstenue de déférer le texte de recours à la loi
de 1955 devant le Conseil constitutionnel, rendant sans effet ses protestations verbeuses.
Comment le Parti Socialiste, réuni en son instance suprême (son congrès), a-t-il, collectivement interprété les
événements26 ? Il « a pris la mesure de la crise que traduit la montée des inégalités et de la violence », qui, a
ses yeux, ne s’est pas réduit seulement au « problème des banlieues qui resurgit brutalement » (resurgit
brutalement ?!), mais est l’expression du mal de « toute la société française qui souffre des dégâts du
chômage, de la précarité, des inégalités, de l’accumulation durable, de la misère sociale et des
discriminations ». Bien entendu, c’est la droite libérale qui a « créé les conditions du désordre social» et
« d’une crise majeure, porteuse de tous les dangers pour notre pacte républicain ». Si l’on suit bien la
résolution des socialistes, l’aspect spécifique d’un mouvement affectant les habitants particuliers de certains
quartiers précis n’est pas un élément tellement important de cette crise là. Il ne s’agit, pour l’essentiel, que de
l’une des conséquences parmi d’autres de la politique négative de la droite. Et, comme c’est d’un problème
social qu’il s’agit, les solutions doivent être sociales.
Lesquelles ? « Une loi de programmation pour les quartiers » - une de plus -, avec des moyens
supplémentaires. Une politique ou « les élus locaux, des services publics forts, des associations confortées
doivent être les maîtres d’œuvre d’une véritable mobilisation générale sur le terrain. Priorité doit être
donnée à l’accompagnement humain des familles, à l’éducation, à l’animation culturelle et sportive ». Outre
qu’il s’agit là de l’exposé des motifs de toute les politiques menées par les gouvernements depuis trente ans,
on remarque que les habitants des quartiers sont une fois de plus ignorés, sinon pour être « accompagnés » et
« animés » et qu’« unanimes, dès à présent à répondre à l’urgence sociale», les socialistes qui se veulent le
25
parti populaire par excellence, n’envisagent pourtant pas leur action comme partant des quartiers mais
comme s’appliquant aux quartiers, à travers les politiques publiques ou parapubliques. Les situationnistes il y
a quarante ans constataient qu’un prolétaire moderne était quelqu’un exclu de l’emploi de sa vie et qui le
savait ; les socialistes d’aujourd’hui qui parlent de « porter la parole de ceux qui souffrent et répondre à
leurs aspirations » ne semblent pas vouloir être là pour représenter les prolétaires qui reprennent pouvoir sur
leur vie, mais pour les « traiter socialement ».
Les premières mesures que préconise la résolution sont, outre le rétablissement des emplois jeunes et la
« sanction » des discriminations, « un volontarisme républicain fondé sur des critères sociaux, et en aucun
cas ethniques, pour assurer la promotion sociale de jeunes des quartiers populaires » et « la promotion de la
laïcité qui est au coeur du pacte républicain à travers l’adoption d’une charte solennelle des principes laïcs
dans les services publics ». En d’autres termes, si la question est sociale, elle n’est pas « ethnique ». Il n’y
donc pas particulièrement urgence de s’interroger sur les racines historiques et sur les formes de reproduction
du racisme telle qu’il est enraciné dans la société française. D’ailleurs, la nature des discriminations à
sanctionner n’est jamais détaillée.
Y aurait-il cependant d’autres urgences que purement économico-sociale ? Assurément ; des urgences
« laïques ». Pourquoi « laïques » et pas par exemple « antiracistes » ? Jean-Marc Ayrault, président du
groupe socialiste à l’Assemblée nationale nous l’explique : « Les crédits des associations ont été réduits de
manière telle que des groupes religieux ont parfois pris en charge, par défaut, le travail de médiation
sociale. S’il est temps de reconnaître à l’islam sa place de deuxième religion dans notre pays, dans le
respect et la dignité, arrêtons de lui demander de régir la vie des cités à la place de la République. La laïcité
doit retrouver tous ses droits. La médiation sociale est l’affaire des municipalités et des associations, pas des
prédicateurs »27. La réduction des subventions aux associations par la droite est évidente, mais les « groupes
religieux » de terrain dont parle Ayrault n’ont jamais été subventionnés, du moins par la puissance publique.
Seulement ces groupes sont constitués d’habitants des quartiers sensibles, ce qui leur donne évidemment plus
de poids social que les constructions médiatiques de type Ni Putes Ni Soumises avec des cadres formés à la
remarquable école de professeurs en banliologie aussi compétents que le sénateur Michel Charasse ! Et
surtout, la question n’est pas, de « régir les cités » (et bien entendu pas de demander à « l’Islam » de le faire),
mais de permettre à celles-ci de se régir. Elle est moins de faire de la « médiation » que de construire une
société démocratique, y compris dans les quartiers pauvres ! Si les socialistes ont, à l’évidence, peur des
musulmans de France, qu’ils connaissent en général (il y a des exceptions) fort mal, ils appréhendent bien la
vie de ces quartiers pauvres sur le mode du paternalisme.
Ce paternalisme qui s’accompagne d’une certaine suffisance « républicaine », empêche ceux qui y
succombent de voir l’évidence : le moteur de la crise des banlieue n’est pas seulement social et économique
(il l’est bien sur), il est aussi idéologique. Les discriminations que subissent les jeunes des quartiers ne sont
pas seulement dues au fait qu’ils sont pauvres et qu’ils sont jeunes (ce pays n’aime ni ses pauvres ni ses
jeunes), elles sont aussi ethniques, elles frappent les Noirs et les Arabes en tant que tels, ces discriminations
sont le symptôme d’un mal profond, le racisme à la française.
Cet aveuglement n’est pas propre aux socialistes. Il est sans doute dominant à gauche, même à la « gauche de
la gauche ». Au delà des évidentes divergences qui existent par ailleurs, on retrouve, avec plus ou moins de
fréquences selon les couleurs politiques, les mêmes invariants, les mêmes analyses, les mêmes
argumentaires, et dans une certaine mesure les mêmes propositions, dans les déclarations de personnes se
réclamant du PCF ou des Verts, de la LCR ou des courants libertaires, de la FSU ou d’ATTAC…
Le premier invariant est l’insistance à souligner le caractère économico-social de la crise. Répétons encore
une fois que cette dimension est fondamentale : le chômage et la précarité prolongés, avec tous leurs effets
désagrégateurs, ont profondément marqué les quartiers pauvres. Ce qui est troublant n’est pas l’insistance sur
cette évidence, mais la manière d’insister, comme pour exorciser les autres dimensions.
Invariance aussi dans l’insistance sur la responsabilité quasi exclusive des politiques néolibérales. Là encore,
il est bien clair que les politiques menées ces dernières années, favorisant la rentabilité à court terme,
dénigrant et démantelant les services publics et substituant la privatisation à l’engagement collectif, ont
contribué largement à la rupture du tissu social, surtout là où il était le plus fragile. Mais tout s’explique-t-il
par le néolibéralisme ?
26
Ainsi, par exemple, pour le PCF « la situation actuelle, rendue explosive par les provocations ministérielles,
est le produit de très longues années de sous-estimation de la gravité des problèmes posés par ce qu’on a
appelé la « crise urbaine », à laquelle les gouvernements successifs se sont refusés à répondre, favorisant les
logiques libérales qui cassent les droits et les solidarités »28. Et pour la LCR : « la mobilisation populaire
contre le gouvernement est indispensable pour faire toute la lumière sur le drame de Clichy, faire cesser les
provocations policières, exiger le départ de Sarkozy, stopper les réformes libérales et revendiquer que la
priorité soit donnée à la satisfaction des besoins sociaux. »29 On retrouve dans la plupart des déclarations des
partis ou associations et syndicats la même approche principale, fort bien développée par Bernard Cassen,
président d’honneur d’ATTAC-France : « sans évidemment le formuler ni même le penser en ces termes, les
jeunes révoltés des banlieues françaises, avec la spécificité des circonstances aggravantes qu’ils subissent,
sont en train d’instruire le procès des politiques libérales mises en oeuvre depuis plusieurs décennies aux
niveaux européen et national par tous les gouvernements, qu’ils se réclament de la gauche ou de la
droite »30.
Or, placer avant toute autre considération ce procès des politiques libérales a l’inconvénient de passer un peu
vite, d’une part sur des responsabilités qui sont antérieures au déploiement contemporain de ces politiques, et
d’autre part sur les politiques effectivement menées.
L’urbanisme fonctionnaliste qui a présidé à la construction des grands ensembles est le résultat d’un
volontarisme de l’Etat, de ses instruments comme la Caisse des dépôts, des collectivités locales, de gauche
en particulier, qu’on ne peut pas qualifier de néolibéral. Ce modèle urbain « moderne », dévoyé en
encasernement, a été particulièrement développé en France (même s’il a eu des précurseurs en Grande
Bretagne et de nombreux imitateurs en Europe de l’Est). Il n’a commencé à être remis en cause qu’une fois
l’essentiel des constructions achevées, quand les architectes et urbanistes formés dans le courant de 68 ont
commencé à pouvoir se faire entendre31. Les promoteurs des « grands ensembles » ne désiraient sans doute
pas la ségrégation sociale, mais avec leur « zoning » ils en ont pourtant établi un cadre, bien plus efficace
encore que celui du baron Hausmann au siècle précédent.
De plus, si la logique néolibérale a dominé ces dernières années, creusant les inégalités, des politiques
volontaristes « correctives » au néolibéralisme n’ont cessé d’être mises en œuvre : politique de la ville, etc.
Que faut-il en penser ?
La gauche réformiste répond en critiquant le manque de moyens ou la suppression des moyens affectés à ces
politiques. La gauche radicale en niant l’effectivité de ces politiques, simples caches misères du
néolibéralisme. Et voilà Nicolas Sarkozy qui reprend à son compte sans vergogne ces deux critiques en
dévoilant « la faillite des Zep », politique mise en œuvre par l’éducation nationale depuis 1982 ! Que dit-il en
substance : cette politique n’a jamais eu les moyens qu’on prétendait lui donner, ni fonctionné dans le sens
des objectifs qu’on prétendait lui assigner.
Si le volubile Nicolas peut faire facilement ce procès, c’est parce qu’il occupe un vide. Le vide que la
majorité des courants progressistes de ce pays ont laissé béant en ne faisant ni l’évaluation sérieuse, ni la
critique concrète, de politiques menées pendant une génération entière. Au delà des grandes proclamations
idéologiques, qui s’est intéressé, à gauche ou à l’extrême gauche, au bilan des missions locales, à l’effet des
politiques de contrats aidés, au devenir des exclus du système scolaire ou à l’évaluation de la formation
professionnelle et des mesures d’insertion prévue dans le RMI, bref à l’effet de ces politiques sur
l’organisation de la société civile ? Faute d’avoir exploité les multiples analyses, enquêtes, propositions des
acteurs, existant pourtant à ce sujet, presque personne n’a fait l’examen qualitatif de la politique réellement
menée par la « République réellement existante ». Presque tout le monde a préféré soit soutenir cette
politique « républicaine » virtuelle (en réclamant plus de sous) soit se contenter de la dénoncer abstraitement
(en dénonçant le capitalisme), laissant tragiquement seuls les « travailleurs du front »32 chargés de
l’appliquer (enseignants, éducateurs, etc.) et plus seules encore les populations à qui elle s’appliquait. Faute
d’alternative progressiste concrète, en se contentant de dénoncer le néolibéralisme, on laisse ce même
néolibéralisme occuper le terrain, et l’entreprenant. Nicolas libre de proposer ses « solutions novatrices » !
Il y a donc un premier invariant qui consiste à toujours présenter comme essentielle la dimension socioéconomique des problèmes (avec en complément la dénonciation des seules politiques néolibérales). Le
27
second invariant consiste à présenter comme subordonnée la dimension idéologique et culturelle des
problèmes, voire à l’occulter. Il a lui aussi son complément obligé : la dénonciation du « communautarisme »
(ou plus prosaïquement de l’islam).
La majorité des organisations progressistes de ce pays semble avoir d’extrêmes difficultés à caractériser les
discriminations dont souffrent les gens des quartiers pauvres, à accepter de tirer les conséquences du fait
qu’elles s’exercent plus particulièrement sur certaines catégories (les jeunes), et plus particulièrement encore
sur certaines origines ethniques (les Arabes et les Noirs) ou religieuses (les Musulmans). Bref à tout
simplement faire face, au nom d’une société française rêvée, au racisme réellement existant. Car ceux qui
pratiquent peu ou prou sa dénégation ont, nolens volens, tendance à stigmatiser toute expression en tant que
telles des victimes de ce racisme comme un racisme à son tour, au nom d’un sophisme : puisque les
discriminations sont sociales et non ethniques ou religieuses, toute expression plus ou moins ethnique ou
religieuse de résistance à ce racisme là est donc elle même tendanciellement raciste ou obscurantiste… ou en
français politiquement correct « communautariste ». Et tout « communautarisme » est mortel pour la
« République ».
Comment fonctionne cette occultation du racisme ? Car bien entendu personne ne nie que le racisme existe.
C’est le cas par exemple de militants altermondialistes comme Alain Lecourieux et Christophe Ramaux dans
un article intéressant publié par Libération33. Dans ce texte ils critiquent des sociologues bon connaisseurs
des banlieues, Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli34 parce que ceux-ci ont le tort de considérer que « la
gauche a, en bloc, «abandonné le monde populaire et les immigrés», en mettant l’accent sur la «défense du
"modèle social français"», le «repli national autour des "services publics" et des "petits fonctionnaires"» et
les vertus d’«une République égalitaire pourtant en faillite ». Envisager pareille critique revient à abonder
dans le sens du néolibéralisme et ne pas comprendre le complot qui se trame, surtout depuis le vote Non au
référendum européen, ajoutent-ils : « La France, après le 29 mai et avec ces émeutes, est à un carrefour. Les
provocations de Nicolas Sarkozy ne sont pas le fruit du hasard. Elles participent d’un projet cohérent :
attiser la violence communautaire pour mieux justifier, libéralisme oblige, le recentrage de l’Etat sur sa
police ». Certes la république rêvée avec un grand « R » n’est pas la République réelle, mais laisser entendre
que d’une manière ou d’une autre certains aspects du « projet républicain » pourrait avoir à voir avec l’état
des choses est, sinon un blasphème, du moins une redoutable erreur, la chute dans le piège tendu par le rusé
Nicolas !
Ce raisonnement, partagé par beaucoup de militants de gauche, fait penser à celui tenu il y a une vingtaine
d’année par beaucoup d’autres, ou par les mêmes, sur la relation entre le socialisme « réellement existant » et
les principes éternels du socialisme, raisonnement qui empêchait de comprendre la réalité au nom de l’idéal.
Comment cela fonctionne-t-il ? Prenons l’exemple de la question « coloniale ». L’un des facteurs qui
explique la forme de l’actuelle crise est la persistance, et même l’augmentation, des discriminations racistes.
Ces discriminations racistes qui ne touchent pas seulement les « jeunes de banlieue », viennent, pour la
majorité de ces jeunes s’additionner aux discriminations sociales et générationnelles. Nous avons vu qu’en
faisant des discriminations « raciales » un simple sous-produit des discriminations sociales, une partie de la
gauche se condamnait à l’impuissance. Une autre partie a compris qu’il fallait affronter ce problème du
racisme en tant que tel (tout comme le problème du sexisme ne se réduit pas à une question sociale), sans
pour autant s’attacher à élucider l’histoire particulière du racisme dans notre pays. Un observateur comparant
la société française aux sociétés européennes voisines pourrait la trouver « moins raciste » (s’il prend en
compte le nombre de mariages intercommunautaires, ou la législation sur les naturalisations), ou « plus
raciste » (s’il prend en compte le nombre de représentants des minorités dans les assemblées politiques et les
médias, ou la situation de l’emploi). Mais il sera frappé par la difficulté des Français de comprendre que leur
racisme est « bien de chez eux », ancré dans l’histoire du pays. Et d’abord dans son histoire coloniale. C’est
ce que constate un journaliste attentif à l’état du monde comme l’indien Praful Bidwai qui déplore qu’en
France, qui n’est pourtant pas un pays plus discriminant que d’autres, persiste « l’existence d’une forme de
nationalisme obsessionnelle, arrogante et paternaliste, enracinée dans le colonialisme »35. Ce racisme à la
française visant tout particulièrement les originaires des ex-colonies.
Cette difficulté a été bien révélée par l’hystérie qui a accueilli – et qui accompagne toujours – l’appel « des
indigènes de la république ». Rappelons les faits : un groupe de militants de diverses origines natales et
diverses caractéristiques patronymiques, laïques, de gauche, engagés dans les luttes sociales, a lancé un appel
28
pour dénoncer des politiques discriminatoires toujours marquées d’idéologie coloniale et a appelé à réagir :
symboliquement (en commençant par manifester pour l’anniversaire des massacres de Sétif le 8 mai 1945),
intellectuellement (en lançant le débat d’assises de l’anticolonialisme) et concrètement (en renforçant la lutte
contre les discriminations). Le contenu de cet appel a été critiqué : certains y ont vu une exaltation gauchiste
pouvant provoquer sectarisme et repli sur soi, d’autres en ont dénoncé des tendances « victimaires », d’autres
enfin ont critiqué des approximation historiques, ou jugé que la forme répondait mal à la juste question
posée. Tout cela était normal et raisonnable. Mais la majorité des critiques étaient – et demeurent –
anormales et hystériques. Passons sur les multiples membres du « parti de l’ordre », comme l’éditorialiste de
Marianne qui voit dans cet appel un “ monstre ”, “ l’émergence et l’affirmation (…) d’une gauche réac,
antirépublicaine, cléricale, antilaïque, communautariste et ethniciste ”36. Les partisans de l’ordre
d’aujourd’hui rejoignent ceux d’hier en matière d’irrationnel dans le mode colonialiste de pensée français.
Il est plus intéressant de réfléchir sur les réactions de militants progressistes pour qui l’anticolonialisme est
une valeur. Pourquoi cette gène par rapport à un passé qui ne passe pas ? Pourquoi ce phénomène est-il si
difficile à admettre pour des militants de gauche qui ne se vivent pas comme les héritiers des colonialistes de
gauche genre Guy Mollet ou Max Lejeune ? Alors qu’il n’a pas échappé à la lucidité d’un analyste de la
droite libérale, Alain-Gérard Slama que la crise actuelle est un « retour du refoulé colonial, le traumatisme
de la guerre d’Algérie, (…) qui exerce des ravages de plus en plus insidieux dans la conscience nationale
française »37 ! Et pourquoi, alors que, de la loi du 23 mars 2005 à la réanimation de l’état d’urgence algérien,
sans parler de toutes ces déclarations d’intellectuels et de parlementaires, il apparaît évident que la mentalité
coloniale est toujours profondément ancrée dans les élites françaises, c’est-à-dire précisément ce que l’Appel
des Indigènes voulait dévoiler ? Parce que la situation des citées n’est pas la même que celle des colonies,
que les discriminations d’aujourd’hui ne sont pas l’esclavagisme d’hier ? Non, car tout le monde est d’accord
là-dessus. Parce que les dérapages de Dieudonné et de quelques autres indiquent qu’il y a des manières bien
perverses de s’emparer des drapeaux du passé ? Mais qu’est ce qui produit ce type de dérives sinon le fruit
amer du silence des progressistes sur ces questions !
Un tel brouillage, une telle diabolisation de tout cri un peu discordant pour dénoncer l’insupportable, un tel
effroi qui fait que le bureau politique de la LCR a vu dans cet appel la « criminalisation des divergences
existant au sein des forces progressistes », tout cela est lié à l’air du temps. C’est que derrière cette remise en
cause de l’idéologie post-coloniale, cette révélation en pleine lumière des ghettos existants, une partie de la
gauche, donnant des signes de paranoïa, voit partout le spectre du communautarisme, et l’évidence de la
montée en puissance de l’Ennemi global : « l’islamiste ».
29
III
L’impasse
De l’autre côté de la fameuse " fracture sociale ", les forces de l’ordre,
flashballs à la main, hurlent et insultent les familles qui sont aux fenêtres ;
humilient et interpellent à tout va mères, enfants et vieillards…
Le ministre de l’Intérieur fait preuve de politesse racailleuse, et le gouvernement
est frappé de myopie politique, frappant du poing sur une table vide,
où il a jusqu’ici toujours refusé de s’asseoir.
La meute.
La crise économique, sociale et politique de la société française est à son comble,
et la violence prend de l’ampleur dans bon nombre de quartiers populaires de France.
Meute et émeute se font face. 38
« La part des islamistes radicaux dans les violences a été nulle ». Pascal Mailhos, directeur central des
Renseignement généraux est catégorique39. Les membres du Tabligh, le plus influent des mouvements
islamistes en France40, se sont efforcés d’empêcher les jeunes qu’ils influencent de participer aux troubles41.
Les mouvements musulmans conservateurs n’ont pas été en reste à commencer par le plus présent d’entre
eux sur le terrain, l’Union des organisations islamiques de France (UOIF) qui a tout de suite dénoncé, dans
une fatwa solennelle, les participants aux événements comme se mettant hors de l’Islam42.
Pourtant, nous l’avons vu, sans même parler des « partisans de l’ordre », la majorité des responsables
politiques et associatifs et des observateurs ont cru bon d’invoquer obstinément le péril islamiste. Alain
Lecourieux et Christophe Ramaux que nous citions tout à l’heure parlent par exemple « d’une révolte
sociale, parfaitement légitime à de multiples égards (qui) n’en prend pas moins parfois, à l’instar de
l’exaltation religieuse de certains, une forme foncièrement réactionnaire »43. Et si la religion musulmane
n’est pas explicitement visée, elle l’est implicitement à travers les références répétées à la « laïcité » et quasi
obsessionnelle au « communautarisme ».
Avant d’aller plus loin, et d’examiner ensemble ce qui se passe dans les quartiers relégués, arrêtons nous un
peu sur ce concept « trendy » de communautarisme.
Le regroupement des êtres humains en communautés est naturel, et c’est une des conditions pour vivre en
société. A fortiori dans une société démocratique, où les affrontements des passions devraient être régulés
par la confrontation pacifique des intérêts collectivement exprimés, par les uns et les autres, au sein de la
Polis, l’espace politique de la cité. Le fait de construire des lieux pour vivre en commun certaines
particularités communes (des communautés) n’est pas en soi un problème, dès lors que ces communautés
n’affrontent pas les autres (retour de la guerre), ni ne se vivent en sécession d’avec les autres (refus de faire
société commune). Un véritable « communautarisme » (les ignares ajoutent « anglo-saxon ») serait une
philosophie politique qui préconiserait, contre la société commune, la juxtaposition de sociétés différentes,
comme seul moyen de garantir la paix civile. Dans cette conception chacun est assigné à une communauté
qui régit tout l’espace civil pour ces assujettis, sauf les domaines considérés comme commun (par exemple le
devoir de service militaire, le paiement de l’impôt).
La France a pratiqué massivement le communautarisme jusqu’en 195844 en distinguant une communauté de
citoyen égaux en droits (les citoyennes, on le sait, n’ont eu accès à cette égalité totale qu’au début des années
1970), régis notamment par le code civil, et des communautés « indigènes », définies par des considérations
ethniques ou religieuses, et ne disposant pas des mêmes droits, y compris ceux du code civil, mais ayant des
devoirs vis-à-vis de la communauté des Français (par exemple le devoir de service militaire). Dans cette
conception française du communautarisme, les « indigènes » n’avaient pas le libre choix de leur
communauté. Une partie du pouvoir civil les concernant était affectée aux juges religieux45. Il en reste encore
dans notre pays des traces mentales, et même juridiques, de ce communautarisme colonial. Par ailleurs,
d’autres formes de communautarismes existent dans certains milieux et professions, comme par exemple le
rôle officiel de certains ordres professionnels, etc.
30
Le Communautarisme a pris d’autres figures dans l’histoire, de l’Autriche-Hongrie au Royaume Uni), de
l’empire Ottoman d’hier (avec les milliet, communautés minoritaires) jusqu’à l’Israël, l’Egypte ou au Liban
d’aujourd’hui, etc. Certains, dans la France actuelle, prônent diverses formes de communautarismes « de
libre adhésion », permettant par exemple à ceux qui le désirent de se soustraire à la loi commune en matière
civile pour dépendre du jugement de leur propre autorité communautaire. C’est le cas de certains islamistes,
c’est le sens de la proposition récente du grand rabbinat de France d’une reconnaissance officielle d’un rôle
médiateur des tribunaux religieux46. C’est aussi par exemple au Canada, l’objet de la polémique qui a eu lieu
en Ontario, sur le rôle officiel des tribunaux religieux, et qui a fort heureusement aboutit au rejet d’un ordre
civil particulier qui aurait été propre à chaque confession47.
Ce communautarisme est heureusement très minoritaire dans notre pays. Il demeure relativement épargné par
nos « républicains » anti-communautaristes inquiets, ceux-ci ayant tendance à critiquer toute forme
d’organisation se réclamant d’un vécu commun ethnique ou religieux, qu’ils jugent « communautariste »,
moins en fonction de sa composition ou de ses pratiques, que de sa relation avec les « classes dangereuses »
des cités48 !
Les cités sont-elles communautarisées ? Si l’on écoute certains excités du « parti de l’ordre » et certains
engourdis du « parti du progrès », la vie des cités se résumerait à l’addition des communautaristes
(musulmans) et des trafiquants (mafieux). Résultat pitoyable de la « lepénisation des esprits »49 ! La
relégation sociale a été organisée sur une génération ; les ghettos sociaux, territoriaux et mentaux se sont
édifiés et ont été conservés parfois par ceux là même qui prétendaient les combattre. Le paternalisme et le
clientélisme ont contribué à l’atomisation des formes d’organisation (et de défense) de la société civile dans
les cités, ce qui a pu favoriser de véritables replis communautaires sur les seules structures de solidarité
disponibles (générationnelle, ethnique ou religieuse). Mais la vie de ces quartiers s’y résume-t-elle ?
L’histoire politique de ces populations s’y est-elle enfermée ?
Abdellali Hajjat souligne que les quartiers populaires français ne sont pas un « désert politique », et que « le
soulèvement des banlieues a une histoire, riche de plus de vingt ans d’expériences politiques50 ». Une
histoire mainte fois écrite et décrite, y compris par certains de ses acteurs51 et qui pourtant ne semble guère
préoccuper la majorité des observateurs. Cette histoire est celle d’un échec, après les espérances qu’avait fait
naître en 1984 la Marche pour l’égalité ; elle est celle de divers dévoiements, éparpillements, éclatements des
mouvements associatifs qui ont tenté de se structurer au milieu des années 80. Les jeunes militants d’origine
maghrébine, liés ou non aux citées, actifs dans les mouvements des années 80 et encore au début des années
90, avançaient des revendications intégrant totalement la dimension pluriethnique « sans en faire un
étendard », comme le remarquaient Pierre Bauby et Thierry Gerber52. Leurs revendications, leurs discours,
leurs écrits, leurs pratiques, n’étaient pas marqués de spécificités identitaires. Cette génération militante a été
« prise en étau entre d’un côté les possibilités d’ascension sociale et les opportunités politiques offertes par
le gouvernement socialiste et, de l’autre côté, la volonté d’autonomie qui passe par un refus des
compromissions avec le pouvoir en place et de la « folklorisation » des luttes de l’immigration » (Abdellali
Hajjat)53. L’échec qui va résulter de la construction de cette impasse a des conséquences dramatiques.
Car la société française, ou du moins ses dirigeants, n’ont jamais eu, sinon l’intention, du moins la volonté de
réaliser une véritable égalité des citoyens de toutes origines. Au fil des années, les mêmes attitudes et les
mêmes actions se sont reproduites, celles qu’un Saïd Bouamama décrivait en 199854 comme la répétition
lancinante des mêmes bavures policières, des mêmes violences urbaines, occasions chaque fois d’une
demande supplémentaire de sécuritaire et d’une même tendance à vouloir à la fois faire disparaître les
symptômes et demeurer incapable de se saisir des causes. « Ceux qui ne comprennent pas aujourd’hui les
causes des émeutes sont amnésiques, aveugles ou les deux » déclarait le Mouvement de l’immigration et des
banlieues (MIB) au plus fort la crise actuelle55, ajoutant : « En effet cela fait 30 ans que les banlieues
réclament justice. 25 années que des révoltes, des émeutes, des manifestations, des Marches, des réunions
publiques, des cris de colère avec des revendications précises ont été formulés. 15 ans déjà que le Ministère
de la Ville a été créé pour répondre à l’exclusion et à la misère sociale des quartiers dits défavorisés. Les
Ministres passent avec leurs lots de promesses : Plan Marshall, Zones franches, DSQ, ZEP, ZUP, EmploiJeunes, Cohésion Sociale, etc.. La banlieue sert de défouloir pour des ministres, élus et médias en mal de
petites phrases assassines sur les « zones de non-droit », « les parents irresponsables », la mafiatisation et
autres « dérives islamistes ».
31
Un aveuglant échec politique qu’Abdelaziz Chaambi, l’animateur du mouvement DiverCité de Lyon, décrit
crûment56 : « Depuis plus de 20 ans, ils passent, certains repassent et la plupart grimpent sur notre dos, se
font les dents sur nos côtelettes comme disent les jeunes, et obtiennent célébrité, promotion sociale et
réussite professionnelle, pendant que nous restons enfermés dans nos ghettos avec une chape de plomb sur le
chaudron, sans qu’une solidarité ou un soutien ne se manifestent concrètement sur le terrain et au moment
où nous en avons le plus besoin ». Ce résultat était déjà évident il y a dix ans, quand mourait Khaled Kelkal,
jeune lyonnais perdu dans les méandres du terrorisme algérien57, abattu un soir d’automne. Alors, nous
rappelle Chaambi, « qu’en tant qu’acteurs associatifs dans les banlieues lyonnaises, nous avions alors alerté
les institutions et autres journalistes, politiques, sociologues, psychologues, travailleurs sociaux, religieux et
bien d’autres, pour entamer une réflexion sur ces phénomènes de radicalisation et sur le fait que ces jeunes
ne s’identifiaient pas à la France ni à des hommes et des femmes de leur connaissance, mais à un dictateur
arabe (Saddam Hussein) ou aujourd’hui à un « illuminé » musulman qui veut précipiter la guerre des
civilisations. C’est ainsi, dans l’ignorance et la diabolisation de faits sociaux et culturels importants que
nous cheminons en France depuis une vingtaine d’années, laissant ainsi la place à l’émergence de la
violence et du salafisme d’un côté et à la déchéance et l’économie parallèle d’un autre »58.
Les militants du MIB, de DiverCité, les jeunes musulmans et d’autres groupes actifs sur le terrain, mais
indépendants des pouvoirs subventionneurs, ont, comme tous les autres, été dépassés par la révolte de jeunes
qui ne se reconnaissent dans aucune organisation sinon celle des bandes et groupes d’affinités qu’ils
constituent. Ces militants sont cependant parmi les rares personnes ayant un peu de prise sur l’événement, de
compréhension des mécanismes, et sont donc porteurs de reconstruction sociale. Malheureusement, comme
Antigone, ce sont eux, ceux qui sonnent l’alarme, qui ont été vilipendés comme « communautaristes ».
L’étonnant dans de pareilles conditions n’est pas que la crise généralisée ait éclaté en ces jours d’automne
2005, c’est qu’elle n’ait pas éclaté plus tôt et plus fort. La manière dont elle a été déjà traitée par le « parti de
l’ordre », non traitée par le « parti du progrès », peut laisser augurer de bien plus sinistres lendemains.
Or ce n’est pas seulement des cités pauvres qu’il s’agit, ni même des « minorités visibles issue de
l’immigration ». D’ailleurs il n’y a pas que des immigrés ou leurs enfants dans ces cités, pas que des Arabes
et des Noirs parmi les jeunes incendiaires, ni des garçons en échec scolaire. C’est une crise concernant des
habitants de ce pays confrontés à l’échec d’une société toute entière.
Quarante ans plus tôt, Guy Debord écrivait à propos des émeutiers noirs du quartier de Watts à Los Angeles :
« Ainsi, ils ne sont pas le secteur arriéré de la société américaine, mais son secteur le plus avancé. Ils sont le
négatif en œuvre, « le mauvais côté qui produit le mouvement qui fait l’histoire en constituant la lutte »59 ».
Faute de comprendre qu’il en est, en France et des décennies plus tard, de même, dans les formes
particulières propres à notre société et à son histoire, nous risquons d’être confrontés à la prophétie que
faisait alors James Baldwin à propos des Etats Unis : « la prochaine fois, le feu »60. Et pas seulement cette
fois-ci des automobiles peu cotées à l’argus.
32
IV
La politique
Alors, cela ne doit pas nous empêcher de comprendre qu’il y a un problème et que ce problème s’analyse en
terme simple qui est celui de l’égalité des chances,
du respect de la personne, de toute personne dans la République.
Et il faudra, bien entendu, tirer, le moment venu et l’ordre rétabli,
toutes les conséquences de cette crise et le faire avec beaucoup de courage et de lucidité.
L’exigence, c’est de répondre de manière forte et rapide aux problèmes indiscutables qui se posent à
beaucoup d’habitants des quartiers déshérités dans l’environnement de nos villes
Je voudrais tout de même rappeler qu’une action importante, je dirais, considérable, notamment sur le plan
financier et sur le plan de l’intelligence des principes
mis en œuvre, a été engagée pour répondre à ces problèmes.
Jacques Chirac, Paris, France, automne 200561
Je viens d’apprendre que dans mon établissement et dans beaucoup d’autres
les fonds sociaux étaient complètement supprimés.
Dans notre cas, une centaine d’élèves sont concernés, ils doivent, avant
lundi 21 novembre, s’acquitter des 141€ de cantine pour les mois de
septembre à décembre. Dans le cas où les familles ne peuvent payer ils
doivent être démissionnaires de la cantine. A ce jour une cinquantaine de
familles a pu payer (sûrement en grattant les fonds de tiroirs et en
plusieurs fois), 16 élèves ont quitté la cantine car les familles ne peuvent
payer et une cinquantaine d’autres n’ont pas donné de nouvelles à l’intendance.
Une enseignante de Seine Saint Denis, France, automne 2005
L’atonie des gauches donne des raisons de craindre que cette crise d’automne ne soit que l’avant goût de ce
qui nous attend, surtout si l’on examine les premières mesures gouvernementales pour « résoudre le
problème ».
Il est possible que Nicolas Sarkozy, qui s’intéresse toujours aux exemples américains, s’inspire de la
politique suivie aux Etats-Unis après les grandes émeutes noires des années 60. Cette politique avait consisté
à favoriser le développement d’une classe moyenne noire, dont la réussite est aujourd’hui symbolisée par une
Condoleezaa Rice ; en France cela vise aussi les nouveaux notables musulmans car remarque Abdellali
Hajjat : « le phénomène de « classe-moyennisation » touche aussi les cadres des associations musulmanes
revendicatives, surnommés avec ironie « bo-bar » (bourgeois barbus...) »62. Elle avait consisté aussi à
contrôler la masse au travers de mouvements communautaires ne gênant pas trop les autorités, dont la très
réactionnaire et raciste Nation of Islam63 ; dans la France des années 2000, nul besoin d’un groupe aussi
sectaire, et l’UOIF ou la FNMF64 ne sont pas des Farakhanistes. Enfin elle avait consisté à liquider, y
compris physiquement, les leaders noirs indépendants (Blacks Panthers) : en France, on se contente (pour le
moment ?) de les marginaliser, les discréditer ou les acheter.
Bien entendu, indépendamment de toute stratégie politicienne, une classe moyenne « issue de
l’immigration » cherche à émerger naturellement dans la société française, mais son développement est
entravé par les discriminations sociales et racistes, beaucoup d’aspirants à la « beurgeoisie » des années
Mitterrand l’ont appris à leurs dépends. Surtout rien n’indique qu’un espace d’embourgeoisement suffisant
va se dégager dans les années qui viennent, d’autant que les premières mesures annoncées ne constituent pas
un changement d’orientation par rapport aux politiques suivies antérieurement, sinon dans le sens d’une
accentuation des tendances les plus négatives.
« L’apprentissage junior » à 14 ans en fournit une très bonne illustration. L’échec scolaire est évidemment un
fléau qui frappe les enfants des pauvres et plus particulièrement ceux des minorités. Bien que la colère de la
33
jeunesse des cités soit autant celle des exclus de l’école que celles des lauréats de la même école qui sont
ensuite exclus de l’emploi !65 La diversification des cursus pédagogiques et des manières d’acquérir des
connaissances – y compris en situation de travail – est évidemment une des réponses à ce fléau. Ce qui est
proposé n’est pas du tout de cet ordre. L’apprentissage à 14 ans est présenté comme une manière de dressage
de jeunes trublions, ce qui d’ailleurs dénote le mépris de nos élites pour ces filières de formation roturières et
« manuelles ». Leur méconnaissance aussi, car cet apprentissage pour les moins de seize ans existe déjà
depuis belle lurette (préapprentissage et classes d’initiation préprofessionnelle en alternance) sous statut
scolaire. Au travers de ce projet gouvernemental, certains aimeraient faire justement sauter la règle de
l’obligation scolaire jusqu’à 16 ans, (en mettant ces jeunes sous statut de salariés), ou contribuer à écorner le
droit du travail (en profitant de la minorité de ces jeunes salariés), et cela n’a rien à voir avec des orientations
fécondes pour les adolescents en échec au collège. Comme le remarque Xavier Cornu de la Chambre de
commerce et d’industrie de Paris (qui n’est pas un syndicat enseignant gauchiste !) : « un jeune de 14 ans,
quel que soit le milieu dont il est issu, n’a ni les aptitudes physiques ou comportementales, ni la maturité
psychologique pour endosser la responsabilité d’un contrat de travail. A fortiori les 15 000 jeunes en
situation de déscolarisation clairement visés par le dispositif »66. C’est, encore une fois, la logique de la voie
de garage et/ou du tri social, qui prévaut, au risque de déstabiliser un peu plus élèves et enseignants. Mais
comme Dominique de Villepin nous annonce la création d’un « délégué interministériel à l’orientation et à
l’insertion professionnelle des jeunes qui pourra s’appuyer à l’échelle régionale sur des comités régionaux
de l’orientation et de la formation pilotés par les recteurs avec l’aide des services de l’État »67, tout va
sûrement aller très bien !
Plus généralement, les mesures pour que l’éducation soit « au cœur de l’égalité des chances » comme dit
Villepin se révèlent identiques aux divers vœux pieux répétés depuis des années, assorties cette fois de
mesures coercitives à l’encontre des mauvais parents, joliment appelé « contrat de responsabilité parentale »,
et s’inscrivant dans la tendance globale à la criminalisation des familles pauvres qui sévit ces derniers
temps68. Une illustration éloquente de ce mélange de d’assistance paternaliste et d’autoritarisme répressif qui
sévit déjà depuis quelques temps et s’est déjà révélé être l’un des accélérateurs de la relégation de territoires
entiers ! Et le député du Val-de-Marne, Jacques-Alain Bénisti, a remis son rapport sur la prévention de la
délinquance, qu¹il peaufinait depuis huit mois. Selon lui, les comportements déviants sont détectables dès la
maternelle et la pratique du bilinguisme, facteur de déscolarisation et de délinquance, doit être interdite. Tout
cela sur fond de pression sur les chômeurs, de réduction des prestations sociales, jusqu’à la taxation des
caravanes (sans donner à celles-ci le statut de domicile) frappant les boucs émissaires des boucs émissaires
(les tziganes), etc. toutes mesures qui frappent plus particulièrement les populations déjà précarisées des
quartiers pauvres.
Bien entendu, une fois encore, tout en insistant sur leur singularité (leur contenu ou leur effet discriminant) il
est nécessaire de rappeler que ces mesures s’inscrivent dans le cadre d’une politique générale d’inspiration
néolibérale. Et bien entendu aussi la résistance à ces mesures, frappant singulièrement les jeunes ou les
étrangers, ne peut être efficace que si elle s’organise en liaison avec les autres formes de résistance à cette
politique globale.
De ce point de vue malheureusement, les événements de ces dernières années n’incitent pas à trop
d’optimisme. Par exemple la longue lutte des enseignants de Seine Saint Denis, qui portait, en 2003, sur des
sujets en relation directe avec la crise actuelle, est restée isolée et s’est globalement achevée sur un échec. La
lutte des lycéens du printemps 2005, a donné lieu à une répression contre des jeunes d’un niveau inconnu
depuis des années, alors même que ces jeunes n’étaient ni spécialement blacks ni spécialement beurs, sans
susciter beaucoup de solidarité. La solidarité avec la lutte de populations continuellement stigmatisées jusque
par une partie de la gauche risque d’être difficile à mettre en œuvre.
Le fait que les jeunes acteurs de ce mouvement apparaissent insaisissables et incontrôlables et ne constituent
sous aucune forme aujourd’hui une organisation ou un réseau collectif ne signifie pas qu’ils seraient
éternellement et congénitalement insensibles à toute forme d’organisation et de politisation par rapport à leur
milieu de vie et à leur place dans la société toute entière ! Le succès (relatif) des islamistes le démontre
d’ailleurs.
Encore faut-il commencer par concevoir que la crise actuelle ne se résume pas à une dynamique mortifère et
suicidaire de jeunes détruisant leur cadre de vie. Signe de ces temps étranges, c’est Lutte ouvrière qui parle
34
d’un mouvement « d’asociaux »69 et les renseignements généraux de « mouvement de révolte populaire »70!
Si l’on confond la forme violente de la révolte et son sens, on se retrouve fort dépourvu pour transformer
cette révolte en énergie sociale constructive. Comme le souligne Françoise Blum : « Ces émeutes, révoltes,
flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. (…) Les buts ? Au
moins le respect, et au plus l’intégration. Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la
précarité »71.
La très grande difficulté des organisations traditionnelles, et plus généralement de l’opinion publique
progressiste, de s’emparer du thème de la répression, d’assurer une défense juste des jeunes incriminés ou de
résister au bannissement de certains, laisse pourtant mal augurer de la suite concernant ces jeunes euxmêmes. Puisqu’il s’agit d’un mouvement social, il devrait être considéré comme légitime – et urgent – de
demander une amnistie des condamnés, comme on le fait pour d’autres mouvements sociaux plus ou moins
violents ! Ne pas mener campagne sur ce thème, c’est conforter l’idée qu’il s’agissait seulement de la fureur
de bandes d’asociaux louches et délinquants et non de la protestation sociale légitime d’enfants de la classe
ouvrière, même si les moyens utilisés ne pouvaient être cautionnés. Même s’il ne sera pas facile de traduire
cette colère en organisation progressiste, il ne faut pas détourner pudiquement les yeux des jeunes en colère.
De plus, la crise a révélé l’existence de forces positives qui devrait nous permettre de poser en des termes
renouvelés la question de la résistance au racisme et à la précarité et de la reconstruction de la solidarité
sociale.
D’abord, comme nous l’avons déjà dit, il n’y a pas de désert politique dans les banlieues. Aussi faut-il
s’appuyer clairement sur les forces qui existent dans les cités et plus généralement dans les populations
discriminées. Ces organisations sont très diverses, associations et groupes locaux (comme DiverCité à Lyon,
Véto a Sarcelles, Bouge qui Bouge à Dammary les Lys, etc.), groupes de jeunes ou mouvements d’habitants,
organisations anciennes de l’immigration (comme l’Association des travailleurs maghrébins en France, la
Fédération des Tunisiens citoyens des deux rives, la Fédération des travailleurs africains en France,
l’Association des citoyens originaires de Turquie, etc.), organisations liées au quartiers depuis des années
comme le Mouvement de l’immigration et des banlieues, organisations se référant aux valeurs de l’Islam
comme le Collectif des musulmans de France ou Participation et spiritualité musulmane, mouvements
d’action politique locale comme les Motivé-e-s de Toulouse, militants et réseaux s’exprimant au sein des
Indigènes de la république, du Collectif des féministes pour l’égalité ou du Collectif une école pour toutes et
tous, mouvements artistiques et culturels issus notamment (mais pas seulement) du rap et de la culture hiphop comme La Rumeur en Ile de France ou La Rage du peuple à Marseille, etc. Il faut prendre en compte
également la capacité de réactions qu’ont démontrée, au niveau local, des centaines d’hommes et de femmes
qui se sont mobilisés, jours et nuits, en pleine crise, pour protéger les équipements collectifs des jeunes en
colère et protéger les jeunes des provocations incessantes de certaines forces de « l’ordre », à Grigny comme
à Blanc Mesnil ou sur la dalle d’Argenteuil, sans jamais céder à la logique de « vigiles » et autre « groupes
d’autodéfense anti-jeunes » que certains auraient bien aimé leur voir jouer.
Il ne faut pas négliger non plus le réveil des mouvements d’éducation populaire qui peut jouer un rôle
fondamental. Nombreux sont ceux qui, au sein de tels mouvements, comme Peuple et Culture, les Centres
d’entraînement aux méthodes d’éducation active (CEMEA), les Francas ou d’autres, se sont sentis
profondément interpellé par la crise actuelle. « L’éducation populaire traverse depuis plusieurs années une
crise majeure et n’arrive plus à faire face à sa mission d’émancipation et de transformation sociale »
écrivent à ce sujet les animateurs du Réseau des écoles de citoyens (RECIT)72 « et la situation actuelle nous
met devant une terrible responsabilité (…). Les évènements dramatiques auxquels nous assistons nous
renforcent dans notre conviction qu’il y a urgence (…) à construire collectivement des alternatives porteuses
d’éducation citoyenne, compréhensives et mobilisatrices ». Ces mouvements, d’inspiration socialiste, laïque,
chrétienne de gauche ou autre, doivent également comprendre qu’émergent aussi des quartiers et des
populations discriminées eux même, de nouvelles formes d’éducation populaire y compris au travers de
certains groupes musulmans progressistes. Et les nouvelles formes de l’éducation populaire, dont ATTAC,
doivent aussi prendre leurs responsabilités.
Il faut aussi assurer les nécessaires convergences et synergies avec les associations de « sans », mouvements
de chômeurs, de sans-logis, de sans-papiers, de sans-droits, tous ces mouvement qui luttent pour que « la
société du précariat » ne remplace pas « celle du salariat »73, comme le dit fort bien l’APEIS (Association
pour l’emploi, l’information, la solidarité), autant de mouvements qui comme Droit au logement, sont
35
naturellement parties prenantes des luttes des quartiers pauvres et se sont mobilisés contre les provocations et
la répression dès le début de la crise74. Et bien entendu conforter les liens avec les mouvements de sanspapiers et notamment avec les jeunes scolarisés et le réseau de solidarité Education sans frontières.
Il faut enfin évidemment s’appuyer sur la disponibilité des forces politiques , syndicales et associatives sur le
terrain, de militants et élus, membres des Verts, du parti communiste, de la LCR, d’autres partis, de réseau
comme Alternative Citoyenne d’Ile de France ou Motivé-e-s de Toulouse et d’ailleurs, et certainement
s’appuyer sur les acteurs locaux comme le soulignaient par exemple les Verts75, notamment lors de leur
rencontre de l’Ile Saint Denis du 13 novembre76 ou les élus régionaux franciliens communistes et
d’Alternative citoyenne s’interrogeant sur les politiques régionales et les quartiers populaires, le 9 décembre.
Et bien sûr des militants actifs du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, de la
Ligue des droits de l’homme et d’autres organisations.
Mais toutes ces initiatives, tous ces groupes et collectifs de femmes et d’hommes, dans les banlieues comme
dans toute la société, se sentent isolés, morcelés, dispersés, fatigués. La scène politique politicienne ne leur
donne guère de raison d’espérer une convergence impulsée par une dynamique venant d’en haut, de
candidature présidentielle ou d’autre initiative politique unifiante. Le « mouvement social », qui avait été
capable de réussites symboliques spectaculaires comme le rassemblement du Larzac en août 2003 ou le
Forum social européen de Paris, Saint Denis, etc., en novembre 2003, ne s’est pas traduit par une capacité
d’actions et de solidarités concrètes sur les luttes, et a fortiori hélas sur l’actuelle crise des banlieues.
La constitution d’une force sociale, capable de mettre en échec les politiques mortifères actuelles, prendra du
temps. Elle demande de sortir des ornières de ces derniers mois. Rien n’est possible si l’on ne rompt pas avec
les injonctions racistes de certains tenants du « parti de l’ordre ». Si l’on rajoute l’ostracisme à la
discrimination – comme le faisaient par exemple ces militantes et ces militants qui expulsaient d’autres
militantes des mobilisations pour le droit des femmes à disposer de leur corps et la défense de la législation
sur l’avortement au seul motif qu’elles étaient musulmanes pratiquantes ou ces militants et militantes qui
récusaient l’antiracisme de mouvements au seul motif qu’ils se réclamait de l’Islam ou qu’ils dénonçaient le
continuum colonial ! Si l’on accepte l’interdiction d’un colloque sur « La raison dans l’islam » « en raison de
la présence de Tariq Ramadan parmi les intervenants »77. Sans doute les membres du « parti de l’ordre » qui
veulent ériger le militant suisse en djihadiste incendiaire lui reprochent-ils d’avoir écrit en pleine période de
crise : « Les musulmans, qu’ils vivent en Occident ou dans les pays majoritairement musulmans ne doivent
en aucune manière endosser l’idéologie de la peur ou tomber dans le piège des lectures binaires, simplistes
et caricaturales du monde. En entretenant l’idée, devenue obsessionnelle, qu’ils sont dominés (ou
minoritaires), mal aimés, stigmatisés ou marginalisés, ils font inconsciemment le jeu des propagateurs de
cette idéologie de l’émotif qui cherchent à construire des murs, à creuser des tranchées, à propager les
préjugés, à nourrir l’insécurité et à créer les conflits »78. L’ostracisme ne doit pas non plus frapper des
militants au seul motif qu’ils auraient l’impudent culot de rappeler l’existence du crime de l’esclavage au
temps des lumières, ou le servage colonial au temps de la république !
Puisqu’il s’agit d’une lutte contre les discriminations, il faut respecter la parole et l’action des victimes de
ces discriminations. C’est un des grands apports des mouvements civiques de la deuxième moitié du XXe
siècle, féministes en particulier, mais aussi antiracistes, anticolonialistes, anti-homophobes, etc. d’avoir mis
en lumière cette évidence : la résistance à l’oppression doit, pour être efficace, être construite autour de
l’expression des victimes de cette oppression. Il est donc nécessaire qu’existe un mouvement autonome des
populations et groupes discriminés. Cette autonomie d’expression et d’initiative ne signifie pas forcément
organisations séparées ni a fortiori concurrentes. Les « issus de l’immigration » n’ont pas à rechercher la
même indépendance organisationnelle que leurs ancêtres dans les luttes de libération nationale contre
l’occupation coloniale. Mais leurs voix ne doivent pas être couvertes par celle d’un mouvement social
uniformément dominé par une problématique « blanche », d’autant que celui-ci n’a guère su répondre au défi
du racisme. N’oublions pas que nous vivons tous l’héritage de la faillite des années 80, analysé par beaucoup
comme le résultat d’une opération consciente d’étouffement de l’autonomie des « beurs » à travers une
« opération SOS Racisme »79. Cette question de l’autonomie nécessaire, posée par exemple par les
« Indigènes de la république » ne se résout pas par des schémas abstraits mais dans la réalité des
mouvements, le débat, les expériences d’organisation, les ouvertures réciproques.
36
Mais si la question de l’autonomie n’est pas posée, si la parole est refusée, si les problèmes sont éludés, alors
ce sont les forces qui ne cherchent pas à construire le front social unifié et progressiste qui tiendront le haut
du pavé. Les islamistes radicaux engrangent déjà les bénéfices des anathèmes « laïques » contre les
musulmans progressistes. D’autres groupes communautaristes ont tenté de développer leur organisations
populistes à l’occasion du conflit sur le rejet des filles voilés de l’école80 ; heureusement, l’existence d’une
mobilisation non communautariste sur cette question (Collectif une école pour toutes et tous) a restreint leur
marge de manœuvre, mais ils repartent aujourd’hui à l’offensive. Le racisme anti-noir constitue un cas
exemplaire des effets de déni ou de non écoute. Ce racisme a été nié au nom de l’universalisme français, et
cela a déjà causé bien des ravages. Bien entendu, il n’y a pas de « communauté noire », d’immenses
différences entre le travailleur malien vivant dans un foyer de Montreuil, le bourgeois ivoirien en exil,
l’étudiant camerounais et le postier guadeloupéen. Mais la communauté imaginée existe bien puisqu’on
devient « noir » dans le regard de l’autre, un regard nourri du racisme et des préjugés ancrés dans l’histoire
du colonialisme et de l’esclavage. Il est normal que ceux qui subissent les effets de ce racisme cherchent à
s’exprimer collectivement. Il est problématique que certains d’entre eux81 pensent résoudre le problème en
essayant de construire un « lobby » à l’image du conseil représentatif des institutions juives de France
(CRIF) qui est lui même devenu ces dernières années une sorte de caricature communautariste. Il est
inquiétant que certains d’entre eux construisent autour de Dieudonné un espace « en rupture » - qui ne
regroupe d’ailleurs pas que des noirs – qui pourrait, toute proportion gardée, se terminer sinon en une sorte
de Farrakhanisme82 à la française, du moins en un de ces populismes fascisants comme la France en a déjà
connus, compte tenu de l’influence en son sein d’antisémites et « radicaux » notoires.
La lutte contre les discriminations dans ce pays ne peut pas être la simple addition des activités de groupes de
pression et lobbys juxtaposés. C’est une lutte pour toute la société française, dans la continuité des combats
sociaux de ce pays. Ainsi, par exemple, en commémorant les massacres de Sétif du 8 mai 1945, les Indigènes
de la République n’appelaient pas à la « repentance » de certains vis-à-vis d’autres, mais en défilant derrière
les portraits mêlés de Malcom X, de Patrice Lumumba, de Kateb Yacine, de Frantz Fanon… et aussi
d’Olympe de Gouges, de Louise Michel, d’André Breton, de Daniel Guérin, de Claude Bourdet…, ils
signifiaient que la lutte contre l’esclavagisme, le colonialisme, le racisme ont toujours été des luttes menées
dans la société française par des membres de cette société ! Pourquoi, dès lors, certains se lamentent-ils,
refusant de se « couvrir de cendre », d’assumer le « sanglot de l’homme blanc » ? Parce qu’ils ne veulent pas
assumer les crimes du passé ? Personne ne leur demande à eux en tant qu’individus. Parce qu’ils ne veulent
pas se réclamer de la lucidité antiraciste et anticoloniale d’un Claude Bourdet ou même d’un François
Mauriac ? C’est probable. Parce qu’ils refusent de considérer le présent ? C’est certain.
Fin des ostracismes, respect de la nécessité d’autonomie, inscription dans l’histoire et dans le mouvement de
la société française, ce sont là des conditions indispensables pour construire un front de résistance au
désordre établi et à l’injustice que construit le « parti de l’ordre ». Il ne faut cependant pas se cacher qu’il
sera difficile de le faire sans un minimum de cohérence politique et que cette cohérence fait défaut
aujourd’hui. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle, ici ou là, des groupes divers cherchent leurs voies. Ainsi,
par exemple, à travers l’idée de Forums sociaux des banlieues ; ainsi également du collectif Banlieue 69 qui
vient de se créer sur l’agglomération lyonnaise pour présenter des listes aux prochaines élections
municipales, seul moyen, affirme Saïd Kebboucha83, pour que les « exigences d’égalité soient entendues et
respectées, Tant que nous ne serons pas présents dans les représentations, nous n’existerons pas ». De telles
propositions vont fleurir. Il faut construire les lieux d’échanges et de confrontations où elles pourront être
discutées, renforcées, amendées. Ces lieux n’existent pas dans la dispersion actuelle.
En attendant que ce travail de maillage, de partage d’expériences et de débat porte ses fruits, il devrait être
possible que des forces politiques, syndicales, associatives convergent dès maintenant sur quelques objectifs
précis. Ce devrait être le refus des expulsions, puis l’amnistie pour les embastillés de novembre. C’est et ce
devrait être la lutte contre « l’Etat d’urgence », qui a commencé à être concrétisée avec la « Saisine
citoyenne du Conseil constitutionnel »84 contre la loi par 5175 citoyens et plus de 70 associations syndicats
ou collectifs.
Ce sont aussi les combats pour le désenclavement des quartiers les plus relégués, contre les tramways
interrompus, les lignes de bus aléatoires et les RER négligés, parce qu’ils desservent les pauvres, et contre
les manipulations qui consistent sur ces lignes là, à dresser les usagers contre les employés. C’est l’exigence
de solidarité que contient le respect de la loi SRU, pour une meilleure répartition des logements sociaux, au
37
grand dam de l’ex-maire de Neuilly le grincheux Nicolas ou de son petit lieutenant Eric Raoult, maire du
Raincy ! C’est une fiscalité plus juste, une autre politique scolaire, etc., qui sur de nombreux aspects, peut
commencer à être mise en œuvre au niveau des collectivités locales !
La démonisation des classes dangereuses bat son plein. Le vertueux Nicolas a compris que c’est le cannabis
qui est une « catastrophe nationale de très grande ampleur » et concours aux désordres85. Et qui consomme
du Cannabis ? Pas les accros au Ricard sans doute. Le talentueux Gilles de Robien lui, a découvert que nos
ennuis venaient de cette épouvantable « méthode globale », d’apprentissage de la lecture. Salauds de profs !
Il est pourtant assez vieux pour savoir que cette méthode (non utilisée) avait déjà été incriminée lors du
phénomène des Blousons noirs des années 60 ! La loi antiterroriste, qui fait un peu plus reculer les libertés
sans faire avancer la lutte contre les fous terroristes, a été votée avec l’abstention gênée des socialistes. Et qui
sont les graines de terroristes ? Suivez mon regard vers le nord est parisien ou l’est lyonnais… Raison de
plus pour maintenir l’Etat d’urgence en cadeau de Noël. « Ce n¹est pas un cauchemar : nous vivons bien
dans la France du XXIe siècle », constate le journaliste Ivan Du Roy86.
Bien entendu, ceux qui protestent contre cette démonisation systématique et continue se verront taxés
« d’angélisme » par les bien-pensant comme Jean-Pierre Le Goff : « Dans les années 30, même si l’on était
pauvre et victime du chômage, on était inséré dans des collectifs et capable de canaliser sa révolte. Ce n’est
pas vraiment le cas aujourd’hui pour ces bandes de jeunes qui détruisent les écoles de leur quartier, les bus,
les voitures de leurs voisins... Avant de s’interroger sur les conditions qui ont rendu possible ce phénomène,
il faut le regarder en face, à l’instar des animateurs sociaux qui sont en première ligne depuis des années. Il
est temps que la gauche rompe avec le déni de la réalité et l’angélisme »87.
Pendant ce temps là, les anges de Clichy-sous-bois et d’ailleurs, les gamins de la république, qui, pour leur
malheur, ne peuvent nier la réalité, verront s’évanouir les belles promesses, comme cette part des anges qui
disparaît des tonneaux de Cognac pendant le vieillissement, mais sans pouvoir profiter de l’ivresse.
Peut être, heureusement, auront-ils entendu l’écho de ces paroles d’espoir venu d’outre atlantique, par deux
de leurs anges tutélaires, deux grands écrivains de la langue française :
« Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que
cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de
partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à
venir »88.
Et peut être apprendront-ils aussi que l’histoire racontée par Victor Hugo n’est pas seulement celle de la
petite Cosette à Montfermeil, de l’autre coté de la colline de Clichy sous bois, mais cette histoire là, un jour
de grande colère:
« Fichtre! dit Gavroche. Voilà qu’on me tue mes morts. Une deuxième balle fit étinceler le pavé à côté de lui.
Une troisième renversa son panier. Gavroche regarda et vit que cela venait de la banlieue.
Il se dressa tout droit, debout, les cheveux au vent, les mains sur les hanches, l’oeil fixé sur les gardes
nationaux qui tiraient, et il chanta:
On est laid à Nanterre,
C’est la faute à Voltaire,
Et bête à Palaiseau,
C’est la faute à Rousseau.
Puis il ramassa son panier, y remit, sans en perdre une seule, les cartouches qui en étaient tombées et,
avançant vers la fusillade, alla dépouiller une autre giberne. Là une quatrième balle le manqua encore.
Gavroche chanta:
Je ne suis pas notaire,
C’est la faute à Voltaire,
Je suis un oiseau,
C’est la faute à Rousseau.
Une cinquième balle ne réussit qu’à tirer de lui un troisième couplet:
Joie est mon caractère,
C’est la faute à Voltaire,
Misère est mon trousseau,
38
C’est la faute à Rousseau.
Cela continua ainsi quelque temps. Le spectacle était épouvantable et charmant. Gavroche, fusillé, taquinait
la fusillade. Il avait l’air de s’amuser beaucoup. C’était le moineau becquetant les chasseurs. Il répondait à
chaque décharge par un couplet ».
Paris, le 12 décembre 2005.
1
Extrait d’une fiche pédagogique TV5, Des Clips pour apprendre, sur la chanson de Calogéro « Face à la mer »
(www.tv5.org/TV5Site/pédagogie)
2
Sénat : débats du 16 novembre 2005 sur l’état d’urgence
3
Mehdi Lallaoui, Du bidonville au HLM, éd Syros – Au nom de la mémoire, 1993.
4
Le terme Hogra utilisé par les Algériens signifie le mépris ; il s’est répandu depuis longtemps en France. Le
sociologue Abdelmadjid Merdaci de l’université de Constantine a noté au sujet de son utilisation en Algérie (ce qui
semble aussi fort bien s’appliquer en France) : « d’une certaine manière, c’est l’usage politique de la notion de «
marché » qui, par le biais de la notion d’accessibilité – aux marchandises comme aux biens symboliques – réactive
l’idée de discrimination qui informera, peu ou prou, l’extension du domaine de « hogra ». L’exclusion sociale – de
l’emploi, du logement, de la consommation, des loisirs notamment – constitue l’une des trames du nouveau discours de
la victimisation et appelle, de manière concomitante, le recours au langage de l’émeute, signe probant de la rupture du
consensus acquis par les médiations institutionnelles du politique, du syndical ou du religieux ». Dans « La hogra en
Algérie, Essai de lecture », La Tribune, 6 mai 2004.
5
Loi n° 55-385 du 3 avril 1955 instituant un état d'urgence, article premier.
6
Rapport au Premier ministre relatif au décret n° 2005-1387 du 8 novembre 2005 relatif à l'application de la loi n° 55385 du 3 avril 1955
7
Débats parlementaires, Assemblée nationale, 15 novembre 2005
8
« Il n'est pas indifférent que 75 à 80 % des personnes interpellées durant cette crise pour des faits de violence urbaine
étaient connues pour de nombreux méfaits. C'étaient déjà des délinquants ! » N. Sarkozy, débats parlementaires, id.
9
Débats parlementaires, id.
10
Ce que propose le sarkozyste de droite extrême Thierry Mariani, débats parlementaires, id.
11
Débats parlementaires, id.
12
Précisons toutefois : critiquer la diabolisation (et la surestimation du rôle) de Dieudonné ne signifie pas cautionner
son discours antisémite fort bien dénoncé dans « Démons français », texte collectif signé notamment par Salah
Amokrane, Esther Benbassa, Hamida Bensadia, Pascal Blanchard, François Gèze, Nacira Guénif-Souilamas, Gilles
Manceron, Christiane Taubira, Françoise Vergès, Pierre Vidal-Naquet, Michel Wieviorka, etc., Le Monde, 5 décembre
2005.
13
“France’s employment minister on Tuesday fingered polygamy as one reason for the rioting in the country” Financial
Times 15 novembre 2005.
14
En vertu des textes applicables dans les département français d’Algérie, et jamais abrogés, la polygamie est légale
dans la collectivité départementale de Mayotte, son exercice ayant été interrompu à partir du 1er janvier 2005 par la loi
du 21 juillet 2003, pour permettre à l’île de bénéficier des fonds structurels européens qui lui étaient refusés par le
Parlement européen, faute d’égalité juridique entre les hommes et les femmes.
15
Grand jury RTL-LCI-Le Figaro, 4 décembre 2005.
16
Alain Finkelkraut : «L'illégitimité de la haine», propos recueillis par Alexis Lacroix, Le Figaro, 15 novembre 2005
17
Alain Finkelkraut : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont musulmans », entretien avec Dror Mishani et Aurélia
Samothraiz , Haaretz 18 novembre2005 Quelques jours plus tard « Finky » a déclaré à Europe 1 « Je présente des
excuses à ceux que ce personnage que je ne suis pas a blessé (...). La leçon, c’est qu’en effet je ne dois plus donner
d’interview, notamment à des journaux dont je ne contrôle pas ou je ne peux pas contrôler le destin ou la traduction ».
Il est plus facile au professeur Finkelkraut de mettre en cause la qualité professionnelle du quotidien Haaretz (réputé
pour son sérieux) que de réfléchir au sens de ses propre propos.
18
André Glucksmann : « Les feux de la haine. Non, les incendiaires nihilistes ne sont pas des damnés de la terre malgré
ce que leur répète le discours raciste compassionnel », Le Monde, 22 novembre 2005
19
Communiqué de l'Union des Familles Laïques (Ufal) du 7 novembre 2005. Cf Respublica n°395
20
Charlie Hebdo, 9 novembre 2005
21
Lionnel Luca, député (UMP) de la 6e circonscription des Alpes-Maritimes, Assemblé nationale, 3 décembre 2004. M.
Luca, qui légifère sur la manière d’enseigner l’histoire de France aux enfants, ignore visiblement l’absence de l’Algérie
dans l’organisation de la francophonie et la présence de pays qui, pour le meilleur ou pour le pire, n’ont jamais fait
partie « de l’empire colonial de la République », comme la Bulgarie, la Roumanie, la Macédoine, la Moldavie… , tout
au plus des colonies du Roi, comme le Canada, les Seychelles, Haïti…, des colonies des autres, comme la RD du
39
Congo, la Guinée Bissau, le Burundi…, ou des conquêtes napoléoniennes, comme l’Egypte, la Suisse, le Luxembourg
ou la Belgique… Bref les 2/5e des Etats membres !
22
« Quand Boutih copie Jean-Marie. Le Pen », Français d’abord, 13 mai 2005, http://www.frontnational.com
23
Cf. à ce sujet les deux ouvrages de nos nouveaux croisés, le président de SOS racisme Dominique Sopo SOS
antiracisme (Denoël), et la rédactrice de Prochoix, Caroline Fourest La Tentation obscurantiste (Grasset), qui
contribuent à obscurcir le débat et à faire reculer l’antiracisme à travers leurs lots habituels d’approximations et
d’amalgames, de calomnies et de cornichonneries.
24
Assemblée Nationale, débats du 29 novembre 2005
25
Christiane Taubira : « Le rêve, possible encore, dans le poing qui se lève (sans s’abattre) », déclaration du 4
novembre 2005, http ://www.damnes-delaterre.org
26
« Répondre à la crise sociale et urbaine », Résolution du Congrès du parti Socialiste, Le Mans, 20 novembre 2005.
27
Débats à l’Assemblée Nationale, le 8 novembre 2005
28
« Assez de provocations et d'irresponsabilité! », Comité exécutif national du PCF, 4 novembre 2005.
29
« Jeunes et habitants des quartiers, ensemble contre le gouvernement », LCR 7 novembre 2005.
30
Bernard Cassen : « Un Katrina à la française » novembre 2005.
31
Cf. à ce sujet notamment, Roland Castro, Civilisation urbaine ou barbarie, Editions Plon, 1994.
32
Pour reprendre la formule employée par Monique Crinon, coprésidente du Cedetim.
33
Alain Lecourieux et Christophe Ramaux, « République inachevée ou à jeter ? » Libération, 15 novembre 2005.
34
Il s’agit de l’article de Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli publié dans Libération du 9 novembre 2005,
35
Praful Bidwai: “France Explodes the Uniformity Myth”, Frontline, 5 November 2005. P. Bidwai est un éditorialiste
réputé en Inde, et un militant altermondialiste réputé notamment pour son engagement contre l’arme nucléaire et dans le
dialogue indo-pakistanais. Il a reçu le prix Sean Mac Bride du Bureau international de la paix en 2000
36
Edito de Marianne, 26 février 2005 : “ Et Maintenant les nouveaux racistes ” par François Darras. Jean François Kahn
a-t-il utilisé ce pseudonyme pour pouvoir dire plus de bêtises ?
37
Le Figaro 14 novembre 2005
38
« La meute, l'émeute et l'impasse », communiqué du mercredi 9 novembre 2005 par DiverCité, Ici et Là-bas et le
Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB)
39
Entretien avec Piotr Smolar, Le Monde, 25 novembre 2005
40
Bernard Dreano : « Regard sur le "P.I.F". Notes sur l’islam politique en France », Cedetim, http://www.reseauipam.org
41
Les grands médias français n’ont guère prêté attention à leur action, par contre, John Carreyrou, journaliste du Wall
Street Journal les a suivi dans les cages d’escalier. Cf. « Les islamistes médiateurs de la République », Courrier
International n°785, 17 novembre 2005.
42
Fatwa édictée le 6 novembre 2005 par « Dar el Fatwa » de l’UOIF : « Il est formellement interdit à tout musulman
recherchant la satisfaction et la grâce divines de participer à quelque action qui frappe de façon aveugle des biens
privés ou publics ou qui peuvent attenter à la vie d’autrui. Contribuer à ces exactions est un acte illicite. Tout
musulman vivant en France, qu’il soit citoyen français ou hôte de la France est en droit de réclamer le respect
scrupuleux de sa personne, de sa dignité et de ses convictions et d’agir pour plus d’égalité et de justice sociale. Mais
cette action qu’elle soit entreprise de façon concertée ou spontanée ne doit en aucun cas se faire en contradiction avec
les enseignements rappelés et le droit qui gère la vie commune »..
43
Libération, 15 novembre 2005, op. cit.
44
Date ou pour la première fois le suffrage devient universel pour les plus de vingt et un ans avec l’abolition du second
collège dans les départements d’Algérie.
45
Dans la collectivité départementale de Mayotte, en vertu du statut personnel de 95% des habitants les Cadis (juges
musulmans) sont toujours fonctionnaires contractuels de la République.
46
« Le grand rabbin de France Joseph Sitruk projette de créer un tribunal rabbinique d’arbitrage », Tribune Juive,
novembre 2005.
47
L’Etat de l’Ontario a abrogé, en novembre 2005, une législation qui permettait depuis 1991 aux familles de se tourner
vers les tribunaux religieux pour résoudre des problèmes relatifs au divorce ou à la garde des enfants, et donnait aux
jugements de ces tribunaux force de loi.
48
Les organisations communautaires sans relations avec ces milieux sociaux « à problèmes », des Arméniens aux
Chinois, ne sont d’ailleurs jamais évoquées.
49
Très bien analysé dans l’ouvrage de Pierre Tévanian et Sylvie Tissot, La lepénisation des esprits, L’esprit frappeur,
nouvelle édition 2002.
50
« Le soulèvement des banlieues a une histoire », Oumma.com, 30 novembre 2005. Abdellali Hajjat est l’auteur de
Immigration postcoloniale et mémoire aux éditions L’Harmattan.
51
Cf. entre autres : Catherine Whitol de Wenden, « Les associations "beur" et immigrées, leurs leaders, leurs
stratégies », Regards sur l'actualité, n° 178, fév. 1992 ; Azil Jazouli, Les années banlieue, Seuil, 1992 ; Ahmed
Boubeker et Mogniss H. Abdallah, Douce France, la saga du mouvement beur, Quo Vadis, automne 1993, éd.
Im’média. ; Saïd Bouamama, Vingt ans de marche des beurs, Desclée de Brouwer, 1994 et (avec Mokthar Djerdoubi),
Contribution à la mémoire des banlieues, éditions de la Volga, 1994 et De la galère à la citoyenneté, Desclée de
Brouwer, 1996, etc. Jusqu’au tout récent livre de Yann Moulier Boutang, La Révolte des banlieues ou les habits nus de
40
la République, éd. d’Amsterdam, 2005 et Banlieues : enjeux et perspectives, Le Passant Ordinaire, n°44, Revue
internationale de création et de pensée critique, 2005.
52
Pierre Bauby, Thierry Gerber, Singulière jeunesse plurielle, Publisud, 1996.
53
A. Hajjat, op. cit.
54
Saïd Bouamama, « Jeunesse, autorité et conflit », dans la revue Ville École Intégration, 1998, reproduit sur lmsi.net
en mars 2004.
55
Communiqué du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues : « Crevez en Paix mes frères, mais crevez en silence,
qu’on ne perçoive que l’écho lointain de vos souffrances ... », 9 novembre 2005
56
Abdelaziz Chaambi : « Halte à la surenchère sur le dos de la banlieue » 10 novembre 2005. A. Chaambi est Membre
fondateur de l'Union des jeunes musulmans et de l’association lyonnaise DiverCité, membre du Collectif des
musulmans de France.
57
Sur ces méandres, et les sordides manipulations autour des assassins djihadistes algériens, cf. Jean-Baptiste Rivoire et
Lounis Aggoun : Françalgérie, crimes et mensonges d'Etats, Editions La Découverte, 2005.
58
Abdelaziz Chaambi : « Affaire Kelkal, il y a dix ans déjà », Octobre 2005.
59
Guy Debord : « Le déclin et la chute de l'économie spectaculaire-marchande », Internationale Situationniste n° 10
mars 1966.
60
James Baldwin, Next time fire, Penguin 1964, en français La prochaine fois le feu est disponible en édition de poche.
61
Déclaration de M. Jacques CHIRAC, Président de la République, sur les violences urbaines, faite lors de la
conférence de presse du 18e Sommet franco-espagnol, Paris, 10 novembre 2005.
62
A. Hajjat, op.cit.
63
Son leader Louis Farrakhan est considéré comme l’un des complices de l’assassinat de Malcom X.
64
Rappelons que ces deux organisations (Union des organisations islamiques de France et Fédération nationale des
musulmans de France) domine le Conseil français du culte musulman. Pour plus de détails, lire Bernard Dreano,
« Regards sur le « P.I.F. ». Notes sur l’islam politique en France », décembre 2004, www.reseau-ipam.org/cedetim.
65
Le problème des chômeurs et précaires diplômés concerne une fraction de la jeunesse bien au-delà des « jeunes issus
de l’immigration », même si ceux-ci sont plus particulièrement touchés. L’automne 2005 est aussi le moment de la
première manif de « stagiaires ».
66
Xavier Cornu, directeur général adjoint de l’enseignement à la Chambre de commerce et d’industrie de Paris,
Libération, 28 novembre 2005
67
Dominique de Villepin, conférence de presse mensuelle, 1er décembre 2005.
68
Cf. les travaux du groupe « Contre la criminalisation des familles » animé par Fabienne Messica, sur le site du
Cedetim : http://www.reseau-ipam.org/cedetim.
69
Cité par Sylvia Zappy, Le Monde, 7 décembre 2005.
70
Rapport confidentiel de la direction centrale des renseignements généraux (DCRG) du 23 novembre cité par Le
Parisien, 7 décembre 2005.
71
Françoise Blum, « Ils sont entrés en politique », Le Monde, 10 novembre 2005.
72
Conseil exécutif du RECIT, 10 novembre 2005 :« Comment allons nous aider les jeunes à penser qu’un “autre
monde” est possible, et à participer à sa construction ? ». Le RECIT rassemble 190 organisations et 150 expériences
porteuses d’une éducation émancipatrice dont : les Éclaireurs éclaireuses unionistes de France, ICEM pédagogie
Freinet, La Vie Nouvelle, les CEMEA, le Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne, ATTAC France, Echanges et
partenariats, l’AITEC, l’Association Internationale de Techniciens, Experts et Chercheurs, etc.
73
Texte du 5ème Congrès de l'APEIS, 6 décembre 2005.
74
« Qui sème la misère, récolte la tempête », appel lancé par APEIS, CDSL, DAL, Droits Devant, No-vox, le 9
novembre 2005 qui déclarait notamment « Il est donc hautement souhaitable que nous allions partout où ont lieu les
comparutions immédiates des prétendus « émeutiers », et où se trouvent aussi leurs soutiens, familles et copains, afin
d’attirer leur attention sur le sort des élèves et des parents sans papiers, à leur présenter les organisations luttant pour
leur régularisation ».
75
« Violences : il faut faire confiance aux acteurs locaux », point presse des Verts, 8 novembre 2005
76
Cf. le témoignage de Michel Bourgain, Maire de l’Ile-Saint-Denis : « Tous responsables, Tous capables ! », 18
novembre 2005
77
Colloque de philosophie qui devait se tenir à la Maison de la Recherche à Clermont-Ferrand le 9 décembre 2005.
78
Tariq Ramadan : « L’idéologie globale de la peur et la globalisation du syndrome israélien », 22 novembre 2005,
http//www tariqramadan.com.
79
Bien entendu la réalité de cette période des années 83 et suivantes, des marches « pour l’égalité » et de
« convergence », de l’évolution de SOS racisme, de l’échec de « Mémoire fertile », etc., est bien plus complexe que
celle d’un complot. Il n’empêche que cette théorie du complot s’est d’autant plus facilement répandue dans les citées
qu’aucun examen critique et croisé de cette période n’a été fait par les organisations de gauche.
80
Il s’agit de mouvements comme le Comité français de cohésion nationale, le Parti des musulmans de France, etc. Cf.
Bernard Dreano : Regard sur le « P.I.F », op. cit.
81
Avec la Création du Conseil représentatif des associations noires (CRAN) par une soixantaine de groupes pour lutter
contre « les discriminations ethno-raciales », fin novembre 2005.
82
Sur Farrakhan et le Nation of Islam voir supra page 22.
41
83
Saïd Kebboucha, membre de Convergences citoyennes, cité dans « Des militants associatifs veulent créer une force
politique », Le Monde, 21 novembre 2005.
84
Symbolique puisque seul le PS a le nombre de parlementaires nécessaires pour cette saisine.
85
AFP, 9. décembre 2005
86
Ivan du Roy : « État d’urgence », éditorial de Témoignage chrétien du 8 décembre 2005.
87
« Quelle crise des banlieues? » Débat entre Pierre Rosanvallon, Jean Pierre Le Goff, Emmanuel Todd et Eric Maurin,
Libération 21 novembre 2005.
88
Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau « De loin, Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République
Française, à l’occasion de sa visite en Martinique ».
42
A few words summarize the situation in the French suburbs: contempt, racial
discrimination and despair
François Gèze, Red Pepper, n° 136, décembre 2005
I recently published a remarkable book, Country of misfortune!, reproducing a long email exchange between
Younès Amrani, a young man living in a French suburb, and a well known sociologist, Stéphane Beaud. The
sociologist helped this young man to express his feelings, the anger he felt after years of living in the same
district. All his efforts to leave his suburb, to succeed at school and university, to find a decent and honest
job, were shattered on the closed doors that face all French men who, like him, are children of migrant
workers coming from the former French colonies in the Maghreb and sub-Saharan Africa.
The anger expressed in this book is the same one that moves the less well educated young men who have
been burning cars for more than two weeks (at the time of writing) in France’s major cities. For them this
seems the only way to be recognized as genuine people.
For decades, France has relegated its migrant workers, and now their children and grandchildren, to the
suburbs of its large cities. This ghettoisation is the result of a public policy directly inherited from the
treatment of the "natives" in the former French colonies and in particular Algeria, involving marginalisation
from the labour market, urban segregation and police violence.
This institutional racism, inherited from the colonial period, is much more deeply rooted than French society
and its intellectual elites generally realise. Although it is illegal in France to gather statistics based upon
ethnic or religious lines – in keeping with the country's Republican ideals – there is clear evidence that
freedom, equality and fraternity are denied to a whole section of the population. In a country where
unemployment is running at 12 per cent, the rate in the black-majority suburbs – such as Seine-Saint-Denis
where the French riots originally broke out, routinely reaches 40 per cent.
The French government's policy since 2002 has only worsened this situation. Budgets devoted to urban
policies (“politiques de la ville”) have been slashed, whilst the police have been told to step up identity
checks, which are well documented to lead to police harassment and brutality. These measures have been
accompanied by a virulent rhetoric against the suburban youth, particularly from Interior minister Nicolas
Sarkozy. In the first days of the rioting, he branded the perpetrators racailles (roughly translated as 'scum'),
stirring up a further backlash.
Sarkozy and other ministers, including the Prime Minister Dominique de Villepin, have also suggested that
radical Islamism could be behind the unrest. But although there is no evidence that the French riots have a
religious dimension, there is considerable evidence that media representations of Islam have been used to stir
up fear amongst the French population. I recently published a book called Imaginary Islam, in which the
journalist Thomas Deltombe clearly demonstrates how French television has maintained a false image of our
suburbs over at least the last twenty years. Less than 10 per cent of the descendants of those born in Muslim
countries say that they seriously practise the Islamic religion. Yet a ceaseless series of alarmist TV reports
and programmes about the suburbs focus mainly on the so-called "Islamist threat", conveniently erasing
some much more important realities: the ethnicisation of social relationships, massive unemployment, police
violence, and so on.
These daily attacks have fed the rage of those young people, who can no longer stand being seen as animals
in a zoo. The crude, and very sad, truth is that the present violence is mostly a revolt of the despair of these
young marginalized people against contempt and racial discrimination.
François Gèze is General Director of La Découverte, a major French publishing house. He has published a
series of books dealing with the issue of racism in France and the colonial legacy.
43
Petit appel aux députés de droite
Miguel Benasayag, Témoignage chrétien, 8 décembre 2005
Homme de gauche, né dans une famille de gauche, marié à une femme de gauche, je sais très bien ce que
signifie l’appartenance à une famille politique. Au risque de fâcheries, de fortes inimitiés, d’exclusions, de
censure dans certains journaux, j’ai toujours su que le sentiment d’appartenance à la famille de gauche ne
devait pas m’inciter à agir en mafieux. J’ai toujours su que l’Union soviétique n’était pas un allié. En tant
que Latino-américain membre de la gauche radicale, je paie tous les jours le prix de mes critiques à l’égard
du régime castriste. Je sais donc que l’on peut appartenir à une famille politique, mais je sais aussi que celleci n’est jamais monolithique. Au contraire. Une famille est morte politiquement quand elle devient
monolithique.
Après certaines déclarations inacceptables entendues ces derniers jours dans les rangs du gouvernement et de
la majorité parlementaire, suite aux incidents survenus dans les banlieues, je veux alerter la famille de droite
du danger qui la menace. Et qui menace la société dans son ensemble. Ayant vécu la première moitié de ma
vie sous la dictature et la deuxième moitié en démocratie, je suis bien placé pour reconnaître la valeur de ma
deuxième patrie, la France. Je l’aime d’autant plus qu’elle représente une véritable exception dans un
paysage international troublé par tant de désordre et de violence. Il y règne une tranquillité et une paix
sociale que beaucoup de pays nous envient. Elle offre un espace où la pensée est possible.
C’est au nom de cette exception que je lance un appel. Ma démarche est très concrète. Je cherche, au sein de
l’Assemblée nationale, un homme ou une femme de droite pour interpeller ses collègues et leur faire signer
ce texte qui affirme quelques principes clairs :
La France a toujours su dépasser les différences non pas en les écrasant mais en les valorisant. Quand nous
ouvrons nos portes à des étrangers, ce n’est pas toute la misère du monde que l’on accueille mais toute sa
richesse.
Refusons la remise en cause de la nationalité, de la richesse des flux migratoires et de notre tradition
d’accueil et de coexistence.
Brisons l’élan des tentations xénophobes, communautaristes, autoritaires et révisionistes.
Dénonçons les attitudes provocatrices et démagogiques qui congédient la pensée.
Opposons-nous à ces dérives qui, pour des raisons électoralistes, risquent d’entraîner le pays vers des
tensions et des conflits que tout le monde regrettera. Les lendemains de grandes divisions et de grandes
violences, il n’y a jamais de gagnant. Seulement des regrets.
Le moment est venu d’opposer une résistance. Nous ne sommes pas le 18 juin, seulement le 8 décembre.
Mais ce petit appel du 8 décembre a son importance.
Moi, juif, athée, libertaire, je prends les lecteurs de Témoignage chrétien pour témoins des suites que je
recevrai à cet appel.
Miguel Benasayag
44
Démons français
Salah Amokrane, Nicolas Bancel, Esther Benbassa, Hamida Bensadia, Pascal Blanchard, Jean-Claude
Chikaya, Suzanne Citron, Maryse Condé, Catherine Coquery-Vidrovitch, Yvan Gastaut, François Gèze,
Nacira Guénif-Souilamas, Didier Lapeyronnie, Sandrine Lemaire, Gilles Manceron, Carpanin Marimoutou,
Achille Mbembe, Laurent Mucchielli, Pap Ndiaye, Benjamin Stora, Christiane Taubira, Françoise Vergès,
Pierre Vidal-Naquet, Michel Wieviork
Le Monde, 5 décembre 2005
La France connaît aujourd'hui, à travers la formation de groupes s'affirmant les "descendants" et les
"héritiers" d'épisodes historiques douloureux — l'esclavage et la colonisation —, une situation en grande
partie nouvelle. Ces groupes cherchent à revenir sur une généalogie historique souvent occultée et, ainsi, à
redonner une signification à leurs origines, un enracinement à leur histoire et, sans doute, un sens à leur
présence au sein de la nation française.
Cette démarche identitaire n'a en soi rien d'exceptionnel, et on l'observe dans beaucoup d'autres pays
occidentaux. Mais elle s'exprime aujourd'hui en France avec une grande virulence. Celle-ci renvoie à la face
sombre de l'universalisme républicain, résistant toujours à reconnaître la longue histoire d'un racisme d'Etat
qui s'est développé durant la période coloniale sous les atours de la "mission civilisatrice". Dans la France
postcoloniale, l'incapacité de l'Etat à lutter efficacement contre les discriminations raciales, qui depuis des
décennies empoisonnent la vie de millions de Français issus des anciennes colonies ou d'autres pays du Sud,
témoigne en même temps du déni de cette histoire. C'est la conscience, parfois confuse, de cette filiation
qu'ont cherché à exprimer des groupes très divers qui ne supportent plus l'indifférence des élites face à
l'interminable relégation sociale dont témoigne la pérennisation des cités-ghettos, le "chômage ethnique", la
mobilisation policière dans les contrôles au faciès, etc.
Dans ses grandes lignes, ce constat nous paraît très largement fondé. Mais nous voulons souligner ici que ce
constat ne saurait en rester au stade de la révolte, de l'émotion et de la confusion qui l'accompagnent souvent.
Car le risque serait grand alors d'aboutir aux pires dérives. Des dérives que l'on ne peut admettre et que l'on
ne peut taire, et qui sont déjà là, comme on peut les lire sur maints forums d'Internet, où les escalades
verbales tiennent trop souvent lieu d'analyse politique.
Nous voulons parler des assimilations absurdes des révoltes des banlieues à l'Intifada palestinienne, de
certains dérapages de la légitime solidarité avec la lutte du peuple palestinien vers l'affirmation d'un prétendu
"antisionisme" qui cache mal parfois un réel antisémitisme, le "lobby juif" devenant le principal responsable
de tous les maux de la terre. L'invocation incantatoire de cette solidarité sert en effet trop facilement de
flambeau pour magnifier une révolte, par ailleurs pleinement fondée, contre un processus discriminatoire
postcolonial dont les racines comme les causes actuelles n'ont rigoureusement rien à voir avec le conflit
israélo-palestinien.
Une variante à nos yeux particulièrement dangereuse de ce fourvoiement se retrouve dans les discours
inacceptables de l'humoriste Dieudonné, dont l'audience pouvait jusqu'alors paraître circonscrite, mais qui
semble dépasser désormais les frontières étroites du noyau proche qui le soutenait. Par glissements
successifs, ce qui au départ était une revendication fondée de la mémoire de l'esclavage tend à devenir une
machine infernale à énoncer des idées antisémites. La matrice en est — comme toujours — l'idée du
"complot juif". Dans cette perspective, tout est bon, y compris les falsifications les plus grossières de la vérité
historique. Le ressassement, par exemple, du fait que des "juifs" auraient été au centre ou auraient joué un
rôle prédominant dans la traite transatlantique. Cette polémique, issue pour partie de mouvements radicaux
tels que Nation of Islam de Louis Farrakhan et de certains secteurs des African Studies, a duré plus de dix ans
aux Etats-Unis, et elle a été tranchée depuis, les études les plus sérieuses démontrant, sans aucune ambiguïté,
que les juifs n'avaient joué globalement qu'un rôle marginal dans la traite.
Dieudonné rappelle sans cesse que la participation supposée des "juifs" à la traite leur aurait permis de fonder
des "banques". Le pouvoir, aux origines monstrueuses, des "juifs" se poursuivrait donc aujourd'hui par leur
puissance financière ou leur omniprésence dans les médias. Là encore, c'est la reprise d'un thème
45
nauséabond, répété sans discontinuité depuis le XIXe siècle par les groupes politiques et les publicistes, à la
racine des catastrophes que l'on sait.
La matrice antisémite est donc là, avec son centre paranoïaque. Les dangers d'une telle dérive sont évidents.
L'antisémitisme paranoïaque a des effets potentiellement dévastateurs parce qu'il offre une explication
"totale" de l'histoire : tout proviendrait de la suprématie des "juifs". La force d'agrégation d'une telle
"idéologie" est donc potentiellement immense. Elle dévoie, dans le cas présent, le sentiment spontanément
partagé par nombre de Français issus des immigrations coloniales — encouragés de surcroît à se percevoir en
"communautés", noire ou arabe, par le discours politique et médiatique dominant — d'être les victimes et les
"boucs émissaires" de l'histoire, soumis au racisme. Et, dès lors, le bouc émissaire juif devient la cible
racisée, en miroir du Noir esclave d'hier ou de l'"indigène" de la IIIe République. Processus vertigineux, et
totalement incontrôlable : lorsque la machine à produire des énoncés antisémites est enclenchée, elle se
nourrit de son propre discours. Elle suit, toujours, un trajet cumulatif de radicalisation vers le pire.
Pour autant, ce dévoiement n'a rien de fatal. Il est encore temps de le dénoncer très vigoureusement et de se
mobiliser contre son potentiel destructeur. En l'occurrence, il faut aussi le dire avec force, les "intégristes de
la République", qui tirent argument des dérives antisémites pour minimiser la part d'ombre de l'héritage
républicain et nier la nécessité de construire un récit partagé de l'histoire coloniale, ne seront d'aucun secours.
Car leur aveuglement nourrit souvent un discours du complot (islamiste en l'espèce) — voire parfois un
discours de haine de l'autre "basané" — symétrique de celui que nous dénonçons ici. Le pire des cauchemars
serait celui d'un débat public où ne s'échangeraient plus que des arguments "à la Dieudonné" ou "à la
Finkielkraut", recourant aux mêmes procédés — falsifications, dénégations, occultations — et se nourrissant
mutuellement.
La France, heureusement, ne manque pas d'historiens, de sociologues, de politologues — dont beaucoup sont
"issus de l'immigration" — à même d'apporter leur contribution à la lutte contre le double poison de la dérive
antisémite et de la dénégation coloniale. Leur rôle, certes, n'est pas d'intervenir "pour" ou "contre" telle ou
telle revendication mémorielle. Ils n'ont pas à choisir, par exemple, entre la mémoire des descendants des
esclaves des Antilles et celle des colons français expulsés d'Haïti après l'indépendance de 1804. Pas plus
qu'ils n'auraient à choisir entre la mémoire des rapatriés d'Algérie et celle des descendants d'Algériens ayant
lutté avec le FLN. Il est essentiel d'éviter le piège mortifère de la "concurrence des victimes", car il n'y a pas
de hiérarchie à établir dans le degré de souffrance, pas plus qu'il n'y a de hiérarchie à reconnaître entre les
différentes formes de racisme. Mais nous sommes convaincus que tous, intellectuels, politiques et simples
citoyens, dès lors qu'ils sont sincèrement attachés à la cause de la démocratie, peuvent et doivent participer à
la renaissance d'une République enfin débarrassée de ses démons coloniaux. Et que ce combat ne pourra être
gagné que s'il accorde le même poids à la lutte contre les démons de l'antisémitisme.
46
A few words summarize the situation in the French suburbs:
contempt, racial discrimination and despair.
François Gèze, Red Pepper, n° 136, décembre 2005
I recently published a remarkable book, Country of misfortune!, reproducing a long email exchange between
Younès Amrani, a young man living in a French suburb, and a well known sociologist, Stéphane Beaud. The
sociologist helped this young man to express his feelings, the anger he felt after years of living in the same
district. All his efforts to leave his suburb, to succeed at school and university, to find a decent and honest
job, were shattered on the closed doors that face all French men who, like him, are children of migrant
workers coming from the former French colonies in the Maghreb and sub-Saharan Africa.
The anger expressed in this book is the same one that moves the less well educated young men who have
been burning cars for more than two weeks (at the time of writing) in France’s major cities. For them this
seems the only way to be recognized as genuine people.
For decades, France has relegated its migrant workers, and now their children and grandchildren, to the
suburbs of its large cities. This ghettoisation is the result of a public policy directly inherited from the
treatment of the "natives" in the former French colonies and in particular Algeria, involving marginalisation
from the labour market, urban segregation and police violence.
This institutional racism, inherited from the colonial period, is much more deeply rooted than French society
and its intellectual elites generally realise. Although it is illegal in France to gather statistics based upon
ethnic or religious lines – in keeping with the country's Republican ideals – there is clear evidence that
freedom, equality and fraternity are denied to a whole section of the population. In a country where
unemployment is running at 12 per cent, the rate in the black-majority suburbs – such as Seine-Saint-Denis
where the French riots originally broke out, routinely reaches 40 per cent.
The French government's policy since 2002 has only worsened this situation. Budgets devoted to urban
policies (“politiques de la ville”) have been slashed, whilst the police have been told to step up identity
checks, which are well documented to lead to police harassment and brutality. These measures have been
accompanied by a virulent rhetoric against the suburban youth, particularly from Interior minister Nicolas
Sarkozy. In the first days of the rioting, he branded the perpetrators racailles (roughly translated as 'scum'),
stirring up a further backlash.
Sarkozy and other ministers, including the Prime Minister Dominique de Villepin, have also suggested that
radical Islamism could be behind the unrest. But although there is no evidence that the French riots have a
religious dimension, there is considerable evidence that media representations of Islam have been used to stir
up fear amongst the French population. I recently published a book called Imaginary Islam, in which the
journalist Thomas Deltombe clearly demonstrates how French television has maintained a false image of our
suburbs over at least the last twenty years. Less than 10 per cent of the descendants of those born in Muslim
countries say that they seriously practise the Islamic religion. Yet a ceaseless series of alarmist TV reports
and programmes about the suburbs focus mainly on the so-called "Islamist threat", conveniently erasing
some much more important realities: the ethnicisation of social relationships, massive unemployment, police
violence, and so on.
These daily attacks have fed the rage of those young people, who can no longer stand being seen as animals
in a zoo. The crude, and very sad, truth is that the present violence is mostly a revolt of the despair of these
young marginalized people against contempt and racial discrimination.
François Gèze is General Director of La Découverte, a major French publishing house. He has published a
series of books dealing with the issue of racism in France and the colonial legacy.
47
Questions de fractures socio- urbaines
Sonia Fayman, décembre 2005
A paraître dans le prochain Cahier Voltaire de Aitec/IPAM
Préambule : cet article était prévu avant que n’éclate la colère des jeunes des cités et que, du coup, tout ce
qu’un certain nombre d’entre nous analysent depuis longtemps ne fasse son apparition dans les médias et
dans le discours public. C’est comme si la France bien pensante découvrait que les enfants des quartiers
populaires de la périphérie des villes sont plus fréquemment orientés vers les filières d’enseignement
professionnel que les autres, quand ils ne sont pas, dès le collège, placés dans différentes voies de garage de
l’Education nationale, qu’ils tendent à quitter avant d’avoir 16 ans, sans formation et sans perspectives. C’est
comme si nous découvrions aujourd’hui que les organismes chargés de l’insertion des jeunes en difficulté
sont impuissants devant les refus de stages, d’entretiens d’embauche et, a fortiori, de recrutement, faits à
ceux dont le nom et/ou l’adresse sont rédhibitoires aux yeux des employeurs. Mais il y a longtemps que cela
dure, c’est toute une génération qui en souffre, dans l’indifférence générale.
Donc il y a longtemps que les discriminations minent notre société et, ce que les lignes qui suivent vont
tenter de montrer c’est l’insidieuse progression de leurs effets.
Deux manières de voir les fractures urbaines
Les cris d’alarme sur la fracture sociale et urbaine sont sous-tendus par le paradigme d’une ville génératrice
de lien social. Ces discours renvoient implicitement, en effet, à une société dans laquelle la ville aurait pu
jouer un rôle intégrateur et ne le jouerait plus. Or, une fracture c’est brutal. Parler de fracture suppose
qu’avant la fracture, le corps était intact. Si l’on parle du corps social dans le cadre urbain, c’est faux : on a
beau chercher dans l’histoire quand l’urbain et le social étaient intacts, sans fracture, on ne trouve pas ! Au
contraire, des formes de ségrégation et de hiérarchie ont toujours été présentes dans les organisations
urbaines connues. La ville a toujours été la projection au sol des rapports sociaux (Lefebvre) et ces rapports
n’ont jamais été fondés sur l’égalité, en dépit des slogans constitutifs de la république (française du moins).
Il est aussi possible de considérer la fracture urbaine et sociale comme une image qui prend sens quand les
hiérarchies et les modes de ségrégation ne sont plus communément acceptés. La variable déterminante, qui
peut faire changer la perspective, c’est la représentation que se font les différentes catégories sociales de leur
place dans l’espace urbain et du statut des différents espaces. C’est l’argument de ce papier.
Quand la ségrégation allait de soi
Dans le Paris du second empire jusqu’à la deuxième guerre mondiale, grosso modo, la bourgeoisie habite les
beaux immeubles des beaux quartiers, les employés sont dans de l’habitat de moindre qualité, en ville et dans
les lotissements Loucheur de banlieue, les artisans dans les faubourgs spécialisés (St Antoine pour le meuble,
Belleville pour la chaussure…) où logement et travail se confondent souvent. Les ouvriers sont aussi dans
ces faubourgs et également dans de l’habitat de fortune à la périphérie des villes ou dans des cités sans aucun
confort (logement patronal notamment). En dépit des souffrances, du manque d’hygiène, de la promiscuité,
des vies entières se passent dans ces conditions d’habitat. Ailleurs c’est parfois pire (les corons miniers). Les
luttes ouvrières portent surtout sur les situations au travail, la sécurité, les rémunérations, peu sur le thème de
la ville: l’inégalité d’accès à la qualité urbaine n’est pas remise en cause.
Elle commence à l’être dans une période beaucoup plus récente. Comment la prise de conscience, la critique
se sont-elles développées ? A quelles formes de lutte ont-elles donné lieu ?
Une explication possible, bien que certainement partielle, est tentée ici ; elle se fonde sur une interprétation
du contexte socio politique articulant les politiques de l’emploi avec celles du logement.
A chacun son assignation résidentielle
La société capitaliste a besoin de classes moyennes pour assurer l’écoulement de la production de biens et de
services et donc la croissance de l’économie et des profits ; c’est ainsi que les années d’après guerre (50 et
60) ont vu se développer une certaine mobilité sociale dans les milieux ouvriers et paysans et se renouveler
les classes moyennes françaises. Mais, à force de se développer, l’ascension sociale d’une partie des couches
48
populaires jusqu’à intégrer les classes moyennes, risquerait de mettre en question les profits (par la hausse de
la masse salariale face à la concurrence internationale). Aussi, le système se contente-t-il d’un certain stock
de ces couches sociales ; au-delà, les mesures qui ont été prises pour favoriser leur consolidation, peuvent
être abolies du jour au lendemain. Mais le système a aussi besoin d’un volant de main d’œuvre peu ou non
qualifiée, malléable. L’ère post coloniale a donné lieu au recrutement préférentiel de cette force de travail
(« armée de réserve ») dans les anciennes colonies.
La construction massive de logements sociaux était principalement destinée à loger la main d’œuvre en
ascension sociale et donc à constituer la première marche de ce qu’on appelle des parcours résidentiels
(allant notamment vers l’accession à la propriété en habitat individuel, qui constitue l’apothéose de la
trajectoire). D’autre part, les ouvriers immigrés, venus en célibataires dans un premier temps, étaient
assignés à résidence dans des foyers construits et gérés par la Sonacotra - organisme créé spécifiquement,
comme l’a été le FAS (Fonds d’action sociale renommé, en 2004, FASILD, fonds d’action et de soutien pour
l’intégration et la lutte contre les discriminations), pour l’encadrement de l’immigration algérienne. Devant
l’afflux de travailleurs immigrés, d’autres bailleurs spécialisés ouvrirent des foyers, notamment l’ADEF liée
au patronat du BTP et connue pour ses méthodes coloniales1de gestion. Mais ce type de logement n’était pas
suffisant en quantité et ne convenait pas à ceux qui voulaient un minimum de liberté : ceux-là ont peuplé les
bidonvilles de toutes les périphéries urbaines pendant plusieurs décennies.
Ainsi, la politique du logement a joué un rôle dans la consolidation des classes moyennes qui s’est opérée
pendant les trente glorieuses, notamment par la construction massive de logement social. Mais cette politique
n’a pas répondu complètement à son objectif parce qu’elle ne s’est pas inscrite dans une stratégie d’ensemble
qui permette, à long terme, des parcours résidentiels rendus possibles par une offre diversifiée et accessible.
Il n’empêche qu’une partie des classes populaires a effectivement suivi des processus de mobilité
résidentielle, tandis que les immigrants étaient cantonnés dans des foyers, des taudis et des bidonvilles.
Ca change mais c’est pire
Est-on arrivé, à partir du milieu des années 70, à un stade où le type de lien entre l’emploi et le logement qui
avait « fait » les classes moyennes de l’après guerre, devenait contradictoire avec la nécessaire reconversion
de l’économie capitaliste ? Toujours est-il qu’un frein a été mis à la construction du logement social. Celui
qui existait devenait déjà du logement d’occasion au sens où il avait déjà, pour la plupart, été occupé par un
ou plusieurs ménages successivement. Les procédures de réhabilitation n’ont pas tardé à faire leur apparition
et à mobiliser l’essentiel des financements publics du logement. Mais, à quelques exceptions près, elles ne
sont pas parvenues à rendre cet habitat plus attractif ; conséquemment, de première étape de parcours
résidentiels il est tombé au rang d’habitat contraint.
Les politiques du logement ont renchéri les itinéraires résidentiels populaires, entraînant la captivité d’une
partie des habitants (les plus pauvres) dans le logement social ; d’un autre côté, le frein mis à la construction
de l’habitat social a pu jouer, à la marge, pour ralentir la résorption de l’habitat insalubre, bien que celle-ci
fut déclarée d’utilité publique de longue date. Mais une cause plus directe à ce retard a sans doute été la
spéculation sur l’habitat vétuste, propriétaires et promoteurs préférant attendre une hausse des valeurs
foncières et laisser le bâti en l’état tant qu’elles ne sont pas au plus haut.
Le milieu des années soixante dix est également le moment choisi pour stopper l’immigration de main
d’œuvre et ouvrir la voie au regroupement familial2. Sans faire de machiavélisme, on peut risquer
l’hypothèse que cette nouvelle ère de la politique d’immigration coïncidait avec la fin d’une politique de
logement social, au sens qu’elle avait eu dans le contrat social des années de la reconstruction. Dès lors, le
mouvement HLM, comme on appelle l’ensemble des bailleurs sociaux, n’a plus été porté par l’ambition de
loger le peuple et de contribuer à sa promotion sociale ; son horizon se serait limité à la gestion de son
patrimoine, si la segmentation de sa production n’avait pas offert des perspectives de rentabilisation des
programmes de qualité supérieure (ILM, ILN puis PLI…)
Sur cette toile de fond, se développent deux situations paradoxales :
D’un côté le logement social des années 60 n’est plus au goût du jour, ceux qui le peuvent quittent les cités
les plus dégradées ou les moins bien placées, soit qu’ils obtiennent d’autres logements sociaux dans des sites
qui leur conviennent mieux, soit qu’ils accèdent à la propriété, éventuellement avec des prêts aidés par l’Etat
qui allaient devenir les fameux prêts à taux zéro. Ce mouvement, qui n’est pas nouveau, a pour effet de
déconsidérer un peu plus les ensembles de logements dont le manque d’entretien, la situation reléguée et le
mal de vivre de leurs habitants, se conjuguent jusqu’à en faire des emblèmes de la ségrégation sociale.
49
Alors, c’est le cercle vicieux de la paupérisation : les bailleurs doivent faire face à la vacance, les
demandeurs de logement qui leur conviennent économiquement et socialement, ne veulent pas de ces cités ;
l’alternative est de les remplir avec les plus défavorisés ou de laisser vide une partie du patrimoine.
« Alors c’est le décrochage !On décroche du mur l’image d’Epinal qui représente le logement social comme
le logement moderne de la classe des ouvriers, des employés et des techniciens formant la base sociale de la
modernisation de la France. Deuxième décrochage : le logement social décroche, dévisse, se paupérise, les
bailleurs sont face à la vacance… » (J.F. Tribillon)
D’un autre côté, une partie des pauvres, notamment ceux auxquels est refusé le logement social par des
bailleurs qui font le choix de la vacance (ou qui la tempèrent en attribuant des logements à une clientèle
défavorisée mais triée sur le volet), ceux-là sont cantonnés dans des logements vétustes qu’on appelle parc
social de fait, bien qu’il appartienne à des propriétaires privés et que les loyers en soient généralement bien
plus élevés que ceux de l’habitat social. Or, ce parc est convoité par la promotion privée et il est
inexorablement (même si lentement), démoli ou réhabilité pour d’autres usages que le logement populaire.
Les habitants délogés échouent, pour une part, dans des hôtels meublés ou des foyers de migrants, tandis
qu’une autre part retourne dans des bâtiments insalubres en attente d’opérations d’urbanisme, en location,
sous-location ou en squat, quand ce n’est pas tout simplement à la rue.
Vers un dévoilement des mécanismes réels
Voilà donc le panorama de la segmentation du logement sur laquelle s’organise la ségrégation. Celle-ci a été
dénoncée depuis des années par les « travailleurs du front »3, ceux des intervenants sociaux qui sont à
l’écoute et au fait de ce qui se vit dans les lieux de la relégation ; elle a été analysée aussi par nombre de
chercheurs, de « professionnels progressistes »4 parfois réunis dans des groupes de travail dédiés, tel le
groupe « ségrégation, agrégation, ethnicité » du réseau socio économie de l’habitat qui a fonctionné pendant
au moins deux ans et a produit deux ouvrages. Las, la dénonciation ni la critique n’ont pénétré la
compréhension des sphères décisionnelles. Des réformes, des dispositifs, des politiques publiques ont
foisonné, et non des moindres, mais jamais le fondement, c’est à dire le traitement séparé des populations,
n’en a été remis en cause. Le terme de fondement a ici un sens bien précis : c’est le socle sur lequel sont
bâties les politiques sociales, du logement, de l’éducation et c’est tout au fond, donc caché d’une certaine
manière, par un discours égalitariste qui rejette le différentialisme. Les gouvernements de gauche ont excellé
dans la perpétuation de cette schize et il a fallu les excès anti-sociaux et le laxisme gouvernemental vis-à-vis
des discriminations, pour qu’enfin ce soit dit. La goutte d’eau a été le vote de la loi enjoignant
l’enseignement de l’histoire de mentionner la mission civilisatrice de la colonisation française : et d’en
ajouter une couche sur « nos ancêtres les Gaulois »… Disons qu’il y a là une offensive de la droite extrême,
mais que, pour le reste, la société française vit sur un impensé colonial.
Cela aussi on le savait depuis longtemps. Mais ce savoir était peu partagé. Il se trouve que l’année 2005 a été
fertile en événements qui ont mis cette question sur le devant de la scène. Ce fut un mouvement de
protestation contre la loi célébrant la colonisation ; ce fut aussi l’appel des indigènes de la république et tout
le débat qui s’est ensuivi sur le thème de la permanence de l’esprit et des pratiques coloniales dans la France
d’aujourd’hui ; puis les incendies à répétition dans des immeubles de centre ville habités par des étrangers et
des Français immigrés, dont certains avaient déposé des demandes de logement social depuis de nombreuses
années et dont plusieurs, adultes et surtout enfants, ont trouvé la mort ; enfin, comme en écho, la mise à feu
de voitures et de bâtiments publics par des adolescents après la mort par électrocution de deux jeunes
habitants de Clichy-sous-Bois terrorisés par la police.
Ces derniers actes de révolte mettent en lumière à quel point la société française est en décadence, ainsi que
bon nombre de commentaires l’ont mis en lumière. En outre, ils sont le signal d’un refus, non théorisé, non
organisé, mais profond, du sort qui est réservé aux enfants des quartiers populaires. Et ce sont les plus
méprisés, les descendants d’Africains, d’Arabes et de Kabyles qui sont en première ligne pour exprimer ce
refus. La colère a couvé longtemps, nourrie des morts d’enfants et de jeunes, de l’horizon bouché des cités,
des humiliations quotidiennes. Elle s’est parfois égarée dans de menus délits individuels et voici qu’elle
éclate et se répand, même si elle ne dit pas son nom. Son nom c’est le rejet de tout ce qui fait des habitants
des cités et des taudis des citoyens de seconde zone, stigmatisés par tous les sigles censés améliorer leur
cadre ou leurs conditions de vie (HLM, ZUS, ZEP, REP, CLS, CLSPD, MLEJ, GPV, GPRU, etc.). Et qui
sait si elle ne vient pas sonner le glas de l’acceptation passive d’un système qui lui non plus ne dit pas son
nom, celui de la confusion entretenue entre la culture chrétienne-laïque5 et l’universel, celui d’un président
qui s’adresse uniquement à ses « chers compatriotes », celui de la conviction du bon droit des employeurs
qui mettent directement à la poubelle les CV des jeunes des cités, celui des logements qu’on démolit après y
50
avoir parqués ceux qu’on ne voulait pas voir en ville et qu’on va envoyer encore un peu plus loin pour faire
place nette et attirer des « vrais Français » dans un habitat enfin à échelle humaine ? C’est peut-être un
réveil… pourvu qu’on ne l’étouffe pas sous l’oreiller.
1
On peut rappeler également, à cet égard, que les gardiens des foyers Sonacotra étaient généralement des militaires ou
policiers en retraite qui « avaient fait l’Algérie ».
2
Ne pas oublier qu’en même temps, le gouvernement faisait la promotion de l’aide au retour, petit subside de 10 000 F
de l’époque proposé aux immigrés, quel que soit le nombre d’années qu’ils aient donné à l’industrie française et quelles
que soient les conditions dans lesquelles ils avaient été logés, soignés ou non soignés… pour qu’ils retournent dans leur
pays (un bon film de Mahmoud Zemmouri, en 1981, avait pour titre « Prends 10 000 balles et casse toi » !)
3
L’expression est de Monique Crinon.
4
Comme on disait dans les années 70 autour des revues publiées par les éditions Solin.
5
qui sont les deux faces, antagonistes certes, mais constitutives de l’esprit français.
51
Les mots se foutent de nous
Fabienne Messica, Cedetim
30 novembre 2005
D’abord, c’était juste un doute, une gêne obsédante certes, mais légère. Et si, ces « valeurs » qui vacillent (et
avec elles, les contre-valeurs) ,et si cette autorité qui n’est plus reconnue (et avec elle, les alternatives à
l’autoritarisme), si tout cela s’était vidé, asséché, craquelé. S’il ne restait que l’enveloppe vide de ces mots
qui nous ont construit et dansent à présent dans nos têtes avec la légèreté, la transparence et la malice de
chimères insistantes mais à jamais immatérielles ?
Les mots se foutent de nous. C’est ainsi que j’imagine le sentiment des Inquiets. Ceux qui à juste raison
craignent le présent autant que l’avenir, un présent fait de régression sociale, d’humiliations et d’une
promesse : perdre chaque jour davantage, être plus humilié encore. Et puisqu’il en est ainsi, ô temps,
suspends ton vol, restaurons quelque chose, l’autorité, la République, « l’apport positif de la colonisation »,
quelque chose comme ça ou assimilé, bref rendons nous nos chimères, qu’elles soient sur le papier, affichées
ou gravées dans le marbre des lois, qu’on nous rende le latin au catéchisme, enfin quelque chose même si
c’est presque rien pour tromper cette frousse du néant.
C’est ainsi que tout a commencé. Au début, ce n’était qu’un creux à l’âme derrière lequel l’abîme était
encore invisible et pour tout dire, inconcevable. Et puis, par glissements progressifs, ce vague à l’âme a pris
une figure menaçante. D’inquiets, ils sont devenus nostalgiques. Il leur fallait alors affirmer sur l’histoire une
toute nouvelle puissance, pas celle d’inventer des lendemains auxquels ils ne croyaient plus mais restaurer la
puissance d’hier et ainsi, arrêter ce « qui fout le camp » et les dépossède. Hier, on avait une autorité, hier on
exerçait cette puissance sur d’autres, hier les enfants obéissaient, on était reconnus, respectés.
Enfants en danger, enfants dangereux
Alors ? « On va leur montrer qui on est. Eux, ce sont les Inquiétants. Pas ceux qui détruisent leurs vies mais
ceux qui inquiètent, juste parce qu’ils sont là. Ils sont souvent (mais pas seulement) fils et filles, petites filles
et petit - fils de gens venus des colonies françaises. Ceux-là ont participé aux combats de la Nation et de la
classe ouvrière, ils ont mené aussi leurs propres combats. Mais eux ce sont surtout leurs jeunes et leurs
enfants. Enfants en danger ou dangereux ? La différence est si ténue qu’adolescents, ils s’accrochent
désespérément à un reste d’enfance. Juste pour qu’on leur sourit encore. Juste pour ne pas voir les visages se
fermer, les gens serrer leur sac quand ils les croisent ou changer de wagon dans le train. Puis, lorsqu’ils ont
trop grandi, montrer leurs dents avec un air menaçant et fier, se protéger de la peur des autres en l’amplifiant,
en les éloignant. Puis enfin, quelques humiliations plus tard, brandir l’arme du mépris ; se rendre
inaccessible, même aux gentils.
En face, les Inquiets, taraudés par la conscience de leur impuissance - dans une société soumise à la
mondialisation, donc hors d’accès même si Dieu est dans la machine - sont comme surpris par le miracle de
l’incarnation politique. Dans l’hémicycle de l’Assemblée Nationale, des politiques revanchards s’adonnent à
une vengeance féroce, une ratonnade de mots. Elle vient de loin cette vengeance, contre bien des révolutions,
contre toutes les libérations. Ce pouvoir qui n’a rien à donner aux Inquiets et tout à leur reprendre promet de
les faire respecter par les autres auxquels il confisque leurs droits (la retraite par exemple pour des
immigrés, le regroupement familial, bientôt le droit à l’école, etc…). Sont-ils dupes les Inquiets ? Ou bien
voient-ils avec une stupeur extatique cette peur grandir et avec elle, grandir le sentiment d’une puissance
retrouvée ?
Suicidaires, les émeutiers ?
Le pouvoir a parlé donc et durement : répression, expulsions, guerre aux immigrés, à leurs enfants et petits enfants, guerre aux mauvaises mœurs, aux mauvais parents, aux sales gosses, aux paresseux, aux SDF, aux
prostituées.
52
La règle - le contraire de la règle donc est de promouvoir des statuts particuliers et lois d’exception dans des
« territoires », en fait, pour des gens, des catégories plus ou moins « étrangères ». Suicidaires, les émeutiers ?
Auto -destructeurs ? Et les Inquiets alors ? Où nous entraînent-ils ?
Le pouvoir applique un remède simple et efficace à l’impuissance : donner à l’inquiétude une figure, une
incarnation, toute proche, celle du voisin. La ficelle est grosse, mais la mécanique fonctionne. L’opposition
est tétanisée, elle garde une main sur le cœur certes, mais se réfugie (en vain d’ailleurs) derrière un silence
navré. La société se terre sous la dictature de la peur. Certes, les Inquiets n’ont pas toujours vu de leurs yeux
comment s’accomplit ce programme. Ni la violence d’un contrôle policier, d’une expulsion, d’un jugement,
de la prison, parfois d’un simple conseil de discipline au collège. Mais, pour ne pas voir, il a bien fallu qu’ils
détournent les yeux et plus d’une fois. Alors, pourquoi approuvent-ils ce qu’ils ne sauraient regarder en
face ? Est -ce parce qu’ils ont le sentiment de gouverner par cette peur, que les politiques amplifient pour
apparaître comme providentiels ? Est-ce parce qu’ils se disent : je ne suis pas immigré, ni mauvais parent, ni
paresseux, ni une mauvaise femme ou mère, ni une prostituée etc…Donc il ne m’arrivera rien ? Est-ce plus
simple encore, d’une simplicité aveuglante, parce que restaurer l’autorité relève du bon sens ? Comment en
est-on arrivé là ?
