patrimoine olfactif - Tom Kyns, Curiosités Critiques.

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patrimoine olfactif - Tom Kyns, Curiosités Critiques.
 MÉMOIRE En vue de l’obtention du MASTER II MUSÉOLOGIE ET NOUVEAUX MÉDIAS Délivré par l’Université Sorbonne Nouvelle – Paris III LE PATRIMOINE OLFACTIF UN EFFET PLACEBO À L’APPRÉHENSION DE LA PERTE MÉMOIRE PRÉSENTÉ PAR MATHILDE CASTEL SOUS LA DIRECTION DE FRANÇOIS MAIRESSE Année 2014 -­ 2015 à Alexis.
2 REMERCIEMENTS Je tiens avant tout à remercier la communauté du parfum, pour l’intérêt et l’enthousiasme témoignés à l’égard de mes recherches. Je souhaite que ce travail soit à même de répondre à leurs attentes, tout du moins en partie. J’adresse un remerciement affectueux à Alexis Toublanc, passionné et prodige, pour le temps et la bienveillance consacrés à l’ensemble de mes démarches. Cet écrit n’aurait jamais pu aboutir en l’état sans ses régulières interventions. Je remercie également pour sa disponibilité mon directeur de recherche, François Mairesse, ainsi que Clément Foubet et Michèle Berteau pour leurs relectures attentives. Merci enfin à mon père et ma petite sœur, pour la confiance, le soutien et le réconfort qu’ils ont su me prodiguer, et sans lesquels mes idées n’auraient pas su aboutir. 3 TABLE DES MATIÈRES REMERCIEMENTS 3 TABLE DES MATIÈRES 4 INTRODUCTION GÉNÉRALE 8 CHAPITRE PRÉLIMINAIRE – L'AVÈNEMENT OLFACTIF SECTION 1 – Désir d’anoblissement de l’odorat 11 SECTION 2 -­‐ Productions littéraires 25 SECTION 3 -­‐ Dimension patrimoniale 31 SECTION 4 – Pistes d’étude 35 PARTIE I – THÉORIE PATRIMONIALE INTRODUCTION 38 38 SECTION 1 – Notion de Patrimoine occidental 40 SECTION 2 – La temporalité et l’authenticité patrimoniales 42 CHAP I -­ AGENCEMENT PATRIMONIAL 49 SECTION 1 – Typologies du patrimoine culturel 49 SECTION 2 – Polyvalence patrimoniale de l’olfaction 58 CHAP II -­ LIMITES DU PATRIMOINE MODERNE 59 SECTION 1 – Altération de l'authenticité 59 SECTION 2 – Altération de la mémoire 65 CHAP III – THÉORIE DU PATRIMOINE OLFACTIF 70 SECTION 1 – Composants patrimoniaux 70 SECTION 2 – Articulation simultanée des composants 79 SECTION 3 – Équivalences olfactives 80 CONCLUSION PARTIE II – TRANSPOSITIONS PRATIQUES DU PATRIMOINE OLFACTIF 90 91 INTRODUCTION 91 CHAP IV – MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE 93 SECTION 1 – Objets anthropologiques, ethnologiques et industriels 93 SECTION 2 – Identité locale 95 SECTION 3 – Entre anthropologie internationale et culture locale : 98 Une mémoire biaisée 98 SECTION 4 – Transmission éducative et autonome 11 100 4 CHAP V – MAISONS DE LUXE SECTION 1 – Suprématie de l’objet 106 SECTION 2 – Identité aliénante 107 SECTION 3 – Mémoire narcissique 109 SECTION 4 – Transmission ? 111 SECTION 5 – Le cas de l’exposition Chanel 113 SECTION 6 – Le cas de l’exposition Dior 115 SECTION 7 – Le cas de l’exposition Guerlain 116 CHAP VI – OSMOTHÈQUE -­ CONSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PARFUMS 118 SECTION 1 – Mystification de l’objet 119 SECTION 2 – Identité à prétention universelle 127 SECTION 3 – Mémoire de répétition 128 SECTION 4 – Transmission spectaculaire 129 CHAP VII – LES REPESÉES GUERLAIN 131 SECTION 1 – Objet ressuscité 133 SECTION 2 – Identité et Entité du parfum 135 SECTION 3 – Mémoire décisionnelle 136 SECTION 4 – Transmission passionnée 139 CHAP VIII – DISTINCTION DU PRIX DE L’OLFACTORAMA 141 CHAP IX – BILAN DES APPLICATIONS DU PATRIMOINE OLFACTIF 143 SECTION 1 – Objet personne 143 SECTION 2 – Identité fantasque 144 SECTION 3 – Mémoire de répétition 145 SECTION 4 – Transmission éducative 146 CONCLUSION PARTIE III – PATRIMOINE EXPÉRIENTIEL OLFACTIF 147 148 INTRODUCTION 148 CHAP X – APPRÉHENSION PHÉNOMÉNOLOGIQUE 149 CHAP XI – PATRIMOINE DOCUMENTAIRE-­EXPÉRIENTIEL OLFACTIF : 152 LA CRITIQUE DE PARFUM ? 152 CHAP XII – ANALYSE DE TEXTES : LE FLORAL EN PARFUMERIE 157 SECTION 1 – Misia I – Chanel 157 SECTION 2 – Misia II – Chanel 160 CHAP XIII – ANALYSE DE TEXTES : L’ANIMALITÉ EN PARFUMERIE 103 164 SECTION 1 – L’Heure Fougueuse – Cartier 164 SECTION 2 – L’Heure Défendue – Cartier 167 5 CHAP XIV – ANALYSE DE TEXTES : LE CUIR EN PARFUMERIE 170 SECTION 1 – Tabac Blond – Caron 170 SECTION 2 – Cuir Mauresque – Serge Lutens 175 CONCLUSION 177 CONCLUSION GÉNÉRALE 178 BIBLIOGRAPHIE 181 ANNEXES 190 PARFUMS VINTAGES 190 LES EXPÔTS ANTHROPOLOGIQUES 198 MUSÉOGRAPHIE DE L’IDENTITÉ 202 DISPOSITIFS OLFACTIFS 203 MÉDIATION DU PARCOURS ENFANT 205 SCHÉMA ACTANTIEL DE GREIMAS 207 LA SAGA GUERLAIN 208 EPISODE PILOTE – LE CAS SHALIMAR 208 EPISODE 3 – JICKY A LA BARRE 212 EPISODE 13 – L’AFFAIRE MITSOUKO 217 CRITIQUES DE PARFUM : LE FLORAL 221 IRIS SILVER MIST – SERGE LUTENS 221 L’EAU D’HIVER – FRÉDÉRIC MALLE 223 DIORISSIMO – DIOR 231 CRITIQUES DE PARFUM : LE CUIR 232 CUIR OTTOMAN – PARFUM D’EMPIRE 232 CUIR CANNAGE I – DIOR 234 CUIR CANNAGE II – DIOR 236 CUIR DE RUSSIE – CHANEL 245 CRITIQUES DE PARFUM : L’ANIMALITÉ 247 LA PANTHÈRE – CARTIER 247 MUSCS KOUBLAÏ KHAN – SERGE LUTENS 249 SÉCRÉTIONS MAGNIFIQUES – ÉTAT LIBRE D’ORANGE 258 VIERGES ET TOREROS – ÉTAT LIBRE D’ORANGE 259 6 LE PATRIMOINE OLFACTIF UN EFFET PLACEBO À L’APPRÉHENSION DE LA PERTE 7 INTRODUCTION GÉNÉRALE Il m’apparait nécessaire, pour la bonne compréhension de la présente lecture, d’introduire son propos par une courte digression sur la manière dont la philosophie de l’art m’a menée à me passionner pour la dimension olfactive. De façon relativement prosaïque, je peux affirmer ne pas être spécialiste de l’olfaction. L’intérêt que j’ai progressivement consacré à son apprentissage découle d’une saturation méthodologique accumulée lors de ma formation en histoire et philosophie de l’art. Ce trop-­plein d’outils d’analyse m’a conduite à considérer l’ensemble des arts étudiés sous le prisme d’une certaine « dictature du visible. » Cette notion dénonce à mes yeux la forte présence des arts visuels au banc de la critique, idée que Mc Luhan et Harley Parker approfondissent au cours de l’ouvrage Le musée non-­linéaire1, notamment en prônant le développement d’une expérience sensible au sein d’un musée pensé comme multimédia. Je ferai ici fi du domaine musical dont l’ensemble des textes analytiques renvoie pour la plupart à des mesures parallèles à celles que nous essaierons de développer ici. Il me semble – peut être à tort – que les opérations de critiques musicales touchent plus particulièrement à la justesse d’exécution de l’interprète, et que la transposition de tels critères au domaine du visuel renverrait d’avantage à la définition de la valeur d’un tableau relativement au degré de figurativité. Soit, une critique appliquée à la peinture en trompe l’œil telle qu’il s’en fait depuis l’an 300 avant JC. En témoigne le célèbre récit de Pline l’ancien concernant le duel des peintres Zeuxis et Parrhasius.2 Compte tenu des multiples évolutions techniques ayant 1 MCLUHAN Marshall, PARKER Harley, Le musée non-­linéaire : Exploration et méthodes, moyens et valeurs de la communication avec le public par le musée, éd. Aléas, Paris, 2008. 2 PLINE L'ANCIEN, Histoire naturelle, Livre XXXV, XXXV, traduit et annoté par Émile Littré, éd. Dubochet, 1848-­‐1850, tome 2, pp.473-­‐474 "Zeuxis eut pour contemporains et pour émules Timanthès, Androcyde, Eupompe, Parrhasius. Ce dernier, dit-­
on, offrit le combat à Zeuxis. Celui-­ci apporta des raisins peints avec tant de vérité, que des oiseaux vinrent les becqueter; l’autre apporta un rideau si naturellement représenté, que Zeuxis, tout fier de la sentence des oiseaux, demande qu’on tirât enfin le rideau pour faire voir le tableau. Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasius avait trompé un artiste, qui était Zeuxis." 8 influencé la création artistique en général, le degré de figurativité à lui seul ne permet plus de juger la pertinence ni la valeur d’une œuvre d’art. C’est principalement pour cette raison que la dominance du visible que j’évoquais plus tôt ne se laissera ici pas nuancer par le champ musical. La « dictature du visible » consiste en ce que, sous la spécificité du médium, l’influence des époques et les typologies des courants, la similitude principale à pratiquement toutes les œuvres d’art est qu’elles doivent – ou peuvent – être abordées par l’intermédiaire de la vue. Or, l’appréhension visuelle implique couramment une méthodologie interprétative. Dans le domaine des arts, la formation universitaire ne livre aucune donnée véridique dans l’absolu, seulement des repères et des mécanismes de réflexion. Le plus récurrent d’entre eux tient en la méthode d’analyse de l’image. Géométries secrètes, symbolismes diversifiés et symétries en tous genres, chaque détail suit un protocole d’interprétation spécifique afin de mettre au jour les sens potentiellement contenus dans un tableau. L’ensemble de ces techniques est explicité par Daniel Arasse dans les ouvrages Le détail et On n’y voit rien. 3 Un inconvénient consiste en ce que ces procédés aboutissent à des résultats récurrents, et génèrent de fait, une sorte de facilité d’analyse qui tend à affaiblir le potentiel critique d’une étude. C’est ainsi que, désirant m’affranchir de ce qui me semblait d’avantage relever de la contrainte plutôt que de l’assistance, j’ai pris le parti d’orienter mes recherches sur un terrain où je serai libre d’avoir un œil – ou plutôt un nez – neuf. Je me suis passionnée pour l’aléatoire du caractère olfactif et la difficulté de ses théories tout en parvenant à lui maintenir un attrait qui soit principalement philosophique. Ce point ci est important puisque bien qu’ayant dû adopter divers angles de prise de vue – nous le verrons plus loin – afin de cerner un sujet qui m’était alors inconnu, l’axe philosophique est toujours demeuré le fil conducteur de mes recherches. Afin d’éviter le sentiment d’incomplétude des données à venir, il sera nécessaire à tous lecteurs de garder cette donnée en mémoire. La présente démarche se propose d’appréhender et de discuter la notion de patrimoine olfactif sur le plan théorique et 3 ARASSE Daniel, Le Détail : Pour une histoire rapprochée de la peinture, éd. Flammarion, Paris, 2009. ARASSE Daniel, On n’y voit rien : Descriptions, éd. Folio, Paris, 2003. 9 philosophique. Elle relève notamment du souci d’appréhender l’objet olfactif comme un objet d’art et conséquemment, de pouvoir en élaborer un discours critique. Cette recherche soulèvera de nombreuses interrogations relatives au croisement des dimensions olfactives et patrimoniales, étudiera diverses propositions observables de patrimoines olfactifs, et tâchera de mettre au jour les enjeux soutenant la création inédite d’une telle typologie patrimoniale. A terme, il est pourtant à envisager qu’aucune réponse théoriquement valable ne puissent convenir au paradigme de la mise en pratique, et inversement. 10 CHAPITRE PRÉLIMINAIRE – L'AVÈNEMENT OLFACTIF SECTION 1 – Désir d’anoblissement de l’odorat PARTIE 1 – Un sens historiquement méprisé Dans son Anthropologie du point de vue pragmatique, Emmanuel Kant écrit que l’odorat est « le sens organique le plus ingrat et qui paraît en même temps le plus indispensable. »4 L’auteur explicite un des paradoxes constitutifs du mépris historiquement consacré à l’odorat : la nécessaire animalité de l’homme. Pour lui, le sens olfactif est archaïque, primaire, lié à l’instinct, à l’appétit, et au compulsif. Il est à la fois le vulgaire et l’inconvenant. Alain Corbin approfondit cette idée au sein de son ouvrage Le miasme et la jonquille. « L’acuité de l’odorat se développe en raison inverse de l’intelligence. […] Ces convictions scientifiques jettent une chape d’interdits sur les usages de l’odorat. Flairer, faire preuve d’acuité olfactive, affectionner les lourdes senteurs animales, reconnaître le rôle érotique des odeurs sexuelles engendre le soupçon ; de telles conduites, apparentées à celles du sauvage, attestent la proximité bestiales, le manque de raffinement, l’ignorance des codes et des usages ; en bref, l’échec des apprentissages qui définissent l’état social.» 5 De fait, exprimer une capacité voire un plaisir à sentir était originairement synonyme de faits anormaux, amoraux et conséquemment, de rejet social. L’exemple du personnage du Jean Baptiste Grenouille dans le roman Le parfum de Patrick Süskind permet d’en fournir une illustration parlante. Abandonné à la naissance, Grenouille était un nourrisson qui ne « sentait rien » et que l’on pensait pour cette raison, possédé par le diable. Il fut recueilli et élevé par une certaine Mme Gaillard qui le vit développer au fil des années un odorat si fin qu’il lui permettait de s’orienter dans le noir, de prédire l’arrivée des visiteurs, de voir au travers des cloisons ou encore de 4 KANT Emmanuel, Anthropologie du point de vue pragmatique, traduit et préfacé par Michel Foucault, éd. Vrin, 1994, p. 159. 5 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe et XXe siècles, éd. Aubier Montaigne, 1982. 11 retrouver des objets perdus. Tant et si bien que « Mme Gaillard était convaincue que ce petit garçon ne pouvait qu’avoir le don d’une seconde vue. Et sachant que la seconde vue attire le malheur et la mort, elle commença à le trouver inquiétant. Ce qui était encore plus inquiétant et carrément insupportable, c’était l’idée de vivre sous le même toit qu’un être capable de voir à travers murs et poutres l’argent soigneusement caché ; et une fois qu’elle eut découvert ce don effroyable chez Grenouille, elle n’eut de cesse qu’elle ne s’en débarrassât. »6 Un fait permettant de légitimer le rejet vigoureux de l’odorat renvoie à la qualité de l’environnement olfactif de l’époque. Les normes hygiéniques et sanitaires étant tout bonnement inexistantes au XVIIIe siècle, aimer sentir sous-­‐tendait aimer l’odeur du nauséabond. La Morandière écrit par exemple à propos de Versailles que « le parc, les jardins, le château même font soulever le cœur par les mauvaises odeurs. Les passages de communication, les cours, les bâtiments en ailes, les corridors sont remplis d’urine et de matières fécales. Au pied même de l’aile des ministres, un charretier saigne et grille ses porcs tous les matins, l’avenue de Saint-­Cloud est couverte d’eau croupissante et de chats morts. »7 Voltaire dénonce parallèlement que « dans Paris, vous avez un Hôtel-­Dieu où règne une contagion éternelle, où les malades, entassés les uns sur les autres, se donnent réciproquement la peste et la mort. Vous avez des boucheries dans de petites rues sans issues qui répandent en été une odeur cadavéreuse capable d’empoisonner tout un quartier. Les exhalations des morts tuent les vivants dans vos églises et les charniers des Innocents sont encore un témoignage de barbarie qui nous met fort au-­dessous des Hottentots et des nègres. »8 Nicolaï Karamzine surenchérit que « Montez sur les terrasses [des Tuileries] et regardez autour de vous: voyez ces palais et ces hôtels, ces temples, ces quais, ces ponts en pierre de taille, ces voitures qui circulent, cette cohue qui mugit comme un flot toujours montant, et parlez-­moi de Paris ! N’est-­ce point là une ville unique, la première ville de l’univers, la capitale du luxe et de l’opulence ? Eh bien, si vous ne voulez pas être détrompé, n’allez pas plus loin. Ailleurs, que verriez-­vous ? Des rues étroites, une 6 SÜSKIND Patrick, Le Parfum : Histoire d’un meurtrier, traduit par Bernard Lortholary, éd. Le livre de Poche, 2006, Chapitre IV. 7 LA MORANDIERE (1764) cit. DR CABANES, Mœurs intimes du passé, chap. La propreté de la maison, éd. Albin Michel, Paris, 1958, pp. 382 – 383. 8 VOLTAIRE, Correspondance, éd. Beuchot, LVX, p. 70, cit. DR CABANES, Mœurs intimes du passé, éd. Albin Michel, Paris, 1958, pp. 461-­‐462. 12 confusion choquante de richesse et de profonde misère, un tas de harengs et de pommes à moitié pourries à coté d’un brillant magasin de bijouterie ; partout de la boue et même du sang ruisselant de quelque étal de boucher : vous serez forcé de fermer les yeux et de vous tenir le nez. Toutes les splendeurs s’évanouiront devant vous, et vous serez porté à croire que les égouts de toutes les villes du globe viennent déverser à Paris leurs immondices les plus dégoûtantes. Faites un pas de plus, et vous croirez être au sein de l’Arabie Heureuse ou dans les prairies embaumées de la Provence: c’est que vous vous serez trouvé en face d’un de ces nombreux magasins où se débitent des essences et des senteurs. Bref, Paris change d’atmosphère comme d’aspect, en sorte qu’on pourrait dire que c’est la ville la plus belle et la plus hideuse, la mieux parfumée et la plus puante en même temps. Les rues sont en général étroites et sombres, à cause de la hauteur démesurée des maisons. La célèbre drue Saint-­Honoré est la plus longue, la plus bruyante et la plus sale de toutes. »9 Enfin, de façon plus romancée, Süskind raconte qu’à « l’époque dont nous parlons, il régnait dans les villes une puanteur à peine imaginable pour les modernes que nous sommes. Les rues puaient le fumier, les arrière-­cours puaient l’urine, les cages d’escalier puaient le bois moisi et la crotte de rat, les cuisines le chou pourri et la graisse de mouton ; les pièces d’habitation mal aérées puaient la poussière renfermée, les chambres à coucher puaient les draps graisseux, les courtepointes moites et le remugle âcre des pots de chambre. Les cheminées crachaient une puanteur de souffre, les tanneries la puanteur de leurs bains corrosifs, et les abattoirs la puanteur du sang caillé. Les gens puaient la sueur et les vêtements non lavés, leurs bouches puaient les dents gâtées, leurs estomacs puaient le jus d’oignons et leurs corps, dès qu’ils n’étaient plus tous jeunes, puaient le vieux fromage et le lait aigre et les tumeurs éruptives. […] Car en ce XVIIIe siècle […] il n’y avait aucune activité humaine […] qui ne fût accompagnée de puanteur. »10 De là découlent les qualificatifs malsains et perturbés communément attribués aux personnalités telles que celle de Jean Baptiste Grenouille. On peut également trouver des éléments de réponse à la répulsion olfactive du côté des textes du Marquis de Sade qui incite à trouver du plaisir en sentant les effluves des aisselles et des entrejambes féminins.11 Ou plus évidemment, du côté de Freud qui 9 KARAMZINE Nicolaï, Lettres d’un voyageur russe, éd. Quai Voltaire, Paris, 1991, pp. 129-­‐130. 10 SÜSKIND Patrick, Le Parfum : Histoire d’un meurtrier, traduit par Bernard Lortholary, éd. Le livre de Poche, 2006, Chapitre I. 11 TRAN BA HUY Patrice, « Odorat et histoire sociale », Communication et langages, N°126, 2000, p.88. 13 comprenait les odeurs dans le refoulé inconscient primaire. Autrement dit, les perceptions olfactives étaient, selon lui, immédiatement scellées dans la zone animale et indomptée de notre subconscient comme preuve de penchants inconvenants et de refoulements organiques.12 Il demeure pourtant un caractère louable que Kant se devait malgré tout d’accorder à l’odorat : sa capacité à prévenir le danger. Alain Corbin détaille les divers usages préventifs progressivement exploités au sein de la perception olfactive. « Sens de l’animalité, celui-­ci est aussi, et du fait même, celui de la conservation. […] L’odorat détecte les dangers que recèle l’atmosphère. Il reste le meilleur analyste des qualités de l’air. […] L’odorat anticipe la menace ; il discerne à distance la pourriture nuisible et la présence du miasme. Il assume la répulsion à l’égard de tout ce qui est périssable. »13 L’auteur aborde par exemple la capacité olfactive à évaluer la qualité de l’air et de l’eau dans le but d’améliorer la culture des terres. Cultiver l’odorat permettrait également de prévenir certaines formes de maladies. Le roman de Süskind en propose une nouvelle fois un exemple décalé avec l’association faite par Terrier de certaines maladies enfantines à des odeurs rurales. « Si ce bâtard n’a pas d’odeur, c’est parce qu’il est en bonne santé, s’écria Terrier. Il se porte bien, alors il n’a pas d’odeur. Il n’y a que les enfants malades qui ont une odeur, c’est bien connu. Tout le monde sait qu’un enfant qui a la petite vérole sent le crottin de cheval ; s’il a la scarlatine, il sentira les pommes blettes, et s’il souffre de consomption, il sentira les oignons. »14 Ces pistes seront plus sérieusement développées par les auteurs Jane Cobbi et Robert Dulau dans l’ouvrage Sentir : Pour une anthropologie des odeurs.15 C’est premièrement grâce à ces usages préventifs que l’odorat va progressivement pouvoir se revendiquer d’un intérêt scientifique. 12 FREUD Sigmund, La naissance de la psychanalyse, Lettre N°39 et 75, éd. Presse Universitaire de France, 1896. 13 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille : l’odorat et l’imaginaire social, XVIIIe et XXe siècles, éd. Aubier Montaigne, 1982. SÜSKIND Patrick, Le Parfum : Histoire d’un meurtrier, traduit par Bernard Lortholary, éd. Le livre de Poche, 2006, Chapitre II. 14
15 COBBI Jane, DULAU Robert, Sentir : Pour une anthropologie des odeurs, éd. L’Harmattan, Paris, 2004. 14 PARTIE 2 – Sciences et philosophies de l’odorat La recherche scientifique sur l’odorat débute avec les penseurs du XVIIIe siècle. Le philosophe des Lumières et abbé Etienne Bonnot de Condillac écrit dans son Traité des sensations16 que toute connaissance s’acquiert par la perception et qu’il est de ce fait, absurde de dissocier le corps de l’esprit. Conséquemment, Denis Diderot17 et Jean-­‐
Jacques Rousseau18 parlent du rôle primordial de l’éducation sensorielle au sein du développement de la raison. Dans Physiologie du goût19 Anthelme Brillat-­‐Savarin impulse véritablement le courant d’une théorie portée sur les sens olfactifs et gustatifs. Nietzsche proclame plus tard au sein de son autobiographie Ecce Homo « Tout mon génie est dans mes narines. »20 C’est au fil de nombreux ouvrages21 qu’Annick Le Guérer assimile finalement le sens olfactif à une sorte de sixième sens, celui d’une connaissance motivée par l’intuition. Parallèlement à ces considérations philosophiques et gastronomiques, l’approfondissement du fonctionnement sensoriel et neuronal de l’odorat engendre l’éclosion de plusieurs disciplines scientifiques portées sur le sujet. Parmi les plus développées, nous pouvons citer les recherches sur la mémoire olfactive22, celles sur la 16 BONNOT DE CONDILLAC Etienne, Traité des sensations, éd. Fayard, 1755. 17 DIDEROT Denis, Œuvres philosophiques, Volume I, éd. Bibliothèque de la Pléiade, 1772. 18 ROUSSEAU Jean-­‐Jacques, « Le sens de l’odorat est au goût ce que celui de la vue est au toucher ; il le prévient, il l’avertit de la manière dont telle ou telle substance doit l’affecter, et dispose à la rechercher ou à la fuir, selon l’impression qu’on en reçoit d’avance. » Emile ou de l’éducation, éd Flammarion, 1762. 19 BRILLAT-­‐SAVARIN Anthelme, Physiologie du goût ou Méditations de gastronomie transcendante, éd. Hachette livre BNF, 1825. 20 NIETZSCHE Friedrich, Ecce Homo : Comment on devient ce que l’on est, éd. Mille et une nuits, 1908. 21 LE GUERER Annick, Sur les routes de l’encens, éd. Le garde temps, 2001. LE GUERER Annick, Les pouvoirs de l’odeur, éd. Odile Jacob, 2002. LE GUERER Annick, Le parfum, des origines à nos jours, éd. Odile Jacob, 2005. 22 PERCHEC Christine, Les modèles de la mémoire olfactive : revue des études sur l’olfaction et proposition d’un modèle de la mémoire olfactive, Revue Social Science information, Septembre 1999. LAWLESS H, CAIN W.S, « Recognition memory for odors », Chemical senses and flavor, pp. 331-­‐337, 1975. ATKINSON R, SHIFFRIN R.M, « Human memory : A proposed system and its control processes », The psychology of learning and motivation, 1968. 15 perception et le traitement de l’information olfactive23 ainsi que celles sur le codage linguistique et neuronal des odeurs24. Conjointement, ces diverses approches participent d’une désinhibition de l’odorat. Se défaisant par conséquent et progressivement des tabous et de la puanteur environnementale, l’olfactif s’adonne à toutes sortes d’expérimentations sociales. Ces dernières aboutissent progressivement à l’institution d’une nouvelle attribution revendiquée de l’odeur, celle de plaire et de faire plaire. Il n’y a désormais plus de honte à se laisser prendre d’excitation olfactive, tout au contraire, ce fut le support de l’engouement pour l’industrie du parfum. Si la première maison de parfum fut fondée en 1709 à Cologne par Jean Marie Farina et que conséquemment, l’on peut affirmer que l’industrie du parfum naturel existe depuis le début du XVIIIe siècle, ce n’est qu’avec le développement de la chimie organique courant fin XIXe et la naissance de la parfumerie de synthèse, que la croissance exponentielle de l’industrie du parfum telle qu’on la connaît entama sa course. PARTIE 3 -­ Une tendance culturelle olfactive Nous ne nous étendrons pas sur les variantes économiques de l’industrie de la parfumerie moderne. Un simple état des lieux vise à clarifier que – comme tous les secteurs en croissance – la parfumerie a progressivement dû s’affranchir de ses valeurs artisanales originaires pour revêtir l’habit et les impératifs du marché. L’amenuisement du potentiel intrinsèque des parfums fut compensé, voire entièrement remplacé, par les valeurs ajoutées du marketing et de la communication. Cela pour amener l’idée que 23 COSTERMANS J, BEGUIN P, Le traitement de l’information olfactive, Persée, 1994 QURESHY Ahmad, Functional mapping of human brain in olfactory processing : A PET Study, Journal of Neurophysiology, 2000. ZWAARDEMARER, « Les sensations olfactives, leurs combinaisons et leurs compensations », L’année psychologique, N°5, 1898, pp. 202-­‐225. 24 CAIN W.S, « To know with the nose : keys to odor identification », Science 203, pp. 467-­‐470, 1979. DUBOIS D, ROUBY C, Une approche de l'olfaction : du linguistique au neuronal, Intellectica, 1997. HOLLEY André, Les récepteurs olfactifs et le codage neuronal de l’odeur, Médecine/Sciences N°11, 1994. 16 l’aura qualitative de la parfumerie n’est plus la même qu’au XIXe siècle. Comme tout ce qui prétend aujourd’hui à être consommé, son spectre comprend dans un même ensemble des parfums dont le travail de composition avoisine celui de l’œuvre d’art, et des jus dont le collage interne ne présente qu’un très faible intérêt olfactif. Afin d’illustrer la mutation exponentielle de la parfumerie en industrie, les designers néerlandais Lernert et Sander ont réalisé en 2013 une œuvre intitulée Everything25. Cette dernière consiste à mélanger au sein d’un même flacon d’un litre et demi de contenance, tous les parfums qui ont été lancés en 2012. Il faut savoir qu’en 1992, le nombre de lancements mondiaux ne dépassait pas les 100 parfums. En 2002, le chiffre était encore inférieur à 500. Mais en 2012, ce n’est pas moins de 1330 parfums qui ont été lancés à travers le monde. Seulement 1200 d’entre eux ont été combinés dans le flacon Everything afin d’expliciter que la production et le rendement sont bel et bien les nouveaux paradigmes de la parfumerie moderne. Y figurent notamment La petite robe noire de Guerlain (classé dans le top 10 des ventes selon une étude du NPD26 avec une recette de 40 millions d’euros), La vie est belle de Lancôme (classé avec 23 millions), One million de Paco Rabanne (classé avec un peu plus de 30 millions), Manifesto de Yves Saint Laurent, Fame de Lady Gaga, Lumière blanche de Olfactive studio ainsi que l’Heure vertueuse de Cartier. N’étant sans doute pas le seul élément déclencheur, cette œuvre marque le temps d’une prise de conscience. Depuis 2012, on constate en effet que le prisme industriel tend à se fendre et à laisser filtrer des tentatives de régénération et de démocratisation de ce qu’on pourrait nommer la « belle parfumerie. »27 25 LERNERT & SANDER, Everything. https://vimeo.com/60555406 Proposé à la découverte du 1er au 9 Mars 2013 au concept store Colette à Paris. « Le rendu est absolument affreux : un mélange entre la fraise écœurante de Fame, les bois ambrés dégueulasses de tous les masculins One million, les fruits collants de tous les sirops pitoyables de l’année, la praline des Manifesto, La Vie est belle et consort… Se dire que dans tout ça il ne ressort pas un peu d’Heure vertueuse, de Baiser volé en eau de toilette, de Mito, de Lumière blanche… C’est déprimant. » Commentaire d’Alexis Toublanc, rédacteur critique sur le site internet AuParfum.com. 26 NPD : National Purchase Diary, fondée en 1967, cette entreprise est actuellement un leader mondial dans les études de marché. 27 Est considéré comme « Belle parfumerie » par les professionnels et amateurs du parfum, l’ensemble des créations olfactives faisant acte d’un effort intellectuel de composition, et répondant d’avantage à des paradigmes artistiques qu’ à des impératifs marketing ou économiques. 17 C’est également dans une forme de saturation – mais pas toujours – que prennent racine la plupart des démarches dont nous allons dresser la liste. Saturation principalement liée au constat répété que des parfums toujours moins qualitatifs sont premiers des ventes, et que conséquemment, les consommateurs ne choisissent plus un parfum en fonction de ses qualités olfactives mais relativement aux avatars promotionnels qui en sont diffusés28. En réponse à cette production de parfumerie de masse, on peut premièrement évoquer le retour de la parfumerie confidentielle, également dite parfumerie rare ou parfumerie de niche. Un article de l’Express Styles signale le « Nouvel essor des parfums confidentiels » au mois de Décembre 2012 avec un argumentaire des plus clairs : « Quand c’est trop, c’est trop. Ainsi 2012 signe le retour aux sources avec le retour des parfums de niche : à savoir de nouvelles maisons qui proposent des parfums rares, voire sur-­mesure. Parce que quand votre caissière peut porter du Chanel – il ne faut pas pousser la bourgeoise dans les escaliers – le luxe perd de son essence. »29 La parfumerie de niche est indépendante et se présente comme une alternative à la production des grandes maisons ou des importants groupes de distribution. Premièrement considérée comme une démarche élitiste lors de sa création en 1968 avec l’enseigne Diptyque, il lui fallut attendre la désacralisation du marché pour entamer son évolution. Dans son interview pour le reportage « Qu’importe le flacon, le parfum autrement »30 tourné en Janviers 2014, François Hénin, propriétaire de l’ambassade des parfums rares Jovoy, rue Castiglione à Paris, explique que le principal critère de sélection des enseignes proposées à la vente dans son établissement touche à la qualité du parfum. « Car lorsque vous voyez les marques qui sont partout, elles ne vendent pas du parfum. Elles vendent une griffe, une image, une égérie, une marque, mais à aucun moment on entend parler du parfum. » Il déclare également que c’est à Serge Lutens31 qu’on doit l’instauration des 28 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004. 29 STELDA, « Le nouvel essor des parfums confidentiels », L’Express Style, Paris, le 31 Décembre 2012. 30 PORTE ISABELLE, « Qu’importe le flacon, le parfum autrement » reportage sur la parfumerie de niche diffusée le 6 Janvier 2014 sur la chaine de télévision Stylia. 31 Né en 1942, Serge Lutens est un artiste français ayant longtemps exercé en tant que photographe et cinéaste dans l’univers de la mode. En 2000, le groupe Shiseido lance la marque de parfums Serge Lutens qui sera exclusivement vendue aux Salons du Palais-­‐Royal dans la Galerie de Valois. Cette parfumerie de niche exceptionnelle se voit attribuée plusieurs distinctions de 2001 à 2006. 18 codes de la parfumerie de niche telle qu’on la côtoie aujourd’hui. Il est principalement fait référence au fait que les parfums confidentiels ne sont pas sexués, de sorte que le porteur puisse pleinement s’approprier une fragrance. La parfumerie de niche prône également une esthétique simplifiée, sobre, avec notamment le choix d’un seul modèle de flacon par enseigne. Parmi les plus connues en France, on répertorie Serge Lutens, Olfactive studio, Diptyque, Etat libre d’Orange, Comme des garçons, By Kilian, Le Labo, l’Artisan parfumeur, Parfums d’Orsay, Frédéric Malle… Le paradoxe à soulever étant que, d’après les chiffres du numéro Cosmétiquemag de Janvier 2014, le marché de la parfumerie de niche aurait triplé en dix ans. Sur les 1330 lancements répertoriés en 2012, 331 sont des parfums de niche, soit environ un parfum sur quatre et une progression du chiffre d’affaire de 50%. 130 marques exposaient leurs productions lors de l’édition 2010 du salon de la parfumerie de niche Esxence à Milan. Marc Chaya – PDG de la Maison Francis Kurkdjian – va jusqu’à déclarer que dans certains grands magasins, des marques de niche seraient N°1 des ventes devant des parfums Chanel ou Dior. La solution ambitionnée par la parfumerie confidentielle au rendement gargantuesque de l’oligopole cosmétique semble finalement se retourner contre elle. Devons-­‐nous craindre que les enseignes de niche ne deviennent à terme qu’une déclinaison de la production de parfumerie de masse ? Même guerre, changement de camp. Les grandes maisons prennent mesure de la dépréciation qui se propage à l’égard de la parfumerie publique et s’investissent à la redorure de leurs blasons. La tendance des collections exclusives – sorte de parfumerie de niche interne à la marque -­‐ lancée en 2004 par Guerlain avec L’Art et la matière, aurait pu se poser en alternative si elle n’avait trop rapidement dû essuyer l’effet mimétique et concurrentiel. Chanel lança en effet Les Exclusifs en 2007, Les Heures de Cartier parurent en 2009 et la Collection privée de Dior courant 2011. Avant même l’explosion des lancements de 2012, le phénomène s’était déjà généralisé. Le contexte ne permettant visiblement plus de se légitimer sur le plan de la création, c’est dans la communication que les grandes maisons ont pris le parti d’innover, notamment par l’investissement du modèle expographique. L’année 2013 fut le terrain d’une véritable riposte culturelle de la part des grands groupes. Ciblant la diffusion d’une image muséifiée – et donc artistiquement légitimée – 19 du parfum, Chanel inaugure l’exposition N°5 Culture Chanel32 au Palais de Tokyo au mois de Mai. Dior suit le mouvement avec une rétrospective Miss Dior33 courant Novembre au Grand Palais. Guerlain ne prendra le pas que début 2015 avec une exposition Petite robe noire34 proposée à la boutique des Champs Elysées. Plus que l’élaboration d’un véritable discours artistique sur le parfum, c’est une soumission de la culture muséale à la parole industrielle des grandes maisons dont témoigne cet exemple. Nous y reviendrons. Quoi qu’il en soit, ces programmations font émerger depuis 2013 une certaine tendance culturelle olfactive que l’on peut retrouver dans des programmations artistiquement plus abouties telles que The Olfactive project35 au Laboratoire en 2013 mais également Anosmie : vivre sans odorat à l’Espace des Sciences Pierre-­‐Gilles de Gennes et Belle Haleine – L’odeur de l’art36 au Musée Tinguely en 2015. A dire vrai, ce n’est pas à partir de 2012 – et heureusement – que le véritable intérêt pour « La belle parfumerie » naquit. Tout commença avec le déploiement des premiers blogs de parfum aux Etats Unis dans le courant des années 2000. Ces sites étaient tenus par des passionnés qui prenaient plaisir à échanger des opinions sur les parfums et qui – peut être sans le savoir – en ont impulsé une véritable dynamique critique. On peut émettre l’hypothèse que c’est notamment avec la sortie au cinéma du film Le Parfum : Histoire d’un meurtrier de Tom Tykwer en 2006, adaptation du roman de Süskind que nous avons précédemment évoqué, que la tendance des blogs-­‐parfums s’est propagée en France durant la même année. On la retrouve actuellement incarnée dans de nombreuses démarches passionnées et passionnantes telles que le magazine critique AuParfum37 fondé en 2007, le prix de l’Olfactorama38 crée en 2012, les Safaris olfactifs de In the ere39 en 2013 et les Cafés Parfums Le Nez bavard40 depuis 2014. Complétées 32 N°5 Culture Chanel, Palais de Tokyo, Paris, du 5 Mai au 5 Juin 2013. 33 Miss Dior, Grand Palais, Paris, du 13 au 25 Novembre 2013. 34 La Petite robe noire, Boutique Guerlain, Champs Elysées, Paris, du 6 Février au 15 Avril 2015. 35 Expérience 16 – The Olfactive project, Le Laboratoire, Paris, du 15 Mai au 17 Septembre 2013. 36 Belle haleine – L’odeur de l’art, Musée Tinguely, Bâle, du 11 Février au 17 Mai 2015. 37 Magazine critique en ligne AuParfum, http://www.auparfum.com 38 Distinctions du prix de l’Olfactorama, http://olfactorama.fr 39 In the ere – Le parfum déclencheur d’événement, http://intheere.fr 40 Cafés parfums du Nez bavard, http://poivrebleu.com/category/nez-­‐bavard/ 20 par une myriade d’autres blogs41 où chacun participe d’une démocratisation de la parfumerie moderne, ces entreprises incarnent un véritable tournent dans l’avènement culturel olfactif. Témoins de cette accession, évoquons dans un dernier temps le regain d’intérêt actuellement accordé à l’olfaction à l’occasion de la création artistique contemporaine. Il est notamment intéressant d’estimer pour chaque cas le degré d’autonomie accordé à l’odeur au sein des œuvres. Dans le cas de Boris Raux42 – ayant notamment réalisé l’exposition La douche froide pour la programmation temporaire du Musée International de la Parfumerie à Grasse en 2014 – l’olfactif relève d’une certaine plasticité et ne peut se considérer indépendamment des corps dont il émane. Sissel Tolaas43 revendique quant à elle une autosuffisance des odeurs qui – bien que peu appréhendable par la majorité – ne doit en rien être amoindrie au service d’une accessibilité grand public. A mi-­‐chemin de ses prédécesseurs, Julie.C Fortier44 opère un minutieux travail d’équilibre entre la matière visuelle et l’immatérialité olfactive. Ce dernier appelle une immersion multi sensorielle tout à fait à propos dans la familiarisation ambitionnée et progressive du grand public à l’art de l’odorat. Nous pourrions évoquer d’autres noms tels que Sylvie 41 BEAULIEU Denyse, http://graindemusc.blogspot.fr BLONDEAU Thierry, http://olfactorum.blogspot.fr FALIU Juliette, http://poivrebleu.com REVILLARD Patrice, http://musquemoi.blogspot.fr TOUBLANC Alexis, http://dr-­‐jicky-­‐and-­‐mister-­‐phoebus.blogspot.fr 42 RAUX Boris, Le tour du monde, 2009, Salon de Montrouge. « 80 déodorants Ushuaïa :fleur de tiaré du Pacifique, fleur d'hibiscus de la vallée du Nil, litchi du Vietnam, papaye du Brésil, pulpe de coco des îles sous le vent, pulpe de grenade des Açores, orchidée du Mexique et vanille de Polynésie » 43 TOLAAS Sissel, FEAR, 1/8, 2009, Exposition Belle haleine – L’odeur de l’art, Musée Tinguely, Bâle, du 11 Février au 17 Mai 2015. The FEAR of smell – The smell of FEAR, de 2006 à aujourd’hui, Parfum à dimension variable. 44 FORTIER Julie.C, La chasse, Exposition Vertiges, Centre d’art Micro-­‐onde, Vélizy-­‐Villacoublay, 28 Avril au 28 Juin 2014. Installation olfactive in situ, 80 000 touches à parfum, 3 parfums 500 x 600 cm. « Cette installation propose de recouvrir l’intégralité d’un mur avec des touches à parfum de manière à recréer une prairie ou une fourrure. Trois zones très denses à hauteur de nez sont ménagées pour recevoir trois odeurs différentes. La première est la reconstitution d’une odeur d’herbe fraîchement coupée, la seconde est une odeur qui rappelle le pelage chaud d’un animal et la dernière est la reconstitution de l’odeur du sang. Les trois odeurs font basculer la perception et l’interprétation du paysage abstrait créé par les touches. » 21 Fleury45, Ernesto Neto46 ou encore Carsten Höller et François Roche47 dont les œuvres ont été réunies à l’occasion de l’exposition Belle Haleine à Bâle en 2015. Il serait alors possible de contrebalancer le travail minimaliste de Fleury dans Aura Soma avec celui monumental de Neto et Höller & Roche, qui sont allés jusqu’à créer de véritables structures olfactives favorisant une expérience immersive de l’œuvre. Cependant les trois premiers cas reprenant les degrés d’adéquation entre idée et forme développés par Hegel comme les fondements de son esthétique48, nous pensons inutile de multiplier les exemples au risque d’égarer le lecteur. La tendance olfactive que nous souhaitions expliciter renvoie donc à la redécouverte contemporaine de la « belle parfumerie. » Rappelons que cette recherche s’est posée comme impérative suite à la surindustrialisation du parfum constatée en 2012. Il convient d’admettre que malgré la pertinence de certaines démarches précédemment évoquées, aucune solution miracle n’a encore été trouvée pour parer aux influences de l’industrie dans le registre du parfum. C’est par ce constat que s’insère finalement la notion alternative du patrimoine olfactif. PARTIE 4 -­ L’« Anoblissement » patrimonial Car en effet, le processus de patrimonialisation participe de l’anoblissement des objets dont il s’empare. Claire Delfosse et Jean Pilleboue l’explicitent dans l’ouvrage Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle : « Il semble que l’institution de concours contribue, au-­delà de la régulation de la qualité, à la patrimonialisation. En 45 FLEURY Sylvie, Aura Soma, 2002, Exposition Belle haleine – L’odeur de l’art, Musée Tinguely, Bâle, du 11 Février au 17 Mai 2015. 102 Bouteilles (de 50 ml chacune) et 4 casiers lumineux, édition 1/3, 5 x 500 x 8cm. 46 NETO Ernesto, Mentre niente accade / While nothing happens, 2008, Exposition Belle haleine – L’odeur de l’art, Musée Tinguely, Bâle, du 11 Février au 17 Mai 2015. Elasthanne, bois, épices, sable, 1500 x 600 x 400 cm. 47 HÖLLER Carsten & ROCHE François, Hypothèse de grue, 2013, Exposition Belle haleine – L’odeur de l’art, Musée Tinguely, Bâle, du 11 Février au 17 Mai 2015. Structure métallique, tissu, époxy, polystyrène, résine, PVC, mousse, machine à brouillard, timer et substances variées. 500 x 260 x 230 cm. 48 HEGEL Georg Wilhelm Friedrich, Cours d’esthétique Tome 1 et 2, éd. Aubier, 1998.
