Cahiers d`histoire - Revue d`histoire critique

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Cahiers d`histoire - Revue d`histoire critique
Compte-rendu de lecture. Annie Burger-Roussennac
* Jean Lebrun, Notre Chanel, Bleu autour, Saint-Pourçain-sur-Sioule (Allier),
2014, 276 p.
Notre Chanel, de l’homme de radio et historien Jean Lebrun, est à la fois un récit à la subjectivité
assumée de la vie de la créatrice Gabrielle Chanel et celui de l’enquête faite pour y parvenir. Les deux
récits inextricablement liés l’un à l’autre comme les deux C du monogramme de la Maison Chanel, ou
comme les brins d’une cordelette, existent l’un par rapport à l’autre, l’un grâce à l’autre.
Commençons par l’enquête. Loin de condamner la valeur du récit historique produit, le récit de
l’enquête donne une profondeur nouvelle, dévoile les coulisses de l’atelier de l’historien et les enjeux
personnels de la recherche menée. L’historien n’écrit plus à partir d’un point de vue en surplomb, mais
en assumant ses liens avec son objet de recherche. On pense au livre d’Ivan Jablonka, Aux grandsparents que je n’ai pas eus (2012), construit entre récit, mémoire et travail de deuil, mais aussi à la
réflexivité, ce travail d’objectivation préalable préconisé par Pierre Bourdieu, mise en œuvre par
Nicolas Renahy dans son livre Les gars du coin (2005).
Faite à quatre mains entre 1988 et 1990, l’enquête de Jean Lebrun s’achève une première fois le 29
novembre 1990, avec la disparition de son inspirateur principal, le journaliste de mode Bernard Costa,
mort du sida, à l’âge de 36 ans. Puis il faut attendre 2013, vingt-trois ans plus tard, quand, avec l’aide
de son éditeur Bleu autour, Jean Lebrun parvient enfin à donner une forme au livre projeté. Il choisit
celle du tombeau littéraire. « À Bernard, [ce livre] rend le supplément de vie dont je lui étais
redevable », conclut le prologue. Affirmation de la fidélité post-mortem, de la durabilité des amours
homosexuelles d’un homme ancré dans le catholicisme (Jean Lebrun a dit publiquement sa foi dans un
article de La Croix en 2006), le livre dialogue dès lors avec tous les croyants (et incroyants) de notre
époque. En racontant l’enquête dans sa matérialité et son déroulement, il éclaire deux années de la vie
quotidienne de deux hommes amoureux en lutte avec la pandémie mortelle. Ces deux années de
voyages dans toute la France à la recherche des témoins, « d’un lieu l’autre », et d’un appartement à
l’autre quand la maladie progresse, disent les lâchetés des connaissances effrayées par le mal nouveau,
la férocité des familles, autant de notations, de pistes pour une histoire à écrire des effets sociaux du
sida au début de la pandémie.
Enquêteurs, Jean Lebrun et Bernard Costa convoquent surtout des témoins (une volonté de Bernard),
des proches pris hors du cercle des courtisans de Gabrielle Chanel. « Voyagez plutôt dans les autres
cercles » (p. 18) leur suggère Boris Kochno, le secrétaire de Diaghilev. Ils suivent son conseil et vont
voir successivement « tante Roselyne et tante Guite », les nièces d’Étienne de Balsan, Alain Cuny,
Madame Madoux, dont le mari était l’homme de confiance de Gabrielle Chanel. Ces rencontres sont
documentées et donnent lieu dans le texte à de magnifiques portraits. Les renseignements recueillis
sont croisés avec d’autres, provenant d’archives aussi. Dans le même temps, et au moment de rédiger
surtout, Jean Lebrun lit et convoque toute la littérature parue. Il ne recule devant aucune vérification,
évaluation et recoupement imposés par le travail de l’historien. Dans le récit, ce travail s’exprime à
travers les usages fréquents du conditionnel. L’ambition affichée de produire « quelques compléments
qui ne sont pas négligeables » (p.11) sur la vie de Mademoiselle Chanel nous semble largement
atteint.
Pourtant, les faits rapportés vont uniquement jusqu’en 1954, là où l’enquête commune s’est arrêtée en
1990. Jean Lebrun en justifie ainsi le parti pris. Cette date a également une autre cohérence. En
focalisant sur la première période de Gabrielle Chanel, en évitant de raconter la renaissance de la
Grande Mademoiselle, rendue possible par les Wertheimer, les actuels propriétaires de la marque, Jean
Lebrun et Bernard Costa ont préservé leur liberté d’analyse, un bien rare dans le milieu de la mode à
l’époque, moins aujourd’hui que la mode se constitue en objet scientifique. Leur travail s’est construit
sans la Maison Chanel, à bonne distance du mythe mille fois décliné par la toute puissante
communication de cette dernière.