Les Inquiétants, les Jeunes… Quel que soit le nom qu’on leur donne, ce sont nos enfants, ceux de notre
société et du pays où nous vivons. Ils n’ont certes pas ralenti la spirale répressive, raciste, autoritariste qui
tourne à plein régime. Mais ils ont imposé un arrêt sur image. Mais ils ont fait valser à leur manière les
chimères. Ce qu’ils disent, ils le disent fort bien, rejoignant en cela les Inquiets : « Les mots se foutent de
nous ».
De nous tous
Les mots se moquent de nous tous à vrai dire et le réaliser ensemble, c’est ouvrir d’autres espaces de lutte.
En refusant d’endosser la caricature que le pouvoir nous tend par ses mots mêmes et par les symboles dont il
use. Ne pas répondre de manière symétrique, ne pas laisser ces mots penser pour nous, à notre place, dans
une logique qui leur est propre, une logique de répétition, pathologique, morbide. Ainsi en est-il de
l’hypertrophie du mot « République » qu’il faut situer dans une histoire politique et cesser de traiter comme
une bonne ou mauvaise divinité.
Sans tomber non plus dans un angélisme qui ferait de tous les émeutiers des victimes alors qu’ils agissent et
s’imposent comme sujets, la solidarité s’impose mais conditionnée à de nouvelles exigences. Que les
émeutiers aient tous obéi ou pas à des motivations légitimes, qu’ils aient agi ou pas de manière utile à leur
cause, la politique à leur encontre et envers toute une série de catégories dans cette société est scandaleuse,
extrême, faite du cocktail explosif entre la revanche d’une droite déchaînée et l’absence d’une gauche elle,
sans mots. Dans ce climat, discuter des mérites ou des fautes des émeutiers, c’est tomber dans un piège car
leurs droits ne dérivent pas de leur mérite. Si l’on veut combattre une odieuse politique de criminalisation
des pauvres, des jeunes, des étrangers, ce n’est pas parce que la condition de victimes et notre solidarité à son
égard « donnent un supplément d’âme » mais au nom des droits. Répondre à la situation actuelle en se
référant seulement à l’anti-fascisme, l’anticolonialisme et le tiers-mondisme, c’est manquer la nouveauté, la
singularité de la situation, qui n’est pas seulement, en dépit de ses relents nauséabonds, une simple répétition
du passé. C’est manquer le pari d’un engagement sans chimères.
Si les mots se foutent de nous, trouvons en d’autres, enfin.
53
« On est foutus, alors on va leur pourrir la vie ! »
Monique Crinon, IPAM, Cedetim
29 novembre 2005
Les émeutes d'abord parisiennes ont tenu en haleine la police pendant plus de 15 jours. Elles ont touché
l’ensemble du territoire français, ont procédé par auto organisation sans leaders ni revendications. Elles sont
nées de la mort de Ziad Benna (17 ans) et Bouna Traoré (15 ans), de Clichy-sous-Bois, électrocutés en se
réfugiant dans un transformateur à haute tension pour échapper aux policiers.
Les émeutiers sont jeunes. La grande majorité d’entre eux n’était jusque là pas fichée (c’est maintenant chose
faite !), et ce sont souvent des élèves classés « moyens » qui savent cependant qu’ils ne bénéficieront pas de
la logique d’exception des têtes de classe.
En réalité ces jeunes ont compris qu’ils ne peuvent croire dans les institutions de la République. Ils le savent
d’expérience car ils ont vu le déclassement et le mépris dont ont été victimes leurs parents et leurs aînés. Ils
savent que le rapport de force avec les institutions est perdu d’avance : « On est foutus, alors on va leur
pourrir la vie ».
Leurs parents ont le plus souvent marqué une forme de compréhension, ils savent que cette révolte est
fondée, ils savent que l'avenir de leurs enfants est fermé, sans doute plus qu'il ne le fût pour eux.
En réponse à cette situation, le gouvernement français a décidé d’exhumer une loi datant de 1955 à laquelle
ses prédécesseurs n’ont fait appel qu’en deux occasions : pendant la guerre d’Algérie et en Nouvelle
Calédonie. Il vient d’en prolonger la mise en application de trois mois.
En ressortant une loi de l’époque coloniale, le signe politique du gouvernement est clair : ces territoires et
leurs habitants ont un statut à part qui renvoie symboliquement à celui des populations vivant sous
domination coloniale. Ils sont, somme toute, des « Indigènes de la République ».
Depuis des années, les habitants des quartiers populaires notamment les jeunes sont stigmatisés. Ceux issus
de la colonisation sont construits en barbares et en délinquants. Les banlieues deviennent une problématique
à part, dont on confie la gestion à la police et à la justice. Les quartiers populaires sont représentés comme
les espaces de la « racaille » et comme territoires à reconquérir par la République. Le discours sur ces
quartiers et leurs habitants est celui de l’autoritarisme et de la répression. Les violences policières sont le lot
quotidien des jeunes. Essayez d’imaginer que votre enfant, parce qu’il est grand et blond, se fasse contrôler
de façon musclée cinq ou six fois dans la même semaine ?!
L’État libéral s’est peu à peu désinvesti de ces « territoires ». Le tissu associatif et les acteurs de la société
civile ont vu les aides publiques diminuer, et un nombre significatif d’entre eux ont dû déposer leur bilan ces
trois dernières années. En fait d’intervention publique, c’est une politique publique sécuritaire qui a été
développée au détriment des politiques de l’emploi, du logement et de l’insertion. D’ailleurs, l’actualité
médiatique et politique est dominée depuis plusieurs années par une mise en scène de la peur : danger
intégriste, affaire du foulard, discours sur l’insécurité.
En réalité, ces émeutes n’auraient dû surprendre personne, leurs causes sont profondes et anciennes. Cela fait
30 ans que les banlieues réclament justice : des années de révoltes, d’émeutes, de manifestations, de
marches, de réunions publiques, de cris de colère et de revendications précises.
Or, la gestion institutionnelle du marché du travail, des parcours scolaires, de l’accès à l’apprentissage et au
logement est, en droit, égalitaire, mais en fait, ethnique et raciste. Le faciès, le nom et le quartier d’habitation
sont les indicateurs d’exclusion ou d’inclusion, tout le monde le sait. La distorsion, entre les affirmations
d’une république qui se revendique des Lumières et sa pratique réelle, est devenue insupportable.
Et la gauche ? Malheureusement ses réactions sont restées très en deçà de ce qu’on est en droit d’attendre
d’elle. Le Parti socialiste (PS) a honteusement voté l’état d’urgence, les autres organisations semblent
54
dépassées par la situation. Elles oscillent entre un discours parental (ce sont des enfants, il faut qu’ils rentrent
à la maison et il faudrait aider leurs parents car ils ont du mal à éduquer leurs enfants) et le recours à une
rhétorique générale sur la crise socio-économico-libérale.
Elles réagissent en reproduisant l’idée que ces territoires sont à part, tendant à réduire leur énergie à une
situation qui ne trouve d’exutoire que dans la violence et le désespoir. Les jeunes ne feraient qu’exprimer
une colère certes légitime, mais de façon irrationnelle. Sous-entendant ainsi que c’est à « nous » de leur
apporter les instruments légitimes de lutte et d'expression politique, et reproduisant l’idée qu’il s’agit là de
populations incapables d’articuler une pensée politique.
Plus grave, on observe au fil des jours l’emprise du déni, s’accordant pour dire que finalement le problème
est d’abord social, escamotant ainsi les pratiques racistes institutionnelles de ce pays.
En réalité l’enjeu est d’arriver à articuler et à combattre deux types de domination : le capitalisme néolibéral
et le racisme. Or, c’est bien par la collaboration avec les populations concernées qu’on arrivera à construire
une convergence des luttes.
55
Casse-cou, la République !
Etienne Balibar, philosophe; Fethi Benslama, psychanalyste; Monique Chemillier-Gendreau, juriste et
politologue; Bertrand Ogilvie, Philosophe; Emmanuel Terray, anthropologue.
Le Monde, 15 novembre 2005
Nous voulons dire ici notre indignation et notre inquiétude. La violence à laquelle se livre depuis maintenant
dix jours une partie des adolescents de nos banlieues et de nos villes, et que nul ne songe à encourager, les
jeunes exclus l’ont d’abord observée autour d’eux et subie, depuis des années, sous des formes extrêmes :
chômage massif, démantèlement des services publics,ségrégation urbaine, discrimination professionnelle,
stigmatisation religieuse et culturelle, racisme et brutalité policière quotidienne. Une jeunesse «en trop», à
qui la société française n’offre aujourd’hui aucun avenir, dont elle regrette d’avoir attiré les parents du temps
de sa prospérité, dont elle tend à faire le bouc émissaire de sa mauvaise conscience coloniale refoulée et de
ses difficultés d’adaptation au monde conomique de la concurrence illimitée. Quand ce n’est pas l’objet
fantasmatique de ses craintes sécuritaires dans l’époque du «choc des civilisations».
Voilà le problème dont les violences urbaines, les comportements «délinquants» ou «émeutiers»,
destructeurs et autodestructeurs, sont le symptôme aveuglant.
A ce problème, comment répond le gouvernement ? Reconnaît-il l’existence d’une question sociale ?
Cherche-t-il à en éclairer la nature et à en consulter les connaisseurs de terrain : professionnels, associatifs,
élus,magistrats, enseignants ? Suscite-t-il une concertation démocratique de l’administration, y compris celle
de la force publique, avec les conseils municipaux et les conseils généraux ? S’adresse-t-il au parlement pour
étudier et garantir au nom du peuple français les mesures d’urgence et de long terme qu’appelle une situation
de crise dans laquelle, avec tous ses prédécesseurs, il porte lui-même une lourde responsabilité ? Prend-il
envers les auteurs de bavures policières ayant mis le feu aux poudres les mesures disciplinaires, même
conservatoires, qu’il sait si bien appliquer ailleurs, lorsque des intérêts diplomatiques sont en jeu, et qui
traduiraient sa résolution d’être inattaquable en fait de justice et de légalité ?
Non, mais à la discrimination il ajoute l’insulte et la provocation. A la crise sociale il répond par la
répression, au déficit de représentation par l’autoritarisme. «Il faut avant tout rétablir l’ordre», n’est-ce pas,
cet ordre dût-il recouvrir la perpétuation de toutes les injustices et la criminalisation collective des
populations – jusqu’aux parents qu’on menace de conduire devant un tribunal ou de priver d’allocations
familiales s’ils s’avèrent incapables d’enfermer le soir leurs enfants au 10e étage d’une barre d’immeuble «à
rénover».
Pour finir il sort l’arme absolue et réactive une loi d’exception, issue de la guerre d’Algérie et appliquée hier
encore pour briser les résistances à l’ordre néocolonial, qui n’autorise pas seulement le couvre-feu, mais la
définition de zones sécuritaires, les perquisitions de jour et de nuit, les assignations à résidence, les sanctions
pénales expéditives. «N’ayez crainte», nous dit-on, «cet arsenal sera utilisé avec discernement, avec
modération». Et l’opposition de Sa Majesté de renchérir : «Nous serons très vigilants». Mais déjà le
lendemain le Ministre de l’Intérieur annonce le rétablissement de la double peine, l’expulsion administrative
des étrangers, c’est-à-dire des résidents qu’on peut isoler des autres au titre de leur identité.
On voudrait semer la haine réciproque entre les citoyens, créer une frontière entre la «nation» et son ennemi
de l’intérieur, précipiter les banlieues et les cités défavorisées dans un statut de ghetto ethnique, y décourager
toute initiative économique et toute tentative de réhabilitation sociale, y rendre impossible le travail de
l’administration civile et l’exercice des services publics, qu’on ne s’y prendrait pas autrement. C’est la
politique du pire, mais c’est aussi la politique de Gribouille, quelles qu’en soient les causes : ignorance
bureaucratique, arrogance de classe ou de race, calcul électoraliste. Il faut que cela soit dit par tout ce qui,
dans ce pays, a encore quelque souci du bien commun. Casse-cou, La République.
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Banlieues françaises: réinventer ensemble une nouvelle
conflictualité pour une vraie justice sociale
Isabelle Avran, 8 novembre 2005, article paru dans Die Berliner Tageszeitung
Convertir les banlieues françaises en terrain électoral apparaît décidément comme un pari dangereux. Non
pas seulement pour les populations qui y vivent, mais pour toute une société, contrainte pourtant d’interroger
sereinement l’avenir de son contrat social aujourd’hui étiolé. C’est pourtant le choix que semble faire le
ministre français de l’Intérieur, sous la responsabilité du Chef de l’Etat et du Premier ministre.
En juin dernier, un enfant de onze ans mourait à La Courneuve, dans le département de Seine-Saint-Denis
(93), victime de deux balles dites « perdues ». Mais toute une population s’est sentie insultée par les propos
de Nicolas Sarkozy prétendant alors nettoyer les banlieues au « karcher ». Fin octobre, deux adolescents
mouraient électrocutés dans des circonstances que la Justice n’a pas encore élucidées. Reste une certitude :
ces deux jeunes de 15 et de 17 ans ont préféré le risque létal à l’hypothèse d’un contrôle de police. Ceci en
dit long sur les rapports qu’entretient la police, en l’occurrence une police très particulière dans les banlieues
(la « BAC », « brigade anti-criminalité ») avec la jeunesse, en particulier celle des cités, où les contrôles
rituels au faciès, et le mépris, se font plus fréquents que l’espoir d’un emploi stable et d’un avenir possible.
Pourtant, loin d’être d’abord reconnus comme victimes, ces deux jeunes ont d'entrée été présentés comme
coupables potentiels. Candidat impatient à la présidentielle de 2007, Nicolas Sarkozy évoquait voici
quelques semaines à peine son intention de relancer le débat, sinon l’anathème, sur les dossiers de
l’immigration et de l’insécurité, manifestement toujours postulés inséparables. Il a tenu parole. Là où
l’ancien ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement évoquait des « sauvageons », lui parle de
« racaille ». Et ce ne sont pas les quelques trafiquants des cités qui se sentent vilipendés, mais une population
entière qui refuse l’outrage.
Il n’en fallait pas plus, en tout cas, pour mettre le feu aux poudres ; ni aux incendies de voitures, de
poubelles, de bus ou de bâtiments de services publics, pour se propager dans les cités de plusieurs villes de la
région parisienne puis de province, avec d’autant plus d’émulation jubilatoire de la part de certains jeunes
que le feu fait spectacle sur les écrans de télévision. Et cette violence-là se fait autodestructrice Dans une
autre ville, un homme a été battu à mort alors qu’il prenait des photos. Calmement, des habitants de ces
banlieues, des jeunes, des adolescents, sont descendus dans les rues de leurs quartiers. Pour entamer le
dialogue. Egalement pour réclamer, et ce dans un même mouvement, l’arrêt des violences et l’arrêt des
propos provocateurs et du « tout répressif ». Pour requérir le respect et un véritable plan social.
Car au-delà de la conjoncture, c’est de toute évidence un malaise plus profond qui s’exprime. D’abord social.
Depuis trois décennies, certaines banlieues concentrent les difficultés sociales, l’exclusion, la précarité, la
déshérence des services publics. Dans le département de la Seine-Saint-Denis, le taux de chômage, rappellent
les syndicats, atteint 14% de la population active, et même parfois plus de 40% parmi les jeunes. 45.000
personnes ne survivent qu’avec les minima sociaux. Tandis que Nicolas Sarkozy, ministre de l’Intérieur et
président de l’UMP (parti au pouvoir), préside aussi le conseil général des Hauts-de-Seine (92), département
le plus riche de France, et demeure maire adjoint de l’opulente commune de Neuilly, où l’on ne compte, en
dépit de la loi, que 2,6% de logements sociaux. Aux exigences populaires de réorientation économique et de
réhabilitation d’une politique sociale exprimées tant par les urnes que dans les manifestations de rue, le
gouvernement n’a su répondre que par l’arrogance du mépris, voire par la répression et la criminalisation de
la lutte et du mouvement syndical. Et il intensifie aujourd’hui la précarisation du salariat et la culpabilisation
des privés d’emploi. Les héritiers ou héritières de l’immigration, eux, qui sont nés en France et qui sont
français, dont les pères furent ouvriers de la grande industrie et qui pâtissent aujourd’hui du chômage,
doutent de la sincérité de la promesse républicaine de liberté, d’égalité et de fraternité. L’école ne parvient
plus à nourrir les appétits d’apprendre des plus jeunes et ne répond plus à sa mission égalitaire ; le quotidien,
depuis la recherche d’emploi jusqu’à l’entrée en boîtes de nuit, se heurte aux discriminations, au racisme,
aux discours et aux regards stigmatisants et disqualifiants.
Malaise lié, ensuite, au démaillage ces deux dernières décennies d’une partie du tissu social dans les cités et
à la disparition progressive des organisations politiques ou associatives, et de leurs militants, qui y
57
organisaient des solidarités agissantes. La droite a réduit, ces dernières années, les subventions aux
associations – d’intervention culturelle, sociale, de soutien scolaire, sportives… - dans lesquelles des jeunes
s’investissent et qui restent souvent un dernier rempart alors que les municipalités concernées étouffent
financièrement et doivent supporter les transferts de missions et de charges de l’Etat. Mais la gauche a aussi
matière à mettre en cause les conséquences de son éloignement, au moins partiel, des réalités populaires et
des préoccupations de l’immigration. En 1983, les jeunes de la banlieue lyonnaise avaient entamé une
« Marche pour l’égalité », drainant les jeunes des banlieues françaises et leurs espoirs. Aucun gouvernement
n’a voulu y répondre sérieusement, accréditant de facto le sentiment de désuétude de ce type de
mobilisations.
Et c’est bien à tout cela qu’il est primordial de répondre urgemment. Par un vrai projet économique, social,
de reconnaissance culturelle, de promotion de l’égalité. Pourtant, le gouvernement a choisi une autre voie et
décidé de manier d’autres symboles. Pas seulement en envoyant les compagnies de CRS et même les
hélicoptères pour rétablir un « ordre républicain » dont seule la dimension policière est mise en exergue au
détriment de la sécurité économique ou sociale. En multipliant les procès expéditifs et en expulsant des
jeunes nés en France. En soufflant sur les braises. Mais aussi en tentant une nouvelle fois, pour reprendre
l’expression de l’historien Gérard Noiriel, d’« ethniciser la question sociale ». Voire de la confessionnaliser.
Comment lire autrement l’absence de toute excuse publique lorsqu’une grenade lacrymogène est lancée à
l’entrée d’une mosquée durant le Ramadan ? Quel autre sens entrevoir à l’exhumation d’une loi de 1955
établissant « l’état d’urgence » (notamment la possibilité de décider de couvre-feux) élaborée à l’époque de
la guerre contre l’indépendance de l’Algérie alors colonisée ?
Telle une adaptation nationale anesthésiante de l’antienne mortifère de George W.Bush du « eux ou nous »,
voire de la croisade du « nous contre eux », cette tentative de division dans la société, de séparation des
citoyens selon des critères d’origines ou de religions, se fixe pour objectif de nourrir les peurs, terrorisantes,
déprimant la société jusqu’à l’aporie, d’assigner « l’autre » à une image de danger potentiel, pour nourrir la
résignation et forclore les libertés au détriment de mobilisations et de luttes communes pour l’égalité et le
respect.
La nature même du mouvement, au contraire, indique la sortie de crise possible. Non seulement en venant
rappeler violemment l’urgence sociale. Mais aussi en conviant à l’incontournable nécessité de (re)construire
ensemble du politique, de dissiper la méconnaissance voire de rompre les éventuelles défiances réciproques
entre certaines élites urbaines ou intellectuelles qui se veulent altermondialistes mais se montrent souvent
sourdes aux réalités si proches des quartiers populaires, et une jeunesse résidente de ces banlieues désertées
par une part importante des organisations susceptibles de promouvoir un cadre de références politiques et des
mobilisations solidaires efficaces. L’exigence démocratique suppose de la reconnaissance. Celle d’individus
comme acteurs et citoyens. Elle appelle du dialogue. Elle incite à réinventer ensemble des modes de
conflictualité sociale pour ouvrir une perspective, pour une vraie justice sociale.
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La parentalité entre violences politiques et violences urbaines
Fabienne Messica,Cedetim
Novembre 2002
L’initiative prise l'été dernier par certaines municipalités, y compris par de grandes villes comme Strasbourg,
de décréter ce que les journalistes ont appelé " le couvre-feu " pour les enfants de moins de 13 ans ou de
moins de 16 ans vivants dans les " quartiers " a fait l’objet de maintes critiques. En termes d’efficacité
sécuritaire comme en termes de protection de l’enfance, ces mesures saisonnières interdisant la circulation
entre 23 heures et 6 heures des enfants non accompagnés par un adulte, sont jugées totalement inefficaces
aussi bien par la Police, que par les éducateurs et les juges des enfants. Tous dénoncent leur caractère
démagogique.
Si caricaturales et spectaculaires soient-elles, ces mesures ne comportent pourtant aucun caractère de
nouveauté par rapport aux politiques traditionnelles en matière de sécurité et de traitement " social " des "
incompétences " ou incapacités familiales. La suspicion à l’égard des familles défavorisées, jugées
incapables d’exercer le contrôle nécessaire sur leurs enfants, s’exprime couramment, soit par des mesures de
contrôle, soit par le développement de formes d’assistance à la parentalité.
Ces contrôles s’effectuent par exemple par le biais de la Caisse d’Allocations Familiales qui peut supprimer
les allocations aux familles pour cause d’absentéisme scolaire prolongé. C’est ainsi qu’en Septembre dernier,
les écoles publiques de Saint - Denis ont diffusé un document de la Caf avertissant les parents du risque de
suspension des allocations en cas d’absentéisme scolaire des enfants et d’un accord à ce sujet entre la Caf de
Saint-Denis et l’Education Nationale. À l’instar des arrêtés municipaux de "couvre-feu " qui, cette année,
n’ont pas été cassés par le Conseil Constitutionnel, cette initiative locale, sans être désavouée par le niveau
central , n’est pas à l’heure actuelle appliquée au niveau national. Dans la mesure où la législation actuelle
est suffisante pour que tout enfant trouvé seul à une heure tardive dans la rue soit reconduit chez lui par la
Police et pour que tout enfant non-scolarisé soit signalé, il convient de s’interroger sur ce que ces initiatives
locales apportent de nouveau.
Publicité et pédagogie
Outre leur caractère démagogique ces initiatives témoignent de la volonté de rendre publique un contrôle
social qui s’effectuait jusque-là de façon discrète. Cette " publicité ", en stigmatisant sans complexe les
familles, montre que, par un effet pervers, l’assistance à la parentalité et les directives politiques concernant
le renforcement nécessaire du rôle des parents, ont eu pour effet de faire admettre l’incompétence des parents
comme une évidence. Le langage pédagogique adopté par la Caf qui met l’accent sur l’intérêt des enfants est
à ce titre très significatif. Le soupçon de négligence à l’égard des parents s’y mêle à une attitude
compréhensive qui tranche avec la menace de sanctions.
Territorialisation et singularisation de la loi
Ces initiatives ont également pour effet de territoraliser la loi (le couvre-feu concerne des quartiers précis et
se décide à un niveau municipal) et de la soumettre à une conjoncture (ici saisonnière). Ce qui s’applique ici
au nom d’une urgence sécuritaire, c’est un traitement spécifique des quartiers tant du point de vue de
l’espace que du point de vue du temps. Ainsi, les populations sont renvoyées à une spatialité et à une
temporalité qui n’est pas la même que celle du reste de la société.
Par ailleurs, l’adoption quasi-simultanée par plusieurs municipalités de mesures de couvre-feu, qu’elle soit
concertée ou non, montre qu’il existe aujourd’hui des coopérations horizontales dont le résultat est de mettre
hors-jeu le niveau central ou étatique. Si le fait de conditionner la perception des allocations au respect de
l’obligation scolaire n’est pas nouveau en soi (traditionnellement, la Caf contrôle l’inscription des enfants à
l’école en demandant aux parents un certificat de scolarité), la coopération directe avec l’école est inédite.
Elle implique une coordination entre une administration (la Caf) et une institution (l’école) dont les vocations
sont pourtant distinctes l’une de l’autre. Non seulement elle traduit une modification substantielle des
pratiques en permettant que le contrôle s’effectue par-delà les parents et tout au long de l’année, mais plus
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encore elle pose un grave problème éthique. Doit-on, au nom de l’efficacité, mettre fin à une distinction des
rôles qui garantit d’une part l’anonymat des informations détenues sur les populations et d’autre-part, la
possibilité pour ces populations, de conserver un espace de liberté comme interlocuteurs des différents
services, administrations et institutions ?
Une exclusion hors de la loi commune
Alors que, dans son principe même, la loi est l’affirmation de l’appartenance à une même communauté, ces
pratiques désignent des quartiers ou des familles en particulier et font de l’exclusion sociale, ce qui
conditionne et justifie une exclusion hors de la loi commune. En effet, même si un arrêté municipal n’a pas le
statut d’une loi, il appartient à la sphère de la loi et se l’approprie symboliquement. Or ici, non seulement,
l’élément de la loi est laissé à l’initiative des municipalités ou des administrations, mais pire encore, il
constitue un relativisme. En effet, le principe de la loi est que lorsqu’elle distingue des groupes (par exemple
des groupes d’âge), c’est à partir de sa généralité et non l’inverse. Fonder la loi sur une casuistique ( élaborer
des règles destinées à un cas ou un groupe précis ) permet d’évacuer à la fois les fondements et les effets
réels des pratiques. Celles-ci relèvent en effet d’une logique qui se referme sur elle-même : en reconnaissant
par l’intervention de la loi, la perte de légitimité des parents, elle ne font que l’accroître et provoquer une
augmentation de la violence, laquelle JUSTIFIE à posteriori ces mesures; Il y a là un élément qui s’ajoute à
toutes les fermetures des quartiers et qui accroît le sentiment de non-sens que confère la sorte " d’extrahumanité" à laquelle ils sont identifiés.
Conflictualité et violence
En effet, si d’un côté la généralité de la loi - l’égalité formelle- entraîne des conflits avec des individus ou
des groupes qui ne veulent pas, dans leurs conditions sociales d’existence, s’y soumettre, ce conflit a un sens
: il révèle des contradictions. En revanche, l’application de règles catégorielles, reconnaissant négativement
la différence des quartiers, a pour effet à la fois de cautionner la violence et l’exclusion de la loi commune et
de vider les conflits de leur sens.
De telles règles, en légitimant une violence institutionnelle ciblée, provoquent celle des individus et des
groupes désignés. En même temps, et c’est un paradoxe, elles évacuent les contradictions réelles liées à la
juxtaposition d’un égalitarisme de principe sans concessions, avec les effets de l’inégalité sociale et avec la
construction, par une partie des plus défavorisés, d’un rapport fondé sur la domination des plus faibles par les
plus violents. Or, même si des phénomènes comme l’absentéisme scolaire, les incivilités, la délinquance, la
violence ne sont pas de même nature, il n’en demeure pas moins que cette auto-exclusion et les
contradictions qu’elle révèle leur donnent sens. Une réponse mimétique, traitant d’un point de vue juridique
les quartiers de façon différenciée, est un moyen de dissoudre l’élément de sens issu de cette contradiction.
Car c’est parce qu’elle conserve le principe de la loi - tout en éclairant les processus de désintégration sociale
par lesquels ce principe devient inopérant - que cette conflictualité est productrice de sens.
Ces phénomènes participent par ailleurs à la fermeture des quartiers liée à l’appauvrissement des relations
avec l’extérieur et ils se conjuguent avec un puissant sentiment d’enracinement chez les populations.
Concernant la violence, cette double approche de fermeture des quartiers sur eux-mêmes, produite par
l’environnement et par les habitants, conduit au développement de violences internes aux quartiers et à
l’interprétation de ces violences comme violences contre soi. Quelle que soit sa validité, cette analyse (qui
présuppose que pour les habitants, le quartier, c’est " soi-même ") ne permet pas elle non plus de poser la
question des rapports de cette violence avec la société. Or, bien que les interactions entre les quartiers et
l’ensemble de la société se limitent souvent aux rapports avec les différents intervenants (éducateurs,
assistantes sociales, associations), la société des quartiers ne peut être considérée isolément. Il ne s’agit pas
ici de relativiser les violences au prétexte que la société libérale est violente mais de comprendre en quoi ce
qu’elles questionnent n’est pas seulement relatif aux quartiers.
Que l’on interprète ces faits comme l’expression d’une révolte ou au contraire, comme la façon dont des
groupes ou des individus instituent par la violence des formes de pouvoir " totalitaire ", ou bien encore
comme le mélange ou la coexistence des deux éléments, maintenir la tension avec la loi commune permet de
poser la question de la violence dans les quartiers comme un enjeu pour toute la société. Au contraire, en
traitant de manière différenciée des individus ou des familles à priori suspectés non seulement de ne pas
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respecter la loi mais également de ne pas mériter la même loi que les autres, on substitue à cette
conflictualité porteuse de sens, une violence à l’état pur.
L’invisibilité des quartiers
Un élément constitutif de cette violence institutionnelle est la volonté de rendre invisible, par une sorte de
mesure d’urgence, une partie de la population. La priorité mercantile en période touristique a été, à juste titre,
dénoncée par la presse. Mais ce qui semble encore plus symptomatique, c’est qu’il s’agit là d’une priorité sur
la vie. Non seulement les arrêtés municipaux confisquent la ville aux habitants pour la livrer aux seuls
habitants marchands, mais ces arrêtés contiennent un élément mortifère. Condamner les gens à l’invisibilité,
c’est leur signifier leur mort sociale. C’est pour cette raison que dans certaines sociétés amérindiennes,
lorsqu’un individu se dérobait à la loi, on le condamnait tout simplement à devenir un invisible pour
l’ensemble de la communauté. Il en mourait finalement aussi sûrement que si on l’avait abattu. De la même
façon, des quartiers ou des catégories de population comme les sans domiciles fixes, condamnés, dans
certaines villes et à certains moments de l’année, à être des invisibles sont tout simplement déclarés morts à
la société.
Le parentalisme
Par ailleurs, concernant la fonction éducative, les difficultés actuelles sont à replacer dans une analyse
historique des rapports entre l’institution scolaire et les familles et dans une analyse socio-économique des
quartiers. La question éducative actuelle est directement issue du processus de séparation entre une fonction
économique assurée par la famille et la fonction politique de l’école. Cette dépossession historique,
conjuguée avec les effets du chômage, se traduit tout naturellement par une perte d’autorité. Un parent qui
n’a plus de rôle économique (nourricier) et qui, en même temps, n’a aucun pouvoir dans la société, ne peut
pas détenir une autorité reconnue. Par conséquent, confiner la parentalité, pour reprendre un mot à la mode, à
la dimension économique est un piège qui se referme sur les familles défavorisées. Par ailleurs, la question
de l'autorité des parents est généralement mal posée. Dans la plupart des familles modestes, l'éducation est
plus sévère que dans les classes moyennes ou privilégiées. Comme partout, ce que les parents interdisent ou
autorisent est fonction de leur culture, de leur morale mais ce qui lui donne un crédit aux yeux des enfants est
fonction de leur reconnaissance sociale et politique. Comment donc des parents pourraient -ils enseigner la
citoyenneté à leurs enfants- ce qui est le rôle de l'école- quand eux-mêmes n'ont pas le droit de vote et
n'appartienent donc pas à la communauté politique? Comment pourraient-ils socialiser leurs enfants selon les
normes de la société quand eux-mêmes vivent une situation d' exclusion sociale?
Dans un tel contexte, ce n'est pas la fonction parentale qu'il faut interroger ni même "soutenir", tout du moins
lorsque ce soutien se fonde sur la négation du savoir être parents des populations. L' aveu d'impuissance de
l'école et de la société qui consiste à faire porter aux seuls parents la responsabilité des échecs scolaires et
sociaux et des violences est beaucoup plus inquiétant. Car les premières victimes de ces violences sont les
enfants ?
En termes pratiques, cela signifie que ce n'est pas la sphère morale de l'éducation parentale qui est en cause
mais bien la sphère politique de l'éducation nationale et des politiques publiques en général. C'est c’est en
investissant ce champ que les familles victimes des discriminations sortiront de l’impasse sécuritaire ou de
l’assistanat " parentaliste "auquelles on les confine aujourd'hui, dans un geste ultime et de plus en plus
musclé de fermeture des quartiers.
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Communiqués, appels et réactions
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Nous, le peuple Nord-Sud
Le 15 décembre prochain, dans un quartier populaire de Fontenay-sous-Bois, un groupe d’habitants de cette
ville, va créer le premier comité d’une association « Familles Nord Sud ». Il s’agit de construire un « nous »
citoyen qui rende manifeste et politiquement efficace la mondialisation des relations humaines. Les
événements de novembre, dans les banlieues françaises et la réactivation du vieux moteur colonial en font
une urgence de premier rang.
Voici le texte fondateur de cette association nouvelle, qui aura une vocation nationale. Il est proposé à la
signature de chacun. Je crois qu’il soulève un espoir.
Jean-Louis Sagot-Duvauroux
L’appel de Fontenay-sous-Bois
Nous, Français ou étrangers vivant en France, sommes des millions à avoir tissé nos familles et nos amitiés
de part et d’autre de la frontière qui sépare le Nord et le Sud de la planète.
Nous vivons dans notre chair, dans nos sentiments, dans nos attachements intimes la part la plus prometteuse
de la mondialisation.
Nous témoignons dans notre vie concrète que des malédictions séculaires comme le racisme, la domination
impériale, l’intolérance religieuse, le nationalisme, les déséquilibres économiques peuvent laisser place à la
construction d’un monde commun.
Nous revendiquons comme une richesse et un espoir pour tous cette mondialisation des liens affectifs.
En même temps, nous vivons douloureusement le mur de plus en plus cruel qui sépare les humains selon
qu’ils sont nés au Nord ou au Sud de la planète.
Ce mur symbolique et matériel est la trace du conflit de cinq siècles qui a établi la domination du monde
occidental sur la Terre entière et concentré l’essentiel des richesses à un seul pôle de la planète. Il entretient
la méfiance et les préjugés. Il est le rempart d’injustices vertigineuses. Il porte en lui la menace de conflits
sans fin.
Dans nos vies, il se traduit par des blessures quotidiennes et parfois des tragédies.
Pour nous, les sans-papiers qui risquent leur vie aux frontières du monde riche, puis y travaillent sans droits
ni moyens de se défendre, ce n’est pas un « problème », ce sont des proches qui veulent trouver les moyens
normaux d’existence.
Pour nous, les enfants qui périssent dans l’incendie d’immeubles indignes où la discrimination les condamne
à vivre, ce ne sont pas des victimes anonymes, c’est notre descendance, notre raison de vivre.
Pour nous, la malnutrition, l’impossibilité d’envoyer son enfant à l’école, la loterie macabre des
accouchements qui se terminent mal, les maladies curables dont on meurt faute de soin ne sont pas des
statistiques lointaines. C’est la souffrance des nôtres.
Le rempart administratif qui confine les habitants du Sud, nous ne le vivons pas comme une protection, mais
comme une menace. Il humilie des parents, des frères, des soeurs, des enfants, des amis auxquels nous
sommes attachés. Il nous empêche de nous retrouver librement. Il interdit la découverte mutuelle des mondes
où nous vivons.
Nous savons d’expérience que cette situation porte en elle des frustrations explosives qui pèsent sur l’avenir
de la famille humaine. Nous pensons qu’il faut construire dès maintenant une alternative à cette politique
suicidaire. Nous croyons pouvoir être utiles à cette construction.
63
C’est pourquoi nous appelons tous ceux qui ont des proches des deux côtés du mur et plus largement tous
ceux qui envisagent avec sympathie cette internationalisation de l’amour à constituer une force d’action et de
réflexion capable de défendre et de mettre en œuvre la mondialisation des relations humaines : l’association
Familles Nord-Sud
--Familles Nord Sud - Maison du citoyen, 16, rue du Révérend-Père-Aubry - 94 120 Fontenay-sous-Bois [email protected] - www.famillesnordsud.com
DATE DE CRÉATION
Réunion de création de l’association : Jeudi 15 décembre à 19 h –
Espace intergénérationnel – 15 bis, rue Jean-Macé, 94 120 Fontenay-sous-Bois. Tél : 01 53 99 13 33
Création de Familles Nord Sud : Riche et chaleureux
Prochain rendez-vous : jeudi 5 janvier 2006, 19 h 30
Maison du Citoyen, Fontenay-sous-Bois
Le 15 décembre dernier, une cinquantaine de personnes de tous âges ont pris le chemin de l’Espace
intergénérationel, dans la cité des Larris, à Fontenay-sous-Bois. Elles avaient tenu à participer en direct au
lancement de Familles Nord Sud. Dans ce quartier populaire où vivent des familles ayant des liens avec tous
les continents, les enjeux de la nouvelle association étaient palpables. La présentation de Famille Nord Sud –
ses objectifs, ses principes d’action, son appel initial – a été faite par Jean-Louis Sagot-Duvauroux,
philosophe et dramaturge fontenaysien, lié au Mali par sa famille et son activité professionnelle.
Le débat s’est très vite engagé, riche et chaleureux. Des témoignages, souvent poignants, ont montré
l’urgence et la pertinence de s’organiser pour donner une voix aux millions de Français et d’étrangers qui ont
déjà mondialisé leurs relations humaines et qui s’en trouvent bien. La réflexion s’est enrichie de points de
vue très divers exprimés par des personnes venant de tous les horizons sociaux. Il y avait du sérieux, de
l’optimisme, une sorte de calme détermination dans la volonté exprimée par chacun de balayer les peurs et
les méfiances qui obsèdent une partie de la société et la détournent de la rencontre fraternelle.
Beaucoup de personnes en âge d’être parents ou grands parents ont voulu témoigner pour la jeunesse, toute
la jeunesse. En substance, ils disaient : vous êtes nos enfants, vous allez continuer l’histoire du pays, nous
vous reconnaissons tous comme les nôtres et nous ne laisserons personne considérer certains d’entre vous
comme des corps étrangers. Des jeunes ont pour leur part exprimé leur expérience d’une vraie communauté
d’existence, une expérience vécue tout naturellement qu’a récemment manifestée la révolte couronnée de
succès de lycéens dont la police voulaient expulser des camarades sans papier.
Parmi les participants, plusieurs élus municipaux ou départementaux de diverses tendances politiques ont
manifesté l’intérêt des responsables politiques pour l’initiative. Il faut aussi noter un nombre important de
messages de soutien, envoyés depuis toute la France, qui laissent présager une extension rapide de
l’association au delà de sa commune d’origine.
La prochaine réunion est fixée le jeudi 5 janvier 2006, à 19 h 30, Maison du citoyen et de la vie associative,
16 rue du Révérend-Père-Aubry, 94 120 Fontenay-sous-Bois (01 49 74 76 90). On y décidera des statuts, des
responsables et des premières initiatives de Familles Nord Sud. D’ici là, toutes les personnes concernées
peuvent faire connaître et signer l’Appel de Fontenay-sous-Bois qui résume les principes de l’association. On
le trouve avec quelques autres informations sur un site internet encore modeste :
Familles Nord Sud – Maison du citoyen et de la vie associative
16 rue du Révérend-Père-Aubry, 94 120 Fontenay-sous-Bois.
Tél : 01 49 74 76 90
e mail : [email protected] –
www.famillesnordsud.com
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Pétition contre la loi du 23 février 2005-12-28
Nous n’appliquerons pas l’article 4 de la loi du 23 février stipulant que “ les
programmes scolaires reconnaissent le rôle positif ”de la colonisation
Pétition à l’initiative de la LDH et des Historiens contre la loi du 23 février 2005
15 décembre 2005
Les députés de la majorité ont refusé le 29 novembre d’abroger l’article 4 de la loi du 23 février stipulant que
“ les programmes scolaires reconnaissent le rôle positif ” de la colonisation. Ce qui avait été adopté par une
assemblée quasi déserte, en catimini, vient d’être confirmé en toute connaissance de cause. La pétition des
historiens contre la loi, publiée par Le Monde du 21 mars, a été à l’origine d’un mouvement de protestation
représentatif de la majorité des enseignants et des chercheurs. La demande d’abrogation a été faite aussi par
l’Association des professeurs d’histoire et géographie, par les syndicats enseignants, par les associations
telles que la Ligue des droits de l'Homme et la Ligue de l'enseignement. La presse s’en est fait l’écho et a
ouvert un débat depuis plusieurs mois. Le gouvernement, en particulier son ministre de l’Education
nationale, qui affirme que les programmes demeurent inchangés, le Président de la République, qui parle de
“ grosse connerie ”, mesurent la gravité de la situation ainsi créée, le gâchis qu’ils ont laissé devenir
insoluble :
* Une loi qui impose une histoire officielle et nie la liberté des enseignants, le respect des élèves.
* Une loi amputant le passé des millions d’habitants de ce pays, nationaux ou étrangers, qui ne se
reconnaissent pas dans cette déformation unilatérale de l’histoire.
* Une loi qui ne peut être appliquée, mais dont on ne peut obtenir l’abrogation.
* Une loi qui compromet le traité franco-algérien de paix et d’amitié en préparation, alors que des liens
étroits et anciens associent les deux sociétés.
Cette loi permettra, à l’évidence, à des groupes de pression d’intervenir contre les manuels scolaires et les
enseignants qu’ils jugeraient non conformes à l’article 4.
Cette loi, imposée par des groupes de pression nostalgiques du colonialisme et revanchards, nourris d’une
culture d’extrême droite, est une loi de régression culturelle en ce début de XXI° siècle où toutes les sociétés
doivent relever le défi de leur mondialisation, assumer leur pluralité, qui est une richesse.
Cette loi discrédite et ridiculise l’image de la société française à l’étranger, et le communautarisme chauvin
qui l’inspire ne peut que favoriser des réactions de rejet. Présente dans le droit français, elle reste une menace
pour l’avenir : si le gouvernement actuel promet d’en limiter la portée, qu’en sera-t-il de ses successeurs ?
Universitaires, chercheurs, enseignants, nous n’appliquerons pas cette loi scélérate et continuons d’en
demander l’abrogation de son article 4.
Nous demandons aux institutions universitaires, aux IUFM, aux associations professionnelles, aux syndicats
d’enseignants, aux parents d’élèves d’organiser un vaste mouvement de protestation.
A l’initiative d'historiens, enseignants et chercheurs, cette pétition est ouverte également à la signature de
tous les citoyens et associations qui la soutiennent.
Les signatures individuelles sont à envoyer à : [email protected]
Les signatures d'organisations à : [email protected]
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Face aux lois d’exception, imposons « l’urgence sociale »
Appel collectif, 14 décembre 2005
Après quinze jours de violences spectaculaires, les « cités » et les quartiers populaires ne font plus l’actualité.
La misère, l’exclusion, les discriminations demeurent.
Pendant ce temps, le gouvernement, qui a répondu par une loi d’exception, "l’état d’urgence", met en place
des mesures de plus en plus répressives et injustes, dirigées contre les étrangers, contre les familles en
difficulté, contre les élèves en échec scolaire. Des poursuites systématiques ont entraîné de lourdes
condamnations au terme de procès expéditifs. La surenchère législative sécuritaire se poursuit sans répit. Le
projet de loi de lutte contre le terrorisme, les projets annoncés de loi sur la « prévention de la délinquance »
et, à nouveau sur l’immigration, vont désigner une fois encore les mêmes boucs émissaires.
Des ministres, des parlementaires et des élus déversent quotidiennement des propos scandaleux aux relents
xénophobes : une dérive d'extrême droite menace nos libertés.
Le gouvernement choisit de multiplier les réformes fiscales au bénéfice des plus privilégiés et prône la
suppression des ZEP, l'apprentissage dès 14 ans et la privation d'allocations familiales aux familles qui en
ont le plus besoin...
La politique, entreprise par le gouvernement, de démantèlement des services publics, de privatisation, de
licenciement, de chômage, conduit à plus de précarité et d'exclusion : une dérive ultra-libérale menace
tous les droits sociaux.
Nous refusons cette régression sociale et sécuritaire. Nous refusons qu’une logique de haine et de guerre
sociale réponde à la révolte contre les discriminations et les inégalités. Nous voulons construire ensemble
une autre perspective, celle de la défense des libertés et des droits sociaux, celle du rétablissement de
l’égalité, celle du respect de tous les habitants de ce pays.
C'est pourquoi nos organisations sollicitent une audience auprès du premier ministre :
- pour demander la levée de l’état d’urgence et la garantie de nos libertés
- pour l’arrêt des discriminations et le respect de l’égalité des droits
- pour un « état d’urgence sociale »
et appellent à un rassemblement :
pour l'espoir et pour l'égalité
Jeudi 15 décembre, à 18h30, devant l’hôtel Matignon
(angle de la rue de Varennes et de la rue du Bac)
A l’appel des AC !, Alternatifs, Alternative Citoyenne, ASDHOM, Assemblée Citoyenne des Originaires de Turquie (L'ACORT),
l'Association 17 octobre 1961 contre l'oubli, Association Les Oranges, ATF, ATMF, CADAC, Cedetim, CNDF, Collectif féministes
pour l'égalité (CFPE), Commission droits des femmes/féminisme du PCF, Commission Féminisme des Verts, Coordination antividéosurveillance d'Ile-de-France, CRLDHT, CSF, Droits devant !, Droit Solidarité, FASTI, FCPE, Fédération SUD éducation,
Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux Rives (FTCR), Fondation Copernic, FSU, GISTI, JCR, LCR, Les Verts,
Ligue des droits de l’Homme, Mouvement pour une Alternative Républicaine et Sociale (MARS), Mouvement des Jeunes Socialistes
(MJS), Mouvement National des Chômeurs et Précaires, Mouvement de la Paix, MRAP, PCF, Peuple et Culture, Ras l'front,
Rassemblement des Associations Citoyenne des Originaires de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne, Réseau
Féministe "Ruptures", Réseau No Pasaran, SCALP-Reflex, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Syndicat
national des médecins de PMI, UJFP, UNEF, Union Syndicale Solidaires, Union des Travailleurs Immigrés Tunisiens - Paris et Ilede-France (UTIT-PIDF), UNL.
(Une délégation de nos organisations se rendra auprès des services du Premier ministre pour y porter nos exigences)
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Les suites de la « révolte des banlieues »
Comprendre, soutenir, agir
Les Alternatifs, 14 décembre 2005
Guerre civile, révolte des banlieues, crise sociale ? Si la première expression, utilisée ou évoquée à
l’extrême-droite ou dans certains media d’autres pays, peut immédiatement être écartée, les deux autres
permettent de mieux approcher le réel. Le terme de banlieues est approprié puisque c’est surtout dans les
communes périphériques, et moins dans les quartiers populaires situés à l’intérieur des grandes villes –
comme Marseille ou Nice où l’usage du terme banlieues est inconnu-, que les phénomènes de " violences
urbaines " se sont produits. Crise sociale ? Ce qui s’est produit en est le reflet, mais ne s’y réduit pas puisque
les lieux concernés sont bien ces lieux excentrés qui accumulent la pauvreté, les discriminations et le
désespoir.
Mais la crise sociale est bien la toile de fond : l’aggravation brutale des inégalités s’ajoute au fait que que les
quartiers populaires comme les banlieues n’ont été concernés qu’à la marge par la légère embellie de
l’emploi du temps de la " gauche plurielle ". Revenons plus en arrière : plus de trente ans de politique quasicontinue d’austérité budgétaire ont considérablement limité les effets des politiques urbaines et de leurs
dispositifs successifs, et il en est de même des politiques éducatives (ZEP). A cela s’est combinée une
volonté délibérée de ne pas associer les populations concernées par ces dispositifs aux décisions qui les
concernent. Pourtant, le co-pilotage des ZEP par les équipes éducatives, les parents et les familles, les
travailleurs sociaux et les associations était défendu au départ, pas seulement par les autogestionnaires, mais
par de plus amples secteurs et de réelles marges de manœuvre ont existé. Ce sont bien des choix politiques et
des rapports de force défavorables (le reflux des années 80) qui ont aussi considérablement auto-limité toute
dynamique des ZEP. L’instrumentalisation des associations par les pouvoirs publics et par les clans
socialistes puis par la droite ont fait le reste.
Cependant, l’autre élément, et il se combine au point précédent, est décisif : ce sont les discriminations. Ne
pas en prendre la mesure, c’est en rien comprendre à ce qui s’est produit. Car leur existence insupportable et
quotidienne a soudé très massivement les jeunes, bien au-delà de leurs origines : de multiples témoignages
montrent que les jeunes, s’ils peuvent diverger dans leur appréciation des actes commis sur les biens et plus
rarement les personnes de leurs propres quartiers, sont quasi-unanimes dans leur dénonciation des
discriminations dont ils sont très massivement victimes, des contrôles au faciès aux propos dégradants et
humiliants en passant par les stages et les emplois, le logement ou les loisirs. Quelques observateurs
paresseux ont mis en avant le fait que les actes commis n’ont été le fait que de garçons. De nombreux
témoignages révèlent une solidarité très forte exprimée par les filles, et un sentiment de révolte aussi fort
chez les filles que chez les garçons. Chez les un-e-s comme chez les autres, ce qui l’emporte, c’est une
politisation " en accéléré " pour une génération d’adolescents et de jeunes adultes, comme dans toute révolte
ou tout mouvement social à une échelle de masse. Et cette politisation se traduit massivement par un signe
d’égalité tracé de leur part, et explicitement, entre Sarkozy et Le Pen.
On aura noté enfin que cette révolte n’a eu aucune expression de type confessionnel, religieux ou pseudoethnique. Ce n’est pas une surprise, mais cela pourrait faire réfléchir ceux qui à gauche avaient autrefois
repris à leur compte les analyses ridicules et parfois délirantes, nullement innocentes, sur l’islamisation soidisant massive des jeunes de banlieue.
Jeunes et moins jeunes, celles et ceux qui sont confronté-e-s aux inégalités et aux discriminations doivent
d’abord recevoir notre soutien total. C’est le cas des populations des quartiers populaires et des banlieues qui
les subissent de plein fouet, et qui pour beaucoup (tous les témoignages vont dans le même sens) ont
parfaitement fait le lien entre leur situation concrète, l’arsenal répressif déployé, le racisme et le passé
colonial de la France. L’état d’urgence et la loi sur l’histoire coloniale du 23 février 2005 ne sont pas passés
inaperçus (de même que la peur du ministre de l’Intérieur face à la colère antillaise). Les propos ignobles de
Sarkozy et des ténors de la droite sur la polygamie et le rap se sont ajoutés aux amalgames systématiques
entre délinquance et immigration, aux propos sur les quotas. Ce racisme insupportable est la toile de fond de
cette politisation. Voilà pourquoi il était hors de question de se situer sur le terrain, comme l’ont fait à gauche
les sociaux-libéraux et les nationaux-républicains, du retour au calme, du retour à l’ordre ou des valeurs de la
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république…dans le prolongement direct du tournant sécuritaire du PS sous la houlette du trio Dray-VaillantJospin. Car dans le contexte actuel, et même si nous n’avons pas à encourager ou à appuyer les dégradations
sur les biens ou les personnes, l’appel au retour au calme ou à l’ordre même républicain, cela veut dire le
retour à l’ordre social existant, celui des inégalités et des discriminations, celui de la république bourgeoise.
Faut-il rappeler que celle-ci n’est ni la république sociale ni la république autogérée ?
Comprendre, soutenir, agir aussi. Et l’action ne peut au aucun cas se limiter à la dénonciation des politiques
répressives mises en place ou aggravées à l’occasion.
Certes, celle-ci est indispensable et on ne dira jamais assez l’humiliation et la peur subies par des quartiers
entiers tétanisés, des enfants aux vieillards, par le ballet des hélicoptères aux projecteurs longuement braqués
sur des façades d’immeubles, y compris en haut des tours et sans aucun rapport avec quelque incident que ce
soit. Ce n’est pas le fascisme, mais il est difficile de ne pas y penser et la réflexion du congrès des Alternatifs
sur la mise en place d’un capitalisme autoritaire est de pleine actualité. Dénonciation indispensable donc,
mais pas suffisante : c’est aussi une orientation politique qu’il nous faut construire et proposer, avec des
propositions immédiates et transitoires dans tous les domaines : le logement, l’éducation, la politique de la
ville, les transports en particulier. Ce n’est pas dans une optique d’égalité des chances, qui n’a aucun sens
dans notre société, mais bien d’égalité des droits, ce qui est tout différent, et requiert mobilisation citoyenne
et projet politique.
Au-delà des dispositions radicales contre le racisme et les discriminations qui lui sont liées, il faut, de ce
point de vue, ouvrir le débat sur les dispositifs, non pas de discrimination positive " ethnico "-confessionnelle
à la Sarkozy, mais d’action positive, dans une optique à la fois immédiate et transitoire, dans l’esprit de ce
qu’auraient pu être les ZEP (corriger en redistribuant : donner plus à ceux qui ont moins) à l’échelle des
quartiers, en même temps que cette redistribution des richesses se fait globalement aussi dans le cadre d’une
politique économique et fiscale alternative.
Pour les jeunes –et les moins jeunes- des quartiers populaires et des banlieues, il n’y a pas plus de raccourci
politique, en terme de projet et de perspectives, que pour d’autres. Mais sans eux et sans elles, aucun bloc
social pour le changement n’est possible. Leur politisation n’a pas de traduction politique, d’autant plus que
quelques retombées des révoltes de novembre, telles que le rétablissement des crédits aux associations ou
l’annonce d’une relance des ZEP, peuvent laisser croire que ces révoltes sont nécessaires puisque l’action
politique traditionnelle -en particulier après le référendum-, elle, ne débouche en apparence sur rien. Nul ne
peut donc dire aujourd’hui ce sur quoi cette politisation débouchera demain. Mais elle ne restera pas sans
effets.
L’auto-organisation associative et citoyenne, la formation de cadres politiques spécifiques ou l’adhésion à
des forces politiques existantes ne sont pas des perspectives contradictoires entre-elles. Agir, c’est avoir aussi
cela en tête et continuer, dans une optique de citoyenneté active et d’autogestion, d’exiger, de manière
complémentaire aux propositions à élaborer dans les domaines évoqués plus haut, la citoyenneté de résidence
pour toutes et tous, la mise en route de budgets participatifs à l’échelle locale et l’association de toutes et de
tous aux décisions qui les concernent.
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Contre l'Etat d'urgence - Pour l'urgence sociale
Maison des Ensembles, 13 décembre 2005
c/o CDSL, 3 cité Debergue 75012 Paris – [email protected]
Les révoltes qui se sont déroulées dans de nombreuses villes de banlieue sont révélatrices d'une insécurité
sociale grandissante : difficulté d'accéder à l'emploi et de le conserver ; précarité du salaire avec la
suppression des indemnités pour les chômeurs (l'Unedic est encore la cible du Medef dans les négociations
actuelles) ; précarité du logement (spéculation et flambée des loyers), de l'accès aux soins, du séjour pour les
sans-papiers, etc.
La mise en place de l'Etat d'urgence correspond à une double logique :
- mater les pauvres par la force au lieu de corriger les inégalités sociales grandissantes qui sont à l'origine de
la révolte ;
- diviser pour mieux régner : faire passer ce qui est un affrontement social pour un affrontement racial ou
civilisationnel en mettant en accusation l'« étranger ». Malgré l'évidence (les révoltes sont dues à la pauvreté
et au harcèlement policier, et ce sont majoritairement des jeunes Français qui y ont pris part), sont mis en
accusation l'islam, la polygamie, les descendants d'immigrés d'Afrique. Avec des relents néocoloniaux et
fascistes encouragés par certains médias, politiciens et autoproclamés « intellectuels ».
Contre la précarisation de nos droits et l'état d'urgence, donnons-nous les moyens de résister !
La Maison des Ensembles :
- Refuse cette manipulation grossière qui vise à diviser les pauvres pour mieux les exploiter. Nos ennemis
sont ceux qui touchent des salaires faramineux, ceux qui voient leurs impôts baisser alors que leurs profits
grandissent, ceux qui délocalisent, ceux qui votent des lois pour diminuer ou supprimer nos retraites, nos
protection santé, les droits protégeant les travailleurs, l'accès à l'éducation et aux services publics, des lois
pour restreindre les libertés publiques, etc.
- Nous lutterons contre l'évolution d'une société qui réprime, contrôle, punit, assure une sécurité maximale
aux riches, et privatise, précarise, entraînant une insécurité maximale pour les pauvres.
- La Maison des Ensembles sera reconstruite comme outil de lutte par et pour les opprimés, mais aussi
d'expression de nos cultures et d'accession au savoir, où associations, collectifs, syndicats, travailleront
ensemble.
La MDE appelle par ailleurs à l'amnistie de tous les jeunes interpellés dans le cadre des révoltes sociales de
novembre 2005.
MDE : AC !, CNT union régionale parisienne, CDSL (Comité des sans-logis), Commune libre d'Aligre,
DAL, Droits devant !, Souriez vous êtes filmés, SUD spectacle
Organisations appelant à la manif : Apeis ; Collectif A toutes les victimes ; Coordination 93 de lutte pour les
sans-papiers ; SUD étudiant ; Luc Destoumieux pour SUD rail PRG.
La Maison des Ensembles fut inaugurée le 15 décembre 1996, dans la bourse du travail du 3/5 rue d'Aligre.
Jusqu'en 1999, elle a été un lieu de lutte et de rencontre populaire, solidaire, social, culturel, citoyen. Elle a
été au coeur des mobilisations contre le chômage, de la naissance de médias alternatifs, elle a mis en place
des universités populaires, des fêtes permettaient à tous de s'y retrouver... Lorsqu'elle a été fermée parce que
les locaux devaient être rénovés, les élus de gauche - plus tard Delanoé en campagne en 2001, puis lors des
compte rendus de mandat de 2004 et 2005 - nous ont assuré qu'ils redonneraient à la MDE les moyens de
poursuivre ses activités. C'est pourtant une fin de non-recevoir qui nous a finalement été opposée lorsque
nous avons rappelé leurs promesses aux élus. Nous, associations, collectifs et syndicats de la MDE, nous
voulons faire vivre de nouveau ce lieu de convergence entre nos organisations, entre nos luttes, pour nous
donner les moyens de riposter efficacement à l'offensive sociale contre nos droits.
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Appel pour une amnistie des révoltés de novembre
Petition : http://www.samizdat.net/
lundi 12 décembre 2005
Durant les trois semaines de troubles du mois de novembre, les condamnations qui se sont abattues sur les
révoltés des banlieues, ou présumés tels, ont été prononcées dans un climat de surenchère médiatique et
politique. Beaucoup d’observateurs présents aux audiences, d’avocats et de journalistes ont noté la lourdeur
des peines (3 mois ferme pour avoir montré ses fesses !) et l’identification hasardeuse des « coupables. » Des
jeunes qui ont toujours vécu en France sont menacés d’expulsion. Les défauts habituels d’une justice à la
chaîne on été ici gravement multipliés.
Au malaise que suscite cet emballement de la machine à punir, vient s’ajouter la constations d’un étrange
paradoxe. Certes, les destructions (de véhicules et de bâtiments), n’ont pour principal effet que de rendre
encore plus difficile la vie dans les quartiers populaires. Mais il faut remarquer que, si le gouvernement s’est
aujourd’hui décidé à rendre, au moins en partie, les subventions de soutien aux banlieues qu’il avait
supprimées, c’est bel et bien grâce au signal d’alarme qu’a été cette révolte.
Quoi que racontent des politiciens qui ont fait de la surenchère sécuritaire leur fonds de commerce, les
révoltes de novembre furent une manifestation de colère sociale, sans plan prémédité, sans manitou
manipulateur. Quel que soit le sentiment de rejet que provoquent chez beaucoup les formes prises par cette
colère, sa légitimité est implicitement reconnue par la société, où l’on débat incessamment du « malaise des
banlieues. » La répression est l’aveux de faiblesse d’une classe politique déboussolée, qui ne compte plus
que sur la prison et la régression sociale (apprentissage à 14 ans et chasse aux immigrés) pour résoudre les
aspects les plus brûlants de la question sociale.
Nous pensons, nous, qu’un signal de solidarité doit être adressé aux cités, pour sortir de cette spirale d’une
stigmatisation encore aggravée par la réactivation d’une loi coloniale et par le couvre-feu.
Il faut sans tarder amnistier tous les condamnés des révoltes de novembre.
PREMIERS SIGNATAIRES :
Jean-Pierre Bastid, écrivain ; Eric Benveniste, éditeur ; Olivier Besancenot, postier, porte parole de LCR ;
Maria Bianchini, professeur des écoles ; Rémi Boyer ; Yves Coleman, traducteur ; Gérard Delteil,
écrivain ; Hervé Delouche, éditeur ; Alain Dugrand, écrivain ; Jimmy Gladiator, écrivain, retraité de
l’éducation nationale ; Frédéric Goldbronn, cinéaste ; Odile Henry, sociologue ; Olivier Hobé, poète ;
Alain Krivine,journaliste, porte parole de LCR ; Brigitte Larguèze, sociologue ; Jean-Paul Lajarrige ;
Jérôme Leroy, écrivain et professeur en ZEP depuis 16 ans ; Jean-Pierre Masse, sociologue ; Fabienne
Messica, journaliste ; François Muratet, écrivain ; Fabrice Pascaud ; Gilles Perrault, écrivain ; Michel
Pialoux, sociologue ; François Pinto, correcteur ; Alain Pojolat, syndicaliste ; Laurence Proteau,
sociologue ; Serge Quadruppani, écrivain et traducteur ; Maurice Rajfus, écrivain ; Ody Saban, artistepeintre ; Sud-Education Paris
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Pour l'amnistie des jeunes émeutiers
Département de philosophie de l'Université Paris 8, 7 décembre 2005
Le département de philosophie de l'Université Paris 8, constatant le harcèlement sécuritaire actuel, les
procédures de justice expéditive, la mort de deux jeunes à Clichy-sous-bois, le déchaînement législatif
liberticide institué par l'état d'urgence, les calomnies à l'égard des condamnés, l'évanouissement de la
présomption d'innocence et l'afflux de déclarations xénophobes de la part de représentants de l'Etat, appelle
toutes les instances universitaires de Paris 8 à exiger auprès des autorités compétentes des mesures d'amnistie
pour les jeunes incarcérés durant les émeutes ainsi que la levée immédiate de l'état d'urgence.
Motion votée par le département de philosophie le 7 décembre 2005
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Violences urbaines... Violences sociales : assez d’hypocrisie !
Appel des collectifs de Vaulx en Velin, 6 décembre 2005
Ces dernières semaines nous avons assisté à la révolte des jeunes issus des classes populaires.
Face à cela, le gouvernement a répliqué par une surenchère sécuritaire et policière. Nous savons tous que
cette révolte est le fruit d’une importante dégradation sociale, dont les conséquences se concentrent dans les
banlieues, depuis de nombreuses années : chômage massif, accroissement inexorable de la précarité,
appauvrissement d’une part toujours plus grande de la population, dégradation des conditions de logements,
violences policières à répétition.
Qu’offrent ces politiques successives aux jeunes ? Du mépris et un déterminisme social que l’école seule n’a
pas les moyens d’enrayer.
La seule réponse concrète faite à ces jeunes est la multiplication des mesures sécuritaires avec notamment la
réactivation d’une loi de 1955, utilisée pendant la guerre d’Algérie, permettant au gouvernement d’imposer
des couvre-feux qui sont une véritable atteinte aux libertés individuelles, mais aussi d’accroître les pouvoirs
de la police et des préfets (perquisition la nuit, interdiction de réunions, de soirées
De plus, l’insistance sur les reconduites à la frontière (en charter) comme les discriminations au quotidien
entretiennent les idées racistes. Enfin les déclarations de Villepin sur l’école, au lieu d’être porteuses d’espoir
pour ces jeunes, deviennent un prétexte pour appliquer les aspects les plus rétrogrades de la loi Fillon,
unanimement rejetée par l’ensemble de la communauté éducative.
Le collectif "On Vaulx mieux que ça" a animé plusieurs débats sur des questions importantes pour nos vies
comme la casse de la sécurité sociale, la marchandisation des services publics dont les populations
défavorisées sont les premières bénéficiaires, ou encore le chômage de masse et l’accroissement de la
précarité dans le travail (comme c’est le cas avec le Contrat Nouvelle Embauche). Toutes ces mesures ont
conduit aux reculs des conquêtes sociales et à des coupures graves dans le système de solidarité. Une autre
conséquence tout aussi grave est la perte de différentes formes de solidarités, de résistances et de
mobilisation dans les quartiers de banlieue mais ailleurs aussi, notamment dans les entreprises où la
répression s’exerce à l’encontre des militants syndicaux.
Les Vaudais en ont assez de l’injustice !
A l’issue de la réunion publique "les Vaudais en ont assez de l’injustice", organisée le mercredi 23 novembre
à Vaulx-en-velin, nous nous sommes posées deux qusstions :
* comment arrive-t-on à cette situation et à ces explosions ?
* quels outils construire qui s’opposent à cette logique de désintégration des valeurs de solidarité et d’action
collective ?
Dans ce sens nous appelons à se rassembler :
Rassemblement place Guy Mocquet à Vaux-en-Velin
Samedi 7 janvier de 10h à 13h
(au Mas du taureau, devant le local du Collectif des privés d’emploi et précaires) pour dénoncer les violences
sociales et les mesures sécuritaires (prises de parole, intervention théâtrale, projection vidéo, stand convivial
thé/café...)
Collectif « On Vaulx Mieux que ça », Collectif des Privés d’Emploi et Précaires, CGT (Union Locale, Syndicat des
Municipaux, ENTPE), SUD-EDUC, PAS 69, CNT-EDUC, AGORA, EPI, CNL, des Parents d’élèves et des habitants
solidaires.
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Le Collectif état d’urgence pour une solidarité avec les jeunes inculpés
Collectif Etat d’urgence de Lyon, décembre 2005 - [email protected]
Un collectif de soutien inconditionnel aux jeunes inculpés et condamnés des quartiers de l’agglomération
lyonnaise s’est créé le 11 novembre. Il a pris comme nom : "Collectif état d’urgence". Une première réunion
s’est tenue mardi 15 novembre à Lyon. C’est un collectif qui débute, de nombreuses discussions et échanges
très intéressants ont eu lieu, différents groupes de travail sont déjà mis en place afin de concrétiser plusieurs
initiatives.
- D’abord, s’organiser pour participer aux comparutions immédiates au palais de justice, aux procès, et
éventuellement tenter de rencontrer les familles qui attendent la présentation au juge pour les mineurs. Et
ainsi essayer d’apporter un soutien aux inculpés, aux condamnés qu’ils aient reconnus les faits lors des
émeutes dans les quartiers, ou, qu’ils soient victimes d’arrestation par la police alors qu’ils étaient innocents
et qu’ils n’avaient rien à voir avec ce qu’il leur est reproché. Les condamnations sont très lourdes, souvent de
prison ferme, ce qui n’aurait pas été le cas avant ce climat d’exception actuel.
- Aussi, créer un lien avec les quartiers et permettre une parole aux jeunes qu’on leur refuse la plupart du
temps, la situation de précarité, de discriminations et de contrôle social répressif ne pouvant aller qu’en
s’empirant dans le système libéraliste actuel.
- Et enfin, refuser le vertige sécuritaire, la médiatisation de la peur, les violences policières, celles-ci
couvertes très souvent par la justice, les lois répressives, "l’état d’urgence", et l’installation d’un état policier.
Exiger de surseoir aux poursuites et aux peines prononcées pour les émeutiers ou soit-disant émeutiers.
« La jeunesse des quartiers s’est révoltée, cette réaction est tout à fait légitime. La révolte n’est pas un crime
et l’acte d’insoumission est déjà un acte politique. »
Lors du rassemblement devant la préfecture du 17 novembre, des personnes présentes sont allées
spontanément à l’entrée du palais de justice alors que sortaient des familles en pleurs, suite aux verdicts très
lourds venant d’être prononcés. Un rassemblement important a été organisé par le collectif le 18 novembre
devant le palais de justice. Il a été suivi, le soir-même, d’une réunion à laquelle a participé une famille de
Meyzieu, commune où trois jeunes majeurs ont été incarcérés. Aussitôt, la décision a été prise d’un
rassemblement le lendemain matin à la mairie de Meyzieu, avec les habitants du quartier qui ont pris euxmêmes les choses en main pour demander la libération de ces trois jeunes. Une nouvelle réunion s’est tenue à
Meyzieu le 21 novembre pour faire le point. Depuis l’un d’eux a été libéré, et la lutte continue pour obtenir
celle des deux autres.
Pour eux et pour tous les autres, le "Collectif état d’urgence" entend se faire connaître et mettre en place une
solidarité concrète sur le terrain avec les familles, les inculpés et les associations. Pour échanger sur la
situation dans l’agglomération lyonnaise, avec les informations que le collectif a pu rassembler, deux autres
rencontres ont eu lieu en ville. N’hésitez pas à venir débattre avec nous, à proposer vos initiatives et
participer aux groupes de travail, ou tout simplement faire acte de présence afin de vous renseigner.
La prochaine réunion du COLLECTIF ETAT D’URGENCE aura lieu le MARDI 6 DÉCEMBRE à 20h, au
local d’AC !, 37 cours de la République à Villeurbanne.
Contacts : [email protected]
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Le gouvernement doit mettre fin à l’état d’urgence
Communiqué commun (LDH), 30 novembre 2005
L’état d’urgence, mesure d’exception héritée de la période coloniale, a envoyé un signal désastreux à la fois
aux populations discriminées et à tous ceux qui, notamment au gouvernement et dans la majorité,
n’attendaient que l’occasion de libérer une parole xénophobe. Il n’a eu dès lors, comme on pouvait le
prévoir, que des effets négatifs : la véritable urgence n’est pas sécuritaire mais sociale.
Aujourd’hui, chacun peut constater qu’aucune des raisons avancées pour expliquer l’institution de l’état
d’urgence ne subsiste. Son maintien est à l’évidence totalement injustifié et très probablement illégal. Il a
pour seul effet, sinon pour seul objet, d’habituer la population française à vivre sous un régime durable de
graves restrictions des libertés publiques.
Les organisations soussignées demandent au gouvernement, conformément aux engagements pris devant le
Parlement lors du vote des 15 et 16 novembre, de mettre fin sans délai à l’application de l’état d’urgence.
Signataires : Signataires : Act Up-Paris, AFJD, Les Alternatifs, Alternative citoyenne, Alternative libertaire,
Association des citoyens originaires de Turquie (ACORT), Association 17 octobre 1961 contre l’oubli,
Association des Tunisiens en France, ATMF, Une autre voix juive, CADAC, Cedetim-Ipam, CNDF, Collectif
« Femmes de droit, droit des femmes », Convention pour la 6ème République, Coordination
Antividéosurveillance d'Ile-de-France, CRLDHT, CSF, Droits devant!, Droit au logement, Droit Solidarité,
FASTI, FCPE, Fédération anarchiste, Fédération SUD-Education, Fédération des Tunisiens pour une
Citoyenneté des deux Rives (FTCR), FSU, GISTI, LCR, Les Verts, Ligue des droits de l’Homme, MARS,
Mouvement des Jeunes Socialistes, Mouvement National des Chômeurs et Précaires (MNCP), Mouvement de
la Paix, MRAP, PCF, Rassemblement des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens
de Saint-Etienne,Re-So (Réformistes et solidaires), Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la
Magistrature, UJFP, UNEF, Union démocratique bretonne (UDB), Union syndicale Solidaires,UNL, UTITPIDF
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La marmite des banlieues fait sauter le couvercle
20 ans sur le feu… et c’est cuit !
par CQFD - http://www.cequilfautdetruire.org/
28 novembre 2005
Il y a vingt ans déjà, on se disait : ça va péter. Aujourd’hui, ça pète. Il y a vingt ans, un ministre saluait le
tabassage à mort de Malik Oussekine en déclarant : « La police a bien fait son travail. » Aujourd’hui,
l’excellent travail de la police a mis le feu au pays. Il y a vingt ans, la France décrétait l’état d’urgence en
Nouvelle-Calédonie. Aujourd’hui, c’est couvre-feu en métropole. Il y a vingt ans, les immigrés bâtisseurs
des trente Glorieuses se faisaient jeter de leurs usines. Aujourd’hui, ce sont leurs enfants qui présentent la
note. Et elle est salée.
Scène de l’ordre républicain à Clichy-sous-Bois. On est quelques jours après la mort de Bouna et Zyed, deux
gamins qui ont eu le tort de croiser le chemin de la police. Une voiture de police, justement, stationne au bas
d’un immeuble. Tout près, il y a deux flics en civil armés de flash- balls.
L’un d’eux prend en joue un jeune en survêt’ en train de s’éloigner et lui tire dans le dos à bout portant. Pan !
Le bruit de la détonation fait bouger la main du gars qui filme la scène depuis son balcon. « Il est chaud ! »,
lâche à voix basse le vidéaste amateur, en parlant du policier en train de recharger son canon. Puis on les
voit, lui et son collègue, qui se mettent à courir en tous sens pour en aligner d’autres, comme à la chasse aux
canards. Pan ! Pan ! Ce petit film, qui a vite circulé sur le web [1], donne un aperçu de ce à quoi les
« émeutiers » ont affaire. Non à une défense de la loi, mais à une force d’occupation. Le rôle prééminent
qu’on assigne aux policiers et l’impunité qu’ils reçoivent font d’eux des hommes dangereux. Quand leur
ministre mugit qu’il va « débarrasser » les quartiers de leurs « racailles », on s’étonne que celles qui portent
un uniforme ne se sentent pas visées. L’affaire de Clichy en dit long. Que des gamins qui n’ont rien fait de
mal paniquent devant un contrôle « de routine » au point de courir se cacher dans un transformateur EDF dit
bien la confiance que la police inspire dans les quartiers. Ça n’a pas loupé : dans la foulée de leur
électrocution, le Premier ministre et son comparse de l’Intérieur ont aussitôt chargé les deux mômes en les
présentant comme les auteurs présumés d’un « cambriolage ». Puis, apprenant que les deux mômes
revenaient d’un match de foot au moment de tomber sur la patrouille, les mêmes Villepin et Sarkozy ont
assuré sans rire que la police n’y était pour rien, forcément, puisqu’elle n’avait aucun reproche à faire à ces
enfants ! Cette pantalonnade a soulevé des tonnes de glose, assortie de controverses théologiques sur la
rivalité entre les deux coqs de l’UMP.
On a juste oublié que le bon gros mensonge pour blanchir la police relevait d’un réflexe très ancien. Pour
couvrir leurs agents trop débridés, les gouvernants n’y sont jamais allés du bout de l’ombrelle. Une pensée
pour Robert Pandraud parlant de Malik Oussekine, matraqué à mort par des policiers en décembre 1986 :
« Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais d’aller faire le con dans les manifs. » Ou pour le ministre
PS de l’Intérieur Philippe Marchand parlant d’Aïssa Ihich, mort en garde à vue après son tabassage par trois
policiers en mai 1991 : « Rien ne permet d’accuser qui que ce soit d’une erreur, d’un manquement ou d’une
faute. »
Ou pour Jacques Toubon, ministre RPR de la Justice, parlant de la mort d’un enfant yougoslave de 7 ans tué
d’une balle policière dans le dos en août 1995 : « Ce fonctionnaire n’a fait que son devoir. » Ou encore pour
le ministre de l’Intérieur Jean-Pierre Chevènement parlant d’Abdelkader Bouziane, tué par un policier d’une
balle dans la nuque en décembre 1997 : « Les policiers ont agi en état de légitime défense. » À chaque fois,
c’est la même rengaine. Sarkozy aura beau faire son monstre de foire devant les médias hébétés, il n’est dans
cette affaire que l’héritier de ses prédécesseurs. Mais ce sont surtout des choix politiques vieux de plusieurs
décennies qui aujourd’hui se prennent une rouste. Ils pourraient se résumer en deux chiffres : d’un côté, les
75 milliards d’euros de bénéfices annoncés pour 2005 par les entreprises cotées au CAC 40 ; de l’autre, les
10 petits millions d’euros alloués pour 2005 à la toute nouvelle et très ambitieuse « Haute autorité de lutte
contre les discriminations et pour l’égalité »... Un gros lot du Loto pour tous les inégaux discriminés. Et dire
qu’ils s’insurgent, les ingrats !
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C’est la monnaie d’une très veille pièce qu’aujourd’hui la France se prend dans les gencives. En novembre
1971, à propos de la main-d’œuvre immigrée qui représentait 88 % de son personnel, le caïd du BTP Francis
Bouygues expliquait : « Nous ne pouvons pas la former parce que si nous la formons, nous n’avons pas
l’espoir de la conserver. [...] Ces gens-là sont venus en France pour gagner de l’argent. Et à partir de là, il
leur est égal de travailler douze heures par jour et même seize heures l’été quand ils le peuvent. » Une fois
qu’on eut sonné la cloche des trente Glorieuses et bien pressé le jus de « ces gens-là », on s’avisa qu’on
n’avait plus besoin d’eux. Alors on les abandonna à leur usure précoce et à leurs quartiers-dortoirs. Le
pouvoir économique, qui s’exprimait jusqu’alors dans les bureaux de recrutement et les gueulantes des
contremaîtres, se manifesterait dorénavant dans les charrettes de licenciements et la discrimination à
l’embauche. On avait fait trimer les vieux, on laisserait croupir leurs enfants. Et quand ces derniers
commencèrent à réclamer des comptes, on inventa la politique de la Ville et les paniers de basket.
Après les trente Glorieuses, les trente Merdiques. Immanquablement, à chaque nouvelle émeute, à chaque
nouvelle étape de la dégringolade, on jeta une nouvelle poignée de cacahuètes dans les cages du zoo, sans
oublier d’en renforcer les grilles et les rondes de gardiennage. De ces entassements de béton, le génie
français sut tirer profit, malgré tout, en les quadrillant de zones franches hideuses mais à forte plus-value.
Comme disait en substance un jeune interrogé sur Arte le 5 novembre, devant les ruines encore fumantes
d’un dépôt de moquettes : « Toutes ces entreprises se sont installées ici en zone franche. Elles ne paient pas
d’impôts parce que le quartier a mauvaise réputation. Ils se font des thunes sur notre dos mais refusent de
nous donner du boulot ! »
L’illusion a duré longtemps. Aujourd’hui elle s’effondre, mais beaucoup s’y cramponnent encore. La gauche
réclame à grands cris la restauration de « la police de proximité », fierté des années Jospin, dans le pathétique
espoir que les parqués se rabibochent avec leurs gardiens. La droite, elle, fait son travail de droite. Début
octobre, pendant que le gouvernement taillait dans l’impôt sur les grandes fortunes et intensifiait la
pénalisation des chômeurs, on apprenait que les subventions accordées aux associations de soutien scolaire
avaient baissé de 20 %. Frappé au ventre, le tissu associatif des quartiers se bat pour sa survie. Trois
exemples tout récents : à la Courneuve (93), l’État a coupé les vivres à l’association Africa, qui assurait
depuis dix-sept ans un gros boulot d’accompagnement scolaire, d’alphabétisation et d’émancipation. À
Stains (93), il a sucré sa subvention à l’association de chômeurs Apeis. À Sarcelles (95), les crédits publics
aux associations ont fondu de 20 % par an depuis 2003. Ça économise des sous, mais ça multiplie les gens en
pétard. C’est pourquoi le 7 novembre, sur TF1, alors que l’armée se mettait en état d’alerte, un Villepin aux
abois annonçait le rétablissement des subventions que ses services avait supprimées. Comme dit l’adage :
gouverner, c’est prévoir. Dans la foulée, promesses de bourses « au mérite » et de stages en entreprise dès 14
ans... Il a tout compris.
Pourtant, peu à peu, même dans les médias les plus atteints par la myxomatose sécuritaire, la conscience
émerge que cette foudroyante épidémie de cocktails Molotov ne tombe pas du ciel. Que la fumée qui
s’échappe des carcasses brûlées emporte aussi une exigence de justice. Que ces jeunes qui emmerdent tout le
monde ont aussi des choses à dire et une douloureuse à présenter. Ils détruisent et ils crament des maternelles
aussi bien que des banques, dans un mélange de colère et de jubilation.
Parfois ils cognent sur les plus faibles. Indéfendables et infréquentables, à force de n’être ni fréquentés ni
défendus. Que leur reste-t-il ? Une pétition à signer, un parti politique à rejoindre ?
L’espoir d’obtenir du mieux de la part d’un pouvoir qui depuis des décennies - et plus encore ces dernières
années et derniers mois - se contrefout des revendications sociales, qu’elles viennent des salariés, des
retraités, des précaires, des mal-logés, des chômeurs, des sans-papiers, des lycéens et même des électeurs ?...
Jusqu’à voir confirmée cette remarque de Wilhelm Reich : « La question n’est pas de savoir pourquoi il y a
des gens qui jettent des pierres sur la police, mais plutôt pourquoi il y en a si peu. » Mais les réflexes
pavloviens ont la vie dure. « Cités : la thune, le sexe et la loi du plus fort », titrait encore Le Point après
l’embrasement de Clichy. Il est vrai que la thune, le sexe et la loi du plus fort sont notoirement absents des
beaux quartiers, comme ils sont étrangers aussi au monde des médias, et plus particulièrement au Point,
propriété du caïd milliardaire et chiraquien François Pinault. Il faut croire que les émeutiers ne lisent pas
beaucoup Le Point : à l’heure où nous mettons sous presse, le siège de l’hebdomadaire était, lui, toujours
intact.
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Envolée xénophobe sous prétexte de révoltes banlieusardes
Communiqué du Gisti
Paris, le 17 novembre 2005
Il n'aura pas fallu beaucoup de temps pour que le ministre de l'intérieur fasse l’amalgame entre immigration
et révolte de certains jeunes des banlieues. Mais pour qui veut à toute force éviter d’assumer l’écrasante
responsabilité de dizaines d’années de politiques désastreuses sur l’embrasement récent des quartiers
défavorisés, tous les moyens sont bons. Une fois de plus, les étrangers sont donc désignés comme les
premiers acteurs des troubles, en dépit de chiffres officiels selon lesquels 6 à 8 % seulement des personnes
interpellées n’étaient pas françaises. Comme il sied à Nicolas Sarkozy qui aime à vendre, depuis ses
minuscules retouches de novembre 2003, l'idée qu'il a tiré un trait sur la double peine, l’un des premiers
emplâtres trouvé par son ministère contre ces violences est d'éloigner et d'interdire du territoire français ceux
qui, parmi les personnes interpellées, se révèlent ne pas avoir la nationalité française.
La pertinence, la réalité et la légalité de cette annonce interrogent. Elle permet en tous cas de vérifier que la
double peine n’a pas été abrogée, comme M. Sarkozy ne cesse de le crier sur les toits. Le dispositif légal ne
prohibe pas tout départ forcé, expulsion et interdiction du territoire français, pour des jeunes ayant leurs
attaches en France. La protection concerne les mineurs et les seuls jeunes arrivés en France avant l’âge de 13
ans, à condition qu’ils soient en mesure de justifier qu’ils y résident depuis. Par ailleurs, l’expulsion reste
possible face à certains comportements. Il suffit donc au ministère de l’intérieur, s’il persiste dans sa volonté
de bannir du territoire les jeunes étrangers impliqués dans les émeutes, de s’engouffrer dans les exceptions
prévues par le texte (« actes de provocation explicite et délibérée à la haine ou à la violence contre une
personne déterminée ou un groupe de personnes »), par une interprétation contestable des faits et sur la base
d'une conception restrictive des catégories dites « protégées ». Le ministre de l’intérieur risque effectivement
d’user de son pouvoir en expulsant certains jeunes normalement protégés, et il y a fort à parier que, dans la
plupart des hypothèses, la mesure sera censurée par le juge administratif. Exécutée ou non, la décision
ministérielle était théâtrale et l’effet psychologique réussi. Une partie importante de l’opinion, convaincue
que les violences faites aux biens sont l’œuvre d’une immigration mal maîtrisée, retiendra que les fauteurs de
troubles ont été chassés.
Nouveaux coups contre l'immigration familiale
Comme on le craignait, la situation actuelle est largement instrumentalisée et va à terme légitimer de
nouvelles restrictions aux droits des étrangers. En effet, au-delà de cette seule question de la double peine,
dont la réactivation (ou le simple spectre) accentuera encore le sentiment d'exclusion et de discrimination, il
est évident que la course entamée par certains candidats à la candidature présidentielle va conduire à une
surenchère et à la désignation de boucs émissaires. Le ministre de l'intérieur, salué par l’extrême droite, a
déjà les siens : les étrangers. Il ne manquera pas de profiter des derniers événements pour asseoir son
nouveau projet de loi relatif à l'immigration qui se préparait depuis plusieurs semaines. Il y est question une
nouvelle fois de mieux maîtriser une immigration familiale, sous-entendue actuellement trop permissive, en
durcissant encore conditions de ressources, contrôle du logement et précarisation du séjour des membres de
famille. Comme décidément l'Europe est à l'unisson du gouvernement français, il pourrait à cette occasion
tirer parti d’une directive européenne du 22 septembre 2003 de façon à limiter le nombre des bénéficiaires,
en excluant ou en soumettant à condition la venue des enfants âgés de plus de 12 ans. On connaît et on
entend d'ores et déjà la chanson : l'âge d'arrivée en France est un facteur d'intégration, et donc plus on arrive
tard, moins on a des chances d'y trouver sa place.
Utilitarisme partout, outre-mer plus far-west que jamais
Le gouvernement ne va pas s'arrêter là. Sous couvert du mot d'ordre, devenu le paradigme de la politique
d'immigration et d'asile, à savoir « immigration choisie, et non subie », l’avant-projet prévoit notamment de
s'attaquer aux demandeurs d'asile et aux étrangers malades. A la place de ces catégories dont on ne veut pas
ou plus, il est préconisé de choisir les « bons » étudiants étrangers et de mettre en place des quotas
d'immigration en fonction des besoins économiques du pays. Alors même que l'on croyait avoir traversé le
pire avec la mise en œuvre de la loi Sarkozy de novembre 2003, accompagnée de pratiques répressives
77
jamais observées jusqu'alors, la démolition du droit des étrangers va perdurer. Elle se précise encore
davantage à la lumière d’un projet de loi qui, sous couvert de « lutter contre l’immigration irrégulière outremer », vise à étendre les situations dérogatoires dans les collectivités concernées. Si le texte devait être
adopté en l’état, il ne serait plus délivré de carte de séjour « vie privée et familiale » en Guyane aux étrangers
qui pourtant résident habituellement en France depuis 10 ans ; en Guadeloupe, comme c’est déjà le cas en
Guyane et à Saint Martin, une décision de reconduite à la frontière pourrait être exécutée en moins d’un jour
et sans accès à un recours suspensif. C’est à Mayotte, dans les feux de l’actualité depuis quelques mois, que
l'abandon du principe d'égalité serait le plus caricatural : contestation des reconnaissances de paternité et
remise en cause pour partie de l’acquisition automatique de la nationalité française à la majorité pour ceux et
celles qui sont nés sur le territoire de la République.
Fractures
Ces réformes successives contribuent encore un peu plus que les précédentes à faire de l’étranger un intrus
que l'opinion est invitée à préjuger tricheur, menteur, usurpateur. Dans la foulée, le Français d'origine
étrangère se voit suspecté de ne jamais pouvoir s’intégrer. Et puis, tant qu'on y est, le Français d'origine non
étrangère subit le même sort pour peu qu'à la faveur des relégations sociales, il ait été à son tour condamné à
survivre dans des marges où il ressemble comme un frère à ses homologues d'infortune et fraternise
naturellement avec. C'est ainsi qu'une politique peut fabriquer à la pelle des étrangers de fait et finir par se
moquer des situations de droit ; que la pauvreté et la précarité deviennent suffisantes pour susciter des pertes
symboliques de nationalité ; qu'on peut ensuite frapper commodément dans le tas de tous ceux qui protestent
contre le sort auquel on les a solidairement condamnés. C'est ainsi aussi que se creusent les inégalités
sociales qui feront naître les inévitables révoltes de demain.
Dans ce contexte, il ne suffit pas d’entonner des refrains républicains pour s’exonérer de ses responsabilités.
Les politiques, en jouant de ce double registre, non seulement aggravent la « fracture sociale », mais aussi
renforcent la xénophobie et les discriminations.
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Contre la guerre aux pauvres
Pas de paix entre les classes !
Appel de la Confédération nationale du travail de Lyon, 17 novembre 2005
Rassemblement jeudi 17 novembre à 18H30
dans le square Général Delestraint (Lyon 3ème)
situé entre la Préfecture et le Rhône
Pour Soutenir les inculpés :
Rassemblement Vendredi 18 novembre à 17h
Devant le Palais de justice 67 rue Servient (Lyon 3ème)
Les mouvements de révoltes qui ont lieu et auront lieu un peu partout en France sont une réponse à la guerre
de classe menée par le patronat et l'Etat, qui s'exprime par un autoritarisme et une militarisation extrême.
Face à la révolte des jeunes issus des classes populaires, le gouvernement poursuit dans la surenchère
sécuritaire et policière. Nous savons tous que cette révolte est le fruit d'une importante dégradation sociale
orchestrée par les gouvernements successifs, et concentrée dans les banlieues, depuis de nombreuses années :
chômage massif, accroissement inexorable de la précarité, appauvrissement d'une part toujours plus grande
de la population, conditions de logements dégradées, désengagement du service public, violences policières à
répétition couvertes par l'Etat. Qu'offrent ces politiques successives ? Du mépris et une pérennisation du
déterminisme social.
Toujours plus de répression
Comme pour les grévistes du centre de tri de Bègles et de la SNCM entre autres, la seule réponse est la
répression, quitte à faire intervenir l'armée. Comble de l'ironie, la réponse principale faite à ces jeunes est une
loi de 1955 utilisée pendant la guerre d'Algérie. Le gouvernement dit faire appel à cette loi pour utiliser une
de ses dispositions : l'imposition de couvre-feux qui est une véritable atteinte aux libertés individuelles. Plus
inquiétantes encore des dispositions de cette loi permettent d'accroître les pouvoirs de la police et des préfets
(perquisitions la nuit, interdiction de réunions, de soirées publiques, contrôle de la presse et des médias,
possibilité d'avoir recours à l'armée pour rétablir l'ordre.) La répression qui s'abat sur ces jeunes vient de
franchir un cap supplémentaire avec les annonces de Sarkosy : envoi des jeunes incriminés dans les
événements récents en centres fermés, expulsion des sans papiers français et de ceux ayant des titres de
séjour. Cette guerre aux pauvres n'oublie pas les parents de mineur-e-s qui pour certains ont été mis en garde
à vue pour autorité parentale non assumée.
Non à l'école du medef
De plus les déclarations de Villepin sur l'école, au lieu d'être porteuses d'espoir pour la classe populaire,
deviennent un prétexte pour imposer sa vision réactionnaire de l'école et de la société qui plaira au MEDEF.
Si auparavant on faisait de la jeunesse de la chair à canon, on en fait aujourd'hui de la chair à patron. En
souhaitant instaurer l'apprentissage dès 14 ans, le gouvernement veut revenir sur l'obligation de scolarisation
de tous les jeunes jusqu'à 16 ans, ceci s'accompagnant inévitablement de la fin du collège unique et de la
casse du code du travail qui interdit l'emploi de jeunes de moins de 16 ans.
Pour un changement radical de société
Le Premier ministre reconnaît également que les baisses importantes d'aides aux associations a été une erreur
et souhaite la corriger. Outre que ces promesses doivent être suivies d'effets, nous savons qu'ils seront
insuffisants. Les choix de société faits actuellement doivent être revus : il faut cesser de brader les services
publics dont les populations défavorisées sont les premières bénéficiaires, de précariser davantage le travail
comme c'est le cas avec le contrat nouvelle embauche, et de radier toujours plus de chômeurs. Ce n'est pas la
« gauche » actuelle, en proposant d'incantatoires « soirées d'espoir » qui a la volonté de faire changer les
choses.
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Nous continuerons de militer pour un changement radical de société et en attendant nous nous battrons pour
plus de justice, des emplois stables, des salaires décents, des horaires de travail humains, des logements
convenables, la fin du quadrillage policier, des services sociaux à la hauteur des besoins.
La CNT Revendique :
L'arrêt de toutes les poursuites contre les interpellé-e-s
Le retrait de toutes les mesures sécuritaires, policières et répressives
Les luttes seront celles que nous mettrons en ouvre nous-mêmes, à partir de nos lieux de travail, des
structures collectives où nous nous rencontrons quotidiennement. En se retrouvant en assemblées générales,
pour débattre et décider, nous pouvons construire un mouvement concret d'émancipation qui ne soit pas à la
remorque des mots d'ordre et des stratégies politiciennes parachutées.
Tous ensemble, entrons dans la lutte, bloquons le pays et imposons la grève générale.
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Non au régime d’exception
Pour un état d’urgence sociale
Commuinqué commun (LDH), 16 novembre 2005
On ne répond pas à une crise sociale par un régime d’exception. La responsabilité fondamentale de cette
crise pèse, en effet, sur les gouvernements qui n’ont pas su ou voulu combattre efficacement les inégalités et
les discriminations qui se cumulent dans les quartiers de relégation sociale, emprisonnant leurs habitants
dans des logiques de ghettoïsation. Elle pèse aussi sur ces gouvernements qui ont mené et sans cesse aggravé
des politiques sécuritaires, stigmatisant ces mêmes populations comme de nouvelles « classes dangereuses »,
tout particulièrement en ce qui concerne la jeunesse des « quartiers ».
Nous n’acceptons pas la reconduction de l’état d’urgence. Recourir à un texte provenant de la guerre
d’Algérie à l’égard, souvent, de Français descendant d’immigré, c’est leurs dire qu’ils ne sont toujours pas
français. User de la symbolique de l’état d’urgence, c’est réduire des dizaines de milliers de personnes à la
catégorie d’ennemis intérieurs. Au-delà, c’est faire peser sur la France tout entière et sur chacun de ses
habitants, notamment les étrangers que le gouvernement et le président désignent déjà comme des boucs
émissaires, le risque d’atteintes graves aux libertés. Le marquage de zones discriminées par l’état d’urgence
n’est pas conciliable avec l’objectif du rétablissement de la paix civile et du dialogue démocratique.
Nous n’acceptons pas le recours à des procédures judiciaires expéditives, voire à une « justice d’abattage »,
alors qu’en même temps la même justice prend son temps pour élucider les conditions dans lesquelles sont
morts Bouna et Zied à Clichy-sous-Bois.
Restaurer la situation dans les « quartiers » et rétablir le calme, c’est d’abord restituer la parole à leurs
habitants. Des cahiers de doléance doivent être discutés, ville par ville. C’est, ensuite, ouvrir une négociation
collective pour mettre en œuvre des actions de rétablissement de l’égalité : cela implique l’adoption d’une
véritable loi de programmation et que cessent les mesures de saupoudrage ou, pire encore, les marques de
mépris, comme la stigmatisation des familles ou la transformation de l’apprentissage en mesure de relégation
scolaire précoce. Une solidarité nationale authentique doit être au rendez-vous de la reconstruction du tissu
social dans les banlieues.
C’est, surtout, mettre en œuvre, dans la réalité, une réelle politique nationale de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité des droits.
Nous affirmons qu’il y a là une véritable urgence nationale : il faut substituer à l’état d’urgence policier un
état d’urgence sociale.
Rendez-vous le mercredi 16 novembre, à 18h30
place Saint-Michel à Paris
pour dire notre refus de ce régime d’exception et pour exiger une autre politique.
Signataires : Act Up-Paris, Les Alternatifs, Alternative citoyenne, L’appel des cent pour la paix,
ATMF, Association des citoyens originaires de Turquie (ACORT), Association de défense des
droits de l'Homme au Maroc (ASDHOM), Association des Tunisiens en France, ATTAC-France,
Une Autre voix juive, Cedetim-Ipam, CGT, Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de
l'Homme en Tunisie (CRLDHT), Coordination Antividéosurveillance d'Ile-de-France, Coordination
des collectifs AC !, Droit Au Logement, Droits devant!, Droit Solidarité, FASTI, FCPE, Fédération
anarchiste, Fédération SUD-Etudiant, Fédération des Tunisiens pour une Citoyenneté des deux
Rives (FTCR), FIDH, FSU, GISTI, LCR, Ligue des droits de l’Homme, Marches européennes,
Mouvement des Jeunes Socialistes, Mouvement National des Chômeurs et Précaires (MNCP),
Mouvement de la Paix, MRAP, No-vox, Les Oranges, Les Panthères roses, PCF, Rassemblement
des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne, SouriezVous-Êtes-Filmé-es !, Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Syndicat
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National des Médecins de Protection Maternelle et Infantile, UNEF, Union démocratique bretonne
(UDB), UNL, UNSA, Union syndicale Solidaires, Union des syndicats parisiens de la CNT (CNTRP), Vamos !, Les Verts
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Appel à réunion
Collectif 1011, Saint Denis, le 10 novembre 2005
Sous l’impulsion des actions de résistance à l’exclusion occasionnées par une partie de la jeunesse, nous groupe d’étudiants, professeurs, salariés, rmistes et chômeurs- sommes réunis au département de philosophie
de Paris 8 afin de dénoncer la politique de division et de répression actuellement imposée. Nous exigeons
immédiatement :
- L’amnistie des condamnations « hâtivement » infligées à ces jeunes
- L’arrêt de l’Etat d’urgence et du couvre feu inappropriés et fantaisistes
- Le retrait de la loi visant l’abaissement de l’âge légal du travail à 14 ans
Dans ce but, nous avons l’intention de porter nos revendications et de vérifier la régularité des procès en
cours au Tribunal de Grande Instance de Bobigny.
Nous appelons chacun dans son quartier, école, cercle d’amis, association, organisation politique ou
syndicale et sur son lieu de travail à se rassembler à leur tour en collectif afin de se constituer en force de
proposition et d’action.
Nous vous proposons de nous réunir le mercredi 16 novembre à 18h au département de philosophie de
Paris 8 (2, rue de la Liberté, Saint Denis), dans la *salle A028* pour débattre des propositions et mettre en
place les actions appropriées à l’ensemble des revendications.
Collectif 1011 <[email protected]>
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Couvre-feu sur la nuit sociale
Interpellation des collectifs du 29 mai...
Françoise, militante, Paris ; Jamila El Idrissi, immigrée, collectif du Conflent du 29 mai ;Sylvette Escazaux,
collectif du Conflent du 29 mai ;Laurence Kalafatides, française issue de l'immigration ;
Gilles Sainati, magistrat, membre du Syndicat de la magistrature ; 16 novembre 2005
L'activation des dispositions de la loi 1955, en clair « l’état d’urgence » contre les banlieues, est prorogée
pour une durée de 3 mois. Rappelons-le : cette loi permet à tout préfet d’instaurer le couvre-feu dans tout ou
partie du département, d’y interdire les réunions, les manifestations, les films et les spectacles susceptibles de
troubler l’ordre public. Elle permet de fermer cinémas, théâtres, cafés, salles de réunions, d’ordonner
l’interdiction de séjour et d’assigner des personnes à résidence. La loi donne le droit de perquisitionner jour
et nuit, de contrôler l’information écrite et audiovisuelle. Ces pouvoirs d’exception, accordés initialement
douze jours jusqu’au 21 novembre, sont renouvelables par le Parlement, et extensibles, pourquoi pas,
jusqu’au transfert de pouvoirs exceptionnels au Président de la République prévu par l’article 16 de la
Constitution. A ce jour, l’état d’urgence n’avait été appliquée qu’en Algérie, pendant la guerre
d’indépendance et à Paris en octobre 1961 avec les résultats que l’on sait. La droite au pouvoir n’avait pas
osé l’instaurer en mai 68.
Et nous sommes paralysés tant est impressionnante la brutalité gouvernementale administrée.
Le sentiment d'impuissance attesté par notre passivité collective marque notre assujetissement.
La réponse, démesurée au regard des évènements, ne relève pas d’une simple gesticulation du gouvernement
entraîné par le ministre de l’Intérieur. Nicolas Sarkozy tire profit du vide politique laissé par une gauche
officielle en lambeaux. Il profite aussi de l'effacement du Président de la République. Le nouveau chef
incontesté de la droite dispose à la fois d’un appareil politique – l'UMP et sécuritaire. La voie est royale pour
prendre le pouvoir. De fait, le ministre de l’Intérieur est bien placé pour manipuler la presse et
instrumentaliser la police. Il use à volonté du choc des mots, des formules et des médias dans sa campagne
de communication, comme en témoigne sa petite promenade dans les quartiers d’Argenteuil, parfaitement
organisée et préméditée. Cet ordre de bataille conforte la droite qui resserre les rangs et ne trouve rien à
redire à l’état d’urgence. Or, malgré les séismes électoraux en faveur de l’opposition, « la gauche » peine à
s’exprimer en dépit de la gravité des évènements. Il y a bien eu des communiqués sur l’état d’urgence. Mais
le dernier bureau national du PS est resté profondément divisé : les « Hollandais » ont approuvé l’état
d’urgence, les minoritaires, dont les maires de Seine-Saint-Denis, se sont prononcés contre. On ne joue
impunément avec les mesures d’exception!
Surveiller et punir
Cette situation est dangereuse, car Sarkozy est en train d’activer le racisme supposé ou latent pour diviser
profondément les classes populaires. Sur quelle autre information, si ce n’est le délit de faciès, la police
parisienne pouvait-elle interdire les attroupements dans la capitale ce 12 novembre? Les étrangers arrêtés, en
situation régulière ou pas, seront expulsés sans délai. Le ministre de l'intérieur veut ancrer la peur, faire des
Africains et des Maghrébins des boucs émissaires pour dévier la colère sociale, créer un climat de guerre
civile propice à une prise du pouvoir. Cette stratégie n’a rien d’original, à l’instar des conflits ethniques ou
religieux qui agitent de nombreux pays. Pour compléter le tableau, les experts en tous genres jettent la
responsabilité des troubles sur la démission des parents, en particulier les familles mono-parentales… Peu
importe, l’ordre moral progresse.
Déni social
On a presque tout dit sur la laideur et la déshérence des cités péri-urbaines. La transformation du logement en
rente immobilière a été poursuivie par la gauche au pouvoir, sourde aux contestations des associations.
L'apartheid des banlieues mérite mieux que les hésitantes condamnations d'une partie de la « gauche »
incapable d'exiger la levée d'un dispositif inique et de décréter une mobilisation générale pour dénoncer le
parcage des plus démunis dans un dispositif social-sécuritaire qui opère par le mépris et le déni des causes
structurelles de la pauvreté.
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En dépit du discours de surface « républicain égalitaire », maintenu par sa seule vertu rhétorique,
le démantèlement des services publics et des services sociaux s'est accéléré. La prestation de services
« différenciée » selon des zonages géographiques et des populations : « quartiers difficiles », « classes
dangereuses »... marque l'individualisation de l'action publique.
Supprimées il y a 3 ans, la restauration ces jours-ci de certaines subventions au profit des associations
travaillant dans les quartiers péri-urbains, est due au fait du prince et non à l'exercice de l'intérêt général.
La politique de l'éducation comprise seulement dans sa perspective économique; une fourniture de service,
illustre cette orientation jusqu'à la caricature et sonne le glas de l'école pour tous, obligatoire, gratuite et
émancipatricee. Le référentiel néo-libéral est ici fin et moyen. Ce que l'European Round Table of industrials
( ERT, lobby d'affaire très influent en matière d'éducation) a rêvé, de Villepin le réalise : «améliorer la
richesse et la diversité de la formation et de l’éducation pour fournir aux économies européennes toutes les
compétences nécessaires pour une industrie efficiente et compétitive». Ainsi, « l’émancipation sociale des
sujets apprenants » et «leur incorporation au complexe techno-économique capitaliste » passe par la
spécialisation précoce et la multiplication de filières de relégation. Le peuple n'est plus éducable!
L'importation de la tolérance zéro et de son "volet social"; « la discrimination positive », en dit long sur le
seul mode « d'intégration » désormais proposé aux indigènes : la promotion individuelle au détriment de
solutions collectives humaines et durables.
La politique a changé de nature et son exercice est « devenu une affaire d'intendance ».
Face au démantèlement de l'Etat et l'organisation à tous les échelons d'une entreprise de confiscation sans
précédent, l'Appel des 200 a su impulser, à l'occasion de la campagne référendaire, une leçon de « saine
politique ». Au Traité établissant une Constitution pour l'Europe, il a opposé l'exercice éclatant de la
souveraineté populaire. Ce moment politiquement constituant appelle des suites à la hauteur des enjeux.
Pour répondre du vote populaire du 29 mai, nous interpellons les collectifs du 29 mai pour l'exercice d'une
plus grande cohérence des critiques et des actions.
Sommes-nous, en dépit des intimidations médiatiques, capables d'affirmer notre solidarité sans faille avec
tous les mouvements sociaux sans distinction ?
Derrière les protestations les plus classiques du monde salarial, derrière les révoltes politiques – depuis
décembre 1995 jusqu'à la sédition des banlieues - il y a une totale unité des causes : les mêmes effets de
destructions sociales liées à la mondialisation et à la paupérisation délibérée des services publics, et surtout,
le même autisme d'une classe politique fondamentalement complice, en dépit des facéties de l'alternance.
Si les salariés de Cellatex, de Moulinex ou de la SNCM, tout comme les jeunes des banlieues, doivent en
venir aux extrêmes pour se faire entendre, sur qui ces comportements instruisent? Salariés et jeunes de nos
cités, identiquement, sont en révolte contre des promesses ressassées, jamais tenues et un mode de non être
des gouvernants aux gouvernés.
A l'heure actuelle, le pacte républicain de la Résistance est enterré. L’heure est à la disparition des services
publics que ce soit par leur privatisation, lorsque les entreprises sont rentables (autoroutes, Edf, France
Télécom…) ou leur disparition pure et simple, par la suppression de crédits. La rigueur budgétaire imposée
par Bruxelles est en train de vider les missions de service publics de tout contenu. Cela hypothèque
sérieusement les marges de manœuvre des pouvoirs locaux et nationaux. Derrière cette logique, se profile
l’Accord Général sur le Commerce des Services (AGCS) aggravé par la Commission européenne via la
directive relative aux services dans le marché intérieur (dite Bolkestein).
La situation est dangereuse, il y a urgence.
« Le sécuritaire, est le stade suprême du capitalisme »
Il est temps de stopper la dérive totalitaire du gouvernement.
Il est temps d’arrêter la destruction programmée des services publics par une contestation à la mesure des
coups portés au droit à l'existence et à nos libertés fondamentales.
« Il n y a d'autre voie que celle de la publicité s'il s'agit pour un peuple entier d'exposer ses doléances »
Si un autre monde est possible, il ne peut se réduire à une attente. Le non de gauche a ouvert une
brèche et levé d'immenses espoirs. Il permet objectivement de reconfigurer la donne politique.
Saurons-nous l'amplifier comme « une marque d'entrée dans un devenir » instruit et fondé sur la
radicalité de nos espérances...
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La crise dans les banlieues : le réalisateur de « la haine » réagit !
Sur son blog, Mathieu Kassovitz s'en prend à Nicolas Sarkozy
Ariane Chemin, Le Monde, 16 novembre 2005
Avec La Haine, film culte, récit de la dérive de trois amis dans une ville de la banlieue parisienne en
ébullition après une bavure policière, Mathieu Kassovitz avait fasciné les Anglo-Saxons, en 1995. Grâce à
Jodie Foster, qui avait « sponsorisé » la distribution du film, les Américains s'étaient entichés de ce jeune
réalisateur qui montrait sans détours ce que la France appelait alors « le malaise des banlieues », ce qui, chez
lui, ressemblait plutôt à une guerre. En 2001, l'hebdomadaire Newsweek le consacrait même « homme du
futur », parmi neuf personnalités mondiales.
Dix ans après le film, alors que les banlieues françaises s'embrasent, les médias anglo-saxons se sont tout de
suite souvenus de La Haine, de ses morts, de la violence de ses bastons, des motifs récurrents de ce récit - cet
homme tombant du haut d'une tour, et répétant, à chaque étage : « Jusqu'ici, tout va bien. »
Submergé par les demandes d'entretien, Mathieu Kassovitz a choisi de livrer ses sentiments sur le blog de
son site (www.mathieukassovitz.com), le 9 novembre, propos reproduits dès le lendemain par le quotidien
britannique The Guardian. « Aussi loin que je veux me tenir de la politique, il est difficile de rester distant
face aux dérèglements des politiciens », justifie le réalisateur, âgé de 37 ans. Pour enchaîner aussitôt : «
Quand ces dérèglements attisent la haine de toute une jeunesse, je me retiens de ne pas encourager les
casseurs. »
Et d'engager, dès les premières phrases de son texte, une violente diatribe contre Nicolas Sarkozy, dont la
photo est reproduite sur le blog : « Le ministre de l'intérieur, futur présidentiable, tient des propos qui non
seulement démontrent son inexpérience de la politique et des rapports humains (intimement liés), mais qui
aussi mettent en lumière l'aspect purement démagogique et égocentrique d'un petit Napoléon en devenir,
écrit Mathieu Kassovitz. Si les banlieues explosent une nouvelle fois aujourd'hui, ce n'est pas dû à un [ras-lebol] général des conditions de vie (...) de générations entières d'«immigrés˜. (...) Ces voitures qui brûlent sont
des réactions cutanées face au manque de respect du ministre de l'intérieur envers leur communauté. Nicolas
Sarkozy n'aime pas cette communauté, il veut se débarrasser de cette «racaille˜ à coups de Kärcher et il le
hurle haut et fort au milieu d'une cité «chaude˜ à 11 heures du soir. »
Mathieu Kassovitz ne s'arrête pas là. « La haine attise la haine depuis des siècles et pourtant Nicolas Sarkozy
pense encore que la répression est le seul moyen d'empêcher la rébellion. Cette volonté de vouloir imposer sa
pensée à n'importe quel prix me rappelle d'autres grands leaders de notre temps. J'en ai froid dans le dos »,
écrit-il.
Puis, tentant une comparaison, non pas historique mais géographique, avec le conflit israélo-palestinien : «
L'Histoire nous prouve que le manque d'ouverture et de philosophie entre différentes communautés engendre
la haine et l'affrontement. L'Intifada des différentes banlieues parisiennes ressemble effectivement aux
affrontements qui ont opposé les enfants de Palestine armés de pierres aux soldats d'Israël armés d'uzis. »
L'acteur compare ensuite M. Sarkozy au président des Etats-Unis. « Comme Bush, il ne défend pas un idéal,
il répond aux peurs qu'il instille lui-même dans la tête des gens. Il aurait engagé la France auprès des
Américains dans la «chasse à la Terreur˜ de Bush. J'en suis convaincu. (...) L'envie de pouvoir et
l'égocentrisme de ceux qui pensent détenir une vérité ont toujours créé des dictateurs. (...) Il sera impossible
demain de dire que nous n'étions pas au courant », conclut le réalisateur.
Ariane Chemin
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Si toutes les racailles du monde...
TaPaGeS - Transpédégouines de Strasbourg (http://tapages67.org), 15 novembre 2005
La brutalité policière, la propagande à vomir de l'immense majorité des media, les obscènes parades
liberticides de la droite, les lamentables platitudes de la gauche parlementaire, la passivité de l'extrêmegauche...
Deux jeunes sont morts dans un transformateur. Ils avaient vu des flics. Ils ont couru. Se demandera-t-on un
jour quel poids de peur, d'humiliation, de vexation inspire la police pour qu'on s'en aille mourir ainsi ?
Une partie de la jeunesse, stigmatisée, injuriée, se révolte. Des voitures flambent. C'est désolant, mais nous
préférons cela aux incendies d'immeubles insalubres et de leurs occupants africains. On décrète l'état
d'urgence dont se servait en son temps Maurice Papon (il va bien, merci pour lui).
Retour symbolique à la guerre d'Algérie avec son cortège de racisme, de colonialisme frustré, la police qui
quadrille nos rues, l'État qui contrevient à la liberté d'expression et de circulation, et les "ratonnades"...
L'extrême-droite pavoise, la droite jubile, racole et provoque, et quant au PS - qui n'a jamais lésiné sur les
lois policières, qui n'a jamais remédié à la misère -, lui, il s'occupe de son congrès...
La "collection hiver" hésite entre le bleu marine et le brun kaki. 75 % des français approuvent, paraît-il,
Sarkozy.
La misère des si bien nommées banlieues explose à la gueule d'une République inégalitaire, colonialiste et
raciste.
La bourgeoisie ne tardera pas à aller faire des rations de sucre avant de s'enfermer dans ses beaux quartiers,
avec ses digicodes et ses caméras de surveillance.
Les bonnes âmes de "gôche" se bouchent le nez : ces jeunes ne respectent rien. Pensez, ils n'ont même pas
déposé de préavis d'insurrection ! La lutte des classes n'est plus ce qu'elle était...
Le racisme le plus gras s'expose à visage découvert. L'ennemi ce seraient les arabes, des hordes de jeunes
manipulées par des imams. La Préfecture conseille au Centre Gay et Lesbien de fermer ses portes après 20 h
: la racaille sexiste, homophobe, lesbophobe et transphobe, assoiffée de violence, entrerait dans Paris... La
guerre des civilisations, en quelque sorte. Cette division est judicieuse : des jeunes fanatisés en route pour
nous agresser, et une République tolérante, égalitaire, protectrice. Bien joué !
Sauf que nous voyons mal de quel droit se prévalent l'État français et ce gouvernement, ouvertement
homophobes et transphobes, pour tout d'un coup s'auto-proclamer défenseurs intransigeants de minorités.
Nos droits (bien maigres), nous les avons acquis par la lutte. Et si effectivement nous n'avons pas grand
chose à attendre des religions, qu'elle soit par exemple catholique en Pologne ou musulmane en Iran, nous ne
faisons pas de la foi individuelle un critère d'exclusion, pas plus que nous n'accordons de crédit à l'imagerie
mensongère d'une jeunesse soi-disant djihadisée.
Certes, ce n'est ni grand soir, ni grand matin. Trente ans de dépolitisation sciemment entretenue ont eu raison
de nombre de projets d'émancipation, de revendications progressistes. L'extrême misère, mauvaise
conseillère délibérément créée et entretenue, voire institutionnalisée, divise et égare.
A TaPaGeS, cette jeunesse-là, nous ne la connaissons pas bien. Mais nous la rencontrons parce que nous y
avons des amantEs qui vivent pour la plupart cachéEs (et les lois discriminantes de la "République" ne font
qu'aggraver - voire justifier - cet état). Nous la connaissons par quelques luttes communes - rares, et il faudra
redoubler nos efforts, demain, pour que convergent nos résistances. Quelles que soient les difficultés et les
malentendus.
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Transpédégouines, nous savons nous aussi ce qu'est le délit de faciès, l'injure, la discrimination inscrite dans
la loi même.
Transpédégouines, nous sommes aussi précaires - et nous subissons aussi la violence du capitalisme.
Transpédégouines, nous souffrons du même monde asphyxiant. C'est beaucoup. C'est encore peu.
Nous ne parlerons donc pas en leur nom. Nous n'affirmerons même pas notre solidarité : ce serait déplacé,
nous n'encourons pas aujourd'hui les mêmes risques qu'eux.
Mais nous ne nous trompons pas : ce sont bien l'État et ses appareils idéologiques, l'État et ses appareils
répressifs, le patronat et ses sbires qui aujourd'hui sont responsables de la situation.
Nous dénonçons la répression policière, l'infâme état d'exception, le racisme d'État avec ses contrôles
policiers, ses rafles, les expulsions passées et à venir, les discriminations permanentes, l'insécurité sociale.
Nous exigeons la libération des personnes interpelléEs, la régularisation de toutes celles et de tous ceux qui
en font la demande, l'égalité de fait et de droit pour touTEs.
En 1966, un an après les révoltes des noirs américains, les situationnistes de Strasbourg écrivaient : "la
révolution nous brûle comme les rues de Watts". Le nom des rues change, mais la rage reste la même :
"Burn, baby, burn!"
Plus que jamais, la révolution nous brûle : l'envie d'en finir avec ce monde de misère, d'humiliation.
Et ceci exige la mobilisation, le rassemblement de tous celles et ceux que cette société opprime.
TaPaGeS, le 15 novembre 2005
Transpédégouines de Strasbourg
http://tapages67.org/_pages/com/cp_oppression_20051115.html
Contact : http://tapages67.org/
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Contre la ségrégation sociale et raciale, ravivons la solidarité populaire
Coordination des Groupes de Femmes « Egalité », Paris, le 14 novembre 2005
Foyer de Grenelle, 17, rue de l’Avre 75015 Paris, [email protected]
Voyous ! Racaille ! Nettoyer au Karcher ! Débarrasser les cités !
Le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy s’exprime ! Il pratique l’amalgame, les injures, les menaces à
l’encontre des habitants des quartiers pauvres !
Le retour de Sarkozy au ministère de l’intérieur a signifié le renforcement des f orces de l’ordre dans les cités
populaires : provocations, harcèlement, contrôles au faciès, tabassage, deviennent alors la crainte quotidienne
des enfants et des jeunes des grands ensembles.
2 jeunes sont morts de cet engrenage infernal, 2 enfants qui ont eu peur,
2 jeunes qui se sont réfugiés dans un transformateur EDF, ils ont été électrocutés.