22 effet […] les habitants reconnaissent dans le produit, non seulement un produit de qualité, mais un produit qui leur appartient et qui peut constituer une part de leur patrimoine identitaire. Mais c’est surtout la demande d’appellation d’origine qui, fonctionne comme une sorte d’anoblissement… »49 Difficile de savoir – bien que de nombreuses hypothèses soit plausibles – quelle institution s’est premièrement saisie de l’appellation de patrimoine olfactif. Ce que nous sommes toutefois en mesure de postuler, c’est que cette initiative était sans doute motivée – comme celles que nous avons précédemment survolées – par le désir de ré-­‐anoblir le secteur de la parfumerie. Mais comme nous allons le voir, le recours patrimonial pour la sauvegarde ou la reconnaissance d’objets en tout genre constitue également le phénomène d’une tendance contemporaine. Cependant, loin de se fondre dans la masse patrimoniale actuelle, la notion de patrimoine olfactif présente un véritable intérêt théorique puisque fait intrinsèquement l’objet d’un oxymore qu’il serait fructueux de dénouer. La notion de patrimoine a fait l’objet d’attributions et de définitions évolutives au fil du temps. Tout comme les dimensions artistiques et olfactives – et tant d’autres encore – elle n’est pas un absolu en soi, et nécessite de fait d’être définie avant exploitation. Le Dictionnaire encyclopédique de Muséologie50 brosse un portrait chronologique des diverses notions de patrimoine. « A partir de la Révolution française et durant tout le XIXe siècle, le patrimoine désigne essentiellement l’ensemble des biens immobiliers et se confond généralement avec la notion de monuments historiques. » « Depuis le milieu des années 1950, la notion de patrimoine s’est considérablement élargie, de manière à intégrer, progressivement, l’ensemble des témoins matériels de l’homme et de son environnement. […] « Peut être considéré comme patrimoine tout objet ou ensemble, matériel ou immatériel, reconnu collectivement pour sa valeur de témoignage et de mémoire historique et méritant d’être protégé, conservé et mis en valeur » (Arpin, 2000) » « Depuis quelques années, la notion de patrimoine, essentiellement définie sur les bases d’une conception occidentale de la transmission, a été largement affectée par la mondialisation des idées, ce dont témoigne le principe relativement récent de patrimoine 49 DELFOSSE Claire, PILLEBOUE Jean, « Production agro-­‐alimentaire de qualité », Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Paris Sorbonne, 2003, p. 881. 50 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire Encyclopédique de Muséologie, éd. Armand Colin, Article Patrimoine, 2011. 23 immatériel. Originaire des pays asiatiques (et notamment du Japon et de la Corée) […] ce patrimoine culturel immatériel, transmis de génération en génération […] procure un sentiment d’identité et de continuité, contribuant à promouvoir le respect et la diversité culturelle et la créativité humaine. » « Le patrimoine est le processus culturel ou le résultat de celui-­ci, qui se rapporte aux modes de production et de négociation liés à l’identité culturelle, à la mémoire collective et individuelle et aux valeurs sociales et culturelles (Smith, 2006) » Au fil de ces définitions est finalement dénoncée une sorte de devenir dogmatique du processus de patrimonialisation qui – comme celui « d’artification » des objets en œuvre d’art – peut se décomposer en différentes étapes successives et se présenter comme machine à produire de l’idéal esthétique, moral et culturel. La notion de patrimoine culturel devient suspecte du fait de cette dépendance à l’idéologie, ainsi que de sa coexistence avec le caractère privé de la propriété économique. Les auteurs concluent que in fine, elle « semble bien servir de lot de consolation pour les déshérités. » L’opinion commune a généralement pour habitude de bâtir une définition composite du patrimoine, qui emprunte à celles que nous venons d’évoquer en prenant soin d’éviter le constat que de nos jours, tout peut prétendre à être patrimonialisé. Cette tendance sera pourtant développée par Nathalie Heinich dans La Fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère51 et notamment via le concept du « Tout patrimoine » sur lequel nous reviendrons à plusieurs reprises au fil de nos recherches. Les premières revendications de patrimoine olfactif en France datant des années 1990 avec la création du Musée International de la Parfumerie à Grasse (1989) et du Conservatoire International des Parfums de l’Osmothèque à Versailles (1990), elles semblent visiblement s’inscrire dans « la valeur de témoignage et de mémoire historique méritant d’être protégée, conservée et mise en valeur » explicitée par Roland Arpin dans Notre Patrimoine, Un présent du passé.52 Nous étudierons l’évolution de ces structures relativement à celles de la parfumerie et de la considération patrimoniale au cours des 51 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : De la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des sciences de l’homme, 2009. 52 ARPIN Roland, Notre Patrimoine, Un présent du passé, éd. Groupe-­‐conseil sur la politique du patrimoine culturel du Québec, 2000, p.33 24 vingt dernières années. Ce qu’il est intéressant de relever dès maintenant, c’est la jeunesse apparente des propositions de patrimoine olfactif. Certes antérieures à 2012, mais relativement tardives quand on sait que la parfumerie de synthèse débute en 1880. Nous nous interrogerons de fait sur la question des reconstitutions et repesées en parfumerie mais également sur la problématique oxymorique de conservation des odeurs. L’approfondissement de la notion d’authenticité à effet du processus de patrimonialisation sera un temps fort du développement à suivre. Nos questionnements ambitionnent de mettre au jour la recevabilité de la notion de patrimoine olfactif telle qu’elle nous est actuellement proposée. Toutefois est-­‐il bon de préciser que notre réflexion ne se revendique d’aucune légitimité apparente et se propose comme une simple modalité d’approche du phénomène de patrimonialisation appliqué – selon un paradigme d’anoblissement – à la parfumerie moderne. SECTION 2 -­ Productions littéraires PARTIE 1 – La notion de patrimoine olfactif Un premier constat tient en ce que la notion de patrimoine olfactif semble totalement absente des productions de la recherche. Hormis les actes d’un colloque s’étant tenu à Grasse courant 2003 sur les potentialités de transmission de l’olfaction,53 – et relativement à la création de la Convention sur le Patrimoine culturel immatériel de l’Unesco – aucun écrit n’atteste qu’un intérêt théorique ait jusque-­‐là été porté à la patrimonialisation olfactive. Ce point renforce l’aspect expérimental du présent essai ainsi que son ambition à n’être qu’une piste de recherche et non une théorie totalement aboutie sur la notion de patrimoine olfactif. Nous dresserons au cours des prochaines pages, une revue de littérature balayant les divers domaines sur lesquels nous serons amenés à appuyer nos hypothèses. Leur diversité se fait à l’image de celle de l’objet olfactif et palie modestement le manque de ressources philosophiques tangibles sur le sujet. 53 BOILLOT Francine, GRASSE Marie-­‐Christine, HOLLEY André, Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004. 25 PARTIE 2 – Histoire, anthropologie, science et littérature olfactives Il semble impératif, aux vues du peu de repères théoriques disponibles – et dans le cadre d’une réflexion attenant à la dimension patrimoniale – de premièrement ancrer notre recherche sur une base historique et anthropologique du parfum. Nous avons précédemment fait référence à Corbin avec Le miasme et la jonquille. Jean-­‐Pierre Albert avec Odeurs et sainteté. La mythologie chrétienne des aromates54, Brigitte Munier avec Le parfum à travers les siècles : des Dieux de l’Olympe au Cyber-­parfum55 ou encore Georges Vindry avec 3000 ans de parfumerie56 sont ici des sources notoires à l’appréhension des usages de la parfumerie naturelle au fil des siècles et des cultures. Etant certainement l’approche la plus couramment adoptée vis à vis de l’olfaction, l’anthropologie nous permettra de recenser des cas comparatifs pouvant être actuellement mis en parallèle avec les considérations et usages de la parfumerie contemporaine. Cette base nous permettra d’élaborer une étude comparative des attributions olfactives relatives à l’époque, la culture, la religion et les classes sociales. Nous remarquerons que la constante du parfum est qu’il demeure un permanent outil de distinction et ce, quels que soient le siècle ou le continent. Demeurant sous le prisme historique, une importante section de notre bibliographie touche à l’évolution de la parfumerie moderne depuis le recours aux premiers produits de synthèse en 1880. La croissance de cette nouvelle parfumerie apporte dans son sillage le mouvement d’une véritable réflexion sur l’objet olfactif et, par-­‐delà les innovations, la voie du sacrement de l’odorat au rang des perceptions artistiques. Ce sont ici des ouvrages tels que Le sillage des élégantes de Marylène Delbourg Delphis57, Scent & Subversion de Barbara Herman,58 Toute une vie au service du parfum d’Edmond 54 ALBERT Jean-­‐Pierre, Odeurs et sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, éd. École des Hautes études en sciences sociales, 1990. 55 MUNIER Brigitte, Le parfum à travers les siècles : des Dieux de l’Olympe au Cyber-­parfum, éd. Félin, 2003. 56 VINDRY Georges, 3000 ans de parfumerie, Musée d'Art et d'Histoire de Grasse, 1980. 57 DELBOURG DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : un siècle d’histoire des parfums, éd. Jclattès, 1983. 58 HERMAN Barbara, Scent & Subversion : Decoding a century of provocative perfume, éd. Globe Pequot Press, 2013. 26 Roudnitska59 ou encore Le parfum : l’un des sens de Marie-­‐Christine Grasse et Elisabeth Feydeau60 qui ouvrent à l’esquisse d’un panorama exhaustif de l’ascension de la parfumerie moderne. Parallèlement à l’histoire de la parfumerie – et comme nous avons déjà eu l’occasion de le suggérer – l’ascèse scientifique s’inscrit comme un support indispensable à toute réflexion portant sur l’objet olfactif. Dans le cadre d’une visée patrimoniale, notre attention s’attardera plus particulièrement sur les essais touchant à la compréhension de la perception et de la mémorisation des odeurs. Les travaux de Joël Candau61, Joachim Degel et Egon Peter Köster62 ainsi que Heidi A. Walk et Elizabeth E. Jones63 nous permettront entre autres de penser le processus de patrimonialisation respectivement aux spécificités physiques et chimiques de l’olfactif. Car, abstraction faite du mépris originaire de l’odorat et des évolutions de la notion de patrimoine, le concept d’objet olfactif requiert à lui seul une attention toute particulière. Il amène en effet à s’interroger sur les potentialités de la dimension olfactive à devenir objet. Afin de compléter les éléments attenants à la perception olfactive, nous serons amenés à travailler sur des productions esthétiques, notamment dans le but de comprendre la manière dont le parfum nous impacte, nous, individus modernes. Les modalités d’affection olfactives ainsi dégagées pourront ainsi être mises en regard avec celles relatives aux objets patrimoniaux, de sorte à dégager similitudes et divergences de procédés. Figurent parmi nos références les ouvrages La distinction de Pierre Bourdieu64, Leçons sur la théorie de la signification d’Edmund Husserl65, Les émotions 59 ROUDNITSKA Edmond, Toute une vie au service du parfum, éd. PUF, 1990. 60 GRASSE Marie Christine, FEYDEAU Elisabeth, Le parfum : l’un des sens, XXe et XXI siècle, éd. Aubéron, 2012. 61 CANDAU Joël, De la ténacité des souvenirs olfactifs, La Recherche, 2001. 62 DEGEL Joachim, KOSTER Egon Peter, Odors : Implicit memory and performances effects, Chemical senses, 9 Février 1999. 63 WALK Heidi A., JONES Elizabeth E., « Interference and facilitation in short term memory for odors », Perception and psychophysics, pp. 508-­‐514, 1984. 64 BOURDIEU Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, éd. Minuit, 1979. 65 HUSSERL Edmund, Leçons sur la théorie de la signification, éd. Librairie Philosophique Vrin, 2000. 27 comme jugement de valeur66 de Martha Nussbaum, et les actes du colloque « La création olfactive -­‐ du Kôdô vers les pratiques artistiques contemporaines »67 : L’Art olfactif contemporain68 dont la rédaction fut présidée par Chantal Jaquet. Une dernière composante à la section des principaux domaines de référence de notre recherche qui nous permettra, à l’image du patrimoine, d’ancrer culturellement l’objet olfactif, est celle de la littérature. Car en effet, outre les personnes ayant naturellement développé un attrait certain pour l’olfaction et ses variables, le premier contact intellectualisé avec la dimension olfactive semble s’effectuer par l’intermédiaire de lectures telles que Marcel Proust,69 Baudelaire,70Huysmans,71Leroux72 et le presque redondant Patrick Süskind.73 PARTIE 3 – Phénoménologie olfactive En miroir des courants dominants, quelques pistes a priori plus en marge seront abordées dans le souci renouvelé de comprendre le phénomène olfactif ainsi que ses modalités d’interaction avec le sujet. L’intérêt porté à ce point concerne la validation d’un patrimoine qui comprenne intrinsèquement la nature de l’expérience olfactive. Parce que les propositions que nous étudierons plus tard ne traitent que de façon partielle la dimension de l’expérience olfactive pourtant constitutive de l’inédit sensoriel, nous considérons que cet aspect est fondamental au sein de la présente recherche. 66 NUSSBAUM Martha, Les émotions comme jugement de valeur, La couleur des pensées, Emotions, sentiments, intentions. éd. EHESS, 1995. 67 KÔDÔ -­‐ Colloque international sur La création olfactive s’étant tenu à la Sorbonne les 23 et 24 Mai 2014 avec comme principaux intervenants : Annick Le Guérer, André Holley, Jacqueline Blanc Mouchet, Roland Salesse, Jean-­‐Pierre Royet et Didier Trotier. 68 JAQUET Chantal, Collectif, L’art olfactif contemporain, éd. Classiques Garnier, 2015. 69 PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu : Du côté de chez Swann, Editions Livres de poche, 1992. 70 BAUDELAIRE Charles, Œuvres complètes, éd. Seuil, 1968. 71 HUYSMANS Joris Karl, A rebours, éd. Gallimard, 1977. 72 LEROUX Gaston, Le parfum de la dame en noir, éd. France Loisirs, 2005. 73 SÜSKIND Patrick, Le parfum, éd. Livres de proche, 2006. 28 Ainsi, sans pouvoir garantir par avance la pertinence des apports des pistes suivantes, nous croyons malgré tout opportun de les inclure à notre corpus. Est ici fait allusion au registre de la phénoménologie principalement en référence aux travaux de Nathalie Depraz74 et Pierre Rodrigo sur l’appréhension de la discipline, les essais de Charles Sanders Peirce75 sur la notion de « vagueur » ainsi que de Gaston Bachelard76 et Michel Collot77 sur la matériologie. Chacun de ces essais œuvrant à la saisie, la compréhension et la retranscription d’une expérience, livre des pistes pouvant aider à l’appréhension de l’exercice olfactif, et par là, à la saisie et la compréhension d’objets olfactifs désireux d’être patrimonialisés. Bien que destinées à un moindre usage, ces pistes pourront s’avérer utiles à l’ultime appréhension de la notion de patrimoine olfactif. PARTIE 4 – Théories du patrimoine culturel Un second temps de cette revue de littérature touche plus spécifiquement à la production relative au patrimoine. Cette dernière étant plus abondante que celle attenant à la théorie olfactive, nous effectuerons d’avantage ici une opération de tri que de collecte hybride. Fidèlement au choix précédemment opéré au cours de l’appréhension de l’industrie du parfum, nous ne nous intéresserons que dans une moindre mesure à la dimension économique du patrimoine. Pour plus d’exhaustivité, l’intérêt de la recherche se limitera à la conception théorique du patrimoine. Nos 74 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris. 75 SANDERS PEIRCE Charles, Ecrits sur le signe, éd. Seuil, 1978. BERGMAN Mats, « Experience, Purpose and the Value of Vagueness : On C.S. Peirce’s contribution to the philosophy of communication », Communication Theory, 2009. BRUZY Claude, BURZLAFF Werner, MARTY Robert, RETHORE Joëlle, « La sémiotique phanéroscopique de Charles Sanders Peirce », Langages, n°58, 1980, pp. 29-­‐59. QUIGLEY Megan M, « Beastly vagueness in Charles Sanders Peirce and Henry James, Philosophy and Literature, Volume 31, n°2, 2007, pp. 362-­‐377. WELLS AGLER David, Vagueness and its bondaries : a Peircean theory of vagueness, Mémoire soutenu au département de philosophie de l’université d’Indiana en Janvier 2010. 76 BACHELARD Gaston, L’eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, éd. Le livre de poche, 1993. BACHELARD Gaston, L’air et les songes : essai sur l’imagination du mouvement, éd. Le livre de poche, 1992. 77 COLLOT Michel, La matière-­émotion, éd. PUF, 1997. 29 principales interrogations viseront à dégager une considération qui soit, à la fois recevable auprès des études de muséologie, et adaptable aux spécificités de l’objet olfactif. De caractère toujours expérimental, notre approche ambitionne – sans la prétention d’un aboutissement recevable – de trouver par quel interstice la notion de patrimoine olfactif pourrait légitimement s’inscrire entre ses deux principales composantes. A cette fin, nous reprendrons les pistes évoquées dans l’ouvrage Olfaction et patrimoine : Quelle transmission ? ainsi que les textes de Christian Barrère78, de Jean-­‐
Pierre Babelon et André Chastel79, Jean Davallon80, André Desvallées81, Maria Gravari-­‐
Barbas et Sylvie Guichard-­‐Anguis82, Nathalie Heinich83 et Henri-­‐Pierre Jeudy.84 Sous-­‐tendant la dimension patrimoniale, nous serons parfois amenés à dériver sur des notions plus spécifiquement muséologiques afin de projeter la restitution patrimoniale de l’olfaction dans la visée d’une exposition ou d’une médiation culturelle. Le paradigme muséal justifie notamment l’intérêt plus tôt porté à la compréhension de l’expérience olfactive au recours de pistes phénoménologiques. La patrimonialisation n’étant pas une fin en soi, la pensée d’un patrimoine olfactif doit anticiper ses potentialités de restitution auprès d’un public, et notamment dans le cadre d’un établissement muséal. Dans ce but, nous serons amenés à côtoyer des ouvrages attenants respectivement aux techniques de conservation, d’exposition et de médiation relativement à l’objet olfactif. A titre indicatif, nous pourrons nous référencer à des auteurs tels que Timothy Ambrose et Crispin 78 BARRERE Christian, Réinventer le patrimoine : de la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine, éd. Harmattan, 2005. 79 CHASTEL André, BABELON Jean-­‐Pierre, La notion de patrimoine, éd. Liana Levi, 2008. 80 DAVALLON Jean, « Que transmettre ? », Comment se fabrique le patrimoine ? Sciences humaines, N°Hors série 2002. DAVALLON Jean, « Le patrimoine : « une filiation inversée » ? », Espaces Temps, N°74-­‐75, 2000, pp.6-­‐16. 81 DESVALLÉES André, « Émergence et cheminement du mot patrimoine », Musées et collections publiques de France, N°208, 1995. 82 GRAVARI-­‐BARBAS Maria, GUICHARD-­‐ANGUIS Sylvie, Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Paris Sorbonne, 2003. 83 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : De la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des sciences de l’homme, 2009. 84 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008. JEUDY Henri-­‐Pierre, Patrimoines en folie, éd. La maison des sciences de l'homme, 1990. 30 Paine85, Cristina Badulescu86, Yves Bergeron87, Serge Chaumier88, mais également Noémie Drouguet et André Gob89, Nina Levent90 et François Mairesse.91 La diversité de ce corpus ambitionne de couvrir l’ensemble des problématiques attenant à la notion de patrimoine olfactif et, à défaut de pouvoir solutionner chacune d’elles, de leur soumettre des alternatives, voire de nouveaux horizons. SECTION 3 -­ Dimension patrimoniale PARTIE 1 -­ Le « Tout patrimoine » Comme annoncé, une première problématique touche à la tendance constatée du « Tout patrimoine. » Cette notion est proposée par Nathalie Heinich à l’occasion de son ouvrage La Fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère. L’auteur y écrit que « tout comme on annonce ou réclame des mémoires de tout, tout serait patrimoine ou susceptible de le devenir. » Le fait est vérifiable, les trente dernières années ont été les glorieuses de la patrimonialisation occidentale. Jean-­‐Michel Tobelem justifie cet engouement hexagonal par la plus grande diffusion des connaissances historiques et culturelles au sein des sociétés. Cette dernière aurait pour effet la création d’un phénomène 85 AMBROSE Timothy, PAINE Crispin, Museum basics, éd. Routledge, 2012. 86 BADULESCU Cristina, Médiation muséale et dispositifs de préfiguration du sens, nouvelle approche expographique du Musée International de la Parfumerie (Grasse), Thèse Université de Bourgogne, Dijon, 2010. 87 BERGERON Yves, « L’invisible objet de l’exposition », Ethnologie française, 28 Juin 2010, pp. 401-­‐411. 88 CHAUMIER Serges, Traité d’expologie : Les écritures de l’exposition, éd. La documentation française, 2013. 89 GOB André, DROUGUET Noémie, La Muséologie : Histoire, développements, enjeux culturels, éd. Armand Colin, 2010. 90 LEVENT Nina, The Multisensory Museum : Cross-­Disciplinary perspectives on touch, sound, smell, memory and space, éd. Altamira Press US, 2014. 91 MAIRESSE François, Le musée hybride, éd. La Documentation Française, 2010. MAIRESSE François, Le musée, temple spectaculaire. Une histoire du projet muséal, éd. PUL, 2003. MAIRESSE François, DESVALLEES André, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, éd. Armand Colin, 2011. 31 « d’inflation et de prolifération patrimoniales ou encore de muséomania »92 Successivement, l’Institut National de la Statistique et de ses Etudes Economiques énonce une multiplication par huit de la valeur du patrimoine national entre 1978 et 2007.93 Il serait naïf de croire que la notion de patrimoine olfactif proposée à partir de 1990 échappe au phénomène de fanatisation culturelle pour le patrimoine. Toutefois, il semble important de lui reconnaître une certaine légitimité interne. Si elle s’en voit actuellement dépourvue du fait du peu d’intérêt historiquement accordé à sa discipline, et des évidentes lacunes des techniques de conservation relativement aux odeurs, la parfumerie n’invente ni ne vole son patrimoine. Elle le mérite. Heinich évoque notamment la notion de culte qui valide entièrement la recevabilité de l’idée de patrimoine olfactif. « Le patrimoine constitue la version immanente et laïcisée de l’objet sacrée, lequel, source de pouvoir dans et sur la société, se présente à la différence de l’objet de valeur comme inaliénable et inaliéné. Le culte du patrimoine serait la conséquence d’un transfert de sacralité, l’objet patrimonial prenant la place du trésor […] dans le système des sociétés modernes. »94 Car en effet le patrimoine de la parfumerie – mimétiquement à celui du patrimoine artistique et peut être même, le transcendant – poursuit constamment son propre enrichissement. Ne s’inscrivant jamais totalement en rupture – à l’instar de l’art – avec ses premières tendances, la création olfactive se caractérise presque toujours par des revisites plus ou moins abouties de grands classiques. Sans doute cette caractéristique lui est-­‐elle unique du fait de la difficulté à conserver une odeur durant plusieurs décennies. Car comme toute chose, cette dernière flétrit et se fane sans qu’une solution autre que la recréation se présente. A l’heure actuelle, il n’existe aucune étude détaillant la manière dont vieillissent les composants odorants présents dans les parfums, et de fait, aucune alternative permettant de traiter le vieillissement des odeurs comme il est actuellement coutume d’appliquer du vernis ou de repeindre certains tableaux écaillés. Du fait de cette perte répétée de parfums emblématiques originaux, la création olfactive ne peut ni parfaitement s’en rapprocher ni totalement s’en affranchir. Cette idée rejoint de façon relativement inédite une 92 TOBELEM Jean-­‐Michel, Le nouvel âge des musées : Les institutions culturelles au défi de la gestion, éd. Armand Colin, Seconde Edition, 2010, Chapitre IV. 93 COULEAUD Nathalie, DELAMARRE Frédéric, « Le patrimoine économique national de 1978 à 2007 » 30 années au rythme des plus-­values immobilières et boursières, INSEE. 94 Ibid.
32 définition du patrimoine proposée par Heinich : « La patrimoine est un bien dont tout à chacun peut jouir sans risquer de l’épuiser. »95 Là réside un paradoxe fondamental de la notion de patrimoine olfactif. Puisque sans le référencement au patrimoine approximatif que nous lui constatons actuellement, la création olfactive devrait – au risque de disparaître – entièrement s’affranchir d’un héritage dont elle semble encore trop dépendante. On retrouve ici l’idée que « ce ne sont pas de nouvelles œuvres d’art qui sont instituées par le regard collectif, mais de nouveaux « objets personnes », reliques du passé que leur insubstituabilité dote d’une charge émotionnelle96 ». La notion d’insubstituabilité ici proposée par Heinich correspond particulièrement à la problématique du patrimoine olfactif telle que nous le concevons. On sait parallèlement que la conservation n’est pas non plus une solution absolue à la sauvegarde des œuvres. Des tableaux sont repeints sur de plus ou moins grandes surfaces pour restituer l’éclat de la couleur d’antan, des planches de navires sont remplacées par de nouvelles, des pans manquants de sculptures sont progressivement ajoutés pour maintenant l’équilibre de l’ensemble. Le temps falsifie les œuvres afin de préserver leur paraître d’origine. De fait, comment juger la pertinence d’un patrimoine olfactif – notamment proposé par l’Osmothèque – dont le propre est d’être constamment et intégralement récrée ? PARTIE 2 -­ Pertinence du patrimoine olfactif Henri-­‐Pierre Jeudy écrit dans La machine patrimoniale que la restitution vivante d’objets appartenant au passé les pose en tant que « néomorts ». Comme des « êtres qui, déjà morts, continuent d’être en instance de survie.97 » Ainsi le patrimoine olfactif pourrait justement se légitimer par sa capacité inédite à – sinon ne jamais mourir – pouvoir indéfiniment et intégralement ressusciter. Cette idée est renforcée par le fait que, loin d’exprimer un mépris pour l’authenticité des créations du passé, la permanente résurrection des parfums perdus s’inscrit dans la « ferveur d’un culte du passé comme moyen de conjurer la menace qui pèse en permanence sur l’homme moderne : la possibilité 95 Op.cit. 96 Op.cit.
97 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008. 33 de perdre le sens de sa propre continuité.98 » Jeudy évoque la notion de « résistance commune à l’oubli » et de « jouissance moderne des masses. » Dans le cas du patrimoine olfactif tel que nous allons premièrement l’étudier, il sera d’avantage question d’une jouissance moderne des connaisseurs et amateurs, puisque la distinction des subtilités de la repesée en parfumerie nécessite l’éducation d’une certaine sensibilité olfactive. Ainsi donc, le patrimoine olfactif semble conquérir sa pertinence par l’inédit. S’inscrivant dans une ferveur du passé affleurant d’avantage au fanatisme ainsi que dans un souci de continuité, il veille au maintien d’une cohérence au sein de la création olfactive. Parant aux aléas du temps et aux lacunes de la conservation par une résurrection renouvelant perpétuellement l’exercice du clonage sensoriel, il ne se revendique pas comme témoin mortuaire mais bien comme élan permanent de vie : celui d’une passion qui se transmet depuis des siècles et semble par ce biais, parvenir à tromper la mort. De fait, le patrimoine olfactif paraît avoir simultanément pied dans plusieurs typologies de patrimoine, point sur lequel nous reviendrons plus en détails. Il serait bien entendu trop aisé de se contenter de vanter les mérites apparents de cette notion patrimoniale sans chercher à les soumettre à la critique. Nous penserons conséquemment et premièrement ses caractères relativement à la gestion contemporaine des patrimoines, qui n’aurait visiblement de finalité « qu’en se référant à une volonté supposée collective d’une réactualisation permanente du passé99 ». Puis relativement à la dimension identitaire « devenue elle-­même l’origine des procédures de reconstitution du passé visant à faire face au phénomène de mondialisation et à la confusion des identités culturelles » mais qui, au-­‐delà, « engendre l’assentiment de tous au sein d’une dynamique de réappropriation contre la dépossession et la disparition.100 » Nous leur opposerons également la notion d’ « ironie objective » que Jeudy dénonce à propos de la réplique patrimoniale. « Cette volonté ne révèle-­t-­elle pas une caricature involontaire ou non du processus de réflexivité ? » Un parallèle sera notamment opéré dans ce but avec l’Otsuka Museum Art situé dans la préfecture de Tokushima au Japon. Musée ayant pour particularité de revendiquer l’exposition de fausses œuvres d’art relativement à l’idée qu’ à l’ère de l’infinie reproductibilité de l’image, les notions de 98 Ibid. 99 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008 100 Ibid.