Les deux hommes avouent sans fard leur fascination pour la révolutionnaire de la mode. « Chanel
avait ouvert une rupture décisive » (p. 9). Dans le récit, parler de cette œuvre ne nécessite pas de la
montrer. Il s’agit d’en saisir l’esprit, le « chanélien », leur principe unificateur, « l’esthétique de la
diminution » (p. 29), née dans le cadre austère de l’abbaye cistercienne d’Aubazine, en Corrèze, où
l’orpheline de condition très modeste vécut de douze à dix-huit ans. Biographes, Jean Lebrun et
Bernard Costa cherchent aussi le “noyau” de leur héroïne. Ce faisant, ils trouvent les ressorts qui
permettent à la Belle Époque et dans les années 1920 de construire à Paris un empire de mode. Des
hommes au début, ses amants, y jouent un rôle clé de Pygmalions fortunés. Étienne Balsan et Boy
Capel, cavaliers acharnés comme bien des membres de la haute société, mettent à Gabrielle Chanel le
pied à l’étrier au sens propre et figuré du terme. Ils lui ouvrent les portes du “monde”, la veille
aristocratie française et anglaise dont le mode de vie donne toujours avant 1914 le “bon ton”.
Avec eux Gabrielle Chanel grimpe les marches de la société. La « gommeuse » de Beuglant de
Moulins (Allier) devient une femme entretenue, puis, quand elle démarre sa boutique de modiste, une
femme indépendante, vivant de son travail. Cette indépendance, elle la conquiert en moins de dix
années. Le monde de la mode de la Belle Époque permet à quelques femmes d’origine modeste de
faire des fortunes rapides, quand leurs produits sont en phase avec les aspirations du marché.
Madeleine Vionnet et Jeanne Lanvin, qui ont sensiblement le même âge que Gabrielle Chanel, ont au
même moment des origines, des parcours et des réussites similaires. Elsa Schiaparelli, la rivale, est en
revanche issue de milieux aisés. Toutes ces femmes portent le nom de leur père, sont chefs
d’entreprise, et vivent sans maris.
En quatre années de guerre, Gabrielle Chanel gagne de quoi s’offrir une villa à Biarritz et une Rolls
Royce. Pendant l’entre-deux-guerres, sa maison de couture emploie 4.000 ouvrières et livre 28.000
commandes par an. Elle est à cette époque la plus importante maison de couture parisienne. Femme
d’affaires, Gabrielle Chanel est alors dotée d’un réseau d’amis parmi les artistes et les gens du monde.
Visionnaire, elle rompt avec la spécialisation des métiers et construit aussi autour de sa Maison de
couture un univers complet (parfum, joaillerie). Ces faits ici nommés laissent entrapercevoir les
apports possibles d’une histoire économique genrée de la mode et complexifient la vision du possible
pouvoir économique des femmes avant la Deuxième Guerre mondiale.
Les compromissions, la collaboration de Gabrielle Chanel durant l’Occupation sont moins largement
documentées car « le temps a manqué » et « les archives demeuraient en France encore fermées » (p.
223). Jean Lebrun s’appuie ici sur les recherches récentes. Les manœuvres de Gabrielle Chanel pour
déposséder les frères Wertheimer de leur entreprise, utiliser l’aryanisation à son profit, ses amours
avec le baron Gunter von Dincklage, un agent infiltré dans le “monde”, la mission à Madrid en service
commandé par le général allemand Walter Schellenberg sont analysés dans le détail comme ceux
d’une femme du monde manipulés par les Allemands. Le “monde” demeuré en France vit sous
l’Occupation en plantant « d’innombrables paravents pour préserver sa vue des horreurs de la guerre »
(p. 247) et continuer comme avant. Chanel ne fait pas exception.
Tout au long du récit, des photos fonctionnent comme autant de preuves supplémentaires et pour le
lecteur la possibilité de comprendre les gens et les lieux liés à “leur” Gabrielle Chanel, et à Bernard
Costa. Au final, ce livre très maîtrisé ouvre de nombreuses pistes de recherche sur les femmes, la
mode et le sida. Dans la génération disparue des homosexuels contemporains de Bernard Costa,
Michel Boué, par exemple, son alter ego de l’Humanité, foudroyé par le sida deux ans plus tard, au
même âge, mérite une biographie. Tout aussi prometteur, l’étude du monde de la mode comme lieu de
mobilité sociale et professionnelle pour les femmes.

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