2 jeunes qui viennent s’ajouter à la liste déjà longue de ceux qui ont commis le crime de vivre dans un
quartier défavorisé.
Provocation, répression, c’est le programme du Ministre de l’intérieur.
En agissant ainsi, il a insulté et traqué des populations meurtries, il a attisé le feu de la révolte accumulée
depuis plusieurs générations. La jeunesse excédée a traduit le malaise et le désespoir de nombreuses familles
laissées à l’abandon, elle a fait exploser sa colère.
Nous éprouvons une vive inquiétude et un sentiment de colère quand le ministre de l’Intérieur, qui possède
sous ses ordres tout un arsenal répressif, envoie les forces de l’ordre pratiquer le contrôle au faciès. Quand il
attise le racisme en suggérant dans ces propos : cité égal immigration, égal racaille, égal voyous.
Nous ne voulons plus voir nos enfants soupçonnés, provoqués, harcelés, traqués !
Sarkozy doit partir ! Il doit démissionner !
Nous sommes inquiètes pour les libertés démocratiques et pour nos droits quand Sarkozy, Villepin et Chirac
utilisent la loi d’exception de 1955 qui a servi en Algérie à pourchasser les militants, qui se battaient pour
l’indépendance du peuple algérien. Une loi qui servait à imposer l’ordre colonial ! Incarcéra tions des jeunes
en série, double peine pour les étrangers, état d’urgence prolongé sont les principales réponses de l’Etat
policier à la ségrégation sociale qui a nourri la révolte.
L’Etat d’Urgence doit être levé !
Les libertés démocratiques doivent être respectées !
Nous sommes des femmes qui vivent ou qui travaillent dans ces quartiers.
Nous sommes assistantes sociales, animatrices, éducatrices, enseignantes, personnel soignant, ouvrières,
employées, femmes au foyer…
Nous voyons chaque jour :
• Des familles cantonnées dans des appartements exigus, inadaptés ou délabrés, des jeunes condamnés
à l’errance faute de logement et de travail.
• Des écoles et des hôpitaux qui manquent de moyens, des crèches qui n’ont plus de places, des
bureaux de poste et des maternités qui ferment, des associations à qui on a enlevé les subventions qui
réduisent leur activité.
• Nous voyons des parents qui tentent de subvenir aux besoins de leur famille avec de maigres
revenus.
• Des mères qui galèrent pour gagner leur vie. Souvent seules, elles subissent de plein fouet les
horaires tardifs ou éclatés, imposés par ceux qui les embauchent, les bas salaires, la précarité et le
temps partiel subi, le manque de structures d’accueil pour leurs enfants. Des mères qui sont souvent
culpabilisées.
• Des jeunes qui s’accrochent pour ne pas se retrouver dans l’impasse de l’échec scolaire ou
professionnel. Combien sont-ils, éjectés, avec comme seule perspective : la rue ?
• Des privés d’emplois qui vont de stage d’insertion en stage de réinsertion pour aboutir à l’exclusion
sociale, désespérante.
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•
•
Des demandeurs d’emplois victimes de la discrimination sociale et raciale à l’embauche, un taux de
chômage à 40% dans nos quartiers, 4 fois la moyen ne nationale !
Des personnes âgées qui tentent de survivre avec des retraites de misère.
C’est tout ce mal-être caché, relégué au second plan qui s’affiche aujourd’hui et qui nous rappelle le
désespoir social d’une bonne partie de la population.
Nous en avons assez de voir les familles et les enfants dans nos cités enfermés dans l’exclusion et la
désespérance !
Nous n’acceptons pas la ségrégation qui dure depuis des décennies, frappant de plein fouet les familles
d’origine immigrée.
Nous dénonçons les politiques des dernières années de « casse sociale » du « tout profit pour les riches », de
destruction des services publics qui ont aggravé les inégalités existantes.
Rien ne pourra se régler par le harcèlement, l’injure, la menace, la répression, l’enfermement, la division.
Rien ne pourra se régler tant que des solutions pour faire reculer les ségrégations sociales et raciales dont son
t victimes les habitants de nos cités ne seront pas concrètement apportées.
Nous luttons pour un véritable programme social et populaire où emploi, logement, éducation et soins soient
à la portée du plus grand nombre.
Nous voulons que nos enfants, vivent, respirent, jouent, rient, étudient, travaillent et aillent vers un avenir
qui leur tend les bras !
Coordination des Groupes de Femmes « Egalité », Paris, le 14 novembre 2005
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La médecine générale au cœur de la révolte des banlieues
Communiqué du Syndicat de la médecine générale, 14 novembre 2005
Il reste encore des médecins généralistes qui exercent dans les citées où la révolte gronde.
Nous sommes les témoins privilégiés de l’aggravation des conditions de vie qui transforment le quotidien des
habitants en une suite d’humiliations, produisant ainsi de la maladie. Nos cabinets médicaux sont les lieux où
s’exprime cette souffrance. Nous ne pouvons pas rester passifs, et nous ne pouvons pas nous contenter d’être
des professionnels qui se situeraient en dehors de cette souffrance. La politique menée par le gouvernement
tend à faire des médecins généralistes des étouffeurs de la révolte, en nous refusant le droit de faire autre
chose que de délivrer des médicaments qui soignent l’angoisse et la dépression. Nous revendiquons le droit
de pouvoir changer notre exercice professionnel, nos modes de rémunérations, pour adapter nos pratiques
aux réalités que nous rencontrons, pour pouvoir pratiquer l’écoute, travailler en coordination et essayer de
passer du soin à la santé.
La réforme de l’Assurance maladie par l’aggravation des inégalités d’accès aux soins participe à cette
augmentation de l’exclusion sociale. Nous refusons d’être les complices de cette injustice qui oblige les
malades à payer de plus en plus pour se soigner. Nous savons que leur situation les oblige à choisir entre
manger ou aller chez le médecin.
Ceci est inacceptable, c’est aussi ce que nous dit cette explosion de colère.
Nous savons aussi que la révolte des jeunes n’est pas le fait d’une « racaille ». Ces soi-disant voyous
s’expriment dans les cabinets médicaux. Nous comprenons que cette violence est avant tout autodestructive.
Comme l’usage des drogues, comme toutes les conduites à risques, elle procède de la désespérance de
trouver une place dans la société qui est la nôtre. Nous sommes, nous médecins généralistes, bien placés pour
expliquer à ces jeunes l’absurdité et la dangerosité de leurs actions, mais nous ne pouvons pas nier la
légitimité de leur colère.
Au moment où les choix politiques faits par le gouvernement risquent de faire disparaître la médecine
générale et pas seulement dans les quartiers sensibles, il est temps d’affirmer haut et fort que nous ne
sortirons pas de la spirale infernale de la violence sans permettre aux médecins généralistes et aux autres
acteurs du secteur social et de la santé d’avoir les moyens financiers et organisationnels pour exercer leurs
métiers.
Contacts
Didier Ménard : 06 07 16 57 78
Syndicat de la Médecine Générale
52 rue Gallieni, 92240 Malakoff
Tél. : 01 46 57 85 85 - Fax : 01 46 57 08 60
[email protected]
http://www.smg-pratiques.info
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Banlieues : les vraies urgences
Communiqué commun, 13 novembre 2005
On ne répond pas à une crise sociale par un régime d’exception. La responsabilité fondamentale de cette
crise pèse, en effet, sur les gouvernements qui n’ont pas su ou voulu combattre efficacement les inégalités et
discriminations qui se cumulent dans les quartiers de relégation sociale, emprisonnant leurs habitants dans
des logiques de ghettoïsation. Elle pèse aussi sur ces gouvernements qui ont mené et sans cesse aggravé des
politiques sécuritaires stigmatisant ces mêmes populations comme de nouvelles « classes dangereuses », tout
particulièrement en ce qui concerne la jeunesse des « quartiers ».
Ce sont des années de politique centrée sur le tout sécuritaire qui sont en cause. Le sabotage des actions de
prévention, l’asphyxie du monde associatif, la démolition de la police de proximité, la tolérance à l’égard des
discriminations quotidiennes, notamment à l’égard des personnes étrangères ou supposées telles en raison de
leur faciès, l’état d’une école qui ne peut réduire la ségrégation nous font mesurer aujourd’hui non seulement
l’échec mais la redoutable nocivité de cette politique. Ce n’est pas seulement le langage du ministre de
l’Intérieur, ce sont les actes de l’ensemble du gouvernement qui relèvent d’une logique d’apprenti sorcier.
Au-delà, c’est aussi l’incapacité des gouvernements successifs depuis des décennies à faire reculer le
chômage massif, l’explosion de la précarité, la systématisation des discriminations racistes et territoriales,
comme la politique d’affaiblissement des services publics et le recul des droits sociaux qui apparaissent en
pleine lumière aujourd’hui.
Les violences sont auto-destructrices. Elles nuisent essentiellement à ceux dont elles dénoncent l’exclusion.
Faire cesser les violences, qui pèsent sur des populations qui aspirent légitimement au calme, est évidemment
nécessaire. Dans ce contexte, l’action des forces de l’ordre, qui doit s’inscrire dans un cadre strictement légal
et ne pas conduire à des surenchères, ne saurait être la seule réponse. D’ores et déjà, nous devons ouvrir un
autre chemin si nous ne voulons pas que se poursuivent ou se renouvellent les violences qui viennent de se
produire. Seule une action collective permettra de définir les conditions d’une autre politique
En premier lieu, nous n’acceptons pas que se poursuive l’état d’urgence. Recourir à un texte provenant de la
guerre d’Algérie à l’égard, souvent, de Français descendants d’immigrés, c’est leur dire qu’ils ne sont
toujours pas français. User de la symbolique de l’état d’urgence, c’est réduire des dizaines de milliers de
personnes à la catégorie d’ennemis intérieurs. Au-delà, c’est faire peser sur la France toute entière et sur
chacun de ses habitants, notamment les étrangers que le gouvernement désigne déjà comme des boucs
émissaires, le risque d’atteintes graves aux libertés.
Nous affirmons solennellement que si ce régime d’exception devait être prolongé, nous mettrions en œuvre
tous les moyens démocratiques dont nous disposons pour nous y opposer.
Nous souhaitons ouvrir une autre perspective que celle qui a conduit à l’impasse actuelle. Cela passe par la
mise à l’ordre du jour de quatre exigences fondamentales : la vérité, la justice, l’égalité et le respect.
Ni le recours à des procédures judiciaires expéditives, voire à une « justice d’abattage », ni le marquage de
zones discriminées par une carte de l’état d’urgence ne sont conciliables avec l’objectif du rétablissement de
la paix civile et du dialogue démocratique.
La République doit reconnaître, publiquement et par ses plus hautes autorités, que le sort de ces populations,
les discriminations qu’elles subissent, sont de notre responsabilité collective et constituent une violation de
l’égalité républicaine.
Cette exigence implique aussi que la vérité soit totalement faite sur les conditions dans lesquelles deux
jeunes hommes sont morts à Clichy-Sous-Bois.
Restaurer la situation dans ces quartiers, c’est d’abord restituer la parole à leurs habitants. Des cahiers de
doléance doivent être discutés, ville par ville, selon les principes de la démocratie participative entre
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représentants des habitants, associations, syndicats, élus locaux et représentants de l’Etat. Ils doivent être
rendus publics.
C’est ensuite ouvrir une négociation collective, regroupant les mêmes participants, pour programmer des
actions de rétablissement de l’égalité ce qui implique que la représentation nationale soit saisie d’une
véritable loi de programmation et que cessent les mesures de saupoudrage ou pire encore les marques de
mépris comme la transformation de l’apprentissage en mesure de relégation scolaire précoce. Une solidarité
nationale authentique doit être au rendez-vous de la reconstruction du tissu social dans les banlieues.
C’est, surtout, mettre en œuvre, dans la réalité, une réelle politique nationale de lutte contre les
discriminations et pour l’égalité des droits. Il doit être mis un terme sans délai à tous les discours
insupportables et dévalorisants qui font des habitants de ces quartiers, des « racailles », des « barbares », des
« sauvageons » ou des « fantassins d’un complot intégriste ».
Nous affirmons qu’il y a là une véritable urgence nationale : il faut substituer à l’état d’urgence policier un
état d’urgence sociale, afin que les actes des gouvernants cessent de contredire la devise de la République.
Signataires :
Les Alternatifs, Alternative citoyenne, Association des Tunisiens en France, Association des citoyens
originaires de Turquie (ACORT), ATTAC, ATMF, Cactus républicain/La gauche, CEDETIM-IPAM, CGT,
Comité pour le Respect des Libertés et des Droits de l'Homme en Tunisie (CRLDHT), Droit Solidarité, Fac
Verte, FCPE , Fédération anarchiste, FIDH, FSU, FTCR, GISTI, Les Oranges, Les Verts, LDH, Lutte
ouvrière (LO), Mouvement pour une alternative républicaine et sociale (MARS), Mouvement des jeunes
socialistes (MJS), Mouvement National des Chômeurs et des Précaires (MNCP), MRAP, PCF,
Rassemblement des associations citoyennes de Turquie (RACORT), Réseaux citoyens de Saint-Etienne,
Réformistes et Solidaires (Re-So), Syndicat des Avocats de France, Syndicat de la Magistrature, Union
démocratique bretonne (UDB), UNEF, Union nationale lycéenne (UNL), UNSA, Union Syndicale Solidaires.
La LCR se joint à la démarche de ce texte, mais est en désaccord avec son quatrième paragraphe.
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Etat d’exception prolongé
Ou l’application en catimini du principe abject
« Si ce n’est toi, c’est donc ton frère »
Communiqué de SANS PAPIERS en lutte>>>coordination nationale, 13 novembre 2005
La CNSP est extrêmement inquiète de la décision du gouvernement CHIRAC/DE VILLEPIN/SARKOZY
d’instaurer l’état d’urgence prolongée, le couvre feu, durant trois mois dans le pays.
La CNSP craint que les amalgames scandaleux continuent associant le mouvement exemplaire des Sans
Papiers en lutte avec les dites « violences urbaines », prétextes aux rafles en cours.
Le couvre feu est en effet une occasion en or pour arrêter, rafler, emprisonner et expulser les Sans Papiers.
Le couvre feu est aussi un prétexte en or pour médiatiser d’éventuels arrestations de Sans Papiers qui
pourront ensuite être présentés comme des « casseurs délinquants ».
C’est SARKOZY lui même qui fait délibérément l’amalgame. Rappelons que le « victimes » Sans Papiers
des incendies criminels parisiens récents avaient été présentés par SARKOZY comme « responsables,
coupables ».
Il en est de même avec la révolte de colère des jeunes des quartiers populaires de France trop souvent décrite
insidieusement ou parfois ouvertement par le gouvernement et notamment par SARKOZY comme une «
violence urbaines de jeunes immigré(e)s ».
Cette technique barbare relève de la « loi de la jungle » décrite dans « le loup et l’agneau » par le poète Jean
de la Fontaine : « si ce n’est toi, c’est donc ton frère ». Ainsi on jette en pâture à la vindicte populaire en
instrumentalisant les peurs les « noirs, les basanés, les beurs, les musulmans ». Les théories de « choc des
civilisations » de Huntington, ce Gobineau des temps du XXIéme siècle made in USA, ne sont jamais très
loin dans les pratiques politiques dangereuses de l’actuel gouvernement sous la houlette du ci-devant
Ministre de l’intérieur SARKOZY pourtant fils d’immigré.
Sur plus de 3000 adolescents arrêtés, il y aurait « 120 immigrés » en général. Sans aucunement dire combien
d’immigrés réguliers et combien de Sans Papiers, l’apprenti sorcier « SARKOZY mêle-tout » lance
démagogiquement la nouvelle des « expulsions de casseurs », ce qui bien sûr met dans la tête du commun
des mortels l’idée fausse que « ce sont les étrangers, surtout les Sans Papiers qui cassent tout ». Voilà la
technique de l’amalgame facile qui fait flamber les « sondages pro-SARKOZY ». On brandit « la lutte contre
l’insécurité » pour éluder et masquer « l’insécurité sociale » de la misère, de la précarité, des délocalisations,
des licenciements, du chômage, du travail au noir ou clandestin engendrée par les politiques libérales et propatronales.
Depuis 9 ans la CNSP organise un mouvement citoyen, démocratique, anti-raciste et antifasciste qui n’est
jamais tombé dans la provocation de la « violence ». En fait, ce sont les Sans Papiers qui ne cessent de subir
la violence de la répression policière, la violence de l’arbitraire des décisions préfectorales soumises de fait
aux quotas de régularisations (peu) et de refus (massifs), aux violences des expulsions parfois de véritables
déportations vers la mort certaine scotchés, drogués, etc., et aux violences de longues grèves de la faim pour
arracher les papiers.
La CNSP dénonce par avance toutes tentatives de dévoyer notre mouvement par des provocations pour lui
coller le label de « violence ». La CNSP déclare qu’elle appelle à une manifestation nationale le samedi 10
décembre à partir de 14h à Paris, journée internationale des droits de l’homme. Mais devant une telle
décision grave, la CNSP décide de maintenir la visibilité collective des Sans Papiers dans le respect de la
légalité et s’adaptera par conséquence aux horaires fixés par le décret instituant l’état d’urgence pour ses
manifestations.
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La CNSP demande à tous les collectifs d’en faire de même et d’accroître la vigilance, la discipline dans les
manifestations pour contrecarrer toute provocation fasciste ou autre tendant à nuire à notre lutte.
La CNSP dénonce le couvre feu, l’état d’urgence, la loi d’exception et s’indigne que cette mesure
gouvernementale s’appuie sur un décret de 1955 dans le cadre de la guerre d’Algérie, décret qui a été utilisé
le 17 octobre 1961 par le Préfet PAPON pour massacrer des centaines d’algériens à Paris. L’inacceptable est
dans le symbole. PAPON a été un collaborateur de l’occupant Nazi.
La CNSP est prête, dans le respect de la légitimité de la révolte et des revendications des jeunes, à contribuer
à l’évolution démocratique, citoyenne des formes contre-productives des émeutes actuelles. Il est possible de
lutter sans casser.
La CNSP déclare solennellement sa volonté de maintenir la visibilité collective citoyenne, démocratique des
Sans Papiers en lutte.**
Coordination Nationale des Sans-Papiers (CNSP) 25, rue François Miron, 75004, Paris - tél : 01.44.61.09.59
– fax : 01.44.61.09.35 – mail : [email protected] - solidarité financière : compte bancaire
N°80187841
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Non à toutes les discriminations ! Non à l’état d’exception !
Déclaration adoptée par les participants et participantes à la réunion de Florence pour "une Charte pour
une autre Europe" les 12 et 13 novembre 2005, à propos de la situation en France
En juin dernier, un enfant de onze ans mourait à La Courneuve, dans le département de Seine-Saint-Denis
(93), victime de deux balles perdues. Le ministre de l'intérieur français, Nicolas Sarakozy, avait en réponse
promis de " nettoyer les banlieues au karcher ", et toute une population s'était alors sentie insultée par ces
propos. Fin octobre, deux adolescents, Zyed et Bouna, mouraient électrocutés dans des circonstances non
encore élucidées, pour avoir voulu échapper à l'hypothèse d'un contrôle de police, ce qui en dit long sur les
rapports entre la police (notamment celle qui opère aujourd'hui dans les banlieues, la " BAC ", " brigade anticriminalité ") et la jeunesse des cités. Pour celle-ci en effet, les contrôles au faciès, l'humiliation et le
sentiment d'injustice (garde à vue répétitives, tabassages, etc.) sont quotidiens, alors que dans le même
temps, la perspective d'un emploi stable et d'un avenir digne s'éloigne toujours plus (pour les jeunes des cités,
les taux de chômage atteignent jusqu'à 50 % et la discrimination à l'embauche, en raison du nom ou de
l'adresse est une donnée structurelle).
Or, ces deux jeunes ont d'entrée été présentés comme coupables potentiels par le même Nicolas Sarkozy,
avec le soutien du gouvernement, qui est allé jusqu'à parler de " racaille ". Là encore, ce ne sont pas les
quelques trafiquants des cités qui se sont sentis vilipendés, mais toute une population. La goutte d'eau a fait
déborder le vase. " Chauffés à blanc " par un quotidien fait de contrôles policiers à répétition, de mépris,
d'humiliations, de précarité, de chômage, d'exclusion, de stigmatisation en tant qu'" étrangers " alors qu'ils
sont le plus souvent français, de marginalisation des initiatives politiques qu'ils prennent pour revendiquer
leurs droits, les jeunes des cités populaires, directement et le plus violemment touchés par les politiques
néolibérales à l'¦uvre depuis plus de 30 ans, ont littéralement " explosé ". Ils ont exprimé leur révolte en
brûlant, dans leurs propres quartiers, des voitures, des bus, des crèches, des écoles, des bureaux de postes,
des équipements sociaux dont paradoxalement, les habitants desdits quartiers ont un besoin crucial.
Face à cette situation, le gouvernement français a poursuivi son cynisme politique en conjuguant à nouveau
propos méprisants et insultants et répressions, allant jusqu'à recourir à une loi datant du 3 avril 1955, établie
à l'époque pour la guerre d'Algérie, et permettant d'établir " l'état d'urgence ", en même temps que d'autoriser
des interdictions de séjour pour " toute personne cherchant à entraver, de quelque manière que ce soit,
l'action des pouvoirs publics ", des assignations à résidence pour " toute personne [Š] dont l'activité s'avère
dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ", la fermeture des " lieux de réunion de toute nature " et
l'interdiction des " réunions de nature à provoquer ou à entretenir le désordre ". Le gouvernement a même
prévu des perquisitions de nuit. Il peut, en outre, faire " prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la
presse et des publications de toute nature ", et donner compétence aux juridictions militaires en concurrence
avec les juges ordinaires.
Plutôt, donc, que de répondre, à partir d'un dialogue élargi aux jeunes et à l'ensemble des forces nombreuses
déjà mobilisées sur le terrain (associations, citoyen-ne-s, élu-e-s, syndicats), aux problèmes de fond posés à
l'ensemble de la société française par le sort réservé à ses " quartiers populaires de banlieues ", le
gouvernement n'a encore une fois choisi que la voie de la répression et de la limitation des libertés. Mais les
banlieues, comme l'ensemble de la société française, n'ont pas besoin d'état d'exception : elles ont besoin,
urgemment, de justice, de respect et d'égalité, de services publics de proximité, d'une autre politique.
Notre solidarité va vers celles et ceux qui s'opposent aux discriminations de toute nature, à la mise en cause
des libertés individuelles et collectives, aux politiques néolibérales. Nous condamnons fermement les choix
du gouvernement français. Nous nous mobilisons pour faire grandir dans toute l'Europe des choix alternatifs
qui seuls pourront établir la justice et la solidarité sociales, ainsi que le respect pour toutes et tous de la
dignité et de la citoyenneté.
96
Conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile de France
Ile Saint Denis - 13 novembre 2005
Communiqué de déclaration
*
**
La première conférence régionale pour l’égalité et le respect d’Ile de France a réuni 100 élus et militants
verts de 30 communes des 8 départements franciliens à l’Ile Saint Denis.
Après un débat nourri de leurs expériences de terrain, ils affirment :
ƒ
que les violences qui ont enflammé les banlieues sont l’écume d’une crise sociale et d’un mal être
profond qui viennent de loin ;
ƒ
leur condamnation de la stratégie de la tension menée par le gouvernement et particulièrement des
provocations du ministre de l’intérieur ;
leur inquiétude qu’une partie des jeunes des quartiers populaires en soient venus à vouloir faire
entendre leur souffrance et leur colère par des destructions de biens publics et privés, d’outils de
travail, de moyens de déplacement, ce qu’ils désapprouvent ;
ƒ
ƒ
leur opposition résolue à l’état d’urgence, réponse policière sans fondement qui accrédite une
situation de guerre civile qui n’existe pas - stopper les violences n’implique pas de se soumettre à
une législation d’exception héritée de la période coloniale ;
leur conviction, démontrée par les faits, que la mobilisation citoyenne dans de nombreuses villes a
permis d’ouvrir le dialogue et d’apaiser la situation.
ƒ
ƒ
Ils considèrent que la situation actuelle est le produit de grands manquements et de nombreux
renoncements dont tous les gouvernements portent une part de responsabilité : la droite pour avoir
mis en œuvre une politique de développement des inégalités, la gauche pour n’avoir pas voulu la
remettre en cause. Les verts reconnaissent et assument la part de responsabilité qui est la leur.
Ils rappellent les initiatives prises d’ores et déjà par les Verts :
§ demande d’une commission d’enquête parlementaire sur la responsabilité du ministre de l’intérieur
dans le déclenchement des violences,
§ proposition de vœux contre l’état d’urgence de nos élus dans l’ensemble des collectivités
territoriales,
§ mise en place d’une urgence téléphonique « urgence banlieue » au 01 53 19 53 00,
§ organisation de conférences régionales pour le respect et l’égalité dans toutes les régions
françaises,
§ participation active à la mise en place de la réponse unitaire de l’ensemble de la gauche
associative, politique et syndicale.
Face à la stratégie de la tension du gouvernement, les participants proposent :
ƒ
de continuer les actions de médiation au plus près du terrain et d’organiser des échanges
d’informations et d’expériences de leurs élus, militants et partenaires
d’organiser un « déballage démocratique » par la mise en place de cahiers de doléances,
d’expression citoyenne et d’engagements concrets où chacune et chacun pourra mettre ses mots
propres sur ce qu’il ou elle vit ou ressent pour aboutir à un livre blanc de l’expression citoyenne et à
des états généraux des banlieues.
ƒ
97
ƒ
ƒ
de créer les conditions pour qu’au-delà de leur colère, l’expression politique des jeunes pèse sur
l’action publique afin qu’aux côtés de l’état, des collectivités locales et des autres actuers locaux ils
soient représentés dans le débat démocratique. En ce sens ils organiseront des forums jeunes dans un
certain nombre de villes et une rencontre avec l’ensemble de leurs partenaires et associations : « 6
heures pour la banlieues »
que les Verts demandent officiellement une rencontre avec le Président de la République pour exiger
que le ministre de l’intérieur présente des excuses publiques aux populations des quartiers insultés et
stigmatisés.
98
Face à la crise sociale et aux discriminations en tout genre, le gouvernement
répond par la répression et des mesures d’exception. Nous ne pouvons l’accepter
Alternative Libertaire, CLEPS (Comité lycéen Etudiant Paris Sud),
CNT-STE RP, No, Pasaran, SUD-Etudiant, VAMOS !
Communiqué de presse commun, Paris le 13 novembre 2005
Contacts presse :
Kamel Tafer : 06 73 43 85 31
Marie-Aurore Girault : 06 84 36 38 49
Mathieu Rousseau : 06 87 55 72 80
Nous nous opposons catégoriquement aux dérives sécuritaires qui se traduisent notamment par des
incarcérations en série, des jugements expéditifs arbitraires et injustes, la mise en place de l’Etat d’urgence mesure d’exception anti-démocratique – et la double peine pour les étrangers.
Nous réclamons immédiatement un véritablement plan d’urgence sociale, car sans justice sociale, il n’y a pas
de paix.
La colère n’est pas un crime, nous l’exprimerons mercredi en appelant à manifester
le Mercredi 16 novembre à 14 heures,
de l’Université de Paris VIII de Saint-Denis à Bobigny.
Nous appelons toutes celles et tous ceux qui veulent se mobiliser à rejoindre cet appel.
Nous organiserons une conférence de presse Mardi 15 novembre, à 11 heures, à la Bourse du Travail, 3 Rue
Château d’Eau, Métro République.
Premiers Signataires : Alternative Libertaire, CLEPS (Comité lycéen Etudiant Paris Sud), CNT-STE RP, No,
Pasaran, SUD-Etudiant, VAMOS !
99
Urgence sociale dans les Banlieues !
Appel à Rassemblement pour l’égalité des droits
Contre les logiques coloniales et contre les lois d’exception,
Communiqué du DAL
11 novembre 2005
Après la loi du 23 février 2005 qui prévoit que “ les programmes scolaires reconnaissent en particulier le
rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord et accordent à l’histoire et
aux sacrifices des combattants de l’armée française issus de ces territoires la place éminente à laquelle ils
ont droit ”,
Après le couvre-feu, traitement d’exception réservé par le gouvernement aux descendants de nationalité
française des victimes du 17 octobre 1961,
Après la demande à la Justice de faire passer au moulinet de la comparution immédiate, au risque de bafouer
les droits de la défense, les dizaines de jeunes interpellés dans les Banlieues,
Après la préconisation par un député UMP de déchoir de leur nationalité française les enfants et petitsenfants d’immigrés qui jour après jour contribuent à perpétuer la richesse de la citoyenneté et du « creuset »
français,
Après l’annonce par le ministre de l’Intérieur de sa volonté d’expulser du territoire Français tout étranger,
même en situation régulière, déclaré coupable de violence urbaine,
Après les rafles de Sans Papiers, les expulsions de mal-logés, les contrôles de police dans les foyers de
migrants…….
Nous disons NON !
Non aux stigmatisations, aux violences institutionnelles, aux discriminations qui instaurent progressivement
un processus d’épuration sociale, accompagné de relents colonialistes et vichystes !
Non aux politiques qui prétendent éteindre l’incendie de la révolte des banlieues en embrasant les tensions et
en élargissant les clivages sociaux, culturels, confessionnels !
Non à la nouvelle Double Peine qui, dans un climat délétère de justice « à la chaîne » et « pour l’exemple »
viendrait frapper tout étranger en situation régulière déclaré coupable de violence urbaine !
Non aux surenchères sécuritaires et électoralistes à l’horizon 2007 !
100
Qui sème la misère, récolte la tempête !
Communiqué No-Vox, 10 novembre 20005
Après des années de répressions et d'humiliations, des jeunes de quartiers populaires HLM, se sont
radicalisés et se sont lancés après la mort de deux jeunes à Clichy sous bois à une véritable guérilla urbaine.
Ils défient depuis le 27 octobre la police et le gouvernement. Ils demandent la démission de Nicolas Sarkozy.
L’escalade de la répression se poursuit et alimente les violences. Chirac et de Villepin ont prononcé l¹état
d¹urgence sur toute l¹Ile de France et dans de nombreuses agglomérations. De nouveaux dérapages dont les
habitants des quartiers populaires , les Sans, les immigrés, les précaires… seront les principales victimes,
alimentant la peur, le racisme, les intégrismes .
N. Sarkozy, depuis son retour à l'Intérieur n'a cessé les provocations, et a mis en oeuvre une véritable
« stratégie de la tension » :
- En réponse aux incendies meurtriers des taudis parisiens qui ont fait plus de 50 victimes, il ordonne
l'expulsion des mal-logés
- Les rafles de sans-papiers deviennent massives, ainsi que les contrôles au faciès, même les enfants sont
visés.
- « Racaille », « Karcher », les mots agressent...
Pas de regrets sur le gazage par la police de la salle de prière des femmes dans une mosquée de Clichy sous
bois ...
Cette "jacquerie urbaine" est la conséquence des politiques gouvernementales menées dans les quartier
populaires : stigmatisation, répression, démantèlement des structures sociales intermédiaires, destruction des
dispositifs de prévention, démolition massive des logements sociaux pour laisser place à des projets
spéculatif, un taux de chômage record, particulièrement pour les jeunes. Š
La responsabilité du gouvernement est engagée car il poursuit sans trêve les réformes néo-libérales, la casse
des droits sociaux et des services publics, la généralisation de la précarité...
Il n'a tenu compte ni des deux sanctions électorales, ni des importants mouvements sociaux de ces dernières
années. Les recours démocratiques sont épuisés, et il prend des mesures qui nous rapprochent d’un Etat
policier.
Pourtant dans des quartiers menacés de démolition comme à la Coudray (Poissy), les habitants en lutte
refusent de tomber dans le piège de la guerre entre les générations². Dès les premiers jours ils ont su éviter
l’affrontement et maintenir la paix malgré les provocations policières permanentes.
Tous ensemble, habitants des quartiers populaires, jeunes et vieux, français et émigrés, chômeurs et salariés,
précaires, mal-logés, mouvements de « sans », associations, syndicats, rassemblons nous pour exiger :
- La levée immédiate de l¹Etat d¹urgence et de la répression dans les quartiers populaires
- L'arrêt de cette politique qui nourrit les discriminations et le racisme, qui enrichit les nantis, qui creuse les
inégalités sociales, le chômage, la précarité, la crise du logement, la pauvreté et l'exclusion, causes profondes
de la révolte urbaine de la jeunesse.
- L’accès de tous et toutes à l’égalité, la justice, les droits sociaux fondamentaux (emploi, revenu, logement,
éducation, santé…), afin d’éradiquer la pauvreté et les discriminations.
Premiers signataires : APEIS, CDSL, DAL, Droits Devant, No-vox ..., 10 novembre 2005
101
Appel du Collectif national unitaire contre le projet de prévention
de la délinquance et contre la délation
CNU, 10 novembre 2005
Depuis quelques années souffle un vent mauvais sur les libertés. La réponse pénale est systématiquement
mise en avant au détriment de toutes autres solutions, notamment sociales. L'extension continue du domaine
de la punition est un frein à une réflexion globale et innovante sur les maux et les difficultés de notre société.
Tous les aspects de la vie (famille, éducation, formation, travail,...) sont touchés par la montée en puissance
d'une gestion punitive, dont l'aggravation de la répression pénale n'est qu'une résultante. Les rapports
officiels et les projets gouvernementaux se multiplient afin de faire entrer dans les esprits et dans le droit la
surveillance généralisée et le contrôle permanent , principalement des populations les plus en difficulté.
Rien n'échappe à cette offensive idéologique impliquant des professions diverses : les rapports concomitants
du Syndicat national des commissaires de police (SNCHFPN),de l'INSERM, et ceux du député Bénisti (2004
et 2005) aux ambitions différentes répondent cependant aux mêmes principes directeurs. Déterminisme
social et rééducation précoce des enfants étiquetés comme « déviants » s'y affichent et les solutions
préconisées, fondées exclusivement sur une vision comportementaliste, importées des Etats-Unis, frappent
par leur simplisme et leur non-prise en compte de la spécificité de l'enfant, scruté comme si les parcours
étaient linéaires et comme s'il s'agissait d'un adulte miniature. Juridiquement, cette offensive sécuritaire a
principalement conduit jusqu'à présent à un durcissement des lois pénales : au nom d'une lutte contre « les
évolutions de la criminalité » (loi dite Perben 2 du 9 mars 2004), contre « la récidive » ou contre « le
terrorisme », c'est en fait une politique du tout-répressif et du tout-carcéral qui se met en oeuvre, menaçant
les libertés de chacun.
Mais le durcissement du droit pénal ne suffit pas aux promoteurs de cette politique : il faut encore mettre au
pas la société entière, et en premier lieu les nouvelles « classes dangereuses » (habitants des quartiers
populaires, mineurs, étrangers ou d'origine étrangère). Pour cela, il faut instrumentaliser les professions en
contact permanent avec ces populations (éducateurs, travailleurs sociaux, animateurs, personnels de
l'Education nationale, personnels médico-sociaux), comme l'institution judiciaire a pu être instrumentalisée
en matière pénale. Les outils sont connus : veille éducative, obligation pour les personnels concernés de
signaler les difficultés des familles au Maire. L'objectif est bien d'exercer un contrôle et une surveillance
généralisés, au mépris du droit des familles de pouvoir être aidées par des personnels sociaux et soumis au
secret professionnel.
Après un premier recul en 2003 grâce à la mobilisation des personnels concernés, un projet de loi « pour la
prévention de la délinquance » est annoncé par le Ministre de l'Intérieur pour la fin de l'année. Il a déjà été
annoncé que la remise en cause du secret professionnel serait de nouveau à l'ordre du jour. Au nom de la
prévention de la délinquance , les travailleurs sociaux et éducateurs, les magistrats, les personnels de
l'Education nationale, les personnels médico-sociaux sont censés mettre en fiche les citoyens et « échanger »
au mépris du respect des personnes. Mais là encore, la loi ne peut pas tout et ce projet s'accompagne d'un
conditionnement des esprits qui vise à brouiller les identités professionnelles : des chercheurs de l'INSERM
axent leurs recherches sur « les troubles de conduite chez l'enfant et l'adolescent » en centrant leurs propos,
non sur la souffrance du sujet, mais sur les risques d'entrée dans la délinquance que ces troubles
engendreraient, des commissaires de police se font spécialistes de la psychologie de l'enfant pour l'occasion
en indiquant que les signes faisant craindre une entrée future dans la délinquance peuvent et doivent être
détectés... dès la crèche.
Plus sérieusement, cette tentative de brouillage des identités professionnelles paraît être le dernier outil en
date pour imposer une politique inégalitaire, discriminatoire et liberticide. Nous, travailleurs sociaux,
éducateurs, magistrats, personnels de l'Education nationale, psychologues, psychiatres, personnels médicosociaux, demandons :
- l'abandon de la politique sécuritaire et de contrôle et de surveillance généralisés au profit d'une politique
sociale volontariste en faveur des populations les plus en difficulté,
- l'abandon du projet de loi pour « la prévention de la délinquance » tel qu'il est aujourd'hui annoncé,
- la consécration du droit des familles à s'adresser à des travailleurs sociaux soumis au secret professionnel,
102
- l'abrogation des lois Perben et de la loi sur la récidive
Nous appelons à résister au conditionnement sécuritaire et aux atteintes qui se multiplient contre la nature
même du travail social et contre les libertés.
CNU (le Collectif national unitaire contre le projet de prévention de la délinquance et contre la délation), le
10 novembre 2005
103
Appel à tous les éducateurs, les enseignants, les militants de l’éducation
populaire…
RECit, 10 novembre 2005
Comment allons nous aider les jeunes à penser qu’un « autre monde » est possible, et à participer à sa
construction ?
Les violences urbaines de ces derniers jours et les réactions qu’elles suscitent montrent que nous assistons à
une vraie course de vitesse entre deux futurs pour notre pays.
D’un côté les tenants d’un système qui aliène et mutile. Celui-ci perpétue l’isolement des pauvres et des «
différents » dans des zones de relégation, provoque des désirs impossibles et souvent dérisoires avec sa
publicité envahissante, organise une marchandisation généralisée et la promotion de valeurs de réussite
individuelle, ignore les terribles enjeux auxquels notre planète doit faire face.
De l’autre tous ceux qui souffrent de ces aliénations, de ces mutilations et qui les refusent sans toujours
percevoir que c’est cette course effrénée à la consommation, à l’argent, à l’apparence, au chacun pour soi,
qui condamne leur avenir et plus encore celui de leurs enfants.
Si l’on sait ce qu’on refuse, il faut d'urgence transformer ce refus en construction d’un autre monde possible.
A RECIT, nous avons clairement choisi notre camp. Notre particularité, c’est de contribuer à cette
construction en travaillant sur un facteur majeur, l’éducation. De mettre en lien - en réseau - tous ceux qui
oeuvrent dans des lieux et des actions porteurs d’éducation citoyenne. La situation actuelle nous met devant
une terrible responsabilité.
La jeunesse se morcelle : les filles et les garçons se croisent dans la rue, au collège ou dans les missions
locales, sans réelle communication. Des a priori tenaces cassent les solidarités. De plus en plus de parents
cherchent à sortir leurs enfants des collèges de banlieue pour les « mettre à l’abri ». A l’école, on évoque
sans y croire « l’égalité des chances » tout en organisant la course d’obstacles dès l’âge de 6 ans. Ceux qui
tombent et deviennent des perdants se réfugient dans des attitudes de repli, ou de violence et stigmatisent les
« bouffons » - et surtout les « bouffonnes » - qui s’accrochent aux promesses d’un ascenseur social illusoire.
Si « les banlieues flambent », si la misère sociale et le « no futur » sont aussi prégnants, c’est entre autres
causes parce que l’éducation nationale n’est plus capable d’aider les jeunes des milieux populaires à
s’exprimer, à porter collectivement des demandes, à construire des lieux et des organisations qui entraînent
un vrai changement. D’autre part, l’éducation populaire traverse depuis plusieurs années une crise majeure et
n’arrive plus à faire face à sa mission d’émancipation et de transformation sociale.
Pourtant sur le terrain, et au sein de chaque organisation, des hommes et des femmes agissent pour trouver et
montrer la voie vers de vraies alternatives : il y a des écoles qui montrent qu’une autre éducation est possible,
où l’on pratique la coopération, l’entraide, la valorisation de toutes les formes d’intelligence,
l’accompagnement quotidien et exigeant du besoin d’apprendre des enfants. Où l’on prépare, dès la petite
enfance, à l’exercice de la citoyenneté. Il y a des associations, des centres de loisirs, des initiatives, des lieux
éphémères ou durables, où les jeunes apprennent le respect, l’écoute, l’ouverture sur le monde, où ils peuvent
agir par eux-mêmes, développer leur autonomie, ils deviennent exigeants avec eux-mêmes et avec les autres,
confiants dans leurs capacités et dans la force de la coopération.
Ces lieux sont de plus en plus rares. Fragilisés souvent par des difficultés matérielles innombrables. Décriés.
Ils vont à contre courant, mais ils portent le seul espoir de gagner la course de vitesse aujourd’hui engagée à
l’échelle de notre pays.
Les évènements dramatiques auxquels nous assistons nous renforcent dans notre conviction qu’il y a urgence
à tenir bon et à construire collectivement des alternatives porteuses d’éducation citoyenne, compréhensives
et mobilisatrices. Nous appelons tous les enseignants conscients de leur fonction éducative, tous les militants
104
de l’éducation populaire, les parents, les responsables associatifs, tous ceux qui aujourd’hui sont interpellés
par l’automutilation des jeunes des banlieues, à se mobiliser pour affirmer leur attachement à un monde de
coopération, de justice et de paix, et mettre en œuvre des propositions et des actions communes porteuses
d’humanité pour nos enfants.
Pour en discuter, une réunion publique aura lieu le :
*vendredi 18 novembre (au 4 place de Valois, 75 001 PARIS, à 18h) *
afin de débattre des perspectives de l’éducation populaire, l’occasion de définir une stratégie d’action
unitaire.
*Nous vous invitons à nous rejoindre ou à faire part de vos réactions et propositions par mail sur
[email protected]
Conseil exécutif de RECit le 10 novembre 2005
www.recit.net
105
Communiqué
Mouvement pour une citoyenneté active, 10 novembre 2005
Comme beaucoup d’observateurs, l’explosion de violence à laquelle nous assistons ne nous étonne guère.
Notre association, le Mouvement pour une citoyenneté active, dont l’objet est d’œuvrer pour que les Français
d’origine étrangère puissent s’inscrire en toute légitimité dans la représentation politique de notre pays et de
l’Europe, n’a jamais cessé de dénoncer le déni démocratique qui frappe ces populations. Il constitue l’une
des raisons principales de ces explosions de violence. L’Etat a beau produire des lois, assorties de sanctions
plus ou moins sévères pour lutter contre les discriminations, c’est contre ses représentants que certaines
catégories de populations se sont soulevées, car il est perçu comme le premier agent discriminant. Rêves de
France à Marseille, Les municipales de 2001, de Jean-Louis Comolli et Michel Samson fut l’un des tout
premiers films à montrer de manière édifiante certains aspects de ces questions. Elles ont été maintes fois
débattues par le Mouvement pour une citoyenneté active*. Pourtant, à l’instar de quelques organisations
collectives, les analyses et les réponses proposées, qui tranchent avec un certain activisme, dont
s’accommodent les partis et le système politiques, n’ont pas, à ce jour, été prises en compte par les
gouvernements successifs. Il n’est donc pas étonnant que la non-reconnaissance de pans entiers de la
population et le malaise, qui en résulte, aient aussi comme effet ces regrettables violences.
L’absence de ces Français à des postes de responsabilité publique et les tractations, les concernant, qui
président à la constitution des listes électorales pour toutes les élections depuis 1989 confirment cette
analyse. Et comble de l’incohérence politique, lorsqu’une personnalité, issue de ces populations, occupe les
fonctions de ministre, délégué à la Promotion de l’égalité des chances de surcroît, il n’est doté ni de
ministère de plein exercice ni de moyens budgétaires. Pourtant après la consécration du principe de parité
entre hommes et femmes dans les mandats publics, la condition politique des Français d’origine étrangère
aurait dû être sérieusement et durablement traitée. Or rien n’y a fait, les assemblées élues, les fonctions de
responsabilité au sein des institutions publiques et des appareils politiques, l’espace public, en général, leur
sont toujours fermés.
C’est cette anomalie - et tout ce qu’elle véhicule de symbolique -, qui est vécue comme une injustice
insupportable condamnant ces populations à la condition de sous citoyens. Les prises de position du
personnel politique en général - à quelques rares exceptions - et les dispositions édictées par le gouvernement
pour le traitement de cette crise, dont les plus inacceptables sont le couvre-feu et l’expulsion d’immigrés
auteurs de ces violences, ne feront ni reculer ce sentiment, ni rétablir ces populations dans leur dignité. En
conséquence, sans des politiques de fond en matière d’emploi, de logement et d’éducation, accompagnées
d’une réelle implication de ces populations dans les décisions les concernant, les esprits ne seront pas apaisés
et l’on pourrait s’attendre à de nouvelles manifestations de mécontentement. Bref, assurer progressivement la
participation des Français d’origine étrangère au processus de décision publique, processus duquel ils sont
aujourd’hui exclus, constitue la seule voie ayant un sens et une portée politiques.
Le Mouvement pour une citoyenneté active, le 10 novembre 2005.
Contact : Adda BEKKOUCHE, président.
Tél. : 06 88 01 54 82. Mél : [email protected]
* La sous-représentation des Français d’origine étrangère. Crise du système représentatif ou discrimination
politique, colloque organisé par le Mouvement pour une citoyenneté active. L’Harmattan, Paris 2005, 156
pages.
106
Non au couvre-feu colonial !
La révolte n’est pas un crime !
Les véritables incendiaires sont au pouvoir !
Communiqué des Indigènes de la République
9 novembre 2005
Brutalité permanente de la police, mépris de la douleur des gens après la mort de deux adolescents, gazage
d’une mosquée, propos irresponsables des autorités de l’État, les provocations d’un pouvoir exclusivement
préoccupé par les calculs politiciens et les échéances électorales ont mis le feu aux poudres, et servi de
détonateurs à la révolte longuement rentrée de la jeunesse indigène ou indigénisée des quartiers populaires.
On parle désormais d’envoyer la troupe pour mater cette révolte. On ne l’envisage, dans une logique de
guerre civile, que pour parler de sa répression.
Victimes de toutes les discriminations, de toutes les humiliations, objets permanents du mépris social, de la
brutalité policière, des contrôles au faciès, du racisme, privés d’avenir, précarisés, déclassés, rejetés, orientés
par le système scolaire dans les voies de garage, interdits de se rassembler, toujours soupçonnés de tous les
maux, privés de leur droit au respect et à la dignité, les jeunes des quartiers expriment leur révolte de manière
spectaculaire et disent : « Nous n’avons pas d’autre moyen de nous faire entendre ! ». Face à une violence
sociale et institutionnelle insupportable, leur révolte est plus que légitime : elle est salutaire. Elle constitue
une réaction politique. En l’assimilant à la délinquance, en y opposant la répression brutale, en ajoutant le
mépris à la provocation, le pouvoir souffle sur l’incendie qu’il a lui-même allumé.
Cette révolte confirme l’analyse que le Mouvement des Indigènes de la République a proposée depuis le
lancement de son Appel en janvier 2005. La riposte des institutions de l’État est l’illustration de la gestion
coloniale des populations issues de l’immigration, quel que soit le régime en place, de droite comme de
gauche. Dominique de Villepin en est la dernière incarnation. L’actuel Premier Ministre a décrété l’état
d’urgence et la possibilité pour les Préfets d’instaurer un couvre feu dans les quartiers populaires en
s’appuyant sur une loi coloniale adoptée en 1955 pour réprimer le mouvement national algérien. C’est cette
même loi qui a servi à mater dans le sang les manifestants algériens du 17 Octobre 1961 et qui a été mise en
œuvre en Kanaky en 1984 sous le gouvernement socialiste de Laurent Fabius. La continuité des pratiques
n’est donc plus à prouver. La matrice idéologique ayant permis ces crimes coloniaux animent toujours les
manières institutionnelles de voir, de penser, de ressentir et de traiter administrativement les populations
issues de la colonisation et assignées à résidence dans ces nouvelles zones d’indigénat que sont les quartiers
populaires.
Quand à la proposition du " droit à l'apprentissage à 14 ans", ce n'est ni plus ni moins qu'une remise en cause
de l'obligation de scolarisation jusqu'à 16 ans; c'est un des acquis que la droite voulait démanteler depuis
longtemps. Elle ose aujourd'hui le présenter comme une mesure "en faveur des déshérités" : c'est en réalité
l'annonce cynique que, ilotes aujourd'hui, les habitants des quartiers populaires seront ilotes demain, et dès
14 ans.
Les formes prises par cette révolte conduisent à des violences et à des dégâts dont sont également victimes
les populations déshéritées de ces quartiers. Nous tenons à affirmer notre plus entière solidarité à ces
populations, et à celles et ceux dont les biens ont été endommagés ou détruits. L’État, responsable de la
situation, doit sans délai les indemniser de la totalité du préjudice qu’elles subissent.
Ce qu’exige la jeunesse des cités, c’est d’être reconnue dans sa dignité, c’est de pouvoir vivre dans l’égalité
et le respect. Il s’agit d’une exigence politique et sociale élevée, juste dans son principe, et à laquelle il est
nécessaire de répondre politiquement.
Dès à présent, nous posons un certain nombre d’exigences
Bien évidemment, l’actuel ministre de l’intérieur doit être démis de ses fonctions s’il ne démissionne pas luimême ; il en va de même du premier ministre qui approuve et soutient publiquement la répression de masse
107
que son collègue organise. Mais nous ne nous faisons pas d’illusion sur les effets réels de ces démissions : si,
symboliquement, le départ de ces boute-feu s’impose, il ne constitue en aucun cas une solution, ni un objectif
de lutte prioritaire. Nous ne militons pas pour un clan contre un autre, nous ne nous faisons pas d’illusion sur
les objectifs réels des politiques, de droite ou de gauche, qui lorgnent sur le pouvoir et dont l’horizon est
borné par les élections à venir.
- Des centaines de jeunes ont été interpellés et arrêtés par les forces de police dans le cadre des évènements
en cours. Nous exigeons leur libération immédiate. Il convient de reconnaître aux faits qui leurs sont
reprochés leur caractère politique, et de leur refuser un traitement judiciaire, dont la logique est celle de la
provocation : les révoltés ne sont ni des « racailles » ni des « sauvageons ». Ils doivent être entendus pour ce
qu’ils sont, et pour cela l’amnistie pour les révoltés s’impose. Nous refusons qu’une justice plus ou moins
expéditive frappe arbitrairement certains, et que les autres demeurent sous le coup d’un risque d’arrestation
et de poursuites. À révolte politique, réponse politique.
- Des parties entières de la Seine-Saint Denis et d’autres zones urbaines font l’objet d’une véritable
occupation par des milliers de CRS ou autres gendarmes, dans une logique de guerre civile. *Nous exigeons
leur évacuation sans délai*. La présence de ces forces de répression – et à plus forte raison celle de forces
militaires – contribue, non pas à la « sécurité publique », mais à attiser la révolte des populations. Elle porte
atteinte à leur dignité et constitue comme une punition collective que nous refusons.
- Par centaines, des habitants des cités en révolte ont subi de gros dommages du fait des émeutes. Ces
victimes doivent être indemnisées immédiatement* ; l’intervention à cette fin des pouvoirs publics se justifie
parfaitement par la responsabilité entière de l’État dans la situation actuelle.
q Il est indispensable de faire la lumière complète et de dire la vérité sur les évènements qui ont déclenché la
révolte : sur la mort de Zyad Benna et Bouna Traoré et sur le gazage de la Mosquée de Clichy-sous-bois.
Une commission d’enquête indépendante, comportant des représentants des habitants et des acteurs de
terrain doit être formée et dotée de moyens réels, pour mettre en lumière les agissements de la police tout au
long du déroulement des évènements.
- L’instauration de *l’état d’urgence renforce* de manière scandaleuse l’isolement et l’enclavement
organisés des quartiers populaires. Il doit y être mis fin sans délai et la liberté de circulation des habitants des
quartiers doit être restaurée et garantie.
- Les dispositifs « sécuritaires » institués par les lois Perben, Sarkozy, Chevènement, Vaillant, doivent être
supprimés ; les textes qui les instituent doivent être retirés.
- Nous exigeons la mise en place d’une politique résolue de lutte contre les discriminations dans tous les
domaines et de mesures immédiates contre la précarité, le chômage et la ghettoïsation : la création d’emplois
stables et valorisants, tant publics que privés ; la garantie d’une égalité réelle en matière d’éducation et de
formation ; la mise en place de mesures d’amélioration des conditions de logement et du cadre de vie dans
les quartiers populaires , ce qui passe notamment par la garantie de transports en commun dignes de ce nom
et gratuits; le droit de vote et la *citoyenneté* de résidence pour les non-français et la régularisation de tous
les sans-papiers.
Nous invitons par ailleurs, partout où c’est possible, à l’organisation de débats et de réunions publiques, à la
prise des dispositions nécessaires à la convergence de l’action en vue de faire plier le gouvernement.
Contacts : Mouvement des Indigènes de la République
Tél. : 06-18-92-76-15 ; E-mail : [email protected] ; site Internet : www.indigenes.org
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La meute, l'émeute et l'impasse
Communiqué de DiverCité, Ici et Là-bas et le MIB
mercredi 9 novembre 2005
Depuis plus d'une semaine en France, voitures et écoles se consument, des pneus éclatent, des cocktails
Molotov explosent, des jeunes des classes populaires, issus ou non de l'immigration postcoloniale, ne
dissimulent plus leur envie d'en découdre avec la République française " une et indivisible ". Ils n'ont jamais
été les bienvenus, à moins de laisser derrière eux - après une heure de bus - leur culture, leur religion et leur
histoire. Après trois morts, dont deux suspectes, les familles restent dignes, les quartiers populaires sont
submergés par l'émotion, la colère, la rage et le deuil, comme ils ont trop souvent l'habitude. Toutes les nuits
sont hantées par le bruit, les odeurs, et la lumière jaune. C'est l'émeute : " un soulèvement populaire,
généralement spontané et non organisé, pouvant prendre la forme d'un simple rassemblement tumultueux
accompagné de cris et de bagarres ", nous dit le dictionnaire.
De l'autre côté de la fameuse " fracture sociale ", les forces de l'ordre, flashballs à la main, hurlent et insultent
les familles qui sont aux fenêtres ; humilient et interpellent à tout va mères, enfants et vieillards ; n'hésitent
pas à se servir de l'intimidation et de la peur collective pour faire tourner le rapport de force à leur avantage ;
ne reculent devant rien pour gazer à l'aveuglette, visant aussi bien les mosquées bondées que les centres
commerciaux. Des syndicats réclament l'intervention de l'armée voire, pour certains, l'application de la loi
martiale. Le ministre de l'Intérieur fait preuve de politesse racailleuse, et le gouvernement est frappé de
myopie politique, frappant du poing sur une table vide, où il a jusqu'ici toujours refusé de s'asseoir. La
meute.
La crise économique, sociale et politique de la société française est à son comble, et la violence prend de
l'ampleur dans bon nombre de quartiers populaires de France. Meute et émeute se font face. Mais qu'en saiton réellement ? Les faits semblent pourtant évidents. A la suite de la mort de deux d'entre eux, des " jeunes "
mettent à feu leurs propres quartiers. Dès lors, ils sont présentés comme une organisation criminelle
transfrontalière, accusés d'être manipulés par des réseaux islamistes, et soutenus par l'économie mafieuse de
la drogue. Au lieu de comprendre l'origine de l'émeute, la société française mène la politique de l'autruche,
en parlant de violences irrationnelles et haineuses, qu'il faut réprimer " dans la justice et la fermeté ". Les
forces de l'ordre - appellation en elle-même paradoxale - essayent de rétablir le calme, le silence, ou en
d'autres termes, l'ordre public. En face de cela, on nous présente le logique ras-le-bol des habitants " non
jeunes " et leur soi-disant soutien à l'action gouvernementale de rétablissement de la sécurité et de l'autorité.
Rien n'est plus trompeur.
Tout d'abord, il faut dire clairement que derrière l'immense majorité des actes de violence, il y a des causes
sociales et des responsables politiques, mais aussi, il faut l'admettre, des parcelles de légitimité. Même si
toute violence est condamnable, force est de constater que la violence qui nous préoccupe depuis dix nuits
n'est que le fruit de l'humiliation et de la relégation sociale qui règnent les 350 jours restants dans la même
zone, sans que personne ne s'en émeuve. Les violences sociales, subies dans le quotidien et dans la chair de
millions de citoyens, sont plus légitimes et respectables que les violences urbaines, qui violent la " sarkosainte " loi de la propriété privée. Cette violence-là sert habilement aujourd'hui de parangon à ceux qui ne
veulent pas voir la violence du système qui l'a engendré. Pire, elle allume des feux qui n'éclateront que plus
tard : à la différence des pinèdes provinciales, en banlieue, les contre-feux rallument toujours les foyers.
Faire mine de découvrir les problèmes, chanter la marseillaise pour exorciser le mal, c'est utiliser la
souffrance exprimée aujourd'hui pour camoufler sa responsabilité dans son émergence. Et même si cela n'est
pas dit explicitement, tout le monde le ressent. Un exemple ? Bien, personne ne s'interroge sur les raisons qui
peuvent pousser deux adolescents à fuir en courrant dès qu'ils entendent au loin les bruits des talkies-walkies
des policiers ? Qu'est-ce qui crée chez eux une peur instinctive, qui les poussent à escalader un mur de trois
mètres et se cacher dans un transformateur EDF, alors que de l'aveu même des services judiciaires ils ne sont
pas délinquants ? Nous y voyons pour notre part deux raisons principales. La première est que le bruit des
talkies-walkies résonne dans nos têtes avec l'arrivée de problèmes en cascade : interpellation musclée, clésde-bras douloureuses, insultes et brimades au su et au vu de tous, garde-à-vue où - l'histoire l'a amplement
démontré - règne l'impunité policière, et plausibles inculpations judiciaires pour outrages et rébellions. C'est
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tout cela qu'évoque le son de la sirène. C'est tout cela que l'on fuit lorsqu'on a quinze ans, vit en banlieue
populaire, et qu'on a rien à se reprocher.
La deuxième raison tient aux faits et aux circonstances mêmes de l'incident de Clichy-sous-Bois.
Etrangement, il n'a pas été révélé que l'un des trois adolescents électrocutés, pourtant mineur et scolarisé, ne
disposait pas de papiers. Conséquence directe du durcissement de l'obsessionnelle lutte contre l'immigration
illégale, dont le ministre de l'intérieur a été le principal initiateur, ce jeune a fui parce qu'il était sans-papiers.
Il a fui parce que la nouvelle loi, promulguée pour mieux assimiler l'étranger à la délinquance, a fait de lui un
fuyard. Il a fui pour se sauver, et quelque part, c'est la loi qui a causé sa fuite et donc sa mort. Monsieur
Sarkozy, nous comprenons mieux pourquoi ses parents n'ont pas voulu vous rencontrer.
Toutes ces morts viendront augmenter le deuil dans la mémoire des personnes issues de l'immigration
postcoloniale. Mais au-delà de cet horizon, elles nous invitent à d'autres réflexions et d'autres propositions
pour sortir de l'impasse qu'affectionnent tant, sans jamais se l'avouer, la meute et l'émeute.
Excusez-vous pour toutes les insultes stigmatisant les habitants des quartiers. Excusez-vous pour avoir
causer la mort, de manière volontaire ou non (l'enquête nous le dira), de deux jeunes adolescents, coupables
de vivre à Clichy et d'être héritiers de l'immigration postcoloniale.
Excusez-vous pour la profanation de la mosquée de Clichy. Imaginez-vous la réaction de l' " opinion
publique " si le lieu de culte attaquée avait été une église ou une synagogue ? Tout ce que la France compte
de bonne conscience humaniste aurait dénoncé, avec raison, la violation des libertés individuelles. Mais
attaquez une mosquée est dans l'air du temps, le " choc des civilisations " a fait du chemin, et ni le premier
ministre, ni le ministre de l'Intérieur, ni aucun membre du gouvernement n'a daigné se déplacer pour montrer
qu'il n'existe pas, en France, deux poids deux mesures en matières de droits et de libertés.
Mettez fin à la précarisation croissante des habitants des quartiers populaires. Si les notions de flexibilité,
d'adaptation, de mixité sociale, d'intégration républicaine, de discrimination positive, etc. sont les maîtres
mots de la classe patronale et de ses alliés à l'Assemblée nationale, elles signifient tout autre chose pour ceux
qui ont subi vingt ans de politique néolibérale : ségrégation économique et spatiale, logement insalubre,
inégalité des chances à l'école, panne de l'ascenseur social, tyrannie des contrats à durée déterminé sans
perspective d'avenir, impossibilité de fonder une famille et de vivre dignement, tête coincée en dessous du
seuil de pauvreté, séjours répétés au cachot, etc.
Stoppez la logique sécuritaire de la tolérance zéro, le racisme anti-immigré et la culture du chiffre de la
police, qui sont à l'origine de la tension et des provocations dans les banlieues populaires.
Respectez les en tant qu'être humain, arrêtez de les insulter en les qualifiant de " sauvageons ", de " racailles
" à nettoyer au " kärcher ". Ce langage infamant, s'il était prononcé par le borgne du Front National, serait
dénoncé pour appel au meurtre et au " nettoyage ethnique ". Mais quand il sort de la bouche du ministre de
l'Intérieur, l'infamie devient une ouvre de salubrité publique et devient un racisme respectable relayé par tous
les médias bien-pensants.
Cessez d'instrumentaliser l'islam et les musulmans, cessez de danser hypocritement avec celui que vous
appelez le " diable vert " une fois le bal terminé. Arrêtez de remercier en secret les " grands frères " parce
qu'ils oeuvrent pacifiquement pour la fin des violences, tout en mettant en garde l'opinion publique contre
l'omniprésence de l'islamisme dans les banlieues. Ainsi le maire d'une commune de l'agglomération
lyonnaise qui, avant de s'en prendre publiquement à un imam de quartier sous le coup d'une inculpation
judiciaire et de se faire le défenseur d'une conception de la laïcité tronquée, prenait
amicalement le train avec lui deux semaines auparavant.
Rendez-leur leur dignité historique. Il est indispensable d'effectuer un retour critique sur le passé colonial en
abrogeant la loi négationniste du 23 février 2005 portant sur " l'ouvre positive du fait colonial " et de
réhabiliter l'histoire de l'immigration. Si nous ne sommes pas dans une situation strictement coloniale, les
logiques de gestion et d'encadrement des populations issues de l'immigration postcoloniale persistent encore
aujourd'hui dans les institutions. Abolissons-les.
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Nous ne pouvons que voir une continuité évidente avec la manière dont l'Etat appréhende aujourd'hui les
émeutiers et leurs motivations, et celle dont hier il comprenait les insurgés algériens. Le recours rarissime à
la loi de 1955, celle qui justifia la sanglante intervention policière du 17 octobre 1961, permet rien moins que
cela d'instaurer l'état d'urgence sur le territoire national. Ceci trahit inévitablement l'illogisme politicien dans
lequel s'est enfermé le gouvernement : l'Etat ne sait ni ne veut avoir le courage de répondre politiquement à
l'explosion des violences émeutières, aussi a-t-il recours à une des lois les plus liberticides de la législation.
Sacrifiant les libertés sur l'autel de la sécurité, l'Etat sécuritaire s'exprime avec toute sa force. Qu'on se le
dise, seront désormais justifiées par la loi : les mesures locales de couvre-feu pour tous (et pas seulement les
mineurs), les interdictions de circulation en voiture, les interdictions de réunions, les fermetures de salles
pouvant accueillir telles réunions, les assignations à résidence, les interdictions de séjour, les mesures de
contrôles de la presse et des télécommunications, les perquisitions de jour comme de nuit, le remplacement
de la justice civile par la justice militaire (un simple décret suffira pour cela)... On ne pouvait pas faire plus
clair en matière de punition collective : tous les habitants des quartiers, déjà victimes premières de ces
événements (soit parce que leurs proches en sont les acteurs ou soit parce que ce sont leurs biens qui en sont
les objets) sont désormais privés de quasiment toutes leurs libertés individuelles. Un contrôle d'identité
deviendra une rafle, une interdiction de séjour, un bannissement. Pis, ces nouvelles prérogatives marqueront
pour longtemps, même après leur cessation, les pratiques policières dans les quartiers. En d'autres termes, le
système d'inspiration coloniale s'auto régénère. La meute se reproduit.
Ne confondez plus paix et pacification. Il faut des armes et des hommes en nombre suffisant pour maintenir
un état de pacification, mais la justice est la condition de la paix sociale : sans justice, pas de paix.
Paradoxalement, c'est cette paix que les incendiaires vous demandent d'avoir le courage de rechercher dans le
langage que vous comprenez le mieux. Pour y parvenir, une seule solution immédiate : l'abandon de toutes
les poursuites judiciaires à l'encontre des manifestants et la dispense de peine pour ceux déjà condamnés. Car
il n'y aura que cette issue pour sortir de l'impasse, cette seule issue pour envisager des solutions à plus long
terme, cette seule issue pour envoyer à bon port le message que tous les protagonistes responsables du feu
sont désormais en mesure de l'éteindre. Cette idée, dont nous savons d'avance qu'elle nous rapportera son lot
de popularité chez les populistes, n'est pas neuve, et elle n'est pas de nous. Victor Hugo en a été son plus
éloquent défenseur : " Les guerres civiles s'ouvrent par toutes les portes et se ferment par une seule, la
clémence. La plus efficace des répressions, c'est l'amnistie. "
Les récents événements montre au moins une chose : une certaine police en banlieue n'est plus sous contrôle
républicain. Au lieu de protéger les citoyens, elle installe la peur et peut provoquer la mort par ses
provocations. Or lorsqu'une institution de la République viole ses propres principes, le devoir de tout citoyen
est de prendre son destin en main. Si la police est incontrôlable, surveillons la police ! Organisons des
comités de surveillance, dans chaque quartier, uniquement armé d'un code pénal, d'un calepin ou d'une
caméra, pour prouver à la société française que les " racailles " savent se rassembler, réfléchir, s'organiser, et
ainsi démontrer que le doigt accusateur ne doit pas être pointé sur eux, mais sur les dysfonctionnements de la
société française. Une émeute sans débouché politique raffermit les gouvernements qui la méprise.
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« Crevez en Paix mes frères,
mais crevez en silence,
qu’on ne perçoive que l’écho lointain de vos souffrances ... »
Communiqué du Mouvement de l’Immigration et des Banlieues, 9 novembre 2005
Ceux qui ne comprennent pas aujourd’hui les causes des émeutes sont amnésiques, aveugles ou les deux.
En effet cela fait 30 ans que les banlieues réclament justice.
25 années que des révoltes, des émeutes, des manifestations, des Marches, des réunions publiques, des
cris de colère avec des revendications précises ont été formulés.
15 ans déjà que le Ministère de la Ville a été créé pour répondre à l’exclusion et à la misère sociale des
quartiers dits défavorisés. Les Ministres passent avec leurs lots de promesses : Plan Marshall, Zones
franches, DSQ, ZEP, ZUP, Emploi-Jeunes, Cohésion Sociale, etc.... La banlieue sert de défouloir pour des
ministres, élus et médias en mal de petites phrases assassines sur les « zones de non-droit », « les parents
irresponsables », la mafiatisation et autres « dérives islamistes ».
Les habitant(e)s des quartiers et notamment les jeunes sont stigmatisés et désignés comme responsables de
toutes les dérives de notre société. Ca ne coûte pas cher de donner des leçons de civisme et de montrer du
doigt les « racailles » ou les « sauvageons » en les jetant à la vindicte populaire. Et ça peut rapporter gros.
Les banlieues deviennent une problématique à part, dont on confie la gestion à la police et à la justice.
Aujourd’hui, on nous présente ces « jeunes de banlieues » (sous-entendu ces noirs et ces arabes) qui brûlent
comme des étrangers venus foutre le bordel en France.
Pourtant des Minguettes (1981) à Vaulx-en-Velin (1990), de Mantes-la-Jolie (1991) à Sartrouville
(1991), de Dammarie-les-Lys (1997) à Toulouse (1998), de Lille (2000) à Clichy, le message est clair :
Assez des crimes policiers impunis, assez des contrôles au faciès, assez des écoles poubelles, assez de
chômage programmé, assez de logements insalubres, assez des prisons, assez de hagra et
d’humiliations ! Assez aussi des justices parallèles qui protègent les hommes politiques corrompus et
qui condamnent systématiquement les plus faibles.
Ces cris là ont été ignorés ou étouffés.
Comme sont toujours étouffées les souffrances silencieuses des millions de familles, d’hommes et de
femmes, qui subissent au quotidien des violences sociales bien plus dévastatrices qu’une voiture qui brûle.
A travers le couvre-feu, le gouvernement y répond par la punition collective et une loi d’exception qui donne
les pleins pouvoirs à la police. On met le couvercle sur la marmite et cela marquera pendant longtemps les
mémoires de nos les quartiers.
Il n’y aura jamais de paix dans nos quartiers tant qu’il n’y aura pas de justice et de réelle égalité.
Aucune pacification ni aucun couvre-feu ne nous empêcheront de continuer à nous battre pour cela,
même lorsque les caméras auront détourné les yeux…
PAS DE JUSTICE, PAS DE PAIX !
le MIB – 09/11/2005 -Mouvement de l'Immigration et des Banlieues (M.I.B)
http://mib.ouvaton.org <http://mib.ouvaton.org/> - tel : 01 40 36 24 66
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Une autre lecture des évènements
APEIS (Association pour l’emploi et l’insertion sociale), 9 novembre 2005
Source : http://www.apeis.org/
Le slogan « Qui sème la misère récolte la colère » est bel et bien d’actualité suite aux déclarations
incendiaires de Sarkozy ; suite à la mort de Zyad Benna et Bouna Traoré dans des circonstances douteuses ;
suite au déploiement inconsidéré de forces de l’ordre en tenue de combat pour quadriller les quartiers
populaires et en faire de fait des ghettos ; suite, aussi et surtout, au fait qu’il y a 21% de chômage chez les
jeunes des quartiers populaires, chiffre qui atteint 43% quand ces mêmes jeunes sont issus de l’immigration.
On sait bien qu’en-dehors des coups nous n’avons rien à attendre de la droite, de "ceux d’en face", mais tout
au long des réactions dont nous abreuvent les hommes de gauche ayant volonté d’encadrer cette misère, les
citoyens redresseurs de torts se voulant compréhensifs, tout au long de leurs appels à la paix sociale, avezvous remarqué que la troisième personne (« ils », « eux ») est la seule utilisée pour causer d’une colère qui
pourtant nous concerne tous ? Une colère que nous partageons en fait dans notre grande majorité, nous les
bannis des feux de la rampe, les exploités, les abandonnés.
Le pétage de plomb n’est pas « jeune », il est généralisé, bien au-delà de ses conséquences visibles en
couleur au journal de 20h, sauf qu’une dépression ou un suicide sont moins spectaculaires qu’un bel
incendie.
Quand t’en peux plus, t’exploses... quitte à éclabousser le voisin, car le temps de la réflexion et de l’analyse
est aussi un luxe. Alors on peut en écrire des pages, dire "qu’ils" (ces autres, ces étrangers à nos brillantes
analyses autoproclamées) auraient dû faire ci et pas ça, dire ceci au lieu d’attaquer cela, mais jusqu’à quand
va-t-on ignorer notre propre douleur, notre propre envie d’en finir avec une vie de survie ? Et surtout
s’apercevoir que "leur" révolte est NÔTRE, car eux c’est nous, nos enfants, nos frères, cousins, voisins.
La pensée de classe semble avoir bel et bien disparu du panorama des réflexions d’une gauche qui est moins
de masse que de plus en plus « à la masse »... En échange on y retrouve la peur du « gueux », du « voyou »,
de la « racaille », de la « canaille », du « lumpen », la trouille de ce « prolétariat en haillons » qui grouille
sous les pieds de l’honnête salarié, prêt à lui saisir la cheville, lui casser sa bagnole et l’entraîner vers les
affres du chômage et de la précarité à tout crin. Ouh le méchant gueux qui ne fait que le jeu du FN, qui tape à
côté et préfère crâmer les miettes puisqu’il ne peut avoir le gâteau...
Crétin de gueux, tu crois qu’au Sahel ils seraient pas contents de les avoir les belles miettes de droits que tu
as ?!
Ingrat de gueux, tu ne sais pas qu’il y a toujours eu la petite bourgeoisie humaniste pour recadrer ta colère
comme en 1789 afin de la rendre productive et te donner de beaux droits ?
Sale petit con de gueux, tu ne sais pas que pendant que tu baves d’envie aux vitrines de l’illusion capitaliste,
la vrai avant-garde éclairée n’a que faire de basses volontés de possession matérialiste et préfère lire des
livres qui causent de toi, pauvre gueux voyoutocrate transformé en glorieux prolétariat idéalisé ?
Aujourd’hui tu crâmes l’institution qui te tend la main, mais c’est pas parce que tu n’as pas de foie gras qu’il
faut brûler les toasts !!!
Salaud de pauvre, jamais content !
Ah, ce qui embête les politiques et les fabricants de boucs-émissaires, c’est peut-être qu’ils ne savent pas par
quel bout récupérer la colère populaire !
"On dit d’un fleuve emportant tout qu’il est violent mais on ne dit jamais rien de la violence des rives qui
l’enserrent"
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Serait-ce trop demander à la gauche que de réveiller sa propre révolte de son sommeil plein de compromis
confortables et d’exprimer sa fraternité aux insurgés en se rappelant cette phrase de Bertolt Brecht ?
APEIS
Explication Loi n°55-385 du 3 avril 1955 Loi instituant un état d'urgence et en déclarant l'application en
Algérie. http://www.apeis.org/article.php3?id_article=237
Le texte de la loi http://www.apeis.org/article.php3?id_article=238
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Pour passer des « émeutes » aux luttes :
réflexions et proposition d’action immédiate
Réseau Education Sans Frontière, Paris, le 9 novembre 2005
Plus ou moins effarouchés par les « événements » de ces jours dans les banlieues, nous sommes nombreux à
regretter qu’une part importante de notre jeunesse ne puisse manifester son désarroi et sa colère que par la
rage destructrice, souvent de son propre milieu de vie. Et l’on impute cet état de fait tantôt aux coupes claires
dans les subventions accordées aux associations oeuvrant dans les banlieues, tantôt à la présence insuffisante
des syndicats et des partis politiques dans les quartiers de relégation. Or, si les propositions de réorientation
des politiques urbaines, sociales et salariales surabondent en ce moment, peu d’idées sont avancées pour
offrir aux jeunes révoltés des quartiers ghettoïsés les nécessaires points de passage vers les structures à même
d’organiser dans la durée, et de façon non violente, la résistance à l’ordre néolibéral, et la désobéissance
civile face aux politiques sécuritaires. Bref, beaucoup d’entre nous ne voient pas comment aider cette
jeunesse à passer de l’ « émeute » à la lutte.
Il existe pourtant une lutte qui, plus que toutes les autres, est susceptible de rencontrer la sympathie et
l’investissement de beaucoup de ces adolescents et jeunes adultes en colère : celle qui vise à la régularisation
des enfants scolarisés sans papiers, et des parents sans papiers de jeunes vivant en France. C’est notamment
le travail du Réseau Education Sans Frontières.
Nous, militantes et militants de toutes les organisations qui luttent contre l’ordre chiraco-sarkozyen par les
moyens institutionnels ou la désobéissance civile, avons aujourd’hui une chance à ne pas manquer : pour que
les milieux militants rencontrent cette jeunesse tantôt désespérée, tantôt révoltée, et pour construire une
mobilisation durable dans les quartiers. Nous pouvons sans doute (et si ce n’est pas nous, alors qui ? et si ce
n’est pas maintenant, alors quand ?) aider ces jeunes à passer progressivement vers une logique de lutte,
seule propre à une mise en mots de la fureur, et à la désignation pour celle-ci d’objectifs légitimes et
réalistes.
Il est donc hautement souhaitable que nous allions partout où ont lieu les comparutions immédiates des
prétendus « émeutiers », et où se trouvent aussi leurs soutiens, familles et copains, afin d’attirer leur attention
sur le sort des élèves et des parents sans papiers, à leur présenter les organisations luttant pour leur
régularisation. La fureur de cette jeunesse est largement liée, chacun le sait, à la perversion de la procédure
du contrôle d’identité, qui a été instrumentalisée pour conduire la traque des sans papiers à des fins
électoralistes. Procédure qui est donc devenue le vecteur de brimades policières continuelles auprès des
jeunes, notamment issus de l’immigration. Le lien entre cette lutte et la colère de la jeunesse des quartiers
pauvres est par conséquent tout à fait évident et direct. Les élèves sans papiers, ce sont eux, ou ce sont leurs
copains dans les classes et les cités. Misère des sans-papiers et révolte des banlieues sont deux des
principaux produits dérivés de la même cause : l’appropriation à des fins privées (les ambitions politiciennes
des divers présidentiables passés par le Ministère de l’Intérieur ces dernières années) de l’appareil policier de
notre pays.
Notre devoir est vraisemblablement d’offrir à la révolte les moyens de ne pas se briser sur le mur répressif,
d’aider la colère à trouver les voies de son efficacité sur le long terme. Il faut aller, aux portes des tribunaux,
proposer à ces jeunes ce que nous croyons être les moyens d’une prolongation et d’une propagation de leur
dissidence. Ils en feront ce qu’ils voudront : mais qu’au moins ils en connaissent l’existence.
AUJOURD’HUI, DEMAIN, APRES-DEMAIN : A BOBIGNY ET AILLEURS, TRACTAGES DEVANT
LES TRIBUNAUX DE GRANDE INSTANCE. APPEL AUX COLLECTIFS POUR LA
REGULARISATION DES SANS-PAPIERS : SOYONS NOMBREUX. LES PRETENDUS EMEUTIERS
ONT BESOIN DE NOTRE SOUTIEN
RESF : Réseau Education Sans Frontières Adresse postale : c/o EDMP 8 Impasse Crozatier 75012 Paris [email protected] / www.educationsansfrontieres.org
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Non à l’état d’exception
Communiqué commun, Paris, le 8 novembre 2005
Confronté à une révolte née de l’accumulation des inégalités et des discriminations dans les banlieues et les
quartiers pauvres, le gouvernement vient de franchir une nouvelle étape, d’une extrême gravité, dans
l’escalade sécuritaire. Même en mai 1968, alors que la situation était bien plus dramatique, aucune loi
d’exception n’avait été utilisée par les pouvoirs publics. La proclamation de l’état d’urgence répond à une
révolte dont les causes sont profondes et bien connues sur le seul terrain de la répression.
Au-delà du message symbolique désastreux que nourrira la référence à la guerre d’Algérie, il ne s’agit pas
seulement de « couvre-feu », ce qui est déjà de l’ordre d’une logique de guerre. En fait le gouvernement a
sciemment menti. La loi du 3 avril 1955 autorise des interdictions de séjour pour « toute personne cherchant
à entraver, de quelque manière que ce soit, l’action des pouvoirs publics », des assignations à résidence pour
« toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics », la fermeture des
« lieux de réunion de toute nature » et l’interdiction des « réunions de nature à provoquer ou à entretenir le
désordre ». Le gouvernement a même prévu des perquisitions de nuit. Il peut, en outre, faire « prendre toutes
mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature », et donner compétence aux
juridictions militaires en concurrence avec les juges ordinaires.
Stopper les violences et rétablir les solidarités dans les banlieues est une nécessité. Cela implique-t-il de les
soumettre à une législation d’exception héritée de la période coloniale ? On sait où mène le cycle bien connu
qui enchaîne provocations et répression, et quels résultats il permet d’obtenir. Les banlieues n’ont pas besoin
d’état d’exception : elles ont besoin, désespérément, de justice, de respect et d’égalité.
Premiers signataires : Alternative Citoyenne, ATMF, CEDETIM, Comité des sans-logis, CRLDHT,
Fédération syndicale unitaire, Ligue communiste révolutionnaire, Ligue des droits de l’Homme, MRAP,
Parti communiste français, Syndicat des avocats de France, Syndicat de la magistrature, Union syndicale
Solidaires, Les Verts
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« Nous sommes tous de la racaille »
Communiqué de la Confédération nationale du travail, 8 novembre 2005
Union Régionale des Syndicats de la Région Parisienne
33, rue des Vignoles 75020 PARIS
08 73 06 46 54
Face à la violence d’un Etat qui contre la misère ne nous envoie qu’une armée de flics ;
Face à un Etat qui depuis trois décennies nous promet un plan Marshall, pour les zones de pauvreté
commodément appelées banlieues ;
Face à la violence d’un Etat n’obéissant qu’aux seuls desiderata du MEDEF, avide de rogner un peu plus
chaque jour, nos derniers acquis sociaux ;
Face à un Etat seul responsable des tensions via son ministre de l’Intérieur qui a géré les conflits des postes
et de la SNCM par son GIGN qui ne cesse de rafler des milliers de sans-papiers ;
Le « sursaut républicain » du gouvernement est un coup de force aux accents militaires aux relents de guerre
d’Algérie, contre nous, travailleurs, précaires, chômeurs et « jeunes » .
La CNT dénonce le décret d’application du couvre-feu ne répondant nullement, une nouvelle fois, aux
demandes de justice sociale de la population.
Avec les exploiteurs jamais !
Avec les exploités toujours !
Le Bureau Régional, 8 novembre 2005
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Les quartiers populaires subissent au quotidien la violence du libéralisme
Le bureau d’Attac, 8 novembre 2005
Chômage de masse, logement social en désuétude, logements insalubres, absence de moyens pour
l’éducation nationale, régression des services publics, insuffisance des transports en commun, pauvreté,
exclusion sociale et ségrégation asphyxient les habitants des quartiers populaires. Malgré les efforts et les
actions menées par des élus locaux et les associations qui s’époumonent à lancer des cris d’alarme sur la
situation de ces quartiers, les inégalités ne font que s’accroître et la misère économique sociale et culturelle
s’est peu à peu enracinée dans les cités. Cette situation est le produit direct des politiques néolibérales
menées depuis près de 30 ans.
Les dispositifs de politique de la ville prétendaient réparer les dégâts les plus criants de l’abandon par l’Etat
de son rôle régulateur et redistributeur des richesses. Malgré leur caractère pourtant insuffisant, les
gouvernements Raffarin-De Villepin n’ont cessé de rogner sur ces dispositifs, supprimant les subventions
aux associations, ce qui a entraîné la mort de nombre d’entre elles, liquidant les mesures de prévention au
bénéfice du répressif, gelant en 2005 plus de 350 millions d’Euros destinés aux banlieues, mettant fin aux
emplois jeunes sans solution alternative, diminuant de 10% ses apports pour le logement social. Mais cette
politique n’est pas une "erreur" tactique. Elle est l’expression, en France, des politiques libérales menées
aussi au plan européen et international. Se généralisent délocalisation des entreprises, dérégulation du droit
du travail, mise en concurrence accrue des travailleurs du sud et du nord, diminution des recettes de l’Etat
(toujours moins d’impôt pour les plus favorisés). Les plus précaires, les moins "adaptables au système" sont
touchés les premiers et le plus violemment. Ce sont eux qui peuplent les quartiers populaires des banlieues.
Parmi ceux-ci, les jeunes, français ou non, nés de parents immigrés, subissent de surcroît une exclusion et
des vexations liées à la couleur de leur peau, à l’origine de leur nom. Une génération entière est privée
d’espoir et de perspectives de vie, l’école n’étant même plus en mesure de remplir son rôle. Leur
désespérance s’exprime aujourd’hui de la manière la plus brutale, d’autant qu’elle a été exacerbée par les
propos d’un ministre de l’Intérieur répressif qui cherche à capter les voix de l’extrême droite pour les futures
élections présidentielles de 2007. La stratégie politicienne de Nicolas Sarkozy, qui consiste notamment à
jouer sur la peur, est celle d’un libéral convaincu.
Les quartiers populaires présentent aujourd’hui le visage d’un laboratoire du libéralisme sauvage que l’on
retrouve sur d’autres territoires de la planète.
Alors que les profits boursiers et la spéculation financière ne cessent d’augmenter, que les paradis fiscaux
prospèrent, la pauvreté s’installe dans les pays les plus riches et ce de façon organisée et délibérée. Les
discussions de l’OMC prévoient, lors du sommet de Hong Kong qui se tiendra en décembre 2005, de
continuer à organiser et amplifier les bénéfices des multinationales. Au plan européen, la directive
Bolkestein, réactivée, sera à l’ordre du jour le 22 novembre.
C’est l’ensemble des citoyens, salariés ou chômeurs, français ou immigrés, qui doivent s’engager
massivement dans la déconstruction de l’idéologie néolibérale. Attac appelle les associations d’éducation
populaire, celles qui sont impliquées dans les quartiers, les banlieues et les zones rurales, tous les citoyens et
citoyennes, à participer à toutes les initiatives contre l’OMC, contre la directive Bolkestein, pour le
développement des services publics qui auront lieu en novembre et en décembre. Elle appelle ses adhérents,
les comités locaux, à poursuivre le travail engagé pour ouvrir les rangs de l’association aux catégories
populaires.
La révolte qui s’exprime aujourd’hui par la violence est un cri de désespoir d’une génération abandonnée.
Toutefois, les cibles de cette violence (écoles, gymnases, autobus, etc.) constituent des biens collectifs dont
les quartiers en souffrance ont impérieusement besoin, ou des biens appartenant aux habitants de ces
quartiers. Ces actions ne peuvent en aucun cas apporter de réponses en faveur de l’amélioration des
conditions de vie des habitants ni offrir de perspectives concrètes. Victimes de la violence du libéralisme, les
quartiers populaires souffrent aussi, depuis ces derniers jours, d’une violence menée par une partie de la
jeunesse, qui s’apparente parfois à des actes d’autodestruction. Cette double violence accroît le risque de
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développement des politiques sécuritaires et répressives, de division des habitants et de remontée des idées
portées par le Front National.
Les mesures annoncées le 7 novembre par le Premier ministre se situent quasi exclusivement dans cette
perspective. L’exhumation d’une loi d’exception, instaurant le couvre-feu, datant de la guerre d’Algérie, en
est le signe le plus fort. Elle risque d’aggraver les tensions et de raviver la mémoire la plus douloureuse de
parents et grands-parents. Attac dénonce la mise en oeuvre de cette loi liberticide qui permet des assignations
à résidence, la fermeture des lieux de réunions, leur interdiction, la censure de la presse et peut donner une
compétence civile aux autorités militaires. En aucune manière elle ne constitue une réponse responsable et
efficace à la situation actuelle.
Jeunes et habitants des quartiers, salariés ou chômeurs, retraités ou actifs : nous avons pour tâche d’organiser
ensemble nos ripostes et nos résistances face à l’adversaire commun qui pille nos richesses et défait les
solidarités. Il s’agit bien d’un combat politique dans lequel il appartient à chacun de prendre sa part et ses
responsabilités afin que les quartiers populaires ne soient livrés ni à la violence, ni à la répression, ni à la
misère, ni aux mouvements religieux. Attac exprime sa solidarité avec toutes celles et ceux - élus locaux,
militants associatifs, travailleurs sociaux, et simples citoyens - qui, par leur présence sur le terrain,
s’efforcent de nouer le dialogue, de prévenir des affrontements et des destructions supplémentaires.
La situation des quartiers populaires est l’affaire de tous, elle est une affaire de solidarité et de citoyenneté.
La résolution du problème passe évidemment par l’arrêt des discriminations et par l’accès à l’emploi. C’est
la priorité numéro un. Dans l’immédiat, l’accès au revenu est indispensable pour les jeunes qui ne perçoivent
ni les allocations chômage - car beaucoup n’ont jamais travaillé -, ni le RMI quand ils ont moins de 25 ans.
Seul un changement radical de politique pourrait répondre aux aspirations des catégories populaires et des
jeunes plongés dans le désarroi. Rien ne pourra être fondamentalement résolu sans remise en cause de la
dictature des marchés. Des alternatives économiques, des modes de développement solidaire et une
répartition équitable des richesses sont possibles. A nous tous de porter et de promouvoir ces alternatives.
Pour que l’espoir d’une transformation sociale radicale ouvre des perspectives de vie à chacun et à chacune.
Attac, 8 novembre 2005
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L’urgence c’est le social et la démocratie
CGT (Confédération générale du travail), 8 novembre 2005 - http://www.cgt.fr
Après avoir sous-estimé l’ampleur de la crise qui secoue notre pays depuis dix jours, le gouvernement a
décidé de prendre des mesures d’exception pour assurer le maintien de l’ordre dans un certain nombre de
départements. Cela est dangereux. Le gouvernement fait fausse route. Ce n’est jamais en restreignant les
libertés qu’on assure l’autorité publique. Il faut répondre, sans attendre, par le dialogue et la démocratie
aux urgences sociales dont celles prioritaires liées à l’emploi.
Les propos provocateurs du ministre de l’Intérieur, l’absence d’ouverture de perspectives et la réaffirmation
de la priorité à la répression attisent des violences qui se retournent contre les populations les plus modestes.
En toute occasion, la Cgt défend les citoyens menacés ou frappés par les violences d’où qu’elles viennent
mais se refuse à toute forme d’amalgame et de stigmatisation de telle ou telle catégorie de la population.
La Cgt met en garde contre les tentatives de récupération par l’extrême droite qui se développent sur fond de
crise. Il n’est en effet pas question de se tromper de diagnostic. Cette crise n’est ni celle de l’immigration, ni
celle de la jeunesse, ni celle des banlieues. Elle est avant tout une crise sociale, révélatrice des fractures qui
se sont creusées depuis vingt ans, suite aux politiques menées. Plus de 5 millions de personnes sont exclues
de l’accès à un véritable emploi alors que les profits s’accroissent et que les fortunes prospèrent. Ces familles
cumulent toutes les difficultés sociales (éducation, logement, santé... !). Les jeunes sont confinés dans la
précarité. L’absence de perspectives, les inégalités, les discriminations de toutes sortes minent l’expression
des solidarités.
Quand dans une démocratie, pouvoir et directions d’entreprise refusent de prendre en compte ce qui
s’exprime dans les manifestations et dans les grèves, lorsque les gouvernants refusent d’écouter et
d’interpréter comme il le faudrait des consultations politiques, cela nourrit fatalisme, désespérance et
violence.
D’autres choix économiques et sociaux sont nécessaires. Le communautarisme social, la constitution de
castes de privilégiés et de ghettos défavorisés ne sont pas plus acceptables que le communautarisme
religieux. Il s’agit aussi de changer de méthode. Le passage en force systématique doit laisser place au
dialogue social réel et à la négociation. L’intérêt général doit l’emporter sur les logiques de privatisation. Il
faut mettre en place les conditions d’une véritable démocratie sociale et politique qui permette à chacun
d’intervenir sur les choix qui le concernent.
Face à la crise sociale, l’exigence de négociations pour l’emploi, le pouvoir d’achat, la dignité, la lutte contre
les discriminations, doit s’exprimer plus fortement. La Cgt se prononce pour une action nationale,
interprofessionnelle et unitaire pour porter ces revendications. Elle s’adresse immédiatement à toutes les
composantes du mouvement syndical.
Déclaration de la Cgt
Nous rencontrer, nous contacter, nous rejoindre :
La Cgt - 263 rue de Paris - 93516 Montreuil cedex - tél. 01 48 18 80 00 - 8 novembre 2005
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Banlieues : une situation dramatique
UNSA Union Nationale des Syndicats Autonomes, 7 novembre 2005
07/11/2005 - Le Président de la République a rappelé hier, solennellement, la nécessité que règne, à nouveau,
l'ordre républicain et a donc indiqué qu'il fallait que cessent les violences.
L'intervention présidentielle, mais surtout la situation dans les banlieues, appelle de notre part plusieurs
remarques.
Depuis plusieurs années, l'UNSA, à son niveau, avec ses fédérations et syndicats a alerté les pouvoirs publics
sur les risques majeurs d'explosion sociale dans les banlieues. Malheureusement, nous y sommes.
Dans un pays qui compte maintenant près de 4 millions de demandeurs d'emplois (tous statuts confondus),
certains d'entre eux sont exclus parmi les exclus.
En effet, dans la périphérie des grandes villes, des milliers de femmes, d'hommes, jeunes et moins jeunes,
vivent depuis au moins trente ans dans des situations misérables. Dans ces zones déshéritées, les taux de
chômage avoisinent parfois les 30 %. Une discrimination féroce s'exerce de fait contre les plus jeunes en
matière d'emploi, de formation, de logement, de loisirs.
Bien sûr, pour l'UNSA, une telle situation ne justifie pas les actes de violence contre les forces de police, ni
les incendies de véhicules privés ou de transports publics, ou de bâtiments administratifs. L'ordre bien sûr
doit être rétabli, mais ces événements doivent être replacés dans leur contexte social si l'on veut comprendre
l'ampleur du malaise et apporter des solutions. C'est sur la misère sociale que se greffent ensuite toutes les
dérives qu'il faut combattre : le communautarisme agressif et la délinquance. A ce sujet, les déclarations du
ministre de l'Intérieur, après la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois, ont contribué à renforcer le
sentiment d'injustice et de sous-citoyenneté pour les jeunes des banlieues. On ne peut penser rétablir
durablement l'ordre républicain et la sécurité pour chaque citoyen que si des mesures sociales accompagnent
les mesures répressives appropriées.
Il faut saluer ici les déclarations de notre Fédération UNSA Police qui a su, dans un contexte très difficile,
bien situer le problème et a surtout rappelé à Monsieur de Villepin la grave erreur de Monsieur Raffarin
d'avoir supprimé la police de proximité.
L'UNSA Police, à juste titre, souhaite que l'on rétablisse la police de proximité et que l'on cesse les seules
interventions coups de poings qui exposent les policiers et attisent les tensions.
L'UNSA Éducation rappelle aussi qu'elle a alerté les gouvernements successifs sur la nécessité de faire
évoluer les ZEP (Zone d'éducation prioritaire).
Le syndicat des Enseignants UNSA souhaite, depuis plusieurs années, que tous les acteurs de la politique de
la ville travaillent ensemble afin de sortir de l'engrenage des cités deshéritées qui fabriquent des
établissements scolaires « ghettos ».
Les enseignants de l'UNSA, confrontés à ces problèmes au quotidien, demandent que la carte scolaire
existante soit modifiée de manière à retrouver la mixité sociale. Dans l'immédiat, le syndicat des Enseignants
exige des moyens supplémentaires pour se concentrer sur des zones particulièrement difficiles.
La réponse gouvernementale s'est résumée à supprimer des postes d'enseignants et à faire disparaître les
emplois jeunes, dont certains d'entre eux étaient occupés par des jeunes de cités.
L'UNSA a rappelé, au moment des manifestations de début septembre concernant le logement (suite aux
incendies dans des immeubles parisiens particulièrement vétustes), que la loi SRU n'était pas appliquée et
qu'à l'opposé, certaines communes s'émancipaient de cette loi (qui oblige à construire des logements sociaux)
moyennant finances pour ne pas héberger sur leur territoire des « populations à risques ».
121
Enfin, le syndicat UNSA de la Protection judiciaire de la jeunesse, dont la profession est en première ligne
pour aider les jeunes en difficulté, souligne que, par souci d'économie, le gouvernement ferme des foyers
éducatifs qui ont pour mission de réinsérer les jeunes en situation d'échec social et scolaire.
L'UNSA, dans une situation aussi dramatique, ne donne de leçon à personne mais tente, avec ses moyens, ses
réflexions, ses structures militantes, de participer à l'action syndicale au centre de ses valeurs (la solidarité et
les droits sociaux fondamentaux pour tous). C'est pourquoi, elle va poursuivre son action au niveau
interprofessionnel contre les discriminations comme elle l'a rappelé dans son congrès de Nantes. Cette action
se mène dans le secteur public et le secteur privé. Dans le secteur privé, l'UNSA a été partie prenante dès le
début de la « charte de la diversité dans l'entreprise » qui engageait près d'une quarantaine d'entreprises pour
embaucher des jeunes particulièrement issus des zones en difficulté. Dans toutes ces entreprises où l'UNSA
est implantée, nous nous sommes engagés dans cette action. L'UNSA vient d'éditer une nouvelle brochure «
Mode d'emploi pour lutter contre les discriminations ». Celle-ci, diffusée à des milliers d'exemplaires dans
toute la France, est un guide pratique pour tous nos syndicats. L'objectif : faire condamner tout acte de
discrimination devant les tribunaux, faire reculer ce racisme rampant. C'est toujours dans cet objectif que
l'UNSA, avec la fédération Léo Lagrange, anime un projet européen « Equal » de lutte contre les
discriminations. Ce projet se décline dans plusieurs régions et met en relation des jeunes des cités avec des
entreprises et des centres de formation. L'UNSA fera le point de toutes ces actions au cours d'une réunion
nationale avec ses partenaires et des associations. Cette réunion se déroulera au siège de l'UNSA le 13
décembre prochain. L'UNSA fera part de toutes ses demandes, de ses propositions au Premier ministre,
monsieur de Villepin ayant souhaité mettre à l'ordre du jour de ses rencontres avec les partenaires sociaux la
question des discriminations.
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La colère du ras-le-bol : un besoin de justice et d’égalité !
Collectif de Lille, 6 novembre 2005
MERCREDI 16 NOVEMBRE, 18H PLACE de La REPUBLIQUE, LILLE
RASSEMBLEMENT :
Pour que la révolte légitime des jeunes devienne citoyenne :
NON AU COUVRE FEU, NON A L'ETAT D'URGENCE,
SARKOZY DEMISSION, AMNISTIE POUR LES EMEUTIERS !
LA COLERE DU RAS LE BOL : UN BESOIN DE JUSTICE ET D'EGALITE!
Les quartiers populaires des villes de l'hexagone brûlent ! Brutalité policière, indifférence devant la mort de
deux adolescents qui « fuyaient la police », gazage d'une mosquée, insulte de « racailles à nettoyer au
karcher »de SARKOZY, ci-devant Ministre de l'Intérieur en sont les causes immédiates. Le ras le bol prend
la forme d'émeutes qui détruisent voitures, bus, entrepôts, commerces, écoles, etc.
Les jeunes s'appellent Nicolas, Karim, Warren, Christophe, Mamadou, Jennifer, Astou, Virginie, Malika, etc,
ils ont en moyenne entre 12 et 25 ans, sont connus des tribunaux, d'autres pas, sont diplômés, sans diplômes,
tous sont quasi-sans emploi et vivent la galère d'une jeunesse rejetée, niée, ignorée et stigmatisée par les
gouvernements successifs. Jeunes qui, à l'instar de Manoka et Riad, ont parfois été victimes de « bavures
policières » sanctionnées par des peines avec sursis.
La jeunesse en colère est la même qui est descendue par milliers, par millions dès le 21 avril 2002 pour «
barrer la route à Le Pen » au second tour de la présidentielle, qui a fait grève contre la loi FILLON, qui a
majoritairement voté NON au référendum du 29 mai. Les jeunes de ce pays sont autant victimes que les
adultes des politiques libérales et pro-patronales mises en ouvre par les gouvernements successifs. Toutes les
luttes citoyennes de la jeunesse ont butté sur la cécité politique et l'aveuglement libéral du gouvernement qui
utilise le sécuritaire comme stratégie politique de préservation de son pouvoir. SARKOZY n'affirme t-il pas
sans ambages que « la stratégie que ce gouvernement met en ouvre maintenant depuis quatre ans est la bonne
» (Le Monde 6/7/11/05). SARKOZY qui se targue d'avoir « diminué de façon sensible l'insécurité » a, par sa
provocation, multiplié de façon exponentielle les destructions en quelques jours. Les jeunes de toutes
origines, de toutes couleurs, de toutes religions ou pas y répondent en disant : « Sarko nous nargue, nous
insulte, on va le lui faire payer, il doit partir ».
Les pyromanes CHIRAC/DE VILLEPIN/SARKOZY n'ont d'autres solutions que la répression policière, une
justice expéditive et un appel aux intégristes religieux qui édictent des « fatwas » et autres commandements
religieux en ce 100éme anniversaire de la loi de séparation de l'Etat et des religions. Le Pen et De Villiers en
profitent pour faire de la surenchère appelant à l'envoi de la « troupe » dans les quartiers populaires. Au lieu
de la restauration dans les quartiers populaires des services publics, les incendiaires du gouvernement
annoncent la fin de l'école obligatoire jusqu'à 16 ans, le retour du travail des enfants à 14 ans comme au
19éme siècle sous couvert « d'apprentissage ».
Ces faits démontrent que ce gouvernement joue à l'apprenti sorcier dans le but conscient de poursuivre ses
objectifs de casse du service public. Ils sont prêts à tout pour garder le pouvoir y compris jouer avec les
démons du populisme fascisant. Un gouvernement à l'image de SARKOZY qui ne fait aucun cas des 30, 40,
50 voire 60 % de chômage, de la casse du service public, du délabrement des logements dans les quartiers
populaires, des discriminations anti-jeunes et anti-immigrés, etc. Gouvernement et SARKOZY qui s'en
foutent des conséquences socialement catastrophiques la paix civile. Un gouvernement méprisant à l'image
de SARKOZY qui se moque de la volonté populaire exprimée le 29 mai, des revendications ouvrières et
populaires des luttes sociales et qui exploitent cyniquement « les formes incompréhensibles et aveugles de la
révolte des jeunes » pour mettre en branle sa politique de « la terre brûlée ». C'est le même mépris qui a
conduit les marins de la SNCM à s'emparer d'un bateau avant que les commandos du GIGN n'en reprennent
possession par la force, qui amène à attenter au droit de grève des travailleurs de la RTM à Marseille, qui a
123
poussé plus d'une fois des Sans Papiers à mettre en danger leur vie par de longues grèves de la faim pour
obtenir le droit à l'existence légale, qui fait mettre le feu aux paysans révoltés.
Imposer l'état d'urgence à nos quartiers, à notre jeunesse, à nos enfants, frères et sœurs de toutes origines, de
toutes cultures, de toutes religions et de toutes nationalités participent de ce terrible mépris et de cette
dangereuse fuite en avant d'un gouvernement incapable d'assumer de façon républicaine l'escalade du piège «
sécuritaire » qu'il n'a cessé d'agiter pour capter les voix minoritaires du Front national et des intégristes
religieux. L'inacceptable est même dans la symbolique : utiliser une loi de 1955 lors de la guerre d'Algérie
pour instituer un couvre feu « cas par cas » et qui a servi au massacre sous les ordres du Préfet Papon, excollaborateur Pétainiste de l'occupant Nazi, de centaines de manifestants algériens le 17 octobre 1961. DE
VILLEPIN parle de « fermeté et justice », nous répondons « justice et égalité ».
Collectif de Lille, fait à Lille le 06/11/05
Premiers signataires : Collectif Afrique (CA) - Mouvement Autonome de l'Immigration (MAI) - Indigènes de
la République59/62 - CSP59 - Union des Travailleurs Sénégalais en France/AR - Coordination Régionale de
l'Immigration (CRI) - Fédération des Associations Africaines de France (FAAF) - Comité de Solidarité
Basque - MRAP de Lille - Ras Le Front - Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) - Coordination
Communiste59/62 - Cercle Henri Barbusse -
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Après les provocations de Sarkozy, l’aveuglement de Chirac
Communiqué de presse des Verts du 6 novembre 2005
A la suite des déclarations de Chirac à la sortie du conseil de sécurité intérieure, Les Verts renouvellent
l’expression de leur grande inquiétude face à l’incompréhension du Président de la République et du
gouvernement. Les Verts condamnent la répression comme unique réponse qui agit comme une provocation
supplémentaire.
La réponse qui doit être apportée à cette situation est en effet une réponse politique urgente qui permet de
proposer un avenir à toutes celles et ceux qui vivent dans l’ensemble du pays ce n’est pas simplement de
continuer à développer une politique sécuritaire dont on voit les conséquences et les impasses.
Les Verts sont solidaires du traumatisme moral et matériel subi par tous. Ils savent que les comportements
violents sont l’écume d’une crise sociale et d’un mal-être profond mais ils veulent dire qu’ils sont
convaincus qu’en retournant leur rage désespérée contre leur proches et leurs voisins, les incendiaires se
trompent de méthode et de cible.
Les Verts sont conscients que ce qui se passe aujourd’hui en France est le résultat d’une tension accumulée
depuis plusieurs années : rapports tendus avec la police, chômage galopant, déscolarisation, arrêt des
subventions aux associations, discriminations.
Les Verts souhaitent qu’un grand mouvement démocratique se développe pour qu’une autre réponse soit
donnée, très vite. Ils exigent aussi que l’attitude irresponsable du ministre de l’intérieur, reflet de la politique
du gouvernement soutenue par le Président de la République soit sanctionnée, et que des conséquences
politiques rapides en soient tirées.
Cécile Duflot, Porte-parole, Les Verts, 6 novembre 2005
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Communiqué
La Rage du Peuple, 5 novembre 2005
Au yeux de la presse mondiale, nous sommes dans une situation d'urgence et de crise: les banlieues autour de
Paris se sont embrasées. Mettre le feu à notre quartier est l'expression du raz le bol général et du malaise
d'une vie bétonnée sans avenir. Aujourd'hui c'est la goutte d'essence qui fait exploser les cocktails Molotov.
Pourtant cela fait plus de 20 ans que ca dure.
Ce n'est pas en une semaine que quiconque élaborera La solution. Personne ne peut en quelque jours changer
la vie quotidienne de nos quartiers qui se sont transformés en ghetto. Notre responsabilité individuelle est de
créer un dialogue, faire émerger une réflexion collective et de proposer des alternatives qui parfois existent
déjà et qui devraient être plus souvent mise en lumière et soutenu.
Nous proposons à tous les acteurs citoyens qui le souhaitent de se réunir pour organiser un Forum Social des
Banlieues.
Issus du processus des Forums Sociaux, mise en place localement et au niveau mondiale depuis 5 ans, ce
Forum Social doit être l'expression d'une réelle volonté de créer un espace démocratique dans nos zones
oubliées, les émeutes nous le rappellent. Le constat qu'aucun mouvement ne parvient à rassembler et
représenter les banlieues est frappant. C'est aujourd'hui face à ce vide que nous avons la responsabilité d'être
créatif. C'est ce que nous proposons à chacun.
Les objectifs du FSB peuvent être :
-établir un dialogue entre habitants notamment nous les jeunes, militants de la société civile, travailleurs
sociaux et acteurs de la gestion urbaine.
-rendre visible les actions positives réalisées en banlieues
-proposer une alternative à la situation actuelle
Nous devons nous organiser collectivement pour répondre à la violence actuelle, notamment sociale,
policière et politique. Acteurs du mouvement HipHop nous pensons pouvoir être une des expressions de la
vie dans les banlieues dont nous sommes nous même issus. Nous souhaitons mobiliser habitants des
quartiers, acteurs du mouvement HipHop, acteurs sociaux, et intervenant la gouvernance urbaine.
A notre sens, la société civile se doit d'élaborer en concertation des alternatives à la répression qui agit dans
l'urgence alors que la situation est préoccupante depuis des années. Nous cherchons à travers ce communiqué
à être lisible par tous et tenter de rassembler toute les bonnes volontés prêtes à se lancer dans cette aventure.
Nous attendons vos soutiens pour constituer des groupe de reflexion pour l'organisation d'un Forum Social
des Banlieues, premier pas vers un autre avenir dans nos quartiers.
« C'est en marchant que le chemin se dessine »
Chambéry / Marseille, le 5 Novembre 2005 [email protected]
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Eteignons le feu des voitures pour allumer celui du vrai débat et de l’espoir!!
VETO, 4 novembre 2005
Cette nuit les villes de Garges et de Sarcelles ont connu des violences qui poussent aujourd’hui l’association
Veto ! à réagir. Nous ne pouvons ignorer que la violence ne fait de victimes que parmi les pauvres, toujours !
Les violences qui ont commencé il y plus d’une semaine sont un signal d’alarme. Les habitants de nos
banlieues vivent dans des conditions précaires, inacceptables contre lesquels ils veulent de vraies solutions.
Cependant lorsque la violence s’impose comme seul langage face aux autorités, cela laisse aux politiques la
chance d’interpréter comme ils veulent ces actes de violence : manipulation de groupes extrémistes religieux,
délinquance structurelle de nos banlieues…tout est bon pour servir à la France les explications qui sont
toujours les leurs, enfermant une fois de plus les habitants des quartiers pauvres dans leur malaise, sans
jamais leur donner la parole.
On ne peut appliquer aux banlieues un traitement sécuritaire en oubliant de donner aux jeunes les moyens de
se construire autrement que dans la déviance. Nous serons des citoyens de seconde zone tant que nous
n’aurons pas au même titre que les habitants des villes riches: le même accès à la culture et aux loisirs, à
l’éducation et à l’emploi.
Veto, par ce communiqué, APPEL A L’ARRET IMMEDIAT DES VIOLENCES QUI NE PEUVENT QUE
CONTINUER A SERVIR LA POLITIQUE ACTUELLE !!
Rappelons-nous qu’en 1995, Nelly Olin avait été élue après et grâce à des émeutes. Mettant ainsi en place
son projet réactionnaire, sécuritaire et néo-libérale sur notre ville.
MAIS NOUS SAVONS QUE CET APPEL NE PEUT ETRE ENTENDU QUE S’IL EXISTE UNE
ALTERNATIVE A L’EXPRESSION VIOLENTE DE CE MALAISE QUI EST BIEN REEL.
C’est pourquoi Veto ! propose à tous les jeunes et moins jeunes qui veulent le respect et la considération
auxquels doit prétendre tout citoyen sans distinction de rang social, de couleur ou de religion, de prouver
qu’en dehors de la violence, il nous reste encore la parole.
Montrons à la France que nous sommes responsables et qu’en face d’eux nous sommes autres chose que
d’éternels « voyous » mais des hommes et des femmes qui peuvent aussi avec des mots, demander ce qui
nous est dû : Le respect, la dignité, la « vraie citoyenneté » !
WWW.VETO.ASSO.FR
[email protected]
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Communiqué de presse
Ceméa, vendredi 4 novembre 2005
Voici, comme le dit un quotidien du soir, que « les banlieues flambent ». Heureusement ce n’est pas le cas.
La guerre civile sur fond de guerre sociale n’est pas déclarée, encore qu’il ne faille pas jouer avec les mots et
accepter d’appeler « émeutes juvéniles urbaines » ce qui se passe actuellement chaque nuit dans le nord de
l’agglomération parisienne.
Personne ne se satisfera de ces poussées de violence, d’exacerbation des comportements, de ces terribles
mises en risque d’eux-mêmes développées par les jeunes qui en sont les auteurs. Personne ne se satisfera non
plus de la mise en religion de ce conflit, étrangers donc arabes donc musulmans contre français donc
chrétiens. Pas plus qu’on ne se satisfera de la relance de poussées racistes contre « ces jeunes qui n’ont qu’à
rentrer chez eux ».
Reste cette explosion de misère humaine et sociale qui ne demandait qu’à se révéler quel qu’en soit le
déclencheur. Trop de mépris vécus, de rejets, de racismes quotidiens, de sentiments d’exclusion, de contrôles
policiers répétitifs et provocateurs, d’impossibilités de vivre ses rêves adolescents… Des mots font alors tout
exploser : karcher, racailles… Nous avions déjà connu les « sauvageons », tout aussi méprisants.
Nous connaissons bien ces « jeunes des cités » par nos militants, professionnels de jeunesse et d’action
sociale. Nous les connaissons bien également parce que nous les accueillons dans des formations qualifiantes
à l’animation et au travail social, et dans des stages d’insertion. Nous connaissons leurs richesses, leurs
volontés d’action, leurs attentions aux « petits », les actions dynamiques et novatrices qu’ils génèrent. Nous
savons aussi pour certains leurs ambivalences, à la fois modèles d’insertion et acteurs de délinquance, et pour
beaucoup d’entre eux leur manque de confiance dans le modèle républicain d’insertion et de réalisation de
soi qui leur est proposé.
Nous connaissons au quotidien les emprises des extrémismes religieux, le poids des simplismes sociaux de
victimisation, et le poids inverses des illusions du « quand on veut on peut », glorification de la négation des
pesanteurs sociales, économiques, spatiales et culturelles.
Nous savons également le triste état du système social d’accompagnement de ces cités : animateurs non
formés, travailleurs sociaux en nombre insuffisant, services publics utilisés comme stages initiatiques et de
détestation pour jeunes professionnels, absence de réelles politiques de jeunesse prenant en compte les
réalités de ces jeunes et absence de moyens réels de ces politiques quand elles balbutient.
Et nous voyons actuellement une seule position de l’Etat, facile, simpliste, martiale et répressive, celle de
l’emploi de la force comme seul moyen de régulation des tensions. Le ministre chargé de la sécurité publique
occupe seul le devant de la scène et dit ce qui doit être fait en matière éducative et sociale dans le silence à ce
jour assourdissant des ministres ayant en charge la Jeunesse et les politiques sociales. Le champ est alors
laissé libre aux logiques de coercition, de répression et d’enfermement où les seuls emplois créés seront ceux
de gardiens de prisons pour jeunes.
Comme mouvement d’éducation, les CEMEA appellent alors à raison garder et interpellent les ministres
ayant en charge la Jeunesse et le social pour que s’arrête la spirale absurde alimentant les émeutes de jeunes.
CEMEA, 4 novembre 2005
128
Impuissance et mépris
Communiqué de la LDH, Paris, le 3 novembre 2005
Trente ans de mépris, trois ans d’arbitraire érigé en politique, faut-il s’étonner que ce que l’on nomme avec
désinvolture « les quartiers » manifestent violemment leur désespoir ?
Les incidents qui se déroulent sont le produit des politiques suivies depuis des décennies. Certes, toutes les
politiques ne se valent pas ; il n’en demeure moins que ce qui est en train de se dérouler n’est que le résultat
d’échecs répétés et aggravés par trois ans de répression aveugle.
Face à cette situation, les seules réponses sont celles de la provocation, de la force et de l’impuissance. Le
ministre de l’Intérieur exprime avec arrogance son désintérêt pour tous ceux qui sont laissés sur le bas côté
de la route. En fait de Justice et de fermeté, seul le deuxième terme trouve à s’appliquer renforçant ainsi le
sentiment que ce qui importe à ce gouvernement c’est de juguler ces révoltes plutôt que d’apporter des
solutions. Comme chez tout gouvernement atteint par l’impuissance, le discours d’ordre remplace la
construction d’un autre avenir pour des populations qui constatent qu’elles n’en ont aucun.
S’il est effectivement intolérable que les plus pauvres d’entre nous supportent ces manifestations de violence,
le gouvernement est bien malvenu de stigmatiser des populations entières au point de provoquer
l’accroissement des violences qu’il dit combattre.
C’est d’une autre politique que nous avons besoin. Il en va de notre responsabilité collective.
129
Non à l’occultation des crimes coloniaux français
Association lyonnaise "Ici & Là-bas", Pétition, 2003
Le 5 mars 2003, une proposition de loi complètement aberrante a été enregistrée à l'Assemblée Nationale.
Elle est portée par M. Jean Leonetti et vise à la " reconnaissance de l'œuvre positive de l'ensemble de nos
concitoyens qui ont vécu en Algérie pendant la période de la présence française ".
Aujourd'hui en France, en pleine période de retour sur le passé colonial français, ce genre d'ignominie
intellectuelle et politique peut être prononcée par des membres de la représentation nationale, dans
l'indifférence générale. Car il faut nous expliquer en quoi la colonisation française en Algérie a été " positive
".
Qu'y a-t-il de " positif " dans l'extermination et la torture de tous les Maghrebins, et des Algériens en
particulier, dès lors qu'ils résistaient à l'occupation étrangère ? L'armée française a de lourdes responsabilités
qui n'ont pas encore été reconnues.
Qu'y a-t-il de " positif " dans l'exploitation économique des hommes et des femmes à qui la France
colonialiste a exproprié les terres et les ressources de leur pays ? Loin de l'idée d'un déterminisme historique
qui réduit l'existence du Maghreb au " sous-développement ", nous considérons que c'est l'Europe, dont la
France, qui sous-developpa le Maghreb, en spoliant toutes ses richesses. Qu'y a-t-il de " positif " dans le
racisme véhiculé par l'idéologie colonialiste qui soutenait l'expansion coloniale française, qui considère les "
indigènes " comme des êtres inférieurs, serviles et corvéables à merci ? Cette idéologie n'a pas disparu en
France, cette proposition de loi en est la parfaite illustration.
Qu'y a-t-il de " positif " dans la véritable entreprise de destruction de la société paysanne, des cultures, des
langues maghrébines, des sociabilités, des liens sociaux qui donnaient une cohérence à des sociétés qui
étaient loin d'être " arriérées " ?