34 « faux » et d’ « original» ne sont plus aussi antinomiques qu’à l’origine. L’ensemble de nos raisonnements permettra d’estimer, à terme, si la notion de patrimoine olfactif relève véritablement d’une innovation théorique, ou si elle ne s’inscrit que de façon sensiblement divergente au sein d’une tendance patrimoniale et culturelle. SECTION 4 – Pistes d’étude PARTIE 1 – Les transpositions pratiques du patrimoine olfactif Au fil de notre recherche, nous serons amenés à étudier différentes transpositions pratiques du patrimoine olfactif. Le conservatoire de l’Osmothèque et le Musée International de la parfumerie de Grasse, mais également la prétention patrimoniale des capitaux du luxe, les récentes repesées Guerlain ainsi que la distinction « Patrimoine olfactif » du prix de l’Olfactorama. Une première analyse consiste à souligner que chaque proposition témoigne d’un traitement patrimonial du tout par la partie. Car dans le cadre du présent travail, nous considèrerons la dimension du patrimoine relativement aux axes de l’objet, de l’identité, de la mémoire et enfin de la transmission. Or, nous remarquerons que chaque cas ne s’applique la plupart du temps qu’à la satisfaction d’un seul critère, considérant ce dernier comme suffisant à prétendre au statut patrimonial. L’Osmothèque considère notamment ses collections de parfums comme ensemble d’objets patrimoniaux. Le MIP101 s’attache à la notion de transmission, qui est fondamentale dans le paradigme du patrimoine immatériel dans lequel il s’inscrit. Jeudy écrit à ce propos : « La fin du XXe siècle n’a-­t-­elle pas réussi à abolir l’acte même de la transmission en lui supprimant sa possibilité d’être accidentelle ? Au-­delà de son objet, c’est donc le principe de la transmission lui-­même qui est transmis comme un acte et un devoir collectifs.102 » Les capitaux de luxe ainsi que l’initiative de la maison Guerlain se focalisent principalement sur l’aspect identitaire. La dimension relative à la mémoire est quant à elle plus ou moins travaillée dans l’ensemble de chaque transposition. Il 101 Musée International de la Parfumerie de Grasse. 102 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008
35 conviendra d’approfondir individuellement chaque cas afin d’évaluer leur adéquation à la nature patrimoniale. Dans un second temps, nous évaluerons si l’ensemble de chaque démarche peut être à même de répondre aux problématiques découlant de l’appellation de patrimoine olfactif. La plupart du temps – et malgré une certaine bienveillance – nous serons tenus de conclure à l’insuffisance théorique. Toutefois la transposition à la pratique nous mènera parfois à admettre l’efficacité de certains procédés au-­‐delà des estimations philosophiques. Nous serons ainsi amenés à nous interroger sur une dernière notion, celle de patrimoine expérientiel accolée au corps de la parfumerie moderne. PARTIE 2 – Expérimentation de la structure patrimoniale En conclusion de cette entrée en matière, nous pouvons affirmer que la principale difficulté de notre recherche touche à la remise en question qui naitra réciproquement de la confrontation des dimensions patrimoniales et olfactives. Leurs complexités respectives nous conduirons en de nombreux lieux, à des impasses théoriques dont nous serons sans doute amenés à conclure que la notion de patrimoine olfactif en tant que telle, n’existe pas. Ainsi notre démarche s’attachera à apporter des pistes de réflexion, sinon des propositions de réponse à la problématique suivante : Les paradoxes théoriques et hétérogénéités formelles du patrimoine olfactif ne feraient-­ils pas de lui – plus qu'un outil de légitimation de la création contemporaine -­ un effet de culture occidentale ? Rappelons également avant de nous engager plus avant que notre réflexion se limitera à un angle d’approche essentiellement philosophique et que de fait, l’ensemble des spécificités économiques et politiques attenant à chaque cas d’étude ne sera pas approfondi. Notre sujet se limitera également à l’analyse de cas issus de la parfumerie moderne. Pas ou peu d’exemple antérieurs à 1880 seront traités au cours des prochaines pages. Enfin, l’étude abordera essentiellement les dimensions olfactives et patrimoniales sous le prisme de l’occidentalité. Seules quelques exceptions seront observées afin de mettre en évidence l’influence culturelle occidentale au sein même de 36 l’appellation étudiée. Au terme du présent travail, nous espérons parvenir à une désacralisation de la notion de patrimoine olfactif ainsi qu’à une dénonciation de la facilité incarnée dans ce dernier qui – créant un besoin permanent de référencement – contraint la création olfactive plus qu’elle ne l’encourage. Jean-­‐Claude Ellena, parfumeur Hermès, blâme par ailleurs l’incapacité de la parfumerie moderne à s’affranchir des modèles classiques dans Olfaction & Patrimoine : Quelle transmission ? « Le défaut possible du patrimoine, c’est la paresse et la facilité. Surfer sur les acquis des prédécesseurs, moderniser un peu, et laisser faire. »103 103 BOILLOT Francine, GRASSE Marie-­‐Christine, HOLLEY André, Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 122. 37 PARTIE I – THÉORIE PATRIMONIALE INTRODUCTION Une difficulté évidente à l’appréhension de la notion de patrimoine touche au problème de sa définition. André Chastel et Jean-­‐Pierre Babelon la qualifient comme suit dans La notion de patrimoine : « Le patrimoine, au sens où on l’entend aujourd’hui dans le langage officiel et dans l’usage commun, est une notion tout récente qui couvre de façon nécessairement vague tous les biens, tous les « trésors » du passé. En fait, cette notion comporte un certain nombre de couches superposées qu’il peut être utiles de distinguer. Car elle intervient au terme d’une longue et chaotique histoire du domaine français, des biens français, de la sensibilité française du passé. »104 Les auteurs développent conséquemment leur appréhension du patrimoine relativement au fait religieux, monarchique, familial, national, admiratif et scientifique. Dans un article consacré au processus de patrimonialisation, Guy Di Méo écrit que les premières productions relatives à la dimension patrimoniale la définissent comme l’ensemble des biens de famille. « L’ensemble des biens privés appartenant au pater familias ». Relevant une contradiction interne attenant à l’espace simultanément privé et public mais également concret et immatériel du patrimoine, l’auteur insiste sur la valeur centrale de transmission. « On remarquera au passage que cette notion de transmission est de nos jours fondamentale pour les conceptions et les politiques de développement durable. On sait que celle ci s’appuie justement sur la qualification patrimoniale de l’environnement, au sens d’une transmission garantie et équitable, aux générations futures, de ressources et de biens communs, tant sociaux qu’environnementaux. »105 Justifiant l’actuelle tendance du « Tout patrimoine », l’auteur évoque un quintuple processus de glissement opéré par le patrimoine depuis les années 1980. Selon lui, l’extrême élargissement de la dimension patrimoniale tient en de successives transitions du privé 104 BABELON Jean-­‐Pierre, CHASTEL André, La notion de patrimoine, éd. Liana Levi, Paris, 2008, p.11. 105 DI MEO Guy, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Patrimoine et industrie en Poitou-­Charentes : connaître pour valoriser, éd. Inventaire du patrimoine de la région, 2008. p.3. 38 vers le public, du sacré au profane, du matériel à l’idéel, de l’objet au territoire et de la culture à la nature. Quant aux causes de la contemporaine prolifération du patrimoine, il avance « une crise globale de la modernité » qui comprendrait en son sein « une profonde contestation sociale de la modernité en tant que système de valeur et de pensée, mais aussi une crise tenant aux mutations de l’économie des sociétés. » Il serait également question d’une sérieuse crise identitaire générée par « les mobilités accrues, l’abolition relative des distances (moyens de transport et de communication quotidiennes) et monde virtuel des images, d’internet, des simulacres ect. » Le « Tout patrimoine » serait par conséquent l’aboutissement d’une remise en question de nos rapports aux « cultures qui se décloisonnent, tendent à s’universaliser, mais aussi parfois, de manière contradictoire, se rétractent. » Plus largement, il comprend le questionnement de notre être au monde. C’est pourquoi nous remonterons aux sources de la création de la notion de patrimoine en occident avant de pousser plus avant notre réflexion sur son état contemporain. Pour ce faire, nous aurons principalement recours aux théories de Paul Claval énoncées dans l’article « Sens patrimoniaux dans le monde »,106 celles de Henri-­‐Pierre Jeudy relatées dans Patrimoines en folie,107 de Marie Blanche Fourcade dans Patrimoine et patrimonialisation,108 de Le Goff avec Entretiens du patrimoine,109 Pierre-­‐Henry Frangne et Patrimoine : sources et paradoxes de l’identité,110 ainsi que de régulières références au Dictionnaire encyclopédique de muséologie d’André Desvallées et François Mairesse.111 106 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, Paris, 2003. 107 JEUDY Henri-­‐Pierre, Patrimoines en folie, éd. Maison des Sciences de l’Homme, Paris. 108 FOURCADE Marie Blanc, Patrimoine et patrimonialisation : entre le matériel et l’immatériel, éd. Presses Universitaire Laval, 2008. 109 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998. 110 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011. 111 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, éd. Armand Colin, 2011. 39 SECTION 1 – Notion de Patrimoine occidental Lorsque s’est tenu en octobre 1999 le colloque à l’origine de l’ouvrage Regards croisés sur le patrimoine dans le monde, la dimension patrimoniale fut abordée selon quatre grands axes : les différentes approches géographiques du patrimoine, les acteurs intervenant à la construction patrimoniale, ses enjeux ainsi que les pratiques qui lui sont liées.112 Lors de son intervention portant sur les Sens patrimoniaux dans le monde, Paul Claval distingue deux sources à la création de la notion de patrimoine en occident : l’histoire dynastique et la conception populaire de la nation. PARTIE 1 -­ Histoire dynastique Relativement à un fort intérêt esthétique, l’auteur ancre la naissance de l’idée de patrimoine dans le phénomène contemplatif qui a notamment marqué le courant humaniste avec la fascination des ruines antiques. Ces dernières firent l’objet de nombreuses productions artistiques et littéraires méditant sur l’incarnation du passé dans le présent113 et impulsant un véritable questionnement sur la teneur de l’histoire. C’est notamment avec le phénomène de nationalisation de cette histoire dynastique que la dimension patrimoniale s’est progressivement incarnée en l’état de patrimoine architectural. « De dynastique qu’elle était depuis la Renaissance, l’histoire devient nationale : on suit cette évolution en France à la fin du XVIe siècle, à l’époque de l’histoire parfaite, aux grandes entreprises de construction de l’histoire du peuple français du XIXe siècle. »114 C’est ainsi que des monuments incarnant la puissance de la religion ou des familles régnantes se sont érigés au statut emblématique de leur époque. De ce caractère représentatif des monuments patrimoniaux, l’auteur fait découler la notion de périodisation des arts qu’il explicite par « l’idée qu’à chaque souverain, les styles doivent 112GRAVARI-­‐BARBAS Maria, GUICHARD-­‐ANGUIS Sylvie, « Introduction » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p.11 113 MAKARIUS Michel, Ruines : Représentations dans l’art de la renaissance à nos jours, éd. Flammarion, 2011. 114 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 46. 40 changer, ce qui marque bien une historisation des arts »115 Celle ci renvoie à l’idée que les productions artistiques, de par leur spécificités exécutives et leur sujet d’expression, étaient également capables de prétendre au processus de patrimonialisation, car incarnaient la parole et la vision d’une période particulière. Ainsi, seuls les œuvres d’art – qui n’étaient pas aussi aisément admises que de nos jours – et les monuments synonymes de puissance royale ou religieuse, étaient éligibles au statut patrimonial. Leur rôle consistait alors à satisfaire le narcissisme élitaire, et porter la gloire des puissants au delà de leur règne. PARTIE 2 – Conceptions populaires de la nation Dans un second temps, c’est à la construction des idées nationales que l’auteur rattache le devenir patrimonial. « En Europe occidentale, la naissance de l’idée de patrimoine est liée à une conception de l’histoire qui met l’accent sur le rôle des dynasties et des groupes sociaux qui leur sont associés dans l’exercice du pouvoir. Elle est conçue dans l’optique des cultures élitaires de ceux qui écrivent alors l’histoire. »116 En France, Claval évoque l’affirmation des cultures régionales autour d’éléments folkloriques tels que la musique et la danse. Il insiste également sur le fait que l’idée de patrimoine est indissociable de la « prise de conscience des spécificités des cultures populaires »117 et que de fait, son objectif n’est plus de promouvoir la gloire passée des puissants, mais de transmettre aux générations futures l’essence d’une identité communautaire. Ce à quoi fait référence Di Méo lorsqu’il écrit « Plus tardive et en grande partie métaphorique, une autre extension de sens tient à la nature même de ce qui est transmis. Il ne s’agit plus seulement de biens matériels et de domaines, même à forte teneur symbolique, mais aussi de valeurs purement idéelles, d’idées de connaissances et de croyances, de conceptions et de pratiques, de savoir-­
faire et de techniques ect. »118 A ce titre, l’auteur souligne le danger du caractère 115 Ibid. p.47. 116 Ibid. p.48. 117 Ibid. p.48. 118 DI MEO Guy, « Processus de patrimonialisation et construction des territoires », Patrimoine et industrie en Poitou-­Charentes : connaître pour valoriser, éd. Inventaire du patrimoine de la région, 2008, p.1. 41 permanent et éternel qui peut être attribué au patrimoine du fait de la « relation verticale intergénérationnelle » qu’il établit, et des apparences de « référent emblématique des identités collectives »119 qu’il peut lui être amené de revêtir. C’est relativement à la conscience identitaire que les deux auteurs font se rejoindre leurs propos quant aux raisons de l’actuelle inflation patrimoniale. Claval écrit que l’on « ne protège plus pour se doter d’un passé national à partir de symboles appartenant à la sphère des cultures élitaires ou à celles des cultures populaires. On protège pour maintenir en vie des formes de différentiations matérielles sans lesquelles les identités, à tous niveaux du local au régional, au national, à l’européen, paraissent menacées. »120 Approximativement, nous pouvons considérer que la notion de patrimoine en occident s’est premièrement bâtie sur des valeurs d’identités dynastiques et nationales, avant de se charger d’aspects méditatifs et philosophiques ayant participé à la complexifier largement. André Chastel développe les influences connexes religieuses, familiales, administratives et scientifiques ayant également contribué à déterminer le patrimoine occidental dans La notion de patrimoine. Nous nous intéresserons en suivant aux caractères philosophiques relatifs à la temporalité et à l’authenticité du patrimoine. Afin de rapprocher ces caractéristiques de notre sujet d’étude, nous effectuerons régulièrement des parallèles avec des institutions de parfumerie telles que le conservatoire des parfums de l’Osmothèque, proposition la plus éminente de patrimoine olfactif au sein de notre corpus. SECTION 2 – La temporalité et l’authenticité patrimoniales PARTIE 1 – Les temporalités du patrimoine Jeudy écrit dans Patrimoines en folie que « La catégorie du temps ne se limite pas à une opposition entre l’instant et la durée, elle s’articule à des références qui lui servent de support ontologique. Le patrimoine en est une, et non des moindres. »121 Ce dernier participe en effet d’une remise en question des modalités représentatives relativement 119 Ibid. p. 2. 120 Op.cit. p.50.
121 JEUDY Henri-­‐Pierre, Patrimoines en folie, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 1995, p.7. 42 au temps qui passe. Il permet la possibilité presque transcendante d’étudier des productions antérieures à notre époque. Il rompt avec une normalité des faits qui voudrait que chaque chose soit à sa place. Il décontextualise temporellement les objets qui lui appartiennent afin de les soumettre à des consciences toujours plus modernes, et joue d’une rupture exponentiellement accentuée des temporalités. Ainsi, « l’idée de patrimoine, du fait même de la contamination du sens qu’elle introduit dans les différents secteurs de recherche et de gestion, entraine une nouvelle interrogation sur la temporalité. Il ne s’agit pas seulement d’un repli sur les valeurs du passé, sur la constitution des traces, mais du lien entre la temporalité et les effets de sens. »122 Selon Jeudy, les effets de sens projetés dans les objets patrimoniaux vont en effet jusqu’à outrepasser la chronologie, ce qui conduirait à terme à une sorte de métaphorisation du temps par le patrimoine, permettant de parer à l’angoisse d’une temporalité uniquement linéaire. Le terme qu’il est toutefois important de relever ici est celui de « contamination » car, rompant avec la linéarité originelle du temps, le patrimoine s’adonne à l’élaboration d’un patchwork dénaturant parfois – souvent – la teneur des objets qu’il amène à témoigner. Dans un article sur les perceptions patrimoniales en Afrique, Anne Ouallet écrit que « les différences de conception du patrimoine portent aussi certainement sur un rapport au Temps qui est sensiblement différent selon les sociétés. En Occident, le Temps est linéaire. Le passé est révolu et c’est dans un souci de mémoriser pour ne pas perdre que le patrimoine s’inscrit. »123 C’est en poussant ce raisonnement plus avant que l’on parvient à la notion de contamination occidentale du présent par les différentes temporalités du passé. La particularité du cas étudié de la parfumerie est que ce phénomène de prolifération patrimoniale est atténué du fait de l’incapacité à préserver les odeurs du vieillissement. Béatrice Boisserie insiste sur le fait que « le parfum ce n’est pas comme le vin. Il n’est jamais bon de trop le laisser vieillir. […] Ne gardez pas vos élixirs comme des bijoux dans un coffre-­fort. Portez-­les régulièrement, en quelques mois et jusqu’au bout du flacon ! »124 Un parfum entame de se dégrader sitôt qu’il est oxydé. L’auteur évoque une modification notoire de la parure olfactive dès la première année suivant l’ouverture du flacon. Du 122 Ibid. p.8. 123 OUALLET Anne, « Perceptions et réutilisations patrimoniales en Afrique » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 63. 124 BOISSERIE Béatrice, 100 questions sur le parfum, éd. Les éditions de la Boétie, 2014, Question 59. 43 fait de cette brève existence de vie, et relativement aux ambitions revendiquées par l’Osmothèque lors de son ouverture,125 créer un patrimoine olfactif s’apparente à recueillir et aligner sur des étagères tous les parfums disponibles. De fait, si le but est de sauvegarder chaque version d’un même parfum – quand on sait que les réglementations de l’IFRA126 restreignent exponentiellement le temps séparant les lancements – le patrimoine olfactif peut rapidement devenir une collection compulsive sans grand intérêt. Le paradigme du patrimoine matériel tient à fixer l’éphémère dans une sorte d’éternité, de manière à ce que les générations futures puissent appréhender ce que leur époque aura depuis longtemps transcendé. Or ce principe semble difficilement s’adapter au cas de la parfumerie. Car en effet, une telle transposition conduit la plupart du temps à des jeux de dupes infructueux. La notion de patrimoine olfactif intéresse principalement les passionnés du parfum – et peut être de la muséologie. Les néophytes, nous l’avons vu, n’usent du parfum qu’afin d’asseoir une certaine identité sociale127. Ils se réfèrent pour cela aux campagnes de promotion marketing qui ont le démérite de véhiculer une même image du parfum pour tous. La qualité olfactive d’une création n’est ni discernable ni appréciable par chacun. Or, si la notion de patrimoine olfactif séduit les amateurs, c’est notamment pour sa supposée capacité à ressusciter des parfums disparus, du temps où l’industrialisation ne permettait pas le lancement de certaines « gratuités olfactives. » Car in fine, on ne se rend pas en des lieux comme l’Osmothèque pour sentir un parfum disponible sur le marché. On s’y rend pour faire l’expérience inédite de ce que l’on ne trouve nulle part ailleurs, à savoir des parfums perdus. Or, comme nous le verrons, le patrimoine ne ressuscite pas, cela n’a jamais été ni dans ses ambitions ni dans ses moyens. Sans nous éloigner d’avantage, l’objectif était ici de mettre au jour la manière 125 « Un lieu unique qui pourrait recenser et rassembler les parfums existants ou à venir et aussi retrouver la trace de certains parfums perdus » La genèse de l’Osmothèque, http://www.osmotheque.fr/osmotheque 126 IFRA : International Fragrance Association. Crée en 1973, l’IFRA édicte des recommandations prônant l’interdiction ou la limitation d’emploi de certaines matières aromatiques dans les parfums, relativement aux recherches du RIFM (Research Institute Fragrance Materials) et dans le but d’assurer les plus hauts standards de sécurité possible. A titre indicatif, l’IFRA a déjà interdit l’emploi d’une soixantaine de matières, et restreint l’usage d’une cinquantaine d’autres. 127TONELLI Amandine, Effluve de communication, Le rôle de l’odeur dans la communication interpersonnelle : vers une modélisation de la communication olfactive, Thèse soutenue à l’Université de Genève, Juillet 2011. 44 dont – à titre d’exemple et relativement à l’effet du « Tout patrimoine » – le conservatoire des parfums est parvenu à créer un besoin patrimonial chez les amateurs. Une nécessité qui, doublée de passion, peut aboutir à une certaine forme de fanatisme et ainsi rejoindre la notion de collection compulsive précédemment évoquée. Faisant fi des temporalités, l’Osmothèque semble se revendiquer comme un lieu où le temps n’existe pas. A titre d’exemple – mais nous y reviendrons – les récentes repesées effectuées par la Maison Guerlain ont premièrement découlé d’une demande faite par Patricia de Nicolaï – présidente de l’Osmothèque depuis 2008 – à Thierry Wasser – directeur de la création des parfums Guerlain depuis la même année – de recréer un « Jicky128 d’origine. » C’est un peu comme si de nos jours, un musée décidait de monter une exposition de peinture, mais qu’au lieu d’effectuer des demandes de prêt aux établissements détenteurs des tableaux, il passait commandes auprès de faussaires. Le temps n’existe pas à l’Osmothèque parce que l’on refuse de s’y soumettre. On ignore volontairement la fatalité de la perte. Et malgré une certaine humilité, on s’essaie tout de même à la résurrection d’emblèmes disparus. Ce qui propulse le statut du patrimoine olfactif à celui de collectionneur compulsif puis au faussaire en passant par l’apprenti magicien. Entre l’inclusion – à défaut de savoir opérer un tri – de tous les nouveaux lancements au rang de patrimoine, et la résurrection expérimentale de parfums emblématiques dont on ne saura jamais si l’on s’en approche plus qu’on s’en éloigne, peut être serait-­‐il temps d’admettre que la voie aujourd’hui empruntée par le patrimoine olfactif n’est pas la plus adéquate. Et que, si véritablement soucieuses de faire acte de patrimoine, une première étape consisterait pour les institutions à envisager le consentement de la perte de certains originaux du parfum. Comme nous le verrons, la principale difficulté du patrimoine olfactif tel qu’on nous le présente actuellement, est de reposer sur un modèle purement occidental. Il aurait été intéressant de questionner les parfumeurs sur l’intérêt d’un patrimoine olfactif à la fin du XXe siècle, avant que l’inflation patrimoniale ne prenne son essor. Sans doute que personne n’en aurait alors perçu la nécessité, et cela ne remonte pourtant qu’à trente ans. Les nombreuses réticences témoignées à l’égard de Jean Kerléo jusqu’en 128 Jicky. Parfum composé en 1889 par Aimé Guerlain. A longtemps été reconnu comme étant le premier parfum de synthèse avant de se voir disputé la place par Fougère Royale d’Houbigant, crée en 1882. 45 1988 relativement au projet de créer « Une maison des parfums où professionnels et amoureux du parfum pourraient redécouvrir des parfums qu’ils avaient aimés ou portés. Un lieu unique qui pourrait recenser et rassembler les parfums existants ou à venir et aussi retrouver la trace de certains parfums perdus et les faire renaitre »129 en attestent. Il n’était même pas encore question de patrimoine olfactif. Ce qui s’apprêtait à devenir l’Osmothèque ressemblait d’avantage à la tentative d’assouvissement d’un fantasme généralisé des parfumeurs, et ne visait nullement des objectifs strictement patrimoniaux. Il convient donc d’admettre que malgré tout le respect accordé aux institutions de parfumerie, leur intérêt premier pour la notion de patrimoine olfactif relève bel et bien de l’engouement patrimonial constaté depuis 1980 et conséquemment, d’un phénomène de tendance. Afin d’ouvrir cette piste tout en concluant sur les temporalités patrimoniales, il apparaît opportun d’évoquer la notion du patrimoine au Japon. Paul Claval écrit à ce propos que « L’absence de patrimoine au sens européen du terme est liée à un refus métaphysique de l’idée de monument : les grands temples sont reconstruits tous les trente ans environ. Aucune valeur particulière n’est attachée à l’ancienneté du matériau, bien au contraire. Seule la perfection d’une matière périodiquement renouvelée est acceptable. Ce qui compte ce n’est pas la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude à les rebâtir à l’identique à chaque génération. Ce qui paraît mériter conservation, ce sont les savoir-­faire, les gestes, ce qui permet de créer ou de reproduire l’environnement. »130 D’une certaine façon, il pourrait être prometteur pour des institutions à visée patrimoniale et en lien avec la parfumerie, d’inscrire leurs démarches dans un mode de pensée tenant compte de l’éphémérité du parfum ainsi que de la beauté qu’il acquiert dans la fugacité. L’on pourrait penser que, envisagée selon le modèle oriental et non occidental, la notion de patrimoine olfactif serait à même de conquérir la cohérence et la considération qui lui reviennent de droit. Le parti pris de privilégier la transmission des savoir-­‐faire afin que les générations futures soient à même de recréer ce qui ne pourra survivre au temps, a de surcroit été appliqué par le Musée International de la Parfumerie de Grasse dans le cadre de l’élaboration d’un patrimoine immatériel. Nous y reviendrons. 129 La genèse de l’Osmothèque, http://www.osmotheque.fr/osmotheque 130 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 54. 46 PARTIE 2 -­ Authenticité du patrimoine Successivement à la temporalité, la notion d’authenticité posée relativement aux objets patrimoniaux pose un véritable problème, notamment dans un contexte de prolifération des patrimoines. Avant toute chose il convient de faire la distinction entre les termes de vérité et d’authenticité. Emilie Flon écrit dans Les mises en scène du patrimoine : Savoir, fiction et médiation que « L’adjectif véridique qualifie la relation d’un savoir au réel, non celle d’un objet au réel. Un objet dont l’origine est certifiée par l’exposition est un objet « authentique », or il s’agira d’un objet véridique si c’est en tant que représentant du savoir archéologique qu’il est certifié, non en tant qu’objet ayant une provenance spatio-­
temporelle. »131 Serait donc considéré comme vrai tout objet étant fidèle à un savoir avéré. A contrario, la notion d’authenticité ne s’atteste que par la provenance, et non par relation au réel. C’est sur cette dernière notion que, tout comme la temporalité, s’est majoritairement appuyée l’inflation patrimoniale. Si l’on reprend le vaste exemple de l’Osmothèque, on constate que la revendication de temporalité et d’authenticité suffit visiblement à se poser comme institution patrimoniale. Or, « Le patrimoine dépasse ses usages prévisibles. La multiplicité des usages vient alors s’opposer à une conception patrimoniale toujours orientée par la référence à l’authenticité, elle implique un jeu permanent entre l’adaptabilité et l’identité. »132 Est ici évoquée l’importante notion d’identité – sur laquelle nous reviendrons – qui posera une conséquente difficulté à l’adaptation de la problématique patrimoniale au domaine de la parfumerie car d’une certaine façon, cette dernière est un distributeur d’identités. Ce que signale principalement Emilie Flon, c’est que le patrimoine est également un processus. Il ne s’agit pas de présenter provisoirement des critères permettant de se poser en tant que patrimoine, ces derniers doivent être capables de bonifier dans le temps afin d’être pleinement recevables. L’absence que nous développerons d’une identité relative au patrimoine olfactif ainsi que la non authenticité des parfums posés comme objets 131 FLON Emilie, Les mises en scène du patrimoine : Savoir, fiction et médiation, éd. Hermès Science Publications, 2012, p.48. 132 Ibid. p.5. 47 patrimoniaux, handicaperont de nouveau les institutions de parfumerie dans l’aboutissement d’une patrimonialisation occidentale. Nathalie Heinich insiste par ailleurs sur l’importante théorique accordée à l’authenticité au sein de la dimension qui nous intéresse. « On ne peut mieux dire la prévalence de la valeur d’authenticité (qui « renvoie à l’origine ») sur la valeur de beauté dans ce lieu massif de « transfert de sacralité » qu’est devenu, aujourd’hui, le patrimoine. […] C’est pourquoi on ne peut figurer dans le corpus patrimonial aucun artefact retenu pour sa seule ancienneté, ou sa seule rareté, ou sa seule significativité, ou sa seule beauté, alors qu’il ne serait pas authentique ; inversement, peuvent y figurer des artefacts qui ne sont ni anciens, ni rares, ni beaux, ni même spécialement chargés de sens – mais qui sont authentiques. »133 Or, bien qu’ayant premièrement été un incontournable théorique, et que de nombreux critères aient été mis au moins pour assurer l’authenticité des patrimoines, la pratique muséologique semble de nos jours privilégier le rendement financier à la légitimité des objets. Des auteurs tels que Jean-­‐Marie Breton vont jusqu’à écrire que « Le patrimoine est une affaire de représentations, l’authenticité et l’originalité sont affaires de technique, pas de réalité. […] La question de l’authenticité se fond dans la notion d’autorité. »134 Dans le cas de la présente étude, nous envisagerons les fondements du patrimoine occidental relativement aux textes de Chastel et Claval, et considèrerons ses spécificités premières comme principalement ancrées au sein de paradigmes matériels et identitaires. De premiers parallèles effectués avec l’institution de l’Osmothèque, nous faisons le constat que le patrimoine olfactif gagnerait par conséquent d’avantage de justesse en suivant le modèle des conceptions patrimoniales orientales, et plus précisément japonaises. 133 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2009, p.256. 134 BRETON Jean-­‐Marie, Patrimoine, tourisme, environnement et développement durable (Europe, Afrique, Caraïbe, Amériques, Asie, Océanie), éd. Karthala, 2010, pp.275-­‐276. 48 CHAP I -­ AGENCEMENT PATRIMONIAL Le patrimoine n’étant pas une notion absolue, on en recense diverses natures et formes. L’idée de créer un mouvement international assurant la protection du patrimoine découle des évènements de la Première Guerre mondiale. Mais ce n’est que le 16 Novembre 1970 que la Conférence générale de l’Unesco accepte une Convention relative à la protection du patrimoine mondial, comprenant le patrimoine naturel et le patrimoine culturel. Ce dernier intègre tout autant des biens matériels – architecture, urbanisme, sites archéologiques, objets d’art, mobilier – que des biens immatériels – traditions, chants, contes oraux, savoir-­‐faire. Nous ne ferons pas l’inventaire de l’ensemble des déclinaisons du patrimoine culturel. Seules les catégories susceptibles d’accueillir la typologie du patrimoine olfactif seront abordées, à savoir les patrimoines archéologique, ethnologique, industriel, artistique, documentaire et immatériel. Cette approche permettra d’expliciter l’idée évoquée en introduction que le patrimoine olfactif semble pouvoir s’inscrire dans une multitude de patrimoines connus. Notre objectif est ici de savoir si la notion étudiée est suffisamment autonome pour se penser indépendamment des catégories patrimoniales préexistantes. SECTION 1 – Typologies du patrimoine culturel PARTIE 1 – Le patrimoine archéologique Selon la Convention de la Valette de 1992135 – version de la Convention Européenne pour la protection du patrimoine archéologique révisée par le Comité directeur du patrimoine culturel – le patrimoine archéologique renvoie à tous les biens et traces de l’existence humaine dans le passé. Il consiste en « l’ensemble de tous les vestiges et objets mis au jour, ainsi que toutes autres traces des générations antérieures. Le patrimoine archéologique comprend les structures, les constructions, les groupes de bâtiments, les sites 135 Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique, STCE N°143, Valette, Bureau des Traités, http://conventions.coe.int 49 aménagés, les objets, meubles et les monuments d’autres sortes avec leur contexte, qu’ils soient sur la terre ou immergés. » Nous pourrions concevoir une sous catégorie du patrimoine archéologique relative à l’olfaction. Cette dernière pourrait plus particulièrement regrouper les objets ou monuments anciennement employés pour la fabrication du parfum ou pour l’accomplissement de rituels usant symboliquement de la dimension olfactive. Notamment sollicité afin de communiquer, de faire des offrandes aux dieux ou d’embaumer les corps, l’emploi de l’encens est répertorié 118 fois dans la Bible. Les auteurs Jean Claude Goyon et Christine Cardin écrivent notamment dans l’Acte du Neuvième Congrès International des Egyptologues que « l’encens est un équivalent du « souffle des dieux » ou encore d’une « humeur » divine […] L’encens et les produits odorants ne sont pas de muets accompagnants des scènes rituelles, dont le rôle se limiterait à celui d’un vecteur pour la transmission des offrandes à son destinataire. […] L’encens apparaît clairement comme une offrande à part entière. »136 Le service pédagogique du Musée royal de Mariemont invite notamment à l’appréhension de la dimension proprement anthropologique du parfum, par le jumelage d’une visite d’exposition avec un atelier olfactif thématique animé par Olivier Kummer. A titre d’exemple, la programmation de 2015 prévoit un atelier Parfums de scandale pour l’exposition L’Ombilic du rêve – présentant les œuvres de Félicien Rops, Max Klinger, Alfred Kubin et Armand Simon – ainsi que des ateliers Parfums des mers du Sud et Parfums d’Arabie relativement à l’exposition consacrée à l’épave du Cirebon. Le panorama des essences présentées couvre les périodes allant de l’Egypte Pharaonique jusqu’à la Révolution industrielle. L’adaptation de l’olfactif au patrimoine archéologique appelle de fait – et par phénomène de continuité – des complémentarités des patrimoines ethnologique et industriel, afin de prolonger la notion des usages et moyens culturels relatifs parfum. Conséquemment, il semble impossible d’uniquement inscrire le patrimoine olfactif dans l’une de ces trois typologies patrimoniales. 136 CARDIN Christine, GOYON Jean Claude, Actes du Neuvième congrès international des égyptologues, éd. Peeters Publishers, 2007, p.1724 50 PARTIE 2 – Le patrimoine ethnologique D’après l’article « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France » de l’Encyclopédia Universalis137, le « patrimoine ethnologique d’un pays comprend des modes spécifiques d’existence matérielle et d’organisation sociale des groupes qui le composent, leurs savoirs, leur représentation du monde et, de façon générale, les éléments qui fondent l’identité de chaque groupe social et le différencient des autres. » La dimension olfactive se patrimonialiserait ici relativement aux modalités de distinction sociale et culturelle instaurée de par le monde. Cette notion est explicitée dans Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine : « Les bijoux, les parfums, les fards et les diverses parures sont des éléments qui peuvent intervenir comme des marqueurs de genre. Les documents, de natures variées, établissent une distinction entre une apparence physique conforme aux conventions sociales et une apparence physique contraire au conventions – et ce pour différentes raisons, qui relèvent de la transgression, de la ruse ou d’une pratique rituelle socialement codifiée. »138 En continuité, l’ouvrage Usages culturels du corps évoque la dimension érotique relative à l’odeur du henné dans les pays d’Afrique du nord. « Au dire des hommes, le parfum du henné doterait la peau de la femme d’un pouvoir aphrodisiaque certain. Les mains et les pieds recouverts par la fine dentelle de henné deviennent des hauts lieux d’érotisation du corps. »139 On peut enfin lire dans La culture matérielle en France au XVI, XVII et XVIIIe siècles que « comme le vêtement, l’odeur est aussi un marqueur social. D’où l’usage intensif des parfums par les « élites », manière de se singulariser par rapport au reste de la population : une personne distinguée ne saurait exhaler la même odeur qu’une personne du peuple. […] L’homme et la femme à la mode se fardent, se poudrent et se parfument, on porte même des sachets d’arômes dans le revers de ses pourpoints ou le pli des robes, on double les chapeaux de pétales de roses, on parfume chapelets, médailles et bagues. »140 L’auteur évoque également le passage de 137 ISAC Chiva, « Le patrimoine ethnologique : l’exemple de la France », Encyclopédia Universalis, t.24, Paris, 1990, p. 236. 138 SEBILLOTE Violaine, BOEHRINGER Sandra, Hommes et femmes dans l’Antiquité grecque et romaine, éd. Armand Colin, Paris, 2011, chap.2. 139 BIANQUIS Isabelle, BRETON LE David, MECHIN Colette, Usages culturels du corps (Nouvelles études anthropologiques) éd. L’Harmattan, Paris, 1997, p.82. 140 GARNOT Benoît, La culture matérielle en France au XVI, XVII et XVIIIe siècles, éd. Ophrys, 1995, p. 129. 51 l’engouement pour les odeurs de musc et de civette – suffisamment puissantes pour masquer « l’animalité et les effets de l’œuvre du temps, relativement à la culpabilisation du corps et l’angoisse de la mort développées par une religion de la peur »141 – à celui pour les parfums naturels « laissant filtrer au travers des légères toilettes d’intérieur, l’odeur de chair, simplement rehaussée par de suave effluves floraux : rose, violette, thym, lavande et romarin. »142 Etant premièrement un produit précieux, le parfum fut longtemps réservé à la royauté puis à la noblesse. Il fallut respectivement attendre l’intrusion des substances chimiques dans les parfums ainsi que l’ouverture des grands magasins au XIXe siècle pour connaître une véritable démocratisation de la parfumerie. De fait, l’évolution de l’usage du parfum au fil des siècle touche simultanément à la religieux, l’ésotérisme, l’hygiénique, mais principalement l’intentionnalité distinctive – comme en témoigne dans un autre registre, le port de perruques parfumées.143 Penser ethnologiquement un patrimoine olfactif revient par conséquent à étudier les modalités de distinction sociale explicitée dans l’acte de se parfumer. Cette conception semble de prime abord, tout à fait réalisable et cohérente. Toutefois, mener plus avant une telle démarche soulèverait un manque de contenu relatif à l’objet du parfum en tant que tel. Le patrimoine olfactif pensé comme ethnologie ne se suffirait pas à lui-­‐même. Il appellerait par exemple, le complément d’un patrimoine documentaire. PARTIE 3 – Le patrimoine industriel Dans l’article « Etude et mise en valeur du patrimoine industriel. (Remarques et techniques) » Jocelyn de Noblet propose pour le patrimoine industriel, la définition suivante : « Il s’agit d’un héritage complexe qui comprend tout ce qui touche à la civilisation matérielle. […] Il s’agit de l’étude et de la préservation des témoins matériels de l’industrialisation née de la révolution industrielle. […] Il s’agit d’étudier l’évolution des techniques dans leur ensemble et de mettre en évidence les conditions de l’apparition de 141 Ibid. 142 Ibid.