Qu'y a-t-il de " positif " dans l'aliénation politique que pratiquait la France en usurpant le pouvoir souverain à
son profit, et au détriment de la quasi-totalité des Maghrébins à qui tous les droits étaient niés ?
Qu'y a-t-il de " positif " dans le code de l'indigénat qui criminalisait toute velléité de résistance ou de
désobéissance, et en général l'existence entière de millions d'êtres humains considérés comme indignes
d'avoir des droits ?
Non, nous ne voyons rien de " positif " là-dedans. Les méfaits de la colonisation française au Maghreb, et en
particulier en Algérie, se font encore ressentir. La colonisation a disparu, le colonialisme est encore là. En
tant que citoyens français, nous ne pouvons, et nous ne devons absolument pas légitimer a posteriori des
crimes contre l'humanité. Car telle a été l'œuvre " civilisatrice " française au Maghreb : une succession
terrible de crimes contre l'humanité.
La dite proposition de loi évoque pourtant le " devoir de mémoire ". Mais de quoi parle-t-on ? Des
parlementaires peuvent-ils sans sourciller réécrire l'histoire de France en occultant sa face cachée, la
colonisation et tous ses méfaits ? Si le devoir de mémoire doit s'exercer, il doit se faire en portant un regard
lucide, de vérité, sur ce passé douloureux. Cette vision du devoir de mémoire implique donc la
reconnaissance des crimes de la colonisation française et non leur occultation qui persiste aujourd'hui, des
manuels scolaires aux discours officiels.
Pour ces raisons, nous appelons tous les citoyens des deux rives de la Méditerranée, et en particulier les
héritiers de l'immigration post-coloniale, à se soulever contre cette proposition de loi inacceptable au regard
de notre passé et de la vérité historique, et qui doit être immédiatement retirée.
130
Lettres, articles et analyses
131
Le sens d’une révolte
Thomas Coutrot, Politis, 15 décembre 2005
La révolte des banlieues fait l’objet d’un conflit d’interprétations. Pour Alain Finkielkraut et Nicolas
Sarkozy, il s’agit d’une guerre éthnico-religieuse, menée par des racailles musulmanes qui haïssent la France
et la démocratie. La question sociale n’est qu’un faux-semblant : « quel lien y-a-t-il entre pauvreté,
désespoir, et se venger en saccageant et en mettant le feu à des écoles ? », dit Finkielkraut au journal Haaretz.
Villepin a hésité à endosser cette lecture, puis s’y est rallié à la lecture des sondages, annonçant un nouveau
tour de vis contre l’immigration et le regroupement familial.
A l’inverse, à gauche et à l’extrême gauche, on rejette bien sûr toute éthnicisation de la question sociale. Et
bien sûr, ces jeunes n’ont pas brûlé des voitures parce qu’ils sont arabes ou musulmans, mais parce qu’ils
sont désespérés. Toutefois cette position de principe dérive trop souvent vers une dénégation de la dimension
spécifique de l’oppression raciste.
Dans un article récent du Monde Diplomatique (« Les raisons d’une colère », décembre 2005), le sociologue
Laurent Bonelli ne voit dans la révolte des banlieues qu’une « crise des milieux populaires » :
« automatisation, informatisation et délocalisations ont généré un chômage de masse, qui s’est conjugué avec
la généralisation du recours aux intérimaires et aux emplois précaires. Ces deux facteurs ont accru la
précarisation des conditions des milieux populaires », et particulièrement des jeunes. D’où les taux de
chômage record des 15-24 ans « dans les quartiers qui ont fait l’actualité ces dernières semaines : 41% dans
le quartier de la Grande-Borne à Grigny (contre 27% pour la commune), 54% à La Reynerie et à
Bellefontaine à Toulouse (contre 28%) », etc.
A aucun moment n’est évoqué le fait que les émeutiers, comme les habitants des quartiers en question,
étaient en grande majorité des français issus de l’immigration. Peut-on vraiment expliquer le chômage record
dans ces quartiers par « l’informatisation » ou les « délocalisations », en oubliant de citer les discriminations
massives à l’embauche auxquelles se confrontent ces jeunes ? Discriminations qui redoublent celles qu’ils
rencontrent face au logement, aux boîtes de nuit, à la police, à la justice, comme le rappellent Stéphane
Beaud et Michel Pialoux dans un remarquable article (sur le site d’Attac dans cette même rubrique).
On peut certes comprendre la méfiance légitime devant les interprétations « éthnicisantes » qui visent
justement à masquer les racines sociales de la crise. On peut partager l’inquiétude devant les discours qui se
contentent de préconiser la « discrimination positive » pour résoudre la crise des banlieues. Si quelques
jeunes des « quartiers » intègrent Sciences Po Paris ou l’ENA, tant mieux pour eux, mais ça ne doit
évidemment pas faire oublier l’urgence de politiques de créations massives d’emploi, de réhabilitation des
logements et de revitalisation des services publics dans les quartiers défavorisés.
Toutefois il est dangereux de nier la dimension spécifique de l’oppression dont sont victimes les membres de
minorités ethniques, français ou étrangers. Ne pas reconnaître cette oppression spécifique ou n’y voir qu’un
avatar du « racisme anti-pauvre », c’est relativiser la légitimité de politiques directes contre les
discriminations racistes. C’est aussi nier le droit des minorités discriminées à s’organiser de façon autonome,
comme la gauche l’a longtemps refusé aux femmes. Les expériences de testing menées par les associations
confirment pourtant très clairement les très rares études statistiques disponibles : à origine sociale et diplôme
égal, les jeunes français « issus de l’immigration » ont trois à quatre fois plus de « chances » d’être au
chômage (ou de ne pas être convoqués à un entretien d’embauche) que les jeunes français « de souche ».
Si les études sont très peu nombreuses sur ce sujet, c’est le fait notamment de la grande réticence de l’Insee à
introduire dans ses questionnaires des questions à propos de l’origine ethnique des personnes. Il y a certes de
bonnes raisons à la prudence, pour éviter les dérives et la mise en fichier des minorités. Mais il n’est plus
possible que le système statistique continue à jeter un voile pudique sur ces questions. Des progrès ont été
réalisés depuis peu, puisque les enquêtes de l’Insee permettent de distinguer non seulement les Français des
étrangers, mais désormais aussi les Français issus de l’immigration des autres français. Il est à souhaiter que
soient régulièrement publiées des données sur le chômage, l’emploi, le logement, la justice, etc. qui
132
permettent de quantifier l’ampleur des discriminations racistes en France et de piloter les indispensables
politiques pour y mettre fin.
Thomas Coutrot, 15 décembre 2005
133
Etat d’urgence
Eléments pour une bataille d’opinion
Pierre Tartakowsky,
Argumentaire de la Ligue des droits de l’Homme, décembre 2005
Avant-propos
La prorogation de l’état d’urgence pour trois mois n’est en aucune façon un détail dans le cours de la vie
politique française. Pour autant, les sondages témoignent d’une opinion publique qui s’en accommode, voire
approuve ; les postures et les expressions les plus extrémistes s’en trouvent confortées, encouragées, tandis
que, comme sidérée, l’opposition politique renonce à faire entendre une quelconque différence. De leur côté,
les organisations démocratiques, syndicats et associations, peinent à faire face à cette nouvelle situation, à se
faire entendre et la LDH elle-même n’est pas en dehors de cette réalité difficile.
La peur fait son œuvre.
De toute évidence, nous sommes entrés dans une véritable bataille d’opinion.
De toute évidence également, la LDH se doit d’avoir une réaction forte.
C’est à en aider l’expression que vise ce texte, en reprenant une série de faits et arguments à propos de l’état
d’urgence.
Cet argumentaire n’a pas d’ambition d’exhaustivité ; il entend permettre à chaque adhérente et à chaque
adhérent de la LDH, dans une situation préoccupante, de réagir, d’être à l’offensive et de mener les débats
nécessaires.
Car nous avons besoin, partout, de mettre en débats les problèmes révélés par l’actualité brutale de ces
dernières semaines, les périls portés par les politiques gouvernementales, les perspectives qu’il nous
appartient de leur opposer.
Là où c’est possible, faisons-le de façon unitaire, avec nos partenaires habituels. C’est souhaitable. Mais
n’attendons personne. Là où nous ne pouvons compter que sur nos propres efforts, ne perdons pas de temps
et engageons le débat.
Pour l’heure, l’opinion publique reste marquée par l’esprit sécuritaire. Ce, d’autant plus qu’elle subit la
réalité de problèmes de sécurité réels et nombreux.
Mais il est possible d’inverser cette tendance, à condition de nous mobiliser partout et sans tarder. C’est notre
conviction ; à nous de la faire partager le plus largement possible.
Que permet vraiment l’état d’urgence décrété par le gouvernement ?
L’opinion publique assimile le plus souvent état d’urgence et « couvre-feu ». Or, cette mesure apparaît
comme à la fois pédagogique et de bon sens. Anodine, presque au regard des événements. Cette perception
est déjà discutable. Elle est surtout très éloignée de la réalité juridique créée par l’état d’urgence.
L’état d’urgence est institué par décret le 8 novembre 2005, à partir du 9 novembre 2005 et ce, pour douze
jours. Il est prorogé pour une durée de trois mois à compter du 21 novembre 2005, afin que les autorités
publiques « puissent, le cas échéant, recourir à des mesures prévues par la loi du 3 avril 1955, aussi
longtemps que subsiste un niveau anormalement élevé d’atteintes graves à l’ordre et à la sécurité publics. »
Cet état autorise l'extension des pouvoirs de police, avec des perquisitions de jour et de nuit, hors le contrôle
d'un magistrat ; la restriction d'aller et de venir, dont le couvre-feu, des interdictions de séjour et l'assignation
à résidence pour « toute personne […] dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ».
La loi prévoit d’ailleurs que les « assignés à résidence » peuvent former un recours (devant des commissions
ad hoc, non encore constituées).
Sous l’état d’urgence, il est également possible de restreindre, voire d’interdire la tenue des « réunions de
nature à provoquer ou à entretenir le désordre, de fermer des « lieux de réunion de toute nature », de
« prendre toutes mesures pour assurer le contrôle de la presse et des publications de toute nature ». Il est en
outre possible de donner compétence aux juridictions militaires, en concurrence avec les juges ordinaires.
L’état d’urgence est donc porteur d’un dangereux potentiel liberticide.
134
Le gouvernement n’utilise pourtant pas cet arsenal et respecte les libertés ?
C’est factuellement exact, mais cela ne rend pas compte de la réalité dans son mouvement. Certes, les
libertés de réunion et d’expression sont respectées. Et cette bénignité apparente facilite d’ailleurs une sorte
d’accoutumance, de banalisation. Chacun est tenté de se dire : « Si ce n’est que ça, l’état d’urgence… ».
Dangereuse tentation ; y succomber c’est d’une part, s’accoutumer à l’accroissement des contrôles d’identité
au faciès, à une mansuétude accrue vis-à-vis des « bavures » et autres « incivilités » policières, à une justice
d’abattage. Car l’ombre portée de ce train de mesure pèse inégalement sur le pays et ses populations. Rien ne
garantit par ailleurs que la majorité politique ne sera pas tentée de faire usage des prérogatives légales qu’elle
se les est offertes à elle-même sur un plateau. Enfin, on entend souvent dire : « c’est préventif ». D’une part,
c’est faux : l’état d’urgence définit un « seuil » d’intervention de la puissance publique ; passé le délai des
trois mois, elle aura créée, sous couvert d’état d’urgence, une série d’outils qui lui permettront de maintenir
un contrôle social. D’autre part, c’est grave ; en effet, si l’on s’autorise à suspendre les libertés publiques
sous couvert de prévention, on voit mal ce qui autorisera à les rétablir, le risque faisant partie de la vie.
C’est une épée de Damoclès, mais qui a déjà commencé à s’abattre sur les libertés.
Pourquoi le gouvernement a-t-il choisi la loi du 3 avril 1955 ?
« Exhumer une loi de 1955, c’est envoyer aux jeunes des banlieues un message d’une sidérante brutalité ; à
cinquante ans de distance, la France entend les traiter comme leurs grands-parents ». Dans son éditorial à la
une du Monde (9/11/05), Jean-Marie Colombani résume fort bien le scandale politique du choix opéré. La loi
du 3 avril 1955 est une loi conçue pour accompagner la guerre menée par la France en Algérie ; elle n’a,
depuis, été utilisée qu’à une seule occasion, en 1985 : contre le mouvement indépendantiste en NouvelleCalédonie. C’est dire que sa connotation coloniale n’échappe à personne.
Depuis 1955, la législation française a été suffisamment enrichie pour permettre un déploiement répressif
garantissant le respect de l’ordre public et respectant le principe de proportionnalité. Mais face aux
événements survenus dans « les quartiers », la démarche gouvernementale est tout autre.
D’une part, elle a plus à voir avec un calcul de basse politique qu’avec une vision pertinente du nécessaire
maintien de l’ordre. De l’aveu même des préfets et des Renseignements généraux, l’état d’urgence a été
promulgué au moment même où, sur le terrain, on enregistrait un retour à la normale. D’autre part, face à des
crises localisées, elle vise à assurer un véritable « confort légal » aux pouvoirs publics en généralisant des
mesures extrêmement graves à l’ensemble du territoire national.
Le choix de la loi de 1955 traduit la volonté de faire vivre un ennemi intérieur.
Pourquoi le gouvernement voudrait-il créer un « état de guerre » ?
En recourant en toute connaissance de cause à ce texte de loi, le gouvernement envoie un double message. A
destination des populations concernées, souvent issues de l’immigration, il induit qu’elles ne seront jamais
considérées réellement comme françaises. A destination de l’opinion publique « française », il agite le
spectre d’un « ennemi intérieur » en la personne des jeunes incriminés. Il active le champ fantasmatique des
complots, ourdis, pêle-mêle par l’immigré, la mosquée, les bandes de narco trafiquants… L’activation de ce
champ autorise tous les mensonges pour rendre ces jeunes toujours plus « étrangers » à la communauté
nationale. Par exemple - et malgré des démentis répétés de hauts magistrats -, en prétendant que les jeunes
arrêtés ont un casier judiciaire. Ou encore en expliquant leur caractère « asocial » par… des filiations
polygames. L’étude typologique des jeunes condamnés par les tribunaux renvoie ces fantasmes aux
poubelles d’où ils n’auraient jamais dû sortir. Mais ce type de campagne à l’avantage d’exclure - et même de
délégitimer - toute réflexion sur les causes structurelles des événements en cause, au détriment de boucs
émissaires tout trouvés : les étrangers.
L’état d’urgence est un ventre fécond, riche, déjà, d’« œufs de serpent »…
135
Reste que l’état d’urgence s’accompagne aussi d’un plan pour l’égalité ?
Le « plan » proposé par Dominique de Villepin se résume à une série d’improvisations médiatiques au mieux
brouillonnes, dont l’affaire de l’apprentissage donne la mesure. Sur la méthode, décréter l’apprentissage à 14
ans, c’est d’abord faire fi de toute concertation ou dialogue social ; et se voir donc désavoué par… les
organisations d’employeurs aussi bien que par les organisations syndicales. C’est du même coup, et sans en
avoir l’air, tordre le cou à la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, alors même que chacun sait que chacun aura
besoin de toujours plus de qualification. C’est aussi avouer sa grande ignorance du dossier ; aujourd’hui, la
majeure partie des filières d’apprentissage préparent à des diplômes du supérieur. Plus fondamentalement,
c’est ravaler le travail à une fonction « d’occupation sociale ». Renvoyer la faute et les remèdes sur les autres
est d’ailleurs une grande constante gouvernementale : l’Education nationale, les employeurs et surtout, les
familles, stigmatisées pour leur « démission ». Ces stigmatisations multiples dressent le portrait d’une société
habitée par des « méritants » et des « indignes ». Dans ce cadre, l’objectif de justice sociale – une justice
tissée d’égalité et de fraternité – s’efface au bénéfice, pour les « méritants », de « discriminations positives »
attribuées non sur critères sociaux mais supposément « ethniques » ou « religieux » et, pour les « indignes »,
d’une mise au pilori dont les formes, pour être renouvelées, ne sont pas moins terribles.
L’égalité à la sauce Villepin alimente discrimination et stigmatisation sociale.
Ne faut-il pas placer les familles devant leurs responsabilités ?
Il y a certainement beaucoup à faire sur le terrain, et de la politique familiale, et de la prévention, notamment
au niveau des moyens qui leur sont concédés. Mais, lorsque le gouvernement met en avant la notion de
responsabilisation, il entend tout autre chose. Il souhaite d’abord stigmatiser et ensuite, punir. De ce point de
vue, l’état d’urgence permet le passage du banc d’essai à la fabrication en série, notamment sur le terrain
social. Au lendemain de l’état d’urgence, Georges Tron, député-maire UMP de Draveil (Essonne), proclame
la suspension « immédiate » dans sa commune des aides sociales aux familles des « fauteurs de troubles »…
L’essai est transformé par Dominique de Villepin quelques jours plus tard. Dans un discours où il « cible »
les familles ayant des difficultés avec la langue française, il officialise la suppression des allocations
familiales aux « non méritants » et réhabilite une sorte de punitions collectives à leur égard, rompant ainsi
une mesure de solidarité fondamentale de la société. Il introduit un « contrat » entre familles et institution
scolaire, ramenant le contrat républicain de scolarisation au statut d’opération entre acteurs privés. Une fois
le contrat « non respecté », exit les obligations de la puissance publique. Est-ce ainsi que l’on compte régler
les problèmes de l’école, du mal vivre dans des cités reléguées, des aspirations bafouées à la dignité et au
respect ?
Cette « responsabilisation » individuelle signe l’abandon d’une société solidaire.
Ces dérives, nées de l’état d’urgence, ne vont-elles pas s’évanouir avec sa fin ?
Nous n’en sommes plus au stade de « dérives ». La promulgation de l’état d’urgence et sa prorogation ont
permis une mise en cohérence de diverses mesures, fantasmes et propositions antérieurement peaufinés par
divers hommes politiques, de droite extrême pour la plupart. Elle a fait tomber des barrières. Ainsi les délires
génétiques de M. Benisti, député UMP, président de la commission prévention du groupe d’études
parlementaires sur la sécurité publique, préconisant le dépistage de la délinquance (et sa répression) dès la
maternelle, acquièrent aujourd’hui des allures de respectabilité scientifique. De la même façon, un Philippe
de Villiers, après avoir dénoncé la « guerre civile ethnique », s’autorise à parler des « Français
administratifs » pour désigner les Français naturalisés. Tout se passe soudain comme si chacun s’ingéniait à
dépasser Jean-Marie Le Pen sur sa droite. Les diatribes d’Hélène Carrère d’Encausse publiées par un journal
russe, contre, pêle-mêle, les étrangers, la législation sur la presse et le « révisionnisme », les déclarations
haineuses d’Alain Finkielkraut expliquant l’actualité récente par la religion des acteurs -« ils ne sont pas
malheureux, ils sont musulmans »- donne la mesure des désinhibitions en cours. Ces éclats, la remontée des
sentiments xénophobes au sein de l’opinion publique, remontée attestée par les derniers sondages, montrent
qu’il s’agit d’un mouvement de fond qui risque, si l’on n’y met bon ordre, de survivre à l’état d’urgence luimême.
Face à un système de pensée autoritaire et exclusif, il s’agit d’opposer droits et démocratie sociale.
136
Que peut-on opposer à l’état d’urgence et comment ?
Il n’y a certes pas de panacée. L’essentiel est de ne pas se laisser écraser par le poids des fausses évidences
ou par l’idée que les solutions seraient inexistantes ou hors de portée. Il est possible et urgent d’agir, et c’est
justement cela que nous proposons de mettre en débat.
Rétablir la réalité des faits : la violence qui s’est déchaînée dans certains quartiers est née de la
pauvreté et de l’humiliation. Elle condense une foule de problèmes sociaux (nés d’un chômage massif), de
désaffiliation (familles monoparentales, solidarités familiales déstabilisées…) et enfin, de relégation sociale
avec son train d’humiliations raciales.
Dire ce qu’il ne faut pas faire : privilégier l’insulte, la stigmatisation et les mesures sécuritaires ne
réglera donc aucun problème. Bien au contraire, cela ne fera que les effacer du débat public, au bénéfice de
mises en opposition des uns aux autres qui seront toujours plus nombreuses. Conforter les lignes de clivage,
de haine, de dénonciation et d’affrontement est une dynamique qui, à terme, n’épargne aucun groupe social.
Rompre avec la politique de l’insulte et du mépris : rompre avec les politiques de relégations des
territoires prendra du temps ; mais il est possible, immédiatement, de mettre fin aux pratiques vexatoires des
forces de l’ordre, trop souvent mal inspirées par des responsables politiques en mal de sensationnel. La
sécurité des populations n’y perdrait rien, tout au contraire. De même, il est possible de s’opposer rapidement
aux politiques discriminatoires pratiquées par des entreprises lors des embauches. Enfin, les responsables
politiques et des grands médias audiovisuels devraient cesser de stigmatiser les « banlieues » en les évoquant
comme autant de zones exotiques et dangereuses.
Exiger des politiques publiques vis-à-vis des causes structurelles de la violence. Il faut rompre avec
les politiques de stigmatisation de la pauvreté au profit de solidarités effectives, reposant sur des moyens
réels, favorisant la sécurité et la dignité. Cela se joue sur ces trois dossiers fondamentaux : la scolarité,
l’emploi, le logement. Sur ces trois terrains prioritaires la puissance publique devrait exercer, de façon
privilégiée des politiques assurant le respect de l’égalité et de la fraternité. Il s’agit moins, comme on nous le
propose avec insistance, de « discriminer positivement », à partir de critères eux-mêmes discriminants, que
d’assurer à toutes et tous une réelle égalité citoyenne. En dehors de ces trois priorités, toute mesure adoptée
de façon isolée risque de se noyer dans un océan de discriminations et d’inégalités.
Aller au débat, mobiliser l’opinion publique : la gravité de la situation, l’ampleur des problèmes à
affronter exige la mobilisation de toutes les forces qui rejettent les discours d’exclusion et de haine. Il s’agit
d’encourager, sous les formes les plus diverses, les initiatives et la poursuite d’initiatives efficaces, prises
durant les nuits de violence par nombre de citoyennes, de citoyens soucieux de ne pas opposer leur désir de
sécurité à leur soif de justice sociale.
A l’autisme sécuritaire, il est nécessaire d’opposer une véritable campagne pour le respect, l’égalité
et les droits civiques ; il est nécessaire de la développer en grand, partout où c’est possible, afin d’opposer
aux actes des gouvernants le fond toujours vivant de la devise républicaine.
C’est tout le sens de l’initiative de la LDH d’engager et participer aux processus de mise en œuvre de
« cahiers de doléances » et autres manifestations pour l’égalité et pour faire vivre la citoyenneté sociale.
137
Pour un service public des territoires
Francine Bavay, décembre 2005
Aux jeunes sans avenir qui ont enflammé leurs quartiers, le gouvernement a répondu par le bâton et la
carotte. Le bâton, d’abord : état d'urgence, promesses d’expulsion des « immigrés même s’ils sont en
situation régulière »; la carotte a suivi, comme pour mieux légitimer l'explosion : déblocage de fonds pour les
associations, au jeu de bonneteau gouvernemental déjà bien connu, service civique – ressorti comme solution
éphémère d'intégration.
La gauche s'est contentée de commenter, hésitant entre suivisme sécuritaire et affirmation (très timide) de la
solidarité avec les nouveaux gueux. La gauche anti-libérale est aussi pour l’essentiel, restée atone. Pourtant,
le projet qu’elle met en avant présente des clefs de réponse, mais curieusement elle ne parvient pas à
s’affirmer tout à fait en la matière. Cette réponse est liée à l’action publique, plus précisément à ce que l’on
veut comme services publics. Malheureusement aujourd’hui, dans une situation où ces services sont sous les
feux croisés des politiques néolibérales, la pensée de la résistance parvient difficilement à aller au-delà d’une
simple défense de l’existant pour faire des propositions d’avenir.
Bien sûr, au sein de la gauche antilibérale, il est souvent fait mention de l'élargissement des services publics
à de nouvelles activités ; l'eau par exemple a été ajoutée au projet des Collectifs du 29 mai issus de la
campagne référendaire, la garde des enfants est souvent citée par les femmes. Mais, de fait, force est de
constater que tout le monde pense que ce n'est pas possible, que le rapport de forces ne permet pas de faire
mieux que de résister face à l’offensive menée contre les derniers bastions « marchands », avant que ce ne
soit contre les services publics « gratuits », éducation au premier chef.
Pourtant, la gauche antilibérale a aujourd’hui l'occasion et la possibilité d'affirmer ses valeurs et de proposer
des politiques concrètes, à celles et ceux qui en ont besoin. Par-delà ses obligations régaliennes, l'Etat s'est
historiquement engagé dans de nouvelles activités quand il y avait carence d'initiative privée quant à la
satisfaction d'un besoin reconnu comme fondamental par la société à un moment donné : ce fut le cas,
typiquement, pour les secteurs de l’électricité et des télécommunications. Il l’a souvent fait contraint et forcé.
C’est ainsi que l’Etat n’a pas, loin s’en faut, assuré l’égalité de traitement des citoyens face au handicap. Il a
abandonné aux familles d'enfants handicapés le soin de satisfaire des besoins qui relèvent de la solidarité
nationale. A telle enseigne que les citoyens ont presque fini par oublier ce qu'est l'engagement public
obligatoire de l'Etat, obligation affirmée à travers l’histoire par les juges.
Aujourd'hui la question revient au premier plan, par l’obligation de lutter contre les discriminations. En une
vingtaine d'années, elles ont ravagé les banlieues, à cause du désengagement public, du racisme et de
l'assignation à résidence de ceux et celles qui, minés par le chômage durable et la carence de construction de
logements sociaux, ne peuvent échapper à la relégation dans les quartiers où ils sont nés.
Tant l’approche « politique de la ville » que l’approche « lutte contre les exclusions » n’ont pas produit les
effets annoncés. Quand la population n’a pas majoritairement d’activité pérenne, construire des équipements
de quartiers, aménager les trottoirs ou même rénover les copropriétés délabrées, ne suffit pas. L’action
publique est découpée en dispositifs juxtaposés qui s’intéressent chacun à un aspect de la personne, avec un
double résultat : tout d’abord les bénéficiaires de l’action publique sont désignés par leurs difficultés, au lieu
de l’être par leurs capacités, ce qui les enferme dans leur exclusion ; ensuite, les politiques publiques
constituent des catégories de bénéficiaires qui occultent la diversité des situations. Or les difficultés se
cumulent et c’est ce cumul qui déclenche la dérive vers l’exclusion des adultes et des enfants qui en quelque
sorte en héritent. Chaque institution ne s’intéresse qu’à une catégorie de difficulté, celle dont elle va ou a
décidé de se charger. L’exclu se transforme en multiporteur d’exclusion, les associations qui veulent les aider
en monteurs de partenariats d’aides publiques, au détriment de l’action à mener. La personne, avec son
histoire singulière, disparaît, occultant par là même la capacité des institutions à comprendre les phénomènes
qu’elles veulent combattre.
Face à ce constat, depuis vingt ans, des associations se sont appuyées sur des initiatives citoyennes pour
construire une réponse globalisée aux besoins de la personne. Associations, entreprises d’insertion, les
138
réponses d’économie sociale et solidaire ne manquent pas. Elles souffrent des mêmes difficultés : solliciter
des aides qui ne sont jamais pérennes, rarement pluriannuelles, se transformer en animateurs de tours de
table d’institutionnels, là où les institutions devraient se concerter entre elles. Pourtant l’économie sociale et
solidaire possède une partie de la réponse. Les valeurs qu’elle prône, les activités qu’elle souhaite
promouvoir, rompre avec la recherche du profit sans principe tout autant qu’avec la décision publique sans
participation civique.
Mais cette approche, si elle est prometteuse, pour toux ceux et celles qui s’opposent au libéralisme, n’a pas
l’ampleur souhaitée pour répondre au défi qui nous est posé. Ce d’autant plus que les institutions sont
pusillanimes dans leur soutien à cette nouvelle approche d’activité d’intérêt général d’initiative privée. Ce ne
sont pas quelques dizaines de millions d’euros distribués au compte-gouttes qui permettront de créer les
centaines de milliers d’emplois qui pourraient l’être !
Il ne faut pas se leurrer, la situation des personnes qui vivent dans les quartiers ghettoïsés est telle que les
réponses proposées ces derniers temps, n’ont pas eu et n’auront pas d’effet sérieux : le CV anonyme ne le
reste pas longtemps ; la charte pour la diversité des ressources humaines des entreprises risque fort de ne pas
avoir plus d’impact que n’en eut l' »entreprise citoyenne ». Ces mesurettes pour solde de tout compte ne
modifieront pas la situation profondément, comme il le faudrait, là où il le faudrait.
Si la volonté politique ne permet pas d’agir à la hauteur de l’enjeu, les quartiers en difficulté seront pris entre
dérive maffieuse et émeutes récurrentes. Il y a pourtant une autre voie.
Seul l'Etat peut aujourd’hui en décider, car seul il possède la légitimité pour rompre avec une situation où
l'égalité citoyenne est en danger et la constitution démocratique en péril. Comment donner priorité à des
territoires et faire échapper les personnes qui y vivent à la ghettoïsation ? En y inscrivant la volonté
publique, en y implantant des services publics. Voilà la seule réponse sérieuse à ce type de questions. Et une
perspective qui peut rendre au service public toute sa légitimité.
Mais pour oser faire cette proposition aujourd’hui, au moment où le gouvernement Villepin fait tout pour
diviser le nombre de fonctionnaires par deux, il faut de l'estomac, penseront un grand nombre de lecteurs de
ces lignes. Si la gauche n'en a pas pour lutter contre les injustices – non pas criantes mais révoltantes – que
vivent celles et ceux qui sont assignés au ghetto et au chômage, en quoi alors se différencie-t-elle de la
droite, en quoi est-elle encore utile ? Faudra-t-il attendre des émeutes à répétition, et aux effets toujours plus
durs, pour que la gauche comprenne enfin les cris, la fureur, les pleurs, la douleur, le désespoir des
banlieues?
De quoi s’agit-il ? Rien moins que de créer un nouveau service public, dont la mission première serait la lutte
contre les discriminations, un service public qui serait chargé de la création d'activités publiques répondant à
des besoins d’utilité sociale et environnementale insatisfaits, un service public avec un objectif de mixité
sociale, qui recruterait des fonctionnaires issus pour moitié de concours ouverts aux jeunes inscrits dans les
missions locales, pour moitié d'un concours ouvert à tous.
Voilà une proposition qui permettrait à une génération de s'installer, de se projeter sur un avenir, à partir de
l’assurance d’un revenu décent pour la durée d'une vie. Une proposition qui permettrait à cette génération
d'élever ses enfants avec une perspective d'avenir, tout en étant utile à la communauté nationale. Une rupture
concrète avec le néolibéralisme, une rupture légitime. Et, qui sait, qui pourrait peut être en inaugurer
d'autres !
139
Un service public des territoires, une proposition concrète
Le service public des territoires aurait pour mission d’aménager le territoire au sens non plus de construire de
grandes infrastructures mais de lutter contre les inégalités qui affectent les territoires et les personnes qui y
vivent.
Ce serait un service public national en charge de créer des antennes implantées sur les territoires en difficulté
(les 800 ou quelques répertoriés ou bien un taux de chômage supérieur à … et/ou un taux d’échec
scolaire…).
La mission des antennes est de créer de nouvelles activités dont la nature est décidée localement, en fonction
des besoins établis par un « comité du diagnostic territorial », de recruter et de former les personnes qui
délivreront les services publics sur le territoire et les territoires avoisinants (au sens atteignables par les
transports en commun)
Les services sont prioritairement des services aux personnes ou à l’environnement, dans l’acception la plus
large de ces services.
Le recrutement est organisé localement par concours, par moitié ouverts aux jeunes qui s’adressent aux
missions locales pour l’emploi , par moitié à la population générale. Les personnes recrutées deviennent
fonctionnaires et sont autorisés après cinq années à mutation dans toute la fonction publique. Il est ouvert un
concours spécial pour les personnes sans qualification.
La formation des personnes – si nécessaire - est assurée par la structure nationale. Elle est adaptée à la nature
des services délivrés. Les fonctionnaires sont rémunérées pendant leur formation qui peut être en alternance
travail/formation.
Les services sont fournis dans le cadre d’un service public marchand. Il est financé en partie par sa vente à
un tarif décidé nationalement pour son acceptabilité sociale (ce qui signifie que le tarif appliqué peut être lié
aux revenus des personnes concernées).
Dix raisons pour développer ce service public
•
c’est prouver aux jeunes en mal d’avenir, à tous les exclus tentés par les communautarisme, que la
communauté nationale a décidé d’en faire sa priorité après avoir compris que le soutien à l’initiative
privée d’intérêt général ou aux pratiques non discriminatoires ne suffit pas
•
c’est une réponse à la carence d’initiative privée pour satisfaire une demande latente de services (si
on compare avec les Usa , il y aurait 2,5 millions d’emplois potentiels selon Patrick Artus CDC),
carence qui obère la création d’emplois non soumis à la concurrence mondialisée ( emplois qui ne
sont pas créés par « chantage à la baisse des salaires puisqu’ils ne sont pas sensés être rentables avec
un minimum salarial imposé)
•
c’est recréer de la citoyenneté et de l’égalité de traitement pour des personnes victimes de l’âge
(enfants sans mode de garde, personnes âgées) ou d’un handicap (la loi vient d’ouvrir un droit à
compensation), c’est répondre aux défis environnementaux
•
c’est créer des emplois pérennes qui vont créer des revenus pérennes et donc optimiser les dépenses
sociales de l’Etat en créant des activités socialement utiles
•
c’est lutter contre les discriminations et la ghettoïsation de quartiers abandonnés depuis trop
longtemps par l’initiative publique, en créant une discrimination positive pour les territoires
(antennes) et les personnes (recrutement par missions locales)
•
c’est en créant un comité du diagnostic territorial, localiser les choix d’activités dans le sens d’un
développement plus soutenable
140
•
c’est démocratiser l’action publique en rompant avec la logique du choix hiérarchique national
•
c’est rompre avec l’approche fonctionnelle segmentée de l’action publique, pour reglobaliser
l’approche des activités en les déspécialisant et l’approche d’action sociale en se centrant sur la
durée plutôt que l’approche ponctuelle multiple, l’emploi durable constituant la meilleure intégration
dans une société quelle qu’elle soit
•
c’est rompre avec une vision des services publics sur la défensive pour faire des propositions utiles
aujourd’hui.
•
c’est permettre à l’Etat d’assumer ses prérogatives en dernière instance, égalité de traitement, lutte
contre les discriminations entre citoyens, c’est rompre avec le désengagement de l’Etat
141
De loin
Lettre ouverte au Ministre de l’Intérieur de la République Française, à l’occasion de sa visite en
Martinique
Edouard Glissant et Patrick Chamoiseau, décembre 2005
M. le Ministre de l’Intérieur,
La Martinique est une vieille terre d’esclavage, de colonisation, et de néo-colonisation. Mais cette
interminable douleur est un maître précieux : elle nous a enseigné l’échange et le partage. Les situations
déshumanisantes ont ceci de précieux qu’elles préservent, au cœur des dominés, la palpitation d’où monte
toujours une exigence de dignité. Notre terre en est des plus avides.
Il n’est pas concevable qu’une Nation se renferme aujourd’hui dans des étroitesses identitaires telles que
cette Nation en soit amenée à ignorer ce qui fait la communauté actuelle du monde : la volonté sereine de
partager les vérités de tout passé commun et la détermination à partager aussi les responsabilités à venir. La
grandeur d’une Nation ne tient pas à sa puissance, économique ou militaire (qui ne peut être qu’un des
garants de sa liberté), mais à sa capacité d’estimer la marche du monde, de se porter aux points où les idées
de générosité et de solidarité sont menacées ou faiblissent, de ménager toujours, à court et à long terme, un
avenir vraiment commun à tous les peuples, puissants ou non. Il n’est pas concevable qu’une telle Nation ait
proposé par une loi (ou imposé) des orientations d’enseignement dans ses établissements scolaires, comme
aurait fait le premier régime autoritaire venu, et que ces orientations visent tout simplement à masquer ses
responsabilités dans une entreprise (la colonisation) qui lui a profité en tout, et qui est de toutes manières
irrévocablement condamnable.
Les problèmes des immigrations sont mondiaux : les pays pauvres, d’où viennent les immigrants, sont de
plus en plus pauvres, et les pays riches, qui accueillaient ces immigrants, qui parfois organisaient leur venue
pour les besoins de leurs marchés du travail et, disons-le, en pratiquaient comme une sorte de traite,
atteignent peut-être aujourd’hui un seuil de saturation et s’orientent maintenant vers une traite sélective. Mais
les richesses créées par ces exploitations ont généré un peu partout d’infinies pauvretés, lesquelles suscitent
alors de nouveaux flux humains : le monde est un ensemble où l’abondance et le manque ne peuvent plus
s’ignorer, surtout si l’une provient de l’autre. Les solutions proposées ne sont donc pas à la hauteur de la
situation. Une politique d’intégration (en France) ou une politique communautariste (en Angleterre), voilà les
deux orientations générales qu’adoptent les gouvernements intéressés. Mais dans les deux cas, les
communautés d’immigrants, abandonnées sans ressources dans des ghettos invivables, ne disposent d’aucun
moyen réel de participer à la vie de leur pays d’accueil, et ne peuvent participer de leurs cultures d’origine
que de manière tronquée, méfiante, passive : ces cultures deviennent en certains cas des cultures du
retirement. Aucun des choix gouvernementaux ne propose une véritable politique de la Relation :
l’acceptation franche des différences, sans que la différence de l’immigrant soit à porter au compte d’un
communautarisme quelconque ; la mise en oeuvre de moyens globaux et spécifiques, sociaux et financiers,
sans que cela entraîne une partition d’un nouveau genre ; la reconnaissance d’une interpénétration des
cultures, sans qu’il y aille d’une dilution ou d’une déperdition des diverses populations ainsi mises en contact
: réussir à se situer dans ces points d’équilibre serait vivre réellement l’une des beautés du monde, sans pour
autant perdre de vue les paysages de ses horreurs.
Si chaque nation n’est pas habitée de ces principes essentiels, les nominations exemplaires sur la base d’une
apparence physique, les discriminations vertueuses, les quotas déculpabilisants, les financements de cultes
par une laïcité forcée d’aller plus loin, et toutes les aides versées aux humanités du Sud encore victimes des
vieilles dominations, ne font qu’effleurer le monde sans pour autant s’y confronter. Ces mesures laissent
d’ailleurs fleurir autour d’elles les charters quotidiens, les centres de rétention, les primes aux raideurs
policières, les scores triomphants des expulsions annuelles : autant de réponses théâtrales à des menaces que
l’on s’invente ou que l’on agite comme des épouvantails, autant d’échecs d’une démarche restée insensible
au réel.
Aucune situation sociale, même la plus dégradée, et même surtout celle-là, ne peut justifier d’un traitement
de récurage. Face à une existence, même brouillée par le plus accablant des pedigrees judiciaires, il y a
142
d’abord l’informulable d’une détresse : c’est toujours de l’humain qu’il s’agit, le plus souvent broyé par les
logiques économiques. Une République qui offre un titre de séjour, ouvre en fait sa porte à une dignité
humaine à laquelle demeure le droit de penser, de commettre des erreurs, de réussir ou d’échouer comme
peut le faire tout être vivant, et cette République peut alors punir selon ses lois mais en aucun cas retirer ce
qui avait été donné. Le don qui chosifie, l’accueil qui suppose la tête baissée et le silence, sont plus proches
de la désintégration que de l’intégration, et sont toujours très loin des humanités.
Le monde nous a ouvert à ses complexités. Chacun est désormais un individu, riche de plusieurs
appartenances, sans pouvoir se réduire à l’une d’elles, et aucune République ne pourra s’épanouir sans
harmoniser les expressions de ces multi-appartenances. De telles identités-relationnelles ont encore du mal à
trouver leur place dans les Républiques archaïques, mais ce qu’elles suscitent comme imprécations sont
souvent le désir de participation à une alter-République. Les Républiques " unes et indivisibles " doivent
laisser la place aux entités complexes des Républiques unies qui sont à même de pouvoir vivre le monde
dans ses diversités. Nous croyons à un pacte républicain, comme à un pacte mondial, où des nations
naturelles (des nations encore sans État comme la nôtre) pourront placer leur voix, et exprimer leur
souveraineté. Aucune mémoire ne peut endiguer seule les retours de la barbarie : la mémoire de la Shoah a
besoin de celle de l’esclavage, comme de toutes les autres, et la pensée qui s’y dérobe insulte la pensée. Le
moindre génocide minoré nous regarde fixement et menace d’autant les sociétés multi-trans-culturelles. Les
grands héros des histoires nationales doivent maintenant assumer leur juste part de vertu et d’horreur, car les
mémoires sont aujourd’hui en face des vérités du monde, et le vivre-ensemble se situe maintenant dans les
équilibres des vérités du monde. Les cultures contemporaines sont des cultures de la présence au monde. Les
cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde. Les
identités sont ouvertes, et fluides, et s’épanouissent par leur capacité à se " changer en échangeant " dans
l’énergie du monde. Mille immigrations clandestines, mille mariages arrangés, mille regroupements
familiaux factices, ne sauraient décourager la juste posture, accueillante et ouverte. Aucune crainte terroriste
ne saurait incliner à l’abandon des principes du respect de la vie privée et de la liberté individuelle. Dans une
caméra de surveillance, il y a plus d’aveuglement que d’intelligence politique, plus de menace à terme que de
générosité sociale ou humaine, plus de régression inévitable que de progrès réel vers la sécurité…
C’est au nom de ces idées, du fait de ces principes seuls, que nous sommes à même de vous souhaiter, de
loin, mais sereinement, la bienvenue en Martinique.
Edouard Glissant, Patrick Chamoiseau
143
Pourquoi ils ont mis le feu
Ivan Duroy, Basta !, 10 décembre 2005
Trois semaines d’émeutes ont violemment agité les périphéries des villes hexagonales. Tentative d’analyse
d’un mouvement en manque de débouchés politiques.
Les cités ont craqué. Les cendres des 10 000 voitures brûlées depuis le 27 octobre refroidissent. 3000
personnes ont été interpellées et plus de 400 condamnées à de la prison ferme. L’Hexagone est soumis à
l’état d’urgence prolongé jusqu’en février. Ce n’était pas arrivé depuis la guerre d’Algérie. Inquiétant
symbole. Comment analyser ce qui s’est passé sans tomber dans les nombreux clichés déversés dans les
médias ? Comment tenter de comprendre sans se faire taxer d’« angélisme » face à des jeunes considérés par
une partie de la population comme de simples casseurs. « Cette violence n’est pas une solution, cela peut
nous amener le pire, mais je n’arrive pas à la condamner totalement. Qu’ai-je d’autre à leur proposer à ces
gosses qui ont l’âge de mon fils et qui, à la différence de lui, se font contrôler tout le temps ? », se demande
Alain Bertho, anthropologue et habitant de Saint-Denis (93). Une interrogation qui résume l’embarras dans
lequel est plongé le « peuple de gauche » face au phénomène. Comprendre ne signifie pas acquiescer aux
violences gratuites, surtout quand elles débouchent sur la mort d’un homme, Jean-Jacques Le Chenadec (61
ans), à Stains (93). Mais ce drame, comme quelques autres (bus incendiés avec des passagers à l’intérieur...),
ne doit pas masquer l’ensemble des évènements.
Emeutes ou mouvement ?
Si l’on considère qu’il y a eu environ une arrestation pour une dizaine de participants aux émeutes, ce sont au
minimum 30 000 personnes qui ont pris part aux actions de destruction ou aux attaques contre les forces de
l’ordre. D’après les nombreux témoignages, ce sont majoritairement des mineurs. Les actions ont été
spontanées, les jeunes étant, au mieux, organisés en réseau informel, fonctionnant par groupes d’amis ou de
connaissances. N’en déplaise au philosophe télévisuel Alain Finkielkraut, on est loin du spectre de la
manipulation intégriste islamiste avancée par certains. Même le patron de la DST en convient. « Il faut se
garder d’une lecture confessionnelle des troubles actuels. Tout cela n’est pas lié à l’influence d’une religion
», a déclaré Pierre de Bousquet. Reste la question : comment qualifier ce qui s’est produit ? « Emeute, rage,
colère... La difficulté à identifier ce qui se passe est symptomatique de notre incapacité à la traduire
politiquement », résume Monique Crinon, consultante sur la politique de la ville et initiatrice de l’appel des
indigènes de la République. « Le fond, c’est de la révolte. Sur la forme, certains ont profité des évènements
pour commettre des actes crapuleux. Cela a été mis en avant pour dépolitiser le fond », estime Marwan
Mohammed, fondateur de l’association C’Noues, à Villiers-sur-Marne (77) et étudiant en sociologie,
travaillant sur les formes de sociabilité des adolescents et des jeunes de milieu populaire. Pour la première
fois depuis les marches pour l’égalité de 1983, et quoi que l’on pense de sa forme, un mouvement collectif a
agité les banlieues « sensibles », mélangeant révolte populaire et violences autodestructrices.
Existe-t-il des revendications ?
C’est l’autre difficulté : comprendre le message, si message il y a, de cette colère. « Le sens de ces actes et
les mots pour les définir ne sont pas portés par les acteurs eux-mêmes. Il n’y a pas de leaders ni
d’interlocuteurs, pas d’expression politique construite. Cela tient peut-être à l’âge des gamins, qui ont
majoritairement entre 14 et 20 ans. Mais c’est quelque chose de politique, même si personne n’en fait une
traduction claire », observe Monique Crinon. Une certitude cependant : les émeutes ont toujours le même
déclencheur. Vaulx-en-Velin (69) en 1981, Mantes-la-Jolie (78) en 1991, Paris 18ème en 1993, Dammarieles-Lys (77) en 1997, Toulouse en 1998... A chaque fois une bavure mortelle impliquant des forces de police.
La mort de Zyad (17 ans) et Bounna (15 ans) à Clichy-sous-Bois (93) a été vécue comme telle, à tort ou à
raison. L’enquête, déclenchée tardivement après une cacophonie ministérielle, devra le dire. Depuis 1977,
plus de 200 bavures ont été commises par des policiers (1). Dix morts par an entre 1997 et 2001. Chaque
mort endeuille un quartier, une génération d’habitants. Cette mémoire des morts semble avoir joué un rôle
important. Ce n’est donc pas un hasard si les forces de l’ordre ont constitué la principale cible. Les ados issus
de l’immigration sont confrontés à des contrôles de police quasi quotidiens. D’expérience, ils estiment que
ces contrôles peuvent mal tourner à n’importe quel moment.
144
Mais pourquoi les voitures, des écoles, des entrepôts, s’il s’agit d’une colère contre les comportements
policiers ? « C’est foutu pour nous, alors on va leur pourrir la vie. » Ce genre de phrase, prononcée par des
gamins de 14 ou 15 ans, a marqué plus d’un adulte, lors des discussions - nombreuses - avec les groupes
d’émeutiers pour tenter de calmer les esprits. C’est une violente critique de la société et du sort qu’elle
semble réserver aux nouvelles générations. Pour les jeunes issus de l’immigration, les discriminations
s’ajouteront à la galère. L’arbitraire pratiqué dans la rue par les forces de police n’est qu’un avant-goût de ce
qui les attend à l’université, dans le monde du travail ou pour trouver un logement.
Pourquoi un tel décalage avec la gauche ?
Face à la réponse gouvernementale - état d’urgence, justice expéditive, remise en cause de l’enseignement
généraliste jusqu’en troisième, diabolisation de l’immigré polygame quand il n’est pas chef de gang ou
islamiste -, la gauche politique et syndicale brille par sa quasi absence. « Les syndicats sont comme toutes les
institutions. Au-delà des analyses sur les formes de discriminations, nous n’avons pas apporté de réponses
pour que ces populations trouvent leur place, ne serait-ce que dans le mouvement syndical », reconnaît
Annick Coupé, porte-parole de l’Union solidaire. La direction du PS a fait la sourde oreille face aux élus
locaux, maires des communes concernées, qui répétaient que l’instauration de l’état d’urgence n’était pas la
solution. « Ce qui nous pète à la gueule, c’est notre incapacité à transformer la souffrance en conquête
sociale, à offrir la possibilité de vivre ensemble mais aussi de rêver ensemble », résume Alain Bertho. Toutes
les précédentes tentatives d’émergence d’association animée par des jeunes des quartiers populaires ont été
soit récupérées (Sos-Racisme après les marches des beurs), soit criminalisées - comme le collectif Bouge qui
bouge à Dammarie-les-Lys. Dans la jeunesse des quartiers populaires, cette situation provoque méfiance et
éloignement vis-à-vis des formes classiques d’engagement, qui sont perçues comme inefficaces, voire
inutiles. La preuve ? Les subventions supprimées en 2002 par le gouvernement ont été rétablies. En trois
semaines d’émeutes, des jeunes inorganisés ont obtenus plus qu’associations et élus réunis en trois ans de
vaines protestations.
Les directions des organisations de gauche se comportent comme si le problème des banlieues leur était
extérieur et ne concernait pas des citoyens à part entière, à la différence d’une grève dure menée par des
ouvriers, d’un mouvement étudiant qui peut lui aussi déboucher sur des violences ou d’actions de destruction
menées par des paysans. La crise ravive une autre fracture. D’un côté, ceux qui estiment qu’à la domination
capitaliste s’ajoutent des discriminations racistes, qui ne sont pas seulement le fait d’individus, de chefs
d’entreprises ou de fonctionnaires xénophobes, que la République antiraciste sanctionnera un moment ou à
un autre, mais héritées de la république coloniale et de ses représentations. De l’autre, ceux qui, face aux
ravages du capitalisme, invoquent l’Etat et les grands principes républicains. Pour eux, critiquer les défauts
du modèle social français - ou de ce qu’il en reste - serait faire le jeu des néo-libéraux et de la tentation
communautariste. Les débats sur le voile ont été des révélateurs de ce clivage. « Certains sont aveuglés par
la France républicaine, par leur image d’une France des Lumières qui est universelle, regrette Monique
Crinon. Ils considèrent que l’intégration constitue les premiers barreaux de l’échelle sociale. La faute est
rejetée sur les individus qui ne la gravissent pas, à ceux qui n’entrent pas dans le moule. »
Ivan du Roy
(1) L’historien Maurice Rajfus, animateur de l’Observatoire des libertés publiques, en a comptabilisé 196
entre 1977 et 2001.
145
Justice d’exception pour jeunes de couleur
Henrik Lindell, Basta !, 10 décembre 2005
http://www.bastamag.org/journal/article.php3?id_article=37
Sur 3 000 jeunes interpellés, près de 400 ont écopé de peines de prison ferme lors de comparutions
immédiates, synonymes d’arbitraires. Reportage au tribunal de Bobigny, dans le 93.
Si les mots employés par nos politiques ont un sens, la fameuse « racaille » doit bien exister. En
l’occurrence, elle doit se trouver là, au tribunal de Bobigny, dans le box des accusés. Pendant un mois, les
tribunaux ont regorgé de jeunes gens interpellés lors d’opérations de « nettoyage » - toujours selon le
vocabulaire de nos politiques - dans certains quartiers sensibles. Ils sont accusés d’avoir brûlé quelque 10
000 voitures, incendié des dizaines de bâtiments publics, blessé une trentaine de policiers... Or, cette
« racaille » ne correspond pas toujours à l’image que l’on est censé en avoir. Mieux, ce sont des jeunes a
priori « normaux » et scolarisés, mais qui viennent de quartiers dits sensibles et de foyers aux revenus
modestes. Sans aucune exception.
Au mauvais endroit, au mauvais moment
Le 14 novembre, un certain Mamadou B. est présenté devant les juges de la 18e chambre du tribunal
correctionnel. Menotté, tête baissée, entouré de deux policiers souriants, cet élève en première année de BTS
management est accusé d’avoir, le 3 novembre, lancé des pierres dans la cité Pierre-Sémard au Blanc-Mesnil
(Seine-Saint-Denis). Il aurait participé au caillassage de trois camions qui venaient récupérer les carcasses de
véhicules incendiés la nuit précédente. Problème : Mamadou nie catégoriquement et il n’y a pas de preuve
matérielle contre lui. C’est inhabituel dans ce genre de procès en comparution immédiate où les juges, le
procureur et l’avocat commis d’office sont habitués à des prévenus pris en flagrant délit et qui avouent
humblement leurs actes. Pour faire fléchir Mamadou, les magistrats n’ont que les témoignages rudimentaires
de deux camionneurs. Ils auraient vu son visage et reconnu son tee-shirt. Dans leur déposition, il est
notamment question d’« un individu d’environ 1,80 mètre de type africain ». Mamadou confirme qu’il était
bien présent sur les lieux, mais pour calmer des jeunes qui jetaient effectivement des pierres. Pour preuve, il
est le seul à ne pas avoir caché son visage et n’a pas résisté quand les policiers, vite arrivés sur place, l’ont
interpellé. « Si j’étais coupable, j’aurais logiquement fichu le camp », dit-il, sûr de lui. Les magistrats lui
suggèrent alors de dénoncer ses amis. Mamadou refuse bien sûr. Ses parents et au moins une dizaine de ses
connaissances sont présents dans la salle. Des regards inquiets se croisent. « Vous ne croyez tout de même
pas que je vais dénoncer mes frères ? », répond-il. Le procureur, désireux de faire un exemple dans ce
contexte, ignore les arguments de l’accusé et requiert cinq mois de prison, dont trois ferme.
Dans son long plaidoyer, l’avocat, maître Michel Hadji, manifestement certain d’obtenir la relaxe face à une
accusation peu solide, ironise sur un témoignage qui évoque « en résumé, un grand Noir ». Il n’y a pas eu
d’identification formelle derrière une glace. L’avocat évoque aussi un jeune homme qui a réussi son bac pro,
qui a un enfant, et dont le casier judiciaire est vide. Son père vient témoigner en sa faveur. Sa mère,
également présente, le soutient. Un des juges constate avec plaisir que Mamadou est également un
footballeur d’un « niveau assez correct ». En somme, Mamadou n’est pas un marginal. Il a simplement le
tort d’être noir et de s’être trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment. Mais les juges le condamnent
malgré tout à un mois de prison ferme. Plusieurs amis de Mamadou se lèvent pour sortir de la salle.
Harangués par des policiers parce que l’un d’entre eux porte une casquette (ce qui est interdit dans un
tribunal), ils s’énervent et prononcent des noms d’oiseaux. Les policiers répliquent d’emblée en sortant les
matraques. On frôle l’émeute. Ce n’est que grâce à l’intervention de certains jeunes eux-mêmes et surtout à
celle de l’avocat que le calme revient. La police, elle, composée d’une trentaine d’agents armés, dont
plusieurs jeunes policiers aussi excités que certains gamins d’en face, cherche des témoins afin de porter
plainte pour « outrage à agent de la force publique ». « Ce jugement est scandaleux », dit simplement Michel
Hadji avec un fureur retenue, en résumant l’avis général de la salle.
Plusieurs procès se déroulent ainsi au tribunal de Bobigny. Comme un spectacle, qui tourne quasi
systématiquement à l’avantage de l’accusation. Les juges et le procureur sont souvent face à une salle qui
leur est ouvertement hostile. à part quelques spectateurs censés être neutres - des journalistes notamment -, il
146
y a là des membres de la famille de l’accusé, des amis et surtout des militants d’organisations de gauche. Or,
plusieurs dizaines de policiers surveillent les procès en manifestant, parfois ostensiblement, leur méfiance à
l’égard « des jeunes », c’est-à-dire les amis des accusés. Il n’est pas rare de voir certains policiers ricaner
lorsque des accusés se trouvent en difficulté face à des juges triomphants. Bien des prévenus ont perdu le
procès avant qu’il ne commence. Beaucoup ne peuvent s’expliquer en français. D’autres répondent à côté.
Leurs avocats, généralement commis d’office, n’ont pas le temps nécessaire pour trouver une faille dans
l’accusation. à ce titre, le procès de Sidi (1) est exemplaire et caricatural. Un seul CRS sur les vingt qui
composent sa compagnie l’aurait vu lancer des objets contre un de leurs cars à Montreuil. Dans sa
déposition, Sidi a indiqué avoir fait semblant de jeter des pierres, « pour rigoler » avec des copains. Mais là,
devant les juges, pour des raisons que l’on ignore, il se braque et nie tout. Parce que ses parents marocains
sont présents ? Ce jour-là, il devait commencer un nouveau travail comme garagiste. Dans son casier
judiciaire, à part quelques dégradations de biens publics voici cinq ans alors qu’il était encore mineur, on ne
trouve qu’une infraction au code de la route. Il mène manifestement une vie paisible et serait « bien
intégré », insiste l’avocat. Les juges n’écoutent que le procureur et le condamnent à un mois ferme. Mais
pourquoi, diable, aurait-il eu des gestes menaçants à l’égard des CRS ? Qu’est-ce qui amène un individu,
apparemment responsable, à commettre un tel acte ? Ce sont des questions qui ne sont tout simplement pas
abordées. Et ceux qui avaient déjà des problèmes avec les forces de l’ordre - cela arrive très souvent chez les
jeunes issus de l’immigration en Seine-Saint-Denis - ne peuvent qu’être confortés dans leur méfiance par ces
procès aussi sommaires et ces peines de prison ferme. La justice leur apprend-elle autre chose que les forces
de l’ordre sur la société qui les entoure ?
Juges blancs, accusés noirs
L’aspect le plus spectaculaire dans ces comparutions est évidemment l’invraisemblable proportion de gens
de couleur dans le box des accusés. Nous avons suivi dix-sept procès pendant deux jours au tribunal de
Bobigny dans deux salles différentes avec des juges et des procureurs différents. Seize des accusés étaient
des hommes noirs ou des beurs. Un seul était blanc. Lui a d’ailleurs été relaxé, après avoir été accusé sans
preuve d’avoir brûlé une voiture à Montreuil. Mais tous les autres ont été condamnés ! Sans doute le hasard...
Les procès ne présentent évidemment pas de caractère raciste. La plupart des accusés, en majorité des
multirécidivistes, ont avoué les faits qui leur étaient reprochés. Beaucoup n’avaient d’ailleurs aucun lien avec
« les événements » de ces dernières se-maines. Il s’agissait de vols avec violence, de braquages, de refus
d’embarquer dans le cadre d’une expulsion vers le pays d’origine, de violences conjugales, de conduite en
état d’ivresse, etc. Il n’en demeure pas moins que le tribunal de Bobigny met en scène deux France d’une
façon symbolique. L’une est blanche, intégrée, riche. Elle juge l’autre, issue de l’immigration et qui a un
accès limité à l’emploi et à la richesse matérielle. (2) La « fermeté » promise par Sarkozy à l’égard de ceux
qu’il a traités de racaille a été appliquée. Mais ne se retournera-t-elle pas contre lui ? Condamner à la prison
ferme des jeunes de couleur au casier judiciaire vierge pour de petites bêtises de jeunesse et réprimer plus
durement que jamais des délits comme les vols de sacoches par des récidi- vistes, est-ce vraiment « la »
solution ? Certains juges insistent sur le rôle « pédagogique » ou « éducatif » de la prison. Ils suggèrent
souvent un « accompagnement » en prison pour sortir des problèmes de drogues, très fréquents. Mais les
procureurs n’utilisent pas ce langage. Ils réclament l’éloignement de ceux qui troublent l’ordre public. Pour
protéger les autres. Pour eux, la société ne doit pas s’interroger sur les raisons d’une quelconque révolte
(pauvreté, chômage, exclusion, dis- crimination raciale, etc.). Elle doit protéger l’ordre. C’est chose faite. À
quand la prochaine révolte ?
147
État d’urgence
Ivan du Roy, Témoignage Chrétien, 8 décembre 2005
Ça commence à sentir sérieusement le soufre. Les digues qui séparaient la droite parlementaire de l’extrême
droite ont cédé. Un ouragan de lieux communs xénophobes et de propositions plus réactionnaires les unes
que les autres a eu raison des ultimes barrages. Comme si, à coup de « Kärcher » et de « racaille », le
ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, venait d’ouvrir une brèche vers un jardin jusque-là défendu où,
telles les feuilles mortes d’automne, les voix du Front national se ramassent à la pelle. Tous les nostalgiques
frustrés d’un ordre ultraconservateur et nationaliste sont en train de s’y engouffrer. L’une des premières à
franchir le seuil a été Hélène Carrère d’Encausse, membre de l’Académie française, expliquant les récentes
violences urbaines par la polygamie des pères de familles africains. Une analyse digne d’un bavardage de
comptoir à la fête lepéniste « Bleu, Blanc, Rouge », aussitôt reprise par Bernard Accoyer, président du
groupe UMP à l’Assemblée nationale. Le philosophe télévisuel Alain Finkielkraut leur a prestement emboîté
le pas, évoquant, dans une interview au quotidien de gauche israélien Haaretz, et toujours à propos des
émeutes, « une révolte à caractère ethnico-religieux » animée par « la haine de l’Occident ». Une foule de
parlementaires UMP – 201 très exactement – se sont précipités à leur suite, demandant à ce que des sanctions
soient prises contre les groupes de rap qui seraient coupables de racisme antifrançais. A quand une loi sur le
bon goût musical ? A quand un décret pour que Brassens, à titre posthume, soit déchu de sa citoyenneté ?
Cela ne saurait tarder : un projet de loi déposé par le député des Pyrénées-Orientales, Daniel Mach, propose
d’instaurer « un délit d’atteinte à la dignité de la France et de l’État ».
Les digues ont cédé car elles étaient sévèrement érodées. Début novembre, le député du Val-de-Marne,
Jacques-Alain Bénisti, remettait son rapport sur la prévention de la délinquance, qu’il peaufinait depuis huit
mois. Selon lui, les comportements déviants sont détectables dès la maternelle et la pratique du bilinguisme,
facteur de déscolarisation et de délinquance, doit être interdite. Le 29, malgré l’opposition de la gauche et de
l’UDF, la loi reconnaissant le « rôle positif de la colonisation » déposée en février, était adoptée.
Enthousiaste, Georges Frêche, président PS de la région Languedoc-Roussillon, entonnait un chant colonial
lors du conseil municipal de Montpellier (les voix de certains pieds-noirs aussi se ramassent à la pelle). Ce
n’est pas un cauchemar : nous vivons bien dans la France du XXIe siècle. Balayé par ce déferlement, le
ministre délégué à la Promotion de l’égalité des chances, Azouz Begag, est porté disparu. Submergé, le
gardien du temple Jacques Chirac n’est plus écouté. Il a beau récuser, de Bamako, certains amalgames, le
gouvernement de Villepin planche sur un énième projet de loi sur l’immigration, restreignant toujours
davantage les conditions de séjour des étrangers, qu’ils soient conjoints de Français ou étudiants. Comme si
l’immigration était l’unique enjeu depuis vingt ans. Les huit personnes mortes de froid il y a quinze jours,
privées d’accès à un logement ? La faute aux polygames ! L’épineuse question de la redistribution des
richesses dans un pays socialement malade ? La faute aux immigrés !
« Quand on ne condamne pas, on est complice », rappelle, dans nos colonnes (lire son interview), l’ancien
ministre Bernard Stasi. Existe-t-il encore à droite des élus qui refusent la tentation xénophobe ? Miguel
Benasayag les invite à sortir du bois (lire sa tribune). Une parole ferme des institutions religieuses et morales
ne serait pas non plus superflue. Loin de là. À la gauche aussi de se manifester plus énergiquement. Et pas
seulement en réaffirmant ses valeurs antiracistes, mais en proposant aux Français un modèle débarrassé du
mythe de la France coloniale, qui ne tremblerait plus de peur face à sa jeunesse multiculturelle.
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La République comme horizon
Christiane Taubira, députée de la Guyane (Parti radical de gauche-Parti guyanais de centre-gauche), Le
Monde, 6 décembre 2005
Pour l'observateur moyennement attentif, il est clair depuis quelque temps qu'Alain Finkielkraut est en état
de siège. Ceux qui aiment la belle ouvrage littéraire, la fine intelligence, la pensée vive et prompte, éprouvent
comme une nostalgie de ces années où, d'une plume alerte quoique souvent triste et rauque, ses oeuvres,
s'évadant des assignations identitaires, ont nourri la réflexion sur les abysses troublantes et funestes où
macèrent d'humaines pulsions meurtrières. Ce n'était pas Hannah Arendt, mais c'était une pensée écorchée et
fulgurante, de celles qui rappellent à chacun d'entre nous combien il est le gardien de son frère.
Il ne relève pas de l'interrogation publique de savoir comment de vieux démons prennent possession d'esprits
aiguisés. Mais qui eût prédit que, lorsque la société française s'emparerait, enfin durablement, des débats qui
fondent la mise au jour de son identité nationale, les plus rugissantes querelles se résumeraient à un
impossible dialogue entre deux sourds. Quand sortirons-nous des joutes logomachiques DieudonnéFinkielkraut, où la vilenie de l'un sert de résonance à la marcescence de l'autre ? De gradins imaginaires leur
parvient le cri /"Queremos sangre !"/ (Nous voulons du sang !)
Que ne savent-ils que /"vivre dans la haine, c'est vivre au service de son ennemi"/ (Mario Vargas Llosa,
écrivain sud-américain) ? Y a-t-il un sens à ce qu'ils débrident leur parole hors du territoire national. L'un, à
Alger ; l'autre, en Israël ? Et pendant que les gladiateurs se provoquent, l'un gâchant d'immenses talents,
l'autre asséchant une sensibilité généreuse, tandis qu'académiciens et ministres entonnent la rengaine
lamentable de poncifs éculés, l'amertume et la rancoeur rampent dans le coeur de ceux qui croyaient avoir
rendez-vous avec la République. Ceux-là attendent qu'on leur explique, en toute rigueur, mais avec
bienveillance, que c'est en pleine connaissance du passé, en pleine conscience des tendances originelles de
brutalité, de discrimination et d'exclusion de la République que nous lui restons attachés, que nous la
préservons, que nous voyons dans ses ambitions universelles le moins imparfait des cadres politiques et
juridiques inventés par les hommes pour faire société.
Oui, nous avons un parti pris pour la /"res publica"/, la chose publique. Parce que nous refusons d'écrêter la
part d'inattendu, d'imprévisible, d'improbable, que les hommes et les femmes ont injectée dans l'Histoire, au
temps même où ils la vivaient d'une rive à l'autre de la Méditerranée, ou de l'Atlantique, nous considérons
que chacun est infiniment plus que son origine, que le passé du groupe ne peut enfermer le destin de
l'individu. Il nous appartient de saisir la matière à faire destin commun, d'empoigner les leviers des
lendemains que nous nous promettons en partage. Et, pour cela, apprivoiser nos ressentiments, frictionner
nos raidissements, franchir les barrières, toutes les barrières car, comme le professait Frantz Fanon, /"le
destin de l'homme est d'être lâché."/
L'universel républicain est question d'idéal. Ses trahisons sont affaire de manquements ou d'infidélités
politiques. Son abolition serait annonce de désordre et de plus d'injustices encore. Car, face au racisme, à la
relégation, aux préjugés, aux inégalités, il est le recours, la référence, le rempart des plus vulnérables. Et
même si, par extraordinaire, cet universel n'était qu'une ruse, un leurre, une imposture, une fourbe fumisterie
pour absoudre les fautes et les négligences d'Etat, il nous reviendrait de postuler nos exigences pour l'égalité
des droits, qui suppose parfois l'inégalité des politiques publiques, pour l'engagement résolu des forces
publiques autant que des énergies civiques autour d'un contrat qui reformule les obligations des pouvoirs et
celles des citoyens, les droits étant arrimés aux devoirs, les libertés à la responsabilité, pour les uns et pour
les autres.
Au lieu de prendre part à la confrontation chimérique et dévastatrice de communautés fictives, reconnaissons
qu'il est vrai qu'en France même et dans l'Empire français, la République a couvert des exactions et des
crimes. En excluant les femmes du suffrage universel, en expédiant au bagne et aux travaux forcés ses
communards, ses pauvres, ses petits escrocs, ses adolescents délinquants, les militants anticolonialistes.
Elle a laissé instaurer le code de l'indigénat. Elle a encouragé la confiscation des terres, et, parfois, justifié
des massacres coloniaux. Cela étant énoncé sans matoise équivoque ni stérile mortification, rappelons ce
149
qu'il advint chaque fois que la République fut garrottée, répudiée ou abattue : les libertés individuelles furent
en péril, et les libertés publiques en naufrage. L'esclavage rétabli après que la 1ère République fut décapitée.
La censure restaurée, les associations ouvrières et les sociétés de secours interdites, le délit d'opinion
multipliant les prisonniers politiques dès que la 2ème fut bannie. Des lois racistes et antisémites inscrites dans
le code pénal, la laïcité torturée, la messe imposée aux fonctionnaires civils et militaires, les partis politiques
supprimés lorsque la III^e fut anéantie.
Nous savons que la République s'est laissé dévergonder, et qu'elle est encore travaillée par des tentations
autoritaires et raboteuses, traversée par des tensions d'impatience et de désamour, défiée par les poujadismes,
la xénophobie, les culturalismes étriqués. Elle demeure cependant l'horizon.
Il ne s'agit pas de réciter la Constitution, qui prétend méconnaître le sexe, les croyances, les accents et la
couleur. Il ne s'agit pas davantage d'avancer, la main sur le coeur, en jurant que tout acte raciste est
condamnable, et tout préjugé misérable, alors que sont méthodiquement exclus de toute responsabilité et de
toute représentation ceux qui n'ont pas l'apparence de l'uniformité républicaine.
La France ne peut continuer à se penser sans prendre la mesure de la part du monde qu'elle porte en elle, et
de ce qu'elle offre de singulier au monde. Elle n'est pas sortie humainement indemne de ses incursions en de
lointains rivages. Elle en a conservé un goût tenace de l'aventure, une cordiale condescendance envers les
extravagances tropicales, une attachante obstination à la conversion d'autrui, une très grande disposition
narcissique. Ce ne sont pas là que des défauts.
C'est aussi une inclination, souvent inconsciente, à l'altérité. Le défi est de la faire affleurer. Pour que, sans
vertige, elle se voie, enfin, telle qu'elle est ; qu'elle réalise l'inexcusable gâchis de talents accompli en ces
nombreuses années de bavardage et de bricolage. Qu'elle remonte à la source d'amour de certains cris de
haine. Qu'elle cesse de désespérer les plus patients. Le temps presse.
Christiane Taubira est députée de la Guyane (Parti radical de gauche-Parti guyanais de centre-gauche)
150
L’apartheid, avenir du monde ?
Achille Mbembé, Le Messager n° 2021, 6 décembre 2005
L’on a beau remonter le temps, l’avenir du politique s’est toujours joué autour de la possibilité de l’êtreensemble et de la volonté de faire communauté. Dans une large mesure, la démocratie elle-même consiste en
la capacité d’imaginer, chaque fois en des termes nouveaux, ce qui tient les hommes ensemble, de manière
irréductible. L’égalité des droits qu’elle proclame n’est possible que si se crée une culture suffisamment
critique d’elle-même parce que capable de juger, chaque fois, d’une manière qui fasse sens sur le plan
éthique et sur celui du droit, au nom de quoi le pouvoir des uns s’exerce sur les autres. La démocratie
consiste enfin en l’invention d’institutions susceptibles d’arbitrer les luttes qui ne manquent pas d’opposer
les hommes les uns aux autres de telle manière que ces luttes ne dégénèrent pas en guerre civile pure et
simple (stasis). Tel est l’horizon, à la vérité jamais atteint, jamais assuré et qui, toujours, doit faire l’objet
d’une critique – interminable par définition.
Régime de la claustration
L’Europe aujourd’hui – et c’est là son paradoxe - cherche à bâtir une “ nation des États-nations ” à un
moment où ses démocraties sont rongées de l’intérieur par une grave crise morale, éthique et culturelle. Cette
crise se déroule dans le contexte de l’événement qu’est la globalisation. On sait dorénavant que cette dernière
est le temps par excellence de l’universalisation; mais l’on sait aussi que cette universalisation procède, en
très grande partie, par la réinvention de toutes sortes de frontières. L’une des contradictions de la
globalisation est, par exemple, de favoriser l’ouverture économique et financière tout en durcissant le
cloisonnement du marché international du travail. Le résultat est la multiplication des empêchements à la
circulation des hommes et la normalisation des conditions liminales dans lesquelles sont enfermées les
populations jugées “ indésirables ” au nom de la raison d’État.
L’on a ainsi assisté, au cours du dernier quart du vingtième siècle, à l’apparition, à l’intérieur même de
l’ordre démocratique européen, d’une forme nouvelle de gouvernementalité que l’on pourrait appeler le
régime de la claustration. L’une des particularités du régime de la claustration est d’être lui-même encastré
dans le tabernacle même de la démocratie. Ce régime se caractérise, entre autres, par une formidable
expansion et miniaturisation des logiques policières, judiciaires et pénitentiaires, notamment celles qui ont
trait à l’administration des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Aux fins d’administration des populations jugées “
indésirables ”, l’Europe a en effet mis en place des dispositifs juridiques, réglementaires et de surveillance
visant à justifier les pratiques d’entreposage, de rétention, d’incarcération, de cantonnement dans des camps,
ou encore d’expulsion pure et simple des “ étrangers ” et des “ intrus ”. Il en a résulté non seulement une
prolifération sans précédent des zones de non-droit au cœur même de l’État de droit, mais aussi l’institution
d’un clivage radical, d’un genre nouveau, entre les citoyens auxquels l’État s’efforce d’assurer protection et
sécurité d’une part, et d’autre part une somme de gens littéralement privés de tout droit, totalement livrés à
une radicale insécurité et ne jouissant d’aucune existence juridique. Le régime de la claustration se
caractérise aussi par la soumission de ces “ superflus ” à des procédures inédites de contrôle et de répression
et à des formes insoutenables de cruauté. Ces procédures inhumaines et l’inimaginable violence qui les porte
ont pour but de les dépouiller systématiquement de toute forme de protection par la loi ou par le règlement.
Elles ouvrent, ce faisant, la voie aux pratiques d’animalisation et de dégradation dont ils sont victimes aux
mains de l’État.
Une violence exceptionnelle, comparable à celle que l’on infligeait autrefois aux ennemis et aux prisonniers
de guerre de l’ère pré-moderne, a donc été libérée au cœur même de l’État européen. Elle ne s’inscrit pas
seulement dans la continuité de l’histoire de la violence étatique en Occident même. Elle a la particularité de
rassembler, en un seul et même faisceau, des aspects du principe de l’illimitation en vigueur à l’époque de
l’État de police au XVIIIe-XIXe siècles, maints aspects de la justice d’exception en vigueur sous la
colonisation, et certaines dimensions des traitements inhumains infligés autrefois aux Juifs lors des poussées
anti-sémites sur le sol d’Europe. Dans sa routine, cette violence est administrée par une police sûre de son
impunité et gangrenée par le racisme. Elle est également entretenue par une matrice d’institutions parallèles,
judiciaires et sociales.
151
À la faveur de la “ guerre contre le terrorisme ”, les modalités de circulation autour du globe sont devenues
plus draconiennes encore. Pour mieux faire valoir son rôle de dispensateur de la sécurité et de la protection,
l’État n’hésite plus à semer lui-même la peur et à procéder par invention fantasmatique de figures chaque
fois plus complexes de l’ennemi. Mieux, il a fini par persuader une grande partie de l’opinion publique que
l’on ne pourra disposer de cet ennemi qu’en dérogeant chaque fois aux principes élémentaires qui fondent
l’État démocratique lui-même. Peu à peu, ce qui n’était qu’un épiphénomène est devenu partie intégrante de
la culture et de la manière dont l’État européen désormais fonctionne – en instituant, en son centre, le
principe de la claustration, c’est-à-dire un “ état d’exception ” permanent appliqué à des catégories ethnoraciales spécifiques.
Du coup, sur le plan culturel, les démocraties européennes ne parviennent plus à imaginer ce qui tient les
hommes ensemble, encore moins ce qu’ils partagent, à l’âge de la pluralité planétaire. Au demeurant, elles ne
considèrent plus la réflexion sur ce “ tenir-ensemble ” et cette “ pluralité ” comme faisant partie de leurs
responsabilités. Pis, elles semblent désormais penser que l’apartheid, sous une forme ou une autre, est le
véritable avenir du monde. Nombre de leurs citoyens ne veulent plus, ni vivre, ni partager leur existence
individuelle et collective avec certaines catégories et espèces humaines - des gens (nationaux et étrangers)
dont ils pensent qu’ils n’ont vraiment jamais été, qu’ils ne sont et ne seront jamais vraiment des leurs. Voilà,
quant au fond, la signification profonde et des violences actuelles contre les “ étrangers ”, et du durcissement
des politiques de l’immigration, et – chose plus préoccupante encore – du traitement réservé aux minorités
raciales dans maints pays européens.
L’on n’a pas suffisamment rappelé que ce désir d’apartheid n’est pas nouveau. En fait, il remonte à l’époque
de l’expansion européenne outre-mer. L’Europe était alors convaincue que les colonisés étaient des êtres
inférieurs que seule notre excessive humanité tolérait. Aujourd’hui, les Européens proclament de plus en plus
haut et fort ce désir d’apartheid à un âge où l’on pensait que malgré les inégalités de pouvoir et de revenu, le
monde était finalement devenu un, et que le rapport à Autrui ne pouvait plus être construit sur la base du
préjugé selon lequel il existerait des races supérieures et d’autres inférieures, ou encore des cultures
primitives auxquelles s’opposerait “ la civilisation ”. Or le désir d’apartheid en Europe se nourrit précisément
d’une formidable réhabilitation de tous ces vieux préjugés.
Ceux-ci se donnent le plus à voir dans les pays dont on peut dire qu’ils ont, au milieu du XXe siècle, raté leur
auto-décolonisation. C’est notamment le cas de la France où les émeutes récentes dans plusieurs banlieues,
loin de conduire à un sursaut éthique, ont exposé les soubassements racistes d’une société qui, jusqu’alors, se
prévalait d’avoir inventé la raison et d’être un modèle universel d’égalité. Il ne se passe plus de semaine sans
qu’un haut responsable, commentateur ou intellectuel y aille de sa part de défoulement raciste. Passions et
haines enfouies dans l’inconscient de la culture résonnent désormais jusque dans l’enceinte de l’Assemblée
nationale. Une formidable régression est en cours. À droite comme à gauche, peu nombreux sont ceux qui
semblent encore avoir quoi que ce soit à dire de la réciprocité entre humains, d’une démocratie sans cesse à
venir, dont la pierre angulaire serait la politique du semblable. Le tabou a sauté au moment même où le pot
aux roses – à savoir la fiction de l’égalité républicaine – a été découvert. Désormais, il n’y a plus ni frein, ni
culpabilité. L’ère du “ sanglot de l’homme blanc ” est bel et bien terminée.
Glaciation culturelle
À l’instar de ce qui se passait autrefois sous les régimes totalitaires, le Parlement a donc édicté que le passé
colonial français fut “ globalement positif ”. C’est ce que les enseignants doivent désormais apprendre aux
écoliers et lycéens. Dans une fête sauvage, à la fois joyeuse et désespérée, l’opinion publique veut
absolument croire que la colonisation, loin de constituer une forme de violence extrême, arracha en fait les
sauvages de la nuit barbare. Elle tient à tout prix à s’auto-persuader que les guerres de conquête et
l’occupation coloniale française furent de grands gestes de bienveillance et qu’en réalité, le départ des colons
précipita ces pauvres sociétés dans le chaos et l’assistanat. Elle s’étonne donc que les ex-colonisés n’aient
que sarcasmes et quolibets à opposer à tant de générosité.
Sartre, Merleau-Ponty et quelques autres décédés, il ne reste plus de grande voix morale sur la scène
intellectuelle pour rappeler deux ou trois vérités. Et d’abord, que coloniser signifie, en son principe, adhérer
à des idées de hiérarchisation raciale, de ségrégation, de séparation du genre humain en ceux qui comptent et
ceux qui ne comptent pas, en ceux qui doivent vivre et en ceux que l’on peut laisser mourir. Voilà la raison
pour laquelle, en son principe, la colonisation contredit fondamentalement les valeurs dont la république se
152
veut l’expression. Ensuite, que le message émancipateur de la “ civilisation ” passa par le chemin de la
déshumanisation systématique des indigènes. Enfin, qu’en rapport à la somme des malheurs que les colons
firent tomber sur la tête des vaincus, le colonialisme est “ fondamentalement inexcusable ”. Qu’à la faveur de
la colonisation l’on ait construit ici et là quelques routes et voies ferrées (et encore !), que l’on en ait éduqué
quelques-uns et rémunéré deux ou trois autres ne change rien au fait que tout ceci fut d’abord fait pour le
profit de la puissance occupante.
Mais que la France en arrive à louer les vertus d’une forme de terreur qui – comme on le vit en Algérie et
ailleurs – menaça d’enfoncer dominants et dominés dans la perdition morale et mit en danger leur santé
mentale ; que ses dirigeants et intellectuels s’expriment comme ils le font désormais ; que l’on tourne aussi
court devant “ la chose ” - tout ceci signifie que quelque chose de grave et peut-être d’irrémédiable s’est
passé dans la culture. Depuis plusieurs décennies en effet, la France est rentrée dans une phase de glaciation
culturelle. Celle-ci n’a guère épargné la gauche dont on sait au demeurant que les réflexes profonds
(socialistes et communistes compris) sont fondamentalement national-républicains. Voilà en partie la raison
pour laquelle cette gauche n’a rien à dire lorsque surgissent aujourd’hui, de nouveau, la brutalité et le mépris
résultant de l’état d’inessentialité dans lequel on cherche à confiner ceux que la loi du monde a dépouillé de
presque tout.
C’est que la gauche française (et européenne en général) a épousé, depuis longtemps déjà, le dogme selon
lequel l’égalité est affaire de calculabilité et d’homogénéisation plutôt que de prise en compte des
singularités. Contrairement à ce que l’on pense, c’est une gauche qui n’est pas du tout exempte de toute
tentation d’exaltation du sol et du sang. C’est une gauche qui pense que le pouvoir d’universalisation est,
avant tout, un pouvoir d’État, un pouvoir national. Pour toutes ces raisons, cette gauche peine à comprendre
que la formation de l’inégalité sociale et de la domination politique n’est pas seulement affaire de rapports
économiques d’exploitation d’une classe par une autre (la fameuse question sociale), mais qu’elle passe aussi
par la négation systématique de l’autre et le refus, au nom de la “ race ” et de la “ religion ”, de lui attribuer
les mêmes qualités d’humanité qu’à soi-même. Voilà pourquoi, chaque fois qu’il s’agit du sort des gens
d’origine non-européenne, elle perd très vite de vue toute distinction entre le conditionnel et l’inconditionnel.
Figures de l’ennemi
C’est aussi une gauche qui n’est pas loin de partager le paradigme qu’à la faveur de la guerre contre la
terreur (war on terror), les Etats-Unis sont parvenus à imposer au monde entier comme le seul type de calcul
planétaire possible. Qu’il s’agisse des rapports entre nations ou des rapports au sein des nations, la question –
la seule, désormais – est de savoir qui est donc mon ennemi, le mien, ici, et maintenant. L’ennemi, de
surcroît, ne peut être désormais qu’un “ ennemi de Dieu ” - les dieux séculiers y compris (démocratie,
sécurité, marché, laïcité, république et ainsi de suite). Depuis septembre 2001, la question de l’ennemi n’est
donc plus seulement politique. Elle est désormais une question politico-ontologico-théologique. Au nom de
la guerre contre le terrorisme, l’espace du politique est désormais le même que l’espace de la guerre ; et le
fondement de la guerre est désormais de l’ordre du théologique. En effet, elle doit désormais être conduite
comme si l’Autre, le proche, le prochain et le semblable n’existaient plus.
Les premiers “ prisonniers ” de cette sorte de guerre ontologico-théologique, dans l’Europe d’aujourd’hui, ce
sont les “ étrangers ”, les “ intrus ” et les minorités raciales. Peu importe que ces dernières en particulier
soient, en théorie, composées de nationaux européens. À cause d’un profilage ethno-racial qui souvent ne dit
pas son nom, un glissement est en train de s’opérer, qui désormais tend à faire de la citoyenneté une affaire
d’autochtonie – et donc de “ race ” plus que de “ classe ”. De même, lorsque l’Europe évoque aujourd’hui sa
culture judéo-chrétienne, ce n’est guère pour faire valoir l’impératif fondateur des deux religions qu’est
l’universel amour des hommes et des ennemis. C’est pour s’opposer à toute forme de multiculturalité et pour
faire valoir l’extrême intolérance du christianisme envers ceux qui sont restés au dehors – les païens et les
mahométans.
C’est dans ce contexte qu’il faut situer la régression en cours en France et dans bien d’autres pays d’Europe.
L’opinion internationale tarde à prendre la mesure de la pulsion destructrice qui se trouve au fondement des
législations adoptées contre les étrangers au cours des dix dernières années par les démocraties européennes.
Quelles que soient les différences entre pays, le paradigme qui gouverne ces législations est celui de “ l’état
d’exception ” - c’est-à-dire, en dernier ressort, de la “ violence pure ”. La catégorie de l’ ”étranger ” constitue
153
désormais une rubrique à laquelle sont assignés ceux qui n’ont aucune existence juridique. Leur “ lieu de
résidence ” en attendant l’expulsion, ce sont les centres d’enfermement et les “ zones d’attente ” - différents
lieux extra-territoriaux et extra-légaux, espaces de cruauté et d’inhumanité radicale qu’abrite paradoxalement
l’État de droit lui-même.
Une longue tradition nous avait accoutumé à voir dans la guerre la manifestation la plus éclatante de
l’affirmation nationale et de la politique de puissance. Cette guerre s’effectuait généralement à l’extérieur des
frontières nationales. Le colonialisme en fut l’exemple par excellence. Sa violence extrême découlait du fait
qu’il rassemblait les aspects de la guerre de conquête, de la guerre d’occupation, de la guerre totale et de la
guerre permanente. Aujourd’hui, la guerre intérieure a pour but de se débarrasser de la présence de “
l’étranger ” et de “ l’intrus ” en notre sein. Il s’agit d’une guerre inscrite dans les interstices de la culture
européenne et dans les routines de la vie quotidienne. La perception européenne du monde extérieur s’étant
définitivement brouillée, nombreux sont ceux qui ont conclu qu’il n’y aura pas de “ cité universelle ”. La
quête aujourd’hui vise par conséquent à l’auto-suffisance spirituelle et à l’autarcie morale. L’on pourrait se
demander en quoi ceci est-il si différent du modèle américain et son exceptionnalisme métaphysique.
Note de l’auteur :
Cette chronique est la dernière de la série consacrée aux significations globales des émeutes dans les
banlieues de France. À partir de la semaine prochaine, j’examinerai un ensemble de questions liées à la
création culturelle en Afrique.
Par Achille Mbembe, le 06 décembre 2005
154
Quand l’ignorance part en guerre au nom du savoir
Mona Chollet, Le carnet de Périphéries, 4 décembre 2005
http://www.peripheries.net/crnt68.html#ignorance
Passons sur la franche poilade que nous inspirent les tentatives maladroites de quelques fidèles amis pour
essayer de nous faire croire qu’il n’a pas réellement dit tout ça: Claude Askolovitch, dans «Le Nouvel
Observateur» (1er décembre 2005), reproche aux journalistes israéliens de «Haaretz» de n’avoir pas
«interprété à son avantage les subtilités de son verbe» (sic), mais de l’avoir livré «brut de décoffrage»; et
Elisabeth
Lévy,
dans
«Le
Point»
(1er
décembre
2005
http://www.lepoint.fr/edito/document.html?did=171404 ), écrit: «Certains de ses amis pensent qu'il a "pété
les plombs", mais la majorité comprend immédiatement que sa pensée a été trahie, déformée, tronquée.»
Claude Imbert, lui, dans son éditorial, parle d’une «interview tronquée», avant d’en vanter le contenu! Non:
ce qui étonne le plus, dans l’affaire des confidences d’Alain Finkielkraut à «Haaretz» (pour ceux qui y
auraient échappé, voir de larges extraits sur le site du «Monde diplomatique»: http://www.mondediplomatique.fr/carnet/2005-11-23-Qui-a-dit ), c’est qu’elles puissent susciter de l’étonnement.
En octobre 2003, par exemple, on s’alarmait dans ces pages de l’absence de réactions au livre ahurissant
qu’il venait de publier, intitulé «Au nom de l’Autre, réflexions sur l’antisémitisme qui vient» (Gallimard). Il
y déplorait que les progressistes persistent à voir – selon lui – dans le jeune descendant d’immigrés
musulmans la noble figure de «l’Autre», et non celle de l’ennemi enragé, agressif, barbare et antisémite qu’il
était. Tout cela, s’affligeait-il, parce que, dans l’esprit de ces naïfs, «le ventre encore fécond d’où a surgi la
Bête immonde ne peut, en aucun cas, accoucher de l’Autre». A propos des manifestants qui défilaient contre
le Front national dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle, en avril 2002, il écrivait: «L’avenir de la
haine est dans leur camp et non dans celui des fidèles de Vichy. Dans le camp du sourire et non dans celui de
la grimace (...). Dans le camp de la société métissée et non dans celui de la nation ethnique.» Pour lui, le
mouvement à combattre était celui qui «pense le monde dans les termes de l’antiracisme». Mais sans doute
qu’il avait eu un problème de communication entre lui-même et lui-même, et qu’Alain, incapable de
percevoir les «subtilités du verbe» de Finkielkraut, à moins que ce ne soit l’inverse, l’avait restitué par ces
formules malheureuses. Dommage pour ceux qui voudraient nous faire croire qu’il existe deux Alain
Finkielkraut: l’interviewé impulsif de «Haaretz» et «celui des livres ou des propos réfléchis» (Askolovitch,
dont
le
papier
est
titré:
«Le
philosophe
et
ses
doubles»
http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2143/a289104.html )!
Il faut dire que, sur le moment, déjà, en avril 2002, la nouvelle caution intello de la droite «décomplexée»
jugeait, dans «Le Point» (25 avril 2002), que «la réalité [avait] fait campagne pour Le Pen»... Son
affirmation, dans «Haaretz, selon laquelle «l’antiracisme sera au vingt et unième siècle ce qu’a été le
communisme au vingtième», fait aussi écho au titre d’un long entretien publié dans «L’Express» en août
2004:
«L’antiracisme
est
l’idéologie
de
notre
temps»
(http://livres.lexpress.fr/dossiers.asp/idC=8901/idR=5/idG=8 ). Comment cette assertion pourrait ne pas
revenir, de fait, à trouver certains charmes au racisme, c’est ce que j’attends toujours qu’on m’explique.
Réveil en sursaut
Pourquoi ces propos, qu’Alain Finkielkraut tient depuis longtemps, font-ils tout à coup scandale, ou, à tout le
moins (ne rêvons pas), polémique? Peut-être à cause des échos que réveillent ses commentaires sur l’équipe
de France de football «black-black-black», exercice dans lequel s’était illustré il y a quelques années JeanMarie Le Pen. Peut-être à cause de la justification explicite des discriminations à l’embauche à laquelle il se
livre («imaginez qu’un jeune des banlieues vienne demander un emploi de serveur, il a l’accent des
banlieues, vous ne l’engagerez pas, c’est très simple. Vous ne l’engagerez pas parce que c’est impossible. Il
doit vous représenter, et ceci exige de la discipline, de la politesse et une manière de parler»). Mais peut-être
aussi parce que la révolte des banlieues a marqué le retour fracassant des jeunes Français issus-del’immigration dans la réalité. Triste constat: le seul moyen qu’ils aient pu trouver pour exister dans l’espace
public autrement qu’à l’état de caricatures exotiques privées de toute humanité, ça a été de tout casser. A leur
sujet, depuis septembre 2001, la machine à fantasmes tournait à plein régime; mais eux, dans leur réalité, leur
banalité, dans leur situation d’éternels stigmatisés, de relégués «plus en danger que dangereux», on ne les
155
voyait pas, on ne les entendait pas. Leur mutisme était à proportion de la pluie de discours qui les construisait
comme boucs émissaires de tous les maux de la société française.
Avec les émeutes, ils sont restés ce qu’ils étaient, certes: du gibier à info-spectacle; mais, en même temps,
pendant quelques semaines, on les a vus, on les a entendus, on a compris qu’on avait négligé trop longtemps
les problèmes dans lesquels ils se débattent; et ça a été comme un réveil brutal. Du coup, on semble enfin
percevoir les accents pour le moins douteux de ceux qui, imperturbables, poursuivent sur la lancée de leurs
délires paranoïaques et réactionnaires, continuant de déblatérer leurs odieux préjugés. Parmi eux, il serait
dommage d’oublier de citer Philippe Val, prétendant sérieux à l’explosion du réacomètre («Charlie Hebdo»,
9 novembre 2005): «Ceux qui croient voir des convergences entre Mai 68 et novembre 2005 se trompent
lourdement. On ne peut pas imaginer une seconde qu’un Cohn-Bendit puisse jouer un rôle quelconque dans
ces événements, ne serait-ce que parce qu’il est juif. C’est à cela que l’on peut mesurer l’étendue du désastre
culturel. Par ailleurs, Mai 68 a commencé parce que les garçons voulaient aller dans le dortoir des filles et
vice-versa. Chez les émeutiers de nos banlieues, c’est exactement le contraire. La mixité est leur ennemie, ils
veulent les filles voilées et inaccessibles à qui n’est pas coreligionnaire.»
Réalité vs. Finkielkraut: 1-0
La production intellectuelle de ces pseudo-penseurs ressemble de plus en plus à un tirage du Loto. On fait
tourner dans sa tête les éternelles mêmes boules numérotées – obsessions, idées fixes, certitudes nées par
génération spontanée et jamais questionnées depuis –, et, devant la page blanche, on en sélectionne quelquesunes: elles sortent un jour dans cet ordre-ci, un autre jour dans cet ordre-là, ça dépend de l’impulsion
lointaine et distordue que leur imprime l’actualité. L’adéquation des boules avec une quelconque réalité est
bien le cadet des soucis de leurs propriétaires: tout à leur passionnant mécano conceptuel, planant dans ce
qu’ils s’imaginent être les hautes sphères de la pensée, ils ont définitivement perdu de vue cette notion – le
réel – dont Alain Finkielkraut se réclame un peu trop souvent pour qu’il n’y ait pas là comme un aveu. Outre
le coup de la réalité qui a voté Le Pen en 2002, rappelons que sa première réaction, à la lecture de «La rage et
l’orgueil», avait été d’estimer qu’Oriana Fallaci «regardait la réalité en face» («Le Point», 24 mai 2002. Voir
aussi à ce sujet, dans «La tyrannie de la réalité» http://www.peripheries.net/tyrannie.htm , l’introduction et le
chapitre «Des réalités saturées», page 147).
Or, cet escamotage, malgré les tentatives d’intimidation et le sempiternel chantage intellectuel dont ils
prennent soin de l’accompagner («vous n’avez pas le droit de nous critiquer, vous vivez dans les beaux
quartiers», etc.), se voit de plus en plus. «Voilà ce qui arrive quand on ne s’intéresse qu’aux concepts, et pas
aux faits», disait Théo Klein, ancien président du Conseil représentatif des institutions juives de France
(Crif), à propos de Finkielkraut (cité par Aude Lancelin dans «Le Nouvel Observateur», 1er décembre 2005).
Laurent
Mouloud,
dans
«L’Humanité»
(26
novembre
2005
http://www.humanite.fr/popup_print.php3?id_article=818718 ), écrit: «Alain Finkielkraut, c’est l’histoire
d’un naufrage. Le naufrage d’une pensée qui n’en est plus une tant elle perd pied avec ce qui, pourtant,
devrait la fonder: la réalité.» Même Claude Askolovitch, dans «Le Nouvel Observateur», est obligé de
reconnaître: «Il se targue de penser le réel, mais ne le connaît qu’à travers les médias. Il réagit à des images,
en les intégrant dans sa vision du monde. Sa pensée achevée, sur l’école, la transmission, son refus de la
modernité, se mue en des détestations tripales, nourries d’impressions glanées au fil du zapping ou des
lectures. (...) Il devient prisonnier d'une idéologie qu’il invente en avançant et qui l’enferme. Il se met, par
esprit de système, dans des situations intenables.»
Le jeune-de-banlieue, Internet: la barbarie en marche
Denis Sieffert, dans «La guerre israélienne de l’information» (La Découverte, 2002), soulignait déjà ce trait
saillant de la logique finkielkrautienne: «Bannir tout contexte réel»; dans «Politis», cette semaine (1er
décembre 2005 - http://www.politis.fr/article1525.html ), il remarque: «Finkielkraut laisse échapper son
effroi devant le "métissage", dont il parle comme s’il s’agissait d’une idéologie, alors que c’est une réalité
démographique. On peut haïr une idéologie, pas une réalité démographique.» Et c’est là qu’on commence à
voir quel charme un réac peut trouver aux concepts en roue libre: ils sont un outil idéal pour essentialiser les
problèmes sociaux – et par là dédouaner la société et le pouvoir de toute responsabilité. Malheureusement
pour eux, dans ces cas-là, le racisme n’est jamais très loin, puisque cela revient à dire, comme le résume
encore Denis Sieffert, «que des Noirs ou des Arabes ont en eux cette haine parce qu’ils sont noirs ou arabes,
156
et non parce qu’ils sont pauvres ou en proie à la discrimination, ou paumés dans un monde sans repères»;
cela conduit à «définir les émeutiers non par leur jeunesse mais, comme le faisait Finkielkraut dans
"Haaretz", par la couleur de leur peau ou leur religion».
Chez les intellectuels réactionnaires, la diabolisation du jeune-de-banlieue va systématiquement de pair avec
celle d’Internet («déjà, sur Internet, on relaie, on amplifie, on déforme ses propos», écrit Claude Askolovitch
dans son article sur Finkielkraut). Dans leur imaginaire confiné, il s’agit de deux figures de la barbarie en
marche, menaçant une «Culture», une civilisation, une «pensée» dont ils sont les administrateurs autoinstitués. De quoi est faite la «culture» dans leur esprit? Dans son article, Claude Askolovitch commence par
nous asséner cet argument de poids: le philosophe Finkielkraut («celui des livres ou des propos réfléchis»,
hein, attention! pas l’autre, qui craint quand même un petit peu!) «n’est ni raciste ni colonialiste. Il admire
Aimé Césaire». Ah bon, nous voilà totalement rassurés: Finkielkraut a un ami noir! «Et son amour de la
France, poursuit le journaliste, n’est pas ethnique, mais culturel et nostalgique.» Le problème, c’est que, vu
sa conception de la culture, cela revient strictement au même, comme en témoigne la citation qui suit
immédiatement: «Même si ce pays se comporte mal, il faut être fier d’entrer dans la patrie de Molière et de
Marivaux. Si je fustige le parler banlieue, c’est qu’il empêche les enfants d’immigrés de nous rejoindre dans
la langue française.» Molière et Marivaux: on remarquera qu’à ce stade, Aimé Césaire, ayant fait son office,
est déjà passé à la trappe, promptement renvoyé à son folklore.
La France, c’est eux qui la haïssent
Le vocabulaire est significatif: «nous rejoindre» dans la langue française... Ce contre quoi s’arc-boutent
Finkielkraut et tant d’autres, c’est la possibilité que les descendants d’immigrés d’Afrique et du Maghreb,
par leur héritage particulier, par la culture particulière qu’ils se sont forgée (et qui a bien plus en commun
avec celle de tous les autres Français qu’on ne semble se le figurer, il faut arrêter de délirer!), puissent
modifier le paysage de leur pays. Déjà qu’ils sont un peu plus bronzés que la moyenne, et que c’est
fâcheusement voyant (mais nos amis réacs, dans leur immense magnanimité, n’exigent pas d’eux qu’ils y
remédient avant d’avoir le droit d’«entrer dans la patrie de Molière et de Marivaux»), alors, si au moins ils
pouvaient faire en sorte d’abraser toute autre différence pour éviter de trop perturber nos ruminations
nostalgiques et rassurantes, on leur en serait reconnaissant. Citée par Aude Lancelin dans «Le Nouvel
Observateur», Françoise Vergès, vice-présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage (et proche
d’Aimé Césaire, tiens...), commente: «Ce qui me frappe surtout, c’est la peur panique. La trouille incroyable
qui se dégage de tout ça.»
C’est Robert Redeker qui, dans une tribune du «Figaro» (28 novembre 2005), montre le mieux l’envers
crûment néocolonialiste (oups, un gros mot, pardon) de cette défense a priori noble de la «Culture»: il y
réclame «que les jeunes issus de l’immigration s’incorporent à l’histoire de France, finissant par admettre
que l’histoire de France est, jusqu’au plus profond d’eux-mêmes, leur histoire». Peut-être faudrait-il
envisager de leur faire réciter en choeur à l’école «Nos ancêtres les Gaulois»...? Et il attribue la
responsabilité des émeutes en banlieue aux... travailleurs sociaux, accusés d’entretenir «l’impossibilité, pour
des populations issues de cultures étrangères, de s’amalgamer à la culture nationale et républicaine de la
France». Citons ce morceau d’anthologie: «Pour la sociologie, servant de base à tous les travailleurs sociaux,
médiateurs, intervenants en banlieue, "la" culture n’existe pas; seules existent "les" cultures, toutes
également légitimes. A force de marteler que "la" culture est oppression, élitisme, qu’une pièce de
Shakespeare n’a pas plus de valeur qu’une chanson, et qu’un vers de Racine ne vaut pas mieux qu’un
couscous, comment s’étonner qu’on brûle des bibliothèques?» L’équivalent de Racine dans la culture arabe,
pour Robert Redeker, c’est donc... le couscous. On en reste sur le cul. Ces types auraient été parfaits en
scénaristes des premiers albums de Tintin, ceux avec les petits nègres cannibales, mi-humains, mi-animaux,
et les Arabes fourbes au poignard effilé. Ils n’ont que la «Fraaaance» à la bouche, répliquant
systématiquement à leurs contradicteurs en les accusant d’avoir «la haine de la France»; mais la France, c’est
eux qui la haïssent, puisqu’ils refusent de la voir et de l’accepter telle qu’elle est aujourd’hui: métissée.
«Les années trente sont devant nous»
L’ironie, évidemment, c’est que - comme l’écrit Aude Lancelin dans «Le Nouvel Observateur» -, en tenant
des «propos de concierge sur l’obscurantisme arabo-musulman», tout en se réclamant du «savoir», ils
manifestent une ignorance proprement pitoyable. Quand on se prétend un intellectuel, et qu’on se rend
157
compte qu’on n’a en tête, au sujet des cultures d’origine d’une partie de ses concitoyens, qu’une pauvre
collection de clichés méprisants et racistes, la moindre des choses, avant de se répandre en interventions
haineuses à leur sujet, ce serait de remédier un minimum à sa propre insuffisance (ou à sa propre suffisance),
de lire, de faire des rencontres, de s’intéresser, je ne sais pas, moi... Cette ignorance fièrement brandie au
nom de la défense du savoir (mais il est vrai qu’on a affaire à Alain Finkielkraut, l’homme qui a publié un
livre sur Internet en se vantant de ne rien y connaître et de ne jamais s’être aventuré sur le réseau) serait
presque comique. Sauf que, en le légitimant, en le suscitant, même, parfois (voir l’affaire du voile, imposée
d’en haut à une opinion qui, au début, avait des préoccupations plus pressantes), une partie non-négligeable
des élites françaises amplifie considérablement la propagation d’un racisme qui empoisonne l’atmosphère du
pays. Comme le disait amèrement Arnaud Viviant, en conclusion d’une intervention courageuse sur l’affaire
Finkielkraut au «Masque et la plume», sur France-Inter, le 27 novembre, «les années trente sont devant
nous».
Et qu’on cesse d’essayer de nous enfumer avec le prétendu «politiquement incorrect» dont ces prétendus
«iconoclastes» seraient les hérauts et les martyrs. «Le premier qui dit la vérité, il sera exécuté», aurait chanté
Elisabeth Badinter à Alain Finkielkraut «en l’appelant pour lui remonter le moral» (Askolovitch). Toujours
dans son portrait du «Nouvel Observateur», Finkielkraut s’indigne: «Et quand "les Guignols de l’info"
présentent Sarkozy comme un raciste vomissant les Noirs et les Arabes, personne ne réagit!» C’est vrai: il est
scandaleux que l’amour débordant porté par le ministre de l’intérieur aux minorités de ce pays reste ainsi
ignoré. Heureusement que notre «iconoclaste» sans peur et sans reproche est là pour voler au secours d’une
cause aussi ingrate que celle du numéro deux du gouvernement et président du parti au pouvoir! Dans son
article, décidément excellent ( http://www.nouvelobs.com/dossiers/p2143/a289106.html ), du «Nouvel
Observateur», Aude Lancelin écrit: «Le faux nez de la subversion est en train de tomber, et c’est une
droitisation dure et somme toute bien banale que l’on découvre. Racialisation décomplexée, disqualification
de la question sociale réduite à une "culture de l’excuse", diabolisation des "classes dangereuses", trop
subventionnées pour être encore "laborieuses" cela s’entend, le tout sur fond de libido sécuritaire à peine
dissimulée. Après le politiquement incorrect, voici le "politiquement abject" (...). Rien d’important ne s’est
jamais communiqué en ménageant un public, disait Guy Debord. Rien d’important ne se communiquera plus,
en tout cas, en ménageant une intelligentsia française qui tourbillonne désormais dans la nuit et achève sa
consumation mentale dans le feu des banlieues.»
On aurait pu s’attendre à ce que ces vigilants gardiens de la mémoire des grands crimes du vingtième siècle
soient particulièrement attentifs à dénoncer les mécanismes de construction d’un bouc émissaire qui les ont
provoqués; au lieu de cela, on les voit contribuer avec zèle à cette construction, et cela donne la nausée. Que
la révolte des banlieues et l’affaire Finkielkraut aient au moins permis de mettre au jour le discours de
défiance et de stigmatisation qui a si longtemps prospéré en toute impunité, qu’il apparaisse enfin pour ce
qu’il est aux yeux d’un certain nombre de gens, c’est la seule chose qui, dans ce contexte, nous remonte un
tant soit peu le moral.
Mona Chollet, 4 décembre 2005
158
Second article on spread
Naima Bouteldja and Oscar Reyes
After the 7 July bombing in London, French commentators and politicians could be found falling over
themselves to praise the country's republican model as the best way to curb 'Islamic fundamentalism'. In the
wake of serious rioting in suburbs across France, this analysis seems more difficult to sustain – despite the
fact-defying attempts of some right-wing commentators to 'Islamise' the issue. But this does not mean that
the opposite conclusion – namely, that what France now needs is a strong bout of British style
multiculturalism, should now be drawn.
For one thing, neither Britain nor France quite lives up to its own model of integration. As of last month,
Britain now routinely imposes citizenship tests upon new, non-EU migrants, whose Britishness is marked on
their ability to correctly identify the head of the Church of England or deal with a spilt pint. The French
government, meanwhile, has appointed a Mr Azouz Begag as minister for the promotion of equality of
opportunity. This is a step in the multicultural direction, although the government's failure to consult him at
all in the first days of the riots shows that lessons could still be learnt from the British, who will happily
listen to all kinds of 'challenging things', as Home Office minister Hazel Blears said in response to a recent
report commissioned from Muslim 'community leaders', before implementing any measure that coincides
with existing government thinking.
The idea that such communities have leaders at all raises questions of its own about the limits of the
multicultural approach. More often than not, it tends to promote the idea that ethnic and religious groupings
are homogeneous. And the co-optation of certain figures as 'representatives' tends to separate them out from
the very people they are said to represent. This is true of France as much as Britain, where groups such as
SOS Racisme and Ni Putes ni Soumises are taken far more seriously by government than by anyone in the
suburbs. More widely, the recognition of 'minority' status can itself become a trap – since it sets an upper
limit to peoples' engagement with a society whose whole terms of reference remain pre-determined by an
ethnic or culturally defined 'majority'.
At the most fundamental level, though, debating the merits of these ideal types of integration –
multiculturalism versus republicanism – misses the point. The main challenge for France, as François Gèze
argues above, concerns not its model of integration but rather the extent of racism and the impunity with
which the country's police force discriminates against its urban youth. Whether or not France's republican
ideals are worth fighting for, there seems an urgent need to discard the republican myth that they can be
achieved without the careful monitoring and challenging of discrimination in employment, housing or
education.
The French education system merits particular attention, since delinquent youths were largely blamed for the
recent wave of violence. Many of the problems are, in fact, a more general consequence of ghettoisation,
with the polarisation of French education along class and racial lines being largely the result of failed urban
policies.
But questions also need to be raised about the curriculum itself, which glosses over France's colonial crimes.
A law passed in February 2005 requires French teachers to stress only the positive aspects of colonialism. By
perpetrating a negative image of France's formerly colonised peoples, this simply contributes to the sense of
alienation felt by the country's suburban youth – who are caught between the stigmatised culture of their
parents' and grandparents' generation, and the white history of a France with which they cannot positively
identify.
It is a striking fact that the majority of those rioting in les banlieues were born in France. For this generation,
treated as perpetual 'immigrants' to the society into which they were born, talk of 'integration' strikes a sour
note – and will continue to do so for as long as they are expected to integrate into a society that refuses to
recognise them as full citizens.
159
[PULL QUOTE IF NEEDED : ‘When large sections of the population are denied any kind of respect, the
right to work, the right to decent accommodation, and often the right to even access clubs and cafés, then
what is surprising is not that the cars are burning but that there are so few uprisings of this nature.’ - Laurent
Levy, French anti-racist campaigner]
160
Violences urbaines : la politique de la ville en accusation
Louise Brochard, professionnelle de la politique de la ville
Revue de l’ADELS / Confluences, décembre 2005
Les évènements dramatiques qui touchent certains quartiers de banlieue incitent beaucoup de commentateurs
à prendre la plume ou la parole. Pour ceux qui connaissent bien ces lieux et ces situations, il est encore plus
tentant de s’exprimer. Mais qu’avons-nous à dire ? Que le comportement de certains jeunes est
inacceptable ? Que les premières victimes de leurs ctes ne sont pas responsables de leur colère et ne méritent
pas de la subir ? Que nous sommes étonnés que cette explosion de colère vienne si tard ? Que nous sommes
face à un immense gâchis parce que les gouvernements successifs n’ont pas mesuré l’ampleur des inégalités
sociales et territoriales et de leurs conséquences ? Et puis on entend aussi des « bilans » tirés à bon compte :
ce serait l’échec de trente ans de politique de la ville. Et les parents, pourquoi ne tiennent-ils pas mieux leurs
enfants ? …
Or, avant d’accuser, penchons nous sur la réalité. Le premier constat sur l’ampleur de l’exclusion, c’est le
fait que les jeunes sont tellement assignés à résidnece dans leurs cités qu’ils n’en sortent même pas pour aller
« mettre le feu » dans les beaux quartiers ! Les pauvres s’attaquent au peu de biens que possèdent les pauvres
ou aux quelques services publics encore présents dans les quartiers. Cette explosion de colère, qui n’a pas
encore trouvé son expression politique, reste cantonnée aux zones ou aux territoires très sensibles pendant
que les autres citoyens se font peur devant leur petit cran. Cela renforce un sentiment de profonde injustice
chez les élus de ces villes qui voient, pour certains, leur engagement et leurs efforts balayés en quelques
minutes.
Le deuxième constat concerne l’accroissemnet des écarts entre les quartiers : ils ne cessent de se creuser. Le
taux de chômage, par exemple, a augmenté de 7,9 % entre 1990 et 1999 dans les quartiers de Seine-SaintDenis, de 5,7 % dans l’ensemble du département et de 3,2 % en Ile-de-France. Les communes les plus
défavorisées se sont paupérisées entre 1984 et 1996 : le revenu moyen des foyers fiscaux a diminué en
moyenne de 3,5 %, tandis qu’il augmentait de 6,9 % dans les autres communes de la région Ile-de-France.
On continue l’inventaire ? On retrouve ces mêmes écarts dans les domaine de la santé ou encore de
l’éducation. Cette polarisation soicale et l’aggravation des difficultés de certains territoires sot d’aillerus
confirmées par le dernier rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Zus) (1).
Le troisième constat exige de osuligner l’ampleur des discriminations qui touchent les populations étrangères
ou françaises appartenant aux minorités dites « visibles » et qui constituent les catégories populaires et se
retroouvent massivmeent dans les mêmes quartiers. Que ce soient les discriminations dans l’accès à l’emploi
ou au logement, elles ont un effet dévastateur sur les personnes prises individuellement et collectivement.
Mais alors, qu’a fait la politique de la ville ?
Pourtant, majoritairement, les villes qui ont connu des émeutes ces derniers jours bénéficient de contrats d
eville ou d’opérations de rénovation urbaine. Certaines sont depuis maintenant près de trente ans « en
politique de la ville ». Est-c eà dire que ces politiques sont inefficaces ? Ou inadaptées ? Face à tous ceux qu
idisent que les évènements actuels sont l’échec de la politique de la ville, rappelons quelques vérités.
Quelle est l’ambition de la politqiue de la ville ? Rapidmeent, on peut dire qu’elle vise à réudire les inégalités
sociales et territoriales, à favoriser l’égalité de traitement de tous, à faire levier sur les politiques de droit
commun pour une transformation de l’action publique au service de tous, à promouvoir une politique de
développement sociale et territorial. Mais la politique de la ville pouvait-elle empêcher les restructurations
d’entreprises qui sont à l’oringine de ce cômage beaucoup plus important que les chiffres officiels ? Ou
compenser la sous-représentation du service public dans les quartiers ? Ou exonérer les politiques de droiit
commun d’une intervention plus efficace, adaptée aux besoins de toutes les populations, quels que soient leur
origine ou leur lieu d’habitation ? Si la politique de la ville devait avoir de telles ambitions, ce n’est pas 0,36
% du PIB qui aurait dû être investi dans les quartiers, mais au moins 1 %, comme le souligne Béatrice
Majnoni d’Intignano dans sa contribution au rapport du Conseil d’analyse économique : Ségrégation urbaine
et intégration sociale (2).
161
Ne tirez pas sur l’aide-soignant, cela ne sauvera pas l’hôpital
Il faut en finir avec cette mise en accusation de la politique de la ville. Certes, elle a eu ses faiblesses, mais ce
sont d’abord celles des gouvernements qui se sont succédés et qui, chacun, a voulu marquer de son empreinte
cette politique dite d’exception. Et c’est ainsi que chaque ministre a modifié les procédures, les priorités,
interdisant toute construction sociale dans la durée. Et ce sont les populaitons, les associations et les
professionnels qui en paient le prix fort.
Pourtant la politque de la ville permis d’inveer des rpéonses aux difficultés économiques et sociales des
populations. Elle a favorisé les expérimentations et innovations : les régies de quartier, les médiations
sociales et culturelles, la démocratie participative, les fonds de participation des habitants, la gestion urbaine
de proximité, les plates-formes de service spublics, etc. Mais que peut-elle faire seule si les poltiques en
matière de logements sociaux, de transports ou de lutte contre les discrimnations en profitent pour se retirer
des territoires de la politique de la ville ?
Et les parents ?
Ah, les parents… ces responsables de tous les maux de cette société. Laxistes, démissionnaires, incapables…
Mais ces parents qui occupent silencieusement le banc des accusés, parce qu’ils ne trouvent pas les mots
pour dire leur souffrnace du chômage, des logements indignes, des fins de mois impossibles ,parce qu’ils ne
trouvent pas l’écoute qui leur serait due, qui sont-ils ? Et si c’était nous, les parnets ? Jamais cette idée ne
traverserait l’esprit de ceux qui décident des politiques publiques. Le parent dont l’adolescent pose problème,
c’est toujours l’autre.
Arrêtons cette politique de désignation d’un bouc-émissaire, le mousse sur lequel le sort tomba (3). Relisons
les textes de Loïc Wacquant qui annonçaient la pénalisation de la pauvreté, ou ceux d’Eric Maurin sur le
ghetto français ou encore ceux de Marie-Christine Jaillet sur les tendances à la sécession et les communautés
fermées (4). Peut-être accepterons nous alors de changer de focale pour inventer les termes d’un contrat
social renouvelé, de solidarité et de justice sociale.
Et si les émeutes n’étaient qu’une formidable affirmation de santé des jeunes qui disent non à la mort sociale,
économique qu’ils vivent comme leur seul horizon ?
Louise Brochard
(1) www.ville.gouv.fr/pdf/editions/observatoire-ZUS-rapport-2005.pdf
(2) www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/044000057/index.shtml
(3) Christian Bachmann, regretté sociologue, dans un texte inédit titré « Envol de technocrates ou recours
démocratique : l’évaluation des politiques publiques », explique que, notamment en termes d’évaluation, « le sort tombe
toujours sur le mousse », comme sur le petit navire…
(4) Loïc Wacquant : voir par exemple l’article « La pénalisation de la misère rompt avec le pacte républicain » sur
http://astree.ifrance.com/paroles/parole4.htm ou son livre Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999. Eric Maurin :
Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, La République des idées, 2002. Marie-Christine Jaillet :
« Toulouse : comment se loger quand on est pauvre dans une agglomération attractive et en croissance ? », dans Quel
habitat pour les ménages à faibles revenus ?, La Documentation française, 2001 ; « Peut-on parler de sécession urbaines
à propos des villes européennes ? », dans Quand la ville se défait, revue Esprit, 1999.
162
Etat d’urgences… sociales
Louis Sallay, Options, décembre 2005
La gestion politique des émeutes urbaines et des enjeux de sécurité pousse à faire preuve de vigilance sur le
respect des libertés publiques. La proclamation de l’état d’urgence n’étant ni à court ni à long terme une
réponse acceptable. Mais le syndicalisme se trouve également interpellé sur ses terrains d’élection :
entreprise, travail, service public.
Jean Marc Moreau n’est pas prêt d’oublier ce samedi soir ! Il n’aura fallu que quelques cocktails Molotov et
un peu d’essence pour réduire en cendres le gymnase de la cité Jean Mermoz, le centre social Eugène
Candon attenant, le pôle en charge de l’animation sportive, de la prévention… Responsable du service des
sports de la ville de Villejuif , il témoigne de son émotion et de celle de ses collègues. « Comment
comprendre ? On amène de l’action, de la vie, de la solidarité, de la présence sociale … Le pire, c’est que les
incendiaires sont sûrement parmi les familles que le centre social accueille. » La veille, un cocktail a déjà été
jeté dans le hall de la mairie ; une sorte de « à bon entendeur » hautement symbolique ; mais pour dire quoi ?
Comme la plupart de ses collègues, Jean Marc s’interroge, encore et encore. « ces derniers jours, on a fait pas
mal de thérapie de groupe pour comprendre qui est attaqué. Il y a évidemment les éléments de politique
nationale : Sarkozy, les inégalités, la panne sociale, les politiques de la ville peau de chagrin. tout ça… Mais
peut-on en rester à ce niveau ? La dimension locale de ces explosions semble forte, comme si elle résultait de
trop d’attentes déçues, de malentendus ossifiés. Il faudra y réfléchir ; mais à court terme, il fallait d’abord
réagir ».
La réaction est générale et elle se développe prioritairement sur le terrain professionnel: « les cadres ont
tourné sans arrêt sur le terrain, afin de ne laisser aucun salarié de terrain isolé et autant pour expliquer que
pour comprendre. Les collègues du centre social ont maintenu l’accueil devant les ruines du centre, offrant
petit déjeuner aux familles, et l’école voisine leur à proposé des locaux permettant de travailler. Tout le
monde à compris qu’il était essentiel de faire jouer les solidarités, on a tourné dans les cités avec les élus, les
éducateurs, travaillé avec les professeurs de collège. L’urgence, c’était de ne pas baisser les bras, de tout
faire redémarrer. D’autant que la population était là, catastrophée mais solidaire. » Parallèlement, se construit
une présence citoyenne, dans laquelle l’Ugict joue, sans qu’il soit besoin d’en débattre, un rôle important. Le
syndicat refuse quitter les lieux, s’installe dans la proche Maison pour tous, multiplie les débats et rencontres
de professionnels de terrain. « Nous avons organisé une marche jusqu’à la cité Mermoz, explique Jean Marc,
également responsable de l’Ugict-Villejuif ; pour dire à la fois notre condamnation et notre incompréhension.
Plus de mille personnes y ont participé. » Mais lorsqu’elle arrive à la cité, des gamins coupent l’électricité,
histoire sans doute de marquer leur territoire ; des jeunes filles viennent faire part de leur émotion « mais on
ne peut pas participer à la marche. On ne peut pas » insistent-elles « il y a de l’omerta là-dedans, estime Jean
Marc, et on peut s’interroger, dans le faisceau de causes des violences, sur le poids des trafics et des réseaux.
Parce que, il n’y a pas eu que le feu ; le lendemain, les locaux ont été cambriolés… »Lorsqu’ils parlent, les
ados de la cité mettent en avant le trop fameux « racaille » de Nicolas Sarkozy, évoquent les deux morts de
Clichy. Ils disent surtout qu’il n’y a rien pour eux dans la cité. Le centre social ? « C’est pour les parents et
les petits frères, pas pour nous. » Les équipements sportifs ? Haussements d’épaules : « ouais, ouais… » Un
désespérant casse-tête pédagogique et social que Jean Marc tente de décrypter : « les politiques municipales
de la jeunesse ne sont pas toujours lisibles ; il y a eu la tentation de déléguer aux « grands frères », une
démarche qui a ses limites, et présente même des aspects très discutables. Ces événements nous posent à tous
un véritable défi professionnel. Durant nos réunions, la directrice de la Maison pour tous a remarqué à
plusieurs reprises qu’il avait fallu que ça flambe pour qu’on ait le temps de discuter et travailler ensemble.
Syndicalement, nous avions déjà remarqué que les organisations du travail isolent de plus en plus les acteurs
de terrain ; les événements récents montrent que nous avons besoin, tout au contraire, de temps de débats, de
partenariats professionnels, de mises en œuvre partagées avec d’autres acteurs urbains. Ca ne suffira peutêtre pas mais il va nous falloir travailler autrement. »
Ce souhait est partagé par de nombreux autres acteurs de terrain, notamment les enseignants, bien placés
pour capter la « perte de sens » qui perturbe leurs élèves. « Ces gosses… Ils sont déjà leur chômage en tête.
En plus de celui de leurs parents. Alors les voitures qui brûlent, ils trouvent ça pas bien, parce que ça pourrait
être celle de leurs parents, de leurs voisins. Et voir leur gymnase flamber, ça les perturbe. Mais après… »
163
Marc Colomb enseigne la peinture en carrosserie au lycée professionnel Charles Petiet de Villeneuve la
Garenne, un établissement dont nombre d’élèves sont « d’origine étrangère » comme on dit, et qui accueille
une soixantaine d’ethnies différentes. Il a fait partie de la quinzaine d’enseignants reçus en catastrophe par
Dominique de Villepin quelques jours avant la proclamation de l’état d’urgence afin de capter « le ressenti
enseignant » : « Je n’étais pas chaud et puis je me suis dit : autant que ce soit un syndicaliste. » Le tour de
table est, comme on dit en langage diplomatique, « franc et direct. » Les enseignants sont fatigués,
expliquent-ils au Premier ministre, d’avoir à leurrer leurs élèves sur l’égalité des chances, des établissements,
des diplômes. Marc dénonce le Contrôle continu de formation, un label élogieux dont la réalité sape la
dimension nationale des diplômes, exacerbe des concurrences entre établissements. Tous mettent en cause la
violence verbale du ministre de l’intérieur. « si nous parlions comme ça à nos élèves, tous les lycées
flamberaient » Dominique de Villepin écoute, hoche la tête : on n’est pas là pour évoquer des solutions. Il
avance l’idée de l’apprentissage à 14 ans : tous les présents se récrient. On connaît la suite…Depuis le début
des émeutes, Marc discute sans relâche avec « ses » élèves : « Ils sont extrêmement sensibles à l’injustice,
aux inégalités. Ils se savent ghettoïsés et cela les rend concernés pour tout ce qui touche à la pauvreté, à
l’exclusion. Mais ils n’en maîtrisent pas les causes et manquent de repères historiques. Ils vivent dans le
présent, point final. » Avec ses collègues, les discussions vont bon train à la cantine : « on entend de tout, il
faut bien le dire ; certains veulent couper des têtes, d’autres préconisent des reconduites massives à la
frontière, sans réaliser qu’on parle de gamins français… Mais dans l’ensemble, personne n’est très étonné,
parce que ces émeutes, elles étaient pour ainsi dire annoncées. Ca fait des années qu’on dit : nos
établissements sont de véritables cocotte minutes, ça va péter ! Ne nous y trompons pas, les provocations de
Sarkozy n’ont été qu’un détonateur. »
Ce diagnostic est partagé par Abdallah Amghar, habitant du Blanc-Mesnil et enseignant en comptabilité
bureautique au lycée professionnel André Sabatier. Comme Jean Marc Moreau, il a « fait des nuits » pour
éviter que les incendies ne s’étendent après que le centre social de la cité des tilleuls, ait été massacré.
« Simplement pour être là et éviter que ça dégénère encore plus. Un soir, on a vu débarquer trois cars de Crs
qui se sont mis à interpeller les quelques jeunes qui étaient là, à les palper, sans aucune raison. » Finalement
les adultes sont intervenus, et parmi eux le Président du Conseil général, par ailleurs résident de la ville. « On
leur a dit que leur présence était inutile ; qu’en cas de débordement, on les appellerait. Une heure après, ils
sont partis, sans plus d’explication que lorsqu’ils étaient arrivés. Ce genre d’attitude, les contrôles, les
fouilles les propos insultants ou abusifs, c’est exactement ce dont les mômes se plaignent au lycée lorsqu’on
discute avec eux. » Dans son lycée, il n’y a pas eu de casse. « Les gosses n’approuvent pas les incendies ;
mais il disent : on en a marre. Quant aux collègues, certains approuvent le couvre feu, sans bien connaître le
vécu des cités. J’ai le sentiment que l’écart entre les réalités des élèves et des enseignants s’accroît ; on
continue de parler le même langage mais les références diffèrent. » En 1998, toute la Seine Saint-Denis
s’était dressée contre les discriminations budgétaires dont le département était victime, notamment en
matière de scolarisation. Mais 60% des enseignants présents à André Sabatier n’y étaient pas alors et n’en
ont pas souvenir. Les références communes sont plutôt du côté du mouvement contre la loi Fillon et de la
répression qui en a suivi. Nombre de collègues d’Abdallah sont partis de là pour tenter d’injecter du sens
social aux évènements, mettre des mots sur la violence et développer des réflexes de responsabilité civique.
Mais quels mots suffiront-ils à combattre des sentiments d’abandon, de dérive et d’injustice ?
La question se pose à l’école mais aussi à l’entreprise, allant jusqu’à mettre à mal les solidarités internes au
salariat. Comme dans cette entreprise de presse de la région parisienne ; la veille au soir, la télévision a
diffusé des images de maternelle brûlée, de voitures calcinées, de cités quadrillées. A la cantine, tout le
monde en parle, donne son avis jusqu’à ce que l’un des ouvriers envoie finalement un « vous faites vraiment
chier ! » à la figure des quelques intérimaires et stagiaires présents. Sur intervention des cadres de
l’entreprise, on évitera de justesse d’en venir aux mains. Mais dans cette entreprise où la Cgt est présente et
active, où les salariés ont obtenu quelques temps auparavant l’embauche ferme de plusieurs dizaines
d’intérimaires, le conflit des banlieues vient de s’inviter, en épousant des lignes de clivages sociales :
qualifiés d’un côté, intérimaires de l’autre, Cdi d’un coté, Cdd de l’autre, français de souche d’un coté,
« d’origine » de l’autre…
L’incident donne la mesure des risques liés à une situation perturbante pour des salariés qu’inquiète la
violence dirigée contre des biens publics, de simples véhicules privés et ces autres salariés que sont les
pompiers, les enseignants, les conducteurs de bus… Même s’ils admettent volontiers que Nicolas sarkozy et
le gouvernement entretiennent cette insécurité pour des motifs peu honorables, ils ne « digèrent » pas les
exactions. Il est tentant alors d’identifier des responsables sur des critères « d’évidence » : l’origine, les
164
apparences, le lien distendu à l’entreprise... A cet égard, la mobilisation contre les discriminations à
l’embauche, les stigmatisations racistes ou sociales s’avère à la fois urgente au regard de l’actualité et
s’inscrire dans un cahier des charges syndical que cette même actualité appelle à renouveler ou compléter.
A la Ratp, c’est déjà une vielle affaire dans la mesure où les questions de sécurités sont posées de longue
date et donnent lieu à des tables rondes régulières. Pas forcément de la meilleure façon, d’après Jacques
Eliez, secrétaire de l’Union syndicale Ratp. « On y glisse très vite vers le sécuritaire. Nous défendons, nous,
une approche plus globale, qui intègre sécurité des matériels, des usagers, des personnels et qui passe par des
droits, notamment celui de ne pas travailler en insécurité. Récemment, une conductrice de bus a été prise à
partie sur une ligne ; après avoir terminé sa boucle, elle a demandé à ne pas repartir, en expliquant qu’elle
craignait pour sa sécurité. Elle n’a pas été entendue et à du reprendre le volant. Elle a été agressée, avec une
grande violence, ainsi qu’en ont témoigné les caméras placées dans le bus. Nous estimons que les agents sont
suffisamment responsables pour être crédibles lorsqu’ils arguent de risques. » Ils le sont d’autant plus que la
plupart habitent ces même villes qui ont subi les émeutes ; ils connaissent. Mais en l’absence de droit
formalisé, les politiques d’emplois, de productivité poussent spontanément à ignorer leurs mises en garde.
Face aux dépôts et aux bus attaqués la colère n’a pourtant pas pris le pas sur la raison, en grande partie du
fait d’une Cgt qui garde la tête froide et a su formuler très vite une train de propositions pour faire que les
salariés n’aient pas à travailler en insécurité: « nous voulons assurer la continuité du service public ; mais pas
dans des conditions qui rendent ce service dangereux pour ses agents et pour les usagers. » Ces propositions
de retrait et de limitation de l’offre de service se combinent d’une réflexion à plus long terme : « Nous disons
aux salariés : « pas de conséquences sans causes » et nous disons à la direction : « la Ratp est victime de
l’insécurité, c’est vrai ; mais c’est une victime qui n’est pas tout à fait innocente. » Elle doit s’interroger sur
sa politique d’emploi, sur sa politique salariale ; l’insécurité participe d’un faisceau de causes dont la
dévalorisation sociale participe, avec les politiques de logement, de santé, de prévention. Nous savons que ce
n’est pas l’entreprise qui réglera le problème et nous ne sommes pas naïfs quand aux solutions. Mais ce qui
certains c’est que l’entreprise à un rôle à jouer. Lorsqu’elle gèle l’embauche, lorsqu’elle coupe à tout ça, elle
roule à contre-sens.»
Si les salariés apprécient les efforts syndicaux en ce domaine, ils observent également de façon dubitative le
traitement médiatique des événements. Et vont jusqu’à mettre en rapport l’autisme des pouvoirs publics face
au conflit de la Rtm et le caractère disproportionné de leur réaction face aux émeutiers. « Certains en
concluent que la forme d’action du mouvement social n’est pas adaptée puisqu’elle reste sans réponse »,
estime Jacques Eliez, « et les médias nourrissent cette illusion et fournissant leur lot de déclarations
officielles et autres plans d’urgence. Il nous faut revenir sur le bien fondé de l’action collective, construite
dans la durée, rassembleuse et articuler notre calendrier revendicatif propre – nous allons vers une journée
d’action unitaire – avec les préoccupations de sécurité et d’efficacité syndicale. Plus qu’un changement de
donne, c’est un défi. »
165
Violences sociales, impasses politiques
Jean-Pierre Dubois, président de la LDH
Editorial de LDH Infos, novembre 2005
Le calme est revenu dans les quartiers populaires après la flambée de violences de novembre. Mais la
réponse gouvernementale à ces évènements ne laisse place à aucun espoir d’amélioration réelle de la
situation.
Le ministre de l’intérieur persiste à essayer de faire croire que les jeunes condamnés avaient « des
antécédents judiciaires », alors qu’à deux reprises les magistrats concernés l’ont explicitement démenti.
Travestir la réalité est non seulement injuste mais aveugle : que la grande majorité de ces jeunes aient un
casier judiciaire vierge signale la gravité de cette explosion de rage, et les élucubrations sur le imams
intégristes, les gangs mafieux ou les familles polygames ne sont destinées qu’à dissimuler délibérément
l’ampleur de la destruction du tissu social dans les quartiers populaires.
Il y a plus grave. Nous assistons, depuis plusieurs semaines, à une escalade de déclarations incendiaires voire
ouvertement xénophobes jusqu’au plus haut niveau de l’Etat. Un autre membre du gouvernement, Monsieur
Larcher, relayé par le président du groupe UMP de l’Assemblée nationale, prétend que les violences dans ces
quartiers seraient dus à la polygamie… alors que chacun sait que les familles en difficulté sont d’abord des
familles monoparentales à très bas revenus. De son côté, la secrétaire perpétuelle de l’Académie française
tient des propos qui rappellent les derniers livres de Céline, cependant qu’un chroniqueur de France Culture
qui prétend lutter contre la « défaite de la pensée » explique à des journalistes israéliens stupéfaits : « ils ne
sont pas malheureux, ils sont musulmans ».
Tout se passe comme si certaines sphères de pouvoir politique et d’influence intellectuelle orchestraient une
revanche contre une partie de la jeunesse des quartiers populaires. Il est vrai que le président de la
République lui-même, retrouvant un positionnement inacceptable des années 1980, n’a pas hésité à mettre en
cause l’immigration clandestine et même le regroupement familial.
Le recours à une loi d’exception semble avoir libéré une parole d’exception nauséabonde. Et les actes n’ont
pas tard à suivre : tel député-maire UMP prend l’initiative de supprimer centres aérés et colonies de vacances
aux enfants dont le grand frère a été mis en cause dans ces violences, sans doute pour créer plus
d’exaspération au nom d’une conception insupportable de la responsabilité collective ; puis les mesures
législatives xénophobes s’accumulent : suppression des allocations familiales pour les familles comptant un
sans-papiers, suppression des retraites complémentaires pour les vieux travailleurs immigrés qui souhaitent
finir leur vie au pays après avoir cotisé des années pour assurer leurs vieux jours, remise en cause du droit au
mariage pour les étrangers, durcissement des conditions d’octroi des titres de séjour vis-à-vis de ceux qui
souhaitent le plus « s’intégrer », et aussi des conditions d’accès à la nationalité alors qu’on oppose à la
revendication du droit de vote aux élections locales l’argument de la possible naturalisation, etc.
Cette attitude n’est pas digne des responsabilités qu’assument ceux qui l’adoptent, d’autant plus que certains
d’entre eux, par leur inertie ou par leur langage insultant, ont largement contribué aux explosions dont ils
tentent de tirer un profit électoral.
Aucune violence n’est admissible, ni celle qui a pu pousser deux jeunes gens à risquer leur vie pour échapper
à un simple contrôle de police, ni celle par laquelle une partie de la jeunesse des quartiers populaires en vient
à détruire ce dont elle a le plus besoin, ni enfin celle de nouveaux « Versaillais » qui donnent libre cours à
l’expression de leurs préjugés pour tenter de construire leur avenir électoral sur la stigmatisation et
l’exclusions.
La LDH n’accepte pas la forme sous laquelle la rage de ces jeunes s’est exprimée, à la fois autodestructrice
et porteuse d’injustices supplémentaires pour celles et ceux qui en ont été victimes. Mais elle n’accepte pas
davantage qu’on les rende responsables, au surplus dans le cadre d’une justice lourdement expéditive, de ce
qui les a enfermés dans cette impasse. Brûler des voitures, des écoles et des gymnases est insupportable ;
qu’une révolte légitime contre l’injustice n’ait pu s’exprimer autrement est encore plus insupportable et
166
inquiétant pour l’avenir. Cela doit interpeller tous ceux, dont nous sommes, qui entendent lutter pour la
démocratie et pour l’égalité.
Nous refusons que l’on s’ingénie aujourd’hui à dresser les uns contre les autres. On ne peut traiter une crise
avant tout sociale par des réponses strictement sécuritaires et par un redoublement de stigmatisation. Il nous
appartient au contraire de contribuer, avec le mouvement syndical, associatif et avec les élus locaux qui y
sont prêts, à la tenue de forums pour l’égalité dans lesquels, sur le terrain, pourront s’exprimer les demandes
des populations discriminées, s’élaborer des « cahiers de doléances » et se construire des engagements
communs.
Il n’est pas d’autre alternative à l’enchaînement des violences et des provocations. La mobilisation pour faire
vivre la citoyenneté sociale devient une nécessité vitale dans la période qui s’ouvre. Le seul état d’urgence
qui vaille aujourd’hui est un « état d’urgence démocratique et sociale ».
Jean-Pierre Dubois, président de la LDH
167
La « racaille » et les « vrais jeunes ».
Critique d’une vision binaire du monde des cités
Stéphane Beaud, Michel Pialoux, Liens socio, documents n°2,
novembre 2005, http://www.liens-socio/article.php3?id_article=977
Beaucoup ont été surpris par les violences [dites] urbaines des semaines dernières. Ayant publié en 2003 un
livre intitulé Violences urbaines, violence sociale (Fayard, 2003) dont le point de départ était une « émeute
urbaine » dans la ZUP de Montbéliard, ces événements ne pouvaient pas constituer pour nous une surprise.
Les dernières phrases de notre livre évoquaient l’ampleur des discriminations subies par les jeunes Français
issus de l’immigration et s’interrogeaient sur les conséquences sociales de l’impossible accès à l’emploi
stable pour la majorité d’entre eux. Et le livre s’achevait par ces mots : « autant de bombes à retardement !...
». Il n’était pas besoin d’être devin pour anticiper l’avenir tant la récurrence des émeutes urbaines depuis
quinze ans en France s’inscrit dans un « ordre des choses » qui renvoie à des phénomènes structurels tels que
: chômage des jeunes non ou peu diplômés, précarisation sans issue, aggravation de la ségrégation urbaine,
échec scolaire, paupérisation et déstructuration des familles populaires habitant en HLM, discriminations à
l’embauche et racisme ordinaire, etc. Autant de phénomènes qui produisent, à la longue une violence sociale
multiforme qui ne se donne pas toujours à voir mais qui, condensée et coagulée, peut éclater soudainement.
Il suffit d’un détonateur. Donner un sens à une émeute urbaine, qui produit toujours un effet de surprise,
voire de stupéfaction, c’est avant tout mettre au jour cette violence invisible, peu spectaculaire – si bien
qu’on n’en parle peu dans les médias – qui, seule, peut expliquer l’espèce de rage autodestructrice qui la
caractérise.
A l’opposé de cette perspective sociologique qui passe nécessairement par un détour par l’histoire et la
compréhension de la genèse des dispositions, le discours sur les violences urbaines, qu’il soit tenu par les
représentants des institutions (police, justice, école) ou par les hommes politiques, s’attache presque toujours
à la recherche et à la désignation des « coupables » – ceux qui ont participé directement aux événements (les
« casseurs » ou les « voyous » comme le dit aujourd’hui N. Sarkozy) – qu’il conviendrait de neutraliser au
plus vite. A entendre les innombrables commentaires qui sont faits autour de ce type d’événements, on a
l’impression que, pour rétablir le calme et pacifier le quartier, il suffirait de cibler des « micro-groupes » qui
se constituent autour des meneurs (des « caïds ») et de les isoler durablement. Ce discours sécuritaire a pour
particularité d’occulter la genèse des attitudes et des groupes étiquetés comme déviants. Il se nourrit d’une
étiologie sommaire du phénomène de violence qui repose, au fond, sur une dichotomie rassurante : il y
aurait, d’un côté, un noyau de « violents », d’« irréductibles », de « sauvages », dont on n’ose pas dire qu’ils
sont irrécupérables et non rééducables (ce que pensent pourtant nombre de responsables…), et de l’autre, les
jeunes « non violents », qui se laisseraient entraîner et qu’il conviendrait donc de protéger contre la
contamination des premiers.
On reconnaît là les grandes lignes du discours du Ministre de l’Intérieur qui, en durcissant son langage,
semble vouloir renouer avec le vocabulaire des classes dominantes du XIXe siècle confrontées à des émeutes
populaires. Ainsi, les émeutiers ont, dès les premiers jours, été rebaptisés du nom de « racaille » par Sarkozy.
Ces paroles, qui s’inscrivent dans une logique de provocation calculée, ont joué un rôle majeur dans la
contagion des « émeutes » de Clichy-sous-Bois à la région parisienne et à la France entière. Cette «
sémantique guerrière », pour reprendre les mots de l’autre Ministre (Azouz Begag), voudrait faire croire que,
dans les cités il y a, d’un côté, les « délinquants », les « voyous » et, de l’autre, des « bons » jeunes (des «
vrais jeunes » comme l’a dit une fois le Ministre à la télévision). Comme s’il suffisait de séparer ainsi le bon
grain de l’ivraie.
Pour apporter la preuve de son interprétation des émeutes – des bandes de « voyous » qui sèment le désordre
dans les quartiers – le Ministre de l’Intérieur a sorti de son chapeau des données statistiques qui établiraient
que 80% des jeunes déférés au parquet seraient « bien connus des services de police ». Or, cette statistique
brandie comme un trophée, et reprise sans recul par les médias audiovisuels, est plus que contestable. Les
premières comparutions immédiates des « émeutiers » au tribunal de Bobigny ont fait apparaître que la
majorité d’entre eux n’ont pas d’antécédents judiciaires et ne peuvent donc être étiquetés comme «
délinquants ». La plus lourde peine jusqu’alors prononcée (quatre ans de prison pour un incendiaire d’un
grand magasin de tapis) concerne un jeune de vingt ans, intérimaire, titulaire d’un bac pro de peinture, fils
168
d’ouvrier français habitant la banlieue d’Arras. La sociologie des jeunes déférés au Parquet (près de 3000)
reste à établir, mais les données tirées des audiences montrent, à l’opposé des déclarations du Ministre de
l’Intérieur, qu’il s’agit de jeunes « ordinaires », appartenant aux milieux populaires : certains sont scolarisés,
d’autres ont des petits boulots (intérimaires, vendeurs, commis de cuisine) ou peuvent encore être scolarisés.
Sans casier judiciaire, ils se sont précipités dans le mouvement, attirés par l’effervescence du moment, portés
par le même sentiment de révolte, sur fond de partage des mêmes conditions sociales d’existence et de
conscience d’appartenance à une même génération sacrifiée. En ce qui concerne les mineurs, le juge JeanPierre Rosenczveig constate qu’au tribunal pour enfants de Bobigny, sur 95 mineurs déférés devant la
justice, seuls 17 d’entre eux étaient connus de la justice : « et encore, quelques-uns étaient connus non pas
pour des faits de délinquance, mais parce qu’ils faisaient l’objet d’une mesure d’assistance éducative pour
enfance en danger » (Le Figaro du 19/11/05).
Pour comprendre ces premières données statistiques, qui contredisent la thèse commode qui impute les
émeutes urbaines à la seule action malfaisante de la « racaille », rappelons d’abord que la jeunesse des cités
constitue un univers social différencié, puis nous analyserons les raisons qui peuvent conduire des jeunes «
ordinaires » à rejoindre le mouvement lancé par la fraction la plus potentiellement violente des jeunes de
cité. Contrairement à la représentation qui en est souvent donnée, le groupe social que constitue la jeunesse
des cités ne se réduit pas sa fraction la plus visible dans l’espace public, celle du noyau dur des jeunes
chômeurs (certaines ZUS comptent 40% de chômeurs parmi les 15-25 ans). Il comprend aussi, d’une part,
des jeunes actifs, principalement ouvriers ou employés, le plus souvent employés comme intérimaires ou en
CDD, et d’autre part le groupe formé par des jeunes encore scolarisés, où l’on trouve aussi bien des élèves
orientés dans des filières qu’ils perçoivent comme de relégation scolaire (BEP, voire bac pro, classes de
STT) que des lycéens d’enseignement général et des étudiant(e)s – inscrits à la fac mais aussi en IUT ou en
BTS (très rarement dans des classes préparatoires aux grandes écoles). Ajoutons qu’il existe aussi une
minorité de jeunes appartenant aux professions intermédiaires (enseignants, éducateurs, animateurs, etc.) qui
continuent d’habiter chez leurs parents ou qui ont choisi de prendre un appartement dans leur cité pour
continuer à y vivre.
Les coupures peuvent être fortes entre ces divers groupes, notamment entre les fractions opposées que
constituent, d’une part, la catégorie des étudiants bien partis dans leur quête de diplômes et, d’autre part,
celle des jeunes de la cité qui, étant chômeurs ou scolarisés malgré eux dans des filières de lycée
professionnel qu’ils n’ont pas choisies, se perçoivent souvent comme sans avenir. Ces derniers, les plus
disponibles temporellement, sont principalement ceux qui se réunissent en bas des tours, à discuter,
s’ennuyer (« tenir les murs »), fumer du shit, « délirer », non sans un sens développé de l’autodérision. Ces
bandes ne sont pas des mondes fermés et étanches : peuvent s’y adjoindre, par moments et selon les
circonstances, d’autres jeunes mieux scolarisés qui peuvent y retrouver le plaisir de l’entre-soi masculin.
L’essentiel est de dire que, par-delà les différences statutaires internes, il existe une forme de porosité entre
les diverses fractions de la jeunesse des cités. Et c’est cette porosité qui va faire que, par exemple, un «
bac+2 », possédant un BTS et qui a connu une forte discrimination dans sa recherche de stage, peut très bien
à un moment donné se joindre ponctuellement au combat de ses compagnons d’infortune, qui sont souvent
des « bacs-5 ». Parce que, à un certain moment, ce qui les rassemble est plus fort que ce qui les sépare, à
savoir cette très forte communauté d’expérience qui soude entre eux les garçons ayant grandi ensemble dans
la cité et qui en gardent des liens très puissants (« à la vie, à la mort »). Communauté d’expérience, vécue
souvent dans la bande, marquée par le même dénuement matériel, les mêmes humiliations sociales liées à la
pauvreté endémique et à la couleur de la peau (contrôles au faciès à répétition, police de plus en plus
agressive et brutale pour les Noirs et les Arabes qui constituent, on le sait, la grande majorité des habitants
des cités de la région parisienne). On ne peut pas, par exemple, comprendre la récente et vive prise de
position de Lilian Thuram, « milliardaire du foot », contre les propos de Sarkozy («Il faut savoir pourquoi les
gens deviennent comme ça ! Il n’y a pas d’agressivité gratuite, je ne crois pas à ça. Il faut chercher derrière
») si l’on ne sait pas que sa conscience politique s’est forgée dans sa jeunesse en cité, au contact des
discriminations et du racisme qui étaient le lot quotidien de sa vie d’alors. Ce sont des stigmates qui ne
s’effacent pas, quel que soit le niveau de revenu atteint, contrairement à ce que pense le Ministre qui a voulu
disqualifier ces propos de l’International de football en ironisant sur son niveau de vie.
La véritable question sociologique que posent ces émeutes est donc la suivante : comment expliquer la
participation de ces jeunes de cité « ordinaires » à ces événements ? Tout semble s’être passé comme si les
comportements d’autodestruction, jusque là réservés à la fraction la plus humiliée du groupe des jeunes de
169
cité, s’étaient progressivement diffusés vers les autres fractions qui, jusqu’à récemment, avaient espéré « s’en
sortir » par l’école ou, sinon, par leur ardeur au travail. C’est peut-être bien cela, la véritable nouveauté de ce
mouvement : la désespérance sociale, autrefois réservée aux membres les plus dominés du groupe – et qui
s’exprimait notamment par l’addiction aux drogues, l’adoption de conduites à risques (vols, conduite de «
fous » au volant, etc.) – semble bien avoir gagné d’autres fractions du groupe des jeunes de cité – les jeunes
ouvriers et les « bacheliers » – qui en étaient jusqu’alors un peu mieux protégées. Parmi ces derniers,
beaucoup ont perdu patience et espoir à force de se cogner contre le mur de la discrimination et du racisme et
ont peu à peu accumulé un énorme ressentiment. En fait, l’avenir objectif de ces jeunes de cité s’est
dramatiquement obscurci pour tous lors de ces dernières années. Nul n’ignore que la situation sur le front de
l’emploi s’est fortement dégradée depuis 2002. On sait peut-être moins que cette dégradation a touché de
plein fouet les jeunes de cité. Pour le groupe des « bacheliers » (nous désignons par là les jeunes titulaires
d’un bac ou d’un bac+2 qui peinent à trouver une place sur le marché du travail), la discrimination à
l’embauche pèse fortement en exerçant une grande violence sur ceux qui la subissent, et surtout les petites
portes de sortie (contrats aidés, emplois-jeunes) qui existaient pour les titulaires du bac se sont peu à peu
fermées. S’il faut insister sur la disparition des emplois-jeunes, c’est parce qu’ils avaient permis à nombre de
ces bacheliers de cité de rebondir, de reprendre confiance en eux après leur échec dans leurs études
supérieures, leur donnant un statut, un revenu, des possibilités de s’installer et de rêver à un avenir meilleur.
Pour le groupe des jeunes ouvriers, la précarité s’est fortement accrue pour les emplois non qualifiés (pour
arriver à ce petit chef-d’oeuvre de dérégulation du marché du travail que constituent les contrats « nouvelles
embauches »). En région parisienne où les possibilités sur le marché du travail sont plus grandes (usines,
bâtiment, hôtellerie restauration, tertiaire non qualifié), une partie non négligeable de garçons de cité travaille
dans des emplois d’exécution : en usine, à Roissy, dans le tertiaire non qualifié (tris postaux, centres d’appel,
etc.). Or depuis le 11 septembre, Roissy qui était un gros employeur de jeunes de cité semble bien avoir fait
le ménage, craintes de menace terroriste à l’appui. Citroën Aulnay a récemment « licencié » 600 intérimaires,
Poissy annonce 550 « licenciements » d’intérimaires en décembre 2005. Les petites embellies sur le marché
du travail n’ont pas duré, la grisaille est revenue. La dégradation a aussi concerné les conditions de travail.
Stress, fatigue, « ambiance pourrie », ce sont les mots qui reviennent le plus souvent pour parler des
nouveaux services ou des ateliers en flux tendus. Beaucoup des jeunes de cités qui travaillent voient leur
situation comme un échec : ils restent dans des petits boulots, en CDD ou en intérim. Même s’ils n’emploient
pas ce mot, ils sont « ouvriers » sans qualification et ont de grandes chances de le rester. Ils n’évolueront pas
dans la société et reproduiront le modèle paternel qu’ils avaient presque toujours voulu « fuir ». Comme le
dit l’un d’entre eux lors du reportage récemment diffusé par Envoyé Spécial « on est des manuels… comme
nos pères (sourire triste), avec un tout petit quelque chose en plus, c’est tout ». C’est ce sentiment de surplace
social qui est à leurs yeux insupportable. Comme un refus viscéral d’accepter cette condition ouvrière qui,
pour eux, est désormais liée à l’iniquité.
Ajoutons aussi que les expériences de travail qui sont les leurs peuvent être extrêmement difficiles à vivre.
La condition des enfants d’immigrés est devenue infiniment plus compliquée avec la montée du terrorisme
porté par l’islamisme radical. Dans l’espace public, les contrôles se multiplient, mais dans les ateliers aussi,
un « beur » est suspect par essence : soit comme potentiel allié des entreprises terroristes, soit comme «
musulman » opposé à la loi sur le voile, etc. Ainsi, Karim, 22 ans, raconte comment dans son travail les
ouvriers de son secteur ne l’ont jamais appelé par son prénom mais par son surnom censé faire rire tout le
monde : « Al Quaïda ». Un étudiant nantais raconte dans un mémoire qu’un ami, intérimaire comme lui aux
Chantiers de Saint-Nazaire, qui se prénomme Farid, s’est fait d’emblée surnommer par son chef d’équipe «
petit Popaul » (et c’est comme ça qu’il sera appelé lors de ses six mois d’intérim). On pourrait multiplier le
nombre de ces anecdotes qui en disent long sur le coût que ces jeunes de cité doivent payer pour leur
intégration professionnelle. Ces expériences de travail, ces anecdotes, ne cessent de circuler dans les cités :
non seulement il y a de la discrimination mais, une fois franchie timidement la porte de l’entreprise, il y a
aussi cette sourde hostilité, et aussi parfois un racisme ouvert, que doivent affronter au travail les jeunes de
cité. Ils n’ont pas l’impression d’être bienvenus dans le monde du travail. C’est peut-être là une grande
différence avec leurs aînés ouvriers (appartenant à la génération de la marche des beurs) qui entraient dans
un monde ouvrier peut-être aussi méfiant voire hostile vis-à-vis des « jeunes Arabes », mais qui était plus
structuré, plus syndiqué. Le monde des ouvriers d’après la « classe ouvrière » est plus anomique, miné par la
précarité mais aussi par les jalousies et les luttes de concurrence exacerbées par la nouvelle organisation du
travail. Conséquence : se faire sa place au travail pour les jeunes de cité exige toujours plus d’efforts,
d’abnégation, de retenue… Or ils appartiennent à une génération sociale, marquée par la vie en cité, qui ne
170
veut pas jouer les « rabaissés », qui ne veut pas reproduire les logiques d’humiliation vécues par leurs
parents.
Les expériences sociales vécues par les garçons de cité - au travail, dans l’espace public, dans les rapports
avec la police (point essentiel que nous ne développons pas ici) – se diffusent par les conversations, sont
transmises dans le groupe des jeunes et aussi dans les familles. Pas étonnant dans ce contexte que les filles de
cité, bien qu’elles subissent des formes quotidiennes, parfois violentes, de domination masculine de la part
des garçons (l’une d’entre elle déclare non sans humour à un journaliste de Politis : « nous, dans la cité, c’est
le couvre-feu permanent »), n’en ont pas moins exprimé leur solidarité muette avec les garçons lors des
émeutes : elles aussi vivent la cité au quotidien, voient la dégradation de leurs conditions matérielles
d’existence et savent d’expérience que le racisme est sexué ; qu’il touche beaucoup plus les garçons que les
filles. Même si elles sont souvent conduites à condamner cette violence gratuite, contre les écoles
notamment, elles ne peuvent pas s’empêcher de comprendre la désespérance de leurs frères. Pas étonnant
non plus si les parents immigrés (père comme mère) peuvent aussi manifester une grande ambivalence face à
la révolte de leurs enfants. On a souvent observé qu’à la condamnation la plus ferme de la violence (parce
que « ce n’est pas une solution ») succède, presque dans le même mouvement, l’évocation timide de «
circonstances atténuantes » à leurs conduites qui ont pour noms : chômage, racisme, discrimination. Pas
étonnant enfin si les cadets des familles immigrées, qui voient tous les jours la situation dans laquelle se
trouvent leurs aînés – à 25-30 ans, ils habitent encore chez leurs parents et naviguent de CDD en CDD sans
espoir de travail stable –, sont tentés de se radicaliser de plus en plus tôt. Ce groupe des mineurs habitant en
cité, qui est décrit comme étant de plus en plus « dur », n’est pas né par génération spontanée mais constitue,
au contraire, une génération sociale qui a grandi dans la crise et dans la précarité, qui a bien souvent assisté
au « désastre » dans leurs familles : disqualification sociale des pères, divorce ou séparation des parents,
chômage récurrent des frères aînés, impossibilité pour beaucoup d’entre eux de « faire leur vie », prison ou
internement psychiatrique, suicide, etc.
Pour comprendre les émeutes urbaines, il faut avoir pu mesurer et sentir à quel point est décisive
l’expérience vécue, de plus en plus tôt, de la désespérance sociale. On s’aperçoit donc que la réalité sociale
que vivent les jeunes de cité est fort éloignée de la sociologie de bazar dont nous gratifie, chaque jour, notre
Ministre de l’intérieur. La fuite en avant du gouvernement dans la logique répressive (couvre-feu de trois
mois) illustre une profonde méconnaissance des structures mentales des populations qui habitent en banlieue.
Abdemalek Sayad, sociologue, grand connaisseur de l’immigration algérienne en France, écrivait dans un de
ses textes de La Misère du monde que « le monde de l’immigration et l’expérience de ce monde sont sans
doute fermés à la plupart de ceux qui en parlent ». Ce qui inquiète dans la réaction de nos gouvernants, c’est
leur grande difficulté, d’une part, à mesurer la fragilité sociale des habitants de cité, ce monde de souffrance
qui s’enracine dans une histoire (comme le montre de manière exemplaire l’histoire de la famille de Fouad,
ce jeune de 19 ans violemment frappé par des policiers devant les caméras de France 2, retracée dans Le
Monde du 16 novembre) et, d’autre part, à percevoir le potentiel d’énergie et de ressources que recèle cette
jeunesse des cités. Encore faut-il pouvoir un temps suspendre ses préjugés de classe et de caste et considérer
la commune humanité qui habite « au-delà de nos périphs ».
Stéphane Beaud et Michel Pialoux, novembre 2005
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Les significations de la révolte des jeunes des quartiers défavorisés
Fondation Copernic, Copernic Flash, Novembre 2005
Depuis une quinzaine d'années, les quartiers d'habitat social ont fait l'objet de violences urbaines : Vaulx-enVelin, Strasbourg….. Le terme "violences urbaines", inventé en particulier par les médias dans les années 90,
est une référence forte des politiques de sécurité. Aujourd'hui, les actes de violence immédiate, d'incendies
de voitures et de bâtiments publics ont été d'une ampleur sans précédent dans un nombre important de
quartiers d'habitat social.
Nous proposons dans ce texte d'analyser sommairement les significations socio-politiques de ces violences :
quels sens ont-elles pour ceux qui les commettent, même s'ils n'ont pas les mots pour le dire ? Comment
réfléchir, dans un dialogue politique, avec ceux qui habitent dans les mêmes endroits, qui ont vécu ces
incidents et ont eu peur ? Les personnes les plus confrontées à la précarité et aux effets des politiques
libérales sont les premières aux prises avec ces incidents. Le dialogue avec elles est essentiel pour éviter des
dérives racistes, de refus de l'autre, de négation des problèmes de cette jeunesse qui se révolte et de leurs
parents.
Ce texte est rédigé par des élus, des professionnels, des responsables associatifs, des chercheurs qui sont
impliqués avec l'ensemble des personnes qui vivent dans ces quartiers de plus en plus ségrégés et stigmatisés.
Le travail quotidien montre un autre visage que celui véhiculé par la télévision : celui de personnes qui
vivent et se débrouillent des difficultés auxquelles elles sont confrontées, qui inventent de nouvelles
solidarités, qui affirment qu'elles vivent ici depuis de nombreuses générations et sont, pour la plupart,
françaises.
1. Des violences urbaines à la révolte des jeunes des quartiers défavorisés
1.1. Pourquoi les prises de position du ministre de l'Intérieur par rapport aux jeunes et aux policiers sont
à la fois une provocation et un projet politique ?
En désignant les jeunes de "racaille" et de "gangrène", en menaçant de nettoyer les cité au Karcher, le
ministre de l'Intérieur n'a pas tenu son rôle d'autorité. En utilisant ces termes qui, prononcés par lui, ont
valeur d'insultes, il a posé des actes de violence et a encouragé la violence et le racisme au sein de la police.
Tenir une police démocratique est un enjeu central et difficile, car la tâche même des policiers qui est
d’utiliser la force en référence à la Loi et au statut qui lui est confié, confronte chaque policier à ses propres
limites.
Dès son arrivée en 2002, M. Sarkozy a supprimé la police de proximité. Il a mis fin aux travaux engagés
depuis environ 6 ans en référence à ceux de la police canadienne, afin de créer des capacités dissuasives au
sein de la police par rapport aux traitements des violences quotidiennes. La suppression de ces travaux a
encouragé la police à se réorienter vers un mode d’affrontement direct par un renforcement du quadrillage du
territoire. L’armement des policiers par le flash-ball est significatif de ce changement. Plusieurs fois, au
cours des dernières années, le Ministre de l'Intérieur a encouragé des policiers à réagir par la force et par la
confrontation directe. Ces derniers mois, toutes les observations montrent que les policiers avaient toute
latitude pour adopter des conduites qui vont au-delà des normes de leur métier. Si les premières campagnes
sécuritaires ont été menées dès 1996 par des gouvernements socialistes, M. Sarkozy a dépassé sciemment les
limites de sa mission. Cela ne relève pas d’une réaction impulsive mais d’un projet politique. L’absence de
respect des droits et des limites de la Loi contribue à développer la peur et autorise la construction de modes
d'intervention de plus en plus sécuritaires. Les modifications des lois en témoignent, ainsi que les projets de
construction de prisons pour les jeunes mineurs. Ces dernières semaines, le Ministre de l'Intérieur n'a pas
tenu son rôle d'autorité. Aussi chaque policier a t-il représenté pour les jeunes le ministre de l'Intérieur « en
direct ».
L’intervention d’élus, de professionnels, d’adultes hommes et femmes et de jeunes a permis de limiter cet
embrasement. Présents dans les quartiers, sur les lieux mêmes, durant plusieurs nuits, ils ont mené un
172
dialogue et un travail pour rassurer la population. Celui-ci a limité les violences contre les personnes ellesmêmes –il n’y a heureusement pas eu de mort- et les bâtiments publics (écoles, gymnases…, mais aussi
commissariats de police). Parfois le dialogue avec les policiers a été aussi important qu’avec les jeunes pour
limiter la violence et calmer les tensions. Ces personnes ont joué un rôle de médiateur. Leur refus des
violences immédiates ne signifie pas qu’elles-mêmes ne soient pas révoltées par les situations actuelles et par
les politiques menées. L’implication de l’ensemble de ces personnes lors de ces journées a, dans nombre de
sites, renforcé les solidarités. Comment contribuer à ce que ces capacités collectives constituent les
fondements d’actions collectives pour lutter sur la durée contre ces politiques ?
Il y a urgence à trouver d’autres modes de dialogue politique avec les jeunes et avec l’ensemble des adultes
pour créer des formes de lutte plus actives par rapport à ces politiques.
1.2. Comment la télévision, en particulier les journaux télévisés, ont contribué à la diffusion de la
révolte ?
La révolte initiale est née à Clichy-sous-Bois en Seine Saint-Denis puis s'est étendue à plus de deux cent
villes en France, en particulier des petites villes moyennes. Ceci ne doit rien au hasard. Aujourd’hui nombre
de jeunes de ces villes cumulent à la fois l’exclusion urbaine due à leur localisation périphérique et
l’exclusion sociale. Ils disent souvent qu’ils ne sont pas reconnus. A la différence, les jeunes de la banlieue
proche passent à la télévision et font l’objet de représentations visibles même si elles sont stigmatisantes.
Dans cette dynamique, exister par l'image télévisuelle constitue un enjeu. C'est une façon d'exprimer son
existence par la rage et la révolte. Des discussions avec ces jeunes ont souvent montré qu'ils y ont un plaisir
immédiat et que celui-ci est de très courte durée…
Tous les adolescents, quels que soient leurs milieux sociaux, ont besoin d’exister par rapport à leurs proches
mais aussi par rapport à la société. C’est le moment de leur vie où ils prennent position par rapport au monde
social et politique. Quand on est en échec scolaire, qu’il est difficile d’imaginer l’avenir, que les parents ne
sont pas à même de vous inscrire dans le champ social, exister à la télévision devient un enjeu. L’exercice de
la violence est une des façons de se faire connaître. Pour autant nombre de jeunes ne se reconnaissent pas
dans cette image. C’est à la fois eux et pas eux. L’exercice de violences immédiates les inscrit dans une
jouissance qui ne leur confère ni valeur, ni reconnaissance d’eux-mêmes. En cela il existe un chemin entre
ces violences et leur inscription politique.
La télévision en condensant ces images de violence, d'incendies, d'affrontements et en les diffusant au-delà
des frontières ne peut que contribuer à renforcer ces processus. Internet, au travers des blogs de jeunes qui
montrent et commentent des images des incendies, contribue aussi la médiatisation de ces révoltes. Comment
faire une télévision qui permette à ces jeunes, à leur famille d'exister autrement dans les valeurs de solidarité
et d'invention, sans idéaliser les réalités qu’ils vivent ?
1.3. Qui sont ces jeunes qui ont été impliqués et acteurs de cette révolte ?
Les données actuelles et nos observations montrent qu'il s'agit bien d'une révolte immédiate et prévisible
mais non organisée. La plupart de ces jeunes sont des adolescents, garçons, entre 14 et 20 ans. Beaucoup
d'entre eux sont scolarisés. La plupart, en dépit des déclarations du Ministre de l’Intérieur, n'ont aucun casier
judiciaire. Toutes les interprétations disant que cette révolte est organisée par les réseaux de dealers et de
mafias ou par des réseaux religieux musulmans, sont fausses. Ceci ne signifie pas que des jeunes impliqués
dans des trafics ou proches de réseaux religieux n'aient pas été acteurs de ces événements, mais il n'y a pas
eu d'organisations téléguidées de l’extérieur. Dans cette révolte, l'enjeu premier était « d'en être », d'affronter
la police, de mettre le feu et de devenir acteur sur la scène audiovisuelle.
Ce mouvement non organisé n'a pas de revendications immédiates, mais il n'est pas sans résonance politique.
C'est une révolte politique sans un accès direct au langage de la société et à des formes d'organisation
collective… Cela correspond à des formes d'organisation et des façons de s'exprimer que nous connaissons
bien dans la culture quotidienne des jeunes, enfermés dans ces cités… Aujourd’hui environ 2500 jeunes font
l’objet de mesures judiciaires. Les tribunaux par la procédure de traitement en temps direct ont pris de façon
massive des décisions graves dans des délais très courts. De nombreux jeunes ont aujourd’hui un casier
173
judiciaire et certains feront l’expérience de la prison. Nous pouvons penser que leur avenir sera fortement
influencé par ces décisions. Comment les accompagner, eux et leur famille ? L’enjeu est essentiel tant pour
les institutions que pour le mouvement social. Il serait dommage de laisser les réseaux religieux se saisir
seuls d’un tel enjeu qui concerne directement l’exercice de la démocratie et de la citoyenneté.
Pourquoi les jeunes ont-ils exercé des violences et des incendies au plus près de chez eux et non dans
les quartiers des plus riches ?
Les adolescents de ces quartiers vivent un processus d'enfermement. En sortir suppose une confrontation à
l'extérieur difficile pour eux. Ils ne peuvent aujourd’hui s’appuyer sur des formes d'organisation qui le
permettent. Brûler les écoles ou les gymnases sont des attaques à la fois contre les institutions et contre euxmêmes. Ces actes ont une portée autodestructrice mais permettent d'exister par rapport à l'extérieur dans une
image de soi qui fait peur aux autres. Brûler les voitures est un acte simple et rapide qui est source de
représentation et de jouissance immédiate.
Tenir compte de cette dimension autodestructrice permettrait de reprendre le débat avec ces jeunes. Le
passage à des revendications et à des formes d'organisation suppose d'autres modes de présence et de
dialogue. C'est un chantier pour les forces politiques de gauche.
1.4. Pourquoi les parents n’ont-ils pas pu s’opposer à la participation de leurs enfants à ces événements ?
Sont-ils « démissionnaires » ? Sont-ils « débordés » ?
Face aux difficultés d’avoir un avenir pour leurs enfants, face aux conditions de vie quotidiennes, aux
conditions de travail et d’habitat, les parents éprouvent au quotidien de grandes difficultés pour exercer leur
autorité par rapport à la socialisation des enfants. Pour autant, nombre d’entre eux sont très présents et
s’efforcent de transformer ces difficultés. Nombre de frères et sœurs y contribuent. Il est donc simplificateur
de désigner globalement les parents comme démissionnaires. Confrontés aux même situations, nombre
d’entre nous serions en difficulté. La question posée est celle du dialogue et du soutien à apporter à ces
parents tout en reconnaissant leurs ressources, leurs capacités d’initiative et leur désir d’être des parents
actifs et responsables.
Les débats menés à l’issue de ces révoltes montrent que nombre de parents sont ambivalents par rapport aux
actes de leurs enfants. Ils condamnent ces conduites mais sont eux-mêmes révoltés par les situations vécues
par leurs enfants. D’une certaine façon, ils comprennent ces révoltes. Plus nous condamnerons ces parents
sans comprendre ce qu’ils vivent, moins nous pourrons être solidaires de leur destin et de celui de leurs
enfants. C’est aussi un enjeu de solidarité politique.
2. Eléments d’analyse sur cette révolte
Cette révolte n’est pas une surprise. Le malaise des jeunes vivant dans ces quartiers et le refus de la
société adulte à leur accorder une place ne sont pas nouveaux. Les raisons structurelles du chômage,
de la précarisation, de l’habitat ne suffisent pourtant pas à expliquer la révolte de cette jeunesse.
La revendication des jeunes à être reconnus dans leur histoire et leur identité est d’autant plus importante que
l'histoire de leurs parents s'éloigne. Le dialogue, la place symbolique et concrète de ces jeunes dans notre
société représente un enjeu central pour la démocratie. Soutenir leur affirmation identitaire permet de
lutter contre leur enfermement dans une catégorie simplificatrice telle que celle de musulman. Des
recherches montrent qu'aujourd'hui ces jeunes s'identifient à la fois à l’espace local mais aussi à l’espace
national et international. Plus ils peuvent exercer concrètement leur rôle d'acteur social et politique et plus ils
peuvent se reconnaître comme citoyen de notre société.
Or le seul travail sur les inégalités socio-économiques ne peut répondre à un tel enjeu. Ce travail, bien sûr
indispensable, doit être relié à la reconnaissance des enjeux spécifiques de ces jeunes dont les parents sont
venus d'Afrique noire, du Maghreb ou d'ailleurs, pour faire vivre l'industrie française.
De plus certains jeunes en rupture d’une inscription sociale institutionnelle s'inscrivent dans des modes de
vie immédiats où la toxicomanie et la survie par les trafics joue un rôle important. Face à la dégradation que
174
représentent de telles situations, certains jeunes adhérent à des courants religieux islamiques et trouvent là
une morale et des possibilités d'identification. Les rapports à l'islam sont cependant multiples. Il est
important de les comprendre et de ne pas les caricaturer. Or, de plus en plus souvent, ces jeunes sont
stigmatisés en tant que musulman. Cette assignation à une seule identité risque de renforcer les ruptures.
Aujourd’hui, dans notre société moderne et démocratique, les personnes se construisent de façon active en
référence à des identités multiples. Ce jeu sur les identités multiples permet d’éviter les ruptures violentes et
les assignations et d’affirmer son existence sociale, si besoin au travers du conflit. Ainsi un jeune issu de
l’immigration peut se reconnaître comme français par l’appartenance nationale, comme musulman par la
religion et comme enfant d’algérien par son histoire familiale… L’essentiel est qu’il invente lui-même sa
propre combinaison, en fonction de sa personnalité. C’est cet acquis d’autonomie qu’il nous faut aujourd’hui
défendre.
Parallèlement des conditions socio-économiques et politiques expliquent aussi cette révolte.
2.1. Le renforcement de la ségrégation et les changements des politiques urbaines
Cette révolte se nourrit de la dégradation des conditions de vie des habitants des quartiers. Celle-ci ne peut
uniquement être attribuée aux méfaits de la politique gouvernementale depuis 2002. Le creusement des
inégalités entre les populations de ces quartiers et le reste de la population française n’est pas récent même
s’il tend à s’accentuer. Dans ces quartiers populaires, les effets du libéralisme –désindustrialisation,
augmentation des taux de chômage, précarisation du rapport à l’emploi- sont particulièrement forts et
dépassent la seule sphère économique. Dans ces quartiers populaires, c’est toute la culture ouvrière autrefois
dominante qui s’est désagrégée. Les collectifs auparavant adossés sur le partage de valeurs et de pratiques
communes se fragilisent : les solidarités professionnelles et syndicales, les réseaux familiaux, les solidarités
de voisinage se fissurent. Pourtant la politique mise en place par le gouvernement depuis 2002 a constitué
une rupture. Elle a cassé les outils et dispositifs de régulation et de remédiation existants dans les quartiers.
Elle a remis en cause les modalités de contractualisation entre l’Etat et les collectivités locales.
Les difficultés d’accès à l’emploi, la précarisation du rapport au travail sont patents dans ces quartiers. Leurs
habitants sont, plus que les autres français, touchés par le chômage. En 2004, le chômage y était de 20,7%,
soit le double de la moyenne nationale. Le fait d’être jeune, immigré ou femme accroît les risques de
chômage dans des proportions inquiétantes. 36% des garçons et 40% des filles actifs entre 15 et 25 ans y sont
au chômage. De plus la précarisation s’accroît avec une multiplication des situations intermédiaires entre le
chômage et l’emploi. La décision de supprimer les emplois aidés, tels que les emplois jeunes, a amplifié les
difficultés et contribué à fragiliser les structures notamment associatives qui en bénéficiaient.
Dans ce contexte, l’école contribue à la reproduction des inégalités. La ségrégation –entendue comme
concentration de populations de même catégorie sociale- y est encore plus marquée que dans le quartier. Les
familles qui « s’en sortent » peuvent accepter de vivre dans un quartier dévalorisé en attendant mieux, mais
rares sont celles qui acceptent de scolariser leurs enfants dans un établissement dévalorisé. La carte scolaire
est fréquemment détournée par les ménages qui ont le plus de ressources socio-économiques. Malgré les
politiques de discrimination positives mises en place en matière scolaire, les établissements scolaires de ces
quartiers accueillent les enseignants les plus jeunes et les plus inexpérimentés. Dans ces quartiers plus
qu’ailleurs, les habitants se heurtent à la panne de l’ascenseur social et aux limites du système éducatif.
Parallèlement la ségrégation s’accroît. Elle se manifeste d’abord par le regroupement des populations les plus
aisées dans les mêmes territoires. Ce sont en effet les catégories sociales les plus favorisées qui sont les plus
ségrégées. A contrario les territoires les plus pauvres accueillent de plus en plus de ménages défavorisés,
souvent d’origine étrangère. Les inégalités de ressources entre communes, principalement liées aux
différences d’accès à la taxe professionnelle, restent très importantes et renforcent ces processus ségrégatifs.
Ce sont en effet généralement les communes dont les ressources fiscales sont les plus modestes qui cumulent
les charges les plus élevées, en raison de l’importance du parc locatif social et de la part importante de
ménages défavorisés bénéficiaires des aides sociales. Pour ces communes la solution est de compenser ces
manques à gagner soit par des taux d’imposition plus élevés, soit par un niveau moindre de services aux
populations ce qui, dans tous les cas, pénalisent les ménages modestes. Les politiques publiques mises en
place pour lutter ces processus ségrégatifs (quota minimal obligatoire de 20% de logements sociaux dans le
cadre de la loi SRU, mécanismes de péréquation fiscale, solidarité fiscale au travers de l’intercommunalité)
175
sont intéressantes mais ne parviennent pas à inverser les tendances structurelles. Elles ne sont pas
suffisamment soutenues par les gouvernements. La loi SRU peut être « détournée » par des Maires de
communes aisées qui revendiquent de payer une amende plutôt que de construire du logement social chez
eux. Les intercommunalités sont trop souvent « de circonstance », regroupant des communes de niveaux de
ressources équivalents. La réforme fiscale allant dans le sens d’une meilleure péréquation des ressources
entre communes se fait toujours attendre.
Dans ce contexte, la mise en œuvre du Programme National de Rénovation Urbaine (PNRU) issu de la loi
Borloo (1er août 2003) introduit une rupture par rapport à la période antérieure et suscite des interrogations.
L’objectif du PNRU est d’afficher des résultats quantitatifs en matière de démolitions de logements
(200 000), de reconstructions (200 000) et de réhabilitations (200 000). L’enjeu est d’introduire davantage de
mixité sociale en attirant les catégories intermédiaires et en luttant contre la concentration des ménages les
plus défavorisés. Cela passe par un changement d’image du quartier et par la constitution d’une offre
d’habitat diversifiée (accession, logement privé, pavillonnaire…). Quelles que soient leurs aspirations aux
changements, les habitants des quartiers concernés regardent ces projets avec inquiétude : inquiétudes face
aux démolitions, aux relogements et aux augmentations de loyers qu’elles entraînent et face à l’avenir du
quartier et de ses populations modestes. S’il est trop tôt pour tirer un bilan de ces projets de rénovation
urbaine, on peut d’ores et déjà souligner qu’ils sont élaborés et mis en œuvre de façon technocratique, sans
que les habitants ne soient consultés. Dans le discours et les représentations, dévalorisation du quartier, trop
souvent vu comme un lieu pathogène, sans vie, ni passé, et de ses habitants vont de pair.
Il faut aussi évoquer les restrictions liées au recul des financements de fonctionnement émanant de l’Etat
dans le cadre de la politique de la ville. Celles-ci ont, depuis 2 ans, touché de plein fouet le secteur associatif
dans ces quartiers. Ainsi de nombreuses associations qui, depuis des années, développaient des actions de
solidarité, d’accès au droit, de médiation et d’aide à l’intégration des familles immigrées se sont vues
précariser, voir remises en cause dans leur action. Plus largement, c’est tout le travail d’associations locales
qui a pâti des restrictions budgétaires et du choix stratégique d’orienter les financements vers l’urbain et
l’investissement au détriment du fonctionnement et de l’aide sociale. Les déclarations du Premier Ministre,
D. de Villepin, reconnaissant que c’était une erreur et réinjectant 100 millions d’euros en subventions des
associations, n’annule pas la tendance de fond au désengagement de l’Etat du social.
2.2. Le durcissement de la politique d’immigration et les lois sécuritaires
La politique d’immigration tend aussi à fragiliser les habitants de ces quartiers. Les étrangers, qui y sont plus
nombreux qu’ailleurs, subissent de plein fouet les conséquences des décisions récentes touchant au
durcissement des conditions d’accès à la nationalité française, aux titres de séjours, à la fermeture des
frontières et aux restrictions des droits des étrangers. Loin de contribuer à une baisse réelle des flux
migratoires, ces mesures répressives contribuent à augmenter le nombre d’immigrés en situation irrégulière
et à invisibiliser et fragiliser les étrangers et leurs familles. Ces décisions marginalisent et hypothèquent
l’avenir d’une partie de la population, particulièrement nombreuse dans ces quartiers, les rapports de ces
familles avec leurs pays d’origine, ainsi que le développement de ces derniers.
Les lois sécuritaires et l’appel à la tolérance zéro produisent aussi des effets délétères dans ces quartiers.
Outre le fait qu’elles déplacent l’attention des problèmes réels (chômage, discriminations, précarisation,
sentiment d’insécurité…) sur la peur du petit délinquant et sur un mauvais objet « le jeune arabo-musulman
des cités », elle contribue à élargir la sphère de ce qui est pénalisé englobant dans cette définition des
pratiques propres aux jeunes des quartiers populaires, telles que le rassemblement dans les halls d’entrée.
Cette mesure stigmatisante est inapplicable et inefficace. Elle renforce l’opposition entre les jeunes et les
adultes. Elle fait croire qu’il existe des solutions simples fondées sur la seule répression. Eviter les gênes liés
à ce type de rassemblement suppose au contraire une politique fondée sur le dialogue entre générations et
entre habitants et institutions, sur la médiation, sur l’ouverture de lieux adaptés pour accueillir ces jeunes…,
c’est à dire l’exact contraire de ce qui se fait depuis deux ans au travers de la baisse des crédits aux
associations ou de la décrédibilisation systématique des professionnels de la médiation. De façon mécanique
les lois sécuritaires Perben 1 et 2, la « pression de la statistique » et la nécessité d’un affichage de résultats en
matière pénale ont contribué à augmenter la pression exercée par l’institution policière sur les jeunes de ces
quartiers populaires. La multiplication des contrôles d’identité, particulièrement à destination des jeunes
immigrés, en est l’illustration la plus évidente.
176
La justice n’échappe pas à ces changements et participe, elle aussi, de la chaîne pénale mise en place par le
Ministre de l’Intérieur dans l’objectif de rationaliser et d’accroître l’efficacité de l’institution judiciaire.
Concrètement cela signifie produire davantage de condamnations pénales (plus de 1 million par an dont
380 000 peines correctionnelles) en allant le plus vite possible, selon la méthode du « traitement en temps
réel ». Les jeunes des quartiers populaires sont les premiers concernés par ces changements : parce qu’ils
sont plus nombreux que les autres jeunes à être emprisonnés, parce qu’ils subissent plus que d’autres le
remplacement de l’individualisation de la peine par l’application de barèmes standardisés et de plus en plus
répressifs, ainsi que l’abandon de l’objectif de réinsertion sociale du délinquant au profit d’une vision
déshumanisée qui assigne définitivement le délinquant à son statut.
2.3. Le renforcement des discriminations
Actuellement, les discriminations sont particulièrement fortes et concernent différents domaines : emploi,
formation, logement, contrôle policier... Contrairement à certaines idées reçues, elle touche à la fois les filles
et les garçons. Si les filles n’ont été en première ligne dans ces révoltes, elles sont néanmoins profondément
mobilisées sur ces questions et retrouvent des solidarités avec les jeunes garçons sur ces thèmes. Certaines
expliquent comment, face à la discrimination, elles ont retrouvé dans l’appartenance à l’Islam une dignité et
des sentiments d’appartenance.
Au même niveau d'études, les jeunes issus de l'immigration, le plus souvent de nationalité française, ne
trouvent pas de travail correspondant à leur niveau de qualification. Cette discrimination crée des ruptures
radicales avec la société car les familles ont souvent fait des efforts importants pour soutenir leurs enfants à
l’école. D’autre part ces jeunes adultes diplômés et sans travail ne sont plus crédibles pour ceux qui sont
scolarisés au collège ou au lycée. Ils ne constituent plus une potentialité d'identification positive, un exemple
d’une possibilité de sortie de la position d'exclus.
Aujourd’hui de plus en plus de jeunes expriment leurs difficultés. Ils ne se sentent pas acceptés ni dans leur
pays d’origine, ni en France. Potentiellement ils sont « sans terre ». Ce processus, ainsi qu e les échos de
l’histoire coloniale les incite à s’identifier aux Palestiniens. Cette question est à prendre au sérieux et à traiter
dans toute sa complexité.
3. Enjeux et propositions
Il est urgent de comprendre ce qui s’est passé au travers de cette révolte. Il est tout aussi indispensable d’en
parler avec toutes les générations. Les nombreux débats menés dans les villes concernées sont essentiels. Ils
expriment à la fois la solidarité avec ces jeunes, la révolte potentielle des adultes et la nécessité de construire
des alternatives politiques à celles proposées aujourd’hui.
Dès maintenant il est urgent de s’organiser pour maintenir un travail collectif, pour lutter contre ces
politiques et soutenir les jeunes qui font aujourd’hui l’objet de mesures judiciaires et de peines
d’emprisonnement. Il serait important que ces collectifs ne soient pas seulement constitués par les acteurs
locaux mais qu’un travail puisse être mené en lien avec d’autres associations et acteurs tels que les syndicats
et les partis politiques.
Différents enjeux peuvent être identifiés.
3.1. Renforcer les appartenances populaires pour rompre avec la tentation populiste
Les destructions par incendies de voitures et de bâtiments publics et privés renforcent les sentiments de peur
et les discours de rejet vis-à-vis de leurs auteurs.
Ces réactions d’hostilité sont alimentées par de multiples discours, parfois au plus haut niveau de l’Etat. Ces
discours ne peuvent du fait même de leur récurrence être des maladresses. Certains responsables politiques
visent à gagner des voix sur l’électorat du Front National.
177
Ces positions conduisent à exacerber les réactions des jeunes qui y répondent violemment. Elles alimentent
un cercle vicieux dans lequel les jeunes risquent d’être pris au piège en s’identifiant aux discours qui les
désignent négativement. Elles contribuent aussi à exacerber les émotions et les « désirs d’en découdre » des
populations en faisant entendre que chacun est une victime potentielle et doit avoir peur des jeunes de
banlieue.
Les risques sont nombreux : rejet des institutions, accentuation des divisions au sein des milieux populaires,
voir désignation d’un ennemi interne au quartier qu’il faudrait éradiquer.
Malgré ces risques, les mobilisations collectives dans les villes ont montré l’existence de solidarités entre les
élus locaux, les militants associatifs et une partie des habitants. Les collectifs d’habitants cherchant
l’affrontement direct avec les jeunes ont été très peu nombreux. Il est cependant nécessaire d’exercer une
grande vigilance à ce propos car il existe un vrai risque de dérive populiste et xénophobe.
L’histoire nous indique que les aspirations populistes sont à prendre très au sérieux car elles peuvent
conduire à la mise en cause d’acquis démocratiques et à l’instauration de régimes d’exception. Renforcer la
démocratie et la crédibilité des institutions en endiguant leur instrumentalisation populiste constitue
aujourd’hui un enjeu majeur pour redonner une chance au conflit social. Sinon le risque est grand de voir la
violence légitimer la violence dans un cercle vicieux où la démocratie se perdra.
3.2. Lier la révolte des jeunes au mouvement social
Cette révolte a partie liée avec le mouvement social. Pourtant le lien n’est pas établi.
La révolte des jeunes exprime aussi une profonde solitude. Le mouvement lycéen de 2004 n’est pas sans lien
avec cette révolte. Les jeunes inscris dans ce mouvement, qui a été fortement réprimé, n’y ont pas trouvé de
débouchés dans un conflit social. A l’intérieur du mouvement lycéen, la place des jeunes issus des quartiers
populaires n’a pas été évidente. Il a existé des conflits à l’intérieur du mouvement lycéen qui n’ont pas été
élaborés.
Dans ce contexte en quoi les révoltes des dernières semaines expriment-elles un repli des jeunes au sein des
quartiers populaires ? Comment reprendre le dialogue avec ces jeunes, à partir de leurs modes d’expression,
pour aller vers plus de conscience politique ? Des travaux de recherche montrent que ces jeunes ne sont pas
hors des enjeux politiques mais qu’ils ont très peu de lieux pour les traduire dans une expérience concrète. Le
mouvement social et ses structures portent une responsabilité à ce propos. Il existe des potentialités pour que
les jeunes deviennent des acteurs politiques. Cela suppose à la fois des lieux de dialogue, la reconnaissance
de leurs propres enjeux et la construction avec eux de combats collectifs.
Les acquis des professionnels impliqués dans la mise en œuvre des politiques publiques des villes ces
dernières années constituent des potentialités pour le mouvement social. Il est important de faire le lien entre
ce travail local et quotidien et la définition des enjeux et des pratiques du mouvement social.
3.3. Faire le lien entre la lutte contre les inégalités sociales et la reconnaissance des identités
Aujourd’hui il existe une forte concurrence entre les systèmes de valeurs et les manières de penser le monde.
Les valeurs d’égalité, de liberté et de solidarité sont mises en cause par la promotion de valeurs
profondément liées au libéralisme : compétitivité, individualisme, efficacité. Les valeurs des jeunes et leurs
conduites ont partie liées avec l’affirmation de ces valeurs qu’ils agissent souvent de façon paradoxale. Ils
peuvent en même temps dire qu’ils sont solidaires et affirmer que l’on ne peut s’en sortir que par soi-même.
Dépasser ces paradoxes suppose de pouvoir faire l’exercice de son potentiel d’acteur social et politique et
des responsabilités que cela confère. Ceci suppose que ces jeunes puissent faire la preuve qu’ils peuvent
influencer le devenir de la société.
Aujourd’hui nombre d’entre eux expriment en même temps des sentiments d’injustice, d’humiliation et de
non-reconnaissance. Ils associent étroitement l’injustice sociale et la non-reconnaissance de leurs identités
personnelles et familiales (absence de lieu de prière décent ou de cimetière musulman dans des villes où
l’immigration est forte et ancienne, non-reconnaissance de leur histoire dans les manuels scolaires…). Il est
178
donc important que ces jeunes et leurs familles puissent revendiquer leurs appartenances et leurs identités au
travers des luttes sociales.
Ainsi la lutte contre les discriminations constitue un enjeu majeur dont il ne faudrait pas laisser le monopole
à la droite, notamment à Messieurs Borloo et Sarkozy. Nombre de ceux qui ont aujourd’hui la quarantaine et
qui sont issus de l’immigration maghrébine, qui ont été déçus par les politiques de gauche se tournent, dans
une recherche d’exercice du pouvoir, vers l’UMP. Il serait dommage que les forces de gauche et le
mouvement social laissent à ce seul parti le traitement d’un tel enjeu.
Pour ce faire, il est important de faire le lien entre l’injustice sociale et les discriminations.
Fondation Copernic, novembre 2005
Le groupe Copernic « Territoires et nouvelles formes de contrôle social » composé d’un collectif d’élus, de
professionnels, de responsables associatifs et de chercheurs.
179
L’UJFP répond au racisme d’Alain Finkielkraut
Richard Wagman, 23 novembre 2005
Président de l’UJFP - Union juive française pour la paix
Aux membres et sympathisants de l’UJFP,
A nos partenaires associatifs,
Messieurs et Mesdames de la presse,
Le 18 novembre, le supplément hebdomadaire du quotidien israélien Ha’aretz a publié un reportage de 6
pages sur la France, consacré aux sujets d’actualité qui secouent actuellement l’hexagone tels les émeutes de
banlieue, l’intégration des jeunes issus de l’immigration, le racisme ou l’enseignement du fait colonial à
l’école publique. Le problème, c’est que ce reportage n’est autre que un entretien fleuve avec Alain
Finkielkraut, écrivain et « philosophe », avatar de la pire pensée néo-conservatrice. Bien que ce monsieur se
veuille un grand intellectuel, il occuperait plutôt la fonction de pompier-pyromane de la communauté juive,
attisant plus d’antisémitisme qu’il incite à la réflexion. Il affiche un racisme décomplexé, profèré désormais à
l’état pur. Michèle Sibony, vice-présidente de l’UJFP et Michel Warschawski, président du Centre
d’information alternative de Jérusalem, ont traduit de l’hébreu de larges extraits de cet entretien. Notons que
l’interview de Finkielkraut a été repris dans la version anglaise de Ha’aretz, mais tronqué de certains
passages, le supplément anglais du journal ayant enlevé les propos les plus racistes et les plus scandaleuses.
Les affirmations de Finkielkraut ont visiblement abasourdi les journalistes qui l’ont interrogé à Paris. En
effet, ils prennent soin de préciser que les réponses de leur interlocuteur « n’émanent pas du Front national
mais de la bouche d’un philosophe qu’on considérait autrefois comme l’un des porte-parole de la gauche
française ». Pour les lecteurs capables d’encaisser des propos particulièrement choquants, vous trouverez
cette prose nauséabonde dans le fichier attaché <Finkieldraut-1> (merci à nos traducteurs). Pour ceux qui
préfèrent se passer d’une lecture particulièrement éprouvante, vous trouverez ci-dessous quelques morceaux
choisis, révélateurs.
DU RACISME A L’ETAT PUR
D’emblée le titre et les sous-titres choisis par Ha’aretz donnent le ton : « Ils ne sont pas malheureux, ils sont
musulmans », « Si cela ne leur plaît pas qu’ils rentrent chez eux », « Non à l’antiracisme », « De l’école en
France et des bienfaits du colonialisme ». Finkielkraut commence par désigner ce qu’il considère comme la
cause des récentes émeutes : « Le problème est que la plupart de ces jeunes sont Noirs ou Arabes et
s’identifient à l’Islam » puis il enfonce le clou « Il est donc clair qu’il s’agit d’une révolte à caractère
ethnico-religieux ». Il continue sa profession de foi raciste en endossant le rôle de commentateur sportif :
« On nous dit que l’équipe de France est adorée par tous parce qu’elle est ‘black blanc beur’, en fait
aujourd’hui, elle est ‘black black black’ ». Pour lui, les jeunes de banlieue en général auraient « une culture
(l’Islam) qui au lieu de s’occuper de ses propres problèmes recherche un coupable extérieur (la France) ».
Sur les goûts et loisirs de ces jeunes, il s’interroge : « Quels sont les objets de leurs désirs, c’est simple :
l’argent, les marques, et parfois des filles ». Ailleurs, il raconte le scénario fictif d’un restaurateur cherchant à
recruter : « Imaginez qu’un jeune de banlieues vienne demander un emploi de serveur, il a l’accent des
banlieues, vous ne l’engagerez pas… Il doit vous représenter, et ceci exige de la discipline, de la politesse et
une manière de parler. » Après avoir mis en doute leur capacité de discipline et de politesse, le philosophe
déplore l’inhabilité linguistique de nos jeunes concitoyens, désignés comme immigrés de la seconde ou de la
troisième génération : « Prenez par exemple la langue, vous dites qu’ils sont d’une troisième génération,
alors pourquoi est-ce qu’ils parlent le français comme ils le parlent ? C’est un français égorgé, l’accent, les
mots, la grammaire. » Pour évoquer l’insécurité dans les banlieues, s’adressant au public israélien, il utilise à
dessein un langage qui renvoie à des pages tragiques de l’histoire juive : les émeutes seraient pas autre chose
que des « pogroms antirépublicains ». Puis, établissant une comparaison avec l’Intifada palestinienne, il
accuse les parents ou les grands frères de ces jeunes d’avoir eu recours à une stratégie criminelle : « Eux
aussi envoyaient en première ligne de la lutte les plus jeunes ». Opposant les façons différentes dont la presse
française a réagi face à l’agitation sociale en Allemagne de l’Est après la réunification et aux récentes
émeutes en France, Finkielkraut tonne : « Un Arabe qui incendie une école c’est une révolte, un Blanc c’est
du fascisme ».
180
DU COLONIALISME ET DE LA HAINE
Finkielkraut, que rien n’arrête, enchaîne sur les bienfaits du colonialisme français et regrette que dans les
écoles : « On n’enseigne plus que le projet colonial voulait aussi éduquer, apporter la civilisation aux
sauvages. » Sans doute les ancêtres des « sauvageons ». Quant à l’esclavage, rien à y redire : « Ce n’était pas
un crime contre l’humanité parce que ce n’était pas seulement un crime. C’était quelque chose
d’ambivalent. » Les esclaves et leurs descendants apprécieront. Commentant ce que notre pays (la France) a
fait aux Africains, le philosophe affirme « Il n’a fait que du bien. » Comme on pouvait s’y attendre, en bonne
logique Finkielkraut tire à boulets rouges sur … les antiracistes. D’abord, « cette violence a été précédé de
signes annonciateurs très préoccupants que l’on ne peut réduire à une simple réaction au racisme français »
ou encore « Y voir une réponse au racisme français c’est être aveugle à une haine plus large : la haine de
l’Occident ». Pour ensuite nier tout court le racisme bien de chez nous et d’énoncer « le mythe du ‘racisme
français’ ». Enfin, l’antiracisme serait fauteur de troubles. Les jeunes des banlieues « jouiront du soutien et
de l’encouragement à leur violence antirépublicaine, par le biais du discours repoussant de l’autocritique sur
leur esclavage et le colonialisme. » Lorsque les journalistes israéliens lui font observer que la France ne traite
pas ces jeunes comme des Français, Finkielkraut feint d’ignorer cette réalité et se borne à répondre : « Le
problème est qu’il faut qu’ils se considèrent eux même comme Français ». Et pour ce qu’il est de leur
exclusion, ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-même : « La question n’est pas quel est le meilleur modèle
d’intégration, mais la possibilité même d’une intégration pour des gens qui vous haïssent. » Mais la véritable
haine semble être ailleurs. Commentant les crimes de la France vichyste pendant l’occupation nazie, il
raconte comment sa famille a été déporté à Auschwitz. Pour conclure, toujours en parlant de la France, que
« Ce pays mérite notre haine ». Que ce triste sire ait besoin d’un psychanalyse pour exorciser la haine qu’il
porte en lui est une question d’hygiène personnelle qui ne regarde que lui. Mais qu’une personne de cet
acabit cesse de monopoliser l’espace médiatique serait une affaire de salubrité publique. Nous espérons que
la presse tiendra compte des dernières dérives racistes d’Alain Finkielkraut et en tirera les conclusions qui
s’imposent. La France compte beaucoup d’intellectuels de qualité qu’on n’entend pas assez souvent. Le
temps est peut-être venu pour d’autres représentants de l’intelligentsia, plus digne qu’Alain Finkielkraut,
d’occuper dans l’espace public la place qui leur revient.
REPONSE DE L’UJFP
A propos de véritables représentants de l’intelligentsia, nous vous proposons un texte écrit par l’un d’entre
eux, que vous trouverez dans le fichier attaché <Rudolf-13>, intitulé « De la peur de penser à l’imbécillité
politique » ; il s’agit d’un court article de Rudolf Bkouche, professeur émérite à l’Université des Sciences et
Techniques de Lille et membre du Bureau national de l’UJFP. Il constitue une réponse aux divagations
racistes d’Alain Finkielkraut dans les pages de Ha’aretz. Outre un sursaut déontologique de la presse écrite
et électronique qui doit faire attention à qui elle œuvre ses colonnes et ses antennes, d’autres institutions
doivent également opérer les réajustements qui s’imposent. Celles de la communauté juive, par exemple. Si
le CRIF et les associations qui lui sont proches se soucient de leur propre image et de leur respectabilité, il
est grand temps qu’elles se séparent d’un de ses porte-parole officieux, devenu fort encombrant. La
conclusion de l’article de Rudolf Bkouche représente une belle leçon pour Alain Finkielkraut et ses
semblables, mais aussi pour les citoyens de bonne foi qui éprouvent un certain désarrois devant la violence et
l’injustice ambiantes :
« Finkielkraut oublie pourtant un point fondamental du débat, et en cela il s'est placé hors de l'héritage des
Lumières. Les deux siècles qui nous ont précédés ont conduit à transformer l'idée de révolte en la belle idée
de révolution, c'est-à-dire en l'idée de transformer le monde. Aujourd'hui où l'idée de révolution semble
morte, ne reste que la révolte ou la jacquerie pour s'exprimer, les récentes violences en France nous le
rappellent. Il est alors nécessaire de rappeler que ces violences sont la réponse à une violence plus forte, qui
n'est plus la seule violence d'Etat, mais qui est la violence du capitalisme mondialisé. C'est alors l'idée de
révolution qu'il faut reconstruire. C'est en cela que l'on peut retrouver la tradition libératrice des Lumières. »
181
Quelle crise des banlieues?
Pierre Rosanvallon, Jea-Pierre Le Goff, Emmanuel Todd, Eric Maurin
Libération, lundi 21 novembre 2005
http://www.liberation.fr/page.php?Article=339848
Quatre chercheurs débattent pour «Libération» de ces trois semaines de violence.
Commencer par essayer de comprendre, puis tenter une explication du phénomène inédit de trois semaines
d'émeutes dans les banlieues : c'est ce qu'a proposé Libération à quatre universitaires et essayistes réputés
pour l'acuité de leur regard sur les fractures de la société, à l'occasion d'une table ronde organisée le 14
novembre (avant l'intervention télévisée du Président). Jean-Pierre Le Goff, Eric Maurin, Pierre Rosanvallon
et Emmanuel Todd se livrent à une confrontation qui s'enrichit de leurs approches plurielles d'une question
qui les préoccupe tous : la crise du modèle républicain. Le débat est animé par Eric Aeschimann et JeanMichel Helvig.
Mouvement politique ou révolte nihiliste ?
Pierre ROSANVALLON. Il y a trois niveaux de compréhension à articuler. D'abord, la matérialité des
événements eux-mêmes (scènes de révolte et de violence), ensuite la situation sociale générale des banlieues,
enfin le malaise français. Les événements sont liés aux actions de gens très jeunes, actions très violentes et
sans signification en elles-mêmes. Mais on peut se demander si le terme de nihilisme est adapté pour
qualifier le mouvement actuel. Celui-ci, à coup sûr, se caractérise par l'absence de parole et provient d'un
milieu qui a lui-même du mal à prendre la parole. Les violences remplacent en quelque sorte la prise de
parole, à l'inverse de mai 1968. Il n'y a aucune prise de parole, sinon via la chanson et le rap. C'est le monde
entier de la banlieue qui, en général, ne prend pas la parole et ceux qui parlent le font sur le mode de la
violence. Le silence social de cette population est plus largement lié à la difficulté générale de la société
française à se comprendre et à parler d'elle-même. Dès lors, nous sommes face à un emboîtage de silences :
silences infrapolitiques (comment demander une conscience politique à des jeunes de 17 ans ?), silence
social du milieu et silence social de la société française. Les grands événements que nous avons vécus,
comme le non au référendum, sont aussi des formes de silence qui s'expriment. Ils ne sont pas une prise de
parole, mais un enfoncement et un engoncement dans la difficulté à parler et à parler de soi. Le malaise
français est en ce sens l'expression d'un vide, d'une difficulté à se projeter positivement dans l'avenir, d'une
absence d'horizon.
Jean-Pierre LE GOFF. Il convient de délimiter précisément ce dont nous parlons : les nuits de violence
dans les banlieues ne sont pas un «mouvement» et ne reflètent pas la vie de la majorité des habitants. La
révolte des bandes de jeunes minoritaires est, pour le moins, infrapolitique, même si elle a des répercussions
politiques. Les habitants des banlieues se posent une question que nous devons oser aborder : qu'est-ce que
ces jeunes ont dans la tête ? Se heurter à cette réalité oblige à se décentrer : il existe une véritable difficulté
de langage qui colle aux pulsions, et des passages à l'acte. A mon avis, avec ces nuits de violence, nous
avons affaire à un type de vandalisme qui déconcerte les schémas militants. Il condense de façon
paroxystique et très violente le problème du chômage et celui de la désaffiliation, c'est-à-dire la
déstructuration familiale (que l'on appelle pudiquement «familles monoparentales»), mais aussi celui de la
déstructuration de l'appartenance de classe et à la Nation. Dans les années 30, même si l'on était pauvre et
victime du chômage, on était inséré dans des collectifs et capable de canaliser sa révolte. Ce n'est pas
vraiment le cas aujourd'hui pour ces bandes de jeunes qui détruisent les écoles de leur quartier, les bus, les
voitures de leurs voisins... Avant de s'interroger sur les conditions qui ont rendu possible ce phénomène, il
faut le regarder en face, à l'instar des animateurs sociaux qui sont en première ligne depuis des années. Il est
temps que la gauche rompe avec le déni de la réalité et l'angélisme.
Emmanuel TODD. La France vit, comme la plupart des sociétés développées, une montée des inégalités qui
va au-delà des données économiques objectives. La société est véritablement travaillée par la montée de
nouvelles valeurs sociales inégalitaires, associées à une nouvelle forme d'individualisme. Dans un pays
comme la France, ce qui passe assez bien aux Etats-Unis se heurte à un fond anthropologique qui contient
une forte composante égalitaire. Cette valeur entre en réaction avec la montée de la valeur inégalitaire. Cela
explique les réactions successives des divers groupes sociaux qui mélangent ces deux valeurs. Aujourd'hui,
nous avons à faire à des jeunes de banlieue ils ont, en moyenne, 17 ans. Il faut les comparer aux lycéens des
années 70 plutôt qu'aux ouvriers qualifiés du Parti communiste de la grande époque. La valeur égalitaire
182
apparaît très clairement. J'ai travaillé sur les différences de situation des émigrés en Europe et aux EtatsUnis. Il apparaît que la situation française est très spécifique, mélange de déstructuration de la famille
originelle maghrébine ou africaine par l'intégration des valeurs françaises, avec une importance assez forte
des mariages mixtes. La rage des banlieues est une réaction de protestation qui, pour moi, est égalitaire. A
cet égard, ces jeunes sont parfaitement assimilés en termes de valeurs politiques. Et l'histoire enseigne qu'il
n'y a pas de révolte sans espoir.
Eric MAURIN. Il faut bien voir ce qu'est la conscience sociale des jeunes quittant l'école à 17 ans, qu'ils
aient ou non participé aux violences. Ils ont en commun une expérience particulièrement dure et marquante,
celle de la relégation, puis de la disqualification scolaire au collège. Le point de départ de mai 1968, c'était la
révolte des recalés des classes moyennes face à la fermeture du véritable enseignement supérieur aux enfants
des classes moyennes. Aujourd'hui, tout a changé : c'est la grande difficulté des enfants des classes
populaires face au collège et au lycée qui est en cause. Cette difficulté dérive en partie de l'extrême précarité
des conditions de logement et d'existence des enfants des familles pauvres. Ce n'est pas un problème que
l'Education nationale peut régler seule. Les politiques du logement n'ont pas fait reculer les problèmes de
surpeuplement qui touchent près du quart des enfants et sont une cause majeure d'échec à l'adolescence. Les
politiques urbaines n'ont pas non plus fait reculer la ségrégation territoriale. Les enfants pauvres vivent
aujourd'hui dans des quartiers où le taux de pauvreté est quatre fois plus élevé qu'ailleurs. Or il est
extrêmement difficile d'adopter ne serait-ce qu'une attitude positive vis-à-vis de l'école quand on grandit
entouré de camarades en échec.
Jean-Pierre LE GOFF. La différence est nette par rapport à 68 ou aux luttes des lycéens des années 70, par
exemple. Les enragés de 68 passaient par le festival de la parole, ils s'inscrivaient dans un héritage rebelle et
n'étaient pas dans une logique victimaire et de ghetto. On cherche toujours à ramener à tout prix le nouveau
dans des cadres anciens, comme pour se rassurer. Formateur dans les banlieues dans les années 80, j'étais
déjà déconcerté à l'époque par un phénomène que je ne pouvais pas maîtriser : l'image dépréciative de soi qui
habitait une partie de ces jeunes et qui s'exprimait par une agressivité et une agitation constantes. Le défi
auquel nous avons affaire n'est pas aisé à relever. Le chômage et les perspectives d'avenir sont centraux, bien
sûr, mais il y a une désocialisation dont il importe de prendre la mesure. Ces jeunes minoritaires qui se
livrent à des violences sont autocentrés et en rage, ils mêlent désespoir et nihilisme. Cette destruction des
quartiers dans lesquels ils vivent est une logique d'autodestruction. Le problème ne se résoudra pas par la
proclamation des principes et des bonnes intentions.
Pierre ROSANVALLON. C'est la longue histoire du social. Dans Les Misérables, Victor Hugo opposait
émeute et insurrection. L'émeute est le moment chaotique de la destruction. L'insurrection, au contraire, est
le moment qui projette politiquement dans l'avenir un groupe qui a conscience de lui-même et qui veut
construire quelque chose.
Eric MAURIN. C'est la division au sein des classes populaires qui rend cela possible. Il n'y a pas une classe
populaire en général. Les jeunes hommes sans formation issus des classes populaires savent que leur avenir
n'est plus celui de leurs pères, dans les métiers de l'industrie, mais dans les nouveaux emplois du commerce
et des services. Ces nouveaux emplois sont beaucoup moins masculins que ceux de leurs pères, et il y a sans
doute un désarroi proprement masculin dans la jeunesse des classes populaires aujourd'hui. S'il n'y a pas de
prise de parole, c'est aussi qu'une prise de parole entrerait en contradiction avec les valeurs désormais
dominantes. Dans l'économie de service, on valorise la capacité à se singulariser et à épouser les singularités
locales du client. Les valeurs auxquelles sont sommés d'adhérer les jeunes entrants sur le marché du travail
sont celles de la réussite par la singularité individuelle. Ces valeurs sont antinomiques de celles qui
pourraient donner du ciment à une parole collective.
Emmanuel TODD. Quand j'ai vu des voitures brûler, j'étais agacé. Quand j'ai vu des autobus brûler, j'ai
commencé à être franchement énervé. Quand j'ai vu des maternelles brûler, j'ai commencé à déprimer. Pour
autant, la référence aux Misérables montre le risque d'en revenir aux thématiques du XIXe siècle, de passer
de la notion de révolte à celle de délinquance, de voir les classes laborieuses comme des classes dangereuses.
J'y vois la régression de notre univers mental. On essaie de transformer les victimes en coupables sociaux.
Pour ma part, des événements de ces dernières semaines, j'ai surtout retenu des jeunes qui, loin d'être privés
de parole, activaient fortement le principe de liberté et d'égalité et réagissaient d'abord à une agression
verbale du ministre de l'Intérieur qui les avait insultés, se comportant lui-même comme un voyou de
banlieue. Nous ne sommes pas ici dans un cas de nihilisme, d'irrationalité ou de violence gratuite. Au reste,
face à ce mouvement, un gouvernement de droite a plié : les subventions en faveur des associations de
quartier ont été rétablies, la politique du tout sécuritaire est en cours d'abandon en tout cas, je l'espère. Tout
cela pourra être décrit comme un phénomène cohérent du point de vue historique.
183
Pierre ROSANVALLON. Ce que l'on appelle les banlieues, c'est le territoire sur lequel se cumule tout un
ensemble de dysfonctionnements et de problèmes. Il ne faut pas oublier qu'en même temps que cette grande
rébellion dans les banlieues, il existe des conflits extrêmement classiques : le conflit des traminots de
Marseille ou celui de la SNCM [Société nationale Corse-Méditerrannée, ndlr]. Le problème de la société
française est qu'elle est prise entre ses archaïsmes et les implosions de la société contemporaine. Ce qui n'est
pas le cas dans de nombreux autres pays. Il existe, à cet égard, un véritable problème de corps intermédiaires.
La France se trouve entre des systèmes de représentation archaïques qui ne fonctionnent plus et une absence
de systèmes de représentation modernes. Ce qui se traduit à la fois par la montée du Front national et par les
conflits à l'ancienne. Tel est le malaise français.
Emmanuel TODD. Il y a un «effet Nouvelle-Orléans». La situation des jeunes issus de l'immigration fait
partie du problème, évidemment. Toutefois, si l'on reste à l'intérieur du cadre d'analyse français, je crains que
l'on ne voie pas tout ce que la situation actuelle doit à la culture française. Le département de la Seine-SaintDenis est un lieu chargé d'histoire. Il abrite la basilique avec le tombeau des rois de France. C'est le coeur du
Parti communiste, etc. Or l'on ne voit que des gosses bronzés. Dans d'autres pays, les Arabes et les Noirs se
caillasseraient les uns les autres. En France, ils sont ensemble pour caillasser la police. Bien entendu, il est
question de déstructuration du milieu, de chômage, d'échec scolaire ou d'explosion de la famille maghrébine
ou africaine. Mais les valeurs françaises sont là. Ce mouvement est très français. Il est au coeur de la culture
française.
Eric MAURIN. Oui, cependant il faut rappeler que l'échec scolaire précoce est lui-même un phénomène très
français. Nous sommes l'un des rares pays en Europe à avoir gardé le redoublement au primaire et au collège
comme principal outil de gestion de la diversité des élèves. Quiconque travaille avec des spécialistes
étrangers est frappé par ceci : l'institution scolaire française est, plus qu'ailleurs, une institution de tri.
Un nouveau symptôme de la crise française ?
Pierre ROSANVALLON. Les événements que nous venons de vivre s'inscrivent dans une longue série de
thromboses françaises qui ne commencent pas en 2005 avec le non au référendum, ni même en 2002 avec le
premier tour de l'élection présidentielle, mais bien avant. Les signes avant-coureurs ont été nombreux, dans
les banlieues elles-mêmes, et aussi aux niveaux politique et social. Il faudrait ainsi inclure le mouvement de
1995 dans la compréhension de ces thromboses françaises, qui sont de nature différente et que l'on peut
ranger en trois grands types : 1) des thromboses sociales, marquées par une sorte d'archéoradicalisme ; 2) des
thromboses politiques liées à la non-réalisation de la promesse républicaine ; 3) des thromboses purement
politiciennes affectant le système des placements entre partis et le problème du gouvernement représentatif.
Il faut considérer ensemble ces trois types de problèmes. Or, depuis une dizaine d'années, on avance que
toutes les difficultés proviennent de l'écart croissant entre le peuple et les élites. Il me semble que ce qui se
passe aujourd'hui montre que cette analyse n'est pas pertinente. L'opposition peuple/élite est une façon
paresseuse, lointaine et grossière, d'appréhender ce qui se passe. L'idée qu'il existe une coupure sociale est
fondamentale. Néanmoins, l'événement vient de plus loin, du modèle politique français et du modèle
économique également au sens le plus général du terme, la façon d'organiser la production.
ERIC MAURIN. La spécificité du vote du premier tour de l'élection présidentielle du 21 avril 2002 fut
d'être un vote très dur, souvent extrême, non pas du salariat le plus modeste mais d'une frange relativement
qualifiée du salariat modeste (contremaîtres, ouvriers qualifiés de l'industrie, techniciens). Pour moi, ce vote
était l'expression de menaces très radicales pesant sur cette fraction menacée dans ses statuts par la
désindustrialisation. Le référendum sur la Constitution européenne s'est inscrit un peu dans cette continuité.
Une des différences entre Maastricht et le traité constitutionnel, c'est ainsi que des fractions relativement
modestes des classes moyennes du privé n'ont pas suivi la droite parlementaire, initiatrice du référendum sur
la Constitution, et ont voté contre leur famille naturelle. De ce point de vue, ce sont bien les classes
moyennes du privé qui, manquant à l'appel, ont rendu le non du référendum si fort. Aujourd'hui, il n'existe
pas un seul salariat modeste, une seule classe moyenne, mais plusieurs, confrontés à des menaces et à des
univers différents. La classe ouvrière, autrefois dominante, perd du terrain au regard d'un nouveau prolétariat
des services, complètement éclaté, peinant à trouver son identité professionnelle. Les seuls débouchés pour
les jeunes sans formation des milieux populaires sont désormais dans ce prolétariat. A mon sens, la crise des
banlieues fait aussi émerger sur la scène politique le problème de la désocialisation croissante du salariat
modeste.
Emmanuel TODD. Je suis, moi aussi, dans l'hypothèse d'une continuité de plusieurs processus négatifs. A
chaque fois, ce sont des groupes sociaux différents qui sont le vecteur principal ou le porteur de la crise.
Dans le vote Front national de 2002, ce sont plutôt les milieux populaires. Là où les ouvriers américains
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partiraient au chômage en se sentant coupables, les ouvriers français continuent de voter, en apportant leurs
voix au Front national. En 2005, lors du référendum sur la Constitution européenne, c'est le secteur d'Etat qui
a été porteur du non, avec l'affirmation de la doctrine obsessionnelle du «servicepublisme», qui marque la
volonté des classes moyennes liées à l'Etat de se défendre en bloquant la construction d'un embryon d'Etat
européen sur la base de valeurs qui ne sont plus égalitaires. Il s'agit de défendre une position ultra
protectionniste pour soi-même. La révolte des banlieues introduit un troisième groupe : celui des jeunes
immigrés. Il existe un capitalisme globalisé qui produit partout une montée des inégalités. Dans chaque pays,
la cible principale sera le segment le plus faible de la population. En France, ce sont les habitants des
quartiers en difficulté et plus encore leurs enfants. Pour ce qui est des phénomènes d'écrasement des jeunes
générations, rien ne permet d'imaginer un apaisement de la tension. Avec la globalisation et la montée en
puissance de la Chine et de l'Inde, la pression sur les jeunes d'origine immigrée et sur les milieux populaires
français ne fera que s'accentuer. Au reste, d'après ce que l'on peut savoir de l'origine des interpellés lors des
incidents récents, j'ai l'impression que le mécanisme de division ethnique s'atténue déjà au niveau de la
jeunesse des milieux populaires, du moins dans certaines régions.
Jean-Pierre LE GOFF. Le modèle républicain implique un modèle idéal d'égalité et de citoyenneté qui ne
coïncide jamais complètement avec les faits, mais ce caractère d'idéalité lui confère sa dynamique et il a su,
au cours de l'histoire, passer des compromis. Ce modèle s'appuie sur une certaine morale du travail, sur une
culture commune liée à notre histoire, sur l'idée de promotion sociale... Ces points clés sont en panne. La
question est de savoir comment les relancer plutôt que de dire que notre modèle a échoué et de passer
rapidement à un autre modèle de type anglo-saxon, qui n'a pas d'ancrage solide dans notre tradition et qui
montre aussi ses limites. Concernant les élites, je ne vois pas en quoi c'est être populiste que de constater
l'écart existant entre le peuple et les élites : cet écart est devenu un véritable divorce. Les élites de l'aprèsguerre étaient issues de la Résistance. Dans leur parcours de vie et leur parcours professionnel, elles étaient
amenées à rencontrer d'autres catégories sociales. Il faut s'interroger sur ce qu'il advient aujourd'hui dans les
domaines de la formation, de l'habitat. On a affaire à un cloisonnement social fort, et l'idée d'éducation
populaire retrouve aujourd'hui toute son importance.
La fin du modèle républicain ?
Pierre ROSANVALLON. L'histoire du XIXe siècle est celle de l'intégration des campagnes, des territoires
et des classes ouvrières. On fait des paysans des Français. On fait de l'ouvrier désocialisé un membre de la
classe ouvrière qui fait la guerre de 1914. Aujourd'hui, la société française paie très cher le fait qu'elle a
absolument raté la décolonisation. Nous payons, quarante ans après, le fait qu'il y a eu des sous-citoyens. En
Algérie, il y avait les citoyens indigènes et les citoyens nationaux. La question de l'appartenance citoyenne
n'a pas été réglée par les textes. Ce n'est pas simplement l'idéologie égalitaire juridique qui permet de la
régler. La République n'a pas intégré la classe ouvrière juste avec le bulletin de vote, mais aussi avec l'Etat
providence, l'armée ou certains événements fondateurs. Il ne suffit pas de dire que les gens issus de
l'immigration ont le droit de vote. Les formes nécessaires de reconnaissance, d'intégration et de prises de
pouvoir n'existent pas. Il y a un échec historique de long terme de la société française, qui a été masqué par
l'idéologie républicaine et qui nous explose aujourd'hui au visage. Or, on constate le retour en force de deux
grandes idéologies : l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Pour cette dernière, le droit peut et
suffit à tout produire : obligeons tous les sujets de droit à reconnaître qu'ils sont des sujets de fait. Il faut
commencer par critiquer sévèrement ce retour de l'idéologie autoritaire et ce développement du
républicanisme abstrait.
Emmanuel TODD. Les valeurs de fond sont toujours là. Le fond culturel aussi. Cela pourrait marcher.
Même les élites et la police sont restées correctes vis-à-vis des émeutiers, qui ont été considérés comme des
enfants de notre pays. Il serait relativement aisé de réactiver le vieux système français. Toutefois, la France
n'est plus à l'échelle des processus économiques, même si, le plus souvent, on refuse de le voir. Si l'on veut
changer les règles, il faut changer d'échelle. La France ne peut pas sortir toute seule de la globalisation. Le
moulin à prières républicain tourne à vide. Le modèle républicain est devenu idéologie dominante. Les
hommes politiques n'osent plus dire que l'on ne peut plus trouver de solutions économiques à l'échelle du
pays et le mot république est, le plus souvent, devenu un mot codé pour nation. Les élites de la nation
laissent beau jeu au rêve régressif républicain en refusant de concevoir à l'échelle européenne les instruments
de régulation du libéralisme. En somme, malgré leur opposition, le dogme républicain et le dogme libéral
commencent à fonctionner comme un couple qui agirait de concert pour entériner le statu quo.
Eric MAURIN. Je ne suis pas d'accord. Une partie des problèmes est spécifique à la France et pourrait être
réglée par les politiques nationales. Les inégalités de statut dans l'emploi, par exemple, sont particulièrement
185
fortes en France. L'essentiel de l'ajustement de l'emploi porte sur l'insertion des jeunes au sortir de l'école. La
société française est organisée autour d'inégalités statutaires, tout en arborant le langage de l'égalité. Cette
donnée est spécifique à notre équation nationale et pourrait évoluer. Les éléments du malaise français n'ont
pas tous à voir avec la mondialisation.
Jean-Pierre LE GOFF. La perte de volonté politique sur l'économie est un facteur important de la coupure
avec les couches populaires. Les politiques donnent à l'opinion l'image d'une impuissance fondamentale. On
a vu, avec les régimes communistes, les méfaits de l'économie administrée. Néanmoins, par un curieux
renversement, beaucoup se sont mis à croire aux bienfaits mécaniques de la mondialisation et du libreéchangisme. Pour ma part, je suis favorable à un néoprotectionnisme européen renforcé. Les Etats-Unis n'ont
aucun scrupule en la matière. Les politiques ont tenu en même temps des discours incohérents et en divorce
avec la pratique. Je pense à François Mitterrand et à son tournant non assumé de la politique économique en
1983 : «Nous avons changé de politique sans en changer vraiment.» Je pense à Jacques Chirac, qui s'est fait
élire sur le thème de la «fracture sociale». «Langue de caoutchouc» et pouvoir informe sont des éléments
clés du désarroi de la société. Si Nicolas Sarkozy a du succès dans l'opinion, c'est parce qu'avec la façon
qu'on lui connaît, il donne l'image d'un homme politique qui tient un discours fort et cohérent. En même
temps, il est en train de faire glisser le modèle républicain vers autre chose, à l'encontre de la culture
politique française. Avec la discrimination positive envers les minorités «visibles», il ouvre la boîte de
Pandore en aggravant la généralisation de la suspicion de discrimination et de racisme dans les rapports
sociaux, l'hypertrophie des plaintes et des droits. C'est du pain bénit pour l'extrême droite.
Pierre ROSANVALLON. Si l'idée républicaine peut devenir une réalité quotidienne, oui. Cependant, il ne
faut pas que l'idéologie soit un frein à la pratique. La décision de Sciences-Po de recruter des élèves dans les
ZEP ne concerne qu'une dizaine d'étudiants. Elle a pourtant donné lieu à un flot de réflexions théoriques hors
de proportions. En France, une théorie générale de la République empêche des mini-expériences pratiques.
Aujourd'hui, la République ne fonctionne pas comme une incitation à imaginer des pratiques courageuses,
mais comme une espèce d'idéologie disqualifiante et qui est une excuse pour ne pas agir.
Eric MAURIN. Il y a des discriminations une fois que les personnes sont constituées. Mais il y a surtout des
inégalités dans les processus de constitution des personnes. En France, les tentatives pour réduire ces
inégalités de fond (comme les ZEP) sont aujourd'hui remises en question comme n'ayant pas porté leurs
fruits, alors qu'elles n'ont, en fait, pas été appliquées. L'enveloppe globale destinée aux ZEP est relativement
faible. Une fois saupoudré sur 15 % des élèves, le surcroît d'effort éducatif par élève devient dérisoire. Sans
compter que ce sont les enseignants les moins expérimentés qui se retrouvent le plus souvent en première
ligne. Aux Pays-Bas, une école n'est pas aidée en fonction de son territoire, mais du public qui,
effectivement, la fréquente, et le surcroît d'effort par enfant d'immigré va du simple au double. Nous avons
du mal à passer à l'acte.
Emmanuel TODD. Il faut faire attention aux comparaisons internationales. Les Pays-Bas sont très inquiets
de constater que les enfants d'immigrés ne parlent pas néerlandais. Toute situation n'est pas comparable. Il
faut traiter les problèmes français de façon ouverte en quittant le rêve de se débarrasser de la culture
française.
Eric MAURIN. Je n'ai pas le sentiment de quitter le rêve de la culture française en suggérant, par exemple,
de conditionner les ressources des écoles au nombre d'enfants exemptés de payer la cantine.
Jean-Pierre LE GOFF. La question de la discrimination positive dans le domaine économico-social et
scolaire mérite débat. Faisons attention aux effets de ghettoïsation. Tirons les leçons des ZEP. Il ne suffit pas
de donner de l'argent, il faut trouver des formes nouvelles de rencontre entre les différentes catégories
sociales. Mais avec la formule des «minorités visibles», on est en train de passer à une autre approche : la
discrimination positive selon l'ethnie ou la couleur de peau ! Enfin, concernant l'Europe et la nation, je pense
que l'Europe ne fonctionne pas comme un cadre d'identification, en particulier dans les banlieues. La gauche
a trop rapidement mis de côté la question nationale et celle de l'articulation entre l'Europe et la nation. Je
crois à une Europe où les nations restent un socle premier d'identification.
Pierre ROSANVALLON. Il existe un fort décalage structurel entre les idéologies et les pratiques politiques,
sociales et économiques, qui, seules, apporteront des solutions. En dix ans, 50 milliards d'euros ont été
dépensés dans les zones urbaines sensibles, une somme absolument considérable, mais qui a été dépensée
pour des structures, jamais pour des programmes et des personnes. Si l'on donnait à 100 lycées ou collèges
des enveloppes permettant de retenir les meilleurs moyens, on aurait peut-être des résultats différents. Je
crois qu'il n'existe pas de solutions identiques et générales. A investissement égal, les politiques de la ville en
France ont produit moins d'effets qu'aux Etats-Unis, où il y a eu plus d'investissements sur des projets et des
petites expériences locales. L'exemple des banlieues montre que les grandes réformes uniformisatrices et
gérées du sommet ne permettent pas de trouver des solutions. Il faut favoriser des moyens décentralisés, mis
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en oeuvre par les acteurs eux-mêmes, recréer des pôles de prise de parole et d'initiative. Combien
d'associations de mères sont-elles aujourd'hui subventionnées ? Combien de crèches associatives existent
dans les quartiers ? Ce n'est pas la surimpression d'un Etat plus puissant face à un individu désocialisé qui
sera la solution. Nous avons là l'exemple le plus criant d'une mauvaise gestion d'un certain type de services
publics.
Jean-Pierre LE GOFF. Le problème initial est celui de l'impuissance des politiques face à l'économique.
Cela fait trente ans que nous sommes dans une situation de chômage de masse. Le problème n'est pas
simplement économique et social. Dans sa dimension anthropologique, le travail est l'une des conditions
indispensables pour retrouver l'estime de soi : il est un élément décisif de confrontation avec le réel, de
l'apprentissage de la limite. Le discours généreux de la citoyenneté coupée du travail est une impasse. Les
associations dites citoyennes sont devenues des accompagnatrices sociales du chômage de masse.
Pierre ROSANVALLON. La gauche a été internationaliste pendant plus d'un siècle, par définition. Dans les
années 80, elle a ressenti le moment de redonner une importance à l'idée de nation. Toutefois, il ne faudrait
pas que le mot nation devienne le seul horizon producteur d'intégration, de citoyenneté et d'égalité. Le
problème de la France n'est tout de même pas d'être trop multiculturelle et d'avoir des victimes au pouvoir !
Ne projetons pas ce qui pourrait devenir des dangers sur ce qui serait déjà une réalité catastrophique.
Jean-Pierre LE GOFF. La question de l'érosion de l'autorité de la puissance publique n'est pas simplement
un danger à venir, mais elle est bien là depuis trente ans ! Une partie de la gauche s'est convertie au
multiculturalisme de façon angélique, sans en mesurer les effets, et il existe bien dans la société un climat
délétère de victimisation qui est allé de pair avec l'impuissance compassionnelle de l'Etat. On peut critiquer
les faiblesses du modèle républicain, mais n'oublions pas qu'à sa façon Sarkozy en amène un autre dont les
effets ne peuvent, à mon sens, que renforcer le délitement du lien de citoyenneté. Le danger principal de
Nicolas Sarkozy est qu'il tente de faire passer un modèle de vivre-ensemble qui heurte profondément la
tradition républicaine de la société française, notamment avec la question des minorités visibles.
Sarkozy, sauveur ou fauteur de troubles ?
Emmanuel TODD. La question du rapport à l'autorité m'a beaucoup intéressé ces derniers temps. Si l'on
s'intéresse au facteur déclenchant de la crise, le personnage de Nicolas Sarkozy a cessé d'être une image
d'autorité. Le ministre de l'Intérieur a commis l'erreur de se mettre dans le groupe générationnel de ses
interlocuteurs. Il est devenu, dans l'inconscient collectif des jeunes, le «voyou de Neuilly», agité plutôt que
de droite. La première chose que l'on apprend aux professeurs qui vont enseigner dans ces banlieues est de ne
jamais se mettre au niveau générationnel de leurs élèves. Par ailleurs, Sarkozy ne voit pas que les choix
politiques et économiques doivent composer avec des tendances du fond anthropologique français. Il finira
bien par découvrir que l'on ne peut pas gouverner la France contre ses valeurs.
Eric MAURIN. Nicolas Sarkozy a fait une lecture des classes moyennes et populaires en prenant le parti
d'incarner certaines fractions et certaines colères, celles qui se sont exprimées le 21 avril et lors du
référendum. Le parti pris n'est pas celui de la réconciliation. Les divisions traversent les quartiers et les
familles dans les quartiers. Nicolas Sarkozy mise sur la fraction des classes populaires menacée dans ses
statuts et qui veut davantage de sécurité.
Emmanuel TODD. J'ai le sentiment que les éditorialistes et les directeurs de grands médias surestiment
énormément le degré de cohérence du projet du ministre de l'Intérieur. Il s'est mis au niveau de ses
interlocuteurs, ne l'oublions pas. Si je cherchais du sens social à Nicolas Sarkozy, je le chercherais dans sa
personnalité narcissique et exhibitionniste.
Pierre ROSANVALLON. Les plus audibles, dans les débats d'aujourd'hui, sont les chefs de file des grandes
idéologies : l'idéologie néolibérale, l'idéologie autoritaire et l'idéologie républicaine. Ce sont les champions
du slogan et du schématisme. Or les «y a qu'à» ne suffiront pas.
Jean-Pierre LE GOFF. Il faut tirer les leçons de ce qui s'est passé dans les années 80 avec la politique de la
ville et des associations, avec sa logomachie, ses procédures insipides, son aspect guichet pour les
subventions... Les associations jouent un rôle de traitement social du chômage, recréent des liens de
solidarité, luttent contre l'échec scolaire, font vivre des quartiers... Ce n'est pas rien. Mais disons-le
clairement : la politique de la ville, avec son tissu associatif, n'est pas la politique de l'emploi et ne peut lui
servir de succédané. Il existe d'autre part une idéologie gauchisante minoritaire au sein du milieu associatif
qui réduit l'histoire de notre pays à ses pages les plus sombres et renforce la mentalité victimaire des jeunes
en présentant leur situation dans la continuité de celles faites aux esclaves et aux peuples colonisés. Cette
idéologie travaille à l'encontre de l'intégration. La gauche démocratique doit s'en démarquer clairement. Sans
nier les pages sombres de notre histoire, l'intégration implique la conscience des acquis de notre histoire et le
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partage d'un patrimoine culturel commun. C'est dans ce cadre que l'éducation populaire peut retrouver un
nouveau souffle.
Pierre ROSANVALLON. La question n'est pas simplement celle de l'exclusion. La société française est un
système généralisé d'inégalités. Elle fonctionne de façon globale à travers des mécanismes très fins et
complètement disséminés de ségrégation et d'institution des différences y compris du point de vue scolaire et
universitaire. Il n'y a qu'en France qu'existe encore le système des grandes écoles hiérarchisées, par exemple.
La question des banlieues se pose à l'intérieur de cette société de la différence, de la ségrégation et de
l'inégalité généralisée.
Eric MAURIN. Nous sommes passés progressivement d'un monde industriel à une économie de services.
Cette évolution a des conséquences profondes sur les relations que les classes sociales entretiennent entre
elles. Les différentes fractions de classes sociales coexistaient et négociaient sur les lieux de travail.
Aujourd'hui, dans l'économie de services, chaque fraction de classe sociale travaille sur des lieux différents,
entretenant avec les autres des rapports médiatisés par le seul marché. Nous sommes passés d'une exogamie
sur le lieu de travail à un monde où toutes les tensions endogamiques sont libérées. Cela me semble un
facteur de fragmentation sociale beaucoup plus puissant que la piste de lecture que l'on essaie d'imposer :
celle de la discrimination raciale ou ethnique. Il n'y a pas de discrimination raciale ou ethnique à l'école. Ce
n'est pas la discrimination qui explique la disqualification massive des enfants de milieux pauvres.
Pierre ROSANVALLON. Il y a quand même de la discrimination dans l'emploi et dans l'habitat.
Eric MAURIN. La discrimination initiale reste avant tout économique. L'exemple emblématique de lutte
antidiscrimination est aujourd'hui la discrimination positive pour l'entrée à Sciences-Po. Cette initiative est
sans doute sympathique, mais valide implicitement l'hypothèse que l'entrée dans les grandes écoles est
interdite aux enfants d'immigrés parce qu'ils ne sont pas blancs. C'est faux, le problème numéro un est
ailleurs, c'est la pauvreté. Qui, parmi les enfants de milieux populaires ayant eu une mention au bac à
Roubaix, peut financer des études à Sciences-Po à Paris ? Les enfants des classes populaires de Roubaix
n'ont pas les moyens de venir étudier à Paris, ni ceux de répondre à armes égales avec les enfants de la
bourgeoisie parisienne à une épreuve de culture générale au concours d'entrée à Sciences-Po.
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Some politically incorrect reflexions on violence in France
Slavoj Zizek, lundi 21 novembre 2005
Two parallels are often evoked apropos the recent violent outbursts in France : the New Orleans looting after
Katrina hurricane and May 68. In spite of significant differences, lessons can be drawn from both parallels.