143 THIERS Jean-­‐Baptiste, Histoire des perruques : Où l’on fait voir leur origine, leur usage, leur forme, l’abus et l’irrégularité de celles des ecclésiastiques, Louis Chambeau, 1690, chap. VII. 52 nouveaux systèmes techniques. »144 Dans le paradigme olfactif, le patrimoine industriel pourrait s’adapter en regroupant l’ensemble des dispositifs industriels ayant permis la fabrication du parfum depuis le XIXe siècle. Il est par exemple fait référence ici aux centrifugeuses permettant l’extraction des matières premières par processus d’expression : « Méthode pratiquée uniquement pour les agrumes. Elle permet par simple pression d’extraire l’essence contenue dans l’écorce des fruits. »145 Mais également à l’ensemble des machines permettant la distillation par vapeur d’eau, l’enfleurage à chaud ou à froid, l’extraction par solvants ainsi que l’extraction au CO2 supercritique.146 L’on peut supposer que relativement à la logique de cette typologie patrimoniale, les appareils antérieurs à la révolution industrielle relèveraient du patrimoine anthropologique. Parmi elles, on répertorie à titre d’exemple, l’extraction par la chaleur pratiquée par les égyptiens. Cette techniquement consiste à « jeter symboliquement des boulettes de parfum dans un feu sous le regard des dieux et du pharaon. Ils se servaient principalement pour cela d’encens, de myrrhe et de tout autre type de gommes à combustion lente. »147 Evoquons également les anciens procédés d’enfleurage utilisés depuis l’Egypte antique. Lors des banquets, les femmes arboraient un cône de graisse parfumée sur le haut de leur tête. En fondant, la graisse rependait son parfum le long de la chevelure et du corps et ajoutait ainsi un attrait olfactif à l’ensemble de la parure.148 Or, dans la visée du patrimoine olfactif, le double apport des patrimoines anthropologique et industriel ne parvient pas – par l’explicitation des moyens de créer un parfum – à décomplexifier la dimension olfactive. Tous deux entrent en échos avec la notion de patrimoine immatériel, dont la valeur ajoutée pourrait éventuellement permettre de clore un discours patrimonial cohérent sur le parfum. 144 NOBLET DE Jocelyn, « Etude et mise en valeur du patrimoine industriel. (Remarques et techniques) », éd. Centre de recherche sur la culture technique, Neuilly-­‐sur-­‐Seine, 1979, p.94. 145 CARISEY Régis, Dictionnaire des sens, éd. Lulu.com, 2013. 146 « Cette technique récente d'extraction utilise du gaz carbonique dans un état intermédiaire entre le gaz et le liquide (état supercritique). Le CO2 présente alors la particularité de dissoudre de nombreux composés organiques. Les matières premières ainsi obtenues sont proches du produit naturel d'origine, sans trace résiduelle de solvant. » http://cnrs.fr 147 Ibid. 148 Ibid. 53 PARTIE 4 – Le patrimoine artistique La notion de patrimoine artistique renvoie plus particulièrement à la conservation et la restauration des œuvres d’art. Comme nous l’avons évoqué au tout début, l’art ne se confronte encore que très peu à la dimension olfactive. La diversité des expôts présentés durant la rétrospective Belle Haleine – L’odeur de l’art en atteste. Il y figure beaucoup d’œuvres d’art visuelles n’ayant rapport qu’à un sujet olfactif, notamment les gravures empruntées au Rijksmuseum. Il en va de même pour les photographies de Jaromir Funke ainsi que les séries Aura Soma de Sylvie Fleury et Démocratie de Martial Raysse qui, toutes ensembles figurent des flacons de parfum et de fait, substituent le contenant au contenu, ainsi que le visuel à l’olfactif. In fine, seules quelques œuvres telles que FEAR 1/8 de Sissel Tolaas – pans de murs vierges sur lesquels ont été vaporisées les sueurs de plusieurs hommes en proie à des sentiments de panique – Mentre niente accade / While nothing happens de Ernesto Neto – imposante suspension odorante – ou encore Hypothèse de grue de Carsten Höller et François Roche – structure métallique délivrant un brouillard odorant – exploitent véritablement les potentialités de l’olfactif. Parallèlement, nous pouvons noter une curiosité artistique et muséale de plus en plus accrue à l’égard de l’odorat. Citons à titre d’exemple l’inauguration en 2014 d’une table multi sensorielle au Musée des Beaux Arts et de l’Archéologie de Valence relativement aux natures mortes du peintre Paolo Porpora. Afin d’assurer la dimension olfactive, l’artiste synesthète Didier Michel149 a composé un parfum Paolo Porpora s’inspirant chromatiquement des tableaux d’origine. De même, l’institution d’innovations collaboratives du Laboratoire organisait en 2013 à Paris l’exposition The Olfactive project – évènement expérientiel autour de l’odeur du café – relativement à la sortie de l’Ophone – dérivé du Smartphone permettant d’envoyer et de recevoir des messages odorants – crée par des étudiants américains sous la tutelle de David Edwards.150 Dans un registre différent, l’artiste Julie.C Fortier réalisait en mars 2015 un partenariat avec Black Garlic – résidence de production collaborative en art et gastronomie – afin d’incarner l’ensemble de ses réflexions olfactives au cours d’un diner donc chaque plat 149 http://www.didiermichel-­‐chromaticien.com/index.php?id=parfum 150 http://onotes.com http://www.lelaboratoire.org/CP_LE_LABORATOIRE_olfactive_project.pdf 54 fut concocté pour ses propriétés odorantes. Bien qu’au demeurant expérimental, ces démarches incitent à croire que l’olfactif possèdera d’ici quelques temps un potentiel artistique suffisant pour amorcer la notion d’un patrimoine olfactif artistique. A l’heure actuelle – en 2015 – il est encore trop tôt pour s’y atteler. PARTIE 5 – Le patrimoine documentaire Le second volume d’Archives et patrimoine151 définit le patrimoine documentaire comme l’ensemble des ressources présentes au sein des bibliothèques et archives. Cette typologie patrimoniale fait acte de la totalité des connaissances écrites collectées et protégées par l’homme. La conservation de ce type de documents constitue une difficulté majeure étant donné la fragilité du support papier. Gérard Ermisse et Rosine Cleyet-­‐Michaud développent les facteurs responsables du vieillissement des documents et y proposent des solutions au sein de Locaux et équipements d’archives. Ces auteurs insistent principalement sur l’indice d’humidité « qui entraine le développement des microorganismes destructeurs du papier et provoque l’hydrolyse des fibres »152 la température – qui ne doit varier qu’entre 16° et 23° – la circulation de l’air ainsi que l’éclairage qui favorise le « palissement de l’encre et accélère le vieillissement du papier.»153 Les auteurs d’Archives et patrimoine évoquent relativement aux impératifs de conservation du patrimoine documentaire le programme « Mémoire du monde » crée par l’Unesco en 1992. Ce dernier a pour objectifs « d'éviter l'amnésie collective et de promouvoir la conservation des collections d'archives et de bibliothèques partout dans le monde et d'en assurer la plus large diffusion. »154 La protection du patrimoine documentaire – pouvant notamment passer par la numérisation des données – amène progressivement la constitution d’un nouveau patrimoine dit « numérique » ou « numérisé ». De cette création découlent plusieurs polémiques sur lesquelles il ne nous sera pas profitable de s’attarder, mais dont Lyndel V. Prott dépeint le détail dans Témoins de l’histoire : Recueil de textes et documents relatifs au retour des objets culturels. 151 CORNU Marie, FROMAGEAU Jérôme, Archives et patrimoine, t.2, éd. L’Harmattan, Paris, 2004, p.20 152 ERMISSE Gérard, CLEYET-­‐MICHAUD Rosine, Locaux et équipements d’archives, éd. Techniques Ingénieur, 1999, p.9. 153 Ibid. 154 http://Uneso.org/Mémoiredumonde. 55 Pensé sur le mode documentaire, le patrimoine olfactif consisterait à priori en des archives semblables à celles du MIP155, notamment composées d’ouvrages que nous avons évoqués en revue de littérature. Il archiverait l’ensemble des savoirs découlant de l’olfaction – quelque soit le champ de recherche et le contexte spatiotemporel – afin de rendre compte de la diversité de ses influences intellectuelles. Du fait de sa capacité à approfondir et légitimer tous types d’informations, le patrimoine documentaire est un complément nécessaire à l’ensemble du patrimoine mondial. Dans le cas du présent travail, il n’est ni plus ni moins que le fondement de l’élaboration d’une forme cohérente de patrimoine olfactif. Mais malgré le fait que le patrimoine documentaire soit parfaitement autonome sur le plan théorique, il serait dommageable – dans le cas d’une étude sur le parfum – de devoir renoncer à la dimension expérientielle qui en est le principal constituant. Contraindre l’expérience à sa seule théorisation c’est inévitablement la ternir et retirer au parfum tout potentiel à devenir objet de contemplation spontanée. La dimension expérientielle demeure de fait, le point le plus regrettable du présent travail, qui ne pourra se consacrer à la développer en parallèle d’une théorisation du patrimoine olfactif. S’il ne peut pleinement s’agir d’une faille au sein de notre démarche, nous considérons que la dimension pratique en incarne d’avantage une limite d’appréhension. 155 FARGIER Chloé, « Le fonds du centre de documentation du Musée International de la Parfumerie regroupe environ 10.000 ouvrages sur les thématiques de l'histoire de la parfumerie et de la cosmétique, du flaconnage, des techniques d’extraction, des us et coutumes autour du parfum mais également des ouvrages concernant les plantes à parfum et l’ethnobotanique, l'olfaction et les sens. Une dizaine d'abonnements vivants, une riche collection d’anciennes revues de parfumeries grassoises, des dossiers documentaires sur toutes thématiques, des dossiers d’œuvres et une photothèque numérisée (environ 90 000 clichés) complètent cet ensemble. », Sudoc-­‐PS, http://bibliotheque-­‐blogs.unice.fr/sudoc-­‐ps/ 56 PARTIE 6 – Le patrimoine immatériel L’Unesco définit le patrimoine immatériel comme étant « L’ensemble des traditions ou expressions vivantes héritées de nos ancêtres et transmises à nos descendants. […] Il est un facteur important du maintien de la diversité culturelle face à la mondialisation croissante. […] Il est utile au dialogue interculturel et encourage le respect d’autres modes de vie. […] L’importance du patrimoine culturel réside dans la richesse des connaissances et du savoir-­
faire qu’il transmet d’une génération à une autre. »156 Le cas du patrimoine immatériel appliqué à l’olfactif trouve une forme d’accomplissement dans la médiation du Musée International de la parfumerie de Grasse ainsi que de ses jardins. Ambitionnant de s’inscrire au Patrimoine culturel immatériel de l’Humanité, l’Association du patrimoine vivant de la ville de Grasse véhicule des savoir-­‐faire relatifs à la culture des plantes à parfum, la connaissance des matières premières naturelles, leur transformation, l’art de composer un parfum ainsi que ses usages sociaux. Pour ce faire, elle a notamment organisé un colloque les 17 et 18 Octobre 2013 sur le Patrimoine vivant de la ville de Grasse,157 mais également l’exposition Les savoir-­faire liés au parfum en Pays de Grasse158 qui s’est tenue du 15 Décembre 2013 au 31 Mars 2014 au MIP, ainsi qu’un second colloque, Se parfumer, un acte d’humanité159 qui s’est tenu les 16 et 17 Octobre 2014. Les connaissances diffusées lors de ces diverses manifestations émanent pleinement des traditions de la ville de Grasse depuis que cette dernière s’est instaurée capitale du parfum au XVIIe siècle. Au rang du patrimoine immatériel relatif à la dimension olfactive, nous pourrions également inclure le patrimoine gastronomique, reconnu en tant que patrimoine culturel immatériel de l’Humanité par l’Unesco depuis le 16 Novembre 2010. La rétro-­‐olfaction exemplifie les liens indissociables entre les sensorialités du goût et de l’odorat. Julie.C Fortier a notamment œuvré à la considération artistique de cette gémellité au cours de sa performance au Black Garlic. Il serait par conséquent intéressant d’estimer la capacité d’inclusion du patrimoine olfactif au sein du patrimoine immatériel gastronomique. 156 http://Unesco.org/Patrimoineculturelimmatériel 157 http://www.patrimoinevivant-­‐paysdegrasse.fr/pdf/synthese_actes_colloque_17-­‐18102013.pdf 158 http://www.patrimoinevivant-­‐paysdegrasse.fr/pdf/dp_savoirs_faire_mip.pdf 159 http://www.paysdegrasse.fr/sites/default/files/dp-­‐colloque-­‐unesco_0.pdf
57 L’on pourrait globalement retrouver des similitudes entre les missions du patrimoine immatériel et les démarches amatrices – évoquées en introduction – souhaitant démocratiser la « belle parfumerie »160 par des ateliers de découvertes et d’apprentissage olfactifs. De là, découle l’impératif d’une médiation autour du patrimoine olfactif. Si le parfum permet, comme nous l’avons constaté au fil des précédents exemples, de donner lieu à d’avantage qu’un unique patrimoine immatériel, il ne saurait se passer de la parole que ce dernier implique. Qu’importe les empiècements hybrides dont pourrait résulter le patrimoine olfactif, il devra sans cesse ménager une place pour la médiation humaine afin de favoriser sa juste transmission. SECTION 2 – Polyvalence patrimoniale de l’olfaction La dimension olfactive fait preuve d’une considérable polyvalence au sein des typologies du patrimoine culturel. Le parfum possède autant d’attraits archéologiques, qu’ethnologiques, industriels, artistiques, documentaires ou immatériels sans pour autant parvenir à pleinement s’inscrire dans une de ces catégories. Chaque sous distinction olfactive adaptée à un type de patrimoine appelle le complément d’une autre. Le patrimoine olfactif ne semble donc pouvoir simplement s’inclure dans une des spécificités connues du patrimoine. Peut-­‐être pourrions nous de fait, envisager qu’il s’inscrive non pas comme le sous produit d’une des distinctions évoquées, mais bien comme une nouvelle division du patrimoine culturel. Une telle conception remet véritablement en question la capacité du patrimoine à contenir la dimension olfactive. C’est pourquoi nous nous attacherons dans un second temps à évoquer deux des principales limites du patrimoine moderne. Mises en parallèle avec les caractères olfactifs, ces dernières nous permettront d’évaluer la mesure dans laquelle la parfumerie pourrait pleinement se patrimonialiser. 160 Est considéré comme « Belle parfumerie » par les professionnels et amateurs du parfum, l’ensemble des créations olfactives faisant acte d’un effort intellectuel de composition, et répondant d’avantage à des paradigmes artistiques qu’ à des impératifs marketing ou économiques. 58 CHAP II -­ LIMITES DU PATRIMOINE MODERNE SECTION 1 – Altération de l'authenticité Etymologiquement, le mot authentia renvoie à l’évidence absolue de la vérité, ce « qui fait autorité. » Le terme authentês fait quant à lui référence au fait que l’acte de vérité doit être commis par un homme selon ses propres techniques et intentions.161 Or, la recherche d’authenticité est au cœur du malaise de la culture occidentale depuis plus d’un demi-­‐siècle, ainsi qu’au centre de la notion de patrimoine olfactif. Comme nous avons précédemment eu l’occasion de l’évoquer, aucun des parfums produits au début du XXe siècle n’est aujourd’hui disponible dans sa toute première version. La dénomination de « parfums vintages » s’applique à des parfums des années 1950, soit un peu moins d’un siècle après le lancement des premiers parfums de synthèse. De fait, la totalité de ceux que nous sentons aujourd’hui sont soit des versions actualisées telles qu’il peut s’en faire tous les trois à cinq ans162, soit des repesées dites « à l’ancienne. » La question de l’authentique demeure par conséquent entière et se retrouve de nouveau questionnée dans des domaines tels que les arts appliqués, le luxe ou le marché de l’art. Doit-­‐on concevoir que l’ensemble des parfums aujourd’hui projetés dans une ambition patrimoniale relève intégralement d’une forme de « fausseté », ou doit-­‐on au contraire considérer le patrimoine olfactif comme dénonciateur d’une certaine limite de la notion d’authenticité ? Les juristes ont une opinion bien arrêtée quant à la définition du mot « faux. » Pour eux, « le faux se compose de trois éléments : l’altération (ou la suppression) de la vérité dans un écrit ; le préjudice ou la possibilité d’un préjudice ; l’intentionnalité frauduleuse. »163 Or, hormis l’altération de la nature des parfums aujourd’hui mis à disposition – et qui de surcroit, relève la plupart du temps d’autorités annexes – aucune intentionnalité néfaste ne peut être reprochée au patrimoine olfactif. Tout au contraire, ce dernier tente de s’instaurer dans la bienveillance de combler un manque ressenti par la profession. Dans quelle mesure peut-­‐on de fait, le considérer comme authentique ou 161 MOHEN Jean-­‐Pierre, Sciences du patrimoine: Identifier, conserver, restaurer, éd. Odile Jacob, 1999, p.235. 162 Annexes 1. 163 Dalloz, Nouv. Répert. Faux en écriture, 2. 59 faux ? Dans son article Le faux en art, Thierry Lenain conçoit l’étude du faux comme une « herméneutique de la double négation. »164 Pour lui, le faux ne se résume pas à l’absence d’authenticité mais se caractérise par sa prétention à être faussement identique, ainsi que par un fonctionnement basé sur le procédé de tromperie et non sur celui d’illusion consentie propre au domaine de la fiction. Comme le détaille Mohen dans son ouvrage, l’interrogation autour des faux a inspiré de nombreuses expositions, notamment celle s’étant tenue au British Museum en 1990 et intitulée Fake ? The Art of Deception. L’auteur explique que « Répondre à cette interrogation n’est pas seulement s’intéresser à la crédulité de l’opinion, c’est aussi découvrir une autre réalité cachée ou déguisée, entourée le plus souvent d’un silence embarrassée. La falsification, la contrefaçon, le maquillage, le trucage, la dissimulation, le mensonge, l’imposture, la forfaiture sont quelques mots qui rendent compte de comportements détournés qui n’avouent pas en général leur finalité. Celle-­ci ne consiste certainement pas à élaborer tel ou tel produit mais à assouvir un désir fort dont l’objet est la matérialité. »165 Il ne semble donc pas recevable que la seule bonne intention du patrimoine olfactif suffise à l’identifier comme authentique. Tout au contraire, si l’on se fie aux dires de Umberto Eco, le patrimoine olfactif relèverait même de la notion de « faux absolu. » L’auteur écrit en effet que « saturé d’hyperréalité, l’imaginaire d’aujourd’hui réclame la simple réalité des choses et, pour l’atteindre, doit fabriquer le faux absolu. […] Ailleurs, le désir spasmodique du Presque Vrai naît simplement d’une réaction névrotique devant le vide des souvenirs : le Faux Absolu est fils de la conscience malheureuse d’un présent sans épaisseur. »166 La notion de Faux Absolu renvoie à celle de Real thing proposée par Duncan Cameron en 1968 et traduit par André Desvallées de « Vraie chose » à l’occasion du Dictionnaire encyclopédique de muséologie en 2011. Duncan disait de cette notion que « Très souvent, les musées sont décrits comme étant des lieux où l’on peut voir des vraies choses. C’est cette présentation de la réalité, bien qu’elle soit échantillonnée et structurée selon des modèles arbitraires de réalité, qui distingue le système de communication muséal de tous les autres systèmes de communication. […] Les vraies choses sont des choses que nous présentons telles qu’elles sont et non comme des modèles, des images ou des représentations de 164 LENAIN Thierry, « Le faux en art », http://ceroart.revues.org/2947. 165 Ibid. p.242. 166 ECO Umberto, La guerre du faux, éd. Livre de Poche, 1987, Paris, chap.1. 60 quelque chose d’autre. »167 Desvallées détaille la notion de Vraie chose comme comprenant simultanément la notion d’authenticité et d’originalité des objets, les témoins matériels et les concepts immatériels, mais également la connotation émotionnelle permettant d’attester de l’authenticité de l’expérience, qu’importe la teneur de l’objet dont elle provient. C’est par la notion d’Expérience authentique que l’idée de Vraie chose rejoint et complète celle du Faux absolu de Eco et participe à l’appréhension d’une certaine authenticité du patrimoine olfactif. Sur le plan artistique, il apparaît peut pertinent de chercher à revendiquer une authenticité matérielle du patrimoine olfactif, et ce pour plusieurs raisons. La première étant que conséquemment aux nombreuses recherches ayant été menées sur la question du faux, ce qualificatif s’est progressivement vu attribuer une certaine forme de tolérance, voire de compréhension. Mohen cite à ce propos Brandi sur le fait que « La copie, l’imitation ou la falsification reflètent la situation culturelle du moment dans lequel elles sont produites et possèdent une double historicité par le fait d’être exécutées à un moment donné et de témoigner, même par inadvertance, du goût et de la mode de cette période. »168 La seconde raison consiste en ce que la notion d’authenticité fut récemment révisée au regard des cultures orientales. « La réunion de Nara, au Japon, en 1994, à proximité des temples sacrés, avait pour but de préciser « le test d’authenticité » auquel est soumis tout bien culturel proposé pour être inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO. Venus de vingt-­six pays, les représentants de l’UNESCO, de l’ICOMOS (Conseil international des monuments et des sites) et de l’ICCROM (Comité international de conservation-­restauration des musées) aboutirent à la conclusion que la conservation des patrimoines monumentaux ne pouvait plus être assurée selon les principes théoriques trop stricts des chartes d’Athènes puis de Venise (1964) mais devait s’intégrer dans des habitudes culturelles locales. Knut Einar Larsen, coordinateur scientifique de la conférence de Nara, confirme « que la recherche de l’authenticité est universelle, mais… que les moyens de conserver l’authenticité du patrimoine dépendent de la culture à laquelle il appartient. » »169 Mohen insiste de surcroit sur le fait que « les japonais n’ont pas dans 167 DESVALLEES André, MAIRESSE François, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, éd. Armand Colin, 2011, art « Chose et vraie chose. » 168 Ibid. p.253. 169 Ibid. p. 266.
61 leur vocabulaire de mot équivalent à « authenticité », dont l’étymologie est grecque. Ils n’ont pas non plus les mêmes pratiques patrimoniales qu’en Occident, où l’authenticité a été définie à partir de la notion d’intégrité matérielle, ce qui implique que le matériau est d’origine. Or les temples de Nara construits en bois ont souvent été brûlés et reconstruits. […] La maintenance et la conservation sont assurées depuis le VIIIe siècle avec minutie et compétence, incluant des reconstructions, des restaurations, des créations. La notion d’authenticité est ici moins une authenticité des matériaux qu’une authenticité de fonction et de tradition à laquelle les experts réunis jusqu’alors par l’UNESCO n’avaient pas apporté toute l’attention nécessaire. »170 Cette prise de conscience a conséquemment engendré l’adaptation des critères d’authenticité afin de permettre à des patrimoines reconstruits comme ceux du Japon – ou comme le patrimoine olfactif – d’être malgré tout légitimes au regard de l’Unesco. Demeurant propres aux considérations occidentales, ces caractéristiques permettent néanmoins d’approcher – au regard de l’interculturalité – une idée de l’authenticité patrimoniale plus cohérente avec la réalité. L’ICCROM arrête donc en 1995 les critères d’authenticité suivants : « Un site de patrimoine culturel devrait conserver un haut niveau d’authenticité dans le cadre d’attributs significatifs définissant sa valeur. L’authenticité dans la conservation du patrimoine culturel est une mesure de la véracité de l’unité interne du processus créatif et de la réalisation concrète de l’œuvre, ainsi que des effets de son passage à travers une période historique. Le patrimoine culturel à un caractère universel en ce sens qu’il est une expression spontanée des valeurs de la culture concernée. Une structure historique qui a acquis des valeurs culturelles reconnues à l’état de ruine doit être respectée comme le témoignage d’une culture disparue. L’identification de traitements appropriés pour conserver et expliciter les valeurs du patrimoine exige la définition d’indicateurs pour chaque groupe d’attributs définissant les valeurs relatives aux secteurs de la Forme et de la conception, de la Tradition et de la technique, de la Fonction et de l’utilisation, de l’Environnement et du contexte. »171 170 Ibid. p. 268. 171 JOKILEHTO Jukka, Point de vue : le débat sur l’authenticité, ICCROM Chronique 21, 1995, pp. 6-­‐ 8.
62 Si l’on tente d’adapter la notion de patrimoine olfactif de l’Osmothèque à ces critères, elle conquerrait son authenticité du fait, premièrement, que les parfums consultables au sein de l’institution sont posés comme incarnant respectivement l’entité d’un parfum. L’Osmothèque présente par exemple son Jicky comme étant référent de toutes les versions existantes ou ayant existées de ce parfum. En suivant, l’authenticité serait avérée du fait que le processus de réalisation du parfum observe une véracité d’exécution. Fait que l’on peut postuler comme étant vrai puisque la création du parfum relève d’impératifs chimiques plus délicats à transgresser que ceux de la peinture ou de la photographie. Le patrimoine olfactif serait successivement authentique puisqu’il exprime la valeur de la culture au sein de laquelle il s’épanouit. Ce qui renvoie à l’ensemble des usages qui ont pu être fait du parfum par le passé et qui, de façon plus contemporaine, s’incarnent dans le marché de la parfumerie qui évolue bien selon les tendances de la consommation culturelle. Il s’agit ensuite de consentir à la disparition des « ruines » de la parfumerie, à savoir l’ensemble des parfums perdus. Est considéré comme condition d’authenticité, l’admission de l’irrémédiable absence de certains parfums. Enfin, le statut authentique s’acquiert par la documentation du patrimoine. Nous renvoyons pour cela le lecteur à la section concernant le patrimoine documentaire. Ainsi, malgré l’ensemble des altérations contemporaines appliquées au parfum en vue de sa patrimonialisation, il semble désormais possible d’évoquer une authenticité du patrimoine olfactif tel qu’il est notamment figuré dans le cadre de l’institution de l’Osmothèque. Il demeure toutefois un panel d’altérations du parfum à visée proprement lucrative dont l’appellation de patrimoine ne suffit pas à compenser la non authenticité des objets présentés. Ce cas se retrouve en plusieurs lieux depuis le début de l’inflation patrimoniale qui a eu pour effet de transformer la notion d’authenticité en produit et de fait, de la rendre fabricable. Marie Blanche Fourcade écrit à ce sujet : « Je conclurai sur cette idée : fabriquer l’authenticité. Si ce concept ne pose pas de difficultés pour les créatifs marchants que sont les publicitaires, il va de soi qu’elle soulève beaucoup d’interrogations déontologiques pour les acteurs du patrimoine. […] Si l’authenticité n’est qu’une « prophétie auto réalisante », la construction de sa présentation au public pose plus de questions qu’elle n’offre de réponses, et nous interroge fondamentalement sur les modalités 63 de transmission des patrimoines triviaux, quotidiens et sensoriels. »172 Le constat se vérifie aisément. Ce n’est pas parce que de nos jours le patrimoine est partout que tous les patrimoines accessibles se valent les uns les autres. Dans des secteurs patrimoniaux émergents, il n’est pas rare d’avoir une majorité d’objets fabriqués pour l’occasion. Le domaine de la parfumerie le prouve avec l’exposition Miss Dior sur laquelle nous reviendrons. Cette rétrospective se donnait à lire comme la quintessence d’un parfum ayant été crée pour la sœur de Mr Christian Dior après la seconde guerre mondiale. Or, aucun élément historique ou olfactif n’était présent lors de cet évènement. Il s’agissait purement d’une exposition spectacle – du même gabarit que certains parfums dits « pornographiques »173 par les critiques – présentant des œuvres d’art commandées pour l’occasion, de belles robes, quelques croquis et des clips vidéos de Nathalie Portman, l’égérie du parfum. Cette typologie expographique est analysée par Serge Chaumier dans Expoland, ce que le parc fait au musée : ambivalence des formes de l’exposition. Le point important ici est que le parfum s’inscrit plus que jamais sous l’aura d’une économie du luxe où patrimoine et authenticité ne sont que prétextes au rendement d’une maison de prestige. Henri-­‐Pierre Jeudy insiste sur le fait que « le concept de patrimoine culturel tire sa signification contemporaine d’un redoublement muséographique du monde. Il faut, pour qu’il y ait du patrimoine reconnaissable et gérable, qu’une société se saisisse en miroir d’elle-­même, qu’elle prenne ses lieux, ses objets, ses monuments comme des reflets intelligibles de son histoire et de sa culture. Il faut qu’une société opère un dédoublement spectaculaire qui lui permette de faire de ses objets un moyen permanent de spéculation sur l’avenir. »174 Dans le cas présent, la maison Dior se saisit et cristallise les utopies véhiculées autour du parfum Miss Dior afin d’en instaurer un patrimoine idéal, non pas composé d’archives poussiéreuses, mais de belles pièces d’art et de couture où la modernité flirte avec le vintage. Nous prolongerons cette idée en distinguant la notion de patrimoine de celle du capital des maisons de luxe. 172 FOURCADE Marie Blanche, Patrimoine et patrimonialisation : entre le matériel et l’immatériel, éd. Presses Universitaire Laval, 2008, p. 143. 173 Le terme « Parfum pornographique » s’emploie par les amateurs du parfum comme l’antagonisme de la « Belle parfumerie ». Il renvoie à l’ensemble des créations olfactives à but consensuel, tablant principalement sur des agencements frais et sucrés suscitant l’adhésion olfactive comme on suscite l’appétit. Les parfums pornographiques aspirent principalement à la consommation de masse. 174 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, éd. Circé, 2008. 64 Au delà de la projection d’un patrimoine olfactif indépendamment des catégories patrimoniales répertoriées, la notion d’authenticité permet de distinguer deux parties opposées. Une bienveillante, voyant dans l’émergence de cette nouvelle notion, une percée intellectuelle et symbolique, et une plus intéressée, discernant dans l’inflation patrimoniale une nouvelle dynamique économique. SECTION 2 – Altération de la mémoire Plusieurs formes d’altération de la mémoire sont possibles dans la visée d’élaborer un patrimoine olfactif. En nous appuyant sur un modèle de mémoire propre à la psychologie, nous en discernerons deux dualités, les mémoires volontaire et involontaire pensées par Proust, ainsi que les mémoires de transmission et de répétition plus particulières au processus de patrimonialisation. Emeric Fiser écrit sur l’œuvre de Proust : « Cette résurrection envahissante du passé se produit grâce à la mémoire involontaire que Proust sépare nettement de la mémoire volontaire, qui ne nous donne du passé que « des faces sans vérité. » La mémoire volontaire est la mémoire de l’intelligence et des yeux, elle est, uniquement au service de notre personnalité sociale, incapable de recréer un moment véritable de la vie. Seule la mémoire involontaire est réellement féconde et créatrice, car elle est fonction de la sensibilité et non de l’intelligence. »175 Les spécificités de la mémoire involontaire s’adaptent particulièrement à la dimension olfactive, Proust en fait la démonstration dans A la recherche du temps perdu avec le passage portant sur la manière dont le goût et l’odeur d’une madeleine trempée dans le thé lui rappellent un souvenir d’enfance.176 Plus largement, nous avons tous eu l’occasion de sentir une odeur qui a rappelé à notre esprit l’image ou le sentiment d’un moment antérieur. Ce phénomène témoigne d’une mémoire olfactive involontaire que nous avons développée au fil des années, et plus particulièrement au cours de notre enfance qui est un temps fort de l’appréhension sensorielle du monde. Cette mémoire varie selon la sensibilité de chacun, l’environnement des individus mais également leurs modes de vie. Un enfant qui a grandi à la campagne parmi des odeurs de plats longuement mijotés, de fruits et 175 FISER Emeric, L’esthétique de Marcel Proust, préfacé par Valéry Larbaud, éd. Alexis Redier, 1933, p. 96. 176 PROUST Marcel, À la recherche temps perdu, Du coté de chez Swann, éd. Gallimard, 1999, pp. 65-­‐68. 65 légumes du potager, de forêts et d’animaux ne développera pas la même mémoire olfactive involontaire qu’un enfant né dans la capitale, habitué aux odeurs de transpiration et d’urine, des rues humides, de la pollution et des plats préparés. Elle fait office d’emprunte olfactive individuelle. Du fait de la diversité de chaque parcours de vie, nous avons tous une mémoire olfactive involontaire unique qui permet simultanément de mieux comprendre ses goûts, mais également de mieux se comprendre soi-­‐même. Benoist Schaal s’est essayé à penser la notion de patrimoine olfactif relativement à la mémoire involontaire dans Le « matrimoine olfactif » : Transmissions odorantes entre générations. Il écrit notamment que « pour que la constitution d’un patrimoine olfactif soit possible, il faudrait pouvoir inventorier la séquence des effluves significatives que traversent les individus au cours de leur vie, comprendre les moyens perceptifs, affectifs et mémoriels qu’ils mettent en œuvre pour les comprendre. Décrire les pôles attractifs aussi bien que répulsifs de l’espace des senteurs, répertorier les lieux de mémoire olfactive qui ont marqué les générations passées et marquent les générations actuelles. Fixer les odeurs de communautés dans leurs activités humaines quotidiennes et festives, construire une Osmothèque d’odeurs individuelles et partageables parce qu’engendrées par et pour les communautés à des moments privilégiés de leur vie. »177 Conséquemment l’auteur conclut un peu plus loin que « malgré la toute puissance de l’inscription des odeurs et leur pouvoir d’évocation, la mémoire des sens n’est pas transmissible. Par delà l’expérience propre qu’un individu peut en faire dans le cours de son histoire personnelle et sociale, cette mémoire est par définition, impossible à communiquer et vouée à l’effacement. Elle est au cœur, seulement dans le cœur de chacun. »178 Malgré l’incapacité dénoncée par l’auteur de la mémoire involontaire à faire émerger le patrimoine olfactif, il importe de rappeler que c’est toujours grâce à elle que nous sommes tour à tour réceptifs à certains stimuli olfactifs, sensibles à certaines odeurs, amoureux de certains parfums et de fait, tous potentiellement aptes à intégrer la dynamique de la patrimonialisation des odeurs. Parallèlement, la mémoire volontaire se retrouve dans le principe d’apprentissage appliqué par les écoles de parfumerie. Il s’agit ici de sciemment mémoriser un nombre 177 SCHAAL Benoist, « Le « matrimoine olfactif » : Transmissions odorantes entre générations », Olfaction & Patrimoine, quelle transmission ? éd. Edisud, 2005, p. 71. 178 Ibid. 66 important d’odeurs de matières premières, de molécules ou encore de bases. Selon une interview de Dimitri Weber, expert en parfum, un bon parfumeur peut garder en mémoire plus de 3500 odeurs différentes. Nécessitant une méthodologie rigoureuse, ce type de mémoire volontaire – à si grande échelle – ne se retrouve que dans les métiers relatifs à la création de parfumerie. A échelle réduite, nous pouvons en retrouver des bribes dans des métiers attenant à l’œnologie et plus largement à la cuisine. Quoi qu’il en soit, la maitrise d’une mémoire volontaire dans un contexte olfactif ne concerne que trop peu de personnes pour ancrer les fondements d’un patrimoine. Les mémoires dites de « transmission » et de « répétition » renvoient à la linéarité révolue du patrimoine culturel. Nous avons auparavant cité Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle afin d’indiquer que le paradigme patrimonial contemporain au Japon ne vise plus la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude de chaque génération à savoir reproduire ces formes à l’identique. Cet exemple illustre le passage d’une mémoire de transmission occidentale et linéaire – où chaque génération transmet un patrimoine en l’état qu’elle l’a reçu à la génération suivante – à une mémoire de répétition orientale – où la matérialité perd sa valeur au profit des connaissance permettant de la dupliquer. Comme le souligne Jacques Le Goff, « le trop peu de mémoire relève sans cesse de la même réinterprétation. Ce que les uns cultivent avec une délectation morose et ce que d’autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la mémoire de répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. »179 Pour revenir à l’Osmothèque, nous pouvons ici relever un paradoxe puisque se revendiquant patrimoine olfactif selon un modèle occidental, l’institution obéit paradoxalement à des paradigmes orientaux qui favorisent la mémoire de répétition plutôt que celle de transmission. L’auteur explicite ce point en écrivant : « L’originalité française est dans ce trafic, ce jeu d’opérations. Elle est liée à une dynamique de l’assimilation et de la transformation. Elle éprouve un besoin d’appropriation sans nationalisme excessif et refuse de choisir un style dominant. […] Ce qui compte c’est de voir comment une manière française adapte les leçons de l’étranger. […] Il n’y a pas de style français, seulement des lectures à la française. »180 Force est de constater que la dimension olfactive ne permet pas – ou de façon très approximative – une mémoire de 179 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.25. 180 Ibid. pp. 47-­54. 67 transmission. Tout comme la mémoire involontaire ne permet pas de fonder un patrimoine olfactif. Seules les mémoires volontaire et de répétition sont aptes à côtoyer cette dimension, mais une nouvelle fois, leur exploitation ne permet pas l’élaboration d’une structure patrimoniale cohérente. C’est ainsi que nous aboutissons à la notion généralisée d’altération de la mémoire au sein du patrimoine olfactif. Turgeon Debary écrit dans Objets et mémoires que « la fonction et la valeur mémorielles sont soumises à l’incertitude de l’identité des artefacts. La mémoire, comme art d’accommoder les restes, relève d’un travail de requalification attributive synonyme d’invention. Dans cette perspective, la culture comme les traditions s’inventent non pas au titre d’une authenticité, d’un continuum ontologique mais d’un dialogue entre les valeurs attributives que nous nommons le passé et le présent. »181 La modélisation de la mémoire du parfum, de son histoire et de ses anecdotes se constate au quotidien, qu’il s’agisse de discours d’institutions telles que l’Osmothèque ou de grandes maisons de parfumerie. Chacun pour ses intérêts, déforme plus ou moins le passé peu connu de la parfumerie afin d’en véhiculer une mémoire plus fidèle aux marques qu’à elle-­‐même. Tant et si bien qu’il devient difficile de discerner les faits attestés de ceux fictionnels, la preuve est qu’aujourd’hui, il est impossible d’affirmer avec certitude quel fut le premier parfum de synthèse depuis l’insertion des composants chimiques dans la création artisanale. Cela ne remonte pourtant qu’à deux siècles, ce qui est dérisoire à l’échelle de l’ensemble du patrimoine culturel. De fait, l’altération de la mémoire patrimoniale dans le cas de l’olfactif tend à renouveler l’hypothèse qu’il serait éventuellement préférable de faire table rase de toute spéculation non avérée, afin d’ancrer le patrimoine olfactif dans une mémoire qui soit la moins attaquable possible. Debary développe notamment l’idée que « la mémoire de l’objet perdu est plus forte que celle suscitée par une présence. Dans cette perspective, la notion de résurgence involontaire de l’objet disparu fournit un cadre heuristique pour penser les liens entre objets et mémoires. Peut-­on faire un musée sans collections ? […] Une histoire sans objet est-­elle possible ? »182 Nous souhaitons garder ces questions ouvertes afin d’inviter le lecteur à s’interroger sur la possibilité de véhiculer une mémoire des parfums sans parfum ? Cette idée n’est au demeurant, pas si saugrenue qu’elle y paraît. Il nous semble 181 DEBARY Turgeon, Objets et mémoires, Presses Universitaires Laval, 2008, p. 6. 182 Ibid. p.1 68 effectivement qu’il est possible de parer – ou tout du moins de compenser – la perception olfactive dans son aspect pratique, par son évocation littérale. Si l’on se reporte à des ouvrages tels que A rebours de Joris-­‐Karl Huysmans, Les fleurs du mal de Charles Baudelaire ou A la recherche du temps perdu de Marcel Proust, il est possible de constater que la description romancée voire poétique des odeurs, peut suffire à en évoquer une idée et parfois même, des impressions chez le lecteur. Ce phénomène est notamment rendu possible par la mémoire olfactive involontaire. Cette mémoire que l’on pourrait dire « par procuration » pourra s’expérimenter par le biais de critiques de parfums qui, nous le verrons, suscitent bien d’avantage la curiosité de l’expérience olfactive qu’elles ne la remplacent, mais parviennent en certains cas à susciter une appréhension d’un parfum relativement juste. D’approches respectives des notions d’authenticité et de mémoire appliquées à la dimension olfactive, nous réalisons que la remise en question des potentialités du patrimoine culturel à comprendre l’olfactif, s’étend jusqu’à la redéfinition de ses propres limites. Nous poursuivrons par conséquent en tachant de définir les principaux constituants d’un patrimoine non spécifié, de sorte à pouvoir y soumettre – comme nous venons de le faire pour l’authenticité et la mémoire – des adaptations de l’olfaction. Cette entreprise permettra à son terme, d’envisager une esquisse théorique du patrimoine olfactif. 69 CHAP III – THÉORIE DU PATRIMOINE OLFACTIF Nous nous appuierons ici sur une idée du patrimoine basée sur des ensembles relatifs à l’objet, l’identité, la mémoire ainsi qu’à la transmission. Nous formulerons des propositions d’adaptation de chacun de ces ensembles au domaine du parfum afin de constituer une structure théorique du patrimoine olfactif. SECTION 1 – Composants patrimoniaux PARTIE 1 – Un patrimoine : des Objets Nathalie Heinich écrit que « la fonction patrimoniale consiste en un traitement conservatoire des objets satisfaisant la double hypothèse de leur communauté d’appartenance et de la pérennité de leur valeur, qui se compose elle-­même des caractères d’authenticité, d’ancienneté, de significativité et de beauté qu’elle soit artistique ou naturelle. »183 Il apparaît en effet délicat de prime abord, de dissocier la notion de patrimoine de sa transposition objectale. Evoquer le patrimoine c’est implicitement susciter l’idée d’objets perçus en héritage à l’échelle familiale, nationale ou culturelle. Point qui n’était d’ailleurs pas à démentir jusqu’à l’émergence du patrimoine culturel immatériel de l’humanité en 1990, et qui fut officialisé en 2003 avec l’adoption par l’Unesco de la Convention pour la sauvegarde du dit patrimoine. La dimension immatérielle ne s’étant instaurée qu’il y a un peu plus de dix ans, il est donc aisé de comprendre pourquoi les néophytes du patrimoine le relient systématiquement au devenir objet. Pierre-­‐Henry Frangne développe l’idée que « l’émergence d’un patrimoine s’accomplit par trois étapes : la production par la société d’objets dont elle à besoin et, la prise de conscience qui place l’objet hors de l’utilitaire afin qu’il conquiert un statut patrimonial justifiant un caractère de gestion collective. »184 L’auteur évoque ici un 183 HEINICH Nathalie, La fabrique du patrimoine : de la cathédrale à la petite cuillère, éd. Maison des Sciences de l’Homme, 2009. 184 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 125. 70 processus de patrimonialisation culturel selon lequel les objets sont d’abord produits afin de servir à une communauté sans paradigme autre que l’utilitaire. Du fait des progrès techniques, ces objets quittent progressivement la sphère pratique car sont remplacés par des moyens plus modernes. C’est alors que s’opère un transfert de l’utilitaire à l’historique, voire au symbolique. Les objets se dotent d’une dimension emblématique appelant une forme de commémoration et s’inscrivent de fait dans un devenir patrimonial s’intensifiant au fil du temps. Ce nouveau statut leur confère une aura comprenant un fort potentiel esthétique. Frangne écrit à ce propos qu’il «existe trois principes esthétiques qui gouvernent notre conception du patrimoine, celui de la valeur, celui de la présence et celui du goût. »185 Quel qu’ait été ses attributions premières, l’objet avoisine au travers de la patrimonialisation, un caractère et des impératifs semblables à ceux de l’œuvre d’art, voire à ceux des objets sacrés comme l’évoquait Heinich dans La fabrique du patrimoine. A l’origine de techniques de conservation et de restauration variées, l’objet est progressivement amené à se muséifier. C’est ainsi que naquit en 1937 sous l’égide de George Henri Rivière, le Musée National des Arts et Traditions Populaires dont la dynamique impulsa les ouvertures successives de plusieurs musées des civilisations en Europe. A titre d’exemples, le musée de la Civilisation romaine ouvre ses portes en 1955, l’Institut du monde arabe en 1987, le musée du Quai Branly – dit aussi musée des arts et civilisations d’Afrique, d’Asie, d’Océanie et des Amériques – est inauguré en 2006, enfin, plus récemment, le musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée ouvre en 2013. Selon une étude statistique du DEPS186 datant de 2003, les musées d’antiquités et d’archéologie représentent 22% de la fréquentation des visiteurs, les musées d’histoire, 26%, et ceux d’ethnologie 16%, soit 64% des visites muséales cumulé par des institutions à caractère patrimonial. Frangne explique ce phénomène par le fait que « le patrimoine méthodiquement conservé et explicité dans un musée est l’opérateur qui permet à l’individu de construire la conscience critique de son appartenance à l’humanité et à sa propre culture. »187 L’objet patrimonial deviendrait une forme de repère permettant de se positionner à échelle individuelle mais également nationale et internationale. Bernard 185 Ibid. p. 281. 186 Les notes statistiques du DEPS, Les musées de France en 2003, Ministère de la culture, n°17, Mais 2006, p. 18. 187 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 277. 71 Schiele a pourtant tendance à nuancer la valeur de repère avec celle de refuge en écrivant notamment que « surgissement du passé dans le présent, le patrimoine exprime l’espoir vain de pouvoir figer une mouvance sur laquelle aucune prise n’est possible. Il est une valeur refuge. »188 L’auteur exprime le fait que le patrimoine s’est progressivement instauré comme un besoin plus que comme un simple repère temporel et culturel. Comme nous allons le voir, si l’identité des populations est la source première de la valeur patrimoniale, l’inflation de cette dernière a conduit à un retournement de schéma qui veut qu’aujourd’hui, les gens ont besoin du patrimoine pour se rappeler qui ils sont. Ainsi, comme l’indique André Chastel « ce n’est pas la matérialité qui compte mais la prise en charge du sujet par ce dispositif. […] Le patrimoine nous possède bien autant sinon plus que nous le possédons. »189 De cet aspect découle l’idée que la dimension objectale seule est insuffisante à incarner le patrimoine. Les notions d’identité, de mémoire et de transmission découlent naturellement du pouvoir que s’est octroyé le patrimoine, ainsi que de l’angoisse qu’il a su instaurer en occident. Conséquemment, Frangne pose la question de « comment trouver un équilibre entre vouloir tout conserver au point d’être étouffé et la volonté de ne rien conserver au prix d’une liberté créatrice sauvage qui ne se comprend plus elle-­même parce qu’elle oublie tout au fur et à mesure de sa course ou de sa fuite en avant ? »190 Cette interrogation est au cœur de l’inflation patrimoniale. Sur quels critères doit-­‐on se baser pour élaguer et renforcer la légitimité patrimoniale ? On constate que de tels impératifs conduisent à la formation d’une sorte d’élite du patrimoine qui refuse aux néophytes la possibilité de se faire entendre. Jacques Le Goff en fournit un exemple dans son ouvrage Patrimoine et passions identitaires : « Dans certains cas, l’amateurisme peut conduire à une perte qualitative d’autant plus inacceptable que le patrimoine est fragile, limité et non renouvelable. Toute perte est irrémédiable. »191 A terme, la dimension objectale du patrimoine semble diviser plus qu’elle ne réunit. C’est ainsi que se place la nécessite d’une entité transcendant la matérialité patrimoniale. 188 SCHIELE Bernard, Patrimoine et identités, éd. MultiMondes, 2005.
189 CHASTEL André, La notion de patrimoine, éd. Liana Levi, 2008. 190 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 271. 191 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p. 130. 72 PARTIE 2 – Un patrimoine : une Identité Frangne développe les articulations entre identité et patrimoine dans Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité. Il écrit notamment : « Comment le patrimoine peut-­il être autre chose qu’un jeu de rôle confondu avec une revendication identitaire ? »192 L’auteur s’inscrit dans l’idée que « le processus de patrimoine est un infini retour à soi. »193 Nous allons premièrement nous attacher à définir l’essence de l’identité en vue d’une insertion patrimoniale. L’auteur distingue l’identité d’un objet de celle d’une personne et expose que « l’identité est ce qui fait d’une chose qu’elle est ce qu’elle est, elle, son unité et sa permanence dans le temps et l’espace, ce qui fait qu’elle reste égale à elle-­même. Elle est la relation d’une chose avec elle-­même tout au long de son existence : c’est la mêmeté. »194 La notion de « mêmeté » renvoie pour Frangne à l’essence de l’identité des objets. Il la différencie de la notion « d’ipséité » qui consiste selon lui au propre de l’identité humaine. « La différence entre l’identité de la chose et l’identité de l’homme c’est que l’identité de l’homme n’est plus sa mêmeté (identité stable) mais son ipséité (l’homme dans une coïncidence immobile de lui, mais il intègre pourtant des choses qui ne sont pas à lui à l’intérieur de lui-­même.) Les moments passés font qu’un homme est lui-­même s’il diffère de lui à chaque instant et qu’il fasse de cette différence le lieu et le moyen contradictoires de sa propre possession de soi. »195 Ainsi le propre de l’identité des objets consisterait à demeurer immobile, tandis que l’identité de l’homme se définit par le fait de ne jamais rester la même, de se contredire et d’opérer une évolution constante. Pour Frangne, l’identité de l’homme « est aussi l’ensemble des propriétés qu’elle partage avec les autres choses d’une même sorte. L’identité est donc un fond sur lequel les différences peuvent se multiplier et créer une identité partagée. »196 Il en dégage une idée selon laquelle l’identité des objets est définitivement prévisible tandis que la nature de celle de l’homme se définit comme imprévisible, désunie et contradictoire. D’où un premier paradoxe – ou tout du moins une limite – de la capacité de l’identité humaine à s’incarner dans des objets patrimoniaux, et conséquemment, de la matière à s’auto-­‐
192 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 281. 193 Ibid. p. 281. 194 Ibid. p. 267. 195 Ibid. p. 268. 196 Ibid. p. 268. 73 suffire dans un paradigme patrimonial. Limite qui appelle le complément d’une dimension immatérielle capable de retranscrire l’instabilité permanente de l’identité de l’homme trouvant un certain équilibre dans les traditions culturelles. L’auteur écrit que « parce qu’elle n’est pas un moi-­même entièrement sédimenté mais un moi-­même en mouvement, notre identité est toujours en déséquilibre, récapitulation et construction. N’étant jamais acquise, elle est toujours un travail et un problème. »197 Cette instabilité, nous le verrons, trouve une forme d’accomplissement adéquate dans le champ du patrimoine olfactif. Car une difficulté patrimoniale consiste en la non pertinence – et en l’impossibilité technique – de restituer des identités individuelles autrement que de façon culturelle. Le patrimoine valorise des ensembles, des groupes, des communautés. Or, il serait intéressant de pouvoir étudier les relations antérieures s’étant tissées entre l’individuel et le culturel. Cette idée se retrouve dans des questionnements qui « tournent autour du problème de savoir si l’identité et le patrimoine doivent être conçus sous la forme purement conservatrice d’un mouvement de repli sur soi, d’une communauté centrée sur elle-­même, ou s’ils doivent contenir une dimension d’altérité, d’ouverture vers ce qui est autre et nouveau. Le patrimoine est-­il un instrument frileux d’identification conçu comme une adéquation ou pure égalité avec soi-­même, ou bien est-­il un outil de décentrement ? »198 Ce point développé par l’auteur invite à se demander si le patrimoine doit se limiter à nous conforter au sein de notre propre identité culturelle, où si sa présence peut impulser la dynamique successive de nous ouvrir à la divergence et la nouveauté. Le patrimoine nous recentrerait pour nous rendre plus aptes à nous affranchir de nos dogmes culturels. Frangne illustre cette idée par l’esquisse d’une identité – et conséquemment d’un patrimoine – qui serait soit ulysséenne soit narcissique. « L’identité articulée sur le souci de patrimoine est-­elle une identité narcissique ou une identité ulysséenne ? Narcissique au sens de rapport à soi mortifère car fondé sur l’unique volonté d’identifier ce qui nous est propre. L’identification narcissique est illusoire car est un enfermement dans un espace intérieur sans extérieur ni altérité. […] Ulysséenne au sens de rapport à soi vivifiant car fondé sur le voyage. Le voyage d’Ulysse est un anti Narcisse puisque dans ce parcours s’engage un rapport tumultueux à l’autre avec toute son étrangeté et son 197 Ibid. p. 268. 198 Ibid. p. 272. 74 hostilité. C’est en devenant autre qu’Ulysse sait qui il est. »199 L’auteur penche explicitement en faveur d’un patrimoine favorisant une identité ulysséenne qui trouvera à se définir au contact de l’altérité d’identités et de cultures autres que la sienne. Cette typologie identitaire semble être la seule capable de convenir à la nature de l’homme. Le caractère narcissique appliqué au patrimoine se traduit par une forme d’élitisme appauvrissant la dimension patrimoniale qui, demeurant condamnée à se laisser vieillir, perd l’opportunité d’actualiser sa médiation et de demeurer accessible. L’insertion de la dimension identitaire dans le processus patrimonial participe d’un complément de la matérialité en ouvrant le caractère concret des objets à l’enrichissement interculturel. Le Goff insiste sur le fait que « Patrimoine et identité ne sont pas des notions et des réalités molles et tranquilles, ce sont des passions »200 et impulse ainsi la spécificité de l’identité que nous apposerons au patrimoine olfactif. PARTIE 3 – Un patrimoine : une Mémoire Le paradigme de mémoire est un fil conducteur du processus de patrimonialisation. Nous avons déjà évoqué la notion de « refuge » proposée par Bernard Schiele qui pose le patrimoine comme moyen de souvenir. C’est par le souvenir que l’on se conforte dans le présent afin de mieux se tourner vers l’avenir. Pris sous cet angle, la dimension patrimoniale est une intentionnalité tendue vers le souvenir. La mémoire touche à la dimension immatérielle et rejoint ainsi la notion identitaire. Le but n’étant pas tant de se souvenir d’objets dans leur dimension concrète mais de se remémorer l’ensemble des pratiques dont ils sont les réceptacles. Frangne précise que « la mémoire n’est pas la connaissance objective d’un passé qui nous détermine à être ce que nous sommes (c’est l’histoire qui détermine les causes que nous n’avons pas choisies et dont nous sommes les effets involontaires.) La mémoire est le choix de notre passé, la sélection libre des moments dont nous sommes les effets. Nous projetons sur notre passé la lumière du présent et c’est cette lumière que nous remodelons. »201 Cette idée vient se confronter à la notion d’authenticité patrimoniale que nous avons précédemment développée. Comment le 199 Ibid. p. 272. 200 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.12. 201 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 278. 75 patrimoine peut-­‐il se revendiquer d’une quelconque vérité si son principal paradigme consiste à perpétuer une mémoire dont le propre est d’être une articulation de faits sélectionnés ? L’auteur explique pour nuancer ce propos que « le patrimoine est à la fois histoire et mémoire. S’il n’était qu’histoire, il serait mort et objet d’étude froid qui ne concerne plus le présent. S’il n’était que mémoire, il serait une reconstruction idéologique et pourvoyeur d’une identité narcissique, mystifiée et mystifiante. »202 Mimétiquement à l’identité, le patrimoine opère un jeu d’équilibre entre les entités historiques et mémorielles, n’étant ni complètement véridique, ni complètement utopique. Ce point engendre une interrogation quant aux intentions du patrimoine. Que compte t-­‐il accomplir par la promulgation d’une mémoire toute relative ne relatant qu’une vision partielle et sélective du passé ? « Le patrimoine est-­il plutôt du côté de la mémoire irrationnelle ou de l’histoire raisonnée ? Le passé à travers lui est-­il nostalgique, paralysant ou inspirant et captivant ? Se construisant dans la durée et s’y référant, est-­il figé dans le passé ou vivant dans le présent et propulseur vers l’avenir ? »203 L’importance de la mémoire au sein du processus patrimonial incite à se demander si le rôle de ce dernier ne se focalise finalement par sur l’appréhension de l’avenir plutôt que sur la redécouverte du passé. Par l’explicitation et la valorisation de certains anciens éléments de notre culture, le paradigme patrimonial ne consiste t-­‐il pas tout entier à nous conforter et nous prémunir face à des phénomènes tels que la mondialisation ? L’on peut également s’interroger sur les capacités de l’histoire et de la mémoire à s’inscrire de façon complémentaire au sein d’un processus dont on ne saurait définir la nature des intérêts. Il semble difficile de croire qu’un phénomène aussi croissant que celui du patrimoine soit uniquement motivé par le désir humanitaire de permettre aux individus de se rappeler qu’ils appartiennent à une même culture. La mobilisation de l’ensemble des communautés autour de valeurs centrales ne se fait jamais de façon gratuite. Toutefois dans le cas de l’inflation patrimoniale, on peut constater qu’une certaine forme de gratuité tend à se propager. On multiplie les patrimoines et les mémoires sans autre explication que celle de parer à la perte de connaissances indifférenciées. Le Goff écrit à propos de la mémoire que « parmi les multiples voies d’accès à son problème philosophique, il en est deux qui conduisent au cœur des rapports entre mémoire et histoire. La première rejoint la mémoire au point où son destin se dissocie de celui de 202 FRANGNE Pierre-­‐Henry, Patrimoine, sources et paradoxes de l’identité, éd. PU Rennes, 2011, p. 279. 203 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p. 11.
76 l’imagination. L’accent tombe ici sur le vœu de fidélité attachée à la visée de la mémoire en tant que gardienne de la profondeur et de la distance temporelle. Ce vœu fait la différence de principe entre mémoire et imagination, qu’elles que soient leurs interférences ultérieures : la visée de l’imagination c’est l’absent en tant qu’irréel, celle de la mémoire, l’absent comme antérieur au récit qui en rend compte. La seconde voie rejoint la mémoire au point où elle tombe sous le pouvoir de l’exercer selon l’un ou l’autre projet pratique. Se croisent ici la perspective de la mémoire véritative et celle de la mémoire d’usage. »204 L’auteur insiste sur le fait que la mémoire patrimoniale s’applique à ne pas tomber dans la totale imagination de faits passés dans le simple but de figurer une utopie du passé. Il distingue également les notions de véritatif – qui renverrait à une mémoire relatant des faits avérés – et d’usage – qui pourrait faire échos à des éléments dont on se souviendrait par commodité sans pouvoir attester de leur véracité. Le Goff convient donc que bien que n’ayant pas d’intentionnalité à manipuler les récepteurs du patrimoine, la mémoire ne peut s’affranchir des aléas de sa nature qui la gardent subjective et relative. La difficulté est ici que malgré l’éventuelle authenticité des objets et des identités appartenant au mouvement patrimonial, leur transfert de génération en génération peut être faussé par la seule intervention de la mémoire qui, bien que doublée d’histoire, suffit à rendre le patrimoine manipulable et manipulant. Nous allons donc nous intéresser à la notion de transmission afin de constater si la promotion du patrimoine participe effectivement d’une forme de manipulation des individus ou si ces derniers sont au contraire libres de l’appréhension qu’ils ont de l’ensemble patrimonial. PARTIE 4 – Un patrimoine : une Transmission Comme nous l’avions cité en introduction, Henri-­‐Pierre Jeudy coupe rapidement à l’idée d’une transmission patrimoniale libre et désintéressée en écrivant « la fin du XXe siècle n’a t-­elle pas réussi à abolir l’acte même de la transmission en lui supprimant sa possibilité d’être accidentelle ? Au delà de son objet, c’est donc le principe de la transmission lui-­même qui est transmis comme un acte et un devoir collectifs.205 » Les années 1980 marquent une accélération du processus de mondialisation et conséquemment, le début de l’inflation 204 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.17. 205 JEUDY Henri-­‐Pierre, La machine patrimoniale, Editions Circé, 2008. 77 patrimoniale qui se pose comme moyen de modération du précédent phénomène. La gratuité de la transmission culturelle et patrimoniale est abolie car relève désormais d’un devoir citoyen permettant de connaître et de revendiquer ses racines. La transmission patrimoniale telle qu’elle se pensait à la fin du XXe siècle relève d’une dynamique narcissique dont nous avons précédemment développé les influences néfastes pour le patrimoine lui-­‐même. Comme nous l’avons signalé, le phénomène de patrimonialisation se pense actuellement selon un rapport ulysséen aux autres cultures et prône un enrichissement par la confrontation à l’altérité. Ce renversement va de paire avec une mondialisation désormais orientée vers une idéologie mondiale dominante, principalement caractérisée par la liberté des échanges. La difficulté actuelle étant que de la démocratisation exacerbée du patrimoine, ont découlé des réactions élitistes telles que celle de Le Goff que nous avons évoquée relativement à la possibilité des amateurs à agir sur le patrimoine, ainsi qu’aux divers risques que cette liberté favorise. Paradoxalement, le même auteur évoque dans le même ouvrage le « Risque de confiscation de la mémoire au profit de quelques uns (clubs d’initiés accaparant une mémoire collective) et nul n’est à l’abris d’une utilisation abusive du patrimoine pour alimenter quelques esprits de clocher ou particularisme. On peut même assister à une manipulation consciente au profit de causes philosophiques ou politiques douteuses, voire franchement condamnables. »206 Ainsi l’on constate que les caractères narcissiques et ulysséens peuvent également s’appliquer aux modalités de transmission patrimoniale. Il en découle qu’une transmission narcissique telle qu’il s’en est vu lors de l’accélération du processus de mondialisation en 1980, conduit au renfermement d’un pays sur lui-­‐
même, à l’hermétique des discours dont le sens s’appauvrit à mesure qu’il est isolé, ainsi qu’à la dévalorisation progressive du patrimoine national et culturel. Parallèlement, une transmission ulysséenne amènerait la menace d’une dénaturation du patrimoine du fait que tout individu est désormais légitime à y intervenir. Cette dernière typologie de transmission engendrerait la montée d’une certaine forme d’élitisme – retour d’un narcissisme patrimonial – agissant sous l’égide d’une certaine forme de bienveillance. Cet élitisme aurait finalement vocation à user de la parole patrimoniale de sorte à véhiculer des idéologies hors de propos. La question d’une transmission patrimoniale adéquate demeure par conséquent entière puisque dépendante de l’actualité des relations internationales. Elle ne relève pas du patrimoine en lui-­‐même mais de l’usage 206 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.132. 78 que le pays a besoin d’en faire. Elle est une dimension clef du patrimoine tout en étant parfaitement autonome et incarne de fait, un des aspects les plus complexes de son appréhension. SECTION 2 – Articulation simultanée des composants Des suites d’une première appréhension des notions sur lesquelles nous allons tenter de fonder le patrimoine olfactif, nous nous attacherons à développer leurs articulations communes. En conséquence de son autonomie vis à vis du devenir patrimoine, nous ferons ici fi de la transmission. Nous écarterons également la dimension objectale dont le rôle tient d’avantage à la matérialisation du processus qu’à le déterminer d’une quelconque manière que ce soit. Seront donc principalement traités les points relatifs à l’identité ainsi qu’à la mémoire. Nous avons pu noter que l’identité et le processus patrimonial ont la particularité de s’auto-­‐engendrer. L’identité peut être source d’émergement d’un patrimoine comme un patrimoine peut contenir en lui-­‐même l’essence d’une identité. Parallèlement l’instabilité de l’identité humaine est source de perturbations notamment ressenties dans le cadre de la mémoire patrimoniale, mais également à l’échelle du processus dans sa globalité. L’identité est tout autant capable d’engendrer le patrimoine et la mémoire qui lui est relative, que de les fragiliser par l’instabilité de son essence. La structure patrimoniale ainsi émergente se distingue par un caractère aléatoire et incertain. A l’inverse, Le Goff cite que « Locke fit de la mémoire un critère d’identité. Le cœur du problème consistant en la mobilisation de la mémoire au service de la quête, requête et revendication de l’identité. »207 Ainsi, si le patrimoine peut également se faire source d’identité, cette dernière nécessite le recours de la mémoire afin d’attester de sa cohérence interne. Le patrimoine seul ne suffit pas à assurer la véracité d’une identité quelle qu’elle soit. Cette dernière doit parvenir à s’ancrer au sein d’une mémoire patrimoniale confirmant son bienfondé. La mémoire constitue également un des principaux mouvements du patrimoine, celui d’un regard sans cesse renouvelé vers le passé. Le second mouvement étant celui 207 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.38. 79 effectué par la transmission qui renvoie – selon une plus ou moins forte portée – à une propulsion en avant. Mémoire et transmission œuvrent ensemble à maintenir le patrimoine dans un permanent état d’anticipation de l’avenir au regard du passé. Ainsi, l’identité étant à la fois la source et l’aboutissement du processus de patrimonialisation, la mémoire et la transmission en étant les mouvements respectifs et contraires, le patrimoine semble finalement pouvoir se penser selon un système de boucle dont le trajet s’effectue d’avant en arrière en ne sachant jamais qui du patrimoine ou de l’identité engendrera l’autre, ni selon quelle dynamique – conservatrice ou anticipatrice – le mouvement sera perpétué. SECTION 3 – Équivalences olfactives PARTIE 1 – Le patrimoine olfactif : des Objets La transposition des quatre dimensions évoquées au contexte olfactif ne peut s’effectuer que par un certain degré de transfiguration. Comme nous l’avons précédemment évoqué, la parfumerie prend conjointement pied au sein de plusieurs divisions patrimoniales, ainsi qu’à des niveaux tout aussi matériel qu’immatériel. De fait, les critères habituels semblent insuffisants à convenablement délimiter le devenir patrimonial du parfum et de l’olfaction en général. Concernant par exemple la dimension objectale du patrimoine, Denis-­‐Michel Boell écrit en vue d’une transposition à l’olfactif que « ce qui constitue l’objet patrimonial, c’est moins sa nature intrinsèque, sa réalité et ses qualités matérielles concrètes que la conscience collective que cet objet fait partie d’un héritage commun et acquiert une valeur d’usage nouvelle, différente de sa fonction primitive. »208 Par là, il atténue les limites évidentes du parfum à se poser en tant qu’objet patrimonial du fait de l’instabilité de son matériau. André Holley soutient cette idée en argumentant que « l’œuvre du parfum est dans l’abstraction de la forme olfactive plus que dans la matérialité de la substance qui, grâce à la formulation, donne une 208 BOELL Denis-­‐Michel, « Musée de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.8. 80 expression concrète de cette forme. »209 En considérant le patrimoine comme une œuvre d’art, Holley s’inscrit en rupture avec les référents ethnologiques et historiques sur lesquels nous nous étions précédemment appuyés. Mais par cette analogie, il fait écho à l’esthétique d’Hegel que nous avions évoquée relativement à la production artistique et olfactive contemporaine, ainsi que sur le rapport entretenu entre l’idée et la forme de l’œuvre d’art. Pensé sous un angle hégélien, l’épuration de la forme olfactive au profit de l’idée qu’elle contient, s’inscrit dans une raison et une cohérence contemporaines qui confortent les potentialités du parfum à devenir œuvre. Holley assoit ce point en précisant que « le parfum comme œuvre d’art n’est assimilable entièrement à aucun des cas habituels. Il représente sans doute l’exemple de la plus forte dépendance de la dimension esthétique de l’œuvre à l’égard de la matérialité de son support. »210 Ainsi, les trois procédés de relation esthétique patrimoniale évoqués par Pierre-­‐Henry Frangne, à savoir, la valeur, la présence et le goût sont mis au banc d’essai de l’olfactif. Comment estimer la présence d’un parfum, comment en apprécier la valeur et conséquemment, en développer un goût ? Telles sont les interrogations – au demeurant ouvertes – par lesquelles un parfum peut se penser selon une visée patrimoniale. En éléments de réponse, nous pouvons avancer que la non matérialité apparente du parfum n’est en rien un frein à son expérimentation, ni son apprentissage. Tout comme la musique et la gastronomie, l’appréhension olfactive se code en critères d’évaluation et modalités d’appréciation qu’il est possible d’assimiler jusqu’à la critiquer. Nous ne nous attarderons toutefois pas d’avantage sur ce point – que nous ne saurions que trop peu développer – afin de laisser le lecteur libre d’y ancrer ses propres réflexions. Nous verrons également que, malgré tout, l’olfactif possède une matérialité partielle dont il use afin de devenir support de projections sociales. Il ne se restreint donc pas à la forme de l’idée et ne s’appréhende pas uniquement selon la modalité d’une adhésion croyante. C’est simplement que, comme l’indique Marylène Delphis-­‐Delbourg, « Pour susciter les fibres mystificatrice du parfum sans les annihiler, on a parfois choisi d’en suggérer les fonctions plutôt que les contenus. »211 209 HOLLEY André, « L’art du parfum, son histoire et son public » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 17. 210 Ibid. p.18. 211 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, p. 125. 81 Il demeure en suivant, un parallèle à faire entre la disposition du patrimoine et du parfum à se laisser penser comme des « objets temps » et « objets personne. » De prime abord, l’objet patrimonial semble s’instaurer en tant qu’ « objet temps » puisque sa raison est de demeurer un témoin culturel identique à travers les siècles. Or, cette prétention d’imperméabilité au temps se voit démentie par la condition de la matérialité même. Un objet, du fait qu’il est justement un objet concret, ne peut être un « objet temps. » Conséquemment, les écrits d’Heinich signalent la conversion du patrimoine «d’objet temps » en « objet personne » en écrivant que « ce ne sont pas de nouvelles œuvres d’art qui sont instituées par le regard collectif, mais de nouveaux « objets personnes », reliques du passé que leur insubstituabilité dote d’une charge émotionnelle212 La notion « d’objet personne » a également été attribuée au parfum par Delphis-­‐Delbourg, point que nous approfondirons lors de l’appréhension de l’identité olfactive. C’est relativement à la potentialité de «l’objet personne » que la dimension olfactive va se légitimer au devenir d’objet patrimonial. PARTIE 2 – Le patrimoine olfactif : une Identité L’ouvrage Le sillage des élégantes retrace l’accroissement du marché de la parfumerie au XXe siècle relativement à la notion de construction identitaire des consommateurs. L’idée directrice de l’auteur est que le parfum permet de construire une identité car participe d’une auto perception de soi. De fait, on adopterait un parfum pour sa capacité à figurer la personne qui le porte, mais également à actualiser plusieurs facettes d’une personnalité, à combler un désir narcissique, à valoriser socialement ainsi qu’à stimuler le désir. Delphis-­‐Delbourg pense la construction de l’identité olfactive comme un collage hybride de plusieurs éléments marketing. D’après elle, un parfum ne se vend que parce qu’on lui accole la possibilité de transmettre une forme identitaire. Pour elle, « le parfum est une sorte d’œuvre ouverte dont chacun des éléments, flacon d’emballage, odeur, publicité, est lui-­même un multiplicateur d’idées. Constellation des constellations, l’univers parfumé ne serait qu’un décor en attente de personnages. »213 Nous retrouvons ici la 212 Op.cit. 213 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, pp. 93-­‐94. 82 notion de jeu de rôle que Frangne avait précédemment évoquée à propos du patrimoine. Face au patrimoine, l’individu se projette dans le rôle d’un personnage atemporel, simultanément conscient de son état présent, projeté dans le déroulé passé de son histoire, et anticipant ses aptitudes évolutives en tant qu’être de culture. Ce jeu d’acteur se retrouve exacerbé dans le cas du parfum puisque nous sommes ici libre de choisir le personnage que nous souhaitons interpréter, et d’en changer aussi facilement que l’on change de parfum. Delphis-­‐Delbourg s’appuie sur la dimension du théâtre-­‐roman proposée par Louis Aragon afin d’illustrer l’ampleur du devenir identitaire fantasmagorique que le parfum déploie. « Consommatrice, la femme est la figure centrale d’un genre complexe que Louis Aragon a baptisé le théâtre-­roman, dans lequel le héros entretient un rapport de connivence avec son double, lui-­même, selon un processus d’identification propre au genre romanesque traditionnel, mais en se mettant en scène comme s’il n’était dans la vie qu’un acteur regardé par un spectateur. Il se découvre tout autre de ce qu’il avait imaginé de lui-­même. Lorsqu’une femme se met à aimer un parfum, elle y sent comme une image d’elle-­même, mais aussi comme à une redisposition de sa subjectivité sur une autre scène, imaginaire, où elle se découvre un autre visage, spectatrice d’elle-­même comme actrice. »214 Devenu simultanément et intrinsèquement acteur et spectateur, le porteur de parfum fait l’expérience de ses propres aptitudes identitaires. Mimétiquement au voyage d’Ulysse, il s’applique à toujours s’éloigner de lui-­‐même dans un désir refoulé de savoir qui il est. Le parfum est un lieu de possibles identitaires. L’auteur de Sillage des élégantes explique que « vus sous l’angle du théâtre-­
roman, les quelques six mille noms de parfums distribués en France ces cents dernières années semblent autant de titres d’une librairie imaginaire, organisée en sections, où se dispensent les visas pour d’autres vies, celles qui ne sont jamais réservées qu’aux autres, et qu’on ne soupçonnait pas en soi. Ces vies sont générées selon deux processus majeurs, soit le parfum donne un contenu aux tentatives informulées, soit il métamorphose la réalité en l’irradiant. Dans le premier cas, le parfum semble fixer le désir sur des versions idéales ou des images types de l’amour, de la femme, des voyages et des mythes. Dans le second il dévoile des secrets, supprime du réel ce qui en fait le prosaïque : la nature se fait sublime, le temps sans fatalité, Paris, une carte postale aux innombrables fenêtres. »215 N’étant pas proprement à même d’agir sur la réalité, le parfum procède d’une persuasion de 214 Ibid. p. 94. 215 Ibid. p. 100. 83 l’individu à croire qu’il est, lui, capable d’intervenir de façon significative sur le monde qui l’entoure. Faisant ainsi la démonstration d’une conséquente transfiguration de l’individu, l’auteur va jusqu’à évoquer la dimension d’un baptême quotidiennement renouvelé. « Avoir un prénom est le signe qu’il peut, comme aux autres avec qui vous le partagez, vous arriver quelque chose. Universel commun, il semble m’appartenir en propre si je le choisis. Le rituel du baptême par la parfumerie a tout l’air d’une seconde naissance, un décalage par rapport à la première. »216 On décide soi-­‐même de renaitre dès lors que l’on change de parfum et que l’on troque ainsi une identité olfactive pour une autre. A sa manière, le parfum procède d’une sorte de transcendance humaine qu’il est possible de mettre en parallèle de celle temporelle couramment attribuée au patrimoine. Par la transfiguration identitaire, le parfum fait acte d’une démarche ulysséenne, nous l’avons déjà évoqué. Néanmoins Delphis-­‐Delbourg vient à évoquer une transposition narcissique du parfum masculin qu’il est ici intéressant de relever puisque participe d’une distinction entre les parfums de genre. « Peut être y a t-­il en toute femme une nymphe Echo et en tout homme un Narcisse. Le nom des senteurs masculines montre assez l’obsession de l’homme à se chercher, à trouver son double ou son homologue. Le nom des senteurs féminines éparpille l’univers en une multiplicité d’espaces dans lesquels on se perd pour se retrouver différente, et convertit le réel en « Mascarade. » […] C’est en effet parce que le réel n’est plus qu’une vaste simulation qu’il devient attirant. »217 Procédant ici d’une distinction marketing des sexes, la dimension narcissique d’isolement sur soi se retrouve – trop simplement – assimilé à l’ensemble des parfums masculins, tandis que l’ouverture ulysséenne sur le monde prétend uniquement caractériser les parfums féminins. Remercions par conséquent la parfumerie de niche d’avoir asexué ses fragrances et ainsi aboli une distinction économique et caricaturale des identités sociales. De fait l’on retrouve dans la nature de l’identité olfactive les aspects de la manipulation précédemment prêtés à la mémoire patrimoniale et appliqués ici à la suggestion identitaire de l’individu. Il convient toutefois de nuancer que les manipulations identitaires du parfum relèvent entièrement de la lubie et du plaisir. Rien d’assimilable aux impératifs politiques auxquels se soumet plus généralement le patrimoine. L’auteur 216 Ibid. p. 114. 217 Ibid. p 147. 84 le souligne d’ailleurs en soulignant que « reflet des intérêts, des lubies d’un moment, le parfum tire partie de tout. L’univers parfumé est une utopie dont l’idée de contrainte est – jeu oblige – totalement exclue. »218 Mais également qu’il « est sûr que le vagabondage mental suscité par le parfum est balisé par le discours de l’idéologie publicitaire. »219 La dimension de l’identité olfactive ne s’accomplit définitivement qu’au sein d’un paradigme économique favorisant le plaisir, voire la jouissance d’une facilité toujours plus amplifiée. « Ce qui m’ensorcèle peut être plus encore, c’est ma complaisance à me laisser ensorceler. C’est la gratuité de mes amours. »220 PARTIE 3 – Le patrimoine olfactif : une Mémoire Il existe une mémoire olfactive. Nous y avons fait référence introduction relativement aux recherches scientifiques s’intéressant à l’odorat – et plus particulièrement au travail de Christine Perchec sur Les modèles de la mémoire221 – ainsi que lors de l’évocation de la mémoire involontaire développée par Proust. Toutefois la mémoire des odeurs ne peut entrer dans un processus de patrimonialisation du fait de son individualité. La mémoire olfactive au sens large est propre à chacun de nous et ne peut par conséquent s’abstraire et s’universaliser afin de servir le devenir patrimonial. Dans le secteur de la parfumerie, nous avons eu l’occasion de l’anticiper en exploitant quelques aspects de l’Osmothèque : est admis que l’on participe d’une mémoire du parfum lorsque l’on compose des fragrances fidèlement à certains modèles olfactifs. Il n’est pas seulement question ici de regroupement par familles. On ne participe pas d’une telle mémoire en créant un parfum intentionnellement chypré, mais en retravaillant un type de structure chypre, par exemple celle de Mitsouko – parfum crée par Jacques Guerlain en 1919 – qui est une référence pour l’ensemble de la communauté du parfum. 218 Ibid. p. 135. 219 Ibid. p 72. 220 Ibid. p. 148. 221 PERCHEC Christine, Les modèles de la mémoire olfactive : revue des études sur l’olfaction et proposition d’un modèle de la mémoire olfactive, Revue Social Science information, Septembre 1999. 85 C’est en revisitant des structures emblématiques que les parfumeurs entendent instaurer une mémoire patrimoniale olfactive. La plupart des grands parfums le sont devenus parce qu’ayant perfectionné une structure déjà expérimentée par d’autres. Ce procédé de reprise améliorée s’exemplifie avec la maison Guerlain qui a régulièrement retravaillé des teneurs olfactives proposées en amont par la maison Coty. Delbourg-­‐
Delphis spécifie à ce propos que « contrairement à l’histoire de la mode, celle de la parfumerie ne vit pas du désir de négation du passé. Elle l’intègre, l’adapte, ou lorsqu’elle menace à un moment donné de te détrôner, c’est dans l’espoir d’être elle-­même, pour l’avenir, indétrônable. »222 Pensée selon la redécouverte des grandes structures de la parfumerie, la mémoire patrimoniale peut également trouver une forme d’aboutissement dans la notion de signature olfactive. Cette dernière renvoie au maintien, par une maison de parfumerie, d’un même accord au sein de toutes ses compositions. Cette signature permet de suggérer la provenance d’un parfum. L’exemple le plus connu est celui – une nouvelle fois – de la maison Guerlain qui parfait chaque composition d’un accord baptisé Guerlinade et principalement composé de bergamote, fève tonka, jasmin, vanille, de rose et d’iris. Cette touche entretient une impression olfactive identifiable engendrant des réactions telles que « On dirait un Guerlain. » ou encore « Ca fait Guerlain. » La particularité de ce type de mémoire appliqué au patrimoine olfactif est – contrairement à celle précédemment développée dont nous avons souligné l’influence aléatoire pouvant aboutir à une forme de méfiance à l’égard du patrimoine – qu’il ne se revendique d’aucune véracité, tout du moins dans l’idéal. La mémoire patrimoniale olfactive est une mémoire active qui incite à s’approprier les éléments du passé par l’action afin de continuellement renouveler le processus mémoriel. De fait, la mémoire patrimoniale olfactive n’obéit pas à des paradigmes d’exactitude et de véracité mais suit une directive selon laquelle permettre aux parfums de traverser le temps, c’est également leur offrir de s’actualiser en conséquence. Cette mémoire permet ainsi de collecter différentes versions d’un même parfum, n’ayant pas toutes été conçues à la même époque, avec les mêmes moyens ni selon les mêmes idées. La mémoire olfactive ne prétend pas comme les mémoires patrimoniales classiques que l’objet est capable de rester le même au fil du temps. Elle admet la finitude de la matérialité du parfum en tant qu’objet, et opte pour un patrimoine permettant de comparer les transformations d’une 222 Ibid. p. 184. 86 même structure au fil des années. De même que pour l’identité, le parfum effectue une opération de démultiplication et projette son patrimoine dans un caractère de mise en abyme qui lui est propre. PARTIE 4 – Le patrimoine olfactif : une Transmission Les possibles transmissions du patrimoine olfactif ont longuement été débattues lors du colloque Patrimoine et Olfaction s’étant tenu au MIP au début des années 2000. Les principales idées ayant été retenues touchent à l’initiation des publics qui apparaît comme essentiel et prioritaire par rapport à toute autre forme de médiation. Boell explique que « le musée est de plus en plus considéré comme un lieu de partage des savoirs populaires et scientifiques, un lieu d’expérimentation et d’échange des cultures. Il conviendra donc, de plus en plus souvent de partir de l’expérience du visiteur, de ses connaissances préalables et de ses représentations, de sa culture, pour l’amener à parcourir de nouveaux territoires de connaissance et d’expérience. Et puisque dans le domaine de l’olfaction, nous sommes sur le terrain de l’émotion et de l’expérience sensorielle, l’initiation des publics et la médiation devront sans doute très largement faire appel à leur vécu, à leur bagage d’expériences en matière d’odeurs et de parfum. Car c’est pour et avec les publics que se constituera le patrimoine olfactif. »223 Amener le public à l’appréhension voire la compréhension olfactive sous-­‐tend des démarches élaborées par validation successives de divers protocoles. Du fait de nombreux éléments précédemment évoqués, nous pouvons affirmer qu’une médiation olfactive serait plus efficace si elle pouvait s’effectuer de façon individuelle. Or, une telle idée est statistiquement irréalisable. La véritable difficulté consiste donc à mettre en place une médiation commune – idéalement en groupes restreints – pouvant satisfaire des exigences d’efficacité à l’égard du public, et de rentabilité au profit du musée. A cette fin, le recours synesthésique est généralement le plus exploité. On le constate dans des expositions telles que The Olfactive project224 où chaque composant issu de l’odeur du 223 BOELL Denis-­‐Michel, « Musée de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.11. 224 Op.cit. 87 café avait été associé à une couleur, de sorte à faciliter l’appréhension et la mémorisation des visiteurs. On retrouve également une forme inversée du procédé synesthésique dans la création de la table multisensorielle par le musée des Beaux Arts de Valence que nous avons présentée dans la section relative au patrimoine artistique. Holley souligne qu’il « faudra du temps et un effort soutenu de formation des publics pour que les formes olfactives soient considérées pour elles-­mêmes sans devoir être transposées dans une forme d’expression graphique accessible au système visuel. »225 Joël Candau apporte plusieurs éléments de réponse à la dépendance olfactive du sens de la vue. Selon lui, « le langage naturel des odeurs est holistique, plus émotionnel ou prototypique qu’analytique, ce qui est significatif de l’absence d’un référentiel commun. […] La dépendance entre l’odorat et la vision lors de la dénomination d’un stimulus olfactif a été confirmée par l’imagerie cérébrale qui a mis en évidence l’activation d’une partie du cortex visuel primaire. Par ses attributs multisensoriels et synesthésiques, l’espace sémantique des odeurs offre alors dans le champ d’évocation ce qu’il n’a pas en précision. C’est le constat fait par Cassirer lorsqu’il souligne « l’élasticité caoutchouteuse des odeurs. » »226 Pour l’auteur, la relation de l’odorat au visuel ne relève pas tant d’une forme de dépendance que de complémentarité profitable et exploitable dans le cas du patrimoine olfactif. Pour brièvement conclure sur les moyens de transmission patrimoniale, nous tenons de nouveau à attirer l’attention sur l’importance de la médiation auprès des publics afin de sensibiliser l’odorat de manière collective. Dans un second temps, si l’éventualité d’une appréhension olfactive autonome est bien évidemment espérée, il convient de reconnaître que le public contemporain n’y est actuellement pas préparé, et qu’il serait par conséquent risqué pour les musées de s’y engager sans un minimum de repères synesthésiques. Quant aux contenus de la transmission du patrimoine olfactif, Daniel Sibony appuie sur le fait qu’il « s’agit de transmettre l’esprit et le souffle qui ont fait que ce fond a réussi à exister, l’inspiration, la chance, le succès qui ont produit ce capital, lequel n’est pas seulement un effet cumulatif où le même s’additionne au même. Il s’agit de transmettre à travers ce capital un potentiel de différence, de mutation, d’investissement, 225 HOLLEY André, « L’art du parfum, son histoire et son public » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 19. 226 CANDAU Joël, « Le langage naturel des odeurs et la transmission culturelle » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 27. 88 un pouvoir d’affronter la perte et d’accueillir le refoulé qui fait retour. »227 Ainsi l’on confirme que la seule matérialité du parfum renvoie à sa capacité d’être support, idée que l’on retrouvera dans la notion de « patrimoine intangible. » Support de démultiplication des identités, support de réappropriation de structures emblématiques. C’est peut être également en cela que le parfum pourrait être conçu en tant qu’objet patrimonial, car ce n’est finalement par un parfum que l’on transmet, mais les valeurs dont il est résultant. Debray explicite à juste titre que « Si l’on transmet c’est pour faire souche, pour faire sens et culture, non seulement pour faire lien comme dans la communication. Une transmission idéale n’est pas un simple transfert de savoirs. Elle est un projet d’éducation totale.»228 C’est finalement relativement à cette même notion d’éducation que nous souhaitons légitimer l’importance du patrimoine olfactif. Wittgenstein véhicule l’idée que « qui enseigne aujourd’hui ne choisit pas pour son élève une nourriture à son goût mais celle qui sera capable de changer son goût. »229 Cette idée nous apparaît fondamentale dans la projection du patrimoine olfactif au sein du musée. Ce dernier, parce qu’innovant au sein du processus de patrimonialisation, s’inscrit pleinement dans une volonté d’enrichissement de la visite muséale, aussi bien sur le plan intellectuel qu’expérientiel et culturel. 227 SIBONY Daniel, « Un parfum de transmission » Patrimoine et olfaction : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p. 48. 228 DEBRAY Régis, Transmettre, éd. Odile Jacob, 1997, p. 204. 229 WITTGENSTEIN Ludwig, Remarques mêlées, trad. Gérard Granel, éd. Flammarion, Paris, 2002, p.72.
89 CONCLUSION A l’issue d’une première étape de notre recherche, nous avons tenté d’inventorier les principes théoriques permettant de structurer le patrimoine culturel. En vue de pouvoir les appliquer à la conception du patrimoine olfactif, nous avons souhaité insister sur les divergences des philosophies du patrimoine en occident et en orient, sur les spécificités des divisions du patrimoine culturel en Europe, ainsi que sur la teneur des notions de mémoire et d’authenticité. Dans un second temps, nous avons choisi – pour la structuration théorique d’un patrimoine olfactif – de nous référencer aux dimensions patrimoniales respectives à l’objet, l’identité, la mémoire et la transmission. Ces notions ont premièrement été approfondies selon un contexte patrimonial non spécifié, puis ont été transposées au devenir olfactif. De cette conversion a pu émerger une notion théorique du patrimoine olfactif reposant sur les caractères de « l’objet personne », de l’identité fantasque, de la mémoire de répétition et de la transmission éducative. Nous nous attacherons en suivant à l’étude de transpositions pratiques du patrimoine olfactif contemporain, afin de discerner dans quelle mesure ces propositions correspondent ou divergent de la théorie que nous venons de formuler. 90 PARTIE II – TRANSPOSITIONS PRATIQUES DU PATRIMOINE OLFACTIF INTRODUCTION Afin de mettre en regard la théorie du patrimoine olfactif avec une dimension plus concrète, nous nous attacherons ici à l’étude de cinq cas faisant acte d’un patrimoine dit « olfactif » : le Musée international de la parfumerie à Grasse, les maisons de luxe, le Conservatoire des parfums de l’Osmothèque à Versailles, les repesées effectuées par la maison Guerlain ainsi que la distinction « Patrimoine olfactif » du prix de l’Olfactorama. Les sites du MIP, de l’Osmothèque, ainsi que les expositions de parfum proposées par les maisons de luxe ont fait l’objet de visites, de relevés photographiques ainsi que d’analyses de parcours. Nous avons bénéficié d’une présentation théorique et pratique des repesées Guerlain effectuée par Alexis Toublanc, rédacteur et critique de parfum. Nous avons couvert les médiations de divers ateliers olfactifs tels que Le Nez bavard crée par Juliette Faliu, le parcours Des effluves et des œuvres réalisé au Musée d’Orsay par Constance de Roubaix et Carole Couturier pour In the ere, les conférences Parfums vintages animée par Patrice Revillard et Yohan Cervi et Senteurs & Couleurs : grand angle sur le bleu et le noir présentée par Alexis Toublanc. Nous avons également couvert plusieurs conférences du Conservatoire des parfums, aussi bien classiques portant sur l’histoire de la parfumerie, que thématiques, traitant notamment des Parfums de Joailliers avec Emmanuelle Giron et de L’évolution de la distribution du parfum depuis la fin du XIXe siècle avec Eugénie Briot. Plusieurs témoignages ont successivement été collectés, notamment ceux de médiateurs et de documentalistes – Amélie Puget et Chloé Fargier pour le MIP – mais également de chargés de collection – Grégory Couderc pour le MIP et Sophie Irles pour l’Osmothèque – de parfumeurs – Thierry Wasser pour Guerlain et Mathilde Laurent pour Cartier– ainsi que de blogueurs et passionnés du parfum – Alexis Toublanc, Patrice Revillard, Juliette Faliu et Yohan Cervi – principalement rédacteurs sur le site AuParfum.com. 91 Particularisés à l’appréhension de chaque transposition, nous nous appuierons sur les écrits patrimoniaux de Mariannick Jadé,230 Denis-­‐Michel Boell231 et Dominique Poulot,232 également sur les productions de Marie-­‐Claude Sicard,233 Bruno Remaury,234 Christian Barrère,235 Guillaume Erner236 et Charles Riou237 attenant à l’univers du luxe, ainsi que sur le reportage d’Isabelle Porte relatif à la parfumerie de niche,238 les épisodes de la Saga Guerlain diffusés sur le site AuParfum.com,239 et une interview de Thierry Wasser réalisée par Alexis Toublanc.240 Au sein du présent développement, nous tacherons de dégager les aspects relatifs à l’objet, l’identité, la mémoire et la transmission patrimoniale propres à chaque cas. Nous comparerons enfin l’ensemble de ces caractères à ceux proposés lors de la théorisation du patrimoine olfactif, et tacherons de comprendre les raisons de chaque divergence constatée. 230 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006. 231 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004. 232 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, Paris, 2000. 233 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Paris, Juin 2004. 234 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, Paris, 2004. 235 BARRERE Christian, SANTAGATA Walter, Mode : Une économie de la créativité et du patrimoine à l’heure du marché, éd. La Documentation française, 2005. 236 ERNER Guillaume, La mode des tendances, éd. Presses universitaires de France, 2011. 237 RIOU Charles, PERONA Mathieu, « Economie du star-­system », Exposé du Séminaire Economie post-­
industrielle de D.Cohen, 4 Novembre 2002. 238 PORTE ISABELLE, « Qu’importe le flacon, le parfum autrement » reportage sur la parfumerie de niche diffusée le 6 Janvier 2014 sur la chaine de télévision Stylia. 239 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. 240 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 92 CHAP IV – MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE Crée en 1918 à Grasse par François Carnot, le Musée international de la parfumerie ne fut inauguré qu’en 1989, relativement au bicentenaire de la parfumerie française. Il fut pensé comme la « mémoire vivante d’une profession »241 ainsi qu’un emblème identitaire de Grasse, capitale de la parfumerie à l’échelle internationale. Il est un « véritable témoignage de l’histoire internationale technique, esthétique, sociale et culturelle de la tradition de l’usage des senteurs. » Basé sur une approche anthropologique de la parfumerie, l’établissement labellisé « Musée de France » aborde l’ensemble des aspects relatifs aux matières premières, fabrication, innovation, industrie, design, arts décoratifs et textiles, ainsi que les multiples usages du parfum dans l’histoire occidentale. En ses murs, le MIP fait acte d’un patrimoine aussi bien anthropologique qu’ethnologique, industriel et documentaire. Il a parallèlement joué un rôle important lors de la demande de l’Association du patrimoine vivant du pays de Grasse à être inscrit au patrimoine culturel immatériel de la France et de l’Humanité. L’intérêt de la transposition du MIP est qu’elle s’inscrit, à l’image du patrimoine olfactif, dans une certaine forme d’hybridité adéquate. Le musée regroupe en ses divers sites – nous comprenons également le jardin des plantes – des objets patrimoniaux de natures variées, mais s’inscrit également au sein d’un processus de patrimonialisation immatérielle de grande envergure. Il répond conséquemment à une volonté de reconnaissance identitaire de la ville de Grasse, ainsi qu’à un impératif d’éducation du public à la dimension artisanale et industrielle du parfum. SECTION 1 – Objets anthropologiques, ethnologiques et industriels Une première chose à relever concernant les objets patrimoniaux du MIP, c’est que leurs spécificités sont identiques aux idées relatives à l’inscription du patrimoine olfactif dans des typologies préexistantes. Nous avions souligné que, mis en parallèle avec le 241 Site du Musée International de la Parfumerie, http://www.museesdegrasse.com/mip/presentation 93 patrimoine anthropologique, l’olfactif impliquerait la complémentarité de patrimoines ethnologiques et industriels dans le but d’une restitution exhaustive de l’histoire du parfum. Le Musée international de la parfumerie s’applique à la mise en relation de ces différents objets au sein du parcours de son exposition permanente. Cette hybridité matérielle se retrouve d’ailleurs dans l’architecture du bâtiment, qui fut agrandi autour d’un ancien hôtel particulier classé au patrimoine régional. Le MIP fait par conséquent acte d’une architecture à mi chemin entre pierres apparentes, tuyaux de métal et structure de verre. L’exposition des divers objets du musée se fait par salles chronologiques et relativement aux trois thématiques: Séduire, Soigner, Communiquer. Figurent parmi ces expôts divers types de récipients ayant servi à contenir du parfum, des baumes ou des huiles durant l’antiquité, des mallettes de voyage du XVIIIe siècle comprenant d’importants nécessaires de toilette, des flacons de parfums du XIXe siècle, des appareils ayant servi aux méthodes d’extraction telles que l’enfleurage à froid et la distillation durant la même époque, un Kôdô japonais, ainsi qu’un orgue à parfums. Le musée comprend également des sortes de « period room » reconstituant un ancien cabinet de parfumerie ainsi qu’un laboratoire au sein duquel est explicitée la technique du « Head space.242 » Figurent en dernier lieu quelques œuvres d’art appréhendant la dimension olfactive. Une autre particularité consiste en l’intégration de certaines plantes à parfum au sein du musée. Selon la médiatrice Amélie Puget, la volonté d’inclure des végétaux au sein de l’exposition était un désir fort de l’institution. Bien qu’une serre et une terrasse aient été aménagées pour permettre leur entretien sans pour autant nuire à la préservation des autres expôts, la médiatrice soulève plusieurs difficultés relatives à la conservation de végétaux au sein d’un complexe muséal. La médiation générale du MIP invite conséquemment les visiteurs à compléter leur parcours d’une découverte des jardins du musée – situés à Mouans Sartoux – qui offrent d’appréhender sur deux hectares, des champs de fleurs tels qu’il s’en faisait du temps de l’artisanat de la parfumerie. L’on peut donc constater que bien que ne relevant que partiellement de l’état de matière, la patrimonialisation du parfum au sein du MIP s’incarne en une importante quantité et 242 « Technique chimique inventée dans les années 1970 afin d’identifier les composés odorants présents dans l’air environnant des objets. On s’en sert notamment pour récréer l’odeur de plantes fragiles ou de tout autre objet auquel les méthodes d’extraction classique ne peuvent s’appliquer. » 94 variété d’objets concrets.243 S’instaure ici une réflexion importante sur l’impératif matériel du patrimoine, que Mariannick Jadé explicite de la façon suivante : « La matière est un postulat non négociable du réel, et donc du patrimoine. Car bien qu’il puisse ne pas relever du toucher, le patrimoine a toujours affaire à un état de la matière. […] Les débats marquent la volonté d’accorder un statut patrimonial à tous les éléments matériels de notre réalité, y compris les sons, les odeurs et les goûts. […] L’unité terminologique de patrimoine immatériel critique l’obsession de la matière. »244 C’est ainsi que s’immisce la complémentarité du patrimoine immatériel dans le cadre de la médiation du Musée International de la Parfumerie. S’annonce par le même intermédiaire, et dans un souci de tempérance, la notion de patrimoine intangible avancée par Denis-­‐Michel Boell. Pour lui, « le patrimoine intangible caractérise un patrimoine qui, s’il ne relève pas du toucher, relève bien de différents états de la matière. »245 La nuance incarnée dans cette notion alternative entre matérialité et patrimoine offre ici la possibilité d’inscrire le parfum dans un devenir approprié de l’objet. Via le patrimoine intangible, le parfum peut désormais se cristalliser dans une concrétude autre que celle de « l’objet temps » et de « l’objet personne. » Consciente de la matérialité partielle, cette notion favorise le devenir patrimonial du parfum en tant « qu’objet support », ce que Delphis Delbourg concevait comme étant le propre de la concrétude olfactive. SECTION 2 – Identité locale Au XVIIe siècle, Grasse se fait connaître pour l’industrie des tanneurs œuvrant autour du canal qui parcourt la cité, et dont l’activité répand une forte odeur dans les rues de la ville. Influencés par la tendance italienne, les tanneurs commencent à parfumer l’ensemble des cuirs afin de les rendre plus agréables. Les gants parfumés ont par ailleurs fait la spécificité de l’artisanat de la ville durant la Renaissance. Le tanneur Galimard en offre une paire à Catherine de Medicis qui est totalement séduite et 243 Annexe 2. 244 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006, pp. 137-­‐138. 245 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 95 conséquemment, le roi reconnaît la corporation des « gantiers parfumeurs » en 1614. Toujours afin de parer aux effluves des tanneries, les campagnes alentours de la ville se couvrent de champs de fleurs et annoncent un véritable essor de la parfumerie qui se concrétise au XVIIIe siècle par la création de plusieurs industries. Les senteurs rares des plans de lavande, myrte, jasmin, rose, fleur d’oranger sauvage, tubéreuse et mimosa offrent à la ville le titre de capitale du parfum. Du fait de la spécificité de ses cultures,246 Grasse assoit la qualité de ses matières premières à partir du XIXe siècle et génère un important taux d’exportation à l’étranger. Ce commerce émergent est favorisé par la répartition des entreprises grassoise en trois secteurs : les cultivateurs de plantes, les courtiers en fleurs et les industriels. L’avènement des produits de synthèse au XXe siècle marque la démocratisation de la parfumerie avec, notamment, le développement de produits dérivés tels que les cosmétiques et les arômes alimentaires qui affecteront considérablement le marché grassois. Conséquemment, on constate une importante baisse des récoltes depuis le début des années 2000. Les chiffres annonçaient 5000 tonnes de fleurs amassées en 1940 contre moins de 30 tonnes à la fin du XXe siècle. La plupart des usines telles que Chriris, Givaudan-­‐Roure et Lautier ont été rachetées et délocalisées. Toutefois, la qualité des matières premières de Grasse conserve sa préciosité d’antan et assoit la notoriété de certaines maisons de parfumerie telles que Chanel. Cette dernière possède actuellement ses propres cultures de roses de mai de jasmins à Grasse ainsi que de récentes plantations d’iris. Si les objets des collections du musée proviennent des cinq continents et de diverses époques, l’identité promue dans le paradigme patrimonial est essentiellement locale, et tient principalement à asseoir la notoriété de Grasse en tant que capitale du parfum. Au sein de l’exposition permanente, une salle est par ailleurs entièrement consacrée à la découverte de l’histoire et des traditions de la ville. Tandis que les expôts relèvent pleinement de patrimoines archéologiques, ethnologiques et industriels, la dimension identitaire relève intégralement du patrimoine immatériel. Jadé écrit relativement à ce dernier « tout l’enjeu repose sur un axe idéologique / déontologique et éthique : mesurer la fatalité et la réversibilité de la disparition et parallèlement, évaluer l’importance de cette absence pour les générations futures. […] Le patrimoine culturel immatériel se manifeste 246 Les fleurs de jasmin devaient par exemple être cueillies à la main au lever du jour, au moment où leur parfum est à son apogée afin d’être immédiatement traitées par enfleurage à froid. 96 par un investissement des hommes éprouvés dans la mise en place d’actions ou de politiques dont le résultat est de lutter, transcender ou accepter l’effacement et la finitude. »247 Dans le cas du MIP, le patrimoine immatériel centralise les pratiques relatives au parfum à l’échelle internationale, autour de l’identité grassoise. En 1997 – soit six ans avant la rénovation du MIP en 2004 – Paul Rasse et Eric Necker consacrent dans Techniques et cultures au musée : enjeux, ingénierie et communication des musées de société, un chapitre à la « Muséologie d’identité » dans le cadre duquel ils abordent le Musée international de la parfumerie. Ils y étudient le positionnement des salles au sein du musée relativement à la question d’identité, et proposent à cette fin, un tableau illustrant que les seules salles ne promouvant pas l’identité grassoise sont celles consacrées à la commercialisation ainsi qu’à la publicité.248 D’après cette étude, l’ensemble de la muséographie du MIP consiste à expliciter les moyens ayant permis à Grasse de s’instaurer en tant que capitale du parfum. Les auteurs approfondissent cette hypothèse relativement aux diverses salles que sont à l’époque le couloir des aériens, le laboratoire du parfumeur, le laboratoire d’analyse, le laboratoire des petites fabrications, la salle des collections de parfumerie et la salle de la publicité. Leur conclusion tient à dire que « sur le fond, la muséographie du musée ne présente pas de défauts majeurs. […] La forme, par contre, c’est à dire le musée tel qu’il est perçu immédiatement par le public est, elle, beaucoup plus décevante. Les visiteurs sont déconcertés et vont à ce qu’ils connaissent le mieux, là où ils sont d’avantage capables de se situer, c’est à dire la parfumerie dans ses aspects les plus prosaïques, de consommation et de culture de masse : les cosmétiques, la savonnerie, les parfums, les flacons, les étiquettes, la publicité, là où leur expérience et leur culture sont suffisantes pour combler les lacunes de la muséographie et donner du sens à ce qu’ils voient. Par contre, les aspects techniques et industriels, économiques et sociaux plus spécifiquement grassois, et qui font l’identité de 247 JADE Mariannick, Le patrimoine immatériel : Perspectives d’interprétation du concept de patrimoine, éd. L’Harmattan, Paris, 2006, p. 144 248 NECKER Eric, RASSE Paul, Techniques et cultures au musée : Enjeux, ingénierie et communication des musées de société, éd. Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 127. Annexe 3. 97 la profession, leur échappent complètement. »249 Relativement au propos de cet ouvrage, nous pouvons constater que la rénovation du MIP – ayant de nouveau été inauguré en 2008 après un agrandissement ayant permis de doubler sa surface d’origine – prévoit une salle d’exposition temporaire, un auditorium, la salle « Flacons à profusion » dédiée à la privatisation d’espaces, quatre salles pédagogiques pour les animations scolaires et adultes, une salle d’accueil à destination des enfants ainsi qu’un jardin et un lieu de restauration. Soit, des espaces entièrement dédiés à l’enrichissement de la médiation et à la rentabilité de l’établissement, ce qui prouve la force d’éloquence que le MIP souhaite donner à l’identité culturelle de Grasse. La volonté de perpétuer l’identité glorieuse de la ville en tant que capitale du parfum se retrouve également dans l’existence de l’Association du patrimoine vivant du pays de Grasse. La demande d’intégration de cette dernière au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité s’est concrétisée par des programmations successives et relatives à la culture des plantes à parfum, la connaissance des matières premières naturelles et leur transformation, ainsi que l’art de composer un parfum. La première exposition présentée à cette fin au MIP en 2013 s’intitulait Les savoir-­faire liés au parfum en Pays de Grasse. Est bien explicitée ici l’intention première de valoriser une identité locale lors de l’inscription au patrimoine immatériel de la France. Ce n’est qu’avec l’ambition de s’inscrire au patrimoine immatériel de l’Humanité en 2014 que Grasse ouvre ses paradigmes identitaires à l’internationale avec le colloque Se parfumer, un acte d’humanité. Dans le cadre de la présente étude, nous nous attacherons principalement à l’identité locale premièrement revendiquée par Grasse, et conséquemment, le MIP, dans la visée d’une patrimonialisation du parfum. SECTION 3 – Entre anthropologie internationale et culture locale : Une mémoire biaisée Découlant des notions de patrimoine immatériel et d’identité locale, la mémoire patrimoniale constatable au Musée international de la parfumerie est une mémoire des 249 NECKER Eric, RASSE Paul, Techniques et cultures au musée : Enjeux, ingénierie et communication des musées de société, éd. Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 133. 98 savoir-­‐faire relative à l’artisanat et l’industrie de la parfumerie de Grasse. Boell écrit que « le patrimoine culturel immatériel constitue un ensemble vivant et en perpétuelle recréation de pratiques, de savoirs et de représentations qui permet aux individus et aux communautés, à tous les échelons de la société, d’exprimer des manières de concevoir le monde à travers des systèmes de valeurs et des repères éthiques. »250 Le fait est que, malgré la richesse anthropologique de ses expôts, le musée joue d’un double dialogue ramenant continuellement l’ethnologie du parfum au patrimoine grassois. De fait, le potentiel interculturel des collections se voit régulièrement biaisé par un accent mis sur l’identité locale que le musée s’impose de véhiculer. L’exposition permanente débute par une salle immersive combinant la projection d’images et la diffusion d’odeurs. S’ensuit un passage par la serre où le visiteur est amené à sentir différentes plantes aromatiques. Après quoi, il s’engage dans un « bloc » de salles anthropologiques où s’enchainent respectivement les expôts de l’antiquité, du moyen âge, Renaissance et Révolution française. Or – suivant le paradigme chronologique – là où devrait se trouver une salle sur le XIXe siècle, le visiteur découvre une pièce consacrée à la valorisation du potentiel de la ville de Grasse. Y figurent des panneaux sur les métiers de cueilleuse et de courtier, sur le patronat et les ouvriers employés, sur la reconnaissance de la ville de Grasse de par le monde, le relief territorial de la région et la teneur de son tourisme. La salle suivante est celle des « Flacons à profusion » prévue pour la privatisation d’espaces, et dans laquelle se trouve l’ensemble des machines ayant servies à l’étape d’extraction des matières premières, ainsi qu’une importante vitrine murale illustrant l’évolution des flacons de parfum au fil du XIXe siècle. Suit un espace sur les usages olfactifs orientaux de la même époque, puis une descente dans des locaux respectivement consacrés aux matières de synthèse et procédés chimiques, avant de conclure par une salle sur la parfumerie de consommation et la publicité. Ce bref résumé de parcours permet d’illustrer une nouvelle fois, l’hybridation de la mémoire patrimoniale proposée par le Musée international de la parfumerie. Nous sommes ici dans un paradigme de mémoire de transmission qui – peut être dans un souci de limiter la concurrence – tente d’englober sans trop de distinction, la totalité des savoirs relatifs au parfum dans une seule et même exposition, ce qui créer 250 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 99 de nouveaux certains paradoxes muséographiques. Le discours muséal revendique une anthropologie occidentale dans laquelle sont inclus des objets orientaux. Le parcours chronologique est interrompu par une salle consacrée au patrimoine de la ville de Grasse. Ca et là se trouvent des œuvres d’art qui imposent une modalité d’appréhension différente de la part du visiteur et qui de fait, tendent d’avantage à le déstabiliser. Nous avons également pu observer le cas de visiteurs qui, à la recherche d’une salle contenant les parfums de leur culture, ont traversé l’intégralité de l’exposition permanente jusqu’à trouver la salle des parfums de consommation qui se situe en toute fin de parcours. Relativement à la confrontation entre la diversité internationale des expôts et l’identité locale du patrimoine grassois, la mémoire proposée par le MIP est complexe, biaisée et profondément hybride. Malgré les rénovations de 2004, les propos de Rasse et Necker sont encore d’actualité lorsqu’ils suggèrent une médiation permettant d’assurer la transmission des valeurs propres à l’ensemble de la collection. SECTION 4 – Transmission éducative et autonome La notion de transmission par l’éducation avait été abordée par Joël Candau et Daniel Sibony dans Olfaction et Patrimoine : Quelle transmission ? Ce colloque se tenait au MIP peu avant sa rénovation, et relatait des objectifs actuellement incarnés dans la diversité des moyens de médiation employés par le musée. Parmi eux, on relève avant toute chose la présence de nombreux points d’attractivité tout au long de l’exposition permanente. Que ce soit des panneaux de jeu compris dans le parcours à destination des enfants, des dispositifs permettant de sentir des odeurs relatives à l’époque de la salle, des supports interactifs venant compléter la documentation des objets présentés, ou encore des systèmes de vitrines à fenêtre nécessitant l’intervention physique du visiteur pour dévoiler l’ensemble des objets contenus. Le maintien de cet état d’éveil du visiteur entre dans la logique d’une forme d’apprentissage selon laquelle l’individu doit agir sur des objets pour en mémoriser le fonctionnement. La diversité des pôles attractifs témoigne d’une attention particulière portée à la monotonie de l’activité. Il ne s’agit pas toujours d’appuyer sur un bouton pour sentir une odeur. Trois dispositifs permettent par 100 exemple de varier l’expérience olfactive.251 Les panneaux de jeu ne sont pas toujours fondés sur le même principe.252 L’expérience éducative est suffisamment riche pour que le visiteur puisse rendre sa visite attractive sans la nécessaire intervention d’un médiateur. Ce point ci est important. Le MIP ménage une transmission à la fois pédagogique et ludique mais surtout, autonome. Parallèlement, de nombreuses formes d’ateliers et de partenariats253 sont développées par des médiateurs afin d’instaurer une interaction humaine qui soit plus appropriée à la transmission d’enjeux relevant du patrimoine culturel immatériel de la ville. Un partenariat entre l’Association du patrimoine vivant du Pays de Grasse et le MIP prévoit notamment de régulières interventions de professionnels actifs ou retraités du parfum dans des établissements scolaires allant de la maternelle au lycée. Ces rencontres ont pour objectif d’aboutir à la restitution originale par les classes de portraits de professionnels allant du clip à l’exposition photographique en passant par le journal. Le projet concerne approximativement 25 classes réparties dans les établissements grassois. A destination d’un public adulte, les « Jeudi du MIP » prévoient des conférences variant les modalités d’approche de la dimension olfactive. A titre d’exemple, Daniel Joulain et Sophie Lavoine-­‐Hanneguelle intervenaient en Avril 2015 relativement aux Techniques d’extraction des plantes à parfum, Hervé This parlait en Janvier de la Gastronomie moléculaire et de la cuisine note à note, Emmanuelle Polle et Thomas Fontaine animaient Jean Patou, 100 ans d’innovation et de création en Septembre 2014 et Jean-­‐Claude Ellena abordait Le parfum : Un acte poétique au mois de Mars. Il convient de conclure que le Musée International de la Parfumerie n’est – parce que très ambitieux – pas un cas d’étude simple. La richesse des expôts du musée se voit régulièrement biaisée par une revendication identitaire locale appuyée par l’inscription du patrimoine vivant de la ville au patrimoine culturel immatériel de l’Humanité. Or, la matérialité ici accordée au parfum par l’intermédiaire d’objets ayant servi à sa conception ou son usage, semble méconnaitre sa valeur intrinsèque et tend à disparaitre 251 Annexe 4. 252 Annexe 5. 253 Programmation mensuelle ou sur demande. Visite guidée classique ou thématique, Atelier des jardins du MIP, Atelier « Malette pédagogique », Ateliers de vacances scolaires. 101 au profit de la transmission de savoir-­‐faire. Afin de mener à bien notre comparaison du MIP avec la théorie émise du patrimoine olfactif, nous conserverons de ce cas les notions d’objets anthropologiques, ethnologiques et industriels, d’identité locale, de mémoire biaisée et de transmission éducative et autonome. 102 CHAP V – MAISONS DE LUXE La notion de patrimoine, exploitée plus qu’investie par les maisons de luxe, relève la plupart du temps d’une intentionnalité prétexte. De même que les institutions de parfumerie recourent au statut patrimonial pour légitimer leur activité sur le plan de la culture, les maisons de luxe convoitent une certaine forme de notoriété par la patrimonialisation de leurs capitaux. Se posent ici les notions antinomiques que le luxe aime à penser comme synonymes de « patrimoine » et de « capital. » A la définition précédemment appréhendée du terme de « patrimoine », nous soumettons la définition du Petit Robert du mot « capital » : « Richesse destinée à produire un revenu ou de nouveaux biens. Moyen de production. » La définition du TLFI renvoie quant à elle à la « L’ensemble des moyens de production (biens financiers et matériels) possédés et investis par un individu ou un groupe d’individus dans le circuit économique afin de produire des intérêts. » Le terme de capital, pourtant approprié au cas des maisons de luxe, sous-­‐
tend une dimension économiquement intéressée considérablement dépréciée par les consommateurs, qui aiment à croire qu’ils participent d’un processus artistique et noble, plutôt que d’un vaste rendement industriel. Marie-­‐Claude Sicard explicite dans son article « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » le fait que « les marques de luxe ont une nette préférence pour le mot « patrimoine » plutôt que pour celui de « capital ». Il est plus noble et convient mieux à l’idéologie aristocratique que ces marques continuent d’entretenir avec soin. »254 On note ici que l’appréhension patrimoniale relève bien d’une préférence, et non d’un état de fait. Sa raison d’être s’inscrit dans la lubie des grandes marques de voir dans le patrimoine « l’idée de lignée, de famille et d’héritage. Tandis que le capital relève plus clairement du vocabulaire commercial et financier. Il renvoie à l’accumulation et la dissipation quand patrimoine renvoie à la transmission. »255 Paradoxalement, le luxe n’envie au patrimoine que son appellation et les idéaux sociaux que cette dernière convoque. Il s’agit d’avantage en réalité de revendiquer le label patrimonial tout en perpétuant des actions basées sur le rendement des capitaux. Car 254 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 12. 255 Ibid. 103 « raisonner en termes de capital de marque conduit à de toutes autres conséquences : un capital doit fructifier, rapporter, dégager des bénéfices et des profits. Ce qu’il a d’immatériel, il faut le rendre visible et monnayable, sinon il ne sert à rien. »256 Ce point renvoie au Rapport de la commission sur l’économie de l’immatériel dans lequel Maurice Lévy et Jean-­‐Pierre Jouyet développe le fait que « l’immatériel est aujourd’hui le facteur clé de succès des économies développées. »257 Pour le luxe, cultiver un patrimoine participe avant tout d’une élaboration stratégique au sein d’une compétition internationale et de fait, d’une certaine transcendance par rapport au capital. Profitant conséquemment et simultanément du peu d’intérêt des consommateurs pour l’intégrité patrimoniale, les institutions du luxe maquillent sans difficulté le capital en patrimoine et parviennent aisément à le vendre comme tel. Des similitudes apparaissent parfois dans le fait que « la gestion d’un capital de marque conduit à retoucher l’histoire pour qu’elle puisse apparaître comme le fil conducteur d’une stratégie toujours plus renouvelée à partir de ses racines, opération indispensable dans un univers où même les ruptures doivent se justifier par la continuité, c’est à dire la transmission des valeurs au premier rang desquelles figure la créativité. Le patrimoine se cache, le capital se montre. »258 Par l’altération de la temporalité, de l’originalité des objets et de la mémoire qui en est véhiculée, la gestion du capital s’inclut entièrement dans le phénomène d’inflation patrimoniale. Les maisons de luxe ne font ni plus ni moins qu’également trouver leur intérêt dans la constitution d’un patrimoine qui leur soit propre. Sicard explique que « dans un secteur où l’image de la marque, qui reste un actif précieux au bilan d’une entreprise de luxe, repose sur des valeurs d’authenticité et de savoir-­faire, la question de la valorisation du patrimoine se pose en termes à priori particulièrement favorables. Servi par une muséologie pertinente, il devient un outil de communication privilégié au service des créations contemporaines d’une maison. »259 L’auteur introduit ici le phénomène d’asservissement de la muséographie au profit de la communication de masse dont des expositions comme Miss Dior ou N°5 Culture Chanel se font les réceptacles. Relativement 256 Ibid. 257 LEVY Maurice, JOUYET Jean-­‐Pierre, « L économie de l’immatériel : La croissance de demain », Rapport de la Commission sur l’économie de l’immatériel, 2006, p.10. 258 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 12. 259 Ibid.
104 au rapport instauré entre marques de luxe et culture, Bruno Remaury écrit : « Il ne s’agit pas de savoir comment les marques « font » culture mais de considérer au contraire comment la culture participe à son tour de l’institutionnalisation de la marque. Il faut poser la question des conditions d’apparition et de développement des formes d’adhésion à la marque par l’examen de la façon dont elle emprunte à des récits culturels qui la dépassent et donc, la transcendent. »260 Successivement à cette idée, Sicard propose cinq mode d’apparition du patrimoine au sein de la communication de la marque de luxe : « Elle reprend et cite le contexte de son époque (reconstitution), elle fait évoluer son répertoire stylistique (mutation), elle utilise un patrimoine composé d’emblèmes atemporels (perpétuation), elle cite explicitement son passé et le juxtapose au présent (confrontation), elle s’engage dans une politique patrimoniale directe et créer des espaces adaptés (monstration.) Son patrimoine obéit à des impératifs de monstration plus qu’à des impératifs de conservation. »261 Selon l’auteur, le récit patrimonial proposé par les maisons de luxe consiste principalement en des opérations de reconstitution, mutation, perpétuation, confrontation et de monstration. Ces dernières seront notamment mises en parallèle avec les formes de récits développées par Remaury dans Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain. Cet auteur écrit que « c’est parce qu’elle signifie plus qu’elle ne désigne et qu’elle agrège à son insu des éléments de narration qui ne lui appartiennent pas, que la marque devient à ce point une forme de récit. »262 Or, ces dires s’appliquent également au capital revendiqué comme patrimoine et permettent de comprendre pourquoi le cas des maisons de luxe sera entièrement abordé sous l’égide du récit patrimonial. A ce titre, Remaury souligne que « là où les grands récits sont tournés vers la démesure, la surdétermination et l’accomplissement, les récits de marques penchent vers une localisation étroite, l’unicité et le désengagement. Ils sont simples voire pauvres car ils doivent fonctionner et s’imposer par eux-­mêmes, adoptant un discours aussi faible que consensuel. »263 Ceci annonce une forme d’appropriation dépréciative du récit par les maisons de luxe que nous tenterons 260 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, pp. 13-­‐14. 261 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p 12. 262 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, pp. 22-­‐23. 263 Ibid. p. 104. 105 parallèlement de mettre à jour afin de servir la confrontation à la théorie du patrimoine olfactif. Pour cela, nous aurons notamment recours aux concepts du carré sémiotique et du schéma actanciel proposés par Greimas dans son étude de la structure narrative des contes. SECTION 1 – Suprématie de l’objet Relativement au devenir objet du « patrimoine » des maisons de luxe, Remaury évoque trois conditions de monstration des objets par les marques : « l’établissement progressif de signifiants sur l’objet lui conférant un potentiel d’auto-­certification, le réglage de la distance sur le lieu de vente afin que s’établisse entre l’objet et le consommateur un dialogue à mi chemin d’une distance suffisante pour susciter le désir et d’une proximité suffisante pour permettre l’achat et enfin, l’énonciation d’un discours destiné à accompagner l’objet. »264 Cette trilogie fonctionnelle de la matière œuvre pour une forme d’autonomie discursive de l’objet. A lui seul, il doit être capable d’assurer l’émission, la transmission et la réception du discours patrimonial établi par les institutions. La concentration de tant de potentiel au sein de la seule matière sous-­‐tend une certaine faiblesse du contenu patrimonial, et renvoie au phénomène du « Tout patrimoine » où le caractère témoin des objets suffit à les légitimer au regard du processus de patrimonialisation. Paradoxalement à la suprématie de la matière évoquée par Remaury dans sa théorie des récits de marque, l’auteur écrit que « les récits liés à la matière proposent des contrats de soumission relative, de domination et posent la question de la performance. »265 Ce point ci n’est observable que dans le cas d’une communication incitant explicitement à l’achat. Dans cette visée, l’on constate que l’objet dans sa dimension matérielle s’affaisse pour devenir domptable par le consommateur. Comme explicité, c’est bien une relation de domination qui est suscitée par le récit, une idée de pouvoir qui s’acquiert par l’achat. On relève donc une double nature de l’objet dans le cadre des maisons de luxe. Le même objet, selon que sa visée soit « patrimoniale » ou commerciale peut être synonyme de 264 BARRERE Christian, BARTHELEMY Denis, Réinventer le patrimoine : De la culture à l’économie, une nouvelle pensée du patrimoine ? éd. L’Harmattan, 2005, Paris, p. 17 265 Ibid. p. 89. 106 suprématie ou de trésor et être une fin en soi – équivalent de « l’objet de la quête » proposé par le schéma actanciel de Greimas266 – ou être synonyme d’intermédiaire et n’être qu’un moyen d’accéder à la suprématie, équivalent de « l’adjuvant ». Ce double jeu renforce encore une fois la fragilité théorique du patrimoine revendiqué par les maisons de luxe. La teneur de notre propos n’étant toutefois pas d’en débattre, nous retiendrons dans la visée de mise en regard avec le patrimoine olfactif, la notion « d’objet suprême. » SECTION 2 – Identité aliénante Du fait de la suprématie accordée à l’objet, nous pouvons anticiper que les caractères de l’identité, de la mémoire et de la transmission ne soient pas très substantiels. Ici encore nous devrons distinguer la primauté de la face commerciale des maisons de luxe de celle plus infime du « patrimoine. » Tout comme Delphis-­‐Delbourg le spécifiait à propos du parfum, Christian Barrère écrit que « le vêtement construit l’identité car intervient dans l’auto perception de soi. »267 L’auteur évoque un devenir identitaire s’accomplissant dans le port du vêtement et successivement, par l’appropriation via le vêtement des identités archétypales qui y ont été projetées lors de leur promotion. Remaury spécifie que « les récits liés aux personnages renvoient soit à des personnages archétypes, soit à l’univers people qui se fait l’effigie provisoire de la marque. Ces personnages incarnent parfois la marque jusqu’à en devenir eux-­mêmes une petite métaphore. »268 Le système de projection archétypale et people est omniprésent dans l’univers du parfum, peut être plus encore que dans celui de la mode. Chaque fragrance possède – au sens littéral du terme – son égérie. Il peut s’agir de personnalités telles que Charlize Theron pour J’adore de Dior, Nathalie Portman pour Miss Dior, Keira Knightley pour Chanel et plus récemment Julia Roberts pour La vie est belle de Lancôme. L’ensemble de ces projections identitaires entre dans un complexe détaillé par Charles Riou et Mathieu Perona dans 266 Annexe 6. 267 BARRERE Christian, SANTAGATA Walter, Mode : Une économie de la créativité et du patrimoine à l’heure du marché, éd. La Documentation française, 2005, p. 111. 268 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p. 37. 107 L’Economie du Star-­system.269 Les égéries peuvent également consister en des archétypes de récits culturels tels que la revisite du conte de Blanche neige pour le spot publicitaire d’Elixir de Nina Ricci, celle de Catwoman pour la promotion de Ricci Ricci ou encore la femme extraterrestre pour Alien de Thierry Mugler. De nombreux articles tels que Publicité, marketing et parfums : Approche psychosociale d’une double illusion de Didier Courbet et Marie-­‐Pierre Fourquet, Articulation des messages dans une publicité de parfum : Hypnotic Poison de Dior de Renata Varga, ou encore Le sacré dans la publicité de Jérôme Cottin, développent une sémiotique de l’image publicitaire du parfum permettant de comprendre comment y sont suggérés divers niveaux identitaires. Notre propos ne cherche ici qu’à constater les signes présents dans les récits du luxe, et pouvant faire échos à la théorie du patrimoine olfactif. Dans un souci de cohérence, notre recherche n’a par conséquent pas vocation à s’aventurer au delà du constat factuel. Pour revenir au critère identitaire dans le cas de la patrimonialisation des marques, Remaury écrit que « les récits liés aux personnages proposent des contrats identitaires, ils posent la question de la figuration et de la construction de la personnalité. Le contrat implicite est : « C’est à cela que vous pouvez ressembler. »270 Une distinction est ici à faire avec la notion « d’identité fantasque » que nous avons attribuée au patrimoine olfactif. Elle consiste en ce que l’identité des maisons de luxe n’est pas aussi libre que celle que nous avions dégagée au préalable. Cette dernière peut, par exemple, inviter à devenir tantôt une femme sensuelle, désirable et désirante, tantôt une femme de caractère et de rigueur, tantôt une femme frivole et pétillante. L’identité proposée par le luxe est quant à elle beaucoup plus restrictive. Il ne s’agit plus d’une forme approximative dans laquelle nous pouvons projeter notre propre contenance, mais bien cet archétype culturel ou plus encore cette personne déjà existante. Il ne s’agit plus tant d’un jeu que d’une contrainte de devoir se projeter dans un alter ego qui est le même pour tous, et ne nous appartient en rien. L’auteur souligne à ce titre que « dans les récits de marque, pas de passage ni de seuil, pas de franchissement des étapes de la vie. Pas d’expression de personnalité forte ni d’accomplissement de la destinée. Mais plutôt des figures emblématiques et des caractères 269 RIOU Charles, PERONA Mathieu, « Economie du star-­system », Exposé du Séminaire Economie post-­
industrielle de D.Cohen, 4 Novembre 2002. 270 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p.89. 108 simplifiés. Il s’agit moins de changer que de rester soi, de redevenir, plutôt que de devenir. Il s’agit de concentrer, refermer et conforter pour mieux provoquer l’évolution de l’individu. Les récits de marque sont tout sauf des discours d’éducation. On est dans une logique de fusion par opposition à un apprentissage des états, et d’unicité par opposition à une démultiplication des facettes de l’humain. »271 Autrement dit, nous ne sommes plus dans une identité fantasque mais bien dans la frustration d’une identité par procuration. L’identité du luxe consiste presque à maintenir le consommateur dans un état végétatif d’antihéros de sorte à ce que ce dernier demeure pleinement manipulable par les stratégies de communication. Comme l’explicite l’auteur, elle le détermine et le fige plus qu’elle ne l’affranchit. « Les contrats de passage et contrats identitaire tournent autour de la définition du protagoniste du récit. Le mode relationnel est celui de la construction d’une identité et la certification d’un statut, c’est la détermination. »272 L’identité par procuration des maisons de luxe est entièrement une identité aliénante. SECTION 3 – Mémoire narcissique Le critère de la mémoire permet d’observer une nouvelle variation du patrimoine olfactif. Sicard insiste sur le fait que le patrimoine des maisons de luxe est avant tout « un patrimoine de savoir-­faire artisanal dans le milieu du luxe. La mode française se fonde d’abord sur un artisanat étendu et compétitif. […] C’est également un patrimoine de préférence et de goût qui crédibilise la création qui s’y réfère et devient ainsi source de sa légitimation. Cette fonction est essentielle dans un secteur de production dans lequel le beau, l’élégant, le moderne ou le signifiant supposent des conventions de jugement et des appareils de collectivisation des préférences pour faire émerger les goûts et les tendances. »273 Or, c’est principalement sur le phénomène de la tendance que les mémoires des patrimoines olfactif et de luxe se recoupent. Nous avions évoqué que les parfumeurs entendaient perpétuer une mémoire du parfum en cultivant la réinterprétation de structures ou de tendances emblématiques. Pour Guillaume Erner la 271 Ibid. p. 101. 272 Ibid. p. 96. 273 SICARD Marie-­‐Claude, « Luxe : Patrimoine ou capital de marque ? » Mode de recherche, n°2, Luxe et patrimoines, Institut Français de la mode, Juin 2004, p. 229. 109 tendance peut être perçue selon trois axes. « Elle est une force avec laquelle un corps tend à se mouvoir dans un sens déterminé (attraction). C’est ce qui porte à agir de telle ou telle façon (prédisposition). C’est une orientation commune à une catégorie de personnes (politique, artistique) »274 L’auteur détaille dans son ouvrage La mode des tendances que « le fait de s’inscrire dans une tendance n’a rien de négatif dans la mesure ou celui qui le fait a conscience de poursuivre une sorte de mémoire. L’exigence qu’il faut avoir dans cet exercice est l’intelligence de la différence. »275 Ce point légitime le penchant commun des secteurs de la parfumerie et de la haute couture à revisiter plutôt qu’à véritablement créer. Tout du moins, le paradigme de mémoire permet la recevabilité d’un ancrage permanent de la création dans les anciens canons. Cette exception instaure un étrange rapport au temps que nous avons déjà souligné relativement à l’Osmothèque, celui d’une tendance à croire que, parce que le passé est sans cesse actualisé, il est pleinement à notre portée. Remaury le souligne en écrivant que « ce qui est intéressant, c’est que dans les récits liés au temps, les marquent évoquent un passé qu’elles n’ont pas connu et dont elles se font les protectrices (avec parfois plus de ferveur que celles dont les origines sont réelles.) Elles évoquent au sein de leur récit, un âge d’or situé avant le développement de la production industrielle, dans une logique le plus souvent nostalgique, destinée à conférer une aura d’authenticité. »276 Ce phénomène se constate également à moindre échelle dans le domaine de la parfumerie lorsque certaines institutions s’octroient par exemple la capacité de recréer des parfums dans leur forme originale. Cela n’est actuellement pas si choquant puisque, l’avènement de la parfumerie de synthèse ne remontant qu’à deux générations, il ne semble pas absurde d’avoir encore en sa possession des formules ou des matières premières d’origine. Toutefois il est probable que – si la tendance du patrimoine olfactif perdure jusque là– d’ici deux ou trois générations, certaines institutions prétendront de nouveau détenir des parfums d’origine. Ce qui sera dès lors moins crédible. Mais qu’importe puisque selon Remaury, « les récits liés au temps proposent des contrats de fondation ou de refondation qui traitent de la question de certification de la genèse, mais aussi de la citation d’un passé mythique. »277 Une nouvelle 274 ERNER Guillaume, La mode des tendances, éd. Presses universitaires de France, 2011, p. 123.
275 Ibid. p. 129. 276 REMAURY Bruno, Marques et récits : La marque face à l’imaginaire culturel contemporain, éd. Regard, 2004, p. 27. 277 Ibid. p 89. 110 fois, la mémoire n’a pas pour visée de certifier l’authenticité du patrimoine mais de conforter ce dernier dans une genèse légitimante. Si le critère d’identité procédait précédemment d’une détermination asservissante du consommateur des marques de luxe, celui de la mémoire fait acte d’une délimitation cohérente de la création. Prenant appui sur les modèles du passé, le phénomène de délimitation impulsé par la mémoire patrimoniale offre ici de légitimer toute création respectant les limites qu’il prône. « Les contrats de fondation et d’ancrage font ensemble référence au cadre d’espace et de temps dans lequel se déploie l’action, donc les limites du récit. Parce que le mode relationnel qu’ils proposent est celui de la définition d’un cadre de situation, on les dit de « délimitation » »278 Remaury légitime la nécessité de limite par le fait que « La délimitation renvoie à la restrictions des notions de démesure, immensité et complexité de l’espace, rupture, discontinuité ou éternité et infinitude. Pas de quête ni d’errance dans les récits de marques, pas de chaos fondateur, de violence ni de démesure. »279 Ainsi, la mémoire modérant les potentialités d’en devenir de la création, opère un repli de cette dernière sur le patrimoine qui conséquemment, devient l’actant d’un cloisonnement narcissique. SECTION 4 – Transmission ? Remaury relie principalement la notion de transmission à celle de la revendication par les maisons de luxe de perpétuer leurs savoir-­‐faire. « Les récits liés au savoir-­faire renvoient soit à une légitimité provenant d’un savoir-­faire réel, soit à un savoir faire distinctif. Il ne s’agit pas d’y inclure toutes les marques qui ont un fort savoir-­faire (c’est le cas de presque toutes) mais plutôt de se focaliser sur celles qui en parlent : « Le luxe, c’est ce qui dure plus longtemps que vous. » »280 Ce qui renvoie à la théorie de la Distinction développée par Pierre Bourdieu,281 mais également à La théorie de la classe de loisir proposée par Thorstein Veblen282 ainsi qu’à L’économie des singularités de Lucien 278 Ibid. p. 96. 279 Ibid. p. 99. 280 Ibid. pp. 41-­42. 281 BOURDIEU Pierre, La Distinction : Critique sociale du jugement, éd. Minuit, 1979, Paris.
282 VEBLEN Thorstein, Théorie de la classe de loisir, éd. Gallimard, 1979, Paris. 111 Karpik.283 Or, ce type de transmission ouvrant sur une notion de maitrise de la matière s’ancre pleinement dans le paradigme commercial, relativement au caractère manipulable de l’objet que nous avons pu constater. « Les récits liés au savoir-­faire proposent des contrats de maitrise, ils posent la question de la technicité dans une optique de facilité.»284 Ou encore : « Les modes de relation sont souvent liés à une notion d’apprentissage et des logiques qui valorise la difficulté pour mettre en valeur les moyens d’y répondre. Dans les récits de marque, la matière est toujours bénéfique et facile à soumettre. La relation est pensée selon une conception naïve tournée vers l’idée que tout est simple et possible. »285 Comme nous en avions plus tôt fait la distinction, le paradigme patrimonial s’incarne dans une conception suprême de l’objet. La transmission patrimoniale relative aux maisons de luxe ne peut par conséquent s’inscrire dans une visée de soumission de la matière. Or, c’est ici que l’instance du luxe s’essouffle aux remparts du devenir patrimonial, et que l’essence du capital se voit démasquée. Les maisons de luxe n’ont pas de modalité de transmission strictement patrimoniale puisque les discours qu’elles véhiculent n’ont d’autre but que l’adhésion idéologique et consécutivement, l’acte d’achat. Tout du moins, nous pouvons pencher pour une transmission basée sur la notion d’héritage que nous retrouverons avec le cas de l’Osmothèque. Par l’approximatif des glissements opérés entre l’un et l’autre, la prétention du luxe à pouvoir simultanément passer de capital à patrimoine est invalidée. Le patrimoine du luxe n’existe pas. Plutôt que d’exclure instantanément le cas des maisons de luxe de notre étude, nous en conserverons les critères de suprématie de l’objet, d’identité aliénante et de mémoire narcissique de sorte à malgré tout pouvoir les mettre en parallèle avec la théorie du patrimoine olfactif. Une curiosité demeure toutefois de comprendre comment des programmations culturelles à caractère patrimonial ont pu être émises par des maisons de luxe, si le processus de patrimonialisation leur est intrinsèquement obsolète du fait même de leur paradigme qui demeure le profit financier. C’est pourquoi nous survolerons le cas des expositions de parfums Chanel, Dior et Guerlain s’étant récemment tenues, afin d’expliciter la teneur de leur contenu et d’en estimer le prétendu caractère « patrimonial. » 283 KARPIK Lucien, L’économie des singularités, éd. Gallimard, 2007, Paris.
284 Ibid. p. 89. 285 Ibid. p. 102.
112 SECTION 5 – Le cas de l’exposition Chanel Le commissaire d’exposition Jean-­‐Louis Froment déclare dans une interview d’inauguration de N°5 Culture Chanel que « ce qui est fort dans le N°5, c’est que ce n’est pas un parfum, mais un manifeste de modernité. »286 La rétrospective Chanel – s’étant tenue au Palais de Tokyo du 5 Mai au 5 Juin 2013 – se déroule en trois actes. Un avant-­‐propos consiste en la traversée d’un jardin de senteurs composé pour l’occasion par le paysagiste Piet Oudolf. Jouant d’une composition graphique et olfactive, ce préliminaire – étendu sur 600m2 et regroupant plus de 1000 essences – renvoie à l’esprit des promenades dans les jardins de curé, et plus précisément, au couvent d’Aubazine où fut élevée Gabrielle Chanel. « Car c’est en ces lieux qu’elle fut confrontée à ses premiers effluves, ceux des fleurs, des herbes médicinales et celui de l’encens diffusé dans l’église abbatiale. »287 Le temps fort de l’exposition réside quant à lui dans l’agencement d’un espace épuré où sont exposés sous vitrine l’équivalent de 200 documents, objets, œuvres d’art, éléments d’archives, permettant d’expliciter « la permanence des liens entre Chanel et les arts. »288 Sur le même modèle que l’exposition Dries Van Noten -­ Inspirations – s’étant tenu du 1er Mars au 2 Novembre 2014 aux Musées des Arts décoratifs – ce temps de l’exposition vise à faire émerger les influences culturelles, les inspirations et les contextes historiques ayant mené à la conception du N°5 de Chanel, aujourd’hui devenu un emblème de la parfumerie moderne. A cette fin, l’ensemble des expôts est réparti en quatre distinctions : Une histoire d’amour, Un paysage d’avant-­‐garde, Un manifeste, Une légende. La rétrospective se clôt par un espace bibliothèque – atelier aménagé à l’étage supérieur. Ce dernier prévoit des ateliers d’initiation olfactive à destination des adultes, permettant notamment des découvrir les matières premières composant le parfum N°5, ainsi que des sessions de décoration d’affiches pour les enfants. De manière générale, l’expographie du lieu renvoie à l’identité visuelle de la marque : l’épuration, la sobriété mais également une élégance affirmée et caractérielle. Remaury écrit à propos des récits de la marque que « la femme Chanel, loin d’être une féminité 286 FROMENT Jean-­‐Louis, N°5 Culture Chanel, éd. La Martinière, Paris, 2013. 287 Ibid. 288 Site internet de l’exposition N°5 Culture Chanel, http://5-­‐culture.chanel.com/fr/exposition/ 113 générique, est bel et bien l’affirmation sans cesse renouvelée de la donnée biographique de départ, celui d’une féminité singulière reposant sur le primat de la personnalité, de l’intellect, bref, de la différence. […] L’univers visuel de Chanel met d’avantage en scène des visages que des corps ou des postures. […] La grande figure mythique qui git derrière ce récit féminin pourrait être celui de la reine doublée de la notion de destinée. Il y a de l’imaginaire du pouvoir dans cette marque. »289 Or, l’imaginaire du pouvoir domine dans l’abstraction simultanée du parfum N°5 et de l’exposition qui lui fut consacrée. C’est notamment de lui que découle la première intentionnalité patrimoniale de la marque visant à valoriser l’ancrage historique de ses créations. De ce côté, les archives Chanel sont relativement bien fournies. Toutefois, une interrogation subsiste. Où se situe la dimension olfactive ? On constate en effet qu’hormis la relative immersion proposée par le jardin de Oudolf et la médiation des ateliers sur les matières premières – n’ayant été prodiguée qu’à ceux étant parvenus à obtenir une réservation – la dimension proprement olfactive du parfum N°5 est absente du parcours expographique. Si Hélène Guillaume légitime cette anosmie du parfum par le fait que « c’est sans doute l’essence d’un grand parfum que de caresser l’imaginaire, de provoquer les images et les mots sans même déployer son sillage »290 il convient d’avantage d’admettre que – la restitution muséale olfactive étant une véritable problématique – Chanel a préféré jouer la sécurité. La particularité de N°5 Culture Chanel consiste à user du caractère patrimonial comme d’une alternative à émettre un discours sur le parfum. On constate une dissociation des dimensions du parfum et du patrimoine permettant de les rendre simultanément interchangeables. De surcroit, c’est ici un patrimoine documentaire et industriel que Chanel nous offre d’appréhender, non un patrimoine olfactif stricto sensu. Parallèlement, c’est bien d’une démarche patrimoniale dont l’entreprise fait ici acte, parant à la difficulté de la transmission par un paradigme biographique sur la vie de Gabrielle Chanel. Il en découle que N°5 Culture Chanel devrait d’avantage être considérée comme expographie d’un patrimoine documentaire explicitant les influences historiques, politiques et artistiques de la maison Chanel – ayant notamment mené à la conception du N°5 – plutôt que comme un réel procédé de patrimonialisation olfactive. 289 Op.cit. p. 67. 290 GUILLAUME Hélène, « Cherchez le N°5 », Le Figaro madame, 6 Mai 2013. 114 SECTION 6 – Le cas de l’exposition Dior Remaury écrit à propos de cette maison que « Dior s’oppose assez largement à Chanel, et par de nombreux aspects, il en est le parfait contrepoint. Cette marque née après la guerre est marquée par une volonté nostalgique de retour à une « grandeur française ». […] Elle relève essentiellement d’une rhétorique de la silhouette et de la posture, du corps donc. Mais d’un corps qui sait se tenir, d’un corps alluré. Cette position provoque une certaine arrogance du corps : au centre de la marque Dior, il y a une femme qui pose, ou plutôt une femme dont la pose est à l’origine même du récit. […] C’est une féminité générique qui répond à celle singulière de Chanel. A une féminité altière et indépendante répond une féminité canonique et modélisée : celle de la princesse. »291 Là où l’auteur associait la stature de Chanel à celle d’une figure intellectuelle n’ayant besoin d’aucun ornement pour asseoir son pouvoir, il rapporte la maison Dior à un stade régressif de princesse impulsive, fantaisiste, et peut être capricieuse. Or, c’est sous l’égide du caprice que semble le mieux s’inscrire l’exposition Miss Dior. Cette dernière s’est tenue au Grand Palais du 13 au 25 Novembre 2013 et pose a priori autant de questions que de problèmes. La première touche au discours promotionnel qui revendique « un hommage à la relation qui unit intimement la maison au monde de l’art. »292 Seulement cinq mois après la programmation du N°5, la maison vente les rapports entretenus par Christian Dior avec les artistes de son époque, ainsi que les inspirations qui en ont émané. L’effet de plagiat vient ici appuyer l’intentionnalité relative au caprice que nous avions évoqué. Sans nous attarder d’avantage sur les effets de concurrence propres aux institutions du luxe, cet avant-­‐propos permettra de comprendre les paradoxes patrimoniaux internes de l’exposition. Le fait est que Miss Dior entend « créer » du patrimoine. Le principe de la rétrospective tient à convoquer la création de douze artistes autour des emblèmes du parfum Miss Dior, à savoir le motif pied de poule, le ruban et le nœud ainsi que la rose. De fait, la rétrospective s’assimile à une présentation thématisée d’art contemporain avec, ça et là, des robes issues des archives de Dior couture, ainsi qu’une mezzanine contenant quelques croquis de mode. L’événement Miss Dior illustre assez justement la 291 Op.cit. p. 71. 292 DIOR, « Passion artistique » Magazine en ligne de la maison Dior, 14 Novembre 2013, http://www.dior.com/magazine/fr_fr/News/Passion-­‐artistique 115 confusion que le luxe opère entre la notion de « patrimoine » et celle de « capital. » Il est d’avantage question ici de stimuler une nouvelle forme de création par l’actualisation d’emblèmes propres à un parfum – et donc d’expographier une stratégie du capital – plutôt que d’obéir à un quelconque paradigme patrimonial. De surcroit, avoir recours à l’art contemporain plutôt qu’à des archives relève d’un effet de tendance plus que d’un intérêt proprement patrimonial, et suggère des enjeux complexes et non à propos avec notre sujet. Ce point justifie que nous ne développions pas d’avantage cet exemple. SECTION 7 – Le cas de l’exposition Guerlain Ce n’est que deux ans après le lancement des expositions de parfum par Chanel et Dior que Guerlain propose une rétrospective photographique intitulée La petite robe noire : Variations autour d’un mythe, visible du 6 Février au 15 Avril 2015 à la boutique du 68 Avenue des Champs Elysées. Le titre fait explicitement référence au parfum La petite robe noire, crée par la maison en 2008 mais dont la commercialisation ne débuta qu’en 2012. Plus largement, l’appellation « Petite robe noire » renvoie au basique anciennement prôné par Coco Chanel, devenu depuis, un emblème intemporel. La rétrospective fait acte de collaborations avec le photographe chinois Liu Bolin, le directeur de la maison européenne de la photographie Jean Luc Monterosso ainsi que l’école des Gobelins, autour de réinterprétations du symbole de la petite robe noire. De prime abord, ce point semble rapprocher le cas Guerlain de celui précédemment vu et invalidé de Dior. Or, La petite robe noire pose le parfum comme référent complémentaire et non comme sujet central de l’exposition. Il n’est pas un prétexte à, mais un véritable élément de rhétorique, ce qui légitime la teneur de l’événement sur un plan culturel. Remaury écrit concernant la maison que « certaines marques sont perceptibles comme de potentielles « galeries de portraits. » Guerlain, dont la succession à la fois atemporelle et olfactive des parfums, s’ils portent des noms aux évocations plus spatiales […] ou temporelles […] véhicule potentiellement au travers de leurs identités respectives, une « galerie de femmes » archétypes de féminités historiques qui se succèdent dans le temps de la marque. »293 C’est effectivement ce qui est proposé dans le cadre de l’exposition 293 Op.cit. p 37. 116 étudiée : une variation autour des femmes, de leur robe et de leur parfum. La petite robe noire ne s’inscrit pas dans un paradigme patrimonial, et a l’intelligence de ne pas s’en revendiquer. Nous sommes ici à mi chemin des opérations menées par Chanel – avec la sollicitation des archives de la Maison européenne de la photographie – et par Dior – avec l’invitation de l’artiste Liu Bolin et des élèves de l’école des Gobelins à produire des œuvres en s’imprégnant de l’esprit de la maison Guerlain. C’est par cet état d’hybridité que l’exposition Guerlain se légitime, mais également par le parti pris de la maison d’ouvrir le mythe de la petite robe noire à une actualisation participative – et d’avoisiner ainsi la dimension patrimoniale ulysséenne – plutôt que de l’inscrire dans une forme expographique didactique. La petite robe noire n’est à proprement parlé, ni une rétrospective patrimoniale, ni une démonstration des actifs de la maison, mais plutôt une invitation au dialogue. Ce qui, dans le cas du parfum, n’est certainement pas à réprouver. 117 CHAP VI – OSMOTHÈQUE -­ CONSERVATOIRE INTERNATIONAL DES PARFUMS Le Conservatoire international des parfums fut inauguré le 26 Avril 1990, soit quatorze ans après la création de la Société Française des Parfumeurs par Jean Kerléo en 1976. Il est la première institution ayant explicitement fait vœu de patrimoine olfactif. Son activité s’est notamment fondée sur la possession, à l’époque, de 400 formules de parfums, dont 70 étaient des formules de parfums disparus. Les premiers « osmothécaires » étant des parfumeurs passionnés tels que Jean-­‐François Blayn, Raymond Chaillan, Jean-­‐Claude Ellena, Yuri Gutsatz, Jeannine Mongin, Raymond Pouliquen, Guy Robert, Henri Sebag, Philippe Lepage, André Gerber et Yves Tanguy, la démarche de l’établissement semble pleinement s’ancrer dans la volonté de recueillir – ou de créer – un certain héritage du parfum. Dominique Poulot écrit à ce propos dans Patrimoine et modernité que « tout comme les causes religieuses, l’héritage favorise les allégeances passionnées. Nous choisissons et glorifions notre héritage non pas en jugeant de ses prétentions à la vérité mais en sentant que cela doit être vrai. »294 La notion de passion déterminant le patrimoine olfactif en tant qu’héritage est typique de la relation permise par le parfum. Car en effet, ce dernier ne permet aucune forme de distanciation. L’expérience olfactive implique une forte proximité entre la source odorante et le sujet. C’est par conséquent dans une intimité répétée que l’on peut se familiariser avec un parfum. Par ailleurs c’est bien par une forme pénétration que s’opère l’acte de sentir. Or, l’expérience intime sous-­‐tend une implication plus personnelle du sujet dans la perception et conséquemment, engendre un rapport particulier voire passionnel à l’univers des senteurs. Il semble peu probable de s’interesser au parfum sans rapidement en devenir passionné. Le parfum implique la passion, qui elle-­‐même sous-­‐
tend le devenir héritage du patrimoine olfactif. De fait, si la passion est constitutive et particularisante de la perception olfactive, elle est également ce qui tend à invalider les potentialités patrimoniales du parfum au sens générique du terme. Selon Poulot, « l’héritage ne devrait pas être confondu avec l’histoire. L’histoire cherche à convaincre par la vérité et succombe au mensonge. L’héritage exagère et omet, invente avec sincérité, 294 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 109. 118 oublie franchement et prospère grâce à l’ignorance et à l’erreur. Il est à l’abri des critiques car ce n’est pas de l’érudition mais du catéchisme. Il n’est ni vérifiable, ni même une version plausible de notre passé. C’est une déclaration de foi dans ce passé. L’histoire vise à réduire les préjugés, l’héritage les sanctionne et les renforce. »295 L’héritage apparaît de fait comme une forme avérée de patrimoine, mais comprend intrinsèquement une dimension aléatoire et entièrement subjective. Faire acte d’héritage consiste à croire en ses propres mensonges. Or, si c’est bien d’héritage dont il semble être question dans le cas de l’Osmothèque, nous savons que les ambitions de cette dernière relèvent d’un bien plus haut niveau de considération. SECTION 1 – Mystification de l’objet Un premier point permettant de figurer les ambitions de l’Osmothèque, consiste en ce que « pour exclure les autres, l’héritage ne peut être universellement vrai. Pour ceux qui sont mis à l’index, ses principes doivent défier la raison. Une connaissance correcte ne peut être utile car elle est ouverte à tous. Seule la fausse connaissance peut devenir un moyen d’exclure les autres. L’héritage suscite les mauvaises interprétations du passé. Ce sont elles qui deviennent des mythes très estimés. »296 Or, si nous pouvons penser que, du fait du peu de données disponibles, les interprétations du passé faites par l’Osmothèque comportent également leur part d’erreurs – nous parlons bien ici d’un patrimoine originairement fondé sur seulement 70 formules de parfums perdus – l’institution entend pourtant diffuser une forme de savoir universel. Selon l’auteur, il « existe quatre façons dont la patrimonialisation altère la vérité du passé : elle l’améliore en rendant le passé meilleur, elle met au goût du jour à coups d’anachronisme et en restaurant les héros en fonction des goûts modernes, elle manipule la généalogie pour satisfaire la mystique de la lignée, enfin, elle revendique la priorité comme preuve de sa bonne foi. »297 L’ensemble de ces caractéristiques est – souvent à juste titre – constatable dans la médiation prodiguée par l’Osmothèque lors de ses conférences. Etant unique au monde, l’institution se doit avant tout d’être attractive et pour cela, ne peut véritablement opter 295 Ibid. p 110. 296 Ibid. p. 112. 297 Ibid. p. 116. 119 pour une vision critique de la parfumerie. Elle veille par conséquent à adapter ses discours au public, qu’il soit néophyte, amateur ou professionnel et, dans le cas de la profession, qu’il appartienne à telle ou telle maison. La médiation prodiguée ne sera pas tout à fait la même selon que l’on adresse à un groupe Chanel ou à un groupe Guerlain. L’idée étant d’orienter le discours selon les intérêts de l’assistance, et non d’unifier un propos permettant à chacun d’y trouver ses affinités. Les rapports entre les parfums sont ainsi modulés et des anecdotes sont inventées pour créer des liens, susciter l’intérêt, clore les développements. Conséquemment la médiation de l’Osmothèque relève d’avantage du spectacle que d’une certaine éducation. Bien que ces divers points paraissent invalider le statut patrimonial de l’Osmothèque, au sens ambitionné « d’anthropologie moderne du parfum » ils participent pourtant à conforter l’institution dans sa forme d’héritage. Poulot cite Orwell sur le fait que « Remodeler est aussi vital que préserver. « Nous devons ajouter à notre héritage ou le perdre » »298 Or, l’institution refuse de consentir au devenir héritage, et persiste à revendiquer la valeur quasi anthropologique des parfums exposés en tant qu’objets patrimoniaux. La dimension objectale est par conséquent centrale dans la transposition de l’Osmothèque. Parce qu’étant le cœur de son potentiel attractif, elle tient particulièrement à la légitimité des parfums dits « perdus. » Bien que ne pouvant démentir le fait que ces parfums sont le fruit de repesées récentes, et non des parfums d’origine ayant été conservés, l’institution conforte son public – et se conforte elle-­‐même – dans l’idée que la substitution vaut effectivement mieux que l’absence. Et de fait, poursuit la promotion des « parfums perdus » en considérant que le caractère unique de sa tentative de constitution d’un patrimoine implique en soi une forme d’authenticité. Or, plusieurs raisons justifient qu’il soit impossible de recréer des parfums disparus. François Hénin, propriétaire de l’ambassade des parfums rares Jovoy, en expose la plupart dans le reportage Qu’importe le flacon, le parfum autrement299 . Les trois premières tiennent à la question d’authenticité et renvoient respectivement aux matières premières, aux techniques d’extraction ainsi qu’à la formule chimique. Au fil du 298 Ibid. p. 127. ORWELL George, The lion and the unicorn : Socialism and the English Genius, éd. Penguin books, 1982. 299 PORTE ISABELLE, « Qu’importe le flacon, le parfum autrement » reportage sur la parfumerie de niche diffusée le 6 Janvier 2014 sur la chaine de télévision Stylia. 120 temps, certaines matières premières utilisées durant l’avènement de la parfumerie disparaissent, ou cessent d’être produites. C’est notamment le cas de la plupart des matières animales telles que le musc ou la civette qui ont été remplacées par des composants synthétiques afin de préserver la faune. La substitution des matières premières naturelles par des matières de synthèse s’inscrit dans la volonté de rendre le parfum plus accessible et écologique. Mais dans le cas présent, elle invalide l’authenticité des repesées effectuées par l’Osmothèque. Bien qu’il soit encore possible de s’approvisionner dans de vieux stocks – les repesées Guerlain en feront la démonstration – l’irréversibilité de la perte des matières premières authentiques est imminente. Concernant les matières qui parviennent à perdurer, il faut songer qu’un nombre toujours plus important d’entre elles est interdit par les normes de l’IFRA300 afin de garantir la sécurité d’emploi des parfums pour l’homme et son environnement. En 2010, l’organisme entendait restreindre l’usage des furo-­‐coumarines présents dans le citron et le pamplemousse, ainsi que le méthyl-­‐eugénol notamment présent dans l’essence de rose et la noix de muscade. De nombreux professionnels du parfum tels que Thierry Wasser chez Guerlain, Jacques Cavallier pour Firmenich ou encore Luc Malfait chez Takasago et Frédéric Appaire chez Paco Rabanne, s’étaient alors prononcés sur les contraintes des restrictions IFRA. Or, si les maisons les plus prestigieuses vont jusqu’à stopper la production de parfums emblématiques tel que Parure crée en 1975 par Jean-­‐
Paul Guerlain pour sa mère, il est peu probable qu’une institution telle que l’Osmothèque parvienne à passer entre les mailles du filet. De fait, il semble évident que les matières premières utilisées pour les repesées des « parfums perdus » ne sont pas authentiques. En suivant, le progrès industriel se fait l’ennemi de la conservation patrimoniale du parfum. Dans son sillage, il amène en effet l’extinction des méthodes jadis utilisées à l’extraction des matières premières, et dont la particularité olfactive ne se retrouve dans aucun procédé moderne. Ayant également subi l’impératif de la rentabilité, les 300 IFRA : International Fragrance Association. Crée en 1973, l’IFRA édicte des recommandations prônant l’interdiction ou la limitation d’emploi de certaines matières aromatiques dans les parfums, relativement aux recherches du RIFM (Research Institute Fragrance Materials) et dans le but d’assurer les plus hauts standards de sécurité possible. A titre indicatif, l’IFRA a déjà interdit l’emploi d’une soixantaine de matières, et restreint l’usage d’une cinquantaine d’autres. 121 techniques telles que l’enfleurage à froid301 – nécessitant une trop grande main d’œuvre mais permettant des productions olfactives d’une qualité inimitable – ne sont plus pratiquées de nos jours. Ce qui va une nouvelle fois à l’encontre de la légitimité des « parfums perdus » de l’Osmothèque à se poser en tant qu’objets patrimoniaux. La question de l’originalité des formules permet dans un dernier temps d’étendre l’invalidation des matières au processus de composition. En effet, bien que l’Osmothèque émette régulièrement des demandes auprès des maisons de luxe afin que ces dernières communiquent leurs formules, rien ne permet d’attester de l’originalité des données transmises. La tendance du patrimoine olfactif ne préoccupant pas nécessairement tous les grands groupes, il est à envisager que la demande ait pu être traitée de façon superficielle – peut être que certaines maisons ne peuvent elles-­‐mêmes être certaines de l’originalité de leurs formules – et que l’Osmothèque archive comme authentiques des données qui ne le sont en rien. De fait, il est à envisager que certains « parfums perdus » aient été repesés avec des matières naturelles ayant été extraites selon des modalités différentes que celles suivies au XIXe siècle, voire même avec des substitutions de synthèse, et selon une formulation n’étant peut être qu’un énième réajustement du parfum d’origine. Conséquemment, la revendication de l’authenticité intrinsèque de ces parfums touche à une forme d’absurdité telle qu’il serait bien plus bénéfique d’y renoncer tout entier. Pour le prouver, considérons provisoirement que les « parfums perdus » de l’Osmothèque soient des parfums d’origine. Il apparaît que leur recevabilité anthropologique ne suffirait pas – du fait de la perte de l’expérience olfactive originale -­‐ à obtenir l’authenticité dont l’Osmothèque entend faire acte. Ce point touche plus particulièrement au vieillissement des matières odorantes. Véritablement, si la conscience du patrimoine olfactif était apparue plus tôt, l’on peut penser que certaines 301 Enfleurage à froid : méthode d’extraction permettant de traiter les fleurs fragiles ne supportant pas la chaleur, par exemple le jasmin. Le principe consiste à étaler de la graisse animale sur la partie vitrée d’un châssis en bois. Une fois les fleurs récoltées et triées, on les pique soigneusement à la main dans la graisse afin que cette dernière absorbe leur odeur. Les fleurs sont changées tous les jours durant trois mois, période au bout de laquelle on estime que la graisse est arrivée à saturation. La pommade graisseuse est alors décantée par traitement éthylique, puis battue avec de l’alcool, puis filtrée et distillée sous vide de sorte à obtenir l’absolue. L’enfleurage à froid nécessite généralement trois kilos de fleurs pour un kilo de graisse. Cette technique est abandonnée en 1930. 122 entreprises ou particuliers auraient pris soin de sceller quelques flacons de parfum et veiller à leur transmission par le biais de l’héritage. On pourrait penser détenir à l’heure actuelle, des versions originales de Jicky ou de Fougère Royale. La question est de savoir comment le parfum aurait vieilli et si, deux siècles plus tard, son odeur serait la même que lors de sa création. Certainement que non. Ce point est exemplifié par l’analyse d’un Shalimar de 89 ans dans La Saga Guerlain, publiée sur le magazine Auparfum.com à l’occasion des repesées de 25 parfums Guerlain fidèlement à leur formulation d’origine. « Au tour du Shalimar de 89 ans de passer à la barre. Porté aux nues par les puristes, l’accusé permet subtilement de comprendre une variable souvent mise de côté : les matières changent avec le temps. Comment évaluer un parfum ayant vieilli alors ? A la différence de la science des pigments pour la peinture, nous ne connaissons pas d’études permettant de voir comment les odeurs se dégradent ou s’accentuent avec l’âge. Que certaines notes remontent alors que d’autres perdent en puissance était quelque chose d’évident pour l’assemblée que nous formions. Mais de manière aussi flagrante... La surprise était de taille. Ainsi, si la mousse de chêne, l’opoponax ou le patchouli apparaissent plus amples, la note cuir, elle, semble moins sensible bien que présente, signe d’une perte de puissance dans le temps. En résulte un Shalimar beaucoup plus sec, avec des baumes chauds qui viennent donner plus d’épanouissement aux notes terreuses que dans la version repesée, où les notes aromatiques, hespéridées ainsi que l’animalité apportent beaucoup d’éclat et de montant. A noter aussi que dans la repesée, les notes rosées sont plus scintillantes, rehaussées de vert par la bergamote et plus grasses par l’animalité de la civette et du costus. Le tout forme un ensemble harmonieux de notes complexes qui signeront par la suite, auprès de la fameuse Guerlinade, un fil conducteur formant comme un air de famille entre plusieurs créations, entre autres avec Jicky de manière flagrante. Ce cœur floral n’était que peu perceptible dans l’extrait de 89 ans : il faut, donc, être vigilant avant de tirer certaines conclusions hâtives. Ce que l’on comprend, c’est la nécessité de bien maîtriser son sujet avant de pointer du doigt tel ou tel problème. »302 Inversement, supposons que nous soyons en présence d’un parfum d’origine, n’ayant pas subi les aléas du temps et exhalant en 2015 exactement comme en 1889,303 il nous 302 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Episode pilote – Le cas Shalimar », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 18 Juin 2014. 303 Date de création du parfum Jicky par Aimé Guerlain. 123 serait toujours impossible d’en faire une expérience authentique au sens de similaire à celle datant du XIXe siècle. Cela une nouvelle fois pour plusieurs raisons. La première est que si la mémoire olfactive varie d’une personne à une autre, elle diffère totalement d’une époque à la suivante. Nous ne sommes plus amenés à sentir les mêmes odeurs qu’au XIXe siècle, notre perception olfactive n’est pas fondée sur les mêmes bases que celle des individus de l’époque et conséquemment, notre sensibilité olfactive n’est pas la même. Le site La ville des sens304 crée par Marc Crunelle recense plusieurs extraits de littérature témoignant de l’environnement sensoriel des villes du XVIIe au XXe siècle, et permet notamment d’illustrer les divergences olfactives que nous évoquons. Dans son Rapports du Conseil de salubrité et d’hygiène publique, Jean-­‐Pierre Williot écrit par exemple qu’il « n’est personne à Paris qui ne soit tous les jours frappé, dans les spectacles, les promenades et les établissements publics, dans les boutiques et magasins, de l’odeur infecte des gaz d’éclairage. »305 Corbin ajoute que « la persistance des « odeurs de Paris » prouve toutefois la lenteur de l’évolution des pratiques édilitaires. Jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, et bien que le tout-­à-­l’égout ait été voté en 1889 et l’aqueduc d’Achères achevé en 1895, la capitale demeure puante en été. […] De sporadiques campagnes tentent, à l’image de celles que suscite la police des mœurs, de soulever l’opinion contre l’incapacité des édiles. Durant l’été 1911, la crise éclate. L’odeur suffoque le promeneur, surtout le soir, au dire des experts, il s’agit d’une puanteur « de cirage, de matière organique chauffée. » Cette fois, grâce à Verneuil, le coupable se découvre : il s’agit des usines de superphosphates installées dans la banlieue nord. La ceinture laborieuse impose sa puanteur coupable comme naguère l’abominable Montfaucon. L’industrie s’est substituée à l’excrément dans la hiérarchie nauséeuse. »306 En Provence, Eugen Weber relate que « les rues des villes et des villages étaient parsemées de branches et de feuilles de plantes aromatiques (buis, lavande, romarin, sauge) apportées des montagne, et qu’on laissait pourrir dans les rues et les passages, en y ajoutant tous les apports naturels humains et animaux. Ainsi y avait-­il en permanence des tas de fumier 304 CRUNELLE Marc, La ville des sens, http://www.lavilledessens.net/odeurs19.php 305 WILLIOT Jean-­‐Pierre, « Rapport du Conseil de salubrité et d’hygiène publique », Le gaz à Paris au XIXe siècle : écoulements putrides et mauvaises odeurs, Géographie des odeurs, dir. Robert Dulau et Jean-­‐
Robert Pitte, éd. L’Harmattan, Paris, 1998, p 152. 306 CORBIN Alain, Le miasme et la jonquille, éd. Flammarion, Paris, 1986, pp. 265-­‐266. 124 dans chaque rue, dans chaque ruelle, ce qui favorisait la prolifération des rats. »307 Enfin à Grasse, Stendhal évoque « l’absence totale d’architecture et de cafés, des mauvaises odeurs dans les rues, où l’on fait toujours un peu de fumier suivant l’exécrable usage […] Réellement, je suis poursuivi jusque dans ma chambre par une certaine odeur de résine qui me fait mal à la tête et qui pourrait bien être l’odeur de la parfumerie de Grasse. »308 Du fait d’un environnement composé d’effluves d’urine, de gaz, et de fumier, il est aisé de comprendre que les nez du XIXe siècle étaient plus hermétiques aux nuances olfactives que nous pouvons actuellement l’être. Le XXe siècle témoigne d’un état intermédiaire d’assainissement de l’environnement olfactif. George Simenon écrit par exemple : « Il était rare que je me promène dans les beaux quartiers où cependant je travaillais et j’habitais. C’était la vraie rue qu’il me fallait, avec ses petites vieilles, ses vieillards solitaires, ses commères forte en gueule, ses loges de concierge où régnait une odeur de cuisine mijotée. »309 Ou encore : « Rue du Croissant, c’était l’activité fébrile, la bonne odeur d’encre d’imprimerie, la bousculade sur les paliers et dans les escaliers, car on y imprimait plusieurs quotidiens. […] De temps en temps, quand j’apercevais un bistrot obscur d’où sortaient des bouffées de vin, j’entrais et buvais soit un saumur, soit un beaujolais, que le patron tirait du tonneau. »310 Jean Giono relate quant à lui que la rue Belleville « sent le saumure et le jardin potager, et quelques épices, un parfum aigu et qui bouleverse tout l’équilibre d’un homme et quelques fois le drap, le cuir ou le fer blanc. »311 Enfin, Robert Dulau évoque que « Naguère à Paris, le franchissement d’un quartier vers un autre, de celui des Halles par exemple à celui des Tanneurs et des Teinturiers, avait accoutumé le passant, le riverain, à l’existence même d’odeurs qui traçaient, en les délimitant, des territoires différents. Au-­delà du caractère strictement désagréable et nauséabond qu’elles suscitaient, ces odeurs étaient pour le moins reconnues et partagées par le passant en autant d’espaces porteurs de sens et révélateurs d’une pratique, d’une activité spécifique. Elles structuraient dans le temps, de manière invisible, l’espace, en suscitant des ambiances particulières. Leur présence signalait au nez et au regard du riverain, un quartier, une rue, 307 WEBER Eugen, La fin des terroirs – La modernisation de la France rurale 1870-­1914, éd. Fayard, Paris, 1983. 308 STENDHAL, Voyage dans le midi, éd. Jean-­‐Jacques Pauvert, Sceaux, 1956, pp. 297 – 298. 309 SIMENON Georges, Mes dictées : un homme comme un autre, éd. Presse de la Cité, Paris, 1993, p 440. 310 Ibid. p 456. 311 GIONO Jean, Les vraies richesses, éd. Grasset, Paris, 1954, pp. 12-­‐13. 125 avec son fourmillement, ses clameurs et sa tonalité. Seul le nom des rues dans les centres anciens et les faubourgs en Europe en ont gardé parfois la mémoire, presque la saveur. »312 Le fait est que le XXIe siècle témoigne parallèlement d’une certaine insipidité olfactive. L’assainissement des villes comme des provinces a mené au constat d’espaces dépourvus de toute identité odorante. En témoigne le fait que de nos jours, un individu effectuant une promenade sera étonné s’il se fait surprendre par une odeur, quelle qu’elle soit. Consécutivement, l’anosmie contemporaine devint un terrain d’investigation pour les entreprises de communication ayant pris conscience du pouvoir de la suggestion olfactive. Des pratiques telles que le Design olfactif ont par exemple vu le jour, et consistent à diffuser des odeurs agréables dans des commerces, afin de conforter le client dans des dispositions favorisant l’acte d’achat. La maitrise et la manipulation de l’olfactif participent d’un disfonctionnement de l’odorat contemporain. Ce dernier s’habitue à percevoir des odeurs dans des contextes incohérents – une odeur de chocolat par exemple diffusée dans un magasin de vêtements suscitera une forte sensation gourmandise et facilitera l’achat compulsif – et perd par conséquent toute logique d’association entre ce qu’il voit et ce qu’il sent. Il devient entièrement obsolète. De fait, l’expérience olfactive dans sa dimension phénoménale est intrinsèquement irréversible, et définitivement perdue. Aussi devons-­‐nous conclure d’une double irrecevabilité des « parfums perdus » proposés par l’Osmothèque comme objets constitutifs d’un patrimoine anthropologique et olfactif. Le caractère authentique ne se vérifiant ni dans leur matérialité, ni dans l’appréhension qu’il nous est aujourd’hui possible d’en faire, nous sommes forcés d’admettre que ces objets sont tout autant mystifiés que mystifiants, et que l’adhésion qui leur est témoignée relève toute entière d’une forme de croyance passionnelle et non d’une forme d’évaluation scientifique. 312 DULAU Robert, « Exploration du champ du senti à Pondichéry », Géographie des odeurs, éd. L’Harmattan, Paris, 1998, p 82. 126 SECTION 2 – Identité à prétention universelle Le principal paradoxe du patrimoine olfactif proposé par l’Osmothèque tient en la promotion d’objets mystifiés en tant que sémiophores313 universaux. Par ses repesées, elle tente de figer une véracité de la parfumerie, afin de consécutivement s’en revendiquer détentrice. Or, qu’est ce au fond que la vérité de la parfumerie ? De même, qu’est ce que la vérité de l’art ? Et relativement, qu’est ce que la vérité universelle ? A son insu, l’institution se heurte à des problématiques transcendant certainement ses ambitions premières et conséquemment, fait cas de narcissisme patrimonial. Adhérant peut être de façon fanatique à ses propres idéaux, l’Osmothèque se conforte dans la primauté et l’exclusivité, par moment au détriment d’une bonne foi qui serait sans doute plus profitable à la transmission patrimoniale. L’identité universelle ambitionnée par l’Osmothèque paraît invalidée par le caractère mystifié des objets qu’elle véhicule. Si l’on considère le mythe comme récit explicatif et fondateur d’une pratique sociale, celui dont le Conservatoire des parfums ambitionne la diffusion renvoie sans doute à l’adhésion passionnelle des parfums antérieurs. Or, un tel engouement serait-­‐il profitable à l’échelle internationale ? Considérant qu’il serait source d’émergence de concurrence pour l’Osmothèque, et de mutation de l’amateurisme olfactif en une nouvelle forme de consommation de masse, il semblerait que non. 313 Sémiophore. Notion proposée par Krzysztof Pomian dans Collectionneurs, amateurs et curieux. Elle désigne les objets formant une collection comme objets ayant été détournés de leur fonction utilitaire initiale pour n’être plus que des objets porteurs de signification. 127 SECTION 3 – Mémoire de répétition La notion de mémoire de répétition proposée par Jacques Le Goff avait précédemment été mise en regard de celle de mémoire de transmission. D’après l’auteur, le « trop peu de mémoire relève sans cesse de la même réinterprétation. Ce que les uns cultivent avec une délectation morose et ce que d’autres fuient avec mauvaise conscience, c’est la mémoire de répétition. Les uns aiment s’y perdre, les autres ont peur d’y être engloutis. »314 Nous avions alors constaté que l’activité de l’Osmothèque – basée sur de régulières repesées d’anciennes formules – ne peut à proprement relever d’une mémoire de transmission. En effet, lorsqu’il n’y a plus de Jicky d’origine, on en repèse simplement un. Il s’agit donc bien d’un acte d’entretien par la création, qui trouve à participer d’une mémoire patrimoniale en perpétuant une pesée identique – et arrêtée comme véridique – des parfums emblématiques. Or, Poulot écrit que « l’héritage partage avec les mémoires une résistance à la correction, même par nous-­mêmes. »315 Peut être faut il considérer une certaine imminence du Conservatoire des parfums à devoir admettre sa plus que prédisposition à devenir héritage de la parfumerie. Nous avions également mis en regard la mémoire de répétition de l’Osmothèque avec les coutumes japonaises qui prônent de régulièrement rebâtir les monuments patrimoniaux à l’identique. « L’absence de patrimoine au sens européen du terme est liée à un refus métaphysique de l’idée de monument : les grands temples sont reconstruits tous les trente ans environ. Aucune valeur particulière n’est attachée à l’ancienneté du matériau, bien au contraire. Seule la perfection d’une matière périodiquement renouvelée est acceptable. Ce qui compte ce n’est pas la persistance des formes anciennes, mais l’aptitude à les rebâtir à l’identique à chaque génération. Ce qui paraît mériter conservation, ce sont les savoir-­faire, les gestes, ce qui permet de créer ou de reproduire l’environnement. »316 L’appropriation et la réinterprétation de certaines traditions orientales par la France nous avait alors permis d’appréhender la teneur hybride de l’Osmothèque. Il apparaît toutefois que la complexité déployée par ses agencements internes incite à faire table rase. En se 314 LE GOFF Jacques, Entretiens du patrimoine : Patrimoine et passions identitaires, éd. Fayard, 1998, p.25.