With regard to New Orleans, the Paris fires had a sobering effect on those European intellectuals who used
New Orleans to emphasize the advantage of the European welfare state model over the US wild capitalism now we know it can happen here also. Those who attributed the New Orleans violence to the lack of
European-style solidarity are no less wrong than the US free-market liberals who now gleefully returned the
blow and pointed out how the very rigidity of state interventions which limit market competition and its
dynamics prevented the economic rise of the marginalized immigrants in France (in contrast to the US where
many immigrant groups are among the most successful). On the other hand, what strikes the eye with regard
to May 68 is the total absence of any positive utopian prospect among the protesters : if May 68 was a revolt
with a utopian vision, the recent revolt was just an outburst with no pretense to any kind of positive vision if the commonplace that "we live in a post-ideological era" has any sense, it is here. Is this sad fact that the
opposition to the system cannot articulate itself in the guise of a realistic alternative, or at least a meaningful
utopian project, but only as a meaningless outburst, not the strongest indictment of our predicament ? Where
is here the celebrated freedom of choice, when the only choice is the one between playing by the rules and
(self-)destructive violence, a violence which is almost exclusively directed against one’s own - the cars
burned and the schools torched were not from rich neighborhoods, but were part of the hard-won acquisitions
of the very strata from which protesters originate. The first conclusion to be drawn is thus that both
conservative and liberal reactions to the unrests clearly fail. The conservatives emphasize the Clash of
Civilizations and, predictably, Law and Order : immigrants should not abuse our hospitality, they are our
guests, so they should respect our customs, our society has the right to safeguard its unique culture and way
of life ; plus there is no excuse for crimes and violent behavior, what the young immigrants need is not more
social help, but discipline and hard work... Leftist liberals, no less predictably, stuck to their old mantra about
neglected social programs and integration-efforts which are depriving the younger generation of immigrants
of any clear economic and social prospect, thus leaving them violent outbursts as they only way to articulate
their dissatisfaction... As Stalin would have put it, it is meaningless to debate which reaction is worse : they
are BOTH worse, inclusive of the warning, formulated by both sides, about the real danger of these outbursts
residing in the easily predictable racist REACTION of the French populist crowd to them. So what can a
philosopher do here ? One should bear in mind that the philosopher’s task is not to propose solutions, but to
reformulate the problem itself, to shift the ideological framework within which we hitherto perceived the
problem. Perhaps, a good point to start with would be to put the recent outbursts into the series they build
with two other types of violence that the liberal majority today perceives as a threat to our way of life : (1)
direct "terrorist" attacks (of suicide bombers) ; (2) Rightist Populist violence ; (3) suburban juvenile
"irrational" outbursts. A liberal today worries about these three disturbances of his daily life : terrorist
attacks, juvenile violence, Rightwing Populist pressures. The first step in the analysis is to confront each of
these modes with its counter-violence : the counter-pole to "terrorist" attacks is the US military neo-colonial
world-policing ; the counter-pole to Rightist Populist violence is the Welfare State control and regulation ;
the counter-pole to the juvenile outbursts is the anonymous violence of the capitalist system. In all three
cases, violence and counter-violence are caught in a deadly vicious cycle, each generating the very opposite
it tries to combat. Furthermore, what all three modes share, in spite of their fundamental differences, is the
logic of a blind passage à l’acte : in all three cases, violence is an implicit admission of impotence. A
standard Hollywood action film is always a lesson in it. Towards the end of Andrew Davis’s The Fugitive,
the innocent-persecuted doctor (Harrison Ford) confronts at a large medical convention his colleague
(Jeroem Kraabe), accusing him that he falsified medical data on behalf of a large pharmaceutical company.
At this precise point, when one would expect that the shift would focus on the company - the corporate
capital - as the true culprit, Kraabe interrupts his talk, invited Ford to step aside, and then, outside the
convention hall, they engage in a passionate violent fight, beating each other till their faces are red of blood.
The scene is telltale in its openly ridiculous character, as if, in order to get out of the ideological mess of
playing with anti-capitalism, one has to do a move which renders directly palpable the cracks in the
narrative. Another aspect is here the transformation of the bad guy into a vicious, sneering, pathological
character, as if psychological depravity (which accompanies the dazzling spectacle of the fight) should
replace the anonymous non-psychological drive of the capital : the much more appropriate gesture would
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have been to present the corrupted colleague as a psychologically sincere and privately honest doctor who,
because of the financial difficulties of the hospital in which he works, was lured into swallowing the bait of
the pharmaceutical company. The Fugitive thus provides a clear version of the violent passage à l’acte
serving as a lure, a vehicle of ideological displacement. A step further from this zero-level of violence is
found in Paul Schrader’s and Martin Scorcese’s Taxi Driver, in the final outburst of Travis (Robert de Niro)
against the pimps who control the young girl he wants to save (Jodie Foster). Crucial is the implicit suicidal
dimension of this passage à l’acte : when Travis prepares for his attack, he practices in front of the mirror the
drawing of the gun ; in what is the best-known scene of the film, he addresses his own image in the mirror
with the aggressive-condescending "You talkin’ to me ?". In a textbook illustration of Lacan’s notion of the
"mirror stage," aggressivity is here clearly aimed at oneself, at one’s own mirror image. This suicidal
dimension reemerges at the end of the slaughter scene when Travis, heavily wounded and leaning at the wall,
mimics with the forefinger of his right hand a gun aimed at his blood-stained forehead and mockingly
triggers it, as if saying "The true aim of my outburst was myself." The paradox of Travis is that he perceives
HIMSELF as part of the degenerate dirt of the city life he wants to eradicate, so that, as Brecht put it apropos
of revolutionary violence in his The Measure Taken, he wants to be the last piece of dirt with whose removal
the room will be clean. Far from signaling an imperial arrogance, such "irrational" outbursts of violence one of the key topics of American culture and ideology - rather stand for an implicit admission of
impotence : their very violence, display of destructive power, is to be conceived as the mode of appearance
of its very opposite - if anything, they are exemplary cases of the impotent passage à l’acte. As such, these
outbursts enable us to discern the hidden obverse of the much-praised American individualism and selfreliance : the secret awareness that we are all helplessly thrown around by forces out of our control. There is
a wonderful early short story by Patricia Highsmith, "Button," about a middle-class New Yorker who lives
with a mongoloid 9-years old son who babbles meaningless sounds all the time and smiles, while saliva is
running out of his open mouth ; one late evening, unable to endure the situation, he decides to take a walk on
the lone Manhattan streets where he stumbles upon a destitute homeless beggar who pleadingly extends his
hand towards him ; in an act of inexplicable fury, the hero beats the beggar to death and tears off from his
jacket a button. Afterwards, he returns home a changed man, enduring his family nightmare without any
traumas, capable of even a kind smile towards his mongoloid son ; he keeps this button all the time in the
pocket of his trousers - a remainder that, once at least, he did strike back against his miserable destiny.
Highsmith is at her best when even such a violent outburst fails, as in what is arguably her single greatest
achievement, Those Who Walk Away : in it, she took crime fiction, the most "narrative" genre of them all,
and imbued it with the inertia of the real, the lack of resolution, the dragging-on of the "empty time," which
characterize the stupid factuality of life. In Rome, Ed Coleman tries to murder Ray Garrett, a failed painter
and gallery-owner in his late 20s, his son-in-law whom he blames for the recent suicide of his only child,
Peggy, Ray’s wife. Rather than flee, Ray follows Ed to Venice, where Ed is wintering with Inez, his
girlfriend. What follows is Highsmith’s paradigmatic agony of the symbiotic relationship of two men who
are inextricably linked to each other in their very hatred. Ray himself is haunted by a sense of guilt for his
wife’s death, so he exposes himself to Ed’s violent intentions. Echoing his death wish, he accepts a lift from
Ed in a motor-boat ; in the middle of the lagoon, Ed pushes Ray overboard. Ray pretends he is actually dead
and assumes a false name and another identity, thus experiencing both exhilarating freedom and
overwhelming emptiness. He roams like a living dead through the cold streets of wintry Venice when... We
have here a crime novel with no murder, just failed attempts at it : there is no clear resolution at the novel’s
end - except, perhaps, the resigned acceptance of both Ray and Ed that they are condemned to haunt each
other to the end. Today, with the global American ideological offensive, the fundamental insight of movies
like John Ford’s Searchers and Taxi Driver is more relevant than ever : we witness the resurgence of the
figure of the "quiet American," a naïve benevolent agent who sincerely wants to bring to the Vietnamese
democracy and Western freedom - it is just that his intentions totally misfire, or, as Graham Greene put it : "I
never knew a man who had better motives for all the trouble he caused." Freud was thus right in his prescient
analysis of Woodrow Wilson, the US president who exemplifies American humanitarian interventionist
attitude : the underlying dimension of aggressivity could not escape him. The key event of John O’Hara’s
Appointment in Samarra (1934) occurs at a Christmas dinner party at the Lantenengo Country Club, where
the novel’s tragic hero, 29 year-old Julian English, a wealthy and popular car dealership owner, throws a
drink in the face of Harry Reilly, the richest man in town. Because of this, he becomes embroiled in the
middle a serious social scandal, and it seems nothing will right it - the novels ends with Julian’s pitiful
suicide in a car. As Julian claims in the ensuing conflict over the drink throwing, he did not do it because
Harry is the richest man in town, nor because he is a social climber, and certainly not because he is Catholic and yet all these reasons do play a part in his violent passage a l’acte. In the ensuing flashback, Julian
190
remembers the times when his youth gang would play Ku Klux Klan, after having seen ’Birth of a Nation’,
their distrust of Jews, etc. In Hollywood of the last two decades, there are numerous examples of such
impotent "strikings out," from Russell Banks’ Affliction to John Sayles’ The Lone Star. The Lone Star
provides a unique insight into the twists of the "Oedipal" dynamics. In a small Texas border town, a long
dead body is discovered, he body of Wade, a cruel and utterly corrupted sheriff who mysteriously
disappeared decades ago. The present sheriff who pursues the investigation is the son of the sheriff who
replaced Wade and is celebrated by the city as a hero who brought order and prosperity to it ; however, since
Wade disappeared just after a public conflict with the sheriff who replaced him, all signs seem to indicate
that Wade was killed by his successor. Driven by a properly Oedipal hatred, the present sheriff thus tries to
undermine the myth of his father by way of demonstrating that his rule was based on murder. Here, we
encounter the first surprise : we are dealing with three, not two, generations. Wade (superbly played by Kris
Kristofferson) is a kind of Freudian "primordial father," an obscene and cruel master of the city who violates
every law, simply shooting people who do not pay him ; the hero’s father crime should thus be a lawfounding crime, the excess - the illegal killing of a corrupted master - which enabled the rule of law.
However, what we learn at the film’s end is that the crime was not committed by the hero’s father : while
innocent of the murder of Wade, he brought corruption to a more "civilized" level, replacing the outright
brutal corruption of his "larger-than-life" predecessor with a corruption entwined with business interests (just
"fixing" things here and there, etc.). And it is in these replacement of the big "ethical" founding crime with
small corruption that resides the finesse of the film : the hero who wanted to unearth the big secret of his
father’s founding crime, learns that, far from being a heroic figure whose illegal violence grounded the rule
of law, his father was just a successful opportunist like others... Consequently, the final message of the film
is "Forget the Alamo !" (the film’s last words of dialogue) : let us abandon the search for big founding events
and let bygones be bygones. The key to the film’s underlying libidinal economy resides in the duality
between the hero’s father (the law-and-order figure) and Wade, the obscene primordial father, the libidinal
focus of the film, the figure of excessive enjoyment whose murder is the film’s central event - and does the
hero’s obsession with unmasking the guilt of his father not betray his deep solidarity with the obscene figure
of Wade ? Clint Eastwood’s Mystic River stands out here because of the unique twist it gives to such violent
passages à l’acte. When they were kids growing up together in a rough section of Boston, Jimmy Markum
(Sean Penn), Dave Boyle (Tim Robbins) and Sean Devine (Kevin Bacon) spent their days playing stickball
on the street. Nothing much out of the ordinary ever happened, until a moment’s decision drastically altered
the course of each of their lives forever. This primordial, »founding,« act of violence that sets in motion the
cycle is the kidnapping and serial raping of the adolescent Dave, accomplished by the local policeman on
behalf of a priest - two persons standing for the two key state apparatuses, police and church, the repressive
one and the ideological one, "the Army and the Church" mentioned by Freud in his Crowd Psychology and
the Analysis of the Ego. Today, twenty-five years later, the three find themselves thrust back together by
another tragic event : the murder of Jimmy’s 19-year-old daughter. Now a cop, Sean is assigned to the case,
while, in the wake of the sudden and terrible loss of his child, Jimmy’s mind becomes consumed with
revenge. Caught up in the maelstrom is Dave, now a lost and broken man fighting to keep his demons at bay.
As the investigation creeps closer to home, Dave’s wife Celeste becomes consumed by suspicion and fear,
and finally tells about it to Jimmy. As the frustrated acting out, twice a murder occurs : Dave kills a man
engaged in homosexual activity with a boy in a car ; Jimmy kills Dave, convinced that he murdered his
daughter. Immediately afterwards, Jimmy is informed by Sean that the police found the true killer - he killed
a wrong man, his close friend. The movie ends with a weird scene of family redemption : Jimmy’s wife,
Annabeth, draws her family tight together in order to weather the storm. In a long pathetic speech, she
restores Jimmy’s self-confidence by praising him as the strong and reliable head of the family, always ready
to do the necessary tough things to protect the family haven. Although this symbolic reconciliation, this
Aufhebung of the catastrophe of killing the wrong man, superficially succeeds (the last scene of the film
shows Penn’s family watching the Irish parade, restored as a "normal" family), it is arguably the strongest
indictment of the redemptive power of family ties : the lesson of the film is not that "family ties heal all
wounds," that family is a safe haven enabling us to survive the most horrendous traumas, but, quite the
opposite, that family is a monstrous ideological machine making us blind for the most horrendous crimes we
commit. Far from bringing any catharsis, the ending is thus an absolute anti-catharsis, leaving us, spectators,
with the bitter taste that nothing was really resolved, that we are witnessing an obscene travesty of the ethical
core of family. (The only similar scene that comes to mind is the finale of John Ford’s Fort Apache, in which
John Wayne praises to the gathered journalists the noble heroism of Henry Fonda, a cruel general who died
in a meaningless attack on the Indians.) And, perhaps, this is all we can do today, in our dark era : to render
visible the failure of all attempts at redemption, the obscene travesty of every gesture of reconciling us with
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the violence we are forced to commit. Perhaps, Job is the proper hero today : the one who refuses to find any
deeper meaning in the suffering he encounters.
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La république et sa bête
A propos des émeutes dans les banlieues de France
par Achille Mbembe, 19 novembre 2005
http://fr.allafrica.com/stories
La France est un vieux pays fier de ses traditions et de son histoire. Sans son apport sur le plan de la
philosophie, de la culture, de l’art et de l’esthétique, notre monde serait sans doute plus pauvre en esprit et en
humanité. Voilà le côté limpide, presque cristallin de son identité.
La Bête et sa face nocturne
Malheureusement, la vieillesse à elle seule ne rend, ni les peuples, ni les États nécessairement plus
raisonnables. En fait, chaque vieille culture cache toujours, derrière le masque de la raison et de la civilité,
une face nocturne – un énorme réservoir d’obscures pulsions qui, à l’occasion, peuvent s’avérer meurtrières.
En Occident, le point de fixation de cette face nocturne et de ce réservoir de pulsions a toujours été la race –
cette Bête dont la république française, dans son souci parfois aveugle d’universalité, a toujours refusé, pas
toujours à tort, d’admettre l’existence. Parlant précisément de la race, la philosophe juive Hannah Arendt
avait raison de proclamer qu’elle représentait l’ultime frontière au-delà de laquelle le politique en tant que tel
n’avait, strictement parlant, plus aucun sens. N’avait-elle pas vu comment l’Allemagne, dans les années
1930-1940, mit en place des camps de concentration dans le but d’en finir une fois pour toutes avec « la
question juive ». La France, heureusement, n’en est pas là.
Ceci dit, le jeu de cache-cache qu’elle n’a cessé d’entretenir avec la Bête depuis le début des années quatrevingt risque, à très moyen terme, de lui sauter à la figure. Peut-être plus que d’autres pays européens, elle fait
aujourd’hui l’expérience d’une double crise – crise de l’immigration (sous la figure de l’étranger) et crise de
la citoyenneté, les deux se nourrissant désormais l’une de l’autre. À la faveur de cette crise, la face nocturne
de la république, fouettée en très grande partie par le « le pénisme » et relayée par le « sarkozysme », petit à
petit se dévoile. On peut l’apercevoir à travers la banalisation du racisme d’État qui, de tous temps, a
constitué la face honteuse – et pour cela soigneusement voilée - de la démocratie française. La Bête, que
dans l’ordre de la démagogie l’on déployait de préférence à l’encontre des étrangers, aujourd’hui se retourne
contre le corps politique lui-même et menace de le diviser en « Français de pure souche » et « Français pas
tout à fait comme les autres ».
Comme toujours, dans les cas d’urgence, on sacrifie au « présentisme » et l’on tend à oublier les causes
profondes. Pendant longtemps, les rapports de la France avec l’Afrique noire et arabe ont servi d’exutoire à
ce racisme d’État – paternaliste et commode dans sa version postcoloniale, monstrueux quand il le fallait,
comme lors de la guerre d’Algérie. Tapie sous la pénombre a donc toujours été la Bête. Pendant un temps, on
ne pouvait la voir très clairement qu’à la lumière de la politique africaine menée, dans une parfaite
continuité, par les différents régimes qui se sont succédés en France depuis 1960.
On peut se demander quel rapport les émeutes dans les banlieues de Paris ont avec l’Afrique. C’est oublier
que la politique menée pendant plusieurs années par la France dans ce continent est, en très grande partie,
responsable de la double crise de l’étranger et du citoyen dont les flambées actuelles de violence dans les
cités sont l’expression. Après tout, qu’il existe tant de citoyens français d’origine africaine parqués dans les
ghettos est le résultat direct de la colonisation de parties de l’Afrique sub-saharienne et du Maghreb par la
France au XIXe siècle. Avant la colonisation, il y eut la Traite des esclaves – d’où l’existence des Antillais,
des Guadeloupéens, et de bien d’autres. L’accélération des mouvements migratoires en direction de la France
est, elle aussi, le produit direct de cette longue histoire. Mais de manière plus décisive, l’afflux d’immigrants
illégaux en provenance des pays d’ancienne colonisation française est l’une des conséquences de l’appui
multiforme que n’ont cessé d’apporter les gouvernements français aux élites prédatrices indigènes en charge
de pays qu’elles n’ont pas cessé de saccager et d’appauvrir depuis les indépendances.
Dans une large mesure, la France est en train de récolter, chez elle, ce qu’elle a cru pouvoir semer ailleurs,
dans l’irresponsabilité. Cela fait un moment que l’on demande à la république de prendre au sérieux la
193
question des mémoires plurielles. Des efforts relativement tardifs ont été accomplis dans le sens d’une prise
en charge symbolique de l’esclavage et de son abolition. La « fracture coloniale » reste, quant à elle, béante.
Nul ne voulant entendre parler de politiques de discrimination positive, la restauration de l’ordre public dans
les banlieues sera nécessairement effectuée par des policiers blancs pourchassant des jeunes gens de couleur
dans les rues des cités. Entre-temps, un projet de loi célébrant l’œuvre « civilisatrice » et coloniale a été
adopté au Parlement.
Il est, en effet, bon de tenir tête aux Etats-Unis lorsque ces derniers foulent aux pieds un droit international
que très peu d’États respectent au demeurant. Encore faut-il, dans ses propres rapports avec les plus faibles,
les plus vulnérables et les plus dépendants, montrer l’exemple. Or, de ce point de vue, la conduite de la
France vis-à-vis de ses minorités est comparable à sa conduite en Afrique depuis la fin des colonisations
directes : tout sauf éthique. Depuis 1960, la politique africaine de la France contredit radicalement tout ce
que la France prétend représenter et l’idée qu’elle se fait d’elle-même, de son histoire et de son destin dans le
monde.
Entre la France et l’Afrique, il n’existe plus aucun rapport d’attraction mutuelle. Exécration et rejet semblent
désormais caractériser cette vieille relation jugée, de chaque côté, plus que jamais abusive.
Géographie de l’infamie
En Afrique francophone notamment, l’hostilité, voire la sourde haine des nouvelles générations à l’égard de
la France et de ce qu’elle représente ne font que s’aggraver. Dans toutes les grandes métropoles, la colère
monte au détour de chaque incident, aussi insignifiant soit-il. Le paradoxe est que l’anti-francisme est en
train de prospérer au moment même où les signes sinon d’un réel désengagement, du moins d’une large
indifférence de l’ancienne puissance coloniale à l’égard de ses ex-protégés se multiplient.
Des nombreux points d’ancrage de cette tension, deux en particulier risquent de conduire à un immense
gâchis dans le court terme. Le premier a trait à la politique d’immigration et au traitement infligé aux
réfugiés et autres Africains qui séjournent illégalement en France. Le deuxième – corollaire du premier - a
trait à la politique de « pacification » des banlieues où vivent, pour l’essentiel, les citoyens français d’origine
africaine ou les descendants d’esclaves africains devenus, par la force des circonstances, des citoyens
français.
L’on est tous au courant du durcissement en cours et qui s’est traduit, récemment, par la multiplication des
rafles sur les trottoirs des villes, dans les lycées ou au sortir du métro. L’on a entendu parler des évictions.
Des familles, des enfants scolarisés, des célibataires à qui on ne proposait que quelques nuits à l’hôtel ont été
jetés dans la rue. Chaque jour, sur l’ensemble du territoire français, des milliers de gens de couleur sont
systématiquement contrôlés sans raison apparente. En certains cas, résultat de la logique du rapport de force
et du harcèlement permanent, il commence à y avoir des morts. L’on est également au courant de la
généralisation des camps visant à mettre à l’écart les étrangers en situation irrégulière, puis à les refouler,
souvent manu militari, vers leurs lieux d’origine. Ou encore des pratiques d’externalisation – c’est-à-dire
l’exportation, au-delà des frontières de l’Union Européenne et la sous-traitance, par des pays sousdéveloppés, de la responsabilité de la gestion et de la protection des réfugiés moyennant une augmentation de
« l’aide au développement ».
Camps-frontières situés à proximité des aéroports, des ports et des gares internationales, zones dites
d’attente, centres locaux dits de rétention, camps pour étrangers, centres de « dépôt » des étrangers – peu
importe désormais la nomenclature. Des juges font état du fait que les préfectures leur présentent chaque jour
des étrangers pour prolongation de la rétention alors même qu’il n’y a plus de places dans les centres.
L’ensemble du territoire hexagonal est désormais maillée par toute une géographie de l’infamie, de Bordeaux
à Calais-Coquelle ; de Strasbourg à Hendaye ; de Lille, Lyon, Marseille, Nantes à Nice, Bobigny, Le MesnilAmelot ; de Roissy, Nanterre, Versailles, Vincennes à Rivesaltes, Rouen, Sète, Toulouse ; de Dunkerque,
Lyon-Saint Exupéry, Saint-Nazaire à La Rochelle, Toulon, et ainsi de suite.
De l’autre côté de l’Atlantique, tout le monde est au courant des humiliations auxquelles font
quotidiennement face de nombreux Africains cherchant à obtenir un visa pour la France dans les consulats
d’Afrique – exception faite des bureaux d’Afrique du Sud. L’arbitraire des méthodes utilisées dans les
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consulats se situent en droite ligne de celles dont usait autrefois la colonisation, lorsque chaque « petit roi de
la brousse » avait l’habitude d’agir à sa guise.
Triple logique du contrôle, du filtrage et du refoulement donc, avec son cortège de brutalités, de sévices
physiques et de violences morales appliquées, une fois de plus, comme aux temps de l’esclavage, sur le corps
nègre – la différence étant qu’en lieu et place du bateau, l’instrument privilégié est, aujourd’hui, le charter.
Palestinisation ?
Des traitements et formes d’humiliation qui n’étaient autrefois tolérés que dans les colonies refont
aujourd’hui leur apparition en pleine métropole où ils sont appliqués, lors des rafles ou des descentes dans
les banlieues, non seulement aux étrangers, migrants illégaux et réfugiés, mais de plus en plus, à des citoyens
français d’origine africaine ou descendant des anciens esclaves africains.
En d’autres termes, la conjonction est en train de s’opérer entre, d’une part, les modes coloniaux de contrôle,
de traitement et de séparation des gens ; de l’autre, le traitement des hommes et femmes jugés indésirables
sur le territoire français ; et enfin le traitement de citoyens considérés de seconde zone pour la simple raison
qu’ils ne sont, ni des « Français de souche », ni des Français de « race blanche ».
Que l’on soit arrivé à ce point n’est pas fortuit. Au cours des dix dernières années, on n’a pas seulement
fabriqué des représentations de l’étranger, du migrant et du réfugié qui font de ces derniers une menace à la
sécurité nationale. On a également produit des législations qui, parce qu’elles violent si manifestement les
lois communes, s’inspirent à bien des égards du Code de l’Indigénat sous la colonisation. Au détour de la
lutte contre le droit d’asile, l’immigration illégale et le terrorisme, la sphère du droit a été envahie par des
conceptions guerrières de l’ordre juridique. Ces conceptions guerrières ont, en retour, provoqué une nette
résurgence du racisme d’État dont on sait qu’il était l’une des pierres angulaires de l’ordre colonial.
Le droit est désormais utilisé, non comme un outil pour rendre justice et pour garantir les libertés, mais
comme l’artifice qui autorise le recours sinon à la violence extrême, du moins l’exposition des populations
les plus vulnérables et les plus démunies à des moyens exceptionnels de répression. Ces moyens présentent
l’avantage de pouvoir être employés de façon rapide, arbitraire, presque irresponsable. Pour contrôler les flux
migratoires, on a procédé à une parcellisation de l’administration de la justice.
Comme à l’époque coloniale, le droit lui-même est désormais fragmenté. On se retrouve aujourd’hui en
France avec des législations qui ne s’appliquent qu’à certaines « espèces humaines ». Ces législations
édictent des infractions propres aux « espèces humaines » qu’elles visent en même temps qu’elles accordent
aux autorités chargées de leur application des pouvoirs exceptionnels et dérogatoires au droit commun. Les
délits invoqués au titre de ces lois ne peuvent l’être que contre ces « espèces humaines » particulières. Le
régime des sanctions appliquées au titre de ces délits est, lui aussi, particulier puisque soustrait au droit
commun.
Le Code de l’Indigénat avait été élaboré dans le cadre du gouvernement des colonies. Le gouvernement des
colonies était, dans sa nature même, un gouvernement d’exception fondé sur le racisme d’État. Ici, la
fonction du droit était précisément de multiplier, de banaliser, puis de généraliser les situations de non-droit
et de les étendre à toutes les sphères de la vie quotidienne des gens de races jugées inférieures. Le
rapatriement, vers la Métropole, de la philosophie juridique sous-jacente au Code de l’Indigénat – et du
racisme d’État qui en était le corollaire - est en cours. Cette philosophie juridique est prétendument déployée
dans la lutte contre les catégories de personnes jugées indésirables sur le territoire français (immigrants
illégaux, sans-papiers, réfugiés).
Mais l’on sait bien que depuis plusieurs années, l’on fait croire à la population française que les banlieues
constituent une menace directe à leur style de vie et à leurs valeurs les plus chères. À gauche comme à droite,
on veut croire qu’on ne pourra refonder le lien social dans les cités qu’en faisant, d’une part, des problèmes
de l’immigration et d’intégration des problèmes de sécurité et, d’autre part, en érigeant la laicité en police et
de la religion et de ce que l’on appelle avec dédain le communautarisme.
195
Or, à partir du moment où l’on définit la banlieue comme habitée non par des sujets moraux à part entière,
mais par une masse indistincte que l’on peut disqualifier sommairement (sauvageons, racaille, voyous et
délinquants, caïds de l’économie parallèle) ; et à partir du moment où on l’érige comme comme le front
intérieur d’une nouvelle guerre planétaire (à la fois culturelle, religieuse et militaire) dans laquelle se joue
l’identité même de la république, la tentation est grande de vouloir appliquer, aux catégories les plus
vulnérables de la société française, des méthodes coloniales tirées des leçons de la guerre des races.
Toutes proportions gardées, les images de centaines de policiers blancs armés, en train de pourchasser ou de
procéder à l’arrestation de jeunes « gens de couleur » dans les quartiers urbains de la France en plein XXIe
siècle ne sont pas sans rappeler ce qui se passait dans les ghettos des villes du nord des Etats-Unis et, surtout,
dans le Sud du pays il y a plus de quarante ans. Les mêmes images font remonter à la mémoire les
événements survenus plus récemment encore, dans les townships d’Afrique du Sud, au cours de la décennie
1970-1980. Mais plus que le Sud des Etats-Unis, les ghettos nord-américains et les townships d’Afrique du
Sud, les jets de pierre et autres violences par le feu dans les banlieues de Paris font, de façon subliminale,
écho aux flammes et à la fumée qui monte des camps de réfugiés de la Palestine.
Au demeurant, le vocabulaire du « nettoyage au Karcher » et de la « chasse à la racaille » utilisé par certains
parlementaires et par de très hauts représentants de l’État ne fait qu’encourager de tels rapprochements. Si
l’on n’y prend garde, poussée aux extrêmes, la logique du rapport de force peut facilement déboucher sur une
« palestinisation » des cités, dans le droit fil de l’idéologie coloniale de la guerre des races. Tel est, quant au
fond, le grave danger qui menace la société et la démocratie française – et, au-delà, l’Europe du XXIe siècle
aux prises, une fois de plus, avec sa Bête - le problème de la race auquel vient s’ajouter celui de la religion.
Comme on le voit ailleurs, du point de vue de la loi, la ‘palestinisation » tend généralement à faire de
l’exception la norme tout en prétendant, soit faire naître, soit faire régner l’ordre et la justice par la terreur.
Ce faisant, cette logique finit toujours par faire de la loi l’instrument d’un semblant d’ »ordre » et d’une
pseudo-justice caractéristiques de « l’état d’exception », c’est-à-dire productrices d’un état de non-droit pour
les plus vulnérables et d’un état de désordre et d’insécurité généralisée pour tous.
Est-ce vraiment la direction que veut prendre ce vieux pays qui a tant apporté au monde sur le plan de la
philosophie, de la culture, des arts et de l’esthétique et qui, ce faisant, en a tant enrichi l’esprit ?
Achille Mbembé
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Diagnostic sur nos peurs et torpeurs
Paul Thibaud, Le Monde 18 novembre 2005
Devant les déprédations dans les banlieues, l'attention se porte sur le "terrain" et ses particularités. On
postule une étrangeté des lieux et des gens avec lesquels il faudrait renouer des liens, établir des "médiations"
en s'aidant de la police de proximité, des "associations" (dont on s'est mis à attendre des miracles), voire des
représentations communautaires.
Pourtant cette "flambée" renvoie à la crise, et même à la panne des grands instruments de circulation, de
coopération, d'intercompréhension que sont l'école, le travail, la ville. Ce qui veut dire que ce sont les
moyens de "faire société" qui sont en cause. Face à cette situation, le danger est évidemment de verser de
l'huile où ça grince, de rajouter de l'écoute et de la bonne volonté en ignorant le dysfonctionnement de
l'ensemble. Cela fait des années (depuis qu'ils ont baissé les bras devant le chômage) que nos gouvernements
ne savent que réagir et non plus agir, qu'ils ont perdu le goût et le sens de l'avenir qui leur donnerait l'autorité
de trier et de rationaliser les demandes sociales. Que l'Etat et la société soient dans une spirale d'impuissance
et d'irresponsabilité, la situation du budget suffit à le montrer.
Depuis vingt-cinq ans, toute l'augmentation des dépenses est allée à des actions palliatives, aux allocations et
aux mesures ponctuelles que l'on a entassées pour rendre supportable un non-emploi massif et irrémédiable.
L'Etat actif pour préparer l'avenir a été remplacé par un Etat réactif distributeur de consolations. Ce désarroi
de la "gouvernance" a eu des effets destructeurs. L'inefficacité publique qui pèse d'abord sur les nouveaux
venus, dépourvus de ressources propres, matérielles et culturelles, les autres la ressentent aussi : ils se
protègent et se replient par crainte de la précarité montante.
Les constatations inquiètes, les admonestations fustigeant l'inconscience commune n'ont pas manqué, mais
elles n'ont pas rompu le lourd découragement qui semble attacher la France à des conduites d'impuissance.
Ces critiques, au lieu de préparer à l'action, ont souvent tourné au réquisitoire contre la culture nationale. La
France n'arrête pas de se faire la leçon à elle-même, en présupposant que ce ne peut être que salutaire. Mais
ne s'acceptant pas, ne se comprenant plus, le pays se vide de la confiance nécessaire pour retrouver des
capacités et se fixer des buts. Le point décisif est la perte de tout sentiment de maîtriser l'avenir, de toute
capacité de s'y projeter. Cela renvoie à la dégradation de la démocratie, du moins en Europe, après son
triomphe sur le communisme.
Quand les idéologies du XXe siècle se sont dissipées, nous avons cru que nous devenions raisonnables et
modestes. En réalité, la perte de la maîtrise imaginaire de l'avenir a eu pour effet l'augmentation des
exigences immédiates, toutes justifiées par l'idéologie des droits de l'homme. Ne pouvant plus concevoir
d'avenir meilleur, nous avons entrepris d'en finir avec les maux présents, qu'il s'agisse du racisme, de la
malnutrition, de l'analphabétisme... Nous avons retrouvé une utopie à notre porte, sous la forme radicale d'un
impératif immédiat, celui d'éliminer le mal.
Les idéologies progressistes manquant, nous aurions pu nous appuyer sur cette confiance en soi qu'est le
patriotisme : il permet d'accueillir l'avenir parce qu'on croit pouvoir lui faire face comme le pays l'a fait
d'autres fois. Cette source de sérénité, l'Angleterre ou l'Amérique en disposent. Au contraire, la France et ses
voisins se sont voués à un démocratisme désincorporé qui, sans égard pour l'état du monde extérieur, a
répandu une morale de l'intention, désarmé l'Etat, émancipé toujours plus l'individu, multiplié les droits
sociaux, effacé les différences entre nationaux et étrangers... pour aboutir au brouillage où nous nous
débattons hargneusement.
De cette manière, nous nous empêchons de mener une vie de citoyens. Nous ne sortons pas d'une
confrontation désolante entre ce que nous devrions être et ce que nous sommes. Cet idéalisme sans volonté,
passif, empêche les institutions de fonctionner, comme le montre l'exemple de l'école, paralysée par des
réformes qui ont prétendu imposer comme une règle un enseignement sans échec. Nous sommes installés
dans cette contradiction qu'est un idéalisme sans projet, qui démoralise ceux qui exercent les responsabilités
et attise une infinie récrimination.
197
Dans un article aux accents testamentaires, François Furet insistait sur le "déficit spirituel" dont souffre la
France, désignant ainsi l'absence d'une conviction, d'un attachement ultime sur quoi on peut s'appuyer pour
rebondir et reformuler un espoir. La République avec son admirable devise fut un point d'appui de ce genre,
notre religion civile. Cette référence est bien près de devenir une nostalgie, mais depuis que la patrie
européenne n'est plus un espoir crédible, nous n'en avons pas d'autre. Nous devons essayer de la
désembourber en lui associant un projet, une stratégie pour rendre au pays à la fois une capacité de se
gouverner et un horizon.
1. — Il s'agit d'abord de rendre à l'Etat une capacité de manoeuvre perdue. Dans nos dépenses publiques, ce
qui relève du palliatif, du confort ou de la protection l'emporte trop sur la recherche, la formation,
l'investissement, la réadaptation. Le problème des retraites, celui des dépenses de santé ne sont pas résolus.
Mais pour faire accepter les abandons, ou simplement les "échanges de droits" (moins de protection, plus
d'accompagnement des initiatives), un gouvernement faible et empêtré, face à une opinion méfiante, doit
avoir une stratégie qui ne repose pas seulement sur la promesse que bientôt ça ira mieux.
Il lui faut faire une proposition qui soit immédiatement légitime et acceptable, qui soit une réaffirmation du
principe de justice sociale. Celui-ci est évidemment compromis (c'est une des raisons sous-jacentes aux
agitations présentes) quand on demande des concessions aux salariés, considérant comme des privilégiés
ceux qui ont un emploi stable, alors qu'on parle de l'impôt sur la fortune comme d'un archaïsme stupide. Les
périodes créatrices de la République (après la dernière guerre notamment) ont mis en oeuvre un compromis
sur la justice sociale. Il nous en faut un nouveau.
Pour cela on peut partir d'un fait. La période récente a été très favorable aux rentiers, aux vieux, aux
propriétaires. Cela se manifeste en particulier par l'augmentation considérable du prix du foncier (terrains et
immeubles). Cette richesse n'est pas mobile, son appréciation générale n'est pas liée à une activité ou à un
risque pris, la baisse des prix dans ce secteur aurait même bien des avantages pour le logement des pauvres et
la "déségrégation" des villes. Toutes raisons pour qu'une imposition sérieuse de ces richesses
supplémentaires soit mise en oeuvre et serve de compensation aux sacrifices des salariés. On ne peut sortir
l'Etat de sa paralysie impécunieuse qu'à travers un compromis auquel les riches contribueraient, alors
qu'actuellement toutes les "réformes" proposées les épargnent ou bien sont à leur bénéfice.
2. — L'Europe est un élément de la crise française et aussi de la sortie de crise possible. La pratique et
l'idéologie européennes ont instillé le soupçon que nous étions un pays en sursis, devant être progressivement
remplacé par l'union "sans cesse plus étroite" de l'Europe. Que sans aimer vraiment l'Europe, les Français
s'en soient remis à elle de leur avenir collectif, cela n'a pas peu contribué à leur démoralisation. Désormais, il
est clair que l'Europe ne sera pas une nation. La conséquence à tirer de ce fait est que l'Europe ne doit pas
empêcher de vivre, étouffer de contraintes ce qu'elle ne peut pas remplacer, même si l'ouverture des nations
et des sociétés qu'elle a organisée subsistera.
Si l'Europe a contribué à l'irresponsabilité résignée des Français, nous ne sortirons pas de cette torpeur sans
une nouvelle politique européenne de la France, sans savoir ce que nous voulons de et pour l'Europe. Cette
politique devrait comporter une doctrine européenne de la mondialisation. Ni une négation de celle-ci ni un
repli, mais une stratégie pour que la mondialisation ne soit pas manipulée par une finance dont l'horizon est
la baisse sans fin du coût du travail. L'Union européenne est menacée d'être absorbée, dissoute dans cette
mondialisation-là. Sans une autre vision de l'ordre international, elle n'aurait bientôt plus de raison d'être. En
fonction d'un projet européen de ce genre, la France pourrait redéfinir le sien.
On pourrait ajouter bien d'autres chapitres à ce projet de rénovation républicaine, sur l'éthique de la
fraternité, par exemple, ou sur la laïcité, ou sur l'école..., mais il ne s'agit pas de faire de la prospective,
seulement de reprendre la main pour préserver nos chances d'exister comme sujet politique national.
Paul Thibaud, philosophe, ancien directeur de la revue Esprit, Le Monde, 18 novembre 2005
198
Banlieues : la provocation coloniale
Philippe Bernard, Le Monde 18 novembre 2005
Il faudra bien finir par en prendre acte : les jeunes des quartiers populaires, même ceux qui sont assez
désoeuvrés, désespérés ou stupides pour brûler les voitures de leurs voisins, ne sont pas des indigènes égarés
en métropole que l'on soumet à la badine (ou au Kärcher), voire que l'on expulse au besoin vers leur douar
d'origine.
Il faut en prendre conscience : ce sont pour la plupart des citoyens français qui cassent pour se faire entendre.
Qu'ils le veuillent ou non, ils font de la politique. Comme les agriculteurs, comme les marins de la SNCM,
comme les étudiants en colère. Eux aussi savent que, depuis vingt-cinq ans, les politiques et les médias ne les
ont pris au sérieux que lorsqu'ils mènent des actions violentes.
De fait, en deux semaines, ils ont ébranlé le paysage social français comme aucune action partisane ou
syndicale classique ne l'avait fait depuis longtemps.
Beaucoup plus au fait des jeux du pouvoir que les "vrais" politiques ne se l'imaginent, les enfants des cités
ont amené Nicolas Sarkozy à endosser l'habit qu'il avait juré de rejeter, celui d'un Charles Pasqua marchant
sur les brisées du Front national, symbole du matraquage des jeunes et des expulsions d'étrangers par
charters. Ils pourraient aussi obliger MM. De Villepin et Sarkozy à sortir de leur très politicienne et vaine
controverse sur la "discrimination positive" pour passer enfin à l'acte en matière d'accès à l'emploi.
Leur rage n'est pas d'ordre corporatif mais civique, leurs mots ne sont pas baignés de rhétorique syndicale ou
universitaire et leurs modes d'action risquent de se retourner largement contre eux. Mais quand ils scandent
"J'baiserai la France jusqu'à c'qu'elle m'aime" (morceau de rap du groupe Tandem), il serait grave d'entendre
une déclaration de guerre et non la fureur de ne pas être admis dans le concert national. Jacques Chirac
semble l'avoir compris, qui a reconnu que les "enfants des quartiers difficiles" sont "tous les filles et les fils
de la République".
L'ennui est que les mots et les actes du gouvernement démentent largement cette belle proclamation. Quelle
autre catégorie sociale - routiers? cultivateurs? - un ministre de la République aurait-il pu menacer de
"nettoyer au Kärcher" ou traiter de "racaille". A l'égard de quels autres Français les policiers utilisent-ils
systématiquement le tutoiement? Face à quels autres citoyens le gouvernement exhumerait-il un texte
législatif conçu pour mater une rébellion coloniale? Cynisme ou retour du refoulé, le recours par le premier
ministre à "la loi de 1955" sur l'état d'urgence, apparaît, au-delà du débat sur son efficacité pour ramener
l'ordre, comme une provocation dont les effets psychologiques et politiques sur les millions de Français issus
d'Afrique noire, du Maghreb, et singulièrement d'Algérie, n'ont pas fini de se faire sentir.
Comment M. de Villepin peut-il ignorer que la mémoire de la guerre d'Algérie, mal ou pas transmise dans les
familles issues de l'immigration, reste une plaie à vif? Une blessure dont le rappel, même implicite, n'est pas
précisément le meilleur moyen de rappeler aux descendants de fellaghas qu'ils sont les "filles et fils de la
République" française. Ni d'ailleurs d'indiquer aux millions de Français qui ont laissé une partie de leur
jeunesse dans le djebel que les gamins qui brûlent des voitures et des écoles sont des concitoyens qui n'ont
pas plus à voir avec les nationalistes algériens qu'eux-mêmes avec leurs propres parents, résistants ou
pétainistes.
Brandir la loi qui, au début de la guerre d'Algérie, a légalisé la chasse au faciès et la prise en main du
maintien de l'ordre et de la justice par l'armée, c'est souligner le parallélisme entre les souvenirs cuisants des
répressions policières des années 1950-1960 contre les nationalistes algériens et les images des cités où
vivent leurs enfants et petits-enfants. C'est renvoyer ces jeunes nés en France à une extranéité
incompréhensible, révoltante.
C'est, enfin, introduire un élément de déstabilisation sociale dont les effets, peu visibles en surface, s'avèrent
profonds et durables. Le gouvernement réactive ainsi les mécanismes destructeurs qui avaient opéré lors des
réformes sur la nationalité de 1986 et 1993 décidées sous la pression de l'extrême droite. La remise en cause
199
du droit du sol avait ravivé la blessure d'une nationalité française de seconde zone pour les musulmans
d'Algérie, qui marqua cent trente ans de colonisation française.
Le piège des mémoires cloisonnées "Racaille", "état d'urgence", en deux mots, l'exécutif a donné raison à
ceux qui tentent de persuader les jeunes issus de l'immigration qu'ils ne sont rien d'autres que des "indigènes
de la République", traités dans leur propre pays comme l'étaient leurs parents du temps des colonies. Cette
analyse, popularisée dans une pétition lancée en janvier, assimile abusivement les discriminations actuelles
au statut des colonisés et renvoie dramatiquement les jeunes à une identité d'éternelles victimes. Elle tend à
enfermer ces derniers dans le piège des mémoires cloisonnées et définitivement antagonistes. Pourtant, en
convoquant l'imaginaire colonial, le gouvernement n'est pas loin de justifier l'appel à "décoloniser la
République" lancé par les "indigènes" et alimente le communautarisme qu'il prétend combattre.
Les dérapages gouvernementaux apparaissent d'autant plus préoccupants qu'ils interviennent en une période
où le passé colonial, parfois manipulé, est de plus en plus souvent sollicité à l'appui des revendications
identitaires et des justifications à la hargne contre la France, à Clichy-sous-Bois comme à Abidjan.
L'incendie généralisé des banlieues correspond d'ailleurs aux débuts d'une sorte de relève migratoire : les
enfants de l'immigration subsaharienne des années 1980 et 1990 entrent massivement sur la scène
incandescente des quartiers populaires, au moment même où des enfants de Maghrébins, en partie intégrés à
la classe moyenne, se vivent avant tout comme les victimes des violences et souscrivent au discours sur le
rétablissement de l'ordre. Entre les mains des Français noirs, l'histoire mal digérée de l'esclavage et du
colonialisme vient compléter la guerre d'Algérie comme justification à la haine des Blancs et comme clé
d'explication facile aux humiliations et aux exclusions d'aujourd'hui, ainsi qu'en témoigne le succès des
discours de l'"humoriste" Dieudonné.
Tant que les politiques, de gauche comme de droite, peineront à considérer les enfants d'immigrés comme
des Français à 100% quelle que soit la couleur de leur peau, tant qu'un discours de vérité sur le colonialisme
ne se sera pas substitué au "rôle positif de la présence française" scellé par la loi de février 2005, les jeunes
des quartiers populaires, qui n'ont pourtant lu ni Franz Fanon ni Che Guevara, continueront de sentir
combien le poids de cette histoire imprègne encore les regards portés sur eux.
Philippe Bernard
200
Nique ta mère !
Voitures brûlées et non au référendum sont les phases d'une même révolte
encore inachevée.
Jean Baudrillard, vendredi 18 novembre 2005
http://www.liberation.fr/page.php?Article=339243
Il aura fallu que brûlent en une seule nuit 1 500 voitures, puis, en ordre décroissant, 900, 500, 200, jusqu'à se
rapprocher de la «normale» quotidienne, pour qu'on s'aperçoive que chaque nuit 90 voitures en moyenne
brûlaient dans notre douce France. Une sorte de flamme perpétuelle, comme celle de l'Arc de triomphe,
brûlant en hommage à l'Immigré inconnu. Aujourd'hui reconnu, le temps d'une révision déchirante, mais tout
en trompe-l'oeil.
Une chose est sûre, c'est que l'exception française, qui avait commencé avec Tchernobyl, est révolue. Notre
frontière a bien été violée par le nuage radioactif, et le «modèle français» s'effondre bien sous nos yeux.
Mais, rassurons-nous, ce n'est pas le seul modèle français qui s'effondre, c'est le modèle occidental tout entier
qui se désintègre, non seulement sous le coup d'une violence externe (celle du terrorisme ou des Africains
prenant d'assaut les barbelés de Melilla), mais encore de l'intérieur même.
La première conclusion et ceci annule toutes les homélies et les discours actuels c'est qu'une société ellemême en voie de désintégration n'a aucune chance de pouvoir intégrer ses immigrés, puisqu'ils sont à la fois
le résultat et l'analyseur sauvage de cette désintégration. La réalité cruelle c'est que si les immigrés sont
virtuellement hors jeu, nous, nous sommes profondément en déshérence et en mal d'identité. L'immigration
et ses problèmes ne sont que les symptômes de la dissociation de notre société aux prises avec elle-même.
Ou encore : la question sociale de l'immigration n'est qu'une illustration plus visible, plus grossière, de l'exil
de l'Européen dans sa propre société (Hélé Béji). La vérité inacceptable est là : c'est nous qui n'intégrons
même plus nos propres valeurs et, du coup, faute de les assumer, il ne nous reste plus qu'à les refiler aux
autres de gré ou de force.
Nous ne sommes plus en mesure de proposer quoi que ce soit en termes d'intégration d'ailleurs, l'intégration à
quoi ? , nous sommes le triste exemple d'une intégration «réussie», celle d'un mode de vie totalement
banalisé, technique et confortable, sur lequel nous prenons bien soin de ne plus nous interroger. Donc, parler
d'intégration au nom d'une définition introuvable de la France, c'est tout simplement pour les Français rêver
désespérément de leur propre intégration.
Et on n'avancera pas d'une ligne tant qu'on n'aura pas pris conscience que c'est notre société qui, par son
processus même de socialisation, sécrète et continue de sécréter tous les jours cette discrimination inexorable
dont les immigrés sont les victimes désignées, mais non les seules. C'est le solde d'un échange inégal de la
«démocratie». Cette société doit affronter une épreuve bien plus terrible que celle de forces adverses : celle
de sa propre absence, de sa perte de réalité, telle qu'elle n'aura bientôt plus d'autre définition que celle des
corps étrangers qui hantent sa périphérie, de ceux qu'elle a expulsés et qui, maintenant, l'expulsent d'ellemême, mais dont l'interpellation violente à la fois révèle ce qui se défait en elle et réveille une sorte de prise
de conscience. Si elle réussissait à les intégrer, elle cesserait définitivement d'exister à ses propres yeux.
Mais, encore une fois, cette discrimination à la française n'est que le micromodèle d'une fracture mondiale
qui continue, sous le signe précisément de la mondialisation, de mettre face à face deux univers
irréconciliables. Et la même analyse que nous faisons de notre situation peut être répercutée au niveau
global. A savoir que le terrorisme international n'est lui-même que le symptôme de la dissociation de la
puissance mondiale aux prises avec elle-même. Quant à chercher une solution, l'erreur est la même aux
différents niveaux, que ce soit celui de nos banlieues ou des pays islamiques : c'est l'illusion totale qu'en
élevant le reste du monde au niveau de vie occidental, on aura réglé la question. Or, la fracture est bien plus
profonde, et toutes les puissances occidentales réunies le voudraient-elles véritablement (ce dont on a toutes
les raisons de douter), qu'elles ne pourraient plus réduire cette fracture. C'est le mécanisme même de leur
survie et de leur supériorité qui les en empêche mécanisme qui, à travers tous les pieux discours sur les
201
valeurs universelles, ne fait que renforcer cette puissance, et fomenter la menace d'une coalition antagoniste
de forces qui la détruiront ou rêvent de la détruire.
Heureusement ou malheureusement, nous n'avons plus l'initiative, nous n'avons plus, comme nous l'avons
eue pendant des siècles, la maîtrise des événements, et sur nous plane une succession de retours de flamme
imprévisibles. On peut déplorer rétrospectivement cette faillite du monde occidental, mais «Dieu sourit de
ceux qu'il voit dénoncer les maux dont ils sont la cause».
Ce retour de flamme des banlieues est donc directement lié à une situation mondiale ; mais il l'est aussi ce
dont il n'est étrangement jamais question à un épisode récent de notre histoire, soigneusement occulté depuis,
sur le même mode de méconnaissance que celui des banlieues, à savoir l'événement du non au référendum.
Car le non de ceux qui l'ont voté sans trop savoir pourquoi, simplement parce qu'ils ne voulaient pas jouer à
ce jeu-là, auquel ils avaient été si souvent piégés, parce qu'ils refusaient eux aussi d'être intégrés d'office à ce
oui merveilleux d'une Europe «clés en main», ce non-là était bien l'expression des laissés-pour-compte du
système de la représentation, des exilés de la représentation – à l'image des immigrés eux-mêmes, exilés du
système de socialisation. Même inconscience, même irresponsabilité dans cet acte de saborder l'Europe, que
celles des jeunes immigrés qui brûlent leurs propres quartiers, leurs propres écoles, comme les noirs de Watts
et de Detroit dans les années 60.
Une bonne part de la population se vit ainsi, culturellement et politiquement, comme immigrée dans son
propre pays, qui ne peut même plus lui offrir une définition de sa propre appartenance nationale. Tous
désaffiliés, selon le terme de Robert Castel. Or, de la désaffiliation au desafio, au défi, il n'y a pas loin. Tous
ces exclus, ces désaffiliés, qu'ils soient de banlieue, africains ou français «de souche», font de leur
désaffiliation un défi, et passent à l'acte à un moment ou à un autre. C'est leur seule façon, offensive, de n'être
plus humiliés, ni laissés pour compte, ni même pris en charge. Car je ne suis pas sûr et ceci est un autre
aspect du problème, masqué par une sociologie politique «bien de chez nous», celle de l'insertion, de
l'emploi, de la sécurité , je ne suis pas sûr qu'ils aient, comme nous l'espérons, tellement envie d'être
réintégrés ni pris en charge. Sans doute considèrent-ils au fond notre mode de vie avec la même
condescendance, ou la même indifférence, que nous considérons leur misère. Peut-être même préfèrent-ils
brûler les voitures que de rouler dedans - à chacun ses plaisirs. Je ne suis pas sûr que leur réaction à une
sollicitude trop bien calculée ne soit pas instinctivement la même qu'à l'exclusion et à la répression.
La culture occidentale ne se maintient que du désir du reste du monde d'y accéder. Quand apparaît le
moindre signe de refus, le moindre retrait de désir, non seulement elle perd toute supériorité, mais elle perd
toute séduction à ses propres yeux. Or, c'est précisément tout ce qu'elle a à offrir de «mieux», les voitures, les
écoles, les centres commerciaux, qui sont incendiés et mis à sac. Les maternelles ! Justement tout ce par quoi
on aimerait les intégrer, les materner !... «Nique ta mère», c'est au fond leur slogan. Et plus on tentera de les
materner, plus ils niqueront leur mère. Nous ferions bien de revoir notre psychologie humanitaire.
Rien n'empêchera nos politiciens et nos intellectuels éclairés de considérer ces événements comme des
incidents de parcours sur la voie d'une réconciliation démocratique de toutes les cultures tout porte à
considérer au contraire que ce sont les phases successives d'une révolte qui n'est pas près de prendre fin.
J'aurais bien aimé une conclusion un peu plus joyeuse - mais laquelle ?
Jean Baudrillard est sociologue
202
« Vous avez pris la parole, gardez-la ! »
Quand faillite sécuritaire rime avec injustice
Gilles Sainati (*), magistrat , membre du syndicat de la magistrature.
L’Humanité, 17 novembre 2005
Devant l’échec de sa politique sécuritaire, le gouvernement pousse le bouchon toujours plus loin : état
d’urgence, couvre-feu de la loi de 1955 qui a servi en Algérie à l’époque coloniale et servira aujourd’hui
pour réprimer les petits-enfants d’immigrés, choix symbolique douteux, mais surtout inefficace.
En fait, au rythme du nombre de voitures brûlées, c’est bien la faillite de la surenchère sécuritaire que l’on
constate aujourd’hui. Tout l’establishment bien-pensant fait d’experts en sécurité urbaine devrait aujourd’hui
faire son aggiornamento. Combien de temps, d’argent perdu en diagnostic et contrats locaux de sécurité ?
Puits sans fond permettant simplement de financer les opinions les plus réactionnaires en matière de
développement urbain.
Le virage sécuritaire a été pris en 1997, lorsque le gouvernement de l’époque a liquidé les conseils
communaux de prévention de la délinquance, institués en 1982, pour mettre en place les conseils locaux de
sécurité : exit le monde associatif et les empêcheurs de tourner en rond institutionnel... La sécurité était une
affaire trop grave pour la laisser à la société civile, seulement les préfets, les procureurs et le ministre de
l’Intérieur devaient avoir droit de cité et décidaient, taillaient, supprimaient les subventions aux associations
trop rétives à la nouvelle priorité exclusivement sécuritaire. Il fallait chasser les angéliques, les « droits-del’hommistes », les éducateurs de rue pour les remplacer par des policiers, des vigiles, de la police
municipale, la vidéosurveillance...
Sous l’ère de Jean-Pierre Chevènement, déjà, on nous apprenait que les libertés individuelles ou collectives
constituaient un obstacle à la sécurité, sacrée première des libertés. Le ministre s’honorait dans l’emploi de
superlatifs : chasser les sauvageons. Se mettaient en place les centres éducatifs renforcés, on abaissait de fait
la majorité pénale. Plus tard, pour combattre le terrorisme, Daniel Vaillant devait nous expliquer qu’il fallait
chasser les jeunes dans les halls d’immeubles et sanctionner durement ceux qui n’avaient pas de billets de
train. Sur ces prémices, Nicolas Sarkozy allait lancer ses ukases.
Le décret du 17 juillet 2002 mettait fin définitivement à l’existence des conseils communaux de prévention
de la délinquance (CCPD). Les nouveaux dispositifs territoriaux de sécurité du nouveau ministre étaient les
conseils locaux de sécurité et de prévention... On recyclait çà et là les experts en sécurité qui apportaient un
soubassement idéologique à la conduite de la politique de tolérance zéro du ministre... racolages passifs,
actif, mendiants, étrangers... On allait nettoyer l’espace public...
Dix ans déjà, dix ans... Période pendant laquelle on a sabré allègrement dans les budgets des associations de
prévention, évité de développer toutes les alternatives à l’incarcération, étendu le filet pénal, instrumentalisé
totalement puis annexé définitivement les parquets dans une grande chaîne pénale sous la direction du
nouveau ministre de la Sécurité. Aujourd’hui le garde des Sceaux veut que les parquetiers tiennent leur
permanence pénale dans les préfectures, ultime avatar de cette manipulation de la justice.
Mais ce que réclament les incendiaires, on ne le sait pas. « La matraque », semblent répondre tous les
décideurs politiques, on continuera donc de leur en donner, et cela de manière indistincte, qu’ils soient
coupables ou non.
Dans cet environnement, la justice fait figure de gros mot...
Faillite sécuritaire rime avec injustice : procès pénaux bâclés, comparutions immédiates à la chaîne, preuve
pénale reposant souvent sur des affirmations.
Les tribunaux doivent faire régner l’ordre, pas la justice.
203
Pourtant, contrairement à ce qu’affirme Nicolas Sarkozy, la sanction sans peine juste, c’est la révolte assurée.
On sème là les graines de nouvelles violences, de nouvelles jacqueries.
Dix ans, c’est l’équivalent d’une génération qui arrive à l’âge adulte et qui n’aura connu que la déchéance
économique agrémentée de courses-poursuites avec la brigade anticriminalité souvent pour un geste, un
regard, un passé inscrit dans des fichiers informatiques...
Car l’on attend encore en justice le démantèlement des grands réseaux de drogue, de l’économie souterraine
promis par l’instauration des groupements d’intervention régionaux (GIR)...
Pourquoi ? Simplement parce que s’il n’y a plus de justice juste, il n’y a plus d’investigation judiciaire. On
fait du cirque médiatique, caméras de TF1 à l’appui, pour montrer que le ministre est présent, mais on
démantèle les SRPJ (section régionale de police judiciaire), on fait des saisies record de drogue aux
frontières mais on ne remonte que très rarement jusqu’aux commanditaires. Tout l’effort budgétaire et
humain est orienté vers la police de la rue, au détriment de l’investigation, du reste on met en place une
politique de résultats qui condamne les services de police et de justice à fonctionner sur un rythme accéléré
au détriment de la qualité et de la recherche de la vérité. Il faut mieux prendre un petit usager de shit avec en
poche une petite quantité plutôt que de remonter un trafic, trop long, trop hasardeux en termes de taux
d’affaires élucidées.
Alors la notion de juste s’éloigne des prétoires, s’éloigne de l’univers civil et social, de la République. Où les
jeunes pourront-ils la retrouver ? Certains disent dans l’extrémisme religieux, le communautarisme. C’est
peut-être malheureusement leur seule issue et, dans ce cas, le ministre de la Sécurité en important en France
le modèle sécuritaire ultralibéral nord-américain aura aussi importé les germes d’une dislocation sociale...
En attendant, les jeunes brûlent des voitures pour nous montrer qu'ils existent encore et revendiquent en fait
un sursaut politique et social...
(*)Gilles Sainati : Codirecteur avec Laurent Bonelli de la Machine à punir, édition 2004, l’Esprit frappeur,
Éditions Dagorno.
Page imprimée sur http://www.humanite.fr
© Journal l'Humanité
204
Casser l’apartheid à la française
Dominique Vidal[i], Al Hayet, 17 novembre 2005
Pour qu’une poudrière explose, il faut à la fois de la poudre et un détonateur. Sans détonateur, la poudre
n’exploserait pas. Sans poudre, le détonateur ferait long feu. Ce qui s’est passé dans les banlieues françaises
depuis la fin du mois d’octobre relève d’abord de cette simple évidence.
Poussé par ses ambitions présidentielles à une surenchère permanente sur le premier ministre Dominique de
Villepin, comme sur les leaders rivaux de l’extrême droite Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers, le
ministre de l’intérieur Nicolas Sarkozy a visiblement mis le feu pour mieux se vanter de l’éteindre. Et sa
provocation verbale a résonné comme une incitation à la provocation pratique aux oreilles d’une police
tentée, de longue date, de se comporter comme une armée coloniale dans des banlieues majoritairement
peuplées par les descendants de nos anciens « indigènes ». Quel symbole, d’ailleurs, que le choix, comme
fondement du recours au couvre-feu, d’une loi d’exception de 1955, laquelle permit notamment le massacre
de plusieurs dizaines d’Algériens de la région parisienne le 17 octobre 1961, et, le 5 mai 1988, de dix-neuf
militants kanakes dans la grotte d’Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie.
C’est donc l’annonce du « nettoyage au Kärcher » de la « racaille » des cités, suivie de la mort de deux
adolescents dans un générateur EDF[ii] et du jet d’une grenade à la mosquée Bilal, qui a frappé les trois coups
de la tragédie. Mais souligner les responsabilités écrasantes de Nicolas Sarkozy est une chose, lui faire porter
– et à lui seul – le chapeau en est une autre. Le leader socialiste François Hollande n’a pourtant pas hésité,
non sans quelque hypocrisie. Il y a un an, la très officielle Cour des Comptes lui avait répondu par avance :
« Cette situation de crise n’est pas le produit de l’immigration. Elle est le résultat de la manière dont
l’immigration a été traitée […] Les pouvoirs publics sont confrontés à une situation qui s’est créée
progressivement au cours des récentes décennies[iii] ». On ne saurait mieux dire la faillite de trente ans de
gouvernements de droite, mais aussi – malgré certains efforts à la marge - de gauche.
Quelques idéologues, atteints de « complotite », ont prétendu déceler derrière les événements la main de la
délinquance organisée et des islamistes. La quasi-totalité des observateurs a au contraire insisté sur le
caractère spontané de l’explosion. D’ailleurs, chacun sait que les délinquants préfèrent trafiquer dans le
calme, et que les islamistes ont surtout joué les médiateurs. Si la violence, évidemment contre-productive, a
pu se donner libre cours, c’est que les banlieues constituent un « désert politique » : la gauche traditionnelle
les a désertées (même si le Parti communiste conserve quelques bastions), l’altermondialisme y est absent et,
deux décennies après la grande Marche pour l’égalité de 1983, les associations autonomes y restent fragiles.
Mais surtout, qui pourrait rendre quelques voyous ou quelques « frères » responsables de la ghettoïsation de
centaines de quartiers déshérités, de l’échec scolaire massif qui plombe les zones d’éducation prioritaire
(ZEP), du chômage qu’y subit un jeune sur deux (soit le double de la moyenne nationale), de leur souséquipement social et de loisirs ? Conjugué avec le racisme qui frappe les jeunes issus de l’immigration, cet
apartheid urbain, négation brutale du « modèle français d’intégration », suffit à expliquer l’actuelle
explosion. Sur fond de crise identitaire à laquelle contribue la réaffirmation par la loi du 23 février 2005 du
« bilan positif » du colonialisme français… Bref, tout ce que l’affaire du voile dissimulait, tel l’arbre qui
cache la forêt, apparaît enfin au grand jour.
Jamais les événements de Clichy-sous-Bois n’auraient eu de telles répercussions si les 700 quartiers les plus
« sensibles », avec leurs cinq millions d’habitants issus de l’immigration, mais aussi français « de souche »,
ne s’étaient trouvés au carrefour de trois crises exacerbées : une crise sociale, une crise post-coloniale et,
répétons-le, une crise de représentation politique. Lesquelles appellent désormais des solutions globales,
rompant avec la logique néolibérale mise en œuvre par la droite après l’avoir été par une bonne partie de la
gauche…
Voilà sans doute pourquoi la classe politique, ralliée (sauf les communistes et l’extrême gauche) au slogan
gouvernemental « ordre et justice », s’est montrée beaucoup plus prolixe concernant le premier que
s’agissant du second. Cette tendance à faire l’impasse sur la question, pourtant décisive, de l’issue pourra-t-
205
elle perdurer, une fois le calme provisoirement revenu dans les cités ? L’avenir des banlieues mérite en tout
cas réflexion, débat et action.
Lorsque le terme « intégration » fait son apparition dans les années 1980, il séduit : contrairement à
l’« assimilation », il semble admettre le respect de la culture, des traditions, de langue et de la religion des
nouveaux citoyens français. Mais, à l’usage, il s’avère piégé. Dès lors que l’intégration ne fonctionne pas,
c’est en effet vers les enfants de la colonisation que se pointe un doigt accusateur, comme pour leur
demander : « Pourquoi ne faites-vous pas l’effort de vous intégrer ? » Alors qu’il faudrait aussi retourner ce
doigt vers une société française incapable d’assurer l’égalité des droits et des chances à tous ses enfants,
quelles que soient leur origine, la couleur de leur peau, la consonance de leurs prénoms et noms, leur
confession.
Et la simple morale rejoint, ici, l’intérêt national. Car, si les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère
de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place
dans la société française, cette dernière n’a guère chance de sortir de la crise économique, sociale, politique,
culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle se prive de l’apport, des énergies et des
compétences d’un dixième de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies.
Comment y parvenir ? Certainement pas en réduisant les moyens consacrés au fonctionnement et à la
rénovation des banlieues. Depuis l’élection de Jacques Chirac à la présidence de la République, en mai 2002,
les banlieues ont été la première victime des réductions budgétaires mises en œuvre au nom des exigences de
la Commission européenne. Ainsi le gouvernement de Jean-Pierre Raffarin a-t-il réduit les crédits destinés à
la reconstruction des habitats les plus dégradés, supprimé les centaines de milliers d’« emplois-jeunes »,
diminué d’un tiers à la moitié les subventions aux associations agissant dans les cités, sacrifié la prometteuse
police de proximité au déploiement de forces d’intervention, etc. Le « plan » annoncé le 8 novembre par le
Premier ministre Dominique de Villepin se contente de rétablir une petite partie de ces crédits supprimés par
son prédécesseur – et remet en cause la scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans instaurée par le général de Gaulle
en 1959 !
Au-delà, pour l’essentiel du personnel politique, la solution résiderait dans la promotion d’une petite élite
issue de l’immigration, dont les membres, en échange de leur réussite sociale, se chargeraient de maintenir
l’ordre parmi les leurs. Nul mieux que M. Sarkozy n’a formulé cette vision : tel le docteur Jekyll et Mister
Hide, l’homme de l’ordre se veut aussi celui du changement, partisan de la suppression de la double peine,
parrain du conseil français du culte musulman (CFCM), tenant de la « discrimination positive » et même, à
ses heures, du droit de vote des immigrés aux élections municipales. A côté, le « rapport secret » du
secrétaire du PS chargé del’immigration, M. Malek Boutih, paraissait singulièrement réactionnaire – il a été
jeté aux oubliettes[iv].
Ni la discrimination – qu’elle soit « positive » ou a fortiori négative – ni bien sûr la répression ne viendront à
bout de l’actuel mal-être. Ce qui est à l’ordre du jour, ce sont des réformes radicales impliquant des moyens
considérables : pour casser la ghettoïsation ; pour garantir l’accès de tous, Français « de souche » et issus de
l’immigration, à la formation, à l’emploi, à la santé, à la culture, aux loisirs ; pour combattre les différentes
formes de discrimination et de racisme, y compris celui des forces de police… Autant d’objectifs essentiels,
sur lesquels il faudrait centrer le débat, afin de définir des propositions précises permettant de les atteindre
aussi rapidement que possible.
Car le temps presse. Attendre, c’est prendre le risque - au-delà d’un provisoire retour au calme imposé au
bout des matraques et des grenades lacrymogènes - d’une sorte de guérilla rampante. On disait autrefois que,
« lorsque l’usine Renault de Billancourt éternue, la France s’enrhume ». Aujourd’hui, les banlieues servent
aussi de thermomètre à la maladie – sociale et politique - dans laquelle s’enfonce la France.
Dominique Vidal.
[i]
Rédacteur en chef adjoint du Monde diplomatique, auteur, avec Karim Bourtel, de Le Mal-être arabe.
Enfants de la colonisation, Agone, Marseille, 2005.
[ii]
L’enquête en cours devra dire si les deux jeunes étaient poursuivis par des policiers lorsque, le 27 octobre,
ils pénétrèrent dans un transformateur d’EDF et si la hiérarchie policière, informée, a fait ce qu’elle devait
pour les sauver.
206
[iii]
www.ccomptes.fr/Cour-des-comptes/publications/rapports/immigration/immigration.pdf
L’ancien président de SOS Racisme y prônait notamment l’organisation de stages avant l’immigration
dans les pays d’origine, la mise en place de quotas, la suppression de la double nationalité et du
regroupement familial, la création d’une carte de séjour à géométrie variable. Tant et si bien que France
d’abord, journal du Front national, salua son « bon sens » (13 mai 2005).
[iv]
207
Une société bloquée
Denis Sieffert, éditorial de Politis, 17 novembre 2005
À chaque lundi sa peine, et son couvre-feu. Une semaine après Dominique de Villepin, et l’annonce d’une
disposition martiale peu ordinaire en démocratie, c’était au tour de Jacques Chirac de s’exprimer ce lundi à la
télévision, et de justifier la prorogation pour trois mois de l’état d’urgence dans nos banlieues. Le président
de la République, comme il sied à sa fonction, l’a fait dans un registre plus solennel. Mais l’architecture de
son discours était la même : moitié répression réelle, moitié semblant de dialogue. C’est, en temps de crise,
une figure électoralement imposée : d’abord « l’ordre républicain » qu’il faut restaurer, la « sécurité » qu’il
faut assurer, avec cette fois ce supplément de menaces contre les familles qui « éduquent mal leurs enfants »
(salauds de pauvres !). Puis, la main tendue aux habitants des « quartiers difficiles », l’invitation à combattre
« le poison des discriminations », et, enfin, une pincée de mesures qui doivent avoir l’apparence du concret.
Par les temps qui courent, il ne viendrait à l’esprit d’aucun dirigeant politique socialistes compris d’inverser
ce schéma. Devant un tel classicisme, on en est réduit à peser les mots au trébuchet. Celui-ci a-t-il été plus
carotte que bâton, et celui-là plus bâton que carotte ? Dans cet exercice, assurément, Jacques Chirac s’est
appliqué à apparaître moins répressif et moins droitier que son ministre de l’Intérieur, lequel pêche
définitivement dans les eaux troubles du Front national.
Chirac, lui, n’en finit pas d’illustrer cette « politique à la voix passive » dont parle plus loin dans ce journal le
philosophe Mathieu Potte-Bonneville. Il n’est responsable de rien, n’a jamais, ô grand jamais, promis de
colmater la « fracture sociale ». Pour lui, « Je » est un autre, un éternel nouveau venu qui visite notre société
comme un touriste. Il découvre avec une troublante émotion les ravages de la politique libérale menée au
cours des dernières années. Et il propose, comme au premier jour. Hélas, mise à part la création d’un
« service civil volontaire », fin 2006, mesure qui en soi n’est pas antipathique mais d’un vague absolu
(notamment en ce qui concerne le pécule accordé aux jeunes récipiendaires), le reste de ses propositions
appartient au registre de l’incantation. Comme ces appels en direction des syndicats, des entreprises, des
médias, et des communes afin qu’elles acceptent d’accueillir les vingt pour cent de logements sociaux
auxquels les oblige la loi (mais où est donc ici le bâton de « l’ordre républicain » contre les édiles
récalcitrants ?). L’incrédulité est donc totale. Mais il y a au moins une chose derrière ce discours : c’est
l’aveu. Après vingt nuits d’émeute, des milliers de voitures brûlées, plus de 2 500 gardes à vue, près de 600
mesures d’emprisonnement, et des dizaines de blessés, un président de la République est venu à la télévision
et il a reconnu qu’il y a un problème de discrimination dans nos banlieues, et que la France refuse
d’« assumer » sa propre « diversité ». La violence visible des voitures brûlées a soudain rendu perceptible la
violence invisible du quotidien. Celle que la télévision ne voit pas, mais que voient et vivent les jeunes des
cités. Comme s’il avait fallu ces émeutes pour que le plus haut responsable de l’État en vienne à prononcer
ces mots terribles. Voilà qui interpelle les mécanismes de notre démocratie.
Dans une société totalement bloquée, qui ne bouge même pas d’un millimètre quand une forte majorité
d’électeurs dit « non » au dogme libéral (comme ce fut finalement le cas avec le référendum européen de mai
dernier), face à une politique sourde à tous les signaux démocratiques, qui n’en finit pas de privatiser et de
liquider les services publics, contre l’évidente majorité de l’opinion, c’est la violence triste constat qui aura,
un instant, attiré l’attention sur le sort des quartiers en difficulté. Il ne s’agit surtout pas ici d’en faire
l’apologie, mais de constater qu’elle a obtenu ce que les mécanismes démocratiques n’obtiennent plus : ne
serait-ce qu’un discours et un moment de considération officielle. Rien de plus. Puis, soyons-en sûr, quand la
dernière carcasse de bagnole aura refroidi, on oubliera. En attendant la prochaine explosion. Et cela parce
que la politique est une chose simple. Il s’agit toujours, pour finir, de la répartition des richesses. De prendre
aux uns pour donner aux autres. On aurait tort de croire que l’actuelle crise des banlieues, par son apparente
complexité, ses facteurs culturels et ethniques, échappe à ce schéma général. Elle en est même l’illustration
la plus criante. C’est de la politique toute nue, sans apprêt. On n’ira donc pas plus loin qu’un saupoudrage.
Parce que c’est tout un système qui vacillerait. Les actuels dirigeants socialistes, eux-mêmes, en sont
conscients, et ils ne feraient guère autrement. Ils n’ont cessé de délivrer ce message embarrassé tout au long
de la crise. Une opposition qui ne s’oppose jamais, cela fait d’ailleurs partie de la société bloquée. À propos,
vendredi s’ouvre le congrès du Mans. Vous en auriez des choses à discuter, camarades !
208
Nous les banlieusards...
Jean-Loup Azema, Jeudi 17 novembre 2005
Ainsi les « sauvageons » seraient devenus des voyous, des criminels qui brûlent leurs propres écoles, leurs
voitures, leurs centres commerciaux et culturels. En plus d’être des hors-la-loi, ce serait tout simplement des
imbéciles. S’il y a débilité c’est du coté des discours que l’on entend depuis une semaine sur « l’intégration »
ratée par tous les gouvernements, le sarkonazisme et l’ineffable fracture sociale mise en abyme. Intégration ?
Qui doit intégrer qui et quoi ? 60% de la population française est suburbaine. Paris c’est deux millions intramuros, dix millions de banlieusards. Doivent-ils s’intégrer au ghetto-bobo-socialo-démocrate du marais et
manifester ainsi leur tolérance à l’homosexualité – s’il faut absolument stigmatiser des minorités ! Eux au
moins, les suburbains, peuvent se targuer d’être la majorité, ce qui paraît-il en démocratie est la loi d’airain.
Les urbains et les ruraux réunis, c’est en gros l’équivalent de la force de frappe de la gauche de la gauche,
soit 15 %, soit la moitié de l’extrême droite et de la droite extrême réunies. Ce qui permet avec l’apport de
l’extrême gauche de créer un majorité contre le TCE par exemple, mais rien d’autre... Ceci pour fixer les
rapports de force et indiquer de quel coté la tartine est beurrée dans le discours sécuritaire dominant et
comment il ne faut pas croire que du haut du Larzac, avec une besace de postier et un buffet aveyronnais on
représente la France, même allié au plus mondain des ex-premiers ministres de « gauche » Tout politique,
tout militant qui ne se contente pas de jouer la « belle âme » à la virginité toujours outrée, doit à la fois
s’intéresser aux faits, à leur interprétation et à l’usage scandaleux qui en est fait dans les média, redevenus
« voix de son maître » en urgence . Donc connaître d’abord, pour comprendre ensuite et agir enfin sur autre
chose que sa bonne conscience.
Le suburbain, c’est l’essentiel et non la marge d’une société dont des minorités refuseraient de s’intégrer au
modèle parisien. Car c’est bien de cela qu’il s’agit. Paris, c’est la France pyramidale et jacobine d’où toutes
les nationales partent, comme les idées ou le manque d’idée, et les décrets, décentralisation et
déconcentration administratives comprises .En clair une synthèse d’ignorance et d’incompétence éclairée de
son inefficace suffisance enarchique ou pas.
Quid des banlieues, quartiers, zones sensibles et autres noms d’oiseaux pour lettré décalé ? A défaut
d’ethnologie suburbaine sérieuse (faute d’intérêt et de crédit) on ne peut se risquer qu’à ce que l’on connaît
bien, parce qu’on y vit, sans en faire un paradigme ni un discours mondain et encore moins un fil d’Ariane
politico-médiatique pour 2007.
Il n’y a pas la banlieue, il y a les banlieues avec leurs histoires propres et le phénomène suburbain général
qui a ses spécificités locales et historiques. En gros, trois banlieues dans leurs sédimentations temporelles qui
cohabitent dans l’attention ou la tension selon le rapport entre pressions internes et pressions externes.
Il y a une première banlieue traditionnelle (BT) pavillonnaire qui, selon que l’on Choisy le roi ou Bourg la
reine, est le dernier refuge aristocratique d’un temps qui n’est plus. Au XVII et XVIIIème c’était le « désert »
où on allait chasser. Dans la deuxième moitié du XIXème et la première du XXème, les pavillons de chasse
sont remplacés par la ceinture industrielle ouvrière rouge teintée du seul vert de ses jardins ouvriers quand le
patronat paternalise. Ce sont ces petits pavillons tant recherchés aujourd’hui du bobo externalisé de ses murs
quand il veut jouer au campagnard ou planter en pleine terre ses plants à cinq feuilles. Très tendance, le
barbecue aux fines herbes .Voilà pour la première banlieue historique et fossile.
La deuxième banlieue est liée à la fois à la décolonisation, aux trente glorieuses et à l’importation massive de
main-d’œuvre non qualifiée (pompeusement appelé « ouvrier spécialisé » parce que justement spécialisé en
rien donc pouvant servir à tout). Allié à la pression démographique du baby-boom, il faut construire à la hâte
du logement social , éradiquer le bidonville de Nanterre pour que les baby-boomers puissent aller à
l’université et exiger de pouvoir visiter les filles après dix-huit heures, ce qui fut l’origine du 22 mars et de
Mai 68. Ces cités cages à lapins étaient à l’époque un immense progrès par rapport aux bidonvilles mais
aussi par rapport à l’habitat urbain « prolo » traditionnel avec chiottes sur le palier et douche hebdomadaire
dans le meilleur des cas. Très vite on a parlé de cité-dortoir et de metro-boulo-dodo. On a construit un
collège unique par jour et inventé « l’égalité des chances » comme attrape-couillons de la fracture sociale
sciemment élaborée. C’est cette deuxième banlieue qui n’est plus viable ni vivable, celle de la relégation
209
(BR) spatiale, ethnique, économique et sociale dont la deuxième génération se révolte et à juste titre. Car
pour commencer à comprendre dynamiquement ce qui se passe, il faut ajouter la troisième et dernière
banlieue qui s’entremêle avec plus ou moins de bonheur avec les deux précédentes et constitue sans doute la
goutte d’eau qui a fait débordé le vase. C’est la banlieue « classes moyennes » (BM) qui depuis dix ans
interpénètre les deux précédentes pour des raisons diverses que nous ne détaillerons pas ici. Première raison
économique : prix de l’immobilier urbain locatif ou en propriété qui chasse le 75 vers le 94 et le 94 vers le 77
puis dans les villes satellites des grandes métropoles (Dreux, Evreux, etc.). Deuxième raison : le désir
d’habitat individuel, avec pelouse à tondre le dimanche, le 4x4 de rigueur puisqu’on est quasiment à la
campagne et que l’on peut avoir besoin de monter sur les trottoirs des Halles ou de St Germain pour exhiber
son statut social. Troisième raison : le loft de la désindustrialisation, à Montreuil ou ailleurs. C’est quand
même plus « fun » que les sous-toits de Paris ou la maison Phenix de Ploucville les oies, dont l’espérance de
vie ne dépasse pas la durée de l’emprunt qu’il a fallu contracter pour l’acquérir. Ceux-là ont relativement de
la thune et sont en général satisfaits d’eux-mêmes et s’accommodent aussi bien des municipalités
communistes que des UMP et autres divers droites à condition que les infrastructures suivent (crèches,
piscines, centres aérés et éventuellement culturels pour encadrer et occuper la progéniture). Une bagnole par
tête de pipe donc pas de grandes préoccupations quant aux transports en commun. En revanche, quelques
soucis au niveau de la mixité sociale, non pas qu’elle soit absente bien au contraire. Pour les BM elle est trop
présente au niveau scolaire car les BR sont à l’évidence trop Zeppant et peu stimulant culturellement pour
leurs enfants héritiers bourdieusiens. On ne mélange pas une deuxième génération issue de l’immigration et
une deuxième génération de petits-bourgeois arrivés nulle part mais arrivés quand même. Le privé est donc
florissant pour éviter les sauvageons bronzés qui s’emmerdent dans l’école républicaine qui n’est pas faite
pour eux. Donc les BR ne brûlent pas les bagnoles qu’ils n’ont pas. Ils brûlent celles des BT et des BM. Ils
ne brûlent pas leurs écoles mais ils brûlent les écoles qu’on leur impose pendant quinze ans au nom de
l’inégalité des chances puisque qu’avec le même Bac + 2, s’ils sont femme et/ou deuxième génération
immigrée, ils ont deux fois moins de chances de trouver un boulot que les enfants d’héritiers BT ou BM. Des
trois piliers de la « sagesse » tels qu’on nous en rabat les oreilles et les yeux dans les médias, la famille,
l’école et le travail, aucun ne peut fonctionner. Comment une famille immigrée, importée comme force de
travail, dans les années 60 peut-elle ne serait-ce que suivre ses enfants dans leurs aventures avec les NTIC,
alors que la langue française est mal maîtrisée ? Comment ne pas tenter en vain le retour culturel et religieux
pour éviter la pollution consumériste, du sexe de la violence et de la drogue, médiatisée. Tenir les enfants,
oui mais selon quelles valeurs et avec quel avenir impossible ? Y-a-t-il plus de trafic de drogue dans les
« quartiers » de relégation que dans le ghetto du marais ? Pas la même drogue sans doute, pas le même prix
non plus ! Comment l’école républicaine qui a décidé de démocratiser en servant la même soupe à tout le
monde peut-elle ne pas entraîner la rage et le désespoir vis à vis de cette vieillesse ennemie qui non contente
de perdurer dans sa gérontocratie souhaite se reproduire à l’identique et exclure la différence ? Comment ne
pas avoir envie de brûler ces lieux de ségrégation active sous couvert de sélection au mérite et d’égalité des
chances ? Quant au troisième pilier, le boulot, est-il même besoin d’un commentaire quelconque ?
Néanmoins, c’est vrai, force doit rester à la loi. Pour que la loi de la jungle puisse reprendre son train-train ?
Tout ce fric parti en fumée, c’est déplorable. Mais s’il avait été dépensé avant, au lieu d’avoir à être dépensé
deux fois, une pour réparer, l’autre pour prévenir, cela ne serait-il pas mieux ? Si au lieu de servir la même
soupe gauloise (à prétention universelle !) on imposait en plus de ses quinze heures de cours, cinq heures de
tutorat à chaque professeur qui suivrait entre cinq et dix élèves (autres que les siens) pendant une ou
plusieurs années. Ne serait-ce pas mieux que l’élitisme républicain et les dix malheureux zeppards qui ont
l’honneur d’accéder à Sciences Po. Il est évident que les ZEP, magnifique idée en 81, sont devenus des lieux
de relégation scolaire pour les BR, que BM et BT fuient. Mascarade démocratique de la mixité scolaire et de
l’égalité des chances entretenue par le syndicat le plus représentatif et le plus corporatiste de l’éducation
nationale. Certes tout cela aurait pu être évité, si ces bougres de BR avaient accepté d’attendre la génération
suivante. Car à la troisième génération tout « rentre dans l’ordre ». L’immigration polonaise d’entre les deux
guerres pose-t-elle d’autres problèmes que la silicose qu’elle a contractée dans nos mines ? Encore aurait-il
fallu que l’on ne supprimât pas les quelques miettes compassionnelles et budgétaires qui étaient attribuées à
cette seconde génération (aide aux associations, éducateurs, travailleurs sociaux, etc.). Les « sauvageons »
n’ont pas l’intention d’attendre et ils ont raison. Aucun couvre-feu, aucun déploiement policier n’y fera quoi
que ce soit. Quant à la pensée unique vertueuse que nous servent les médias, elle ne peut qu’ajouter à
l’incompréhension des uns vis à vis des autres à l’interne et à l’externe des banlieues. Pour l’instant ne
brûlent que des biens matériels. Mais si on persiste à vouloir étouffer ou réprimer le désir de citoyenneté à
part entière, avec reconnaissance d’un droit à la différence, on risque tout simplement de provoquer la
210
rencontre entre cette jeunesse révoltée et ceux qui dans leurs attentats n’ont pas plus de respect pour la vie
d’autrui qu’on en a pour la leur, en Irak, en Palestine ou ailleurs. Une fois de plus il n’est peut-être pas
totalement faux de dire que la France a la droite la plus bête du monde. Ce qui malheureusement, même par
différence, ne rend pas la gauche dite républicaine et fort peu démocrate, plus intelligente. La presse
étrangère ne s’y est pas trompée et n’est pas mécontente de donner une leçon à cette fameuse « exception
culturelle » incapable de se comprendre elle-même.
Jean-Loup Azéma (40 ans de vie en banlieue dont 20 d’enseignement en zone « sensible »)
211
Où va la République?
Daniel Hemery, Claude Liauzu, Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet
Libération, mercredi 16 novembre 2005
Signataires de l'appel des historiens contre la loi du 23 février sur le rôle positif de la colonisation, nous ne
pouvons pas demeurer silencieux sur des affrontements qui révèlent une crise profonde de la société et
l'incapacité de la classe politique à proposer des solutions, qui suscitent une dérive xénophobe dans l'opinion.
Dérive exploitée par l'extrême droite et une droite de plus en plus musclée, chassant sur les mêmes terres.
Couvre-feu ! Perquisitions ! Interdiction des rassemblements ! C'est l'état d'urgence ! Mais quelle urgence,
pour quel Etat ? Le décret (dont on annonce la prolongation) est pris en application de la loi adoptée le 25
avril 1955, au moment où la guerre remplace la politique en Algérie, annonçant la bataille d'Alger et ses
crimes, la répression sanglante de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris, par une police sous les ordres
de Maurice Papon.
Selon certains, ce serait la preuve de la «fracture coloniale» formule aussi creuse et raccrocheuse que la
fracture sociale, dont on peut mesurer la validité (ou la vanité) ! , la preuve que la République traite ses
«indigènes» comme autrefois. Pas pour nous. Le spectre du conflit ethnique, de l'islam qui hante beaucoup
d'esprits, agité de manière cyclique, cache la réalité de conflits sociaux et de mouvements qu'il faut analyser
et auxquels il faut apporter des réponses. Des réponses qui ne soient pas une aggravation de la discrimination
en fonction de l'origine comme le fait le gouvernement, ni la lutte de minorités contre la société dominante.
Une telle lutte ne pourrait déboucher que sur un populisme identitaire, c'est-à-dire une inversion indigéniste,
un doublet du lepénisme, et conforter les tenants de la ségrégation et du racisme.
Un capitalisme sauvage a tout avantage à avoir ses «sauvageons». C'était le cas au début de la Révolution
industrielle dans le Paris des Misérables, où les «classes laborieuses» affublées des qualificatifs de
«nomades», «bédouins», «barbares» étaient considérées comme «classes dangereuses» par le parti de
l'Ordre. Deux siècles après, un processus gigantesque d'exclusion frappe ceux qui sont venus du plus loin
(d'outre-mer) et le plus tard (au bout des trente glorieuses, quand la société industrielle entre en crise).
Aucun des responsables, ni politiques ni associatifs, ne paraît s'aviser que la détérioration de la situation est
due structurellement à la sauvagerie intrinsèque d'un capitalisme débridé. Même les violences d'une partie
des adolescents de banlieue ne sont que l'intériorisation des valeurs brutales de ce capitalisme. Pourquoi les
jeunes révoltés détruisent-ils les voitures qui représentent un symbole de consommation inatteignable ?
Pourquoi font-ils flamber les écoles et les gymnases qui sont des lieux de l'éducation collective ? Pourquoi
cassent-ils les cabines téléphoniques ? Pourquoi ne cassent-ils pas leurs portables symboles de la
privatisation de la communication ? Ils s'attaquent à la chose publique qui n'a de valeur pour eux que
consumériste. Ajoutons que la délinquance est une composante de ce système
L'école ? La cage d'escalier nettoyée ? Les «grands frères» ? La Marseillaise pour les enfants ? Le silence de
la droite comme de la gauche sur les solutions est assourdissant ! Elles ne proposent rien aux sans-papiers,
aux sans-travail, aux sans-logis, à ces millions de sans-espoir que le système condamne à rester aux marges.
Les forces qui se réclament de la démocratie et de la justice sociale doivent d'urgence organiser un
mouvement de solidarité, affirmer l'impératif d'un changement radical des choix économiques néolibéraux
qui ont conduit à l'explosion actuelle, le refus d'une ethnicisation des problèmes, la nécessité de rechercher
les solutions à l'échelle mondiale.
Une République a perdu son âme entre Dien Bien Phu et Alger. La Ve la perdra-t-elle face aux banlieues ?
Daniel Hémery, Claude Liauzu et Gilbert Meynier sont historiens ; Pierre Vidal-Naquet est directeur
d'études émérite à l'EPHE.
212
Dans l’ornière du droit colonial
Mona Chollet, Peripheries.net, 16 novembre 2005
http://www.peripheries.net
À tous ceux qui, ces jours-ci, se sentent étouffer de rage et de désespoir devant la surdité ou l'animosité
qu'oppose la classe politique à la demande de respect émanant des banlieues, on ne saurait trop conseiller la
lecture du livre de Sidi Mohammed Barkat, Le corps d'exception, paru en septembre. À défaut de changer
quoi que ce soit à la gravité de la situation, l'analyse de Barkat permet de la comprendre en profondeur – et
c'est toujours ça de pris. Elle confirme ce que laissait penser le spectaculaire retour du refoulé colonial
auquel on a assisté le 8 novembre (2005), avec l'exhumation de la loi sur l'état d'urgence de 1955 : il ne
pourra y avoir de véritable règlement des problèmes sans un retour sur l'histoire impériale de la France, tant
cette histoire est encore présente, à vif. Rien ne changera si l'on continue à attribuer les discriminations à
l'embauche et au logement, les contrôles d'identité au faciès et les brutalités policières que subissent les
habitants des cités à un « racisme » présenté comme un fléau ahistorique, ou à une simple xénophobie.
Barkat invite à examiner cette « révolution dans les principes qui régissent l'État et la nation » qu'a
représenté l'institution du droit colonial. Lors des débats qui précèdent la promulgation du sénatus-consulte
fixant le statut de l'indigène, en 1865, les parlementaires français justifient le non-accès des autochtones
algériens à une pleine citoyenneté – bien qu'ils aient la nationalité française – par leur fidélité au statut
musulman, jugé « contraire à nos lois et à nos mœurs ». En somme, la culture des colonisés est considérée
comme « impuissante à élever les individus à la conscience morale » nécessaire à l'exercice de la
citoyenneté.
Un coup de force des critères d'origine et de moralité
Ce à quoi on assiste alors, c'est à ce que Barkat ne craint pas d'appeler une « destruction des fondements de la
société ». En effet, désormais, un membre de la nation ne se voit plus accorder des droits inviolables à partir
de « l'évidence de son humanité », à partir de sa naissance (dans le sens où « tous les hommes naissent libres
et égaux en droits »), mais à partir de sa « conformité morale », elle-même déterminée par son origine : «
L'État attribue la qualité de citoyen, qualité qui a pour caractéristique principale de mettre à distance les
signes distinctifs d'appartenance, à un groupe défini précisément par son origine géographique, et en
définitive par son identité culturelle. L'origine, qui n'aurait dû jouer, en principe, aucun rôle dans
l'inscription des membres de la nation dans le corps politique, constitue désormais l'élément central du
dispositif juridique et politique (…) .» Il se produit en somme une « contre-Révolution » silencieuse.
L'égalité est dorénavant « soumise à la question préalable du jugement de valeur ». C'est tout le système
politique qui va « reconstituer sa cohérence à partir du critère de la morale », alors même que ce critère,
éminemment empirique, n'a rien à faire en politique. La nouvelle « clef de voûte » du système réside dans la
division de la nation en deux sous-ensembles : l'un, auquel on reconnaît une souveraineté pleine et entière
parce qu'on présume de sa bonne moralité à partir du seul critère de son origine, et le second, toujours
suspect de déviances effectives ou potentielles, qu'il s'agit d'écarter de toute responsabilité politique pour
préserver le premier.
Difficile, en lisant cela, de ne pas penser à l'inflation actuelle des débats inquisiteurs sur l'immoralité
supposée des descendants d'« indigènes », musulmans ou présumés tels, accusés d'être par essence violents,
intégristes, antisémites, misogynes – ce qui justifierait leur relégation dans une sous-citoyenneté, voire leur
mise au pas impitoyable –, alors que le reste de la population française serait, par essence, lui aussi, exempt
de toutes ces tares. La différence, c'est peut-être qu'aujourd'hui, par une ironie de l'Histoire, la révolution
sexuelle étant passée par là en Occident, ce qu'on reproche aux « indigènes » en matière de mœurs, c'est
davantage leur excès de moralité – dans le cas des filles qui choisissent de porter le voile, par exemple – que
leur immoralité, comme c'était le cas autrefois : Sophie Bessis, dans son livre L'Occident et les autres (1),
faisait remarquer que le dégoût manifesté par un futur leader islamiste tunisien, dans une boîte de nuit
européenne, devant tous ces jeunes gens laissant libre cours à leurs « instincts », était le pendant exact de
celui des colons stigmatisant autrefois la « sauvagerie des peuplades primitives » : « C'étaient elles, alors,
qui étaient régies par leurs instincts », rappelle-t-elle. Et s'il y avait, inconsciemment, chez les jeunes filles
voilées évoluant dans les sociétés occidentales, comme un retour à l'envoyeur des jugements autrefois portés
213
sur leurs ancêtres ? Reste que l'on voit apparaître clairement aujourd'hui, alors que les banlieues explosent,
combien on s'est fourvoyé en débattant à n'en plus finir de questions qui n'en étaient pas, et en négligeant la
question politique de l'égalité, la seule qui vaille (2).
« Celui qu'on ne saurait accueillir alors même qu'il est déjà là »
Le droit colonial inaugure une forme paradoxale d'appartenance à la nation, qui fait du colonisé musulman à
la fois un Français et un étranger : « Ni vraiment une inclusion ni tout à fait une exclusion, mais le report
indéfini d'une pleine inclusion annoncée », écrit Sidi Mohammed Barkat. L'indigène représente « celui qu'on
ne saurait accueillir alors même qu'il est déjà là ». La citoyenneté française sera accordée aux juifs d'Algérie
en 1870 (décret Crémieux), puis, en 1889, aux enfants de colons étrangers, espagnols ou italiens… mais
jamais aux musulmans. À leur sujet, l'Etat colonial pratique continuellement le double discours (à croire que
cette fourberie n'est pas l'apanage des Arabes, en fin de compte…), multipliant les déclarations d'intention
bienveillantes tout en louvoyant pour faire en sorte que l'égalité promise ne se réalise jamais. Délibérément
construite, l'opposition entre Français et indigènes ne cesse donc de s'exacerber, jusqu'à l'explosion de la
Toussaint 1954, qui marque le déclenchement de la guerre d'Algérie, et dans laquelle la part de dépit ne doit
pas être sous-estimée. L'historien Charles-Robert Ageron posait le même constat (3) : « Les Français
d'Algérie auront passé leur temps à fermer les portes de l'intégration devant les musulmans tout en leur
reprochant de refuser de s'intégrer. » En réalité, cette possible « intégration » suscite même les pires craintes
chez les Français de métropole, puisque s'est imposée durablement la conviction selon laquelle « la vérité ou
l'authenticité de la nation dépend principalement de l'origine de ses membres ». Garantir l'intégrité de la
France suppose donc de tenir à distance la « filiation indigène », jugée inauthentique et corruptrice.
« Filiation », oui : car la méfiance envers les musulmans concerne bien, non un ensemble d'individus dans
une temporalité donnée, mais « tout un groupe, une masse perçue sous l'angle de sa reproduction ». Les
générations successives de colonisés sont considérées comme inscrites dans une « transmission héréditaire
[celle du droit et de la coutume musulmans] impropre à humaniser correctement », écrit Sidi Mohammed
Barkat. Cette stigmatisation transcendant les générations explique peut-être l'obstination avec laquelle,
aujourd'hui encore, et pour leur plus grande exaspération, on dénie aux descendants d'immigrés musulmans
la qualité de Français à part entière, quand on ne les traite pas comme d'éternels étrangers. Le 10 novembre,
sur France 2, le ministre de l'intérieur Nicolas Sarkozy attribuait l'incendie par lui allumé à un « problème
d'immigration » ; et, à un contradicteur qui lui objectait que les jeunes émeutiers étaient français, et non
immigrés, il répliquait que cette distinction relevait de la « langue de bois » (4)…
Défendre les « droits de l'homme authentiquement homme »
De cette obsession de la filiation, Sidi Mohammed Barkat apporte un exemple particulièrement convaincant :
le statut de « citoyen français à titre personnel », accordé à partir de 1944 à certains musulmans algériens
(65 000 sur 7 millions) dont on s'est assuré au préalable « qu'ils ont témoigné de leur adhésion aux
institutions du pays colonisateur et à sa politique ». Ce titre a la particularité… de ne pas être transmissible.
C'est là, écrit Barkat, une mesure de « prophylaxie politique », destinée à « protéger la nation vraie contre
les dangers de dénaturation que peuvent présenter les descendants de ces nouveaux citoyens ». Accorder
l'égalité à certains musulmans jugés « fiables » pour mieux continuer à en exclure tous les autres : et si la «
discrimination positive » chère à Nicolas Sarkozy devait davantage à la « citoyenneté française à titre
personnel » de l'époque coloniale qu'au modèle nord-américain contemporain ?
Parce qu'on présume chez lui une « inclination héritée à s'écarter des règles sociales de base fondées sur la
raison », le colonisé fait l'objet d'une vigilance particulière. Il est perçu comme un corps « situé en dehors de
l'univers de la raison », qui « doit être tenu en respect au moyen de mesures exceptionnelles » – il est ce «
corps d'exception » qui donne son titre au livre, et qui fonctionne dans l'espace public comme un « symbole
de la division inégalitaire de la société ». La dangerosité qu'on lui attribue, ajoutée à la provocation que
représente son surgissement sur la scène politique, explique le déchaînement de haine policière du 17 octobre
1961, auquel Sidi Mohammed Barkat consacre des pages impressionnantes. La revendication de dignité et
d'égalité qui s'exprimait alors a été réprimée avec d'autant plus de zèle et d'autant moins de scrupules qu'elle
semblait menacer la survie même de la nation, suspendue à cette hiérarchisation stricte entre deux catégories
de citoyens – il s'agissait, en somme, de « défendre les droits de l'homme authentiquement homme ».
214
« Liberté, égalité, sauf dans les cités »
Les résonances innombrables que l'auteur parvient à créer entre passé et présent ne visent pas à faire croire
que les deux se confondent purement et simplement, mais invitent à prendre acte des bégaiements de
l'Histoire, et à les regarder en face, pour se donner une chance de les dépasser. Car force est de constater que
les fictions créées par l'Etat colonial, comme celle d'une « filiation [musulmane] rebelle à toute vie en
société », continuent d'être prises pour argent comptant et confondues avec la réalité. Barkat pointe
l'existence d'une « subjectivité de masse » qui « légitime aujourd'hui encore, aux yeux de beaucoup, des
actes que l'on prétend réprouver formellement ». Dans la classe politique, l'attitude la plus payante
électoralement reste celle qui consiste à renforcer le « cordon sanitaire » séparant les Français
« authentiques » et les autres, et à entretenir l'illusion dangereuse que l'on garantit ainsi la sauvegarde et la
puissance de la nation – alors qu'il s'agit en fait exactement du contraire. Le statut juridique de l'indigène,
cette « fabrique d'une humanité placée au ban de la société », a cessé d'exister dans les textes, mais pas dans
les têtes, provoquant une « panne structurelle de l'État ». L'invocation continuelle des beaux principes de la
République, si elle nie la persistance de la mentalité coloniale, risque fort de rester inopérante. Comme disent
les « Guignols de l'info » : « Liberté, égalité, sauf dans les cités »…
Interroger les traces que le droit colonial a laissées dans les têtes, pour enfin donner toute leur force aux
textes de loi actuels, c'est la démarche que propose Le corps d'exception. Dans la mesure où elle exige de
réviser des préjugés séculaires sur l'islam, et où c'est peu dire que le contexte mondial ne s'y prête pas, c'est
une démarche difficile. Au cours d'une conférence, en octobre, à l'occasion de la parution de son livre Le
voile médiatique, Pierre Tévanian s'interrogeait : comment se fait-il que le matraquage politique et
médiatique autour du prétendu « problème » du voile ait atteint son but, alors que la même propagande
autour de la Constitution européenne a échoué, montrant la capacité des Français à résister, quand ils le
veulent, aux évolutions néfastes qu'on veut leur imposer ? La question est peut-être moins ingénue qu'il n'y
paraît. S'ils cessaient de plaquer sur leurs concitoyens « musulmans » les craintes et les fantasmes que leur
inspire la situation internationale – la révolution iranienne, la guerre civile algérienne, le 11 septembre 2001
(5)… –, est-il si utopique que cela d'imaginer que tous puissent enfin se pencher sur leur passé commun ?
Dans la mesure où leur avenir en dépend, on veut croire que non.
Mona Chollet
Voir aussi sur Inventaire/Invention :
– « En venir aux mots plutôt qu'aux mains », rencontre avec Marie Rose Moro (2003)
http://www.inventaire-invention.com/entretien/chollet_moro_print.htm
Et sur Périphéries :
– La femme, l'étranger : l'Occident ou la phobie de la différence ?
http://www.peripheries.net/e-difference.html
Deux extraits radiophoniques dont le rapprochement s'avère particulièrement intéressant :
« Quartiers populaires : Elkabbach, chargé de mission et de haine » (Acrimed, 10 novembre 2005) :
http://www.acrimed.org/article2192.html
« Couvre-feu » (« Là-bas si j'y suis », France-Inter, 10 novembre 2005) :
http://www.la-bas.org/article.php3?id_article=779
(1) La Découverte, 2001. [retour]
(2) Lire à ce sujet Pierre Tévanian, Le voile médiatique – Un faux débat : « l'affaire du foulard islamique »,
Raisons d'agir, 2005. Voir aussi l'Almanach critique des médias, Les Arènes, 2005 :
http://www.arenes.fr/livres/fiche-livre.php?numero_livre=125 [retour]
(3) Télérama, 17 septembre 2003. [retour]
(4) Voir aussi, sur Acrimed, « Le ministre, le journaliste et les "pas totalement français" », 12 novembre
2005 : http://www.acrimed.org/article2193.html [retour]
(5) À ce sujet, lire Thomas Deltombe, L'islam imaginaire – la construction médiatique de l'islamophobie en
France, 1975-2005, La Découverte, 2005. [retour]
215
« Notre modèle universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale. »
Entretien Avec Ahmed Boubeker, mercredi 16 novembre 2005 – www.oumma.com
Quelles sont les principales raisons de l’embrasement des banlieues ?
25 ans au moins de mépris social se soldant par le fait que ces quartiers sont devenus des concentrés de
misères et de rancœur. Les rebus de l’intégration cloués au pilori de la rumeur médiatique sont en effet les
enfants terribles des cités. L’étranger n’est plus celui qui vient d’ailleurs mais celui qui se reproduit en
permanence dans le corps social. D’une altérité, l’autre. De l’immigration aux banlieues et autres no man’s
lands urbains. Comme une partition sociale ou ethnique de l’hexagone, une rupture radicale entre citoyens
reconnus et citoyens de seconde zone ! Evoquer ces nouvelles frontières intérieures, c’est penser insécurité,
violence, dégradations, tous les stigmates d’une maladie chronique qu’il s’agirait de circonscrire, choix entre
l’amputation et le traitement de choc pour éviter la contagion, la gangrène du corps social. Les promesses de
la politique de la ville sont une sinistre blague pour tous les fins de droit qui se demandent comment on peut
à la fois les traiter comme des chiens et prétendre en même temps qu’on leur tend la main. Trop de discours
fumeux comme si la tchatche bien pensante permettait de faire l’économie d’un véritable traitement social.
Mais il y a quelques limites au virtuel et même la sémantique peut alors mettre le feu aux poudres.
N’oublions pas par ailleurs que les tensions entre la police et les gosses de la banlieue remontent aussi à très
longtemps : ce sont les même problèmes qui ont entraîné les premières émeutes urbaines des Minguettes en
1981 puis celles de Vaulx-en-Velin en 1990. Il y a une mémoire urbaine du pire.
Que pensez-vous de la réaction du gouvernement Villepin face à ces événements ?
C’est bien connu, la France a la droite la plus bête du monde, mais ce qu’il y a de nouveau c’est que sa
gauche ne vaut guère mieux aujourd’hui. La plupart de ces professionnels de la politique sont d’abord
préoccupés par la gestion de leur carrière dans un monde virtuel fait de simulations, de sondages et de taux
de croissance, la plupart sont tombés des nues face à ce retour du réel. Peut-être pensaient-ils au fond que les
gens des quartiers n’existent pas en fait, qu’ils ne sont que des simulacres, des boucs émissaires sur le dos
desquels on peut mettre tous les problèmes de la société française, histoire de requinquer le consensus
national. Une imagerie publique faite de « sauvageons », femmes voilées et autres « racailles » permet de
pallier les affres d’une nostalgie de grandeur. Cette assignation à demeure fantasmatique des héritiers de
l’immigration, la droite comme la gauche en sont responsables. Depuis un quart de siècle malheureusement
l’immigration et les banlieues sont le défouloir de la classe politique. Comment voulez vous que réagisse le
gouvernement Villepin ? Il n’a d’abord pas compris que la fiction médiatique que la société française se
raconte pour se faire peur s’évertue à devenir vrai ; puis il est rentré dans le film en jouant le scénario du
pire. C’est comme ça que la psychose sécuritaire s’installe comme un écho à la naïveté criminelle d’une
société qui préfère ne pas voir ses minorités visibles pour préserver sa simplicité et sa nostalgie de grandeur.
Que vous inspire la fatwa de l’UOIF, ainsi que les différents appels au calme de certains imams ?
On se croirait revenu au sale vieux temps des colonies, à l’époque des bachagas qui représentaient les
« indigènes musulmans » auprès du pouvoir. Mais enfin de quoi se mêlent ces gens là ? Qui sont-ils pour
prétendre qu’ils vont être entendus par des gamins de cité dont la plupart ne connaissent rien à la religion
musulmane ? Plus grave encore : comment les pouvoirs publics peuvent-ils encourager cela dans un pays ou
la laïcité ne permet pas à la religion d’intervenir dans le domaine public. Il me semblait pourtant, qu’on avait
décrété il y a quelques mois la laïcité en danger à cause de quelques foulards dans les écoles. Mais peut être
y a-t-il deux poids, deux mesures et lorsque le parc automobile est en danger, nos doctes défenseurs des
valeurs républicaines n’hésitent pas à faire appel à leurs « amis musulmans ».
Le modèle français « d’intégration » n’est-il pas un mythe ?
Si les immigrés européens ont fini par faire de « bons Français », d’autres légions métèques de la France
industrielle traversent le vingtième siècle sans disparaître pour autant dans le creuset français. Notre modèle
universel d’intégration a toujours eu son exception coloniale. Mais pour expliquer les choses plus
précisément, à la différence de « l’égalité des chances » à l’américaine, le modèle français se fonde sur un
mouvement d’égalisation des conditions censé amener les individus à se reconnaître comme semblables audelà de leurs appartenances d’origine. Avec la crise de l’Etat providence, ce modèle basé sur des politiques
de redistribution sociale se heurte à ses limites. Pour les derniers convives de la démocratie française, on
parle alors de « problème d’intégration » pour mieux occulter la faillite historique des relais publics et
216
institutionnels de l’égalité. Non seulement l’école, les syndicats ou les entreprises n’ont pas joué leur rôle
intégrateur, mais ils sont même devenus des foyers de reproduction des inégalités et des discriminations. De
fait, loin d’abolir les différences dans l’espace public, le modèle de l’égalisation des conditions n’est parvenu
qu’à enfermer les héritiers de l’immigration dans une identité stigmatisée. Une crise exprimée aussi par la
crispation sur une nostalgie de grandeur avec l’évocation grandiloquente ou incantatoire des valeurs laïques
et républicaines dans le ciel des idées. C’est pourtant la sacro-sainte communauté des citoyens qui apparaît
aujourd’hui divisée. Les nouvelles frontières de la société post industrielle sont intérieures : frontières entre
les rentiers de l’Etat de droit et la triste cohorte des sans - sans domicile fixe, sans papiers, sans droit ni titre
d’existence - ou entre quartiers chics et banlieues chocs. Dans un contexte de profondes mutations de la
société française, si l’immigration participe vraiment de l’innovation sociale et culturelle, c’est même sa
capacité à échapper au moule de l’intégration républicaine qui est en jeu. Sortir du regard de l’autre,
envisager des modes d’existence individuels et collectifs et œuvrer à la reconnaissance d’une communauté
d’expérience dans une société plurielle, tel serait l’enjeu ! L’enjeu d’un autre récit de la modernité, au plus
loin de la légende dorée du creuset français.
Peut-on parler de gestion néo-coloniale des banlieues ?
Dans l’ordre du fantasme, l’équation Lepeniste « immigration = insécurité » est malheureusement fondée sur
les strates d’oubli de l’Histoire de France soumise à l’épreuve d’un retour des cadavres planqués dans les
placard du « bon vieux temps » des colonies : le mouvement de libération de la mémoire de la guerre
d’Algérie ne s’accompagne-t-il pas d’un réveil des passions franco-françaises ? « Nous leur avons rendu
l’Algérie, qu’ils nous rendent Barbès, la Cannebière »...et l’espace public ! Passions exacerbées, d’autant
qu’à travers les portes ouvertes de l’actualité s’engouffrent les clichés d’une soi-disant « guerre des
civilisations » à l’échelle planétaire qui donne corps à toutes les pulsions eschatologiques d’une identité
française tourmentée par la mondialisation. Plus que jamais donc, les héritiers de l’immigration ont le visage
des petites peurs de la société française. Cela dit, je ne crois pas qu’on puisse parler d’un mode de gestion
néo-coloniale des banlieues parce que mis à quelques bachagas autoproclamés que j’évoquais tout à l’heure,
les « populations indigènes » ne sont pas représentées ne serait-ce que sur un mode du « second collège ». Je
crois que le mode de gestion sécuritaire des quartiers qui s’appuie aujourd’hui sur une entente mondiale, on
peut d’avantage le comprendre avec le philosophe Gilles Deleuze, comme un néo-fascisme à visage humain.
Comme « une organisation concertée de toutes les petites peurs, de toutes les petites angoisses qui font de
nous autant de micro fascistes, chargés d’étouffer chaque chose, chaque visage, chaque parole un peu forte,
dans sa rue, son quartier, sa salle de cinéma »
Propos recueillis par la rédaction.
Ahmed Boubeker est sciologue, maître de conférence à l’Université de Metz, auteur de plusieurs ouvrages,
Ahmed Boubeker connaît parfaitement la question des banlieues Dans cet entretien, il évoque notamment
l’échec de la « politique » d’intégration et de la ville, et revient sur la fatwa de l’UOIF.Il est notamment
l’auteur de Famille de l’intégration : les ritournelles de l’ethnicité en pays jacobin (Stock, 1999) et Les
Monde de l’ethnicité. La communauté d’expérience des héritiers de l’immigration maghrébine (Balland,
2001). Il a par ailleurs participé à l’ouvrage collectif, La fracture coloniale. La société française au prisme
de l’héritage coloniale (La Découverte, 2005) sous la direction de Pascal Blanchard, Nicolas Bancel et
Sandrine Lemaire.
217
L'humiliation ordinaire
Alain Badiou, Le Monde, 15 novembre 2005
Constamment contrôlés par la police." De tous les griefs mentionnés par les jeunes révoltés du peuple de ce
pays, cette omniprésence du contrôle et de l'arrestation dans leur vie ordinaire, ce harcèlement sans trêve, est
le plus constant, le plus partagé. Se rend-on vraiment compte de ce que signifie ce grief ? De la dose
d'humiliation et de violence qu'il représente ?
J'ai un fils adoptif de 16 ans qui est noir. Appelons-le Gérard. Il ne relève pas des "explications"
sociologiques et misérabilistes ordinaires. Son histoire se passe à Paris, tout bonnement. Entre le 31 mars
2004 (Gérard n'avait pas 15 ans) et aujourd'hui, je n'ai pu dénombrer les contrôles dans la rue. Innombrables,
il n'y a pas d'autre mot. Les arrestations : Six ! En dix-huit mois... J'appelle "arrestation" qu'on l'emmène
menotté au commissariat, qu'on l'insulte, qu'on l'attache à un banc, qu'il reste là des heures, parfois une ou
deux journées de garde à vue. Pour rien.
Le pire d'une persécution tient souvent aux détails. Je raconte donc, un peu minutieusement, la toute dernière
arrestation. Gérard, accompagné de son ami Kemal (né en France, Français donc, de famille turque), est vers
16 h 30 devant un lycée privé (fréquenté par des jeunes filles). Pendant que Gérard fait assaut de galanterie,
Kemal négocie avec un élève d'un autre lycée voisin l'achat d'un vélo. Vingt euros, le vélo, une affaire !
Suspecte, c'est certain. Notons cependant que Kemal a quelques euros, pas beaucoup, parce qu'il travaille : il
est aide et marmiton dans une crêperie. Trois "petits jeunes" viennent à leur rencontre. Un d'entre eux, l'air
désemparé : "Ce vélo est à moi, un grand l'a emprunté, il y a une heure et demie, et il ne me l'a pas rendu."
Aïe ! Le vendeur était, semble-t-il, un "emprunteur". Discussion. Gérard ne voit qu'une solution : rendre le
vélo. Bien mal acquis ne profite guère. Kemal s'y résout. Les "petits jeunes" partent avec l'engin.
C'est alors que se range le long du trottoir, tous freins crissants, une voiture de police. Deux de ses occupants
bondissent sur Gérard et Kemal, les plaquent à terre, les menottent mains dans le dos, puis les alignent contre
le mur. Insultes et menaces : "Enculés ! Connards !" Nos deux héros demandent ce qu'ils ont fait. "Vous
savez très bien ! Du reste, tournez-vous - on les met, toujours menottés, face aux passants dans la rue -, que
tout le monde voie bien qui vous êtes et ce que vous faites !" Réinvention du pilori médiéval (une demiheure d'exposition), mais, nouveauté, avant tout jugement, et même toute accusation. Survient le fourgon.
"Vous allez voir ce que vous prendrez dans la gueule, quand vous serez tout seuls." "Vous aimez les chiens
?" "Au commissariat, y aura personne pour vous aider."
Les petits jeunes disent : "Ils n'ont rien fait, ils nous ont rendu le vélo." Peu importe, on embarque tout le
monde, Gérard, Kemal, les trois "petits jeunes", et le vélo. Serait-ce ce maudit vélo, le coupable ? Disons tout
de suite que non, il n'en sera plus jamais question. Du reste, au commissariat, on sépare Gérard et Kemal des
trois petits jeunes et du vélo, trois braves petits "blancs" qui sortiront libres dans la foulée. Le Noir et le Turc,
c'est une autre affaire. C'est, nous raconteront-ils, le moment le plus "mauvais". Menottés au banc, petits
coups dans les tibias chaque fois qu'un policier passe devant eux, insultes, spécialement pour Gérard : "gros
porc", "crado"... On les monte et on les descend, ça dure une heure et demie sans qu'ils sachent de quoi ils
sont accusés et pourquoi ils sont ainsi devenus du gibier. Finalement, on leur signifie qu'ils sont mis en garde
à vue pour une agression en réunion commise il y a quinze jours. Ils sont vraiment dégoûtés, ne sachant de
quoi il retourne. Signature de garde à vue, fouille, cellule. Il est 22 heures. A la maison, j'attends mon fils.
Téléphone deux heures et demie plus tard : "Votre fils est en garde à vue pour probabilité de violences en
réunion." J'adore cette "probabilité". Au passage, un policier moins complice a dit à Gérard : "Mais toi, il me
semble que tu n'es dans aucune des affaires, qu'est-ce que tu fais encore là ?" Mystère, en effet.
S'agissant du Noir, mon fils, disons tout de suite qu'il n'a été reconnu par personne. C'est fini pour lui, dit une
policière, un peu ennuyée. Tu as nos excuses. D'où venait toute cette histoire ? D'une dénonciation, encore et
toujours. Un surveillant du lycée aux demoiselles l'aurait identifié comme celui qui aurait participé aux
fameuses violences d'il y a deux semaines. Ce n'était aucunement lui ? Un Noir et un autre Noir, vous
savez...
218
A propos des lycées, des surveillants et des délations : j'indique au passage que lors de la troisième des
arrestations de Gérard, tout aussi vaine et brutale que les cinq autres, on a demandé à son lycée la photo et le
dossier scolaire de tous les élèves noirs. Vous avez bien lu : les élèves noirs. Et comme le dossier en question
était sur le bureau de l'inspecteur, je dois croire que le lycée, devenu succursale de la police, a opéré cette
"sélection" intéressante. On nous téléphone bien après 22 heures de venir récupérer notre fils, il n'a rien fait
du tout, on s'excuse. Des excuses ? Qui peut s'en contenter ? Et j'imagine que ceux des "banlieues" n'y ont
pas même droit, à de telles excuses. La marque d'infamie qu'on veut ainsi inscrire dans la vie quotidienne de
ces gamins, qui peut croire qu'elle reste sans effets, sans effets dévastateurs ? Et s'ils entendent démontrer
qu'après tout, puisqu'on les contrôle pour rien, il se pourrait qu'ils fassent savoir, un jour, et "en réunion",
qu'on peut les contrôler pour quelque chose, qui leur en voudra ?
On a les émeutes qu'on mérite. Un Etat pour lequel ce qu'il appelle l'ordre public n'est que l'appariement de la
protection de la richesse privée et des chiens lâchés sur les enfances ouvrières ou les provenances étrangères
est purement et simplement méprisable.
Alain Badiou, philosophe, professeur émérite à l'Ecole normale supérieure, dramaturge et romancier.
219
Dit au coeur de la banlieue.
La violence d'une partie de la jeunesse des banlieues
est légitime, nécessaire et saine
Michel Ganozzi, Rebellyon
Les Minguettes, 15 novembre 2005
Cette violence est légitime parce qu'elle est à la mesure de la somme inouïe des violences sociales subies par
cette jeunesse, génération après génération, depuis 30 ans.
Cette violence est à la mesure du refus d'entendre cette voix par tous ceux à qui elle était adressée. Pendant
des dizaines d'années il y a eu une volonté systématique d'étouffer, de déformer l'expression pacifique qui n'a
jamais cessé de se manifester.
Cette violence aujourd'hui n'est ni gratuite, ni insignifiante, ni délinquante. Elle dit des choses essentielles
aujourd'hui pour la vie des populations des quartiers d'habitat populaire et à partir de là pour la société toute
entière.
C'était le seul recours pour se faire entendre. C'est la violence des oubliés qui se manifestent avec rage parce
que en face on veut les oublier et les faire taire .
Cette violence est saine parce qu'elle ne vise pas à maintenir l'injustice et le désordre social ; elle n'est pas le
fait d'une minorité privilégiée qui veut préserver ses privilèges. Au delà des apparences trompeuses, cette
jeunesse qui se manifeste depuis quelques jours, est en lutte contre l'injustice fondamentale de cette société.
Elle exprime un immense désir de vivre dignement, autrement que dans l'absence d'avenir.
Cette jeunesse des quartiers populaires est courageuse, révoltée et très désespérée.
Le temps est venu de dire cela publiquement, à haute voix, avec courage si on veut réellement prendre la
mesure de la situation et être à la hauteur de ce qui se passe dans les banlieues. Voilà ce qu'il faut affirmer
aujourd'hui, sans préalable et sans se laisser intimider, si on veut être entendu par ces jeunes qui se sont
révoltés parce qu'il n'avait pas d'autre issue pour faire entendre leur désespoir et leurs espoirs.
Il faut oser affirmer cela parce que la révolte spontanée et pourtant si ample de ces jeunes est un signe pour la
population des quartiers : le temps de subir, de se faire insulter, de se laisser diviser est passé. Quelque chose
commence qui s'appelle l'espoir et nous le devons à ces jeunes sans espoir.
Nous connaissons bien tous ces responsables qui parlent soudain de paix, qui appellent à la fin des violences
et au retour à l'ordre. Pendant des années, pour des raisons électorales, ils ont fait de la surenchère dans le
sécuritaire ; ils ont jeté de l'huile sur le feu pour dresser les habitants des quartiers, attisant les conflits,
profitant de toutes les occasions pour propager l'intolérance, salir les richesses de nos cultures diverses, de
nos valeurs.
Nous n'appellerons pas au calme avec eux parce que les quartiers connaissent bien ce calme de l'abandon, du
découragement, de la mise à l'écart. Nous ne dirons pas un seul mot pour appeler au calme. Parce que ce
calme que nous voulons ne peut être que celui que la population des quartiers obtiendra en mettant fin aux
violences policières provocatrices. Le calme que nous voulons ne peut naître que du débat incessant et
intense - une prise de parole directe, vivante - comme savent le faire ceux qui en sont privés. Le calme que
nous voulons avec tous les habitants des quartiers ne sera pas le calme de la soumission.
La répression policière, la justice d'exception et le quadrillage n'a jamais rien rien réglé, ni ici, ni ailleurs.
Le calme que nous voulons ne reviendra que lorsque la population des quartiers si semblable dans la
souffrance, dans le courage, dans la ténacité et dans la générosité, mais aussi si diverse, si multiple et si
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contradictoire, fera taire elle-même le discours de haine et de division que tiennent tous ceux qui veulent
nous maintenir dans l'impuissance à changer ce monde pour nous et nos enfants.
Qu'ils soient de droite ou de gauche, nous les connaissons bien ceux qui nous insultent dans leurs mairies ou
dans leurs ministères en disant que nous sommes des assistés, un poids mort, et qu'il faut nous répartir un peu
partout comme un rebut dangereux ; ceux qui accusent les familles qui ont si peu, quand eux-mêmes
s'accordent tout et s'excusent tout ; ceux qui commencent à raser nos quartiers pour ne plus nous entendre,
pour ne plus nous voir, si près de leur petit monde égoïste et peureux ; ceux qui aujourd'hui s'indignent de la
violence des jeunes alors que eux-mêmes se sont tus et ont été complices des violences policières, des
humiliations et même de la mort de jeunes pendant des années.
La population des quartiers n'attend plus rien depuis longtemps de tous ceux là et leurs petites disputes
complices sont dérisoires. Il est à craindre que le retour à ce qu'ils appellent l'ordre républicain ne soit le
retour à leurs vieux discours avec en prime la haine suscitée par la peur. Peu importe. A partir de maintenant
dans nos quartiers doit se manifester une parole publique organisée, se développer le dialogue entre tous et
sur tout, pour faire entendre nos besoins, nos projets dans tous les domaines. Personne ne doit plus décider
pour nous, sans nous, contre nous sans courir le risque de nous retrouver en face. La politique de rénovation
urbaine et le prétexte de la mixité sociale, présentées maintenant comme des remèdes miracle sont au
contraire les éléments qui préparent tôt ou tard de nouvelles explosions.
Mais depuis quelques jours la banlieue a cessé d'être un enjeu pour les "autres" ou un prétexte à
gesticulations électorales ; elle est devenue un acteur. Et nous le devons à cette révolte.
Michel Ganozzi, 15 novembre 2005
221
République inachevée ou à jeter ?
Alain Lecourieux et Christophe Ramaux
Libération - mardi 15 novembre 2005
Libération nous a offert, le 9 novembre, en vis-à-vis, deux articles sur l'explosion dans les banlieues. L'un de
Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli, sociologues critiques à la gauche radicale de l'échiquier politique,
l'autre, la chronique d'Alain Duhamel, versant social-libéral de cet échiquier. Tout devrait les opposer. Leur
convergence n'en est que plus saisissante. Le coeur du propos ? La crise manifesterait l'échec total de la
République. Selon Alain Duhamel, elle «théâtralise dans le feu et les flammes [...] le bûcher de l'intégration à
la française». Fini donc le projet visant à ancrer la nationalité dans la citoyenneté, et non d'abord dans les
origines. «Le processus de dissociation» du pays «communautarisé» serait-il fatal ? Faut-il s'en réjouir ?
Alain Duhamel hésite néanmoins. D'une part, il caricature un modèle d'intégration qui, avec sa laïcité, son
école, sa langue, son Etat volontariste, se «proposait de métamorphoser tout étranger [...], quelles que soient
la couleur de sa peau et ses croyances originelles, en un Gaulois moustachu, patriote et râleur». Il enjolive le
communautarisme qui encourage les immigrés «à entretenir leur culture, leur langue, leur mémoire, leurs
moeurs d'origine», leur concède «une marge d'autonomie, d'auto-organisation». Mais, d'autre part, il conclut
que «reconstruire l'intégration à la française ressemblera plus que jamais au destin de Sisyphe, sauf
volontarisme réellement proportionnel au désastre». Faut-il voir dans cette chute un ressassement de la
vacuité du projet républicain ou au contraire un appel à la volonté politique pour lui donner sens et contenu ?
Créditons son auteur de son irrésolution.
A contrario, Didier Lapeyronie et Laurent Mucchielli ne sont pas travaillés par le doute. Ils fustigent le
«modèle social français» qui, la crise en témoignerait, ne serait que poudre aux yeux. A l'appui de leur
démonstration, les auteurs utilisent abondamment le procédé qui consiste à «faire parler» les jeunes. «A leurs
yeux», la promotion par l'école est réservée aux «Blancs», les services publics ne sont «plus du tout des
vecteurs d'intégration» mais de la simple «charité», «les mots de la République» se «vident de leur sens» et
sont «perçus comme les masques d'une société "blanche"». Que pensent les auteurs de ces jugements, à
l'évidence, univoques ? Le procédé rhétorique qui consiste à restituer, en apparence, la parole prétendument
unique des jeunes, permet aux auteurs de ne rien en dire. Artifice bien connu où la nécessaire démarche
«compréhensive» du sociologue devient un outil pour livrer, comme une évidence, les convictions du
sociologue lui-même. Les auteurs finissent néanmoins par lâcher le morceau : ils soutiennent que la gauche
a, en bloc, «abandonné le monde populaire et les immigrés», en mettant l'accent sur la «défense du "modèle
social français"», le «repli national autour des "services publics" et des "petits fonctionnaires"» et les vertus
d'«une République égalitaire pourtant en faillite». On ne s'attendait pas à un assaut sabre au clair contre les
services publics et les fonctionnaires venant de ce bord, a fortiori à ce moment. Le pompier pyromane,
Nicolas Sarkozy, ne cesse-t-il lui-même de proclamer la fin du «modèle social français» pour justifier son
programme ultralibéral ?
Le libéralisme économique justement : qu'Alain Duhamel ne le cite pas comme une cause essentielle de la
désintégration sociale n'étonne guère. Le social-libéral a le mérite de la cohérence. Plus étonnant : nos deux
sociologues radicaux ne l'évoquent jamais. Non qu'ils le soutiennent. Mais leur priorité est autre. Certes,
indiquent-ils, il «est urgent de rétablir un minimum de politique sociale», l'idée d'un «maximum» ne les
effleurant pas, mais il est avant tout indispensable de favoriser l'«affirmation identitaire» des jeunes issus de
l'immigration, non seulement au niveau culturel, mais aussi et surtout au niveau politique. Communautarisme
? Les auteurs ne le revendiquent pas explicitement. Utilisant à nouveau l'esquive rhétorique, ils se contentent
de lancer leurs flèches contre ceux qui s'y opposent. N'y a-t-il pas, par exemple, un réel souci quant à la
condition des femmes dans certaines cités ? La posture compréhensive est, à l'évidence, à sens unique : la
«liberté des femmes» n'est qu'un argument fallacieux afin que «l'affirmation religieuse» soit «criminalisée».
Ni plus ni moins. Après les fonctionnaires, les féministes n'ont qu'à bien se tenir.
Il reste à présent à aller à la racine des questions posées. Oui, nos auteurs, avec bien d'autres, ont raison de
pointer les graves limites et échecs de la «République» instituée, avec un grand «R», telle qu'elle a existé (la
colonisation menée en son nom, etc.) et telle qu'elle existe (les ghettos, les discriminations au faciès, la
ségrégation scolaire, sociale, etc.) Mais est-ce une raison pour jeter le projet républicain par-dessus bord ?
222
La République a toujours été inachevée. Le creuset républicain contient sans doute une part inhérente de
violence symbolique (les immigrés doivent apprendre une nouvelle langue pour participer aux affaires de la
cité, etc.) Il ne justifie pas les discriminations passées et présentes. La France se grandirait à reconnaître ses
crimes coloniaux et à engager une vaste entreprise de réhabilitation des apports, y compris présents, de
l'immigration. La République se grandirait à entreprendre un audacieux programme d'intégration, au sens le
plus noble du terme, en termes d'emploi, de logement, de scolarisation, de tous ceux qui subissent
aujourd'hui des discriminations. N'est-ce pas un projet plus mobilisateur que se résigner au développement
séparé dont est porteur, par essence, le repli communautaire ?
Le «modèle social français» n'est pas, lui aussi, sans limite. La très faible protection accordée aux sansemploi en témoigne. La crise en cours ne trouve-t-elle pas cependant l'une de ses racines dans la
déconstruction libérale de l'Etat social (protection sociale, droit du travail, services publics et politiques
économiques de soutien à l'activité et à l'emploi) ? Par un fantastique tour de passe-passe, les libéraux font de
cet Etat, pourtant patiemment déconstruit depuis vingt ans, la cause de la crise. Ils sont ici dans leur rôle. On
s'étonne de les voir rejoints par certains «radicaux critiques». L'Etat, s'il peut être porteur des pires
oppressions, s'il n'est pas sans défaut (la bureaucratie, etc.), ne peut-il néanmoins, si on admet que l'intérêt
général n'est pas réductible au jeu des intérêts particuliers, être un instrument irremplaçable d'émancipation ?
La France, après le 29 mai et avec ces émeutes, est à un carrefour. Les provocations de Nicolas Sarkozy ne
sont pas le fruit du hasard. Elles participent d'un projet cohérent : attiser la violence communautaire pour
mieux justifier, libéralisme oblige, le recentrage de l'Etat sur sa police. A ce scénario noir, il importe
d'opposer un autre projet tout aussi cohérent. La relance de la politique de la Ville et de l'aide aux
associations ne sera qu'un pis-aller, si elle ne s'accompagne pas d'une réorientation radicale de la politique
économique, au niveau national comme au niveau européen, afin de retrouver le chemin du plein emploi et
du progrès social. La lutte contre l'insécurité sociale doit s'accompagner d'une lutte contre l'insécurité civile,
car celle-ci, comme le soulignait Didier Peyrat (Libération, 8 novembre 2005), n'est pas réductible à celle-là.
Doit-on apprendre à des sociologues que les valeurs, les représentations, ont leur autonomie, leur mouvement
propre ? Loin des amalgames ressassés, la grande diversité des parcours des jeunes des cités, y compris
immigrés, n'en témoignent-ils pas ? La révolte dans les banlieues est d'abord une révolte sociale,
parfaitement légitime à de multiples égards. Elle n'en prend pas moins parfois, à l'instar de l'exaltation
religieuse de certains, une forme foncièrement réactionnaire. L'histoire nous montre que toutes les formes de
révolte ne sont pas bonnes à prendre. Puisse la révolte en cours ne pas conforter les scénarios les plus noirs,
mais susciter l'impérieux sursaut vers un nouveau projet, républicain pour être commun, d'émancipation.
223
Halte à la surenchère sur le dos de la banlieue
Abdelaziz Chaambi, novembre 2005
Nous assistons depuis le début du mois de novembre 2005 à la publication de dizaines de communiqués, de
tracts , d’analyses et de commentaires sur la révolte de la banlieue, qui n’a jamais suscité autant d’intérêt sur
une période aussi courte. Ne me dites pas que c’est seulement par amour et altruisme pour cette banlieue ou
pour ses habitants...
Toutes ces organisations ou personnalités, viennent parfois dans nos quartiers, au mieux pour une conférence
ou un débat public et au pire (et malheureusement c’est le pire qui est la règle) pour l’écriture de leur
bouquin, de leur mémoire universitaire, de leur article de journal, ou pour nous vendre la soupe de leur parti
ou organisation.
Aux abonnés absents depuis plus de vingt ans sur nos quartiers, au moment où nos réalités faisaient les
choux gras des médias charognards et des hommes et femmes politiques racistes et islamophobes , ils
n’étaient préoccupés que par des stratégies carriéristes ou par le souci de renflouer les rangs de leurs
organisations.
Depuis plus de 20 ans ils passent, certains repassent et la plupart grimpent sur notre dos, se font les dents sur
nos côtelettes comme disent les jeunes, et obtiennent célébrité, promotion sociale et réussite professionnelle,
pendant que nous restons enfermés dans nos ghettos avec une chape de plomb sur le chaudron, sans qu’une
solidarité ou un soutien ne se manifestent concrètement sur le terrain et au moment où nous en avons le plus
besoin. Lors des bavures et crimes policiers, des jugements iniques, des expulsions musclées, des vagues de
licenciement, etc., nous ne voyons pas ce zèle que certains manifestent aujourd’hui pour la banlieue.
Nous devons être vigilants sur ces soutiens conjoncturels et faire le tri dans tous ces “amis’’ de la banlieue
qui vont oublier, une fois la vague médiatique estompée, ce qu’ils disent aujourd’hui. Et rien de mieux que
les luttes et l’action de terrain pour nous aider à faire ce tri.
On a même vu une multitude d’acteurs issus de nos quartiers se bousculer pour jouer aux supplétifs ou servir
la soupe à un gouvernement aux abois face à la crise dans nos quartiers. On aura vu défiler les gratteurs, les
carriéristes, les opportunistes, les serviles, les traîtres et toutes sortes de bouffons prêts à islamiser, ethniciser,
culturaliser, diaboliser et réprimer cette lutte et cette expression de la rage des petits frères dont certains ont
affirmé : « lorsque je lance mon cocktail Molotov en fait je lance un appel au secours ».
On a même entendu et lu des “esprits éclairés’’ demander que les jeunes soient sanctionnés, alors qu’il s’agit
de jeunes victimes qui doivent être soutenus dans leur combat, qui prend certes une forme particulière (au
demeurant pas très différente de celles des viticulteurs, agriculteurs et autres dockers) face à un Etat qui lui
est seul responsable et coupable de l’instauration d’un système raciste, discriminant et néo-colonial.
Nous ne sommes pas étonnés que ce gouvernement n’entende pas ces cris de colère, mais ce qui surprend
c’est que celles et ceux qui, au nom de leurs convictions politiques, philosophiques ou religieuses, sont
censés être solidaires avec nous, sont eux-mêmes frappés d’une surdité chronique. C’est vrai que lorsque la
banlieue tape fort, comme en ce moment, certains arrivent à recouvrer l’ouïe, mais malheureusement de
manière temporaire, et le temps que d’autres causes à la mode ou à l’autre bout de la terre les attirent.
Au lieu de condamner ces jeunes, on devrait leur rendre hommage parce qu’ils ont été capables de prendre le
flambeau de la lutte, de la contestation contre l’ordre policier et sécuritaire aux ordres de l’ultra-libéralisme
destructeur. Ils le font avec un courage exemplaire malgré leur âge et malgré les sanctions et les
condamnations qui pleuvent. Ils viennent donner une leçon à leurs aînés qui n’osent plus bousculer le nouvel
ordre mondial et l’injustice qui frappe les classes populaires et le monde ouvrier.
Arrêtons donc de leur jeter la pierre, en 1968 les bourgeois qui jetaient des pavés et brûlaient des véhicules
n’ont jamais été condamnés comme certains jeunes de nos quartiers à un an de prison ferme ; ils sont
aujourd’hui aux commandes et dans les instances de décision, et qui oserait dire qu’ils auraient dû être
224
sanctionnés pour leur révolte ? Bien au contraire, ils font même la fierté des gens de leur génération qui
portent un regard accusateur et stigmatisant sur les gens des quartiers. Ces discours et ces regards sur leur
lutte sont perçus par eux comme une trahison et comme un abandon à leur triste sort.
Nous devons réclamer effectivement la libération des jeunes condamnés par une justice qui a fait la preuve
encore une fois de sa soumission au politique, et se rappeler que le politique aujourd’hui ferme les yeux et
encourage même le retour en force des nostalgiques de la guerre d’Algérie, de l’OAS qui ont tué des
innocents et posé des bombes, et cherche à réhabiliter son passé colonial.
Concrètement, nous donnons rendez-vous à ces amis et sympathisants de la banlieue à partir du 03 Décembre
2005, date du 22ème anniversaire de la Marche pour l’égalité et contre le racisme, pour accompagner les
jeunes, qui nous prennent tous au mot, pour impulser à partir de la banlieue lyonnaise des plateformes de
dialogue et d’exigences mutuelles entre les élus et les préfets d’un coté et les jeunes d’un autre, pour tenter
de remédier aux injustices et dysfonctionnement structurels dans les domaines de l’emploi et du logement en
particulier. Nous pouvons envisager, entre autres, une nouvelle gestion des emplois communaux, des
marchés publics, du parc immobilier et de la gestion des finances publiques d’un coté et de la participation
citoyenne, de la solidarité et de la responsabilité d’un autre, et ce, avec une périodicité régulière, des
échéanciers, des moyens de contrôle et de pression sur les décideurs ou les acteurs qui ne respecteraient pas
leurs engagements.
Nous devons tous manifester une vigilance accrue et faire preuve de créativité pour transformer ces
mouvements de révolte en véritable combat politique, et afin d’éviter que le couvercle de la répression et des
promesses creuses ne vienne étouffer la voix de ces millions d’opprimés pour de longues années.
Abdelaziz Chaambi est travailleur social, membre fondateur de Divercité. Il est également membre du
Collectif des Musulmans de France et du Mouvement des Indigènes de la République.
225
Jeunesse, autorité et conflit. Un regard sociologique sur les "violences urbaines"
Saïd Bouamama, novembre 2005
Les Mots sont importants : http:// www.lmsi.org
Les violences urbaines qui ont secoué l’Hexagone ont été à chaque fois l’occasion d’une demande
supplémentaire de sécuritaire, de forces de l’ordre et de fermeté dans les décisions. De nouveau,
l’exploration et la recherche d’explications et de solutions tend à se limiter à une volonté de saisir et de faire
disparaître les symptômes, sans s’interroger sur les causes profondes. L’enjeu est de taille : soit nous
continuerons à rechercher dans des causalités internes à la jeunesse l’explication de ses comportements et de
ses violences et nous déboucherons inévitablement sur une demande toujours accrue de sécuritaire et de
répression ; soit nous interrogerons les fondements économiques, sociaux et culturels de notre société et nous
déboucherons sur l’exigence d’une transformation sociale globale. Nous pensons, en ce qui nous concerne,
que la crise socio-économique qui traverse notre société déstabilise les processus de socialisation de base et
laisse la jeunesse dans un état de vide, état de violence symbolique par excellence, et que la violence agie des
jeunes est en grande partie une réponse à cette violence subie.
Violences symboliques et occultation du conflit
Dans un contexte de néolibéralisme dominant, il est devenu incongru de relier les problèmes sociaux à des
bases économiques - comme si, désormais, les comportements sociaux de telle ou telle catégorie de la
population étaient devenus indépendants de ses conditions matérielles d’existence. Force est, néanmoins, de
constater que la crise économique et sociale de la décennie 1970 vient bousculer et déstabiliser les processus
de socialisation des milieux populaires. Pour mettre en évidence cette affirmation, nous exposerons
brièvement ce que sont ces mécanismes de socialisation et les modalités de légitimation de l’autorité, du
droit et de la justice qu’ils portent. Nous pourrons alors tenter de mettre en évidence les conséquences
familiales de cette crise économique structurelle et nous interroger sur les réponses idéologiques qu’apporte
notre société.
Les cultures populaires et leurs socialisations Nous appelons " cultures populaires " l’ensemble des visions
du monde qui se sont structurées autour du double ancrage que constituent les figures du " travail " et du "
collectif ". Si elles sont homogènes dans ce double fondement, elles sont également diverses d’un secteur
économique à l’autre, d’une branche industrielle à l’autre, d’une région géographique à l’autre. Il n’est pas
de notre propos ici de rendre compte de cette diversité. Nous nous contenterons d’exposer les aspects
communs, en nous limitant aux dimensions de l’autorité, du droit et de la justice.
1. Le travail et l’utilité sociale
Le travail est au centre des cultures populaires (la culture ouvrière étant le noyau de celles-ci). Beaucoup
plus qu’un simple échange de revenus et de force de travail, il est intériorisé comme un donneur d’identité
valorisante et valorisée. Le rapport au travail ne s’inscrit donc pas dans le cadre d’une logique instrumentale
mais est porteur d’un soubassement identitaire puissant et donc d’une charge affective particulièrement forte.
L’origine de cette place du travail est à rechercher dans le système de contraintes et de conditions d’existence
particulièrement dures qui ont marqué l’émergence de ces cultures au cours du processus d’industrialisation.
Pour rendre supportables celui-ci, force à alors été de transformer la contrainte en valorisation.
" Celui qui ne travaille pas, ne mange pas " : ce dicton, rencontré dans une de nos enquêtes dans les mines du
Pas-de-Calais, résume à notre sens ce processus de transformation d’une contrainte en valeur. En effet, loin
de n’être que le simple reflet de la dureté des conditions, il exprime également une " éthique sociale "
porteuse de sens, que nous pourrions résumer de la manière suivante : Face aux difficultés d’existence, la
participation de tous est nécessaire. Dès lors, la figure du " fainéant " devient l’image de l’illégitimité. Celle
de l’homme au travail devient le symbole de la légitimité.
2. Le rapport au monde et à la quotidienneté
Dans cette texture de base se construit alors le rapport au monde et à la quotidienneté. Le rapport au monde
est bâti sur l’idée d’une division entre des " travailleurs ", producteurs de richesses, et des " possédants " ne
contribuant pas à l’utilité sociale. L’idée d’une injustice fondamentale est donc posée, relayée par le discours
politique, syndical, associatif et religieux. Cette injustice a une grille explicative : la participation au travail
social ou non. Elle donne une cible sociale précise. Elle dessine un espoir social permettant de mieux
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supporter les difficultés et souffrances du présent. Elle constitue, enfin, un facteur d’identité et de dynamique
collective puissant. La violence sociale existe, certes, mais elle est à la fois ritualisée pour ne pas affaiblir la "
communauté " et externalisée en direction d’une cible sociale. Les remises en cause de l’injustice du monde
se pensent globalement comme remise en cause collective du droit ; il n’est qu’à la marge qu’elles sont
contournements individuels du droit.
Le rapport à la quotidienneté se tisse, lui, autour du travail du père. L’ensemble du système de repères est
fonction de cette activité productive. Contentons-nous, pour illustrer cette affirmation, des repères de
temporalité. C’est à partir des rythmes de l’entreprise et donc des horaires de travail du père (et de la mère,
mais à un degré moindre) que se structurent les repères et les rythmes de la famille. Les heures des repas, du
repos, des loisirs, des retrouvailles familiales, de l’accueil des amis, etc., prennent pour base la disponibilité
du père de famille. Au niveau hebdomadaire, la distinction semaine/week-end ne prend valeur que par
rapport à la présence du père. Depuis l’instauration des congés payés, l’importance symbolique des vacances
renvoie aux mêmes raisons. La même analyse pourrait être développée à propos des autres repères
fondamentaux - d’espace, d’adultéïté, de légitimité, etc.
L’ensemble de ce système de socialisation est bousculé par la massification du chômage et de l’exclusion.
Jamais, depuis la révolution industrielle et l’exode rural massif qu’elle a suscité, une masse aussi importante
de citoyens n’a connu de migration sociale aussi importante. Les identités sociales sur lesquelles se
construisaient les identités individuelles sont remises en cause et les processus de socialisation basés sur ces
identités sociales tendent à devenir inopérants. Si le processus se déploie au sein de chaque famille, il est
étroitement dépendant du système environnant. Dans certains quartiers populaires, l’image du travailleur est
devenu si rare que même les familles non exclues du travail sont touchées par ces bouleversements.
Abordons maintenant la question des conséquences sur le système familial.
La déstabilisation des pères
Nous avons souligné précédemment l’ancrage de l’identité paternelle dans le travail. La disparition de cette
base identitaire, par le chômage d’une part et par la disparition de l’espoir de retrouver un emploi, a des
conséquences importantes sur la dynamique et les équilibres familiaux. Nous assistons en effet à une remise
en cause complète des rôles et fonctions de chacun des acteurs. Nous nous contenterons ici d’analyser ce qui
se joue sur la fonction paternelle. Le même type d’analyse pourrait être mené à propos des autres acteurs
familiaux : mère, frère aîné, fille, etc.
1. L’identité blessée
L’identité masculine, avons-nous dit, est construite autour du travail. Cela est encore plus vrai de l’identité
paternelle. Un bon père de famille est celui qui subvient aux besoins de sa famille. En transaction de ce
travail est reconnue une autorité spontanée au père. Les processus de socialisation primaires permettent dès
la prime enfance une intériorisation de cette autorité légitime. Le fonctionnement quotidien du système
familial permet une reproduction permanente de la légitimité de cette autorité. L’expérience du chômage
durable est de ce fait inévitablement une blessure narcissique et identitaire. C’est le sens même de la
légitimité, de la fonction et de l’autorité qui est ainsi remis en cause.
Inévitablement, la tendance à la dévalorisation de soi se développe. Elle est d’autant plus forte que
l’ensemble du système familial partage la même conception du monde et contribue, sans le vouloir, à
accentuer l’auto-dévalorisation. Le père de famille au chômage se retrouve ainsi avec le sentiment d’un
pouvoir et d’une autorité illégitimes et les autres acteurs familiaux ont tendance, progressivement, d’abord à
questionner cette autorité, puis à la remettre en cause. Il en découle des pères aux identités blessées, partagés
entre leur " vouloir-être " et l’illégitimité que porte leur situation. Les réactions à ce type de situation sont
diverses, mais conduisent toutes à une accentuation de la crise des socialisations.
La légitimité d’une place, d’une fonction et d’une autorité pose la question de la légitimité même de la
présence et, à l’extrême, de celle de l’existence. L’illégitimité tend en conséquence à se traduire dans des
comportements de fuite et/ou de départ. Si le suicide est la forme extrême du départ, l’alcoolisme en milieu
populaire peut s’analyser aussi comme processus de fuite d’une réalité identitaire insupportable. Une autre
forme prise par l’absence se trouve dans l’abandon physique du domicile familial. Dans l’ensemble de ces
situations, la figure du manque et de l’absence marque la dynamique familiale.
L’absence peut néanmoins prendre une forme en apparence moins forte, mais symboliquement plus
destructrice pour les enfants. Nous parlons ici du développement quantitatif de ces pères présents-absents,
présents physiquement au sein de la famille mais symboliquement absents. Ce qui est décrit trop facilement
par les médias et les travailleurs sociaux comme une " démission " nous semble plutôt être le résultat de cette
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impossible présence, du fait d’une crise profonde de légitimité. C’est d’ailleurs ce que confirme une autre
tendance en apparence opposée, celle au sur-autoritarisme. L’autorité qui se maintient sans un donneur de
légitimité partagé par l’ensemble des acteurs tend inévitablement à être vécue comme excessive et à le
devenir effectivement. Ce qui est de nouveau posé ici, ce n’est pas l’ampleur des interdits et des permissions
posés, mais leur légitimation.
2. Des enfants sans place
La remise en cause de la place paternelle est logiquement une confiscation de la place des enfants. En effet,
c’est dans la famille que l’enfant fait sa première expérience du lien social. Le lien familial est le premier
lien social que vit l’enfant. Il est constitutif du premier apprentissage de vie en société dans lequel il
s’acclimate à l’existence de l’Autre. La présence du père est à ce niveau essentielle, dans la mesure où l’acte
de poser des limites est dans le même temps une réelle reconnaissance, la première forme de reconnaissance
sociale que rencontre l’enfant. Bien entendu, cela ne signifie pas que la présence physique du père soit une
nécessité ; et de nombreuses femmes vivant seules avec leurs enfants réussissent à poser des limites et donc
une reconnaissance.
Par contre, les pères présents-absents apparaissent, pour ces enfants, comme une véritable énigme non
structurante. Il en découle à la fois des difficultés dans le rapport à la limite et un déficit de reconnaissance
sociale, que l’enfant cherchera à combler par tout les moyens à sa disposition. La situation n’est pas en ellemême problématique, elle n’est pas non plus fondamentalement nouvelle. Si quantitativement l’absence des
pères grandit, elle a toujours existé, à un degré moindre. Cependant, l’aspect nouveau apparaît dans la
disparition progressive des autres formes de reconnaissance sociale donneuse de limites, du fait de la crise
socio-économique. Non reconnu dans la famille, l’enfant de nombreux quartiers populaires se voit aussi
dénier toute place au sein de l’école, puis dans le monde du travail. Certes, il peut construire avec ses pairs
vivant la même situation des expériences donneuses de reconnaissance dans un groupe et porteuses de
limites intragroupales. Celles-ci n’ouvrent cependant pas à une reconnaissance sociale globale. Elles restent
internes à un groupe, à un moment où le besoin et le désir sont de prendre une place sociale à part entière.
C’est bien la question du droit de cité - ou du doit d’être cité -, ou encore de la citoyenneté, des enfants et des
jeunes qui est ici posée.
La négation idéologique
Les processus décrits ci-dessus se déroulent dans un environnement idéologique sociétal particulier, qui a
accompagné le développement de la crise économique et qui l’a en grande partie légitimée comme nécessité
souhaitable et/ou comme réalité inévitable. Les ingrédients de cette mayonnaise idéologique sont désormais
connus : ultra-libéralisme dans sa version négation de l’État, individualisme dans sa version culte de l’"
excellence ", relativisme absolu, diabolisation du principe même d’autorité censé déboucher sur
l’autoritarisme, refus du conflit et culte du consensus, etc. L’ensemble de ces facteurs conduit à confisquer le
droit au conflit, pour une génération qui en a plus que jamais besoin. Arrêtons-nous sur quelques-uns de ces
aspects.
1. La négation du conflit
La crise que nous vivons est porteuse d’injustices et d’inégalités croissantes. Dans le même temps où un pan
entier de la société s’appauvrit, un autre voit ses profits en bourse exploser. Nier idéologiquement le principe
même de conflit, le présenter comme négatif, l’analyser comme uniquement destructeur, permet de
constituer dans l’opinion une tendance à diaboliser le conflit social. C’est là oublier que toutes situations
d’oppression - réelles ou ressenties comme telles - suscitent inévitablement le besoin de conflit, qui est dans
le même temps volonté de compréhension et tentative de trouver une solution. Interdire le conflit, sans
supprimer son origine dans l’expérience d’oppression, conduit à transformer le conflit en violence.
L’idéologie du consensus sans conflit conduit inévitablement au maintien de la situation d’oppression, à
l’illégitimité d’une parole contre celle-ci, ne laissant comme seule voie que la violence. La confusion entre
conflit et violence, entre accord après confrontation et accord avant celle-ci, entre consensus et compromis,
débouche sur une délégitimation de la parole de ceux qui se sentent opprimés.
Une telle situation a des conséquences non négligeables sur le rapport au monde des nouvelles générations.
Ne pouvant pas trouver sur le marché de la confrontation sociale les conflits qui peuvent à la fois leur donner
une explication collective de leur situation, un espoir social d’en sortir, une place sociale avec des personnes
issues d’autres générations, une cible générale permettant d’orienter la contestation, elles vont tenter de le
chercher ailleurs et autrement. La transmutation du conflit en violence peut dès lors se déployer.
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Les formes de la transmutation sont visibles sur la scène sociale. Elles peuvent se résumer arbitrairement en
trois catégories différenciées, signifiant toutes un degré de souffrance sociale différent et une recherche de
place sociale. En premier lieu, nous trouvons ce que nous appellerons la violence internalisée, c’est-à-dire la
violence retournée contre soi-même, dont la forme ultime est le suicide. Il n’est pas inutile, à ce niveau, de
rappeler que le suicide est la première forme de mort des jeunes en France, surtout si l’on prend également
en compte, comme relevant des même processus, les conduites suicidaires. La seconde forme repérable est,
bien entendu, la violence externalisée avec cibles précises. Il n’est en effet pas neutre de noter ce qui est
détruit dans les violences des jeunes, de même qu’il n’était pas indifférent d’analyser ce qui était détruit dans
les émeutes de la classe ouvrière dans le passé, ou dans les révoltes de la faim du tiers-monde. Enfin, nous
trouvons la violence externalisée sans cibles, c’est-à-dire prête à exploser en tout endroit et en tout temps.
Force est de constater que notre société inégalitaire est plus sensible à certaines violences qu’à d’autres.
Force est de remarquer que l’attention sociale se porte plus facilement sur les jeunes qui cassent que sur les
jeunes qui se cassent.
2. De l’autorité au pouvoir
Outre la confusion entre violence et conflit, l’air du temps idéologique en entretient une autre, celle entre
autorité et pouvoir. Cela permet une relecture des contestations passées et présentes, pour les présenter non
plus comme le refus d’une situation d’oppression (familiale ou sociale), c’est-à-dire comme une remise en
cause du pouvoir, mais comme une défaillance de l’autorité, ou une remise en cause du principe même
d’autorité. L’enjeu est de taille. Il consiste tout simplement à internaliser des causes qui sont
fondamentalement sociales ou externes à l’individu. La confusion ne peut que déboucher sur un appel à plus
de répression, à plus de morale.
La forme prise par cette confusion peut alors se développer sous deux formes, niant toutes deux la nécessité
d’un nouveau partage du pouvoir et donc des richesses. La première peut - pour forcer le trait - se décrire
dans le leitmotiv suivant : " Les parents sont démissionnaires, ils ne jouent plus leurs rôles, les jeunes n’ont
pas intégré la loi, ils n’ont plus de repères constructif, il faut donc leur en donner en leur rappelant la loi. "
Un tel raisonnement fonctionne selon le vieux principe idéologique, de rappeler des constats justes pour en
donner des explications et des conclusions ne touchant pas à la sphère du pouvoir. Il fonctionne également
avec une méthode éprouvée idéologiquement, consistant à absolutiser des constats partiels. Nous l’avons
rappelé ci-dessus. Nous considérons certes que de nombreux jeunes de milieux populaires voient se détruire
les processus et institutions du monde populaire donneurs de repères, de sens et de consistance à leur
existence. L’origine de ces dimensions crisiques n’est cependant pas, selon nous, dans une " démission
parentale " ou dans un refus de l’autorité par les nouvelles générations. Elle est dans une dimension sociale
de négation de toute place sociale, tant pour les jeunes de milieu populaire que pour leurs parents. De la
même façon, les réactions violentes d’une partie de la jeunesse peuvent se lire autrement que comme simple
déstructuration ou décomposition, sans pour cela nier que ces dimensions existent au sein des jeunes du
monde populaire. Elles sont également des tentatives de faire entendre une oppression et de faire avancer des
aspirations, dans les canaux qu’ils trouvent à leur disposition, du fait de la faiblesse d’autres canaux
d’espoirs sociaux. Ce qui est alors remis en cause, c’est un pouvoir donné, portant une autorité précise, vécue
comme injuste - ce n’est en aucun cas le principe même de loi ou d’autorité.
La seconde forme de confusion idéologique peut être résumée dans un second leitmotiv, que nous
caricaturons à dessein : " Les jeunes sont coupés de la vie démocratique ; ils ont désappris les règles
fondamentales de la citoyenneté, de la démocratie et de la République ; il faut dialoguer avec eux et les
intégrer dans la citoyenneté. " Un tel raisonnement - aussi séduisant soit-il - revient, une nouvelle fois, à
occulter la question du pouvoir. Si les constats peuvent être considérés comme justes, la conclusion
débouche une nouvelle fois sur une internalisation des causes. Éduquer les jeunes à la citoyenneté revient
inévitablement à considérer que la source de leurs comportements se trouve dans une carence de savoirs et de
savoir-faire démocratiques. C’est là utiliser l’impératif moral ou la grille morale de lecture en lieu et place
d’une recherche sociale des causes. Si les comportements des jeunes interpellent le concept de citoyenneté,
c’est justement qu’ils posent les questions de leur place sociale et celle du partage du pouvoir. Toutes les
périodes historiques où un modèle de citoyenneté a été questionné ont également été des moments de luttes
pour un nouveau partage du pouvoir (citoyenneté censitaire, droit de cité pour les femmes, etc.).
3. Des certitudes au relativisme absolu
Un troisième aspect du contexte idéologique actuel se lit dans l’émergence d’une philosophie centrée sur le
relativisme absolu. En posant que toutes les affirmations, toutes les aspirations et toutes les valeurs se valent
et sont en conséquence légitimes, le relativisme absolu conduit à une dépossession du monde, c’est-à-dire à
229
un sentiment d’impuissance sociale devant les inégalités du réel social. Nous passons ainsi aisément d’une
attitude exigeant le regard critique sur toute réalité, c’est-à-dire refusant les certitudes absolues, à une autre,
consistant à absolutiser la relativité, c’est-à-dire à refuser le principe même de certitude. La diffusion de cette
grille philosophique de lecture - outre qu’elle ouvre la voie à tous les révisionnismes et à tous les
négationnismes - ne peut, en situation de mal-vie, que renforcer les réactions nihilistes. Le débat et le combat
collectif conflictuel pour mettre fin à une situation jugée scandaleuse cède alors le pas aux réponses
individualistes.
Les logiques de la dissidence
Les comportements des jeunes ont essentiellement été abordés, ci-dessus, sous l’angle de ce qui disparaît
comme équilibre du fait de la crise. L’autre aspect est de tenter de saisir les logiques en œuvre dans les
comportements, c’est-à-dire ce qui tente de se reconstruire.
1. La recherche du conflit
De nombreux comportements et attitudes de la jeunesse de milieu populaire indiquent une recherche de
confrontation avec le monde adulte et la société globale. Ainsi en est-il des stratégies de visibilité sociale,
amenant les jeunes à occuper des lieux où ils ne peuvent pas passer inaperçus. De la même façon, la
provocation peut être comprise comme comportement obligeant au contact et à la prise en compte, même sur
un mode négatif. Se sentant, à tort ou à raison - peu importe ici -, déniés toute place sociale, ces jeunes
préfèrent en prendre une sur le versant négatif. Avoir une place négative vaut mieux que ne pas en avoir du
tout. Au sein de la famille, la logique peut prendre une forme similaire. Devant l’absence de discours des
parents, le passage à l’acte peut aussi se lire comme quête de conflit permettant au jeune de se situer dans un
rapport de reconnaissance.
La question sociale qui nous est posée par ces comportements de visibilisation sociale est celle de la capacité
du monde adulte à accepter le conflit comme élément nécessaire à la constitution d’un lien social et familial
où chaque acteur prend une place. Cela pose une double condition, impliquant remise en question de notre
modèle de société. En première condition, il y a la nécessité d’un minimum de stabilité pour pouvoir vivre
sereinement un conflit et ainsi le rendre productif. Nous avons souligné ci-dessus l’ampleur de la
déstabilisation vécue par les adultes du monde populaire et les conséquences sur les identités parentales. Si
les mères ont encore la possibilité de se replier sur les enfants sans briser la cohérence portée par les cultures
populaires, les pères, eux, vivent pour beaucoup une véritable crise de légitimité. À un niveau plus global, de
nombreuses professions en contact avec les jeunes sont questionnées sur l’efficacité et le sens de leurs
actions. L’école et le travail social, par exemple, vivent à mon sens une véritable crise de leurs identités
professionnelles. Là aussi, les adultes sont déstabilisés et ont tendance à fuir, à occulter ou refuser le conflit.
La seconde condition se trouve, selon nous, dans les limites du modèle de citoyenneté que nous héritons de
l’Histoire. Celui-ci porte en effet une dimension adulto-centrique, c’est-à-dire qu’il considère que les jeunes
n’ont pas encore acquis l’ensemble des capacités à la citoyenneté. Le citoyen est postulé comme ne pouvant
être qu’adulte. La citoyenneté de l’enfant et du jeune est un impensable et un impensé du modèle français de
citoyenneté, tel qu’il a été hérité de la Révolution française et de deux cents ans d’Histoire. L’enfant et le
jeune sont perçu comme être à éduquer et non comme citoyen à associer aux processus de décisions. Or, il
faut souligner ici que le conflit n’a de sens positif, progressiste et constructif, qu’à la condition que les deux
parties acceptent le principe de la négociation. Si la question du pouvoir est éludée, nous nous retrouvons
dans un simulacre de conflit et de dialogue.
À cet égard, il faut souligner l’aspect idéologique de nombreux discours sur la communication. Ceux-ci
postulent, en effet, que le problème, dans le rapport aux jeunes ou à d’autres populations, se situe
uniquement dans l’incompréhension. Il suffirait de bien expliquer le réel pour déboucher sur la disparition
des problèmes, qui sont donc postulés sans réelles bases objectives. Ce faisant, c’est le conflit qui est une
nouvelle fois dénié, au moment où les acteurs en ont le plus besoin.
2. Une demande de normalité
La dissidence peut également se lire comme exigence de normalité. Paradoxalement, en effet, les jeunes que
nous avons rencontrés au cours de nos enquêtes décrivent dans leurs discours un souhaitable de grande
conformité sociale. Nous sommes ici loin des discours sur l’existence d’une " culture jeune ", qui serait un
rejet de la norme sociale. C’est pour atteindre une normalité considérée comme inaccessible autrement que
de nombreux jeunes entrent en dissidence. Devant l’absence de place sociale, trois possibilités sont
disponibles pour entrer en dissidence. Avant de décrire ces options, rappelons qu’une des manières possibles
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pour décrire une société est de la définir comme un mode d’articulation entre des finalités légitimes et des
moyens légitimes. Pour les sociétés industrialisées, la finalité légitime posée est la consommation et le
moyen légitime est le travail. La carence du moyen légitime peut déboucher sur les orientations suivantes.
En premier lieu, il y a l’attitude visant à faire disparaître la finalité légitime. L’attirance vers les sectes ou
vers l’intégrisme religieux peut aussi se lire comme tentative de faire disparaître une finalité légitime
inaccessible. De la même façon, le suicide est une des formes extrêmes permettant de faire disparaître toute
finalité. La seconde orientation possible est la recherche de moyens illégitimes pour parvenir aux finalités
sociales légitimes. Paradoxalement, la délinquance apparaît ici comme quête de la normalité. Ce processus
est constatable pour d’autres publics, sous des formes différentes. Ainsi, de nombreux travailleurs sociaux ou
enseignants ont pu constater la propension des familles ayant de grosses difficultés de revenus à consommer
au-dessus de leurs moyens. Ces familles sont, par exemple, parmi les plus demandeuses de téléphones
portables. Ces comportements peuvent se lire comme irrationalité de gestion, mais peuvent aussi se
comprendre comme exigence de normalité dans l’immédiat. La troisième possibilité est l’action collective
pour transformer la situation. Dans ce domaine, force est de constater que nous sommes passés d’un fort
réseau associatif revendicatif, dans les années 1980-1985, à une tendance à un associationnisme centré sur
les loisirs et la gestion d’activités. De nouveau, par volonté d’éluder les situations conflictuelles, cette voie a
été largement bouchée et délégitimée.
Une exigence de citoyenneté
Que ce soit dans la famille ou dans la société, les jeunes remettent en cause notre modèle de citoyenneté. Le
débat n’est donc pas ici d’" intégrer " les jeunes à une citoyenneté qui serait préexistante, mais de saisir en
quoi le comportement et la situation des jeunes de milieux populaires (comme ceux
d’autrespopulationsmarginalisées)orientent à la fois vers plus de justice sociale et vers une citoyenneté
nouvelle, à définir et à conquérir. Nous avons déjà souligné plus haut le caractère adulto-centrique de notre
modèle de citoyenneté. Quelques autres dimensions de ce modèle peuvent être soulignées.
1. Une citoyenneté capacitaire
Le modèle français de citoyenneté porte historiquement en lui une logique capacitaire, posant que certains
ont les capacités à être citoyen alors que d’autres ne l’auraient pas. Successivement, l’affirmation
d’incapacité a servi à exclure du droit de cité les travailleurs, par la logique censitaire, les femmes par la
logique sexiste. À chaque fois, il a fallu des luttes sociales et des rapports de forces pour faire exploser ces
verrous à la citoyenneté. Aujourd’hui, les jeunes et les immigrés sont également globalement considérés
comme incapable du droit de cité.
2. Une citoyenneté délégataire
Le modèle français de citoyenneté est centré sur la notion de délégation du pouvoir. Chaque citoyen
posséderait une parcelle du pouvoir de la nation, qu’il déléguerait à des élus par le biais d’élections
démocratiques. Cette logique dépasse de beaucoup la simple sphère des élus politiques. Elle est présente
dans le fonctionnement des institutions (école, logement, structure sociale, etc.). Force est de constater que
ce modèle (qui a été un progrès historique à son époque d’émergence) dessine la figure d’un citoyen passif
qui n’assume pas les responsabilités de sa parcelle de pouvoir, mais qui la délègue. La citoyenneté
délégataire est dans le même temps une citoyenneté individuelle, empêchant aux collectifs d’exister comme
réalité agissante.
3. Une citoyenneté non économique
Le modèle français de citoyenneté se centre sur la sphère politique et élimine la dimension économique. Si
l’égalité de tous est affirmée dans le principe " Un homme - une voix " (qui devrait d’ailleurs, dans son
universalité, pousser à l’attribution du droit de vote aux résidents étrangers), l’inégalité dans le domaine
économique n’est pas questionnée. Or, force est de constater, avec le développement de la crise, que
l’exercice du droit de cité nécessite un minimum de stabilité sociale, comme en témoigne la tendance des
populations exclues à déserter les urnes.
4. Un rapport méfiant au monde
D’autres caractéristiques de la citoyenneté actuelle pourraient être déclinées. Nous nous sommes contentés
de celles qui étaient remises en cause par l’évolution de notre société et en particulier par la situation des
jeunes de milieux populaires. Ceux-ci développent en effet un rapport méfiant au monde, qui rend décalés les
discours qui leur sont tenus en matière de politique, de concertation, de citoyenneté.
231
L’expérience de la galère, par son aspect douloureux (même quand elle n’est pas vécue personnellement,
mais qu’elle est présente dans l’environnement social et géographique) et l’isolement qu’elle entraîne,
produit un rapport particulier au monde et à l’existence. Celui-ci se caractérise par une méfiance exacerbée à
l’égard des promesses et une volonté de tout maîtriser. Dans le domaine politique, de telles attitudes
s’opposent au modèle classique de citoyenneté, centré sur la délégation et la représentation. Sans l’avoir
voulu, les jeunes se retrouvent en situation d’innovation, par rapport à notre conception dominante de la
délibération démocratique. Les jeunes lascars de banlieue manifestent souvent le désir de contrôler les
décisions qui les concernent, l’exigence d’une proximité plus grande des élus, leur volonté d’une démocratie
plus directe. De nombreuses expériences d’associations de jeunes, qui n’ont pas tenu compte de cet aspect, se
sont conclues par des échecs. Proposer à un groupe de jeunes de l’associer à un processus de décision en lui
demandant de désigner un représentant, c’est souvent oublier ce rapport nouveau au politique, qui est le
résultat d’une socialisation particulière.
Conclusion
Des mutations profondes sont en cours, au sein des sociétés industrialisées. À leur base se trouve la
déstabilisation des cultures de classes, entraînant une baisse d’efficacité des processus de socialisation et des
institutions qui les portaient. Les conséquences intrafamiliales se concentrent en grande partie autour de la
figure du père, qui se retrouve avec une délégitimation objective de son autorité, une tendance à l’absence et
une identité blessée. Par voie de conséquence, les enfants ont des difficultés à trouver une place sociale
légitime, d’autant plus que les autres institutions socialisatrices sont elles-mêmes touchées par la
déstabilisation et la délégitimation. Les nouvelles générations ne restent cependant pas passives devant cette
déconstruction. Elles entrent en dissidence selon les modalités encore à leur disposition. Ce discours critique
sur le monde (même si on peut remettre en cause ses formes et ses cibles) remet en cause à la fois les
injustices sociales et notre modèle de rapport au politique.
Saïd Bouamama, novembre 2005. Ce texte est paru une première fois dans la revue Ville École Intégration
en mars 1998, et sur lmsi.net en mars 2004. Saïd Bouamama est sociologue et formateur à l’Ifar
(Intervention, formation, action, recherche), Lille. Il a publié, entre autres : Vingt ans de marche des beurs
(Desclée de Brouwer ; 1994) ; De la galère à la citoyenneté (Desclée de Brouwer, 1996) ; J’y suis j’y vote
(L’esprit frappeur, 2000) ; L’affaire du foulard islamique, ou La production d’un racisme respectable
(Editions du geai bleu, 2004)
232
Ne laissons pas punir les pauvres
Pour un soutien aux émeutiers inculpés
François Athané, 14 novembre 2005
Pourquoi les illégalismes commis par de multiples mouvements sociaux nous paraissent ne pas devoir faire
l’objet de poursuites judiciaires, alors que ceux commis par les prétendus "émeutiers" ne reçoivent, pour le
moment, presque aucun soutien de ce genre ? Les luttes sociales comportent toujours, en leur sein, une lutte
pour dire quelles sont les formes légitimes de la lutte. Sur ce plan, nous - acteurs des mouvements
progressistes, militants associatifs, syndicaux et des partis politiques de gauche - avons perdu beaucoup de
terrain - le droit de grève étant lui-même insidieusement remis en cause. Toutefois, l’actualité française,
après douze nuits d’insurrection dans nos banlieues, requiert que cette question soit posée de la façon la plus
explicite possible. Je souhaite montrer, dans les lignes qui suivent, que les diverses raisons exposées à
gauche pour se désolidariser des jeunes révoltés de ces dernières nuits méritent d’être réexaminées, et
qu’elles ne résistent pas à l’examen.
Quand les postiers de Bègles commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en séquestrant leur
supérieur hiérarchique, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent
l’abandon des poursuites ou appellent les juges à la clémence.
Quand les lycéens commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en cadenassant l’entrée de leurs
bahuts, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent l’abandon des
poursuites ou appellent les juges à la clémence.
Quand les marins de la SNCM commettent des actes illégaux dans leur lutte légitime, en détournant un
navire, nombreux sont les acteurs du mouvement social qui les soutiennent, demandent l’abandon des
poursuites ou appellent les juges à la clémence.
Mais quand la lutte n’est pas tout à fait ce qu’on croit qu’elle devrait être, quand il n’y a ni porte-parole, ni
organisation, quand ce sont les plus déshérités des dépossédés [1] qui commettent des actes illégaux, alors
tout change : on a beau reconnaître que leur colère est légitime, on a beau entendre, dans les bribes
d’interviews que nous en proposent les journalistes, que leur discours est plus et mieux politisé, plus lucide
que celui de la plupart de nos élus, personne ou presque ne les soutient, ne demande l’abandon des
poursuites, ni n’appelle les juges à la clémence (à l’exception de quelques structures très minoritaires, telles
que les Indigènes de la République ou DiverCité).
J’aimerais bien qu’on m’explique cette petite incohérence. Je crains qu’elle soit beaucoup plus difficile à
justifier qu’il n’y paraît.
L’article de Dominique Simonnot, paru le 9 Novembre dans Libération, ainsi que divers comptes rendus
d’audience ayant circulé sur la toile, ont pourtant la vertu de nous informer clairement du genre de "justice"
qui est en train d’être rendue pour cette série de cas : on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas.
Examinons donc les apparences de bonnes raisons avancées à gauche pour ne pas se solidariser avec les
jeunes interpellés lors de ces dernières nuits.
Entendre des gens dire qu’il est scandaleux de brûler des voitures ou des bus parce que cela empêche les
gens de travailler n’a rien d’étonnant. L’empêchement de travailler, les salariés pris en otage, n’est-ce pas là
le vieil argument de la droite contre les grévistes de la RATP, de la SNCF, de la RTM aujourd’hui ? Que des
gens qui se disent de gauche avancent ce genre d’argument est, en revanche, plutôt consternant. Entendre
dire qu’il est scandaleux de brûler des magasins, parce que c’est l’emploi des gens qui y sont salariés qui est
menacé, rejoint sur le fond le même argumentaire de la droite, qui brandit la menace des licenciements quand
un mouvement social lui déplaît. Aussi, de deux choses l’une : ou bien c’est la droite qui a raison, et a ce
moment-là il faut dire oui au service minimum dans les transports en commun et se ranger aux positions de
l’UMP. Ou bien cet argumentaire n’est pas valable pour ce qui concerne les grévistes de la SNCF, et il n’y a
dès lors pas lieu de l’avancer pour justifier de laisser les jeunes révoltés seuls face à l’institution judiciaire.
233
Ira-t-on dire que la différence cruciale avec d’autres formes de contestation est que les incendies en banlieue
ont touché des biens privés, les rares biens des travailleurs habitant les cités ? On se range alors à l’idée qu’il
faut protéger par-dessus tout la propriété privée, et qu’elle seule doit être défendue, tandis que la colère
sociale ne devrait pas l’être. Je ne crois pas que ce soit une position satisfaisante pour la gauche. Je ne crois
pas en tout cas que cela justifie, encore une fois, qu’on laisse les prétendus « émeutiers » se débrouiller seuls
avec l’institution judiciaire, sans soutien du mouvement social.
Ira-t-on dire encore qu’il s’agit de destruction de richesses ? Mais lorsqu’une grève a pour effet une
diminution de la production marchande, cela coûte de l’argent. Des richesses qui pourraient être produites ne
le sont pas. Là aussi, la différence n’est pas essentielle. Elle est seulement d’apparence et d’émotion : ce sont
deux formes de déperdition de richesses ; par les flammes et impressionnante dans un cas, imperceptible et
inaperçue dans l’autre. La véritable distinction à faire est que, dans le cas des grèves, c’est d’abord le patron
qui perd de l’argent. Mais cet argument n’est certainement pas décisif à lui seul pour nier toute légitimité à
cette autre forme d’expression de la colère sociale.
D’autres encore disqualifient la révolte des jeunes des cités au motif qu’ils ne seraient pas motivés par une
volonté de changement social, mais par un désir d’argent et de consommation. Ce discours est consternant.
Car personne, à gauche, n’a contesté les nombreux mouvements sociaux et grèves qui visaient, ces dernières
années, à l’augmentation des salaires ou au rétablissement des indemnités des chômeurs ou intermittents du
spectacle.
Autre argument, plutôt creux, entendu ici ou là : ces jeunes s’attaquent à des objets qui n’ont pas de portée
symbolique, il n’attaquent pas les signes du capitalisme. Mais lorsqu’ils lancent des cocktails Molotov sur
des véhicules de police, qui peut nier que cela a une portée symbolique ? Faut-il défendre ceux qui attaquent
la police, plus que ceux qui brûlent les voitures ? Evidemment non - mais il faut observer que la fréquente
bienveillance avec laquelle on parle des pavés jetés sur les CRS par les étudiants de Mai 68 ne rencontre pas
semblable désapprobation. Pourquoi donc ? Parce que les étudiants de Mai 68 avaient de jolis mots d’ordre
lettrés ? Derrière tout cela, se dissimule une falsification inaperçue, insidieuse de l’histoire, qui va
parfaitement dans le sens des intérêts des dominants. Certains semblent s’imaginer que le progrès social
passe exclusivement par les chancelleries et les dîners de gala : comme en attestent parfaitement
l’irréprochable paix sociale qui, en 1936, a gentiment mené nos grands-parents vers l’obtention des congés
payés ; ou encore, la façon dont on a obtenu les accords de Grenelle en 1968. Il faut se garder de céder à ces
reconstructions mythologiques, et quelque peu iréniques, de notre histoire sociale. Il y a eu, en 1936, en
1968, des grèves largement suivies ; mais à la même période, la protestation a également pris des formes
émeutières ou insurrectionnelles qui n’épargnaient pas toujours, loin s’en faut, les biens d’autres pauvres.
Et lorsque les jeunes banlieusards brûlent aujourd’hui une entreprise, un centre commercial, est-on sûr que
cela n’a pas de signification symbolique ? Evidemment non : cette colère, alors dirigée vers les lieux
concrets où l’on travaille et consomme, lieux de la société salariale dont l’accès est refusé à une partie
importante de notre jeunesse, a un sens. Lorsque brûlent les écoles, les crèches, certes, cela peut être
considéré comme contre-productif ; mais enfin, sommes-nous si bon sémiologues et sociologues pour dire ce
qui a une signification symbolique et ce qui n’en a pas ? A quel titre, du haut de quel point de vue
surplombant et omniscient s’autorise-t-on à dire ce qui est sensé et mérite d’être soutenu, et ce qui sera
disqualifié comme absurde ou irrationnel ?
D’autant qu’on n’hésitera pas, deux phrases plus loin, à parler des « voies de garage » dans les formations
scolaires qui leur sont proposées - quitte à mépriser au passage le travail des enseignants desdites formations,
et perpétuer ainsi ce qu’on dénonce - et de tri social à l’école : comment prétendre ensuite que brûler l’école
n’a pas de signification ? L’incohérence, ici, est manifeste ; et l’absurdité est du côté de ceux qui croient la
dénoncer.
Pour prendre le cas apparemment le plus dépourvu de signification symbolique : brûler une voiture, au
hasard dans la rue. Il n’est pourtant pas besoin d’être grand clerc pour voir là une portée symbolique tout à
fait limpide. Quelle valeur peut avoir une voiture, si, aussi loin qu’elle aille, elle ramène toujours ses
passagers dans les quartiers de relégation sociale ? Si elle ne peut pas mener au-delà de la désespérance et de
l’inexistence sociale, plus loin que la fatalité d’être mal né, pourquoi pas la détruire ?
234
Il ne s’agit là que d’une manière de trouver une signification à de tels gestes ; l’exposer ici a seulement pour
objet de montrer que l’insignifiance symbolique n’est pas aussi simple à déceler qu’on le prétend parfois.
De ces réflexions, je conclus qu’il n’appartient à personne de dire ce qui a valeur de symbole ou pas. Je
conclus également : il semble que pour bon nombre de gens réputés de gauche, ce qui a valeur marchande ne
peut pas faire symbole, et ne peut dès lors être pris pour cible d’un mécontentement social. Idée qui est, en
soi, très chargée de signification quant aux capacités véritables de beaucoup d’entre nous à rompre avec
l’ordre symbolique capitaliste : il est à craindre que la contestation de la société marchande appelée à sortir
de ce genre de présupposés n’ait, pour le coup, qu’une portée purement symbolique, voire : anecdotique.
Autre argument creux pour justifier l’absence de soutien aux prétendus « émeutiers » : leur action serait
inefficace, et vouée à l’inefficacité. Elle serait motivée par un souci spectaculaire : passer à la télé, rivaliser
dans les médias avec les gars de la cité d’à côté. Mais quand les marins de la SNCM ont détourné un bateau
vers la Corse, cette action avait surtout cette efficacité, médiatique, de faire monter la pression sur le
gouvernement, d’exprimer spectaculairement leur détermination, enfin d’œuvrer à la prise de conscience de
tous via les médias. Sur ce point, on voit mal la différence de principe avec les prétendus « émeutiers ». On
peut aussi penser que les marins, franchissant la borne de l’illégalité, ont voulu à juste titre surenchérir
(rivaliser ?) par rapport aux autres groupes sociaux en lutte, par exemple les enseignants, qui n’ont pas
franchi cette borne en 2003 [2], et dont les revendications sont passées dans les poubelles de l’Hôtel
Matignon.
Et pour ce qui est de l’efficacité autre que spectaculaire, on ferait peut-être mieux de se taire : voilà trois ans,
depuis le premier budget du premier gouvernement Raffarin, que syndicats enseignants, associations de
quartiers, travailleurs du ministère de la Jeunesse et des Sports, éducateurs, travailleurs sociaux, font
inlassablement savoir, mais seulement par des voies légales et institutionnelles, qu’il est désastreux de
supprimer les subventions aux associations travaillant dans les cités. Cela n’a abouti à rien, rien qu’au mur
du mépris gouvernemental. Douze nuits de voitures brûlées, et voilà que soudain le grand homme d’Etat
Villepin parle d’augmenter ces subventions, et qu’à côté du lot attendu de mesures régressives et répressives
il reconnaît l’erreur commise. Le Premier Ministre semble même enfin concevoir que le rétablissement des
postes d’assistants d’éducation en ZEP peut avoir une utilité. J’en conclus que le bilan est pour le moins
ambigu, et que les douze nuits d’incendies auront peut-être plus d’efficacité que les trois dernières années de
protestation syndicale continuelle et de grèves perlées.
S’il y a bel et bien, comme on le dit à gauche, état d’urgence social, le minimum serait d’exiger que les
personnes victimes d’atteintes à leurs biens lors de ces dernières douze nuits soient indemnisées en totalité
par des fonds publics, sur la base de leur valeur d’usage et non de leur valeur marchande, et que personne ne
soit poursuivi pour ces atteintes. Cette mesure serait vraisemblablement la plus à même d’éviter l’apparition
d’un esprit de revanche et de vindicte, et d’œuvrer ainsi, dans les quartiers populaires, à la nécessaire
réconciliation entre les personnes ayant perdu leur bien et ceux qui ont commis les dégradations. Quoi qu’on
pense de cette dernière proposition, il est impératif que la gauche rompe totalement avec le lexique des
« violences urbaines » et autres expressions de ce genre, qui sont de purs artefacts de la sphère spectaculairesécuritaire, et ne veulent rien dire de précis. Car, ne permettant pas de faire la distinction minimale entre les
atteintes aux biens et les atteintes aux personnes, l’expression de « violences urbaines » ouvre la voie à tous
les amalgames, sur fond du présupposé fondamental : la marchandise doit être en toute circonstance
protégée, au même titre que les personnes. Or, les atteintes graves aux personnes ayant un lien formellement
établi avec les prétendues « émeutes » n’ont été pour l’instant que très peu nombreuses. Il y a eu des actes
injustifiables, tels que l’incendie d’un bus occupé. Il n’en reste pas moins que la très grande majorité des
violences s’est cantonnée à des atteintes aux biens, ou à des affrontements avec les forces de l’ordre ne
mettant pas en danger la vie des agents. De ce point de vue, la prétendue « explosion de violence » des
jeunes banlieusards n’est certainement pas aussi irrationnelle et incontrôlée que les médias dominants l’ont
prétendu.
J’étais, mercredi 9 novembre, de 17 heures à 19 heures, à Bobigny : au Tribunal de Grande Instance, où
comparaissent les prévenus ; je n’ai pas vu un militant, pas un tract. Cent mètres plus loin, devant la
préfecture : mille personnes rassemblées pour manifester contre l’état d’urgence.
235
Il me semble qu’il faut immédiatement rectifier cette stratégie, ou cette absence de stratégie. Nous ne
pouvons pas laisser ces adolescents et jeunes adultes sans soutiens devant la justice [3].
Il serait évidemment absurde et falsificateur d’en conclure que j’appelle à cautionner tous les actes commis
durant les prétendues "émeutes". Mais l’attitude actuelle des acteurs du mouvement social revient, de fait, à
un blanc-seing donné à l’institution judiciaire, qui elle-même ne statue pratiquement que sur des rapports de
police, pour cette série d’affaires. Par conséquent, la question est : faut-il donc toujours faire une confiance
totale à la police, dès lors que les gens interpellés viennent des cités, et ne sont ni syndiqués, ni membres
d’organisations progressistes ?
Je doute, pour diverses raisons, que ce soit la bonne approche. Certaines organisations s’opposent à
l’expulsion immédiate des ressortissants étrangers arrêtés durant ces dernières nuits, mais cette exigence
n’est certainement pas suffisante.
Etant donné les circonstances, il faut en finir, à gauche, avec le dérisoire plaidoyer pour l’ordre républicain.
On appelle au respect des valeurs et du droit, et le résultat est le suivant : la loi d’exception de 1955, la
menace sur les libertés publiques, le simulacre de droit devenu ouvertement non droit. L’ordre républicain,
tel qu’en lui-même, enfin, l’Etat d’urgence le montre : ordre colonial ou policier, plus ou moins euphémisé,
plus ou moins soft ou hard, c’est selon :
l’ordre républicain de la double peine tantôt abolie, tantôt rétablie, c’est selon ;
l’ordre républicain de la traque des sans-papiers, par le biais d’un non respect massif des lois qui
réglementent le contrôle d’identité ;
l’ordre républicain où l’on exige en toute illégalité discriminatoire que certaines catégories de la population
aient toujours leurs papiers sur eux ;
l’ordre républicain de la destruction des familles dont l’un des membres n’a pas de papiers ;
l’ordre républicain des charters d’expulsion vers l’Afghanistan ;
l’ordre républicain du démantèlement méthodique, par tout moyen, des lois régissant le travail ;
l’ordre républicain de l’impunité de Supermenteur ;
l’ordre républicain d’un ministre de la Justice qui revendique à haute voix l’anti-constitutionalité de sa loi
rétroactive sur le bracelet électronique ;
l’ordre républicain du missilier Dassault, à la fois sénateur et fournisseur d’armements à l’Etat, qui vote les
budgets de la Défense Nationale dont une part substantielle iront dans sa poche ;
l’ordre républicain du pillage des biens publics au profit des actionnaires et d’un copain d’études du Premier
Ministre (cas de la SNCM) ;
l’ordre républicain où même les banquiers qualifient de « hold-up » (Le Monde daté du 10 Novembre)
l’action économique du gouvernement (s’agissant de la suppression du fonds de garantie des prêts à taux
zéro, profitables aux classes moyennes et populaires).
L’ordre républicain du respect du droit - ou de sa mise en pièces, c’est selon. L’ordre républicain, tel qu’en
lui-même : celui où chacun se croit tenu, par bienséance ou intimidation, d’appeler rituellement (et jusque,
hélas, dans les colonnes de Politis) à la punition de certains illégalismes, tandis que d’autres sont tellement
banalisés qu’on oublie de les considérer comme des scandales à sanctionner - tant la conception
prédominante du droit et de l’ordre est-elle même indigente, soumise et confortable aux intérêts marchands
ou électoralistes de quelques-uns ; surtout : docile à la plus inique et la plus invisible des lois : la loi du plus
fort.
L’ordre républicain - qui, à gauche, pourrait décemment le nier en pareilles circonstances ? - est une certaine
modalité du désordre : celle qui arrange les groupes ayant pouvoir d’accréditer la conception de l’ordre et du
désordre conforme à leurs intérêts, réels ou imaginaires.
Brûler des voitures ? Laisser libre cours à sa rage devant l’injustice et l’indécence ? Casser, tout casser ?
Nombreux, nous l’avons rêvé ; ils l’ont fait. Je laisse à d’autres la responsabilité de punir ces actes plutôt que
d’autres. Je ne me reconnais pas dans cette parodie d’ordre républicain. Je refuse que les prétendus
« émeutiers » soient punis de cette façon en mon nom. J’invite ceux qui partagent cette analyse à assister aux
audiences des jeunes en comparution immédiate, à manifester notre solidarité à leurs familles et leurs amis,
comme aux victimes de toutes les violences de ces dernières nuits, enfin à protester contre l’Etat d’urgence.
236
François Athané, 14 novembre 2005
[1] Dépossession qu’il est désormais urgent de ne plus réduire à sa seule dimension économique. En effet, l’absence de
porte-parole et d’organisations de masse véritablement représentatives de la jeunesse des quartiers pauvres atteste au
grand jour que cette dépossession est également politique. Ce qui n’implique nullement l’absence d’une conscience
politique chez beaucoup de ces jeunes pauvres ; mais bien plutôt l’inexistence des moyens institutionnels et
organisationnels de la faire entendre. Cette situation n’est vraisemblablement pas pour rien dans le fait que la
contestation se trouve prendre les formes spectaculaires que l’on a vues ces dernières nuits. Retracer les déterminants de
cette dépossession politique serait nécessaire ; ce n’est toutefois pas directement l’objet de mon propos.
[2] Les grèves des enseignants de l’école publique ont pris fin en juin 2003 lorsque les grévistes ont préféré ne pas
« bloquer le bac », mettant ainsi un terme à leur mouvement de protestation contre la réforme des retraites et la
décentralisation de certains personnels de l’Education Nationale, organisées par le gouvernement de Jean-Pierre
Raffarin.
[3] Depuis que ces lignes ont été écrites (le 10 novembre 2005), divers groupes de militants ont commencé à se
mobiliser dans ce but. Mais il est regrettable que ces actions soient pour l’instant cantonnées à des réseaux aux effectifs
très restreints, et qu’aucune organisation de masse n’ait appelé à y prendre part.
237
Crépuscule du "parler vrai"
Patrick Savidan, Observatoire des inégalités, 13 novembre 2005
La flambée de violence qui frappe dans les banlieues jette aussi une lumière vive sur la formidable
hypocrisie et les ambiguïtés du discours politique actuel. Un point de vue de Patrick Savidan.
On s’est, ces derniers jours, beaucoup offusqués - et ce parfois jusque dans les rangs de la majorité - du
mépris que manifestent des expressions telles que « racaille » ou « gangrène » appliquées à des jeunes vivant
dans des Zones urbaines sensibles, que l’on nous pardonne alors, si sans surenchérir dans cette voie, nous
choisissons plutôt d’attirer l’attention sur une autre dimension du problème. Selon certains, lorsque Nicolas
Sarkozy use de tels termes, il « parle vrai » ; il aurait le mérite d’« appeler un chat un chat ». Nous devrions
même lui savoir gré de faire ainsi émerger au niveau du discours politique les problèmes tels que se les
posent les gens qui les vivent. Nicolas Sarkozy, en d’autres termes, nous donnerait l’occasion d’en finir avec
la « langue de bois » et certaines délicatesses sémantiques qui ne seraient vraiment plus de saison.
C’est aussi en revendiquant le droit à un "langage de vérité" que le philosophe Alain Finkielkraut s’est
autorisé, dernièrement, à égrener un chapelet d’absurdités rageuses contre les jeunes émeutiers de nos
banlieues qu’il déguise, pour les besoins d’un entretien accordé au quotidien israélien Haaretz (édition, en
anglais, du 18 novembre), en militants forcenés d’un "pogrom anti-républicain", portés par une
"radicalisation islamiste" et un anti-sémitisme façon Dieudonné [1] : « Il faut être clair, explique-t-il. C’est
une question très délicate et nous devons nous efforcer de tenir un langage de vérité. Nous avons tendance à
craindre le langage de la vérité pour de "nobles" raisons. Nous préférons parler de "jeunes" plutôt que de
"noirs" ou d’"arabes". Mais quelle que soit la noblesse de ces raisons, elles ne justifient pas qu’on leur
sacrifie la vérité » [2]. Or dire ici la vérité, selon Alain Finkielkraut, serait reconnaître que les émeutes ne
sauraient s’expliquer par leur "dimension sociale", mais constituent une "révolte de nature ethnoreligieuse" [3], menée avec la complicité aveugle des "anti-racistes", "bobos, sociologues et travailleurs
sociaux" qui récusent ce "langage de vérité". La guerre au racisme que ces derniers prétendent mener se
transformerait, selon lui, en une "idéologie hideusement fausse" et "l’anti-racisme sera au XXIème siècle ce
que le communisme fut au XXème" [4]. Telles sont donc les directions dans lesquelles peut conduire ce
"parler vrai" de bien étrange facture. C’est un "parler vrai" qui s’acharne à suggérer que des forces
idéologiques (les tabous, la bien-pensance, le "politiquement correct", l’anti-racisme, le droit-del’hommisme, etc.) conspirent pour nous dissimuler la vérité. L’espace public du discours se révèle alors pour
ce qu’il est : l’arène politique par excellence.
Ce point, le Ministre de l’Intérieur l’a fort bien compris : le discours est bien un élément fondamental de
l’action politique. Ce pourquoi, il ne manque pas une occasion de mener d’abord à ce niveau son combat
politique. Le plus intéressant toutefois n’est pas qu’il ait conscience de l’importance du discours. Ce qu’il
faut surtout noter c’est que Nicolas Sarkozy et Alain Finkielkraut ont en commun le fait de prétendre tous
deux vouloir fourbir, contre certaines élites rassemblées et bien-pensantes, un audacieux "langage de vérité".
Au-delà, on observe bien sûr de nettes différences. Non seulement, les coups de butoir verbaux auxquels se
livre le Ministre de l’Intérieur ne sont pas de même nature que ceux auxquels s’abonne Alain Finkielkraut,
mais en outre les propos ministériels relèvent d’une stratégie et apparaissent tout à fait contrôlés. S’ils
choquent souvent, ils n’entament pas encore - remarquons-le - sa popularité et ce, notamment, dans les Zones
urbaines sensibles où vivent les principales victimes de ces affrontements. N. Sarkozy le sait bien et il en
joue non sans succès. C’est la raison pour laquelle il paraît important de s’intéresser précisément à cette
figure revendiquée du "parler vrai".
Forme ultime de la démocratie d’opinion, le sarkozysme consiste en premier lieu à dire ce que « les gens »
disent. Il entend parler au nom du "pays réel", qu’il a beau jeu d’opposer au "pays virtuel" [5], et se place
ainsi dans la lignée de cette droite dure prompte à se reconnaître en Charles Maurras lorsque celui-ci
opposait "pays réel" et "pays légal" - en Angleterre, on appelle cela "Dog whistle politics" [6]. N’hésitant pas
à prendre le risque de déclencher des coups de grisous sociaux, il s’adonne et il s’abonne au « parler
simple », au « parler cru », figure en fait dégénérée du « parler vrai » de lointaine mémoire. L’originalité de
Nicolas Sarkozy est tout entière dans le ton du discours. Nous avions déjà eu les "sauvageons", il s’applique
donc à parler « neuf » autrement, en se jouant des limites de la convenance politique (et de la responsabilité
238
qu’elle implique) et parfois même en brouillant, par ses expéditions verbales, les clivages politiques usuels ;
axer son discours sécuritaire sur l’expulsion d’une poignée d’"étrangers", c’est sa stratégie à lui pour se
« faire » populaire. Au bout du compte toutefois, quel avantage en retire la population ?
Il fut un temps où « parler vrai » signifiait dire aux citoyens et citoyennes du pays ce qu’ils n’avaient pas
tous forcément envie d’entendre ; cela signifiait vouloir "parler plus près des faits". C’était une forme de
courage politique. Ce n’est évidemment pas une forme de courage que d’aller à Argenteuil, solidement
escorté, parler de « racaille » et de « gangrène ». Qu’est-ce qu’aurait été alors, dans un tel cas, le courage
d’un « parler vrai » ?
Le « parler vrai » aurait tout d’abord consisté à rappeler que, selon l’enquête emploi 2003 de l’INSEE, le
taux de chômage est nettement plus élevé dans les 751 Zones urbaines sensibles (ZUS) que sur le reste du
territoire : de 19,8 % dans les ZUS, il est de 9,9% ailleurs - et que dans certains quartiers, ce chômage frappe
près de 45% des 15-24 ans ! ; le courage aurait été de rappeler que cette criante inégalité n’est pas qu’une
affaire de niveau de formation, puisque, à même niveau de diplôme, le nombre de chômeurs est
proportionnellement plus important dans les ZUS : sans diplôme, il y est de 25%, alors qu’il est de 14,8 %
ailleurs ; avec un BEPC, dans les ZUS, on a 21,6 % de chômeurs ; hors ZUS, le chiffre tombe à 10,9 % ; et
les choses s’améliorent à peine tout en haut de l’échelle des diplômes, puisque, au-delà d’un Bac + 2, le
chômage est encore de 11,7% dans les ZUS et de 6% ailleurs.
"Parler vrai", ce n’est pas se contenter de faire habilement écho au propos d’une ménagère, sans doute
légitimement outrée, qui, de sa fenêtre, déplore l’omniprésence de la "racaille". "Parler vrai" aurait été au
contraire de faire la part des choses en rappelant ces faits, non seulement à ce moment là, mais aussi, et
surtout, dans les jours qui suivirent. La cécité sociale, voulue ou subie, n’est d’ailleurs pas toujours payante.
Aujourd’hui, nous savons en effet que les émeutiers n’étaient pas tous des racailles, loin de là [7], ni des
islamistes radicaux ni même des individus manipulés par des réseaux fondamentalistes [8]. Par ailleurs, le
« parler vrai » ne saurait se cantonner au registre de la simple description. « Parler vrai » implique aussi de
ne pas faire le choix si systématique d’agir faux.
Or, de ce point de vue, la Cour des comptes, dans son rapport, publié en juin 2004, portant sur l’exécution
des lois de finance pour 2003, rappelle des choses toutes simples : l’effectif réel des adjoints de sécurité
(ADS), mobilisés dans le cadre des dispositifs de police de proximité, a été nettement revu à la baisse,
passant, au plus fort du recrutement, de 16011 adjoints de sécurité, en 2000, à 11692 en 2003. Ce rapport
rappelle que les lois de finance autorisaient en 2000, 2001 et 2002, 20 000 emplois d’ADS, alors que la loi de
finance initiale pour 2004 ramène cette autorisation à 11 300. C’est donc à juste titre que la Cour des
comptes constate que « la diminution répétée de l’effectif réel [vient] en contradiction avec les perspectives
d’évolution envisagées par le ministère qui considère que l’apport en terme d’effectifs d’adjoints de sécurité
est indispensable pour le fonctionnement des services de police. » Pour placer les choses sous un jour plus
favorable, on ne peut même pas évoquer les bénéfices du redéploiement des forces de l’ordre. La Cour des
Comptes note en effet que « l’évolution des effectifs des fonctionnaires et agents de police nationale par
département sensible n’est pas homogène. Certains départements ont un effectif au 1er janvier 2004 inférieur
à l’effectif au 1er janvier 1999 à savoir l’Eure-et-Loir (-3%), l’Isère (-4%), le Bas-Rhin (-1%), le Haut-Rhin
(-1,4%), les Hauts-de-Seine (-1,5%), la Seine-Saint-Denis (-0,5%) et le Val de Marne (-1%). » Parler vrai, ce
serait donc ici expliquer ces chiffres.
De manière plus générale, ce serait aussi se demander s’il est bien légitime de s’indigner publiquement de
l’état du mal-logement en France et, dans la foulée, de participer à l’action d’un gouvernement qui offre à
des publics choisis des baisses d’impôt sur le revenu généreuses financées notamment par des diminutions du
budget logement. Ce serait aussi s’inquiéter de la précarisation des conditions sociales à laquelle ne vient
évidemment pas mettre un terme le « contrat nouvelle embauche » ; ce serait se préoccuper des effets liés
aux évolutions actuelles de l’assurance-chômage, que ce soit sur le front de la durée d’indemnisation ou sur
celui du contrôle des chômeurs ; ce serait rappeler que le Grenelle des banlieues qu’invoquent certains
aujourd’hui, devrait aussi être un Grenelle de l’éducation pour notre pays ; ce serait reconnaître le rôle
majeur que jouent, sur le terrain, les associations et la nécessité de les aider dans leur travail plutôt que de les
laisser se débattre dans une situation de crise financière sans précédent. [9] L’aide récemment promise à ce
titre ne permettra évidemment pas de remailler un tissu associatif aveuglément malmené depuis plusieurs
années.
239
Nicolas Sarkozy estime que, pour se faire comprendre et se rapprocher des Français et des Françaises, il faut
se faire simplificateur-en-chef, pratiquer - sous les dehors du simple bon sens - une sémantique de la
stigmatisation pour laquelle il faut bien lui reconnaître un certain savoir-faire. Il pense que, ce faisant, il
rapproche le discours des politiques du discours des gens. C’est sa manière de comprendre ce que « parler
vrai » veut dire. Mais si l’espace public du discours est bien l’arène politique par excellence, il ne s’ensuit
pas qu’il faille se contenter des victoires qu’on peut y remporter. Aux plus hauts niveaux de l’État, on serait
évidemment mieux inspirés de tenir un peu plus compte des votes de la population et de faire réellement
coïncider actes et discours. C’est dans cet acharnement à dire une chose (cohésion sociale ! intégration !
égalité des chances !) pour faire si résolument le contraire que réside la plus dangereuse des fractures. Au
final, c’est elle qui explique la crise politique et le climat social actuel auxquels on veut nous condamner.
Patrick Savidan, 13 novembre 2005
[1] L’article en question est plus nuancé que les extraits retenus ici ou là dans les quotidiens français ne le donnent à
penser, mais l’ensemble reste profondément choquant et donne indéniablement prise à l’accusation de racisme
[2] Le propos restitué complètement se présente ainsi : "We need to be clear on this. This is a very difficult question and
we must strive to maintain the language of truth. We tend to fear the language of truth, for `noble’ reasons. We prefer to
say the `youths’ instead of `blacks’ or `Arabs.’ But the truth cannot be sacrificed, no matter how noble the reasons. And,
of course, we also must avoid generalizations : This isn’t about blacks and Arabs as a whole, but about some blacks and
Arabs. And, of course, religion - not as religion, but as an anchor of identity, if you will - plays a part. Religion as it
appears on the Internet, on the Arab television stations, serves as an anchor of identity for some of these youths. Unlike
others, I have not spoken about an `intifada’ of the suburbs, and I don’t think this lexicon ought to be used. But I have
found that they are also sending the youngest people to the front lines of the struggle. You’ve seen this in Israel - they
send the youngest ones to the front because it’s impossible to put them in jail when they’re arrested. But still, here there
are no bombings and we’re in a different stage : I think it’s the stage of the anti-republican pogrom. There are people in
France who hate France as a republic." Ces amalgames sont évidemment consternants.
[3] Il affirme : "In France, they would like very much to reduce these riots to their social dimension, to see them as a
revolt of youths from the suburbs against their situation, against the discrimination they suffer from, against the
unemployment. The problem is that most of these youths are blacks or Arabs, with a Muslim identity. Look, in France
there are also other immigrants whose situation is difficult - Chinese, Vietnamese, Portuguese - and they’re not taking
part in the riots. Therefore, it is clear that this is a revolt with an ethno-religious character.""
[4] I think that the lofty idea of "the war on racism" is gradually turning into a hideously false ideology. And this antiracism will be for the 21st century what communism was for the 20th century. A source of violence.
[5] Le 19 novembre 2005, devant des nouveaux adhérents de l’UMP, il déclarait : "Jamais je n’ai senti un décalage
aussi profond entre le pays virtuel, tel qu’il est décrit à longueur d’articles, et le pays réel (...) J’ai voulu m’appuyer sur
le pays réel qui a parfaitement compris que nous étions à une minute de vérité."
[6] Cette stratégie de communication politique consiste à utiliser des termes permettant de susciter l’adhésion de ceux
qui savent d’où ils proviennent d’un point de vue idéologique, sans gêner ceux qui l’ignorent ; tout comme on peut
utiliser certains sifflets pour appeler son chien...et son chien seulement.
[7] Les mineurs arrêtés et présentés aux juges étaient, dans leur très grande majorité, inconnus des services de police.
"Ils sont français, relève un journaliste du Monde (édition du 25 nov. 2005), ils ont 16-17 ans, des pères ouvriers ou
chômeurs, des mères plus ou moins débordées, des résultats moyens à l’école. Et ils sont, pour la grande majorité
d’entre eux, inconnus de la justice. Les mineurs déférés dans le cadre des récentes violences urbaines en Ile-de-France
ne correspondent pas au profil décrit par le ministère de l’intérieur, celui de "racailles" dont "80 %" seraient connus
pour des faits de délinquance. La police se fonde certes sur le fichier des infractions constatées (STIC), dont toutes ne
débouchent pas sur des procédures judiciaires. Mais éducateurs et magistrats soulignent qu’ils n’ont pas eu affaire, ces
dernières semaines, au lot commun des mineurs présentés à la justice : il s’agit, cette fois, de jeunes rencontrant plutôt
moins de difficultés familiales et davantage scolarisés. La majorité d’entre eux sont inscrits dans des formations
professionnelles, souvent en apprentissage.""
[8] La direction générale de la police nationale (DGPN) est formelle sur ce point : "Evoquer l’influence islamiste n’est
pas fondé" et "il n’y a rien pour étayer l’existence d’une organisation des émeutes, qu’elle soit nationale,
départementale, ou quoi que ce soit de ressemblant". "Les RG n’ont recueilli aucun élément permettant pour l’heure
d’accréditer la thèse selon laquelle des islamistes manipuleraient" les groupes qui, s’ils peuvent être "organisés en leur
sein", ne sont "pas coordonnés" entre eux (Le Monde, 4 nov. 2005)
[9] Depuis 2002, on relève, sur ce point, la suppression des emplois-jeunes, la réduction des subventions accordées par
le Ministère de l’Éducation nationale, les diminutions des crédits du Fonds d’action et de soutien pour l’intégration et la
lutte contre les discriminations et du volet social de la politique de la ville, la réduction des aides CDVA (Conseil du
développement de la vie associative pour la formation des bénévoles), la diminution de postes FONJEP (Fonds de
coopération de la Jeunesse et l’Éducation Populaire), les baisses des subventions nationales Jeunesse et Sports, des
crédits d’État consacrés aux Contrats Éducatifs Locaux et des crédits des Caisses d’Allocations Familiales dans ce
secteur, etc.
240
Les vieux habits neufs de la République
En défense d’émeutiers prétendument « insignifiants »
Yann Moulier Boutang, version italienne parue dans Il Manifesto, 13 novembre 2005
http://multitudes.samizdat.net/article.php3?id_article=2124
Les grands événements ne sont pas forcément beaux, ni joyeux. Ils vous prennent de surprise. Ils ne sont pas
forcément fusionnels. Les raisons de leur déclenchement n’expliquent jamais le moment de leur explosion.
Ils sont surdéterminés comme la goutte d’eau qui fait déborder le vase, après une longue accumulation qui
fait qu’un jour, on refuse d’obéir, ou que l’on casse tout.
Une émeute est rarement enthousiasmante. Ses acteurs sont généralement obscurs, confus, pas toujours des
héros. Il règne une odeur de violence vague, sans but prédéterminée dans l’émeute. À l’inverse des guerres
ou des révolutions, les morts dont elle est parties ou qu’elle laisse dans son sillage hébété ne seront jamais
décorés. « Mélancolie »[1], désespoir, « nihilisme », « perte d’estime de soi », la droite la moins bête n’a pas
tardé à dessiner des variations sur cette figure imposée de l’émeutier. Avec des pincettes, comme de juste.
Mais, la gêne de la gauche laisse, elle, pantois. Qu’elle se souvienne pourtant des Versaillais, de «leur ordre
moral » et plus près de nous, des lois d’urgence de la guerre d’Algérie puisque ce gouvernement y est
revenu, prouvant que l’amendement votéz au parlement, défendant dans les manuels d’histoire les « aspects
positifs » de la colonisation n’était pas un accident de parcours.
Quelques voix très isolées, commencent toutefois à s’élever contre ce matraquage obscène[2]. Elles sauvent
l’honneur de ce qui reste des intellectuels français, après vingt ans de nauséeuse restauration. Je me souviens
des hurlements contre les « enragés » de Nanterre, contre les « casseurs » de Saint-Lazare en 1979. Dans les
deux cas, ces débordements ont été les signes avant-coureurs d’un énorme changement ( Mai 1968,
l’alternance). Alors, un peu de prudence, Messieurs les prudents ! Il se pourrait comme le faisait remarquer
Françoise Blum, dans une courageuse tribune[3] du Monde du 11 novembre, que ces jeunes « apolitiques »
fassent davantage bouger les choses que trente ans d’effets de manches et d’annonces et qu’ils aient
commencé à nous débarrasser de l’encombrant et insupportable Sarkozy, ce que la gauche « politique et
responsable » embourbée dans ses cuisines présidentielles s’est révélée bien incapable de faire.
Il faut défendre la société contre l’ordre. Il faut donc défendre les émeutiers contre la bêtise. Et la leur,
dénoncée jusqu’à l’écoeurement, n’est certainement la plus grande, en l’affaire. Nos gouvernements, et
quelques uns de nos candidats à gouverner, ont étalé, ces quatorze derniers jours, une dose d’arrogance, de
cécité sociale, d’obstination butée, de persévérance dans l’erreur, de consensus absurde et vide,
particulièrement consternants quand on les voit, de loin, depuis l’Université de l’Etat de New York à
Binghamton , dans le pays du monde qui, en matière d’émeutes urbaines, en connaît un très long bout, depuis
Watts et Los Angeles.
Nous ne formons une société humaine, et non une termitière, que dans la mesure où nous (je dis bien nous)
sommes capable de colère (qui est toujours une folie) et d’émeutes. Oui d’émeutes. Reportez vous à
n’importe quel manuel d’histoire. Dans la mesure où nous sommes capables, d’abord ,de les engendrer par
un long et répété aveuglement, donc de reconnaître en elles nos propres enfants (et non ceux, expiatoires, des
« exclus », des « autres » des « étrangers » que l’on renvoie ailleurs par avion). Capables, ensuite, de
respecter la douleur de tout être qui partage le même petit bout de planète que nous, capables d’enrager
contre la coupable absurdité des enchaînements qui fabriquent de la peine de mort à froid dans une Europe
qui l’a bannie comme instrument d’Etat. Capables, aussi, de maîtriser une peur panique face à ce futur glacé
qui est déjà notre présent et dont ces émeutiers nous tendent le miroir cruel. Capables, enfin, d’avoir des
réactions intelligentes face à cet événement brutal, de prendre en compte ce qui s’y dit, s’y joue et plus
encore, le gigantesque implicite qui est bien là, telle la lettre volée
Le seuil de l’audible est devenu très élevé dans nos sociétés de l’information ! Le tri de la nouvelle pertinente
vaut cher. Voyez ce que coûte la publicité aux puissants. Les humiliés, les offensés n’ont pas ces moyens.
Pour que la société des médias modernes commence à entendre le message subliminal des émeutiers, il aura
donc fallu quelques poubelles carbonisées, des bus des tramways incendiés, quelques milliers de voitures
brûlées (plus et surtout, plus en même temps un peu partout dans l’hexagone, que de d’habitude), quelques
241
écoles saccagées et un centre commercial pillé, mais aussi trois morts, ce qui est incommensurable, et , non
moins catastrophiques, des centaines de jeunes arrêtés, quelques dizaines expulsés (ils reviendront sans doute
à Ceuta et Melilla tenter d’escalader les barbelés de la forteresse Europe pour rentrer chez eux, c’est-à-dire
en France). Bref cette bagatelle juridique que constitue le recours, préoccupant comme précédent, à une loi
proclamant l’état d’urgence et le couvre-feu datant de la guerre d’Algérie (1955). Etat d’urgence jamais
proclamé pendant Mai 68 ( 9 millions de grévistes, des usines occupées, les étudiants sur des barricades).
Tout cela pour qu’un message soit entendu. J’ai bien dit bien message. Le refus de parler est un message à
lui seul. N’importe quel éducateur sait cela. La parole que l’on vous adresse se mérite. Elle suppose la
confiance, l’amour et le respect et non des déclarations de guerre . Le langage guerrier du ministre de
l’Intérieur, annoncé par un très sot ou fascistoïde « on va nettoyer les cités au karcher » a obtenu la réponse
qu ‘il méritait. Le ministre délégué à l’intégration, Azouz Begag ne s’est pas privé de le dire à plusieurs
reprises pendant la crise. Et encore, on aurait pu avoir pire. Compte tenu des bavures quotidiennes, du
racisme, de l’état désastreux de la discrimination à l’emploi[4], au logement, sans compter les autres
discriminations culturelles qui font au moins aussi mal, la France peut s’estimer s’en tirer à bon compte. Les
émeutiers n’écoutaient-ils rien ? Leur mutisme était-il de l’imbécillité ? Cela paraît difficile à croire quand
on voit que chaque provocation du gouvernement (Sarkozy le dimanche 30 parlant de racaille et de tolérance
zéro, les mesures annoncées par Villepin le mardi 1° novembre), ont entraîné un élargissement du
mouvement d’exaspération.
Il est vrai que le bruit du discours tautologique et vide de l’Etat sur l’ordre, l’autorité à restaurer, sur
l’universalisme de la loi, visait à saturer les faibles capacités auditives et analytiques du quatrième pouvoir .
Il y est parvenu en partie, mais, les quelques reportages pris sur le vif, étaient terriblement éloquents. Grâce à
cette longue émeute, on ne peut plus se dissimuler que la France est aveugle à la dimension racialisée et
sexualisée de la question sociale si importante dans la mondialisation actuelle[5]. Qu’elle est daltonienne
(blind colour disent cruellement les anglais) : les télévisions évoquent tous les jours les problèmes
d’intégration dans les banlieues en montrant de jeunes noirs, souvent français ou originaires de nos anciennes
colonies (par exemple la Côte d’Ivoire où nos troupes sont présentes !) , mais les commentateurs (A. Adler
par exemple dans Le Figaro du 10 novembre) continuent à parler des Maghrébins, de l’Islamisme, et l’Etat,
imperturbablement, de la non existence dans l’espace publique français des communautés, l’opposant à la
mauvaise conception anglo-saxonne (en fait protestante, mais il l’ignore) de reconnaissance de
l’appartenance communautaire ethnique, qui est inéliminable si l’on veut repartir de ce qui existe vraiment et
non du Peuple décrété par le gouvernement.
La République Française de la Grande Nation a réalisé, péniblement, la décolonisation externe (et encore) ;
elle n’a pas beaucoup avancé dans la décolonisation interne de son universalisme. Un peu d’études postcoloniales enseignées à ses hauts fonctionnaires et dans les écoles publiques serait un premier pas vers le
contrôle démocratique de sa police. Car ce qui est consternant, ce n’est pas le policier inexpérimenté et
peureux, encore que les gamins dans les cités fassent parfaitement la différence entre les policiers corrects et
les vrais « racistes » ( Sartre aurait dit les « salauds »), mais les petites phrases des responsables au plus haut
niveau qui fonctionnent comme des promesses d’impunité et qui engendrent mécaniquement une montée des
bavures.
La République est nue également, parce que, comme un petit nombre de chercheurs[6] dont je m’honore de
faire partie, n’ont cessé de le dire, clamant le plus souvent dans le désert, que l’idéologie républicaine
française assimilationniste n’a pas compris grand chose à l’intégration transcommunautaire de la multitude à
l’ère de la mondialisation. Elle en est toujours restée au « peuple » fabriqué au forceps « identitaire » et au
garde-à-vous colonial. On pourra donc dépenser un peu plus (très insuffisamment au demeurant) dans le
énième plan pour les banlieues, cela n’en modifiera pas d’un pouce cette moderne « cascade de mépris » à
quoi Voltaire résumait cruellement la société française avant la Révolution française, et contre laquelle ont
réagi précisément nos émeutiers.
Loïc Wacquant et une majorité de chercheurs en sciences sociales nous ont expliqué pendant les deux
dernières décennies que les banlieues françaises n’étaient pas les banlieues américaines, que les ghettos n’en
étaient pas, que la République nous préservait de la constitution de minorités comme Outre-atlantique.
Dominique Schnapper, dans un livre sur la nation, que j’avais critiqué dans ces colonnes, nous avait expliqué
que le modèle français universaliste s’opposait au modèle du Volk allemand qui s’appuie sur la communauté
242
linguistique et sur le sang. En réalité, la véritable opposition se situe entre un modèle européen de migrations
de travail, raciste en ce qu’il récuse le droit à l’installation de la population d’origine étrangère, et le modèle
des pays d’immigration et de peuplement. Le système européen beaucoup plus fermé, correspond à l’Europe
forteresse des barbelés. Il est intrinsèquement mauvais parce qu’il a déjà fabriqué en cinquante ans de
véritables minorités qui ressemblent non aux enfants d’immigrés au Etats-Unis , mais aux descendants des
esclaves importés par la Traite. Les jeunes des banlieues d’Europe sont en train de devenir les Noirs des
Etats-Unis. Watts, Los Angeles sont devant nous. Et la République qui était censée nous protéger de ce
devenir nous y conduit plutôt plus vite que le modèle britannique. Car nous y voilà.
Il faut défendre la société et l’ordre de la République ne nous y mène pas. Car c’est une question
d’inachèvement de la démocratie, la même dans toutes les régions du monde. Il n’y a pas d’exception
française.
Dans le conte célèbre d’Andersen, les habits neufs de l’Empereur, au défilé où se pavane un monarque
inquiet, entouré d’une cour obséquieuse, la voix claire d’un enfant suffit à rendre visible ce qui crève les
yeux. Elle perce le désordre de l’ordre, le renvoie à son imposture : « mais il n’a pas d’habit du tout !
L'empereur frissonna, car il lui semblait bien que le peuple avait raison, mais il se dit : "Maintenant, je dois
tenir bon jusqu'à la fin de la procession." Et le cortège poursuivit sa route et les chambellans continuèrent de
porter la traîne, qui n'existait pas. »
Dans la France de 2005, le char de l’Etat, accompagné de sa flamboyante gargouille, de son monarque aux
vérités premières et son vizir de l’ombre pourtant très bavard sur les télévisions, traverse peu ces banlieues
qu’il a lui-même forgées ; il préfère le clinquant des Champs Élysées ou l’efficacité mâtine des voyages
électoraux organisés sur mesure dans une province bien rurale ou des centre ville rénovés, gentrifiés. Et,
lorsqu’il se risque dans tout l’appareil de caméras flatteuses, au chevet des banlieues, on a pris soin d’ôter
préalablement la « racaille » qui fait tâche.
Cette fois-ci la « racaille » s’est invitée au défilé. Et personne, sauf l’Etat muré dans un aveuglement qui a
toujours fait le lit des révolutions, ne peut dire qu’il n’a pas entendu sa voix. Certes, ce n’était pas celle de
l’innocence, mais celle, moins apaisante, de la vérité sur notre société républicaine et nationale. Avec une
inconscience totale, un mépris du danger qui n’est pas sans rappeler Gavroche, la « racaille » a crié
rageusement, « la République est nue », « le racisme est quotidien. Pourquoi valons nous si peu que l’on
nous traite d’électrocutés ? » , selon les mots indignes du Ministre de l’Intérieur. Nous ne sommes pas chez
Andersen, mais dans un pays, rarement réformiste, de temps en temps révolutionnaire et généralement très
réactionnaire. La « racaille » va payer très cher son insolence. Plus d’un millier d’interpellations, 120
arrestations, des condamnations qui vont pleuvoir. De quoi exaspérer les magistrats chargés dorénavant de
maintenir un ordre que la police par sa pratique sur le terrain a rendu ingérable avec la bénédiction active
d’un candidat à la Présidentielle qui pense l’emporter en 2007 en flattant le retraité apeuré, le Villiériste
souverainiste, le Frontiste raciste et quelques chevènementistes et fabiusiens Etatolâtres. Une multitude
insignifiante, insaisissable, à la fois muette et insupportable dans son message, va donc payer par des
expulsions qui toucheront des immigrants ayant des cartes de séjour en règle, à annoncé, avec une
désinvolture qui traduit bien son peu de culture et de respect pour le droit, ce même Ministre de l’Intérieur
qui avait pourtant pris position contre la double peine. Et qui la rétablit dans l’état d’exception.
Si sous l’orléaniste Sarkosy perce une droite bonapartiste, avide de pouvoir, du côté néo-gaulliste, donc
bonapartiste, on donne beaucoup dans le paternalisme patronal du… XIX° siècle. Après l’ordre, le travail (la
famille viendra) et la patrie sera donnée de surcroît sans doute. Ainsi, le Premier ministre a-t-il lancé une
arme suprême, contre les causes qui alimentent l’éclosion de la « racaille ». On va s’occuper de ces jeunes,
leur trouver du travail comme apprentis dès 14 ans (ce qui marque une fantastique régression dans le projet
éducatif et un lamentable retard sur le programme de Lisbonne), les recevoir tous à l’ANPE dans les six mois
pour leur proposer,sans doute, ces brillants contrats pour quelques quart ou moitié de Smic (entre 300 et 500
euros). Le dernier mot restera à la loi, répètent, comme pour mieux se persuader d’une histoire à laquelle ils
ne croient plus, les serviteurs d’une République dans des habits mirifiques de l’intégration « à la française »
que nous vendent des tailleurs escrocs en tout genre. En criant rageusement que la République est nue, les
émeutiers ont défendu la société. Et nous disons très tranquillement, et fermement nous aussi, afin qu’ils
sachent qu’ils ne sont pas seuls : « Il faut défendre la société ».
243
Yann Moulier-Boutang, rédacteur en chef de Multitudes, 13 novembre 2005
[1] A. G. Slama, Le Figaro, 7 novembre
[2] L’appel de E. Balibar, B. Ogilvie, M. Chemillier Gendreau et E. Terray du 10 novembre, la tribune d’Esther
Benassa du 9 novembre dans Libération, celle de Pïerre Marcelle ibidem. .
[3] Ils sont entrés en politique Le Monde du 11 novembre 2005.
[4] Voir les résultats de la comparaison menée par les sociologues Richard Alba (SUNY à Albany et Roxane Silberman
(CNRS-Lasmas, Paris) entre les secondes générations de part et d’autre de l’Atlantique. La performance française est
catastrophique. Avec des taux de chômage des jeunes les plus élevés d’Europe.
[5] Cette évidence est fortement présente sur le Continent Nord et Sud américain, en Australie, a touché l’Europe, et la
France depuis très longtemps car il est constitutif de l’ordre colonial. Mais elle est un trait général des systèmes de taille
mondiale comme les travaux de I. Wallerstein, de Terry Hopkins et plus généralement des chercheurs du Centre
Fernand Braudel le montrent depuis des années.
[6] On lira par exemple l’excellente tribune sur les émeutes urbaines d’Esther Benbassa dans libération du 10
novembre. Mais aussi les analyses de Michel Wieviorka sur la mécompréhension du fait communautaire dans
l’idéologie française.
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Why Integration Can't Work
Praful Bidwai, Khaleej Times, 13 November 2005
The first thing that strikes even the fleeting visitor to post-October 27 France (and I happened to be there this
week), is the profundity of the political crisis there. The French state faces the greatest challenge to its
authority since May 1968, and that too under a wobbly, discredited leadership. The ethnic violence has added
one more dimension to this: a crisis of national identity and the French model of integration of diverse
groups.
The government has failed to rise to the challenge. Its principal response was the declaration of a state of
emergency and curfews in 31 cities. Ironically, the curfews are being imposed under a 1955 law proclaimed
to quell resistance during the Algerian struggle for independence.
Mercifully, the violence has also triggered serious reflection on national identity and cultural diversity. What
started as a "local problem" in Paris has acquired continental dimensions. Not only has the rioting spread to
Berlin, Brussels and Rome; but similar, if less intense, disaffection exists all over Western Europe.
The immediate cause of the rioting in Clichy-sous-Bois, a Paris suburb, was the "war without mercy" on
suburban violence declared on October 19 by France's hard right interior minister Nicolas Sarkozy.
Following this, the police tightened identity checks. In Clichy-sous-Bois, two terrified North African youths,
who thought they were being chased by the police, hid in an electrical sub-station and got electrocuted.
Angry protests followed, especially after Sarkozy called the protesters "scum", who must be crushed. At the
root of the violence is exclusion, frustration and hopelessness among the minorities, in particular those from
the Maghreb - North African countries like Algeria, Morocco and Tunisia. They have long been targets of
overt violence and covert discrimination.
Over the past decade, says sociologist Alain Touraine, the minorities' isolation has worsened and produced
ghettoisation. Since September 11, they face even greater suspicion, discrimination and abuse. Joblessness
among them often runs at 40 per cent, much higher than the national rate of 11 per cent. A North African
name often invites rejection on the job market. A study found last year that a man with a typical French name
applying for 100 jobs will get 75 interview calls. A man with an Algerian name, but with the same
qualifications, will get just 14. This exclusion has been called the collapse of the "social escalator". It's
compounded by the terribly fraught state of low-cost housing estates called HLM, in which the minorities
typically live, which are ghettos full of frustrated young men with no future. In France, exclusion is further
aggravated by a centralised police, which typically excludes the non-ethnic French. There's no communitybased "friendly" policing either - unlike, say, in Germany or Britain. There's an adversarial relationship
between the police and underprivileged communities.
"All this is a recipe for frustration and desperation," argues Susan George, the eminent writer-activist, and
my colleague at the Transnational Institute, Amsterdam. "The fact that there's little recognition of the
importance of ethnic diversity and multiculturalism makes things worse".
HLMs are sites of poverty, frustration, denied opportunities, injustices - and crime. Today, more than half the
French prison population comprises immigrants. The criminal justice system, based on the institution of the
investigating magistrate with police powers, magnifies the anti-minority social bias. Last week, scores of
people were sentenced to 10 months' imprisonment on scanty evidence presented in just 15 minutes to
magistrates.
Going by numerous reports, many French South Asian migrants have taken sides against the North Africans.
This expresses their racist bias and the Right's success in dividing the immigrant community along regional
and ethnic lines. France presents a picture of political strife, economic stagnation and severe cutbacks in
social spending. But France's worst problem lies in its "Republican model of integration" which holds that
everyone is indistinguishable in the eyes of the state. All citizens are identical in their Frenchness irrespective of ethnic identity, religious belief, or colour of skin.
245
This might sound like a lofty principle. But it's not. It suppresses cultural differences and recognises only one
notion of Frenchness. France, with its 60 million people, 5 million of whom are Muslim, ought to welcome
different, multiple notions of identity and Frenchness - in language, custom, dress, cuisine and religion. It
should be relaxed and multicultural.
Here lies France's greatest failure, according to leading sociologists like Touraine. Refusal to recognise
ethnic-cultural diversity imposes an artificial uniformity upon society. It tells the ethnic minorities that they
don't exist-when they face discrimination on that very count.
France recently banned the wearing in schools of head-scarves or any other symbols of religious belief. This
drew protests from Muslims, Sikhs and other minorities, and created strife in place of accord. In other
countries like the UK, Canada or the US, such differences are tolerated and seen essential to a proud
multicultural identity. That's why one sees so many Asian and Caribbean faces on, say, BBC World.
France's second great failure is its rejection of affirmative action for the underprivileged - something that
societies as diverse as India and the US practise. This means the disadvantaged in France don't enjoy equal
opportunity.
President Chirac took 11 days before reacting to the violence. Rivalry between Sarkozy and Prime Minister
Dominique de Villepin muddied the official response. The French government has belatedly announced
measures like reducing the age of apprenticeship from 16 to 14 years, creation of an anti-discrimination
agency, 20,000 state-paid jobs in poor suburbs, 100 million Euros for associations working there, and the
establishment of 15 new special economic zones. Such measures are welcome. Yet, they shouldn't be ad hoc,
but part of a well-considered, institutionalised policy.
At stake here is not just the fate of Western Europe's minorities, including 12 million Muslims, but the future
of pluralist societies everywhere, which are based on multi-ethnic, multi-cultural, multi-religious identities.
Today's world is based upon greater interaction between different ethnic groups, with respect for diversity
and its intrinsic value. This must be reflected in official policy and mainstream values.
European societies must integrate immigrants by transforming themselves and evolving a pluralist selfidentity. This is the larger agenda of developing healthy models of integration, and overcoming ill-informed
and parochial attitudes towards "others".
Praful Bidwai, Copyright 2005 Khaleej Times
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État de l’opinion ou opinion de l’État ?
Collectif Les mots sont importants, 13 novembre 2005
Quand Le Parisien manipule « l’opinion » en prétendant l’ « enregistrer »
Quoi qu’on pense des faits, certainement complexes, et sans doute divers quant à leurs auteurs, leurs
motivations, leur signification sociale et leurs débouchés politiques, on est forcé de constater que les
« émeutes » de novembre 2005 ont, pendant plusieurs jours, bousculé l’agenda et les habitudes
journalistiques, au point de transformer de manière sensible le regard porté sur les banlieues
populaires et sur ses habitants... avant que tout revienne dans l’ordre.
En dépit de nombreuses critiques possibles, un certain nombre de clichés ont en effet été battus en brèche
pendant quelques jours par l’entrée par effraction, sur l’écran de télévision et dans les pages des journaux,
d’une parole jusqu’alors quasi-absente, et de locuteurs jusqu’alors cantonnés dans le rôle d’objets de
discours. Des jours durant, on a vu et entendu, encore insuffisamment mais incomparablement plus qu’à
l’accoutumée, des « jeunes de banlieue », des garçons, des filles, des adolescents, leurs pères, leurs mères,
des jeunes adultes travaillant dans « le social ». La parole qui s’est exprimée, encore insuffisamment mais
incomparablement plus qu’à l’accoutumée, était diverse, comme est divers le vécu et le ressenti des habitants
de ces banlieues populaires, mais au sein de cette diversité, un fond commun s’est dégagé, que la routine
médiatique cantonnait jusqu’alors dans l’invisibilité et l’inaudibilité : quel que soit le niveau de solidarité, de
compréhension ou de réprobation exprimé par ces habitants à l’égard des « émeutes » et des diverses
dégradations qu’elles ont occasionnées, tous ou presque ont dénoncé la responsabilité écrasante de l’État, son
incurie face au chômage, à la précarité et aux discriminations qui frappent ces banlieues, beaucoup ont
évoqué le harcèlement policier dont font l’objet les jeunes et parfois leurs parents, jusque dans un lieu de
culte, beaucoup ont également dénoncé les propos injurieux tenus par Nicolas Sarkozy.
Il semble que le temps de la normalisation soit venu. En même temps que les mesures policières de
« pacification », une certaine mise au pas des médias est observable. C’est notamment le cas du Parisien. À
la Une de son édition du 9 novembre 2005, il annonce en caractères énormes :
« Le sondage qui change tout »
Quel est ce sondage, et que change-t-il ? À la lecture des trois chiffres indiqués en Une, en caractères encore
plus énormes, et des gros titres qui les accompagnent dans les deux pages suivantes, on comprend que ce qui
change, c’est précisément le regard porté sur les événements, et l’évaluation des responsabilités respectives
de la population émeutière et des autorités politiques. Après le temps de la critique, voici venu le temps du
ralliement à la politique brutale du gouvernement. Après le temps de la prise en compte des clivages sociaux,
celui de l’union sacrée et d’une logique étroite d’ordre public :
« 73% des Français favorables au couvre-feu
83% pour l’apprentissage à 14 ans
86% scandalisés par les violences ou mécontents »
« Massivement, les Français disent oui à la fermeté »
Pourquoi un tel « recentrage » du journal ? Parce que Sarkozy l’ordonne ? Parce que De Villepin l’ordonne ?
Non, bien entendu : nous sommes dans une société démocratique, dotée d’une presse libre et indépendante !
Si la petite brèche de libre critique ouvert par les émeutiers doit être immédiatement refermée, si le lectorat
du Parisien est invité à s’unir sous la bannière d’un Ministre de l’Intérieur et d’un gouvernement que tout
accuse pourtant, ce n’est pas parce que ces gouvernants l’ordonnent, mais parce que telle est la volonté du
Dieu « Opinion », l’Idole de nos sociétés « démocratiques ». Ce Dieu dont la Parole est « révélée », nous y
arrivons, par un « sondage qui change tout »...
Sur ce sondage, sa construction, son interprétation, et sa prétention à « tout changer », quelques remarques
s’imposent.
1. Aucun sondage ne « change tout » !
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Quand bien même les trois chiffres exhibés en Une du Parisien donneraient un aperçu fidèle et exhaustif de
ce que pensent « les Français » - ce qui, nous allons le voir, est loin d’être le cas -, cela doit-il vraiment
« tout » changer ? La majorité n’est pas infaillible, et une adhésion massive n’a jamais été un gage absolu de
pertinence et de légitimité. Si ce type de plébiscites devaient vraiment « tout changer », combien d’innocents
seraient condamnés pour des crimes qu’ils n’ont pas commis, combien d’immigrés, de SDF, de prostituées,
de Tziganes, d’homosexuels ou de « marginaux » devraient être stigmatisés et maltraités, sous prétexte qu’ils
sont une minorité et qu’il s’est trouvé une majorité pour les diffamer ?
2. L’opinion de qui ?
Si, dans une démocratie, l’opinion publique ne change pas tout, s’il existe des droits fondamentaux
inaliénables, que même un mouvement de colère majoritaire ne saurait remettre en cause, il est vrai en
revanche que l’opinion publique joue dans une démocratie un certain rôle, et qu’il est donc intéressant d’en
tenir compte. Reste à savoir ce qu’on nomme « opinion publique », et comment on la mesure.
Concernant les émeutes urbaines de novembre 2005, par exemple, deux « opinions publiques » au moins
doivent être distinguées :
la population qui vit dans les zones où ont lieu les émeutes
le reste de la population française, qui n’en subit aucune conséquence et n’en prend connaissance que par le
biais de la presse et des médias audiovisuels
Le premier groupe subit de manière directe, concrète, tangible, les effets de tout ce qui se passe : aussi bien
les dégradations, la casse que la réponse policière, les contrôles d’identité, les couvre-feux - et en amont de
tout cela : le contexte général de chômage, de précarité et de discriminations que dénoncent tant les
émeutiers ou leurs défenseurs que les habitants hostiles aux émeutes.
Ce premier groupe dispose également d’éléments de référence empiriques (une voiture brûlée en bas de chez
soi, un bus détruit occasionnant des perturbations dans sa journée de travail, une école dégradée dans sa
commune, mais aussi des enfants ou des voisins, émeutiers ou non, contrôlés et malmenés par la police, etc.)
susceptibles de compléter, nuancer ou contredire la vision médiatique.