315 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 124. 316 CLAVAL Paul, « Sens patrimoniaux dans le monde » Regards croisés sur le patrimoine dans le monde à l’aube du XXIe siècle, éd. PU Sorbonne, 2003, p. 54. 128 reconnaissant comme héritage, l’institution gagnerait en uniformité, cohérence et accessibilité. L’authenticité – nous l’avons démontré – n’étant plus la première priorité du patrimoine, il importe que l’établissement puisse conserver sa pleine crédibilité. Comme le signalait plus tôt Guillaume Erner : « le fait de s’inscrire dans une tendance n’a rien de négatif dans la mesure ou celui qui le fait a conscience de poursuivre une sorte de mémoire. L’exigence qu’il faut avoir dans cet exercice est l’intelligence de la différence. »317 Ainsi, la mystification des objets et la mémoire de répétition dont fait acte le Conservatoire des parfums pourraient pleinement s’inscrire dans une forme de cohérence si l’institution renonçait à la prétention universelle pour pleinement s’accomplir en tant qu’héritage de la parfumerie. SECTION 4 – Transmission spectaculaire La notion de transmission spectaculaire découle sans doute de la nécessaire rentabilité de l’établissement. On observe un certain rendement des intervenants, il peut parfois s’agir de personnalités importantes du milieu de la parfumerie. L’Osmothèque invite, reçoit, donne la parole et surtout, suit les tendances. De même qu’un plateau de télévision se réfèrerait à l’audimat. Si la didactique est revendiquée, elle n’en est pas tant constatable. La distribution de touches à parfum tout au long de la séance permet une dimension participative qui encourage l’adhésion de l’assistance, mais ne participe que rarement d’un véritable enrichissement du propos. De surcroit, les intervenants étant principalement externes à l’institution, les discours prodigués ne peuvent être constamment validés, et donnent parfois lieu à la diffusion d’informations erronées. Poulot soulignait que « les promotions de l’héritage se sentent obligées de renforcer l’erreur populaire. »318 Si l’Osmothèque n’a nullement vocation à sciemment tromper son auditoire, l’ambition patrimoniale suppose d’être à même de reléguer un discours véridique, même si cela suggère parfois d’admettre les limites des données disponibles. Tant que l’institution s’y refuse, elle demeure toute entière dans le spectacle et le tour de prestidigitation. Néanmoins, une transposition semblant imminente, il conviendra pour l’Osmothèque de se positionner vis à vis d’une dernière notion évoquée par Poulot. 317 Op.cit. p. 129. 318 POULOT Dominique, Patrimoine et modernité, éd. L’Harmattan, 2000, p. 118. 129 « L’essentiel dans l’héritage ne tient pas à l’idée que le public devrait apprendre quelque chose, mais à celle qu’il devrait devenir quelque chose. Hériter seulement n’est pas suffisant, les gens doivent réaliser qu’ils sont héritiers du passé, de leur propre histoire, libres de décider ce qu’ils vont en faire et ce que cela pourra dire de leur futur. »319 Affranchi du statut de fantasme des parfumeurs, c’est d’un paradigme dont devra se pourvoir le Conservatoire international des parfums. En explicitant l’intérêt d’un héritage de la parfumerie, l’Osmothèque trouvera le moyen de pleinement exploiter l’intégralité de ses potentiels. Et c’est en trouvant sa voix qu’elle permettra à de nouvelles générations de parfumeurs de trouver la leur. 319 Ibid. p. 126. 130 CHAP VII – LES REPESÉES GUERLAIN Le projet des repesées Guerlain – qui fut dévoilé au printemps 2014 – prend origine dans divers évènements. Le premier consiste en la demande plus tôt évoquée de Patricia de Nicolaï à Thierry Wasser de reformuler un « Jicky d’origine » pour les réserves de l’Osmothèque. Le second élément et sans doute le plus décisif, tient en la réouverture de la boutique Guerlain des Champs Elysées en 2013 après onze mois de travaux. La rénovation des lieux prévoyait entres autres, la création d’un petit musée au premier étage au sein duquel Elisabeth Sirot – directrice du patrimoine Guerlain – avait fait entreposer d’anciens flacons de la maison. A l’intérieur de ces derniers figuraient à l’époque des jus colorés feignants d’être des parfums. Il fallut peu de temps à Wasser pour s’insurger de ces factices et réclamer que les véritables parfums leur soient substitués. « La démarche était tout à fait prosaïque, c’était à la suite de l’exposition des flacons vintage qu’on avait déjà fait aux portes ouvertes et ensuite à la boutique, des flacons à moitié pleins, moitié vides avec de l’eau colorée dedans. J’avais dit à la directrice du patrimoine, Elisabeth Sirot que je voulais qu’il y ait dans les flacons ce qu’il y a de marqué sur l’étiquette. Je ne vois pas pourquoi on exposerait des choses approximatives. Je pense que les flacons méritent d’être le contenant de ce qui était leur corps à l’époque. C’est comme ca que c’est parti. »320 L’anecdotique réprimande « Qu’on verse de l’eau d’Evian dans des bouteilles d’eau d’Evian et du parfum dans les flacons de parfum ! »321 résume à elle seule l’origine des repesées patrimoniales. Le troisième élément déclencheur du projet tient au fait que les parfums Guerlain ont subi, pour diverses raisons, d’importantes modifications au cours de l’évolution de la maison. Ce qui se ressent à l’heure actuelle puisque le parfumeur relate plusieurs cas de clients venus se plaindre de ne « pas reconnaître leur parfum. » Or, la question des reformulations est un tabou de la parfumerie. On ne dit pas aux gens qu’effectivement, la 320 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 321 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. Annexe 7. 131 maison a du revoir ses formules. On prétend que le parfum n’a pas changé et que la divergence tient en une évolution du nez ou de la peau de la personne. Le constat soulève néanmoins la question de l’authenticité des parfums et de fait, Wasser s’était déjà essayé à la reformulation en l’état d’origine de parfums phare de la maison. Ce qui a notamment abouti à la réédition du parfum Mitsouko en 2013 dont on lira sur la toile : « Il était devenu transparent, une présence lointaine, à peine le souvenir de ce qu'il avait été, mais la toute dernière version lui a rendu vie. Il est simplement un peu plus lumineux, plus rond, plus aimable. J’aimais son austérité mais j’aime à le voir sourire. »322 Mais également : « Ce Mitsouko, c’est peut-­être pour moi le plus authentique, celui des années 20 et de la garçonne. Exigeant, affirmant, prenant. Mains sur les hanches maigres, menton levé, c’est une attitude de défi. Une volonté de plaisir pris, sans demander de permission, une indépendance. Un affranchissement, parce qu’une telle attitude est souvent le fait de ceux qui ont connu le poids du joug et mesure l’importance de cette liberté enfin obtenue. »323 Et enfin : « On a tellement glosé, tapé sur les maisons de parfum pour ces reformulations atroces que l'occasion est à saisir de saluer l'initiative et remercier la maison Guerlain d'avoir redoré le blason de ses anciennes gloires pas tout à fait déchues. »324 La signification accordée au terme « d’origine » en parfumerie relève de nombreuses controverses. Wasser explique que « quand on dit d’un parfum qu’il n’est plus comme a l’origine, il faut se demander, oui mais quelle origine ? La plupart du temps c’est qu’il n’est plus tel que vous l’avez senti quand vous étiez plus jeune. Mais même lorsque vous étiez jeune ce n’était pas forcément le parfum original. »325 Ce point fut déterminant dans le paradigme patrimonial adopté par Guerlain. Quel type d’authenticité fallait-­‐il ambitionner ? Etait-­‐ce celle des consommateurs, celle que les gens considèreraient comme authentique puisqu’identique à leur enfance ? Ou bien celle des parfums, s’engageant à une restitution olfactive la plus attenante possible de celle originale ? C’est sur ce point que Guerlain se distingue de l’Osmothèque. La maison se mit en quête d’authentiques parfums perdus. 322 http://atrecherche.blogspot.fr 323 Ibid. 324 http://civetteauboisdormant.blogspot.fr 325 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « La Saga Guerlain, ça commence demain ! », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Juin 2014. 132 SECTION 1 – Objet ressuscité « On a recrée les jus en fonction des flacons qui étaient disponibles. Soit d’Elisabeth Sirot soit de la collection de Sylvie Guerlain. Mais ce sont les flacons de l’exposition qui sont à l’origine des repesées qui ont été faites. »326 Un premier aspect consiste en ce qu’aucune forme de sélection ne fut opérée quant aux parfums sujets à la repesée. Tout du moins, elle ne tenait pas à un parti pris quelconque du parfumeur et de son assistant Frédéric Sacone, mais bien à une simple volonté de remplir les flacons du 68 Avenue des Champs Elysées. Ce choix est intéressant une fois transposé sur le plan patrimonial. Engager tant d’efforts dans la création d’un patrimoine olfactif dont les effets n’avaient pas été préalablement discutés, renvoie à une forme de gratuité et de beauté du geste. Les repesées Guerlain se composent originairement de 25 parfums – principalement des créations de Jacques Guerlain et quatre d’Aimé Guerlain – auxquels Impérial Russe et Jasmiralda ont été ajoutés plus tard. Par conséquent et dans l’ordre chronologique, la proposition de patrimoine olfactif Guerlain recense : Pao rosa (1877), Impérial russe (1880), Jicky (1889), A travers champ (1898), Voilà pourquoi j’aimais Rosine (1900), Fleur qui meurt (1901), Mouchoir de monsieur (1904), Voilette de madame (1904), Champs Élysées (1904), Après l’Ondée (1906), Sillage (1907), Muguet (1908), Chypre de Paris (1909), Jasmiralda (1917), Mitsouko (1919), Candide effluve (1922), Bouquet de faune, (1922), Guerlinade (1924), Shalimar (1925), Djedi (1926), Sous le vent (1934), Cuir de Russie, (1935), Véga (1936), Cachet jaune (1937), Coque d’or (1937), Fleur de feu (1948), et Atuana (1952.) Quand aux limites de l’authenticité de l’objet parfum que nous avons notamment abordées dans le cas de l’Osmothèque, nous devons ici louer les prouesses accomplies par Frédéric Sacone, principal gestionnaire du projet. De nombreuses pistes ont été suivies afin de retrouver des matières premières d’origine. Guerlain a notamment sollicité les détenteurs d’anciennes bases327 de parfums antérieurement employées pour leur composition. Les repesées n’ayant pas vocation à être portées mais simplement senties, la maison s’est également procurée des matières premières interdites par l’IFRA 326 Ibid. 327 Base : composition simple autour d’une matière première afin d’en faire ressortir les principaux attraits. 133 comme par exemple le costus.328 Des demandes ont enfin été émises aux entreprises créant les matières premières telles que Symrise, afin de s’assurer que les procédés d’extraction (type d’alambics utilisés, ect.) avoisinent au maximum ceux employés à l’époque. Tout cela fut notamment possible du fait d’importants moyens financiers déployés par la maison, chose que d’autres institutions n’auraient pas pu se permettre, qui plus est pour un projet majoritairement considéré comme inutile. On peut donc reconnaître à l’actif des repesées patrimoniales Guerlain que tout fut mis en œuvre pour obtenir des composants authentiques et produits selon les procédés d’origine. En suivant, l’on apprend que les parfums ont pratiquement tous été repesés selon les formules extraites du grimoire manuscrit de Jacques Guerlain. Un important travail de déchiffrage et de recherche fut effectué sur ces archives. Notons l’exemple de l’annotation « bois de Rhodes » qui était totalement inconnue du parfumeur et a nécessité un important travail d’investigation. De fait, on constate que malgré la détention des formules d’origine, de nouveaux efforts ont été fournis afin d’exploiter l’intégralité des données laissées par Jacques Guerlain. Wasser évoque à ce propos que « dans les reformulations précédentes, les gens étaient fainéants, s’ils voyaient qu’ils ne pouvaient pas refaire l’original, ils altéraient, remplaçaient des matières, ils jouaient mais au final ca n’avait aucune pertinence. Il y a aussi une connaissance à avoir du phénomène de vieillissement en parfumerie, du fait que certaines matières remontent ect. Je reformule quand il y a un problème, pas pour le plaisir. Et je me demande toujours, est ce que c’est mieux ? Est ce que ca apporte quelque chose ? Et si oui alors on y va. »329 Du fait de sa visée strictement patrimoniale Guerlain offre d’appréhender des parfums ayant été repesés à partir des matières premières d’origine et selon les authentiques formules de Jacques Guerlain. Par là, elle parvient à se légitimer face à des institutions telles que l’Osmothèque qui, certainement faute de moyens, ne peut véritablement s’investir à l’élaboration d’un tel patrimoine olfactif. Un dernier point concernant l’authenticité objectale renvoie au parti pris de Wasser et Sacone d’orienter les repesées vers une authenticité perceptible. Leur paradigme n’était pas que les formules des parfums soient identiques à celles de Jacques Guerlain, mais 328 Costus : racine provenant d’Inde et dont l’odeur s’assimile à celle du sébum des cheveux. 329 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 134 que leur restitution olfactive avoisine au maximum celle d’antan. Alexis Toublanc relevait notamment ce point dans son interview de Thierry Wasser : « A.T : Ce qui est intéressant c’est que quand vous reformulez vous vous attachez à la forme finale plus qu’à la formule. Tant et si bien qu’avec vos repesées, on n’a jamais été aussi proche des parfums d’origine, mais je suis persuadé que si on regarde les formules, elles n’ont absolument rien à voir avec celles du grimoire de Jacques Guerlain. T.W : C’est exactement ca. Je me fiche de savoir à quoi ressemble la formule. Elle n’est que l’instrument qui sert à refaire l’odeur. Je cherche un effet, et pas dans la matière première mais sur comment ca se comporte dans la composition. On me disait : « Oui, mais ce n’est pas scientifique » Et je répondais que la science n’a rien à voir avec le parfum. Le parfum c’est une expérience, c’est un plaisir, ce n’est pas mesurable scientifiquement. »330 Wasser accorde pleinement la primauté à l’expérience sensible du parfum plutôt qu’à son exactitude scientifique. Chose qui invite à méditer sur la notion de « patrimoine expérientiel » que nous tacherons de développer au terme de notre travail. La matérialité du patrimoine proposé par Guerlain relève d’un véritable inédit olfactif. L’institution semble pleinement relever les défis auxquels l’Osmothèque ne pouvait que se substituer. Conséquemment, Wasser souligne les limites d’un tel engagement patrimonial, à savoir principalement, consacrer des coûts extrêmement élevés à la création d’un patrimoine olfactif qui ne sera pas rentable. SECTION 2 – Identité et Entité du parfum Dans le cas présent, la notion d’identité patrimoniale tend à se flouter. Parce que le paradigme ne relève ni de la stratégie ni du profit, revenir à l’identité narcissique des maisons de luxe semble ici n’avoir aucun sens. Le fait que Guerlain repèse ses propres formules relève moins d’une forme de publicité que d’une logique de moyens. Car sans pour autant opérer dans l’anonymat, ce n’est pas tant l’identité Guerlain qui s’impose ici. Par l’appréhension novatrice de la notion de patrimoine olfactif, c’est moins la maison opérante que le parfum en lui-­‐même qui occupe la dimension identitaire du patrimoine proposé. Par le biais des repesées Guerlain, c’est la matérialité du parfum – riche de ses 330 Ibid. 135 nuances et de ses éphémérités – qui confronte le devenir patrimonial et devient toute entière entité. SECTION 3 – Mémoire décisionnelle La mémoire patrimoniale ici prônée ne relève pas tant de la répétition – puisque les repesées n’ont pas vocation à être réitérées – ou de la transmission – puisqu’aucune diffusion n’en est officiellement prévue – que d’une certaine intellectualisation du patrimoine olfactif. Que doit entendre recouvrer un tel type de patrimoine ? La Saga Guerlain explicite assez clairement le fait que « lorsqu’il est question de patrimoine, les questions du parfumeur se multiplient. Prenons le problème de la bergamote, aujourd’hui bien maigrichonne par rapport à la bergamote brute que nous vous avons décrite : faut-­il la "rectifier" ? La réponse est oui, sans aucun doute. D’un point de vue théorique, le cas de Shalimar est extrêmement intéressant. La problématique posée est identique à certaines interrogations qui taraudent l’histoire de l’architecture. Ainsi, à l’image de certains historiens conservateurs qui souhaiteraient voir le Louvre "achevé", la question demeure "soit, mais sous quelle forme ? Avec le palais des Tuileries pour clôturer le bâtiment et achever un projet de plusieurs siècles ? Selon quelle vision ? Le Louvre médiéval ? Selon quelle étape de construction de ce projet qui s’est étalé durant des centaines d’années ? Avec une seule façade ? Un seul bras le long de la Seine ? Voire même avec la pyramide actuelle ? Ou, ne rien faire et se contenter de l’existant dont on a pu constater qu’il est, à ce jour, plutôt bien préservé. Permettant ainsi, à défaut d’une finitude architecturale, d’avoir à disposition l’une des plus belles perspectives au monde couvrant un axe de près de dix kilomètres de vue ! Il en a été de même à propos du David de Michel-­Ange : certains proposaient, à un moment, de ne rien faire tant que la pierre résistait, pour éviter d’avoir à altérer l’œuvre dans la tentative de sa restauration. De cette façon, ne devrait-­on pas restaurer uniquement lorsqu’il faut préserver ? Dans ce cas, Shalimar pourrait être considéré comme étant assez vaillant pour que rien ne soit fait. »331 Cet extrait d’épilogue appuie sur le fait que l’adhérence au patrimoine olfactif implique un certain degré de connaissances. Pour les consommateurs néophytes, l’intérêt d’un 331 WASSER Thierry, Parfumeur Guerlain, Propos recueillis par Alexis Toublanc et Thomas Dominguès le 25 Aout 2014. 136 patrimoine olfactif tient en la redécouverte de parfums sentis durant l’enfance. Appréhender des parfums d’origine – s’ils leur sont totalement inconnus – ne les intéresse en rien. De fait, la saga poursuit : « On pourrait considérer également de rectifier le parfum pour le mettre en adéquation avec la représentation mentale partagée par le plus grand nombre. Mais cela se ferait au risque d’assumer un pastiche tartignole qui satisferait la plupart mais serait erroné historiquement, à l’image d’un château du Louvre déséquilibré avec un unique bras courant le long de la Seine. Il s’agirait alors d’une sorte de mise en conformité sociale, respectant une vision considérée comme "authentique" par les personnes vivantes aujourd’hui, mais qui ne serait pas l’originale. »332 Au delà de la notion de pastiche, l’ambition du patrimoine olfactif n’est pas commerciale. Son paradigme premier n’est pas de répondre aux attentes des consommateurs, mais bien de ressusciter des parfums dans leur intégrité matérielle d’antan. Et les critiques d’AuParfum de poursuivre sur le cas de Shalimar en précisant que « si la volonté serait bien de recréer le parfum tel qu’il a été imaginé en 1925, dans les faits la tâche est beaucoup plus difficile. Avec toutes ses notes honnêtement reconstituées, la note bouleau plus expressive, des muscs plus texturants et une bergamote plus enveloppante, que dirait le grand public ? Opérer au nom de l’intégrité risquerait de "flinguer" le potentiel commercial d’un des mythes de Guerlain. Certaines adeptes du parfum pourraient ne pas reconnaître "leur" Shalimar, habituées qu’elles sont ni à celui d’aujourd’hui ni à celui d’origine, mais à l’une des incarnations intermédiaires. Ainsi, on sait que des restaurations de Michel-­Ange ont surpris, apportant une grande luminosité qu’on ne lui pensait pas posséder dans le style. Il en est de même pour la restauration de l’Opéra Garnier dont on a découvert les couleurs baroques et l’esprit bariolé bien éloignés de l’esthétique parisienne classique qu’on lui supposait, ce qui en a déstabilisé certains lors de sa réouverture. Vaste question en somme que tout cela, la réponse semble complexe et le choix sera, quoi qu’il en soit, un pari risqué... »333 Ainsi, la mémoire patrimoniale observée par Guerlain dans le cas de ses repesées est une mémoire décisionnelle. De façon tout à fait inédite dans le secteur de la parfumerie, Wasser et Sacone prennent le parti d’aller à l’encontre de l’adhésion présumée du public, en n’optant pas pour la repesée de formules appréciées des consommateurs, 332 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Epilogue », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Septembre 2014. 333 Ibid. 137 mais pour celle des formules d’origine. De fait, ils assument tout autant les répulsions émises à l’appréhension du cultissime Djedi : « Plutôt qu’une surprise, il s’agit presque d’un choc ! Ainsi, Djedi pourrait ne pas être à la hauteur de nos attentes... En effet, tout d’abord, les notes semblent s’effondrer les unes sur les autres dans une cacophonie criarde qui est effectivement bien plus proche de certaines marques de niche qui préfèrent choisir des senteurs marquantes pour les esprits plutôt qu’équilibrées. […] Car, si son décollage tout en chahut est assez ébouriffant, il faut reconnaître une certaine somptuosité ou, pour le moins, une certaine fascination pour un objet dont la séduction réside dans sa différence et dans une sorte de mécanisme d’attraction -­ répulsion irrépressible, totem presque mystique qui attire, pas tant par sa beauté, mais car il repousse les limites des définitions esthétiques de celle dernière. »334 Que l’admiration suscitée par Fleur qui meurt : « Cruel et dramatique, Fleur qui meurt est comme un film déroulant un scénario implacable, dont on sait dès le début que l’issue sera fatale. Il n’y a pas de "happy end", non, aucun baume, aucune vanille ne viendra nous rassurer et adoucir ce funeste scénario. Je l’avoue franchement, j’ai un coup de cœur pour cette création fascinante, avec l’impression d’avoir reçu un coup de point à l’estomac lors de sa découverte. »335 Comme quelques – trop – rares fois dans l’histoire de la parfumerie, la primauté est ici donné à l’authenticité et non au profit. 334 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Episode 9 – Deuxième partie : Djedi », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 13 Aout 2014. 335 CERVI Yohan, « A travers l’amour et la mort », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 23 Septembre 2014. 138 SECTION 4 – Transmission passionnée En conséquence, aucune transmission officielle ne fut pensée pour les repesées Guerlain, car bien qu’étant un cas inestimable de patrimoine olfactif – se rapprochant simultanément d’une authenticité matérielle et expérientielle des parfums perdus – le fait qu’elles ne soient pas destinées à la vente – notamment parce que contenant des matières interdites par l’IFRA – les dépossède de tout intérêt aux yeux des consommateurs de parfum. Wasser avait d’ailleurs pour idée première de sceller les parfums à l’intérieur des flacons du 68 Avenue des Champs Elysées sans en faire la moindre transmission. C’est Sacone, son assistant parfumeur, qui a le premier émis l’idée de promouvoir les repesées auprès de la communauté du parfum, et notamment des blogueurs. Tous deux étaient alors loin de se douter qu’ils venaient d’entamer une démarche proprement révolutionnaire dans le secteur de la parfumerie. La Saga Guerlain clôt d’ailleurs son récit sur l’idée que « Nul doute que cette initiative à l’égard du parfum et de son histoire est une des plus importantes de la parfumerie de ces dernières années. D’autres pourraient en tirer une belle leçon, plutôt que de laisser leurs prestigieuses marques ou maisons chavirer inlassablement. Et espérons que certains comprendront que ce travail de reconstitution du patrimoine est une force à la fois pour la marque, mais aussi pour les passionnés. C’est ce patrimoine qui permettra de saisir comment la parfumerie a évolué et comment ces évolutions marquent le lien étroit entre le parfum et son époque, à travers des influences autant artistiques que purement sociales. Alors que de nombreux jurés avaient d’ores et déjà quitté le tribunal, un petit chuchotement vint siffler à nos oreilles. C’était Frédéric Sacone. Il paraissait ému et nous demanda : "Surtout, que ces parfums ne soient plus oubliés. Faîtes-­les sentir, partagez-­les et parlez-­en, ce sera le plus beau cadeau que vous pourrez leur offrir."336 Et c’est ce qu’ils firent. S’il est actuellement possible de monnayer la découverte de ces précieux parfums aux Champs Elysées, la meilleure transmission demeure celle prodiguée par les passionnés. En leur offrant le coffret des 27 repesées, c’est une nouvelle fois dans la passion du parfum que Wasser et Sacone placent le succès de leur 336 TOUBLANC Alexis, DOMINGUES Thomas, « Epilogue », La Saga Guerlain, AuParfum.com, http://www.auparfum.com, 17 Septembre 2014. 139 travail. Intime, belle et inédite, la transmission du patrimoine olfactif Guerlain touche à quelque chose d’inoubliable. 140 CHAP VIII – DISTINCTION DU PRIX DE L’OLFACTORAMA Afin de prolonger la patrimonialisation olfactive de Guerlain et d’ouvrir le champ de réflexion sur les repesées en parfumerie, nous souhaitions aborder la distinction « Patrimoine olfactif » figurant aux nominations de l’Olfactorama. Ce prix fut fondé en 2012, à l’initiative de six blogueurs amateurs et connaisseurs éclairés du parfum : Thomas Dominguès, Alexis Toublanc, Patrice Revillard, Sophie Normand, Thierry Blondeau et Juliette Faliu. Récompensant annuellement les lancements de l’année précédente, son but est de « susciter l’envie du grand public de s’interroger sur la teneur des parfums mis à disposition sur le marché. »337 Au travers des distinctions « Grand public », « Parfumerie confidentielle », « Autour du parfum » et « Patrimoine olfactif » l’Olfactorama entend mettre en lumière les orientations « qualitatives et réjouissantes » de la création olfactive. La sélection relative aux nominés 2013 pour la catégorie du patrimoine olfactif s’introduit comme suit : « La parfumerie nous offre, depuis 1887, tant de belles choses et de sujets à l’émerveillement qu’il peut paraître ingrat de ne s’attarder que sur les créations les plus récentes. Beaucoup de grandes (et petites) maisons prennent aujourd’hui conscience de leur patrimoine, et décident parfois de le revaloriser ou de le remettre en lumière, à l’occasion d’une reformulation ou d’une réédition. Ainsi, il nous a semblé important, dans le cadre de l’Olfactorama, de ne pas occulter cette partie de la parfumerie et de valoriser le travail des parfumeurs et des maisons désireux de faire revivre ce patrimoine olfactif. La distinction du même nom, pour cette année 2013, présentera une reformulation exceptionnelle, celle de Mitsouko de Guerlain, mais aussi 4 rééditions, dont la très attendue Chaldée de Patou, la jolie Ma Griffe de Carven, le surprenant Horizon de Oriza L.Legrand et la pétillante Eau de Patou. »338 Le patrimoine olfactif de l’Olfactorama s’inscrit pleinement dans la reconnaissance des bienfaits des repesées de parfum. Pour cette raison – et parce que nous avons traité la dimension des repesée dans le cas Guerlain – nous ne développerons pas ici les caractères patrimoniaux précédemment 337 http://olfactorama.fr/category/patrimoine-­‐olfactif/ 338 Ibid. 141 appliqués aux transpositions pratiques. Par l’intermédiaire de l’Olfactorama, nous souhaitions d’avantage évoquer une issue favorable au patrimoine olfactif pensé sur le modèle des repesées, et notamment exploité par Thierry Wasser et Frédéric Sacone. La preuve en est que c’est bien la reformulation 2013 de Mitsouko qui a remporté la distinction « Patrimoine olfactif » lors de la remise des prix de l’Olfactorama au printemps 2014. 142 CHAP IX – BILAN DES APPLICATIONS DU PATRIMOINE OLFACTIF A l’issue des transpositions pratiques précédemment étudiées, nous procéderons à la mise en regard des différents caractères patrimoniaux constatés, et tacherons de justifier leur similarité ou divergence avec ceux premièrement proposés à la constitution théorique du patrimoine olfactif. SECTION 1 – Objet personne Au regard des dimensions objectales déployées par le patrimoine culturel, nous avions premièrement ancré une théorie du patrimoine olfactif dans l’état « d’objet personne » par lequel Marylène Delbourg-­‐Delphis désigne les « reliques du passé dont l’insubstituabilité dote d’une charge émotionnelle »339 L’étude successive de la transposition du Musée international de la parfumerie nous a engagés à apporter la complémentarité de la notion d’intangible proposée par Boell qui « caractérise un patrimoine qui, s’il ne relève pas du toucher, relève bien de différents état de la matière. »340 La principale difficulté repose explicitement sur la matérialité partielle du parfum, ainsi que sur la décision de la concevoir comme telle ou de s’en affranchir complètement. Nous constatons plusieurs difficultés rencontrées par les institutions relativement à la dimension objectale du patrimoine olfactif. Le Musée international de la parfumerie opte pour une démarche anthropologique et industrielle rassemblant l’ensemble des objets connexes aux productions et usages du parfum à travers le monde et les époques. Les maisons de luxe concentrent un fort potentiel dans la matérialité, jusqu’à lui conférer une certaine suprématie, chose inféconde qui ne permet aucune approche philosophique et critique du patrimoine. Dans une démarche similaire, l’Osmothèque procède d’une mystification de la matière. Ces deux auras rendent l’objet 339 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, Le sillage des élégantes : Un siècle d’histoire des parfums, éd. JCLattès, 1983, p. 125. 340 BOELL Denis-­‐Michel, « Musées de société et patrimoine immatériel : enjeux de la conservation et de la médiation », Olfaction et patrimoine : quelle transmission ? éd. Edisud, 2004, p.6. 143 prétendument « patrimonial » complètement hermétique à l’étude, et témoignent généralement d’une fragilité globale de la structure. Seules les repesées Guerlain tentent d’exploiter la matérialité patrimoniale du parfum, avec mesure et dans son intégralité, jusqu’à l’obtention d’objets pleinement ressuscités. Ainsi, aucun des cas étudiés n’appréhende la dimension « d’objet personne » en tant que potentialité patrimoniale. Tous se rapporte à la constitution approximative et plus ou moins pertinente d’une matérialité partielle de l’objet, et donc, d’une forme de patrimoine intangible. SECTION 2 – Identité fantasque A l’identité fantasque, aléatoire et plurielle pensée pour le patrimoine olfactif relativement au devenir support du parfum, nous ne retrouvons que très peu d’équivalence dans les cas étudiés. Le MIP s’appuie principalement sur une identité locale cohérente avec l’inscription du patrimoine vivant de Grasse au Patrimoine immatériel de l’Humanité de l’Unesco. Malgré la richesse de ses expôts, l’identité grassoise demeure sa principale référence. Les multiples identités prônées par les maisons de luxe pourraient avoisiner celle fantasque premièrement envisagée, si elles ne se spécifiaient principalement dans l’incarnation de personnalités people. Ce détail cloisonne la dimension identitaire plus qu’il ne l’affranchit, et procède d’une certaine aliénation du patrimoine. Parallèlement, la prétention de l’identité du patrimoine de l’Osmothèque à s’universalité fait ressortir les paradoxes internes à l’institution, notamment sur la teneur matérielle des objets proposés. Enfin chez Guerlain, c’est une identité du parfum revendiquée comme entité autonome qui s’offre à l’appréhension. Une identité dont on ne saurait pleinement définir la nature, mais dont l’assurance jaillit pleinement par le biais des repesées Guerlain. Plus qu’une multiplicité de facettes propres à chaque lancement, la patrimonialisation permet de mettre au jour une entité principale, celle de l’essence du parfum. De fait, le cas Guerlain nous invite à repenser la notion intermédiaire d’identité fantasque qui ne semble à terme, pas suffisamment aboutie pour permettre la théorisation du patrimoine olfactif. 144 SECTION 3 – Mémoire de répétition Le caractère mémoriel – compte tenu de l’éphémérité matérielle du parfum – visait une forme de pérennité temporelle du patrimoine olfactif par l’investissement de la mémoire de répétition. Conscients de ses insuffisances théoriques relativement au patrimoine occidental, nous y avions envisagé un affranchissement visant à se rapprocher des considérations culturelles japonaises. L’incohérence de cette idée, déjà pressentie alors, fut confirmée par nos différentes études. Le Musée international de la parfumerie fait acte d’une mémoire simultanément biaisée par les potentiels archéologiques des expôts d’un côté, et l’identité patrimoniale locale de l’autre. C’est une mémoire en déséquilibre. Les maisons de luxe renvoient quant à elles à une mémoire narcissique entièrement tournée vers la promotion industrielle et commerciale. C’est une mémoire qui alimente la concurrence et invalide le paradigme patrimonial. L’Osmothèque, bien que proposant effectivement une mémoire de répétition, démontre les limites de la perpétuelle recréation des parfums. Ce cas fait émerger l’idée que, peut être mieux que de réitérer la création de façon toujours plus approximative, il ne faudrait s’y résoudre qu’une fois de manière approfondie, et successivement conserver ces parfums comme de véritables éléments de patrimoine. En établir des méthodes et moyens de conservation et d’exposition appropriés, ainsi que toute autres mesures nécessaires à la recevabilité du patrimoine olfactif. C’est précisément ce à quoi la maison Guerlain s’est essayée par le biais des repesées. Ces dernières résultent de recherches approfondies sur le grimoire de Jacques Guerlain, ainsi que d’un important déploiement de moyens à l’acquisition de matières premières d’origine et ce, en vue de rééditions qualitatives avoisinant le plus possible les parfums originaux. La démarche de la maison fait acte d’une mémoire décisionnelle, sélectionnant quelle forme d’authenticité pourrait convenir à la réédition de parfums, et mettant successivement tout en œuvre pour y accéder. De même que pour l’identité fantasque, la mémoire de