Le second groupe, en revanche, ne vit pas la situation de misère sociale, de révoltes violentes et de
surenchère répressive que vit le premier. Il est beaucoup moins directement touché par les événements, et il
dispose de sources d’information beaucoup moins directes et variées. En clair : la presse et la télévision sont
pour ce groupe le seul lien aux questions posées par le sondage.
Pour résumer, il y a un groupe directement concerné par le sujet du sondage (les gens qui vivent dans les
zones où se déroulent les émeutes, à qui risquent de s’appliquer les couvre-feux, et dont les enfants sont
socialement prédisposés à être orientés de manière précoce vers l’apprentissage), et un groupe de
téléspectateurs, pour qui aussi bien la violence des émeutes que celle de la police, aussi bien les couvre-feux
que l’apprentissage à 14 ans sont, et seront durant toute leur vie, de pures abstractions, des sujets de réflexion
et rien d’autre - parce que ce ne sont pas leurs quartiers qui sont sinistrés socialement, ce ne sont pas leurs
voitures ou leurs bus qui sont brûlés, ce ne sont pas leurs enfants ou leurs voisins qui les brûlent, ce ne sont
pas leurs enfants non plus qui sont réprimés violemment par la police et condamnés expéditivement par la
Justice, ce ne sont pas leurs enfants non plus qui risquent un jour d’être envoyés en apprentissage, ni à
quatorze ans ni à seize ans.
Il est donc légitime de recueillir l’avis de toute la population, mais il aurait aussi été intéressant d’entendre,
et pour cela d’interroger par sondage, un sous-ensemble plus restreint : celui des habitants de Clichy, Aulnay,
Toulouse, Roubaix, etc. ayant vécu les émeutes dans leurs quartiers. Le Parisien a préféré s’en tenir au sacrosaint « échantillon national représentatif de 805 personnes âgées de 18 ans et plus, constitué d’après la
méthode des quotas ». Représentatif, donc ; mais de quoi ? De l’ensemble de la population française, toutes
classes sociales confondues, tous lieux d’habitation confondus (campagnes, centre-villes, banlieues calmes,
banlieues « à émeutes »). Ce qui signifie concrètement que sur les 805 personnes interrogées, seule une
poignée habite dans une zone concernée par les questions du sondage. L’échantillon sélectionné est donc
représentatif, avant tout, de ce que des téléspectateurs ont retenu des images télévisées qu’ils ont regardé, en
fonction de leurs a-priori politiques respectifs.
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3. « Oui » à quoi, exactement ?
À côté de cette question du choix de l’échantillon, la remarque suivante peut sembler plus anodine. Elle
concerne le flou des questions posées, et le décalage entre ce qui a été demandé, ce qui a été répondu, et la
manière dont ces réponses sont retranscrites et interprétées en « Une » du Parisien.
La première donnée annoncée en Une est :
« 73% des Français favorables au couvre-feu ».
Il se trouve, quand on se réfère aux résultats complets reproduits en page 3, que ce n’est pas au « couvrefeu » que 73% des sondés ont acquiescé, mais à
« l’autorisation donnée aux préfets de recourir au couvre-feu »
Cela revient au même, dira-t-on. Pas si sûr : la question posée présente le couvre-feu comme une simple
possibilité, un « recours », et non une mesure à mettre en œuvre immédiatement et sans condition. Il est donc
possible qu’une partie des sondés ait répondu favorablement en prenant au sérieux les mots « autorisation »
et « recourir », c’est-à-dire en considérant le couvre-feu comme une option possible dans un futur plus ou
moins proche et plus ou moins probable, au cas où la situation continuerait à se « dégrader », sans être
nécessairement favorables « au couvre feu » ici et maintenant, en l’état actuel de la situation. Or, le titre
retenu en Une fait au contraire comme si les 73% avaient tous acquiescé « au couvre feu » en général, sans
délais ni conditions ni limites.
La seconde donnée annoncée en Une est :
« 83% pour l’apprentissage dès 14 ans ».
Là encore, la formulation de la Une n’est pas celle qui avait été proposée aux sondés. On peut en effet lire en
page 3 que ce à quoi ont acquiescé 83% des sondés, ce n’est pas « l’apprentissage à 14 ans », mais un énoncé
beaucoup plus séduisant, conçu en des termes propres à attirer nombre de « sans-conviction » :
« La possibilité pour les jeunes d’avoir accès à l’apprentissage dès 14 ans et non 16 ans ».
En d’autres termes, pour toutes les personnes qui connaissent mal les réalités de l’échec scolaire, de
l’orientation précoce, de l’apprentissage, et des perspectives professionnelles correspondantes, ce qui ressort
de cette proposition est la connotation positive des mots « possibilité » et « accès ». Ce sont de nouvelles
opportunités, de nouvelles ouvertures, de nouveaux horizons qui s’ouvrent plus tôt aux « jeunes ». De
manière totalement abstraite, sans que soit par exemple mentionné l’échec scolaire qui caractérise 99% des
« jeunes » en question, l’apprentissage est présenté comme un libre choix, dont Dominique de Villepin, dans
sa grande bonté, permet aux « jeunes » de bénéficier plus tôt !
Imaginons maintenant une autre formulation, plus précise, plus concrète, plus conforme à la réalité de
l’orientation en apprentissage. Imaginons qu’aux sondés, on ait demandé ceci :
« Êtes vous favorables ou opposés à la possibilité pour le système scolaire de se débarrasser plus vite des
élèves en difficulté, en les envoyant en apprentissage dès l’âge de 14 ans, et non à seize ans ? »
Ou bien ceci :
« Face à l’échec scolaire en collège, quelle mesure préconisez vous :
débloquer des moyens importants pour assurer aux collégiens en difficulté un soutien individualisé
sélectionner dès 14 ans les élèves qui poursuivent leur scolarité au Collège, et envoyer les élèves en
difficulté en apprentissage dès 14 ans »
Sans doute le score de 83% n’aurait-il pas été atteint...
Enfin, la troisième donnée exhibée en Une du Parisien est la suivante :
« 86% scandalisés par les violences ou mécontents »
Et pour qu’il n’y ait pas d’ambiguïté sur la nature des violences en question, pour qu’il soit clair que c’est la
violence des émeutiers, et non celle de la répression policière, qui est condamnée, une photo nous montre un
homme, de dos, vêtu d’un bonnet et d’un gros blouson, et contemplant un incendie qu’il vient de provoquer.
Pourquoi cette présentation pose-t-elle problème ? Les sondés ne se sont-ils pas déclarés à 86%
« scandalisés » ou « mécontents » de « la violence des émeutiers » ?
Eh bien non ! La question posée ne mentionne ni les émeutiers ni même le mot « violence ». Telle qu’elle est
reproduite en page 3 du Parisien, elle demande aux sondés de se prononcer sur
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« ce qui se passe actuellement dans les banlieues » !
Tout le monde sait ce qui se passe actuellement dans les banlieues, dira-t-on. Rien n’est moins sûr. La valeur
d’un sondage est en tout cas sujette à caution lorsque ledit sondage ne circonscrit pas de manière précise
l’objet sur lequel il interroge les gens. En l’occurrence, nous avons affaire à un véritable fourre-tout : « ce qui
se passe actuellement dans les banlieues » englobe une multitude d’éléments divers : la somme de toutes les
informations concernant la banlieue qu’un téléspectateur moyen a pu recevoir et mémoriser ces derniers
jours. C’est-à-dire à la fois :
une intervention policière douteuse, qui a provoqué la mort accidentelle de deux adolescents
une répression policière outrancière, faite de contrôles d’identités répétés et de violences illégitimes, parmi
lesquelles l’envoi de gaz lacrymogènes dans un lieu de culte
des propos insultants tenus à plusieurs reprises par le ministre de l’Intérieur
des voitures brûlées
des bus, des écoles, des commerces brûlés ou dégradés
des affrontements avec les forces de l’ordre
une répression et des arrestations arbitraires
un contexte plus général dénoncé par nombre d’acteurs de terrain : chômage de masse, précarité,
discriminations racistes, humiliations policières...
etc.
Un sondage un tant soit peu rigoureux aurait consisté à demander aux sondés de se prononcer sur chacun des
ces points. Telle qu’elle est au contraire posée, la question du Parisien est faite pour recueillir un maximum
de « scandalisés » et de « mécontents », sans se soucier de l’objet précis des divers mécontentements. Tant et
si bien que le banlieusard discriminé à l’embauche, la victime de violence policière, le musulman écoeuré
par l’attaque d’une mosquée ou n’importe quel sondé scandalisé par la mort de deux adolescents sont
poussés à donner la même réponse (« scandalisé » ou « mécontent ») que le propriétaire d’une voiture brûlée,
le professeur ou l’élève choqué par la destruction d’une école et le « petit blanc » ouvertement raciste qui
craint « l’islamisation de la France ». Leur unique dénominateur commun (le mécontentement) ne dit
évidemment rien de précis, et ne permet de constituer aucun ensemble cohérent, dès lors que les motifs de
mécontentement ne sont pas formulés clairement, ni dans les réponses proposées, ni même dans le préambule
de la question.
Notons enfin la curieuse formulation de la couverture. La formulation la plus simple, la plus logique,
permettant clairement de comprendre que le chiffre de 86% est la somme des « mécontents » et des
« scandalisés », aurait été :
« 86% scandalisés ou mécontents des violences »
Ou bien, dans l’autre sens :
« 86% mécontents ou scandalisés par les violences »
Le Parisien a préféré une formule plus alambiquée :
« 86% scandalisés par les violences ou mécontents ».
L’effet est implacable : de manière subliminale, une idée totalement fausse s’imprime dans l’esprit du lecteur
pressé : 86% de scandalisés !
Enfin, si nous comparons d’un côté la couverture et le gros titre « Massivement, les Français disent oui à la
fermeté », et de l’autre le tableau récapitulatif de l’ensemble des résultats de l’enquête, un autre point saute
aux yeux : trois résultats font la Une du quotidien, alors que quatre questions ont été posées. Et le plus
étrange est que le résultat qui a été écarté de la Une est pourtant le plus spectaculaire, celui qui manifeste la
plus forte approbation des sondés :
89% d’approbation au rétablissement du financement des associations travaillant en banlieue sur l’aide au
logement et l’aide scolaire.
Ainsi donc, trois résultats « droitiers », ou en tout cas interprétables de manière droitière, sont mis en avant,
tandis qu’un quatrième, manifestant de manière plus forte encore une adhésion à un traitement social des
problèmes, est relégué dans un coin de tableau.
4. Qui choisit les questions ?
250
Les multiples petites fourberies que nous venons de relever dans la formulation des questions posées ne sont
rien, nous l’avons déjà dit, à côté du choix, autrement plus décisif, d’un échantillon de population
massivement éloigné de « ce qui se passe en banlieue ». Ces fourberies sont également minuscules si on les
rapporte au dernier point : le choix des questions elles mêmes, et l’effet de censure qu’il implique.
En effet, comme l’a bien montré Patrick Champagne [1], le principal biais, celui qui produit les écarts les
plus considérables entre les sondages qui font la Une des journaux et la réalité de « ce que pensent les gens »,
ne réside pas dans la manière dont une question est formulée, mais dans la manière dont cette question est
imposée comme question « à se poser », au détriment d’autres questions. Pour le dire plus simplement, en
revenant à la Une du Parisien, la manipulation et l’alignement servile sur la politique gouvernementale
résident moins dans les quatre questions posées (de manière certes biaisée et partisane) ou dans la mise en
scène et dans l’interprétation (tout aussi partisanes) des réponses que dans la multitude des questions qui
n’ont pas été posées et qui auraient pu l’être. Une multitude de questions que se posent une multitude
d’acteurs sociaux. Une multitude de questions que ces acteurs sociaux aimeraient poser aux pouvoirs publics.
Une multitude de questions que posent à leurs manières les émeutiers, et qu’on verbalisée de manière très
claire les quelques garçons, filles, pères, mères, éducateurs, travailleurs sociaux et responsables associatifs
qui ont profité de la brèche pour accéder à quelques secondes voire quelques minutes d’antenne. Des
questions très éloignées des quatre questions du Parisien. Par exemple celles-ci :
« Pensez-vous que les jeunes émeutiers sont les seuls responsables de la situation ? »
« Pensez vous que le gouvernement actuel a une responsabilité dans les affrontements et les dégradations
qui frappent actuellement certaines banlieues ? »
« Approuvez vous les déclarations de Nicolas Sarkozy sur “la racaille” et le “nettoyage” au “carcher” des
cités populaires ? »
« Pensez vous que ces déclarations ont joué un rôle déclencheur dans la rage des émeutiers ? »
« Jugez vous acceptable ou pas, grave ou pas, le jet par la police de gaz lacrymogènes dans une mosquée ? »
« Pensez vous que ces actes, et l’absence d’excuses du ministre de l’Intérieur, sont pour quelque chose dans
la dégradation de la situation ? »
« Pensez vous que la démission de Nicolas Sarkozy calmerait la situation ? »
« Pensez vous que Nicolas Sarkozy doit présenter ses excuses, démissionner, ni l’un ni l’autre ? »
« Croyez vous Dominique de Villepin lorsqu’il déclare que les émeutiers sont “une criminalité organisée qui
ne recule devant aucun moyen” ? »
« Selon vous, Dominique de Villepin lui même croit-il cela quand il le dit ? »
« Pour chacun de ces points de vue exprimés par des hommes politiques, dites s’ils vous paraissent très
pertinents, plutôt pertinents, pas très pertinents ou pas du tout pertinents :
les émeutiers sont essentiellement des “caïds” qui protègent leurs trafics
les émeutiers sont des intégristes musulmans organisés dont le projet est de renverser la république
les émeutiers sont avant tout des jeunes révoltés par leur situation sociale, et qui choisissent la violence
par désespoir »
« Pour chacun des actes suivants, dites si vous le jugez injustifiable quelle que soit la détresse des émeutiers,
condamnable mais compréhensible vu l’état de détresse des émeutiers, légitime vu l’état de détresse des
émeutiers, ou nécessaire parce qu’il n’y a que comme cela qu’on est entendu :
“caillasser” des cars de policiers
brûler des voitures de police
dégrader des équipements (poubelles, abribus) ou des biens (voitures) dans des quartiers riches
dégrader des équipements ou des biens dans son propre quartier
dégrader des services publics (bus, écoles, gymnases) dans son propre quartier
mettre en danger la vie d’autrui en incendiant des véhicules ou des bâtiments occupés »
« Pour chacune des mesures annoncées par Dominique de Villepin ou Nicolas Sarkozy (couvre-feu,
sanctions immédiates et exemplaires pour les émeutiers interpellés, expulsion sans jugement des étrangers
interpellés, apprentissage à 14 ans, rétablissement de subventions aux associations), dites si vous le jugez
appropriées ou pas à la situation actuelle dans les banlieues »
« Pour chacune de ces mesures, dites si elles vous paraissent de nature à rétablir le calme et le dialogue
dans les banlieues »
« Pour chacune de ces mesures, dites si elles vous paraissent de nature à résoudre à long terme la crise
sociale que traduisent ces émeutes »
« Selon vous, quelles sont, parmi les mesures suivantes, celles qui sont les plus urgentes pour résoudre
vraiment cette crise :
251
plus de présence policière et une répression plus sévère
moins d’abus de la part des policiers (contrôles à répétition, propos injurieux, excès de violence dans les
interpellations)
plus de moyens pour les services sociaux
un grand plan de lutte contre le chômage et la précarité
une grand plan de lutte contre les discriminations
plus de moyens pour les écoles
autres »
Etc.
Si ce type de questions étaient posées, a fortiori à un échantillon ciblé, composé uniquement d’habitants de
« banlieues à émeutes », la réprobation demeurerait sans doute élevée à l’égard des violences commises par
les émeutiers, ou du moins à l’égard d’une grande partie d’entre elles, mais une certaine compréhension
s’exprimerait aussi, et surtout une hostilité au moins aussi forte se ferait aussi entendre à l’égard de Nicolas
Sarkozy, de Dominique de Villepin, et plus largement à l’égard d’une classe politique considérée comme
responsable de la situation déplorable de ces « banlieues ». C’est tout cela qui manque dans la « radiographie
de l’opinion » que prétend apporter Le Parisien. C’est avant tout par omission que cette Une est mensongère.
Ces questions « oubliées » ne sont pas des question neutres, dira-t-on ; certes, mais elles ne sont pas moins
neutres que le questionnement du Parisien, étroitement sécuritaire et extrêmement complaisant pour le
pouvoir en place. Tout le monde ne se les pose pas en ces termes ; certes, mais certains se les posent en ces
termes - et ils sont sans doute plus nombreux que ceux qui se contentent de l’approche purement sécuritaire
du Parisien. La principale carence de ces questions « oubliées » est ailleurs, ce n’est ni leur manque de
« neutralité » ou d’ « objectivité », ni leur manque d’assise populaire : c’est le fait que ceux qui se les posent
n’ont pas les moyens financiers de rémunérer un institut de sondages, et de transformer ainsi leurs
préoccupations et leurs demandes en « questions du moment », que sont censés se poser « les Français » dans
leur ensemble.
Ces « sondés » pas assez riches pour être sondeurs forment en revanche une bonne partie du lectorat du
Parisien...
Collectif Les mots sont importants, 13 novembre 2005
[1] Cf. P. Champagne, Faire l’opinion, Editions de Minuit
252
« Légalité républicaine »
Quelle légalité ? Quelle République ?
Gérard Régnier, AC !, 12 novembre 2005
Qui sème la misère
récolte la colère ...
Non, les "jeunes" des banlieues ne sont pas devenus méchants. Bien au contraire, cela fait longtemps qu'ils
sont trop calmes face à un acharnement policier qui n'a jamais hésité à employer toute la force brutale pour
étrangler et maintenir dans l'ordre social des centaines de milliers de pauvres pour qui plus rien n'est
possible. Ce n'est pas une accumulation sociologique hasardeuse qui a mené à l'élaboration et à l'application
de textes de lois relatifs à la gestion des travailleurs, des chômeurs et des précaires. Dans les années 60, l'Etat
faisait construire des cités béton proches des sites industriels pour "loger" les ouvriers souvent immigrés dont
ils avaient besoin. Au début des années 80, délocalisations, informatisation, etc. obligent, il n'y avait plus de
travail pour les habitants de ces cités qu'il fallait du coup gérer : c'était le début d'une politique de la ville
réfléchie et appliquée au travers des Contrats Locaux de Sécurité. Ces contrats encadrent depuis vingt-cinq
ans les conditions de "vie" dans les quartiers populaires. Leurs objectifs : étendre toujours plus le contrôle,
non seulement en multipliant la présence des forces de l'ordre sur le "terrain" mais en transformant
progressivement le plus grand nombre posible en "citoyen", c'est à dire en délateur et relais local de la police.
La police en uniforme à qui l'état a donné de plus en plus de pouvoir et de moyens pour excercer son autorité
: contrôles au faciès permanents, perquisitions à tout-va, garde à vue pour un oui ou pour un non,
comparutions en justice pour outrage et rebelion... et rares sont les quartiers qui n'ont pas à déplorer un des
leurs tué par la police.
Le travail de police assuré par des associations de quartiers qui, pour recevoir quelques subventions, doivent
travailler main dans la main avec les maires, les commissaires et assurer une surveillance de proximité pour
maintenir l'ordre en dénonçant tous les comportements jugés incontrôlés ou dangereux pour le pouvoir en
place.
Le travail de police de l'institution scolaire à qui il est demandé de signaler tout écart de conduite aux
pouvoirs publics ; une des fonctions de l'école est de détecter et de ficher ce qu'ils appellent les "signes d'une
délinquance juvénile", ce qui contribue en fait à renvoyer les plus démunis dans des classes relais, des
centres éducatifs fermés, des prisons pour mineur grâce à l'abaissement de l'âge pénal à treize ans. Des
parents d'élèves sans-papiers sont même interpellés à la porte des écoles...
Le travail de police des éducateurs de rue, des médiateurs qui sont sommés de donner les noms des familles
en difficulté à la mairie, les désignant comme étant de fauteurs potentiels de trouble avec la menace pour les
familles de suppression des allocations familiales, accréditant l'idée que c'est une poignée de "voyous" qui
seraient responsables de tous les maux.
Le travail de police des sociétés de transports en commun qui pratiquent des prix exorbitants, qui inondent
leurs réseaux de vigiles et de contrôleurs et qui invitent leurs conducteurs à assurer la surveillance de la
fraude qui est passible d'incarcération.
Le travail de police de colocataires qui signalent au force de l'ordre la présence "illégale" et pénalement
répréhensible de personnes dans les halls d'immeuble et qui pratiquent légalement la dénonciation anonyme.
Le travail de police des commerçants, des vigiles, des maîtres-chiens...
Après quinze jours d'émeute, "l'opinion" admet "que c'est dur de vivre dans les banlieues, mais que c'est pas
en brûlant tout que cela va s'arranger et que ces jeunes sont des voyous qui se livrent à une compétition dans
la destruction aveugle, et qu'ils sont forcément manipulés par des mafias ou des intégristes".
253
Et pourtant, les mouvements sociaux d'envergure, celui des sidérurgistes, des enseignants en 2003, des
postiers, des lycéens en 2005, des traminots de Marseille, semblent impuissants face à la détermination de
l'état qui continue de faire voter ses lois sur les privatisations, la décentralisation, les retraites, la réforme du
code du travail, de l'éducation nationale, le durcissement du code pénal, les lois sur la prévention de la
délinquance, le renforcement des lois anti-immigrés... Même deux millions de manifestants en 1995 se sont
heurtés à un autisme imperturbable.
Alors que ceux qui ont la bonne méthode la donnent. Et en attendant, il est plus sage de ne pas donner de
leçons à ceux qui expriment leur colère et de ne pas se transformer en criminologues, en militants experts, en
sociologues en quête d'un terrain de lutte à vampiriser, ou en moraliste de gauche appellant une fois de plus
l'état au secours pour rétablir l'ordre républicain. Qu'est-ce que ce "devoir républicain" pour des enfants de
parents immigrés qui n'obtiendront la nationalité française qu'en échange d'une bonne conduite au risque de
se faire expulser du territoire à leur majorité? Qu'est-ce que ce "devoir républicain" pour des jeunes qui
naviguent entre petits boulot de merde payés des miettes et allocations sociales ou RMA ?
Et puis, on peut remarquer que dans toute cette destruction on retrouve des cibles privilégiées : des locaux
d'entreprises installées dans les zones franches, exonérées d'impôts en échange de création d'emplois dans les
quartiers mais qui préfèrent embaucher ailleurs, une trésorerie principale, des commissariats, une ANPE, des
écoles, des bus qui sont perçus comme des symboles de l'état, un laboratoire pharmaceutique, des dépôts de
voitures appartenant à France Télécom, à l'EDF et à la police,des concessionnaires automobiles. Pas de
pillages systématiques, pas d'accumulation de marchandises, mais la destruction.
Ah! mais ils brûlent aussi les voitures des voisins, de ceux qui galèrent pour survivre... Primo, il n'y a jamais
eu dans l'histoire de révoltes et de révolutions qui n'aient pas été génératrices de désordres et c'est dans le
développement de l'émeute que se réfléchissent et se précisent les objectifs. Deuxio, c'est presque indécent
de pleurer sur de la ferraille quand ça fait des années que la misère est orchestrée par les plus nantis qui ne se
soucient guère de la vie des enfants des quartiers populaires. Tertio, c'est toujours la même rengaine du bouc
émissaire et de la victime : il faut un responsable pour cacher sa propre misère, c'est forcément le plus
pauvre. Ceux dont les voitures crament qui appellent à la responsabilité citoyenne se trompent de
"tortionnaires".
Le plus grand risque est que ce feu de vie ne dure qu'un instant, qu'il ne se propage pas et qu'il se fasse le lit
d'un nouveau durcissement du contrôle social sur chacun de nous et particulièrement sur les mineurs
cordialement invités dans les prisons en construction. Les policiers interpellent à la pelle, les tribunaux
condamnent sans vergogne et le pouvoir décrète l'état d'urgence... Mesures d'une véritable guerre sociale. Ne
laissons pas les émeutiers seuls face à la répression, ne laissons pas se développer la chasse aux étrangers,
soyons présents dans les tribunaux, refusons concrètement le couvre-feu, occupons les rues, exigeons
l'amnistie pour tous les émeutiers d'hier et de demain.
Gérard Régnier, 12 novembre 2005
254
Banlieues
Bernard Defrance, Tribune de Genève, 12 novembre 2005
« Depuis ce jour-là, je sais que j’ai en moi la capacité de tuer. De tuer vraiment. Si, à ce moment j’avais pu
le faire, je l’aurais fait. » Ce n’est pas un « sauvageon » encagoulé, « racaille » ou voyou incendiaire
quelconque qui parle ce 7 novembre dernier dans mon cours de philo, c’est un des meilleurs élèves d’une de
mes deux terminales ES, au lycée Maurice Utrillo, à Stains, Seine-Saint-Denis. Il vient de nous raconter, tout
simplement, pas un mot plus haut que l’autre, comment l’été dernier, à l’occasion d’un prétendu contrôle de
police, dans sa cité, il s’est retrouvé déshabillé de force sur la voie publique, humilié, en caleçon, un policier
lui tâtant complaisamment les parties en ricanant : « T’aimes ça, hein, petite pédale, qu’on te les tripote,
hein, allez vas-y, là, chiale un coup devant tes potes, allez ! » David a effectivement pleuré. On soupçonnait
des trafics dans le quartier… Aucune suite à cette vérification d’identité. Son médecin lui a prescrit des
calmants. Il ne sait rien ou presque de ce qui se passe en ce novembre brûlant : « Ben non je regarde pas la
télé parce que sinon je sais que je pourrais pas dormir de la nuit… et je risquerais de m’y mettre moi
aussi. » Il tient à avoir son bac.
Bilal s’énerve : c’est la troisième fois dans la même journée que la prof exige, dans le brouhaha général du
cours, qu’il change de place. Excédé, il sort de la classe en tapant sur une table violemment et en claquant la
porte. Conseil de discipline : violences et menaces envers un professeur, exclusion définitive. Je le défends
plus tard devant la commission rectorale : le recteur ramène la punition à un mois d’exclusion avec sursis.
Bilal pourrait revenir au lycée : il a cependant de lui-même demandé à terminer son année scolaire dans un
autre établissement ; mais le mois et demi de cours en moins se fait sentir, il n’obtiendra son bac que l’année
suivante après redoublement.
Hoang voudrait bien enfin pouvoir s’installer avec sa copine : il regarde, désespéré, le prix de location des
moindres studios aux vitrines des agences. Ce sera pour quand il sera enfin sorti de la galère des stages,
intérims et autres CDD, en attendant il faut s’inscruster ches les parents : il a bientôt 26 ans, humilié devant
son père.
17 septembre dernier, coup de téléphone, un de mes anciens élèves d’il y a cinq ans : « Vous connaissez pas
un bon avocat ? — Euh… si, mais pourquoi ? Qu’est-ce qui t’arrives ? — Ben on m’a dit qu’il fallait que je
fasse un recours… — Un recours ! et contre quoi ? » Il raconte : une société de bagagistes l’a embauché
pour travailler sur la plateforme de Roissy. Il faut un agrément préfectoral. Refusé. Motif ? S’est rendu
coupable en 1995 d’une « intrusion » dans un établissement scolaire : il avait quatorze ans, accompagnait un
copain qui avait dans ce collège une démarche administrative à accomplir. Que s’est-il passé ? Embrouille
quelconque sans doute, les policiers appelés les cueillent à la sortie, et — ceux-là connaissent leur métier —
les relâchent moins d’une heure après. Mais ils sont fichés. Dix ans plus tard, Omar se voit refuser
l’agrément pour travailler à Roissy… Il espère en un recours devant le tribunal administratif.
Je ne sais pas très bien que penser des feux qui illuminent nos banlieues depuis quelques temps. Certes, je
sais tout de même que ce n’est pas en brûlant voitures, bus, écoles ou entrepôts, en tirant sur des policiers, ni
même en virant un ministre, qu’on résoudra la question du logement, de l’échec scolaire, du chômage, des
discriminations, du prix du terrain, de la fiscalité locale, des ghettos urbains, de l’exclusion, du délitement de
la vie associative, du racisme, des violences policières, de la drogue, des milices en formation dans les
quartiers, du communautarisme, de la corruption des élites, etc., etc.. Combien coûte l’heure d’hélicoptère ?
Combien en subventions aux associations de quartiers cela pourrait représenter ?
Et mes élèves et moi, nous savons donc aussi, si les mots ont un sens, où sont les vraies « racailles » et qui
sont les premiers incendiaires.
Bernard Defrance, professeur. www.bernard-defrance.net
255
‘Brucio tutto, quindi esisto’. La voce delle banlieue
Annamaria Rivera,, Liberazione, 12 novembre 2005
«Non siamo feccia ma esseri umani. Esistiamo. La prova? Le auto bruciano». Così, con una frase epigrafica,
un sauvageon intervistato da “Le Monde” ha riassunto il senso della rivolta dei ghetti che infiamma
l’autunno francese. La tendenza a vedere l’ombra degli imam dietro ogni rivendicazione delle banlieues,
l’accusa di comunitarismo che da anni è rivolta ossessivamente a qualunque minoranza esiga riconoscimento
e rispetto, ma soprattutto alla racaille (la feccia, secondo Sarkozy) dei quartieri detti sensibili, si rivelano
oggi per ciò che sono: paura che i discendenti dei colonizzati, cittadini francesi de jure ma trattati de facto al
pari degli indigeni delle colonie, decidano di esistere come esseri umani, rompendo il muro della
segregazione e rendendosi visibili nello spazio pubblico. Oggi lo fanno, certo, nella maniera più scomposta
possibile, affidando agli atti di vandalismo la funzione di dire ciò che per ora forse non si può dire altrimenti:
per troppo tempo la parola è stata loro confiscata. In modo “irresponsabile”, secondo la maggior parte degli
osservatori e dei politici, di destra e di sinistra, occupano lo spazio mediatico e dunque politico: finora
inaccessibile, estraneo, interdetto. Nel tempo in cui i media fanno e disfanno la realtà, essi, conquistandone la
scena, fanno vacillare un ministro che alcuni già vedevano presidente della repubblica. I sauvageons, i
selvaggi evocati da Chevenement nel ’98, quando era ministro dell’interno, i “piccoli terroristi di quartiere”
che Sarkozy voleva domare con gli strumenti dell’antiterrorismo, i voyous (i teppisti) dai quali sanificare i
quartieri popolari con acidi corrosivi, come osa ripetere lo stesso ministro, costringono la politica ad
occuparsi di loro: una politica finora lontana come la luna dalle spettrali cités, gestite per lo più come le
vecchie colonie.
Certo, le risposte finora non sono rassicuranti: sfrondando le promesse dalle fumosità e dalle vaghezze, ciò
che rimane sono il coprifuoco, il fermo indiscriminato di centinaia di bambini, adolescenti, ragazzi sospettati
di aver partecipato alla rivolta, l’idea d’espellere gli stranieri condannati per le violenze urbane, anche quelli
con permessi di soggiorno di lunga durata, la proposta di abbassare l’obbligo scolastico a 14 anni e rendere
possibile l’avviamento al lavoro della fascia dai 14 ai 16: in modo subdolo e paternalistico, la grande
questione sociale che la rivolta ha denunciato è tradotta nella condanna definitiva dei giovani delle 752 “zone
urbane sensibili” al loro destino di reietti.
Per analizzare il meno banalmente possibile le radici e il senso della rivolta dei ghetti francesi, del tutto vana
è l’antinomia fra “economicismo” e “culturalismo” che qualche commentatore dotto ha avanzato
polemicamente. La condizione nelle cités non potrebbe essere più esemplare a mostrare il perverso circolo
vizioso che lega questione economico-sociale, razzismo coloniale, “modello d’integrazione”, risposta
identitaria, etnicizzazione del conflitto. Al punto che, se c’è una categoria che può restituire il senso della
condizione degli “indigeni della repubblica” è quella di casta, riproposta di recente dalla sociologa
femminista Christine Delphy, che la intreccia con quelle di classe e di genere; e accolta da chi scrive in un
libro appena uscito (La guerra dei simboli. Veli postcoloniale e retoriche sull’identità, Dedalo). In effetti, per
gran parte dei figli e nipoti dell’immigrazione coloniale non v’è possibilità né speranza di mobilità sociale:
essi sembrano condannati ad ereditare lo status dei loro genitori o nonni, o addirittura ad essere ulteriormente
declassati. Il fatto stesso che questi cittadini/e francesi siano detti immigrati/e di seconda o di terza
generazione è indizio di come il razzismo coloniale trasformi uno status, che per definizione dovrebbe essere
situazionale e transitorio, in una caratteristica quasi-biologica ed ereditaria. Intervistato da Libération, un
giovane banliuesard ha icasticamente dichiarato: “Ci parlano d’integrazione, ma noi siamo francesi, non
abbiamo bisogno d’essere integrati. Abbiamo bisogno d’essere inseriti socialmente”. Ma quale inserimento
sociale è possibile quando, come ha rilevato un’inchiesta, chi abbia un cognome che suona arabo o africano
ha 6 volte in meno la possibilità d’essere convocato per un colloquio di lavoro, rispetto a un suo coetaneo
franco-francese?
Se una tale condizione di discriminazione, emarginazione e segregazione è dai più considerata come naturale
è anche perché all’immaginario collettivo francese non sono estranei un’ideologia o almeno un inconscio di
tipo coloniale, spesso mascherati dal retorico richiamo alla vocazione universalista della patria dei diritti
dell’uomo. L’ombra del razzismo coloniale, del resto, s’allunga sulla stessa “gestione” della rivolta di questi
giorni: lo stato d’emergenza e il coprifuoco sono stati proclamati invocando una legge del 1955 risalente alla
guerra d’Algeria.
256
La rivolta dei ghetti francesi mostra che il re è nudo: contribuisce a palesare che la retorica universalista è
oggi una delle maschere del dominio. Il modello detto d’integrazione repubblicana, fondato sul
riconoscimento dei diritti individuali universali, palesa tutte le sue crepe al pari del modello multiculturalista
all’anglosassone. Il fuoco appiccato nelle cités consuma l’illusione dell’assimilazione senza inserimento
sociale. Ed esalta un paradosso, nel modo più derisorio possibile: due modelli d’integrazione che si vogliono
opposti producono effetti sociali comparabili e la medesima forma di rivolte urbane. Le istituzioni e la
cultura mainstream francesi hanno sempre apertamente disprezzato il modello statunitense come produttore
di ghetti, continuamente evocando e stigmatizzando il fantasma del “comunitarismo”. Ebbene, per decifrare
il senso della rivolta delle banlieues, la comparazione più opportuna è quella con le rivolte dei ghetti neri
statunitensi. Con una differenza, rilevata da Furio Colombo in un lucido editoriale: in occasione
dell’incendio di Watts (1964), di Washington (1968) fino a quello di Los Angeles (1992), a nessun politico o
giornalista venne in mente d’insultare i rivoltosi.
Chi ha deriso Prodi per le sue parole lungimiranti dovrebbe fermarsi a riflettere. Un modello di welfare state
come quello francese, tanto più solido e universale che in altri paesi europei (per non parlare dell’Italia!), si
frantuma sotto i colpi della globalizzazione neoliberista ma anche dei ciechi automatismi della
discriminazione e del razzismo coloniali, tanto da produrre ghetti e rivolte urbane. Là dove le politiche di
protezione sociale sono più deboli o inesistenti, dove le sacche d’emarginazione e d’esclusione –d’immigrati
e autoctoni- sono da periferie del Terzo mondo, dove il disprezzo e il pubblico insulto contro gli estranei al
modello whasp all’italiana sono pratica istituzionale, perché ci si dovrebbe sentire preservati dal rischio delle
rivolte urbane?
Ben più lungimirante, il Consiglio d’Europa, in un lungo rapporto del 2004 sulla violenza nelle società
democratiche, metteva in guardia dal rischio della disintegrazione sociale: un numero crescente di persone,
scriveva, è intrappolato una specie di no man’s land sociale, che rischia di divenire ghetto. L’esclusione,
soggiungeva, non è il risultato di incapacità individuali o di inadattamento sociale, ma di un processo di
allontanamento di una parte della popolazione dalla sfera produttiva. Che almeno si cominci a prestarle
ascolto, riconoscimento e rispetto.
257
Quels débouchés à la révolte ?
Gérard Mauger, sociologue, membre du Conseil scientifique d'Attac,
L'Humanité, 12 novembre 2005
http://www.humanite.fr/journal/2005-11-12/2005-11-12-817711
Entretien. Pour le sociologue Gérard Mauger, le désespoir n'est pas inéluctable. Tout est affaire de
mobilisation politique.
Gérard Mauger est directeur de recherche au CNRS, directeur adjoint du Centre de sociologie européenne
(CSE). Ses recherches ont porté sur la jeunesse, la déviance, les pratiques culturelles et les intellectuels (1).
Si l'on écoute les représentants du pouvoir politique, les émeutes des banlieues auraient pour origine
l'efficacité ( !) de la politique de sécurité du gouvernement. Elles manifesteraient en quelque sorte le
rejet de la « tolérance zéro » par ceux qu'elle vise : ça vous paraît crédible ?
Gérard Mauger. J'ai peine à croire que le gouvernement se préoccupe vraiment de maintien de l'ordre public.
Il y a malheureusement tout lieu de penser que la décision d'appliquer le couvre-feu « partout où c'est
nécessaire » correspond à un souci à courte vue : la conviction que les rodomontades autoritaires sont
électoralement payantes invite à ne pas se laisser déborder sur sa droite par Le Pen, Villiers et Sarkozy. Cette
logique du « défi viril » fait écho à celle des « émeutiers » et il y a quelque chose de pathétique dans cet
emballement incontrôlé d'un État pénal qui apparaît comme le symétrique inversé de ce qu'il prétend
combattre : les insultes du ministre de l'Intérieur préludent aux menaces du premier ministre avant « le
passage à l'acte »... Insultes, menaces, baston : c'est exactement la logique agonistique du monde des bandes.
Comment expliquer que la colère face aux insultes et à la stigmatisation de la banlieue s'exprime par
des actes qui en ternissent l'image ?
Gérard Mauger. Il me semble que depuis une trentaine d'années le mécanisme de déclenchement des émeutes
est à peu près toujours le même. La mort d'un jeune du quartier, perçue - à tort ou à raison - comme la
conséquence d'une « bavure » policière, met le feu aux poudres : ceux qui, à divers titres, se sentent
solidaires de la victime attendent les regrets des responsables et la punition des coupables. Dans la « logique
de l'honneur » qui est celle du monde des bandes, l'absence de regrets ou, pire, les insultes suscitent la colère
et appellent les représailles contre la police perçue comme une bande adverse. Si, de ce point de vue, on peut
comprendre les affrontements avec la police ou les attaques de postes de police, en revanche les incendies de
poubelles ou de voitures (qui sont souvent celles de leurs parents ou de leurs voisins), d'écoles, de stades, de
centres sociaux (les leurs) apparaissent évidemment absurdes. On ne peut qu'y voir une sorte de nihilisme du
désespoir, une forme de « rage » destructrice et autodestructrice qui prend à contre-pied la sociologie
spontanée. Ces pratiques me semblent obéir à une logique du défi, de l'exploit guerrier, susceptible de
conduire ceux qui l'ont intériorisée à faire un peu n'importe quoi (souvent contre eux-mêmes). Il faut alors se
demander comment des jeunes - parfois très jeunes - peuvent être conduits à intérioriser ces dispositions
guerrières. Schématiquement, on peut dire que l'enchaînement qui conduit de la déréliction familiale à la
disqualification scolaire pour aboutir à une disqualification professionnelle inéluctable (qui oblitère les
aspirations les plus modestes) conduit à chercher refuge dans « le monde des bandes » et « la culture de la
rue » qui valorisent la « force physique - force de combat » et les valeurs de virilité.
Entre les jeunes qui occupent la rue et ceux qui tentent de s'intégrer dans le système social, notamment
les filles, la rupture est-elle consommée ?
Gérard Mauger. On aurait bien tort de mettre tous ces jeunes dans le même sac ou, plus précisément, de
mandater une partie d'entre eux pour représenter le tout (les dealers pour les uns, les « promotions ZEP » de
Sciences-Po pour les autres). Il faut rappeler que le monde des jeunes des cités n'est pas homogène : dans les
clivages observés entre garçons et filles, salariés et chômeurs, délinquants et conformes, religieux et
agnostiques, français d'origine et enfants d'immigrés, etc. Les classements déterminants sont sans doute ceux
qu'opère le système scolaire. Mais si cet univers est divisé, il peut également se découvrir solidaire. Si tous
ces jeunes n'ont pas le même avenir de classe, ils partagent, en effet, des origines populaires : familiales
258
(l'inégale réussite scolaire traverse souvent les fratries et a fortiori les familles élargies), scolaires (ils ont
fréquenté la même école, le même collège, etc.) et spatiales (ils ont vécu dans la même cité). Par ailleurs,
parce que la ségrégation sociale est aussi spatiale, ces « cités dont on parle » ont peu à peu regroupé les
familles populaires paupérisées qui sont aussi pour la plupart des familles immigrées. Quels que soient les
écarts de condition et d'avenir qui séparent les jeunes des cités, ils sont les victimes indifférenciées de cette
ségrégation sociale et spatiale, des contrôles d'identité au faciès, de la discrimination (à l'embauche, au
logement, etc.) et du racisme ordinaire. La stigmatisation, l'insulte, le racisme ne peuvent que restaurer une
solidarité pourtant mise à mal pour de multiples raisons.
Malgré le contenu de classe de cette révolte, son débouché politique pose problème. Le fossé social se
creuse. Craignez-vous l'accélération de l'« ethnicisation » ou de la communautarisation des rapports
sociaux ?
Gérard Mauger. Les classes populaires précarisées, pour la plupart immigrées, ont été, il faut bien le dire,
abandonnées durant un certain temps par la gauche : c'est une des raisons qui permet de comprendre, en dépit
de certains efforts locaux, les formes aberrantes d'une révolte « proto-politique » plus que politique, plus
proche d'une action de « classes dangereuses » que d'une action de « classes laborieuses ». La conversion
politique suppose un travail militant de longue haleine. Un travail politique diamétralement opposé en tout
cas à la course-poursuite qui a conduit progressivement la gauche de gouvernement à s'aligner sur la droite
dans une surenchère répressive où Le Pen est toujours le gagnant : il en est maintenant à appeler l'armée, qui
dit mieux ? L'ethnicisation ou la communautarisation des rapports sociaux sont en effet possibles pour deux
raisons : la première tient à un processus de ségrégation sociale et spatiale, redoublé par le racisme ambiant,
qui produit de facto un « groupe séparé », ethnique ou communautaire, si l'on veut. La seconde tient à la
déréliction politique que j'évoquais à l'instant (liée pour partie au sauve-qui-peut des « établis » qui
abandonnent à leur sort les « marginaux ») : pour ceux qui sont scolairement, professionnellement,
politiquement disqualifiés, la religion des imams peut apparaître comme l'ultime ressource symbolique
disponible. Mais il n'y a rien là d'inéluctable : tout est affaire de mobilisation politique. Cela dit, je ne
prétends pas que les solutions soient simples : elles mettent en cause le fonctionnement du marché du travail,
du système scolaire, du marché du logement, etc., rien moins que les structures sociales dans leur ensemble.
(1) Dernier ouvrage publié (avec Louis Pinto) : Lire les sciences sociales, aux Éditions de la Maison des
sciences de l'homme, 2004.
Entretien réalisé par Lucien Degoy
259
Le Ministre, le journaliste et les pas « totalement français »
Philippe Monti, Acrimed, 12 novembre 2005
http://www.acrimed.org
Supposons, mais ça n’est évidemment qu’une hypothèse, qu’un ancien ministre devenu médiateur de la
République, s’exprimant sur une radio publique laisse entendre que l’origine ethnique et la couleur de la
peau doivent être traités comme des handicaps et non comme des prétextes à discrimination raciste ;
supposons qu’il suggère que seul un français blanc est totalement français : il ne fait aucun doute que le
journaliste confronté à de tels propos maîtriserait sa colère - c’est un professionnel - mais demanderait, au
moins, au ministre de préciser ce qui lui sert de pensée. Seulement voilà : ces propos ont été tenus et le
journaliste s’est tu.
Vous écoutez France Inter le vendredi 11 novembre 2005. Pierre Weill reçoit Jean-Paul Delevoye, médiateur
de la République (et ancien ministre UMP) pour « Questions directes » dans le 7/9. Puis, dans le
« Radiocom, c’est vous » (la séquence consacrée aux questions des auditeurs), vous entendez ceci :
Pierre Weill : - « Nous avons Ahmed en ligne à Orléans. Bonjour, bienvenue sur l’antenne de France
Inter... »
[...]
- Ahmed : « ... et merci beaucoup de vos émissions que j’entends souvent. Donc je voudrais poser la question
à Monsieur Delevoye, pour lui dire : « Comment peut-on faire pour impliquer un peu les agences d’intérim à
ne pas jouer la discrimination quand un patron leur demande - bon [de façon] un peu détournée - de leur
envoyer un bon blanc ? ». [...] Comment on peut lutter contre ça ? Parce que moi je suis un délégué
syndical ; j’ai 59 ans. Ça fait trente ans que je suis en France et je sais de quoi je parle !... J’incrimine pas,
peut-être, les agences d’intérim, mais il doit y en avoir quelques-unes quand même qui ne jouent pas le
jeu ! »
Pierre Weill : - « D’accord... Réponse de Jean-Paul Delevoye, médiateur. »
- Jean-Paul Delevoye : - « Oui. Nous sommes aussi en train de nous battre pour essayer de remettre ce qu’on
appelle l’éthique... c’est-à-dire, en fin de compte, quel est le sens.... l’estime de soi... Nous sommes dans un
système où l’administration, l’ensemble de celles et ceux qui sont en contact avec des gens en situation
difficile - notamment demandeurs d’emploi - doivent être attentifs au fait que l’on doit jouer sur les
potentialités et non pas sur les handicaps. Et c’est une révolution, une évolution culturelle à laquelle nous
devons être absolument attentifs. Aujourd’hui nous récoltons le mépris, l’arrogance, le rejet, l’ignorance ; et
la perception qu’un certain nombre de nos concitoyens - qu’ils soient d’ailleurs d’origine maghrébine ou
pas... j’ai aussi des sensations de désespérance de la part de gens totalement français. Mais quand un
système fonctionne en étant un système qui écarte, qui impose un parcours du combattant pour celui qui veut
s’en sortir, on est dans les situations dans lesquelles aujourd’hui nous sommes. [...] »
Résumons : quand Ahmed se plaint de discrimination raciste à l’emploi, le « médiateur » de la
« République » déguise la discrimination en la présentant comme l’effet d’un handicap. Ainsi l’origine
maghrébine ou africaine serait un handicap, c’est-à-dire, selon la Classification internationale des handicaps
établie par l’Organisation Mondiale de la Santé, une déficience, une incapacité et un désavantage [1]. Faut-il
comprendre que pour le « médiateur », être beur ou noir est simultanément une déficience (l’altération de la
couleur de la peau ?), une incapacité (au travail, comme semblent le croire les agences d’intérim fréquentées
par Ahmed ?) et un désavantage naturel (chômage et misère ?) ? Avec deux thérapies possibles : nettoyer la
déficience au Kärcher ou appareiller le handicapé avec des prothèses administratives.
Ces remèdes sont sans doute d’autant plus appropriés que la « désespérance » n’est pas le lot des seules
victimes de discrimination : façon à peine voilée de douter de la réalité d’un problème qui existe d’autant
moins que notre « médiateur » a des « sensations de désespérance de la part de gens totalement français ».
Ainsi Ahmed - comme tous les originaires (ou descendants d’originaires) du Maghreb ou d’Afrique noire n’est pas et ne sera jamais « totalement français ».
Cette ethnicisation outrancière des discriminations sociales et de la nationalité relève des préjugés racistes les
plus banals. Et face à son expression à peine dissimulée - qu’on pouvait croire aujourd’hui impossible dans
la bouche d’un dépositaire des principes républicains - il ne restait plus qu’à espérer que Pierre Weill
interroge le médiateur sur la signification inquiétante de ses propos. En vain :
260
- Pierre Weill : - « Mais alors, Jean-Paul Delevoye, vous, en tant que médiateur, vous pouvez proposer des
réformes. D’abord, est-ce qu’on vous écoute, qu’on fait attention à vous dans la haute administration, on
tient compte de vos remarques ? [...] »
Pierre Weill n’a manifestement pas entendu ou voulu entendre les propos de son invité. Lui qui harcèle avec
acharnement tout interlocuteur qu’il soupçonne de xénophobie - surtout ceux qui ne partagent pas avec lui
son souci de faire entretenir la plomberie de la résidence secondaire de Frits Bolkestein par des polonais... ne revient ni sur la question d’Ahmed ni sur l’incroyable réponse de Jean-Paul Delevoye : il glisse à une
question générale sur la capacité du médiateur à se faire entendre de l’Administration (alors qu’Ahmed se
plaignait des discriminations opérées impunément par les entreprises - privées - d’intérim). Histoire sans
doute de pimenter les allégations pétries de racialisme d’une pincée de poujadisme.
Derrière “l’ouverture de l’antenne” du service public et le journalisme faussement inquisiteur se cachent
parfois les passions les plus basses.
Philippe Monti
[1] La Classification internationale des handicaps établie par l’Organisation Mondiale de la Santé distingue
trois manifestations du handicap :
- la déficience : « toute perte ou altération d’une structure ou fonction psychologique, physiologique ou
anatomique ».
- l’incapacité : « toute réduction (résultant d’une déficience) partielle ou totale de la capacité d’accomplir
une activité d’une façon ou dans les limites considérées comme normales pour un être humain ».
- Le désavantage : « résulte pour un individu donné d’une déficience ou d’une incapacité qui limite ou
interdit l’accomplissement d’un rôle normal (en rapport avec l’âge, le sexe, les facteurs sociaux et
culturels) ».
261
Fractures sociales, fractures démocratiques
Patrick Viveret, philosophe, 11 novembre 2005
Contrairement à une idée complaisamment répandue nous ne vivons pas actuellement une crise propre à la
France même si celle-ci prend dans notre pays certains caractères spécifiques. Les tensions mondiales de
plus en plus dramatiques que nous vivons résultent du modèle mortifère que l’on pourrait qualifier de « D-CD » (dérégulations-compétitions-délocalisations), et s’expriment autant par la crise sociale française que par
le spectacle de la fracture sociale et raciale américaine au moment de l’ouragan Katrina, par les murs dressés
aux portes de l’Europe et révélés par les drames de Ceuta et Melilla ou par les attentats de Londres perpétrés
par des jeunes que l’on croyait « intégrés » à la société britannique. On peut faire l’hypothèse que ces faits
dramatiques accompagnent l’entrée en crise de la deuxième « société de marché », apparue avec la
révolution conservatrice anglo-saxonne, au début des années 80.
Karl Polanyi avait analysé dans un ouvrage classique « La Grande Transformation », l’émergence, le succès
et la décomposition de la première « société de marché » pour la période précédant la Première guerre
mondiale. Celle-ci, qu’il distinguait de l’économie de marché, se caractérise par l’extension généralisée, hors
du champ proprement économique de la marchandisation, ce qu’il exprimait par l’image du fleuve de
l’économie sortant de son lit. C’est ainsi que des liens fondamentaux non réductibles à l’économique (le lien
politique, les liens affectifs, la recherche de sens par exemple) entrent à leur tour dans la sphère marchande.
Or si la marchandisation des échanges et des économies peut, dans un premier temps, avoir un effet
pacifiant, car le monde des affaires a besoin d’un minimum de paix, elle conduit, dans un second mouvement
à détruire la substance même du vivre ensemble d’une société, par le creusement des inégalités, sur le plan
social, la perte des repères et des valeurs fondamentales sur le plan éthique, et la dissolution du lien politique
renvoyé soit à l’impuissance face à l’extension indéfinie de la marchandisation, soit à la corruption par la
marchandisation directe de la société politique.
Cependant, le lien politique, le lien affectif, le lien de sens (on pourrait dire de la même façon l’inscription de
l’humanité dans le lien écologique) constituent historiquement des « fondamentaux » non réductibles au
marché. Ces liens finissent donc par « faire retour » mais le plus souvent sous des formes régressives. C’est
ainsi que la première société de marché a vu le retour du politique mais sous la pire forme régressive celle de
la guerre (deux guerres mondiales en moins d’un demi siècle) et celle du sens mais sous la forme régressive
de trois grands faits totalitaires fascisme, nazisme, stalinisme.
C’est sur la double ruine de ce capitalisme intégral de la société de marché et des faits totalitaires qu’il avait
généré que se sont construites les régulations politiques et sociales d’après guerre connues sous la
dénomination d’états providence. Mais ces économies sociales de marché régulées bien adaptées à des
reconstructions industrielles dans un cadre national se sont révélées impuissantes à s’exprimer à l’échelle
internationale et à accompagner la mutation informationnelle. Et c’est cet échec qui a ouvert la voie à cette
seconde tentative de globalisation capitaliste qui assuré progressivement sa suprématie sur les modèles de
type états providence par sa vision mondiale et sa capacité à utiliser les vecteurs immatériels de la finance et
de la communication.
Tout laisse cependant penser que cette seconde tentative de société de marché mondiale est en train, plus
rapidement que la première, du fait des effets accélérateurs des mutations technologiques, de produire des
effets dramatiques comparables à la première. C’est ainsi, qu’au coeur de la première puissance marchande
mondiale, on a vu émerger, à travers la révolution conservatrice anglosaxonne, d’abord avec Ronald Reagan
mais de manière beaucoup plus radicale sous la présidence Bush actuelle, au retour du politique sous la
forme guerrière et au retour d’une demande de sens mais exprimée mais sous la forme d’un fondamentalisme
religieux ultraconservateur qui cherche à compenser la dissolution des repères et des valeurs que produit la
marchandisation intégrale.
L’un des effets les plus pervers des logiques de guerre économiques produites par ce que Joseph Stglitz
nomme « le fondamentalisme marchand » c’est qu’il génère des logiques de guerres sociales, de guerres du
sens et s’accompagne de grandes régressions émotionelles. La polarisation de richesses est induite par la
dérégulation d’une économie financière aujourd’hui détenue par 5% de la population mondiale. Celle-ci
262
creuse les inégalités, notamment au sein des classes moyennes qui éclatent, entre ceux qui disposent d’un
capital et ceux qui touchés par les nouvelles formes de précarisation et de paupérisation se voient (ou voient
leurs enfants) menacés par ce qu’ils vivent comme une déchéance ou un déclassement. Une logique
rationnelle voudrait que cette régression soit source de critique contre les classes possédantes et le système
social à l’origine de ces inégalités.
Mais la logique émotionnelle est hélas souvent inverse. Pour maintenir la « distinction » (cf P Bourdieu)
c’est contre plus petit ou plus faible que soi que l’on retourne son agressivité ou son sentiment de révolte.
L’idée que « l’on en fait trop pour les exclus et les immigrés » devient alors le poison d’un populisme
instrumenté par des courants politiques autoritaires qui exploitent les logiques de peur et présentent à
l’opinion des boucs émissaires. Dans le même temps une partie des exclus, faute d’une capacité d’expression
sociale et politique de leurs frustrations bascule dans une autre forme de régression émotionnelle caractérisée
par une haine en grande partie irrationnelle qui peut prendre des formes nihilistes et même raciales.
Nous sommes ainsi en présence de deux fractures sociales et non pas d’une seule : celle qui résulte de la peur
du déclassement des nouvelles classes moyennes largement constituées par les classes ouvrières d’une part,
celle des « exclus » et des « sans » (sans papiers, sans logements, sans emplois, sans avenir etc.) d’autre part.
Ces deux populations sont victimes de la société de marché, mais la régression émotionnelle tend à les
monter les unes contre les autres. De même il n’y a pas une seule fracture démocratique, mais deux. La
première s’est creusée entre la classe politique et des acteurs soucieux d’exercer leur droit de citoyenneté
active insatisfaits des logiques d’appareil ou des batailles d’écuries dans lesquelles se complaisent les partis.
C’est à la réduction de cette fracture que concourent les initiatives qui cherchent à promouvoir des formes de
démocratie plus participatives et « votez y » prend évidemment sa part à cette tâche. Mais nous resterons en
deçà du problème si nous ne voyons pas qu’il existe une autre fracture démocratique plus profonde et plus
grave, celle des classes moyennes précarisées et des catégories populaires bloquées dans leur espoir
d’ascension d’une part, celle des exclus et des « sans » d’autre part.
S’il y a une spécificité française c’est que l’incompréhension entre ces deux catégories de victimes de la
société de marché est particulièrement forte car les leviers sociaux et publics de défense des classes
moyennes y ont été plus forts qu’ailleurs. Mais cette défense s’est faite dans un cadre globalement
corporatiste qui a aggravé d’autant plus les effets de l’exclusion en bout de chaîne, et donc creusé les
fractures démocratiques. D’où la tentative permanente des classes possédantes pour jouer tantôt les exclus
contre les classes moyennes et populaires au nom du fait qu’ils sont des « privilégiés » (Cf Alain Minc osant,
toute honte bue, parler « des classes moyennes repues ») tantôt, comme c’est le cas actuellement, jouant de la
peur de classes moyennes et des catégories populaires, pour les instrumenter dans une logique de plus en
plus ouvertement raciste.
C’est donc à construire une alternative à cette double fracture sociale et politique qu’il nous faut travailler en
accordant une importance particulière aux enjeux émotionnels. Construire face à la guerre contre
l’intelligence ce que l’on pourrait appeler une « intelligence collective émotionnelle » constitue donc un
enjeu démocratique majeur. C’est dans cette perspective de dépassement des autismes multiples qu’il faut
inscrire ce vaste programme d’écoute civique qu’ont évoqué de nombreux maires en parlant par exemple «
d’états généraux » ou de « Grenelle des cités ». Mais ce rétablissement de la communication afin de faire
baisser le niveau des peurs et des haines réciproques ne pourra lui-même réussir que si l’on s’attaque au
coeur du fondamentalisme marchand qui les a générés et que l’on recrée les conditions humaines, sociales et
bien sûr écologiques de l’espérance dans l’avenir. C’est à cette tâche immense que devraient s’atteler, audelà des querelles de boutiques ou de la rivalité des vanités, les forces sociales et politiques qui ne se
satisfont pas du désordre établi.
263
Couvre-feu : la fuite en avant
Denis Sieffert, Politis, 11 novembre 2005
On espérait un plan Marshall pour les banlieues et on a la Bataille d¹Alger. Car du discours martial de
Dominique de Villepin, lundi sur TF 1, on aura surtout retenu cette étrange exhumation d¹un texte du 3 avril
1955 qui permet aux préfets de recourir au couvre-feu. Que l¹État s¹emploie à protéger les personnes et les
biens, comme l¹on dit, rien de très surprenant, mais que le Premier ministre, après douze nuits de violences
urbaines provoquées en grande partie par la faute de l¹un de ses ministres, ne délivre comme message
principal que la remise au goût du jour d¹une loi d¹exception qui, pour les historiens, marque le début
véritable de la guerre d¹Algérie, voilà qui en dit long sur la nature de ce gouvernement ! Qui peut croire un
instant que cette réminiscence coloniale aille dans le sens de l¹apaisement ? Bien au contraire, elle s¹inscrit
dans la droite ligne des propos qui ont provoqué cette irruption de violence. Certes, la crise actuelle appelle
plusieurs niveaux d¹explication. Mais le premier, le plus immédiat, renvoie sans aucun doute à l¹attitude de
Nicolas Sarkozy. Celui-ci se fait une gloire de parler le langage des « gens ». Il le parle si bien qu¹il use des
mêmes mots et des mêmes rodomontades que les gamins qu¹il a voulu défier. Loubard parmi les loubards, il
est entré dans la logique du bras de fer par laquelle ces jeunes gens retrouvent, à leurs propres yeux en tout
cas, la fierté et la considération que la société leur refuse. Ce n¹est pas tant d¹avoir dit /« racaille »/ dont il est
coupable que de s¹être délibérément situé sur le terrain du rapport de force. Notons, au passage, que l¹idée
saugrenue selon laquelle cette politique de l¹affrontement serait contrebalancée par un certain nombre de
gestes à l¹adresse de la communauté musulmane est tout à fait inconvenante. Sauf à suggérer, une fois de
plus, que la délinquance aurait quelque chose à voir avec l¹islam. Les musulmans ont peut-être besoin de
mosquées ; les jeunes gens en perdition, eux, ont besoin de travail. Et il n¹y a pas d¹effet de compensation
possible entre ces deux impératifs.
Avec ses déclarations bravaches, M. Sarkozy a donc été l¹élément déclencheur. Il a ignoré dramatiquement la
psychologie de ces enfants des cités dont l¹un des traits est une susceptibilité à fleur de peau. Quand on est
intégré, que l¹on a un emploi et un minimum de reconnaissance sociale, on peut avoir sur soi-même quelques
fragiles certitudes qu¹une insulte ou une maladresse ne suffisent plus à remettre en cause. Mais si l¹on n¹a
rien de tout cela, alors les mots comptent double. Voilà pourquoi la surenchère pratiquée par un ministre de
la République est proprement irresponsable. Sauf à considérer qu¹il poursuit un but clientéliste peu
compatible avec l¹intérêt public. Sa sortie, de surcroît, a été suivie par la mort de deux jeunes gens, dans les
conditions que l¹on sait à Clichy-sous-Bois. On se gardera ici d¹établir un lien de cause à effet entre une
invitation au durcissement de la répression policière et ce drame dont les circonstances ne sont pas encore
clairement établies. Disons que la concomitance a suffi. Hélas, c¹est toute cette histoire que le discours de
Dominique de Villepin a semblé ignorer. Évidemment, il n¹est pas difficile d¹apercevoir derrière cette
surenchère guerrière un tropisme traditionnel de la droite. Une flatterie de l¹opinion alors qu¹un mot
d¹apaisement, un geste symbolique qui puisse être perçu par les jeunes et les habitants des banlieues, aurait
sans aucun doute eu davantage d¹efficacité. Mais il y a autre chose qui va de pair. Et cela nous renvoie à un
autre niveau d¹explication. Le couvre-feu, ce n¹est pas seulement la référence militaire. C¹est une stratégie
d¹évitement de la question sociale.
Ici, il ne s¹agit plus seulement de Nicolas Sarkozy, bien qu¹il s¹agisse de lui aussi. La brutalité avec laquelle,
voici deux ans, il a liquidé la police de proximité s¹inscrit dans ce déni de réalité. Jean-Pierre Chevènement,
qui avait initié cette politique (et dont les /« sauvageons »/ paraissent bien tendres aujourd¹hui) analyse plus
loin dans ce journal ce glissement vers le tout-répressif. Mais à ce niveau d¹explication, l¹actuel ministre de
l¹Intérieur partage la responsabilité avec ses collègues du gouvernement et avec le président de la
République. L¹asphyxie du mouvement associatif, privé de crédits et de ces emplois-jeunes qui faisaient
souvent tourner des petites structures créées pour pallier les carences de l¹État, a contribué un peu plus à un
sentiment d¹abandon généralisé. Dominique de Villepin en a au moins fait l¹aveu, lundi soir. Mais il faut,
pour comprendre l¹embrasement de ces derniers jours, aller chercher encore beaucoup plus en amont. Quand
les cités-dortoirs des années 1950-1960 sont devenues des ghettos. Entre les deux, quelle différence ? La
différence qu¹il y a entre une société du plein emploi et un chômage massif. Les « dortoirs » de jadis que l¹on
regagnait après une journée de travail sont devenus des lieux d¹errance et de désespoir. Toute la société
française a semblé se défausser sur ces banlieues qui comptent plus de vingt pour cent de chômeurs, et près
de cinquante pour cent parmi les jeunes. La vie sociale, voici trente ans, se passait ailleurs, dans le
264
côtoiement des collègues, dans des solidarités au travail. Les habitants des cités - parents des jeunes
d¹aujourd¹hui - étaient intégrés à des groupes humains qui ne se définissaient ni par la religion, ni par
l¹origine ethnique. Bien entendu, il ne s¹agit pas de /« regretter le temps des lampes à pétrole, de la marine à
voile et des équipages »,/ pour reprendre la formule fameuse de De Gaulle. La mondialisation est passée par
là. La désindustrialisation massive aussi. Mais la politique française, bien souvent, en a rajouté. Par la
surenchère répressive quand il s¹agissait de la droite, et, à gauche, par un goût immodéré du cosmétique et du
médiatique. Sans jamais que soit consenti l¹investissement économique, culturel et politique nécessaire à ces
quartiers laissés pour compte, sinistrés parmi les sinistrés du libéralisme.
Aujourd¹hui encore, c¹est tout le contraire qui se fait. Derrière le couvre-feu, c¹est un peu plus de restrictions,
d¹abandons et de discriminations. Le député communiste de Saint-Denis, Patrick Braouezec, président de
Plaine-Commune, qui rassemble huit communes du « 93 », a lancé un appel pour un /« Grenelle des quartiers
»/. Il rappelait dimanche que l¹État était en train de se désengager d¹une série de projets de transports et
d¹aménagements en banlieue nord de Paris, /« cinq projets d¹infrastructures/ /indispensables au mieux-vivre
des familles »/. Il cite l¹exemple de la ligne 13 du métro, /« la plus chargée du réseau »,/ une fois de plus
délaissée, au profit d¹une modernisation de la ligne 1, au coeur de Paris. Il cite aussi le blocage d¹un projet de
rénovation de quartiers d¹habitat social dans huit villes du département. Un autre exemple encore. On devait
discuter, dans le cadre du débat budgétaire, mercredi à l¹Assemblée, du programme « Équité sociale et
territoriale » (sic). Or, selon les documents préparatoires, ce plan qui concerne directement la banlieue,
devrait être revu à la baisse avec 611 millions d¹euros au lieu de 657 l¹année précédente. Va-t-on adopter ces
chiffres tout en se lamentant par ailleurs sur le sort des banlieues ? Nous sommes ici dans le concret d¹une
politique libérale qui n¹en finit pas de creuser les fossés sociaux, de dévitaliser des quartiers, vidés de leurs
services publics, au point que le CRS y sera bientôt l¹unique et ultime incarnation de l¹État.
L¹ennui, avec les cités, c¹est que la lutte de classes - puisqu¹ici le mot ne nous fait pas peur - est plus
territorialisée que jamais dans l¹histoire. Et elle se superpose avec des critères ethniques et culturels qui
brouillent toute lisibilité politique. La discrimination sociale est en même temps raciale, réintroduisant des
relents post-coloniaux. À la façon de ce que décrivait en 1845 Engels dans /La Situation des classes
laborieuses en Angleterre,/ quand le faubourg infréquentable était peuplé d¹Irlandais « sales » et de surcroît «
de type celtique ». Si bien qu¹il faut avoir l¹âme chevillée au corps pour affirmer que ces jeunes saisis par la
violence ne sont conditionnés ni par l¹origine de leurs parents ou grands-parents, ni par leur religion, à
supposer qu¹ils en aient une, mais bien par leur situation économique. Mais que dire maintenant de ces
gamins désespérés et désespérants qui brûlent les voitures, des écoles maternelles, mettent à sac des maisons
de quartier, ruinent le travail de militants associatifs qui sont parfois leurs derniers avocats dans ce bas
monde ? Il y a de la jacquerie médiévale dans leur révolte. Il y a surtout beaucoup d¹autodestruction.
Laissons de côté le délire des élus qui voient des complots venus d¹ailleurs (Martine Aubry, hélas). Ou
Dominique de Villepin, qui, dans la pénombre, a semble-t-il repéré des /« réseaux criminels organisés qui
appuient les désordres »/. Tout est bon, décidément, pour ne pas voir la vérité en face ! Car ce sont presque
toujours les « petits gars » de la cité qui font cela. On les connaît par leur prénom. En plein jour et seul à
seul, leur gouaille peut faire sourire. Ils ne sont pas tous les « caïds » ou les dealers friqués que décrit la
vulgate sarkozienne. Si leur violence est socialement suicidaire, elle n¹en est pas moins criminelle. La
resituer sur sa toile de fond économique ne peut vouloir dire complaisance. Quand le forfait est caractérisé, il
ne fait aucun doute qu¹il doit être puni. Encore faut-il que la Justice, comme institution, ne soit pas animée
d¹un esprit de revanche auquel certains discours politiques l¹encouragent. Et que la justice, comme notion et
comme idéal, soit comprise dans toute sa dimension.
Évidemment, nous sommes tous consternés devant ces formes de violence. Elles révèlent à leur façon le
pourrissement de notre société. Elles rappellent que le libéralisme économique n¹est pas seulement un
système totalement inégalitaire. Il détruit les relations sociales dans tous leurs aspects. Parce qu¹il veut
s¹imposer comme le seul horizon possible, et se poser comme une fin de l¹histoire, il anéantit même les
contre-pouvoirs. Ceux en tout cas qui ne lui résistent pas en profondeur et ne contestent pas sa logique. Une
certaine gauche a ici sa part de responsabilité. À force de discours creux, de promesses non tenues, de
récupérations - et parfois même au coeur du mouvement associatif -, l¹offre politique a perdu de sa
crédibilité. Pour comprendre, il n¹y avait qu¹à entendre lundi les ambiguïtés du Parti socialiste, incapable de
se démarquer de ce couvre-feu guerrier. D¹où un terrible sentiment d¹impasse démocratique. Les uns y
répondent en tentant de créer de nouveaux instruments de lutte. Les autres par une forme de crime contre
eux-mêmes et contre les leurs.
265
Defauts d’intégration
Esther Benbassa, Libération, 10 novembre 2005
Ces dernières années, violences urbaines et autres « incivilités » renvoyaient déjà à notre incapacité à prendre
à bras le corps ces maux indissociables des failles de l’intégration que sont le chômage, les discriminations,
l’école mal adaptée, la répartition inéquitable de la culture, le logement ghettoïsé, le racisme. Dans un pays
comme la France, où l’ascenseur social est grippé depuis longtemps et où les relations sont tellement
hiérarchisées, l’arrogance des élites et l’aveuglement des politiques n’aident pas à la remise à plat d’un
modèle républicain qui n’est pas pire que d’autres, mais de moins en moins opérationnel. Avant d’arriver aux
Etats-Unis, j’ai assisté à Berlin à des rencontres où certains représentants de nos élites se gargarisaient de
mots pour faire l’éloge de notre laïcité centenaire de la loi de 1905 oblige , parant de ses plus beaux atours un
jacobinisme qui empêche, à l’heure actuelle, notre pays d’accéder au pluralisme. La lutte contre le
communautarisme s’érige en priorité lorsque l’Autre, même quand il est français, a du mal à se positionner
dans la société des « autochtones ». Les Allemands se gaussaient de ces querelles picrocholines qui leur sont
étrangères. Ce qui ne signifie pas qu’ils ont mieux réussi à intégrer leurs immigrés turcs. Nous aimons
beaucoup nous congratuler sur nos acquis d’hier et, à chaque nouvelle occasion de commémoration, nous
nous contentons de nous regarder complaisamment le nombril. Quand l’avenir est sombre, on préfère se
réfugier dans la contemplation du passé. La loi contre les signes religieux ostensibles en fait, une loi contre le
voile islamique et notre intolérance laïque ne sont que des rideaux de fumée qui nous cachent le plus grave.
Quant à nos politiques, dans leurs joutes stériles, ils perdent pied. Il est aujourd’hui urgent d’appeler à des
assises inédites réunissant décideurs politiques et économiques, partenaires sociaux et acteurs de la société
civile. Cela afin de tenter de revoir un système d’intégration en panne, de cerner les demandes et les besoins,
et pour cesser de n’opposer que des mots aux problèmes que posent la ghettoïsation et la non-prise en
considération de formes nouvelles de citoyenneté ? qui, aujourd’hui, ne veulent plus faire l’économie d’une
identité d’origine revendiquée et avec laquelle on vient embrasser la francité.
Aux Etats-Unis, pays dont nous critiquons le multiculturalisme, la communauté d’« originaires » inclut
l’étranger et le prépare progressivement à l’américanisation. Ici, curieusement, le mot « communautarisme »
n’existe pas et pourtant les communautés, elles, existent. Dans ce pays, on se dira américain et musulman,
américain et noir. Ce « et » essentiel à la citoyenneté est officiellement banni chez nous, alors qu’il est
désormais incontournable et que les pouvoirs publics auraient intérêt à le prendre en compte. Ce « et », qui
nous est si insupportable, a permis aux Etats-Unis la promotion d’une Condoleezza Rice ou d’un Colin
Powell. Chez nous, quand on nomme un ministre « issu de l’immigration », il est là, en gros, pour s’occuper
des siens... Les médias aussi pourraient jouer leur rôle dans ce débat indispensable, en mettant de côté les
préjugés qu’il leur arrive de renforcer par maladresse, par goût du sensationnel, par suivisme ou pour
d’autres raisons parfois moins honorables. Comment se saisir des maux de la société française lorsqu’on la
saoule avec la sexualité de l’abbé Pierre ? La presse consacre des pages entières à de telles inepties,
lesquelles aident certainement, en revanche, à anesthésier une population par ailleurs confrontée à une
violence quotidienne des rapports qu’on tend à banaliser, mais qui choque, par contraste, lorsqu’on séjourne
fréquemment à l’étranger.
Oui, notre société est fatiguée, excédée, elle n’a plus l’énergie de faire rêver comme le fait encore
l’Amérique. L’immigré a encore dans ce pays le droit de rêver, même si son rêve ne se réalise pas. Notre
bonne vieille France radote et critique les autres par ressentiment. L’antiaméricanisme primaire n’en est
qu’un symptôme. L’Amérique ne se réduit pas à Bush. C’est aussi le pays où, dans les plus grandes
universités, 30 % à 40 % des étudiants sont désormais asiatiques (ils n’étaient que 2 % il y a seulement une
génération) et les Noirs de plus en plus nombreux. De ces minorités émergera dans quelques années l’élite du
pays, quand ,chez nous, on s’offusque encore dans certains milieux que Sciences-Po ait ouvert ses portes à
quelques bons élèves issus des ZEP... Ce ne sont pas nos universités plongées dans une profonde misère et
dans l’apathie ambiante qui formeront des élites issues de l’immigration. Le patronat, plus au fait des
évolutions, est peut-être davantage en phase en la matière. Si aucun modèle d’intégration ne s’avère
aujourd’hui parfait, au moins pourrions-nous faire l’effort de reconnaître les faiblesses du nôtre et tirer des
leçons de ce qui a pu faire ses preuves ailleurs. La France, en période de crise, construit son identité dans
l’opposition à l’Autre qui lui fait peur. Au XIXe siècle, ce fut le cas avec les juifs. Actuellement, face à la
266
globalisation, c’est l’Autre arabe ou noir qui effraie. Et surtout sa religion, transformée depuis le 11
septembre en objet de tous nos fantasmes. Peut-on ouvrir un magazine ou un journal sans qu’on nous parle
de l’islam, du terrorisme et de l’islamisme, des imams radicaux, etc. ? Les musulmans ont remplacé les juifs
du XIXe siècle et de l’entre-deux-guerres.
Dans ce contexte, notre nationalisme exacerbé nous empêche de voir la multiculturalité de la France. Ni
l’histoire de la colonisation, ni celles de la décolonisation ou de l’esclavage, qui sont celles de différentes
composantes de la nation aujourd’hui, n’occupent la place qui leur revient dans la mémoire collective. Ce qui
ajoute aux frustrations. Dans d’autres pays confrontés à ces mémoires, les universités leur font depuis
longtemps la part belle. Ce sont de petits pas, mais qui peuvent mener loin, faisant recouvrer à ces divers
groupes leur dignité, leur honneur perdu dans les cités sans espoir, dans les familles où, souvent, on est sans
travail depuis au moins deux générations. Lorsqu’on propose aux professeurs du secondaire d’enseigner le
fait religieux ce qui serait en fait une autre façon de construire des passerelles entre les élèves de cultures
différentes et ceci loin de toute catéchèse , les oppositions restent fortes, pas seulement au nom de la laïcité
mais aussi du dogme laïciste. Pourquoi passer outre aussi à la religion des élèves ? Les émeutes de ces
derniers temps sont des signaux d’alarme inquiétants à prendre en considération avec le plus grand sérieux.
Cela concerne non seulement ceux qui fomentent ces désordres, mais aussi ceux qui les subissent.
L’ensemble des protagonistes est impliqué parce que, maintenant, on ne peut plus parler d’« eux » et de
« nous ». Eux et nous, ce sont des Français qui n’en peuvent plus. La France a besoin d’énergie et de
politiques novatrices pour déverrouiller le pays, donner leur chance à ceux dont l’horizon est sombre, à ces
jeunes qui savent désormais qu’ils vivront encore moins bien que leurs parents, pour leur préparer un terrain
plus propice à la mobilité sociale. Il n’est pas trop tard pour mettre en place les conditions requises à un
fonctionnement pluraliste de notre société : discrimination positive, travail sur les mentalités, programme de
lutte contre le racisme, accès à un emploi, à un logement, à une éducation dignes de ce nom. Et,
parallèlement, réformer l’école, lieu par excellence de discriminations, et l’université ; engager les médias
dans un travail d’éducation civique pour jeter les bases d’un vivre-ensemble et, pourquoi pas, promouvoir
toutes les initiatives qui vont dans ce sens. Regardons l’avenir en face. Tâchons de juguler le ressentiment.
Les émeutes émanent de ce ressentiment généralisé et risquent de prendre une tournure plus grave encore si
l’on n’y répond pas comme il convient.
267
A Return of the Proletariat
Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 November 2005
For two weeks now, France has been rocked by street violence and arson. And for two weeks, Russian
commentators have held forth about the "Muslim factor" and "ethnic conflicts."
It's easier to spout cliches than to figure out what's really happening, of course. But if our talking heads had
taken the time to watch the television news more attentively, they would have realized that at least a third of
the rampaging youths in France are not Arabs but the children of black African immigrants. And if a few of
these wise men and women had bothered to stray from the usual tourist spots or to talk with the locals on
their trips to Paris, they would have discovered that the Arab teenagers living in the working-class suburbs
not only speak no language other than French, but they also have no clue about Islam. This is doubly true of
young French blacks.
It goes without saying that there are plenty of orthodox Muslims in France who observe Ramadan, never let
alcohol pass their lips and forbid their daughters from appearing in public with their heads uncovered. But
these people have absolutely nothing to do with the current unrest. Conservative French Muslims keep their
distance from the rest of society. They do not allow their children to adopt depraved local mores and attempt
to shield them from contact with Christians. Such orthodox Muslims present no problem for the authorities.
Like any other conservative community, they seek to avoid contact with the outside world. By attempting to
bar Muslim girls from attending school in headscarves, the authorities did much to provoke a conflict, but
this is another matter. There is a big difference between the complaints of religious conservatives and
teenagers rioting in the streets.
Russian analysts love a good conspiracy theory. It is generally assumed that someone has instigated, ordered
and/or bankrolled every major crisis that comes along. Strangely enough, however, they didn't take this line
with regard to the events in France, although The International Herald Tribune noted on Nov. 3 that "like
everything else that happens in France these days, the rioting has become embroiled in the political
succession war between the prime minister, Dominique de Villepin, and the interior minister, Nicolas
Sarkozy, both of whom canceled foreign trips to deal with the crisis." The riots have proven disastrous for
the prime minister, while they have given Sarkozy grounds for demanding additional powers. This may
explain the strange ineffectiveness of the police during the early days of the uprising.
In fact, the causes of the crisis must be sought not in the areas of religion, culture or backroom political
maneuvering. Around 150 years ago Europe was shaken by riots very similar to those we're seeing today. In
France the unrest occurred in the very same suburbs, the same streets. No cars were torched back then
because they didn't yet exist, of course. And police, not yet constrained by any concern for humane conduct,
opened fire on the unruly crowds without much warning.
Fashionable sociologists have long been discussing the "disappearance of the proletariat" in Western
countries. What they seem not to have noticed is that the proletariat has returned to these countries in its
original form and has inhabited the same depressed suburbs in which the current middle class began its rise
up the social ladder. Just like the proletariat of the mid-19th century, today's working poor have few rights,
no native country and nothing to lose but their chains. This huge group of people doomed to labor in lowpaying jobs when they can find work at all are naturally not distinguished by any particular loyalty to the
state or respect for the law.
Benjamin Disraeli described the rich and the poor as two separate nations. Today, this is quite literally true,
since the proletariat and the bourgeoisie generally belong to different ethnic groups. As a result, liberal
society can close its eyes to social conflict by attributing all of the problems that arise to religious and
cultural differences and the difficulties of assimilation. No one wants to see that the teenagers in the streets
of France today are fully assimilated. They have broken with their cultural and religious roots and become
part of European society, but they have not gained equal rights, and this is why they are rioting.
268
A shift in social policy to the left or the right will change nothing at this point. The only way to solve the
problems of the proletariat is to change society, a point made more than a century ago by an immigrant living
in London: Karl Marx.
Boris Kagarlitsky, The Moscow Times, 10 November 2005, Copyright 2005 Eurasian Home
269
Banlieues : 10 questions
Michel Collon, 10 novembre 2005
1. La France supprimera-t-elle l'apartheid ?
On assiste à un curieux phénomène : les dirigeants politiques français se précipitent tous à la télé, la bouche
en coeur : « Nous vous avons compris, on va faire quelque chose pour vous ! » Tous connaissent les causes
du problème et tous savent ce qu'il faut faire.
Mais alors, si vous saviez, pourquoi avez-vous fait tout le contraire depuis trente ans, et surtout
dernièrement ? Pourquoi, ces deux dernières années, le gouvernement français a-t-il liquidé son soutien aux
initiatives locales ? Qui a supprimé 15% des crédits alloués à la lutte contre l'habitat insalubre dans le budget
2006 ? Qui a remplacé les polices de proximité par des CRS avec leurs humiliations systématiques et
arrestations arbitraires dont même Amnesty dénonçait le caractère violent et raciste dans un récent rapport ?
2. Que cachez-vous ?
De deux choses l'une. Ou bien vous, dirigeants, saviez vraiment quelle était la cause des problèmes, à savoir
l'injustice sociale, le « pas d'avenir », et pourtant vous n'avez rien fait, alors pourquoi vous ferait-on
confiance à partir de maintenant ? Ou bien vous n'avez pas de solution, parce que l'injustice sociale est au
coeur de votre système, et que vous ne voulez pas toucher aux privilèges des puissants, et alors pourquoi
vous ferait-on confiance à partir de maintenant ?
3. « La violence ne résoud rien » ?
Une fois encore, Messieurs les bourgeois, vous seriez fort aimables d'indiquer aux pauvres quelle méthode de
lutte vous leur suggérez puisqu'aucune autre n'a été entendue et que leur situation ne fait que s'aggraver !
Et surtout soyez un peu moins hypocrites ! Par quelle méthode la bourgeoisie française a-t-elle commencé à
construire ses immenses fortunes sinon la traite des esclaves, puis le pillage des richesses de l'Afrique ?
L'armée française allait-elle apporter des bouquets de fleurs aux Algériens, aux Marocains et autres peuples
occupés et massacrés ? Et, aujourd'hui encore, dans quelques néocolonies qui font la fortune des
multinationales comme Total et Bouygues, mais la misère des populations locales ?
4. Où est la plus grande violence ?
Quel mot employer pour qualifier un système qui, d'un côté accumule des fortunes colossales en détruisant
toujours plus d'emplois, et qui, de l'autre côté, entasse des millions de gens dans des ghettos, logements
insalubres, tours dégradées, écoles-parkings, stages bidon, petits boulots sans lendemain, harcèlements
policiers « au faciès » ? Chaque année, de plus en plus de gens doivent survivre avec des revenus insuffisants
alors que tous les gouvernements ne cessent de baisser les impôts sur les grosses fortunes. Chaque année, des
centaines d'êtres humains meurent sur les trottoirs de Paris. Quel mot pour qualifier un système qui ne laisse
aucune issue à un jeune : « Je m'en fous d'aller en prison, ma vie est quand même déjà foutue ! » N'est-ce pas
ce système lui-même qui est violent ?
5. « On n'est pas aux Etats-Unis, quand même ? »,
disaient nos médias lors du scandale Katrina - Bush. Mais est-ce que nous n'en prenons pas le chemin à toute
allure ? Avec la Constitution Européenne et Bolkestein et aussi toutes les mesures appliquées partout en
Europe depuis les accords de Lisbonne (2000), n'assiste-on pas à une offensive générale qui rabaisse les
salaires, les pensions, les allocations sociales ? Ne sommes-nous pas en train de rattraper Bush et ses 40
millions de gens sous le seuil de pauvreté ?
Cette obsession actuelle de faire travailler les vieux plus longtemps, n'est-ce pas la meilleure manière de
produire une masse supplémentaire de jeunes chômeurs sans espoir ? Est-il normal que les travailleurs de
Shell-Hollande soient obligés de faire grève pour préserver leur droit à la pension alors que les profits de
cette multinationale ont explosé (18 milliards de dollars en 2004, et 68% de plus cette année) ? Ne faudrait-il
pas, au contraire, réduire radicalement le temps du travail, afin de le partager ? Et le seul obstacle, n'est-ce
pas le caractère intouchable des super-profits des grosses sociétés, pudiquement recouverts du joli nom de «
compétitivité » ?
6. Des êtres humains à la poubelle ?
270
Quand les jeunes brûlent des voitures, ils dérangent et on s'en occupe. Quand c'était leur vie qui partait en
fumée et en désespoir, quel média en parlait ? Pouvons-nous encore croire au mythe du prétendu « ascenseur
social » quand on entend un des plus grands économistes occidentaux déclarer froidement : « Il y a six
milliards d'êtres humains sur terre, dont cinq milliards ne pourront jamais être utilisés » ? Ne vivons-nous
pas dans un système inhumain ? Les uns sont exploités jusqu'au trognon, les autres sont « jetés »
littéralement à la poubelle ? Faut-il baser la société de demain sur les profits des multinationales ou sur les
besoins de l'humanité ?
7. Une stratégie pour diviser ?
Bien sûr, brûler la voiture de son voisin de banlieue, c'est tomber dans le panneau du pouvoir. Car ce voisin
qui l'utilise pour se rendre au boulot (et se faire exploiter un maximum), ce voisin aussi est victime d'une
politique européenne imposée par les multinationales. Tout comme le petit pensionné plongé dans
l'insécurité financière lorsque le pouvoir rogne ses moyens d'existence.
Et le pouvoir ne craint-il pas justement que s'unissent les résistances à cette exploitation ? Le racisme n'est-il
pas délibérément alimenté en présentant des statistiques gonflées et faussées sur la petite délinquance tandis
que celle en col blanc est protégée ? Présenter les musulmans comme dangereux alors qu'il y a des
extrémistes partout, criminaliser le port du foulard, n'est-ce pas volontairement occulter la question sociale
derrière un faux problème de religion ? Afin de mieux dresser les victimes de l'exploitation les unes contre
les autres. Enfermer les plus pauvres dans des ghettos, et dresser autour d'eux un Mur de flics, a été la
stratégie la plus géniale pour briser la résistance. Aussi longtemps que les petits Blancs s'en prendront aux
petits Noirs ou aux petits Beurs, les grands riches (dont l'argent n'a pas de couleur) pourront dormir sur leurs
deux oreilles. Et le gros problème, c'est que la démagogie de Sarkozy marche bien. Alors que ce gros
bourgeois prépare une politique antisociale à la Bush, son discours passe bien chez une majorité de
travailleurs en France, mais aussi en Belgique. Nous avons un gros boulot, là !
8. Qu'est-ce que Fachozy est en train de faire passer ?
Bien sûr, hypocritement, ses rivaux tentent de lui faire porter le chapeau et de l'éliminer de la présidentielle.
Mais en même temps, ils sont bien contents qu'il fasse leur sale travail. Car chacun sait que le problème
social ne fait que commencer, et que la révolte ne disparaîtra pas. D'où l'utilité de « Monsieur Karcher ».
Bien avant les émeutes, Fachozy avait préparé des lois liberticides qui nous visent tous et qui vont se mettre
en place dans toute l'U.E. : écoutes, espionnage d'Internet, extraditions pour délits politiques, expulsions
arbitraires... Après avoir délibérément créé la tension, Fachozy va l'exploiter pour faire passer ces lois antidémocratiques. Qu'il utilisera aussi contre les mouvements sociaux et syndicaux. Et contre notre liberté
d'expression (n'oublions pas qu'il a fait emprisonner un jeune immigré pour l'avoir « insulté »).
9. Quelles solutions proposent-ils ?
Ceux qui « ont bien compris l'inquiétude des jeunes », assurent qu'ils vont remettre un peu plus de sous pour
les banlieues, et y ramener les polices de proximité et assistants sociaux qu'ils venaient de supprimer.
Seulement, les flics et les assistants sociaux calmeront peut-être la situation un temps, mais ils ne créeront
pas de l'emploi. Pour s'intégrer, il faut un vrai boulot, un vrai revenu.
Mais tant que le système sera basé sur l'intérêt et le profit maximum de quelques uns, comment pourrait-on
créer les emplois nécessaires et satisfaire les besoins de la population ? Si nous voulons qu'on cesse de jeter
des êtres humains à la poubelle, n'est-il pas temps de remplacer la loi de la jungle par une forme supérieure
des relations humaines ? Aujourd'hui, il est parfaitement possible de supprimer la faim dans le monde : cela
coûterait moins qu'un quart du budget annuel de l'armée US. Alors ?
10. Les laisser dans leur ghetto ?
Il est trop facile de reprocher aux jeunes des banlieues de n'avoir pas de programme, et de se tromper de
cible. Au début de l'existence de la classe ouvrière, les travailleurs surexploités ont commencé par briser les
machines, ce qui était tout aussi suicidaire. La vraie question est : d'où pourraient leur venir ces
revendications claires, cette analyse des causes de leur malheur ?
Qu'a fait le mouvement ouvrier, qu'ont fait les intellectuels progressistes pour surmonter la division entre ces
jeunes et les autres couches populaires ? Pour surmonter cette division, il faudra absolument jeter des ponts
et communiquer l'expérience des luttes passées. Mais, avant d'être professeur, il faudra d'abord être élève. A
l'écoute. Car la « haine » que ces jeunes éprouvent n'est pas un sentiment négatif. C'est l'indignation face à
l'injustice. Et ce sentiment a toujours été, à toutes les époques, le point de départ pour résister et pour changer
le monde.
271
C’est l’ensemble de la classe politique française qui se trompe...
Par Tariq Ramadan, jeudi 10 novembre 2005
Face à la violence dans les banlieues, on a vu l’autorité politique se questionner, hésiter : que faire face à une
amplification de la violence aussi surprenante que dramatique ? Depuis plus de dix jours, les banlieues de la
marge viennent déstabiliser le cœur de la République et posent une série de questions qu’il faudra bien
regarder en face. On peine, à droite comme à gauche, à appréhender l’ampleur d’un phénomène qui requiert
une véritable révolution intellectuelle dans la façon dont les termes du débat sont aujourd’hui posés.
Il ne fait aucun doute que la violence n’est pas la solution et que la dégradation des biens publics, des bus et
des voitures doit cesser et devra être sanctionnée. Il ne fait aucun doute non plus qu’un certain nombre de
jeunes versent dans le pur vandalisme et la violence sauvage. Le rétablissement de l’ordre est évidemment
une priorité et notamment pour les habitants des banlieues qui sont les premières victimes de ces violences. Il
reste néanmoins que ces mesures seront insuffisantes et inefficaces si l’on n’entend pas la nature du message
que renvoie à la France cette flambée de violence. L’entretien, quasi consensuel entre les partis, d’une
politique de l’autruche concernant les banlieues aura à terme des conséquences dévastatrices pour la paix
sociale.
En amont du débat sur la fracture sociale, il est urgent d’engager une critique rigoureuse de la façon dont,
depuis quinze ans, la classe politique et les intellectuels français abordent les questions de l’unité de la
République et de l’intégration. On a assisté à des débats passionnés, et répétitifs jusqu’à l’obsession, sur la
laïcité, l’école, la compatibilité de l’islam avec les valeurs républicaines, en passant par la représentation ou
la formation des imams. On va d’un sujet à l’autre, quasiment en boucle, comme si tous les problèmes qui
fragilisaient l’unité idéalisée de la République trouvaient là leurs résolutions. Non contents de constater
l’inefficience de ces joutes, certains politiciens ont découvert un filon propre à relancer sous de nouveaux
habits un débat éculé : ils proposent de revoir la loi de 1905, et nous entraînent, de fait, vers les mêmes
fausses nouvelles questions.
Les politiciens et les intellectuels français ont cette capacité surprenante d’entretenir pendant des mois des
débats assourdissants autour de questions mal posées et/ou, dans les faits, déjà réglées. Il en résulte un climat
malsain de confusion générale quant aux traitements des questions de fond. Prendra-t-on enfin acte en France
que l’islam est une religion française. Certaines questions religieuses sont certes importantes (et les
musulmans doivent s’y pencher) mais entendra-t-on, loin des effets de manche médiatiques, que la question
religieuse - quant à la place de l’islam - est réglée. Il n’y a pas à réformer la loi de 1905 ; il est question,
simplement et urgemment, de l’appliquer complètement et égalitairement. Entendra-t-on enfin qu’il existe un
quasi consensus parmi les Français de confession musulmane sur le fait qu’ils sont liés par le respect strict et
intégral de la Constitution et de la législation françaises : ils le prouvent depuis plusieurs décades. Les
musulmans doivent bien sûr continuer à être autocritiques vis-à-vis des lectures littéralistes poussant au
replis communautaire, à la radicalisation et/ou à la violence mais il est aussi impératif que la société
française remédie à sa propre méfiance et à sa surdité en les écoutant et en cessant d’exiger d’eux une
perpétuelle justification.
La France des années deux mille a besoin de la voix d’un Jaurès qui ait le courage de dire : la question de
l’islam est réglée et ne menace en rien l’avenir de la France. C’est la question sociale qui est le vrai danger
pour l’unité de la République. La gauche est totalement déconnectée des réalités du terrain. Ses leaders,
soucieux de rester présents sur le terrain médiatique, ont, entre autres, créé des associations dites
« représentatives des banlieues » qui, pour se faire entendre sur les plateaux de télévision, acceptent les
termes des débats politico-médiatiques des salons parisiens qui sont à mille lieux des réalités du terrain.
Ainsi SOS Racisme ou Ni Putes ni Soumises (créations socialistes) surfant sur les thèmes médiatiques de la
laïcité, de l’islam, de l’intégration et de l’islamisation, sont autant entendues par l’élite parisienne qu’elles
sont disqualifiées au sein des populations qu’elles sont sensés représenter. Dans le journal anglais The
Independent, le président de SOS Racisme se plaignait de n’avoir pas été appelé à la rescousse par le
gouvernement afin d’agir contre la vague de violence dans les banlieues : on pourra reprocher à la droite
d’être inefficace en matière sociale mais on ne pourra pas lui faire grief d’être mal renseignée sur les voix qui
ont quelque légitimité sur le terrain. Hormis la critique de la politique sécuritaire du gouvernement actuel, la
272
gauche ne propose rien et est en panne de projet politique pour des populations dont elle ne connaît presque
rien et dont elle parle dans les mêmes termes que la droite.
L’unité de la République, idéalisée jusqu’à l’ivresse dans le discours politique, est, sur le plan social, un
mythe et un mensonge. Les débats sur l’islam, l’intégration et l’immigration, avec en toile de fond,
l’entretien de la peur, sont des stratégies quasiment idéologiques permettant de ne pas regarder en face la
réalité : des citoyens français sont traités comme des citoyens de seconde classe auxquels on envoie des
enseignants débutants et inexpérimentés, à qui on offre des écoles ghettos, des habitations indignes et la
perspective d’un marché de l’emploi verrouillé et inaccessible. Un univers sinistré et sombre. La France
devient, sous nos yeux, une nation socio-économiquement communautariste avec des aires résidentielles
pour citoyens riches très protégés, une classe moyenne enclavée qui cherchent de plus en plus à se mettre à
l’abri des ghettos des laissé-pour-compte. Le racisme institutionnel est une réalité quotidienne sur le marché
de l’emploi et de l’habitat, le système scolaire est à trois vitesses et la présence dans les milieux politiques et
médiatiques des citoyens issus des banlieues tient de la dérision ou, au mieux, de l’alibi grotesque qui n’en
finit pas d’utiliser des Arabes ou musulmans de service.
Une révolution des mentalités s’impose d’urgence : la France a changé et il faut que ses programmes
d’enseignement l’intègre et l’exprime. Ceux qui constituent la nation d’aujourd’hui ont droit à une
reconnaissance officielle : loin d’une compétition malsaine des mémoires, une approche objective et
respectueuse des histoires s’impose. Un nouveau souffle de créativité en matière de politique éducative est
nécessaire quant à la formation des enseignants et à l’administration des écoles de banlieues : l’égalité des
chances passe par un triplement des investissements dans les zones scolairement sinistrées de la République.
Envoyer la police précédée d’un discours qui mêle l’insulte à l’irrespect est contreproductif. On ne verra de
changement que lorsque les citoyens des banlieues seront respectés comme Français à part entière, écoutés et
considérés comme partie prenante des solutions et non pas seulement comme expression des problèmes. La
confiance s’est délitée et seules des initiatives locales basées sur le dialogue, la citoyenneté, la démocratie
participative et accompagnées de l’établissement de services sociaux effectifs et de plans emplois et
habitations à long terme sont de nature à renverser la spirale du pire.
La France a besoin de politiciens déterminés et courageux qui regardent en face les peurs et les racismes qui
traversent ce pays. De politiciens au souffle long dont la vision et les horizons politiques dépassent les
échéances déjà tristement obsessionnelles de 2007 et affirment avec force leur refus de continuer à pervertir
et à fausser les débats en « islamisant » les questions sociales. Des politiciens qui respectent la dignité égale
de tous les citoyens et qui refusent au nom de l’unité sociale de la République de continuer à parler de
« Français d’origine immigrée » quatre générations après leur installation. Des politiciens qui savent que si la
France a besoin que l’ordre soit rétabli dans les banlieues, elle ne parviendra à garantir la paix sociale que si
elle reconnaît et luttent contre les injustices qui la minent. C’est ce que crient « les voyous » et « les
sauvageons » des banlieues et ce sont les partis qui, somme toute, se discréditent de ne pas les entendre et de
les traiter ainsi.
* Une version plu scourte de cet article a été publiée dans dans le quotidien suisse « Le temps » .
Tariq Ramadan
Dernier livre paru, Faut-il faire taire Tariq Ramadan ?, éditions Archipel, janvier 2005
Professeur d’islamologie (site internet : www.tariqramadan.com)
273
Ils sont entrés en politique
Françoise Blum, Le Monde, 10 novembre 2005
Il fut un temps, qui n'est pas si lointain, où l'identification à l'opprimé était le mode d'être d'une génération,
un temps où nous étions tous des juifs allemands. Je persiste à croire, à tort me diront certains, que cette
identification-là donnait comme un supplément d'âme. Avec les jeunes des banlieues rien de tel
apparemment. Au mieux, on comprend leurs frustrations, au pire on en a peur. Au mieux, on leur reconnaît le
droit à manifester leur colère, mais on trouve qu'ils expriment ce droit de façon irresponsable. Au pire, on
voit derrière leur révolte l'ombre des imams.
Pourquoi ne pas reconnaître tout simplement qu'en ce moment, et de la seule façon sans doute qui puisse
porter, la façon médiatique, ces jeunes, pour la première fois occupent un espace qui leur était inconnu,
inaccessible, étranger ou interdit, l'espace du politique. Ils sont entrés en politique, ceux-là mêmes dont on
dit qu'ils ne votent pas, qu'ils se désintéressent de la chose publique.
Sous le poids de l'insulte, d'autant plus grave peut-être qu'on leur renvoyait à la figure leurs propres mots, ces
mots dont on prétend les guérir pour mieux les intégrer, ils ont découvert leur force. Ils ont découvert un
pouvoir qu'ils n'avaient jamais eu l'occasion de manifester. Ils sont en train de faire vaciller un ministre que
d'aucuns voyaient déjà président de la République. Ils sont en train de montrer qu'ils existent et que peut-être
après tout cette République qui se veut égalitaire et universelle, ils peuvent eux aussi contribuer à la
transformer. En un mot, ils sont devenus en quelques heures et quelques soirées d'incendies des acteurs, des
acteurs de cet espace public qu'on leur recommandait d'intégrer tout en leur en déniant l'accès.
La rue, lieu d'errance et de désoeuvrement, est devenue pour eux un lieu de manifestation. Et qu'on ne
s'étonne pas qu'ils ne défilent pas de la République à la Bastille, infidèles en cela à une tradition et une
mémoire qui n'est pas la leur. Paris n'est pas leur territoire et si les étudiants de mai 1968 incendiaient les
voitures du boulevard Saint-Germain, en un temps rappelons-le où les voitures étaient plus rares et plus
chères, c'étaient aussi celles de leurs parents.
Autres temps, autres moeurs : Ceux qui récusaient la société de consommation en ces jours heureux des
"trente glorieuses" ont malgré tout à voir avec ceux qui rêvent de l'intégrer. Ils demandent du respect. Les
uns subissaient le poids d'une société répressive et dénonçaient le racisme antijeunes. Les autres subissent le
poids d'une société qui en fait des êtres de seconde zone, qui les marginalise et les méprise, qui les écrase
sous les contrôles de police et fait de la couleur de leur peau, de leurs noms et leurs prénoms un véritable
handicap social. Et que serait leur colère sans les incendies de voitures ?
Les télévisions du monde entier se seraient-elles alors déplacées ? Que fallait-il qu'ils fassent : qu'ils
déposent une pétition au Palais-Bourbon ? Les moyens qu'ils utilisent sont sans doute les seuls efficaces en
ces temps où les médias font et défont l'actualité. Combien de grèves ouvrières ont récemment encore été
projetées sur la scène publique du seul fait de leur usage de menaces criminelles. Osons le mot, ces émeutes,
révoltes, flambées de colère, violences, la gamme sémantique est large, sont un mouvement social. Il ne
s'agit pas d'une révolte ouvrière mais de celle d'enfants de la classe ouvrière. Les buts ? Au moins le respect,
et au plus l'intégration.
Le projet politique ? La lutte contre le chômage, contre la précarité. Ils demandent aussi la démission d'un
ministre de l'intérieur, comme on a pu demander, en d'autres temps, celle d'un Marcelin. Et on a envie de dire
haut et fort : bravo à tous ceux qui, à force de mépris, ont pu aider à l'émergence d'un nouvel acteur collectif.
Et un nouvel acteur collectif, dans une France engluée dans ses querelles de chapelle et ses peurs de l'avenir,
n'est-ce pas une chance ?
Françoise Blum, historienne et ingénieur au CNRS
274
This is not only a French crisis - all of Europe must heed the flames
Timothy Garton Ash, Thursday November 10, 2005, The Guardian
Europeans of immigrant descent are speaking to us through a pillar of fire. They need acceptance as
hyphenated Europeans
In the Bible, we read that God guided his people out of Egypt with a pillar of cloud by day and a pillar of fire
by night. Now the impoverished youth of France's outer-city ghettoes are speaking to all of us through a
pillar of smoke by day and a pillar of fire by night. Their pillars are made of burning cars - some 6,000 to
date - yet this apparently pointless violence has as clear a message as the one Moses followed. Europe, which
to their immigrant parents seemed like the promised land, has turned into a new bondage.
"You know," a young man called Bilal told a reporter at Housing Project 112 in Aubervilliers, "when you
brandish a Molotov cocktail, you are saying 'help!' One doesn't have the words to say what one resents; one
only knows how to talk by setting fire." So they know what they are doing. They speak through fire.
To say this is not to justify the resort to violence. Nothing in the world can justify the beating to death of an
elderly, innocent bystander, Jean-Jacques le Chenadec, a retired car worker who was reportedly just trying to
extinguish a fire in a rubbish bin near his home. Nothing. But even as a fragile social peace is, we hope,
restored through the drastic means of declaring a state of emergency, we have to start understanding what is
being said through the flames.
Some commentators have contrasted peaceful, multicultural Britain with explosive, monocultural France.
That seems to me dangerous complacency. Of course, the message of the burning Renaults and Citroëns is
directed first and foremost at France's leaders. No country in Europe has a larger proportion of men and
women of immigrant descent, mainly from the African continent and mainly Muslim: an estimated six to
seven million of them, or more than 10% of the population.
In few other European countries are those of immigrant descent so heavily ghettoised as they are in
impoverished housing estates like No 112 at Aubervilliers. In few other countries could an interior minister
denounce the rioters as "rabble" who deserve to be sand-blasted, and yet remain one of the most popular
politicians in the land. That the French prime minister at such a moment is an unelected aristocrat, with a pen
frequently dipped in purple ink, makes it hard to resist talk of an ancien regime. Indeed, few European
countries have a more exclusive metropolitan elite.
Just a few descendants of France's postwar trans-Mediterranean immigrants appear in public life. Their
position was perfectly summed up for me by a recent picture in Le Monde which showed the silver-haired
prime minister, Dominique de Villepin, greeting Mr Azouz Begag, the minister for the promotion of equality
of opportunity, by patting him on the head. Pat, pat, nice little Azouz. Meanwhile, the social reality of "equal
opportunity" is best summarised in the title of a book by a Moroccan-born businessman, The Social Elevator
is Broken; I Took the Stairs. The evidence of endemic racism in the French labour market is overwhelming.
The British writer Jonathan Fenby tells the story of an entertainer in one of those housing estates who wrote
two job application letters to a state television channel. One gave his African name and his real address; the
other, a French name and a better address. The first received a refusal, the second an invitation for an
interview.
Moreover, France represents the European extreme of attempted assimilation. No other European state has
been so aggressively rigorous in its banning of the Islamic headscarf. None has made fewer concessions to
cultural difference. As Alain Duhamel observes in his book French Disarray, "the only community France
recognises is the national community".
All this is peculiar to, or at least most extremely represented by, the French Republic. But have no illusions:
this is a problem that afflicts the whole of Europe. It was second-generation immigrants in peaceful,
multicultural Britain who perpetrated the far-worse atrocity of the July bombings in London. Indeed, in the
form of their revolt, Bilal and his comrades are in a way speaking old-fashioned French, albeit French
without words. For spectacular but not ultimately very bloody protests, with road blocks and barricades, are
275
part of a more than 200-year-old French revolutionary tradition. France's second-generation immigrant
youths burned cars; ours burned human beings. Which would you prefer? And it was peaceful, multicultural
Holland which last year saw the ritual murder of Theo van Gogh.
Most west European societies have large, dissatisfied communities of immigrant descent. We brought them
here in the first place, partly as the legacy of our retreating European empires, partly as workers to perform
the menial jobs native Europeans did not want to do, in the years of impressive economic growth after 1945.
We kept them, for the most part, at arm's length, treating them as denizens rather than full citizens of Europe.
In Germany, for example, most of the so-called Gastarbeiter from Turkey were, until recently, not invited to
take up German citizenship, even if they had lived there for 30 years. And the post-9/11 "war on terror" has
added new grounds for alienation.
This is an all-European problem. I'm tempted to say it's the all-European problem; or at least, first-equal with
that of creating more jobs. The two are closely related. In many of the housing estates now speaking through
fire, unemployment is as much as 40%, while the average age is under 30. Meanwhile, the older, nativeEuropean unemployed are strongly represented among the electorate of Jean-Marie le Pen's National Front,
and other anti-immigrant parties across Europe. This has all the makings of a downward spiral.
On all reasonable assumptions, Europe's population of immigrant descent and Muslim culture will grow
significantly over the next decade, both through higher relative birth rates and further immigration. If we
cannot make even those who have lived in Europe since birth feel at home here, there will be all hell to pay.
Six thousand burning cars will seem like nothing more than an hors-d'oeuvre.
Addressing their socio-economic problems is half the answer, but very difficult, since the key is jobs and
jobs are being created in Asia and America more than in Europe. The other half has to do with citizenship,
identity and the everyday attitudes of each and every one of their fellow citizens.
Being European should be the overarching civic identity which allows immigrants and those of immigrant
descent to feel at home. Indeed, it should, in theory, be easier to feel Turkish-European, Algerian-European
or Moroccan-European than it is to feel Turkish-German, Algerian-French or Moroccan-Spanish, because
being European is by definition a broader, more all-embracing identity. But it isn't easier.
Somehow, Europeanness doesn't work like that. Native-born Europeans can feel French-European, GermanEuropean or Spanish-European. Some - we happy few, we band of brothers - even feel British-European.
And there are examples of people who definitely do feel, say, Pakistani-British or Tunisian-French. But the
direct hyphenation rarely works. To address the greatest problem of our continent, and not just of France, we
need to do nothing less than to redefine what it means to be a European.
Timothy Garton Ash, The Guardian, 10 novembre 2005, http://www.freeworldweb.net
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Is Paris burning or Watt?
William Bowles, November 10, 2005
williambowles.info
We must leave our dreams and abandon our old beliefs and friendships of the time before life began. Let us
waste no time in sterile litanies and nauseating mimicry. Leave this Europe where they are never done
talking of Man, yet murder men everywhere they find them, at the corner of every one of their own streets, in
all the corners of the globe. For centuries they have stifled almost the whole of humanity in the name of a socalled spiritual experience. Look at them today swaying between atomic and spiritual disintegration. – Frantz
Fanon, The Wretched of the Earth
Burn, baby, burnOr Soweto, or Bolton, or Brixton, or Petrograd? In 1976, the young people of Soweto had
finally had enough, people can only take so much before they revolt no matter what the cost.
And the experts in their droves, come out of the woodwork like cockroaches and produce their ‘learned’
analyses of what ails our broke down capitalisms, even, as the Independent the other day advanced the theory
that the youths of France used their cellphones and the Internet to co-ordinate their uprising in order to
explain the sheer scale of it (I kid you not), it seems a fundamental truth escapes them.[1]
Spontaneous uprisings are as old as class societies as any reading of history teaches us from Watt Tyler’s
Peasants’ Revolt in the 13th century through to the dispossessed of the ‘barrios’ of Paris or Caracas.
What distinguishes the revolt currently taking place in France is not only the scale of it, sweeping across
France from one ghetto to the next but that it reflects the fact that the legacy of colonialism and its benighted
descendent, the ‘neo-liberal’ agenda of the IMF and the World Bank has finally come back to haunt the
Western world.
The importation of cheap, colonial labour whether from Puerto Rico to New York in the 1940s, from the
Caribbean to London in the 1950s or those from Bangla Desh and Pakistan in the 1960s, all reflect the stark
reality of a divided world, that sooner or later, given the fundamentally racist nature of capitalist society was
bound to blow up in our faces.
Some on the left even argue that a major cause of the current unrest is, as Frank Furedi argues one of
“political exhaustion” of the ruling elites, that following the end of the Cold War
… the European political elites lack a project. They no longer have a mission to perform, and do not possess
a distinct outlook that can inform their policies and day-to-day actions.[2]
Lack a project? Is it any wonder that we on the left face our own crisis when this kind of analysis is all we
have to offer as an explanation for what is an on-going phenomenon, a phenomenon that Furedi
acknowledges as his references to the riots of Oldham and elsewhere testifies, that of an global ‘underclass’,
the descendents of a post-colonial policy that has come home to haunt us in the ‘belly of the beast’.
What Furedi fails to mention is the role of racism as a fundamental aspect of capitalism. Indeed, Furedi’s
article fails to mention the ‘r’ word at all except in the final paragraph, where his own failure of imagination
is summed up
… the Anglo-American media have been quick to preach to the French about the enlightened ways of doing
race relations, and call on them to learn from America and Britain. Maybe this learning should be the other
way around. The problems that afflict France are not the result of unimaginative Gallic policymaking. They
are ultimately the product of a political exhaustion that is no less prevalent in Britain or Belgium than it is in
France. The solution lies not in dreaming up clever ways of managing community conflict, but in demanding
that societies stop evading the fundamental questions posed in our times: what is the purpose of politics; who
are we as a society; and what defines our humanity?[3]
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Ultimately, it is the failure to recognise that the fundamental contradictions of capitalism that has seen firstly,
the importation of cheap labour to do the jobs considered too demeaning by the white working classes of the
capitalist world to perform and secondly, the export of industrial capitalism to the un-unionised working
people of our former colonies. Add to this the assault by the IMF and the World Bank on the poor of the
planet which has displaced millions who have in turn ‘invaded’ the metropolitan centres of capital in search
of a living.
Failure of the imagination? “Political exhaustion” on the part of the ruling elites? I despair if this is what
passes for a ‘left’ analysis when we have for decades experienced the results of the imperial mindset that
affects all sections of capitalist society. Until we face the reality that we are the privileged of the world,
living on borrowed time and on stolen labour, there can be no solution.
‘More Africans Enter U.S. Than in Days of Slavery’, New York Times, February 21, 2005
Although Frantz Fanon focused on the effects of colonialism on the ‘native’, the following description could
just as easily describe the banlieues of France as those of Algeria
The zone where the natives live is not complementary to the zone inhabited by the settlers. The two zones
are opposed, but not in the service of a higher unity. Obedient to the rule of Aristotelian logic, they both
follow the principle of reciprocal exclusivity. No conciliation is possible, for of the two terms, one is
superfluous. The settlers’ town is a strongly built town, all made of stone and steel. It is a brightly lit town;
the streets are covered with asphalt, and the garbage cans swallow all the leavings, unseen, unknown and
hardly thought about. – The Wretched of the Earth, p. 38
A suffocating myopia has descended on the West, one that ignores the reality of a world that outside the
metropolitan centres is based on sheer brute force of arms and repression whether in Colombia, Iraq, or
Palestine, where the uniting factor is an imperialism increasingly desperate in its attempts not only to hold
onto what it has stolen but to absorb the fact that the policies of centuries has finally come to a head.
That it explodes in the face of a smug and comfortable intelligentsia, whether of the ‘left’ or the right should
come as no surprise to us, it is but our just desserts for the centuries of oppression we have inflicted on
Fanon’s Wretched of the Earth and for ignoring the reality of life in our own ‘backyard’, even as we speed
off up the M-25 to some cathedral of consumption to get our fix of fixtures.
Wake up Frank Furedi and tell it like is, you have nothing to lose but your illusions.
William Bowles, November 10th, 2005
[1] ‘It is reasonable to presume rioters have been using their mobile phones and internet access to maximise the impact
of their demonstrations.' The Independent, 7 November, 2005.
[2] ‘French lessons for us all The riots reveal the political exhaustion of Europe’ by Frank Furedi, 8 November 2005.
- www.spiked-online.com/printable/0000000CAE34.htm
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Violences policières
Lettre de Jean-Pierre Dubois au ministre de l'Intérieur concernant des propos
tenus par des policiers
Jean-Pierre Dubois, Président de la Ligue des droits de l’homme, 10 novembre 2005
Monsieur le Ministre,
L’émission de TF1 « Sept à huit » du 6 novembre 2005 a diffusé la scène suivante filmée par un journaliste
en caméra cachée dans le quartier de La Duchère de Lyon.
Il s’agit d’un contrôle d’identité opéré par une patrouille de policiers au cours duquel les propos suivants
auraient été tenus :
A un jeune qui proteste, un policier lui lance : « Ta gueule ! »
« - Vous nous dites « Ta gueule » et on n’a rien fait m’sieur. »
« - Tu veux que je t’emmène dans un transformateur ? »
« - Désolé, m’sieur, vous me parlez mal, je vous ai pas parlé, m’sieur »
« - Eh bien nous parle pas ! (…) On te dit de reculer, recule ! »
« - Ecoutez, monsieur, on vous vouvoie et vot’collègue il nous tutoie ! On est respectueux ! »
Un autre jeune, plus loin, lance à un policier : « C’est bien fait ! T’as le cancer ! T’as plus de cheveux ! »
Le policier répond : « Eh ! Tu veux griller toi aussi avec tes copains ? Tu veux aller dans un transfo ?
Ramène ta gueule, on va t’y mettre. »
Le premier jeune homme reprend : « Si c’est comme ça, vous croyez que tout le quartier il va se calmer ? »
Un policier répond : « Que le quartier se calme ou pas, on s’en branle. Nous, à la limite, plus ça merde, plus
on est contents ! ».
Face à la gravité de tels propos tenus par des représentants de l’autorité publique, je vous demande, si ces
faits sont avérés, l’ouverture de poursuites disciplinaires.
Vous comprendrez que je rende cette lettre publique.
Je vous prie de croire, Monsieur le Ministre, à l’assurance de ma haute considération.
Jean-Pierre Dubois, Président de la LDH, 10 novembre 2005
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Piégés par la République
Laurent Mucchielli, Didier Lapeyronnie, Libération, 9 novembre 2005
Les émeutiers sont seuls. Ils n'ont aucun soutien politique. Il est vrai qu'ils sont difficilement défendables. Ils
sont agressifs et violents. Ils ont souvent un présent ou un passé de dé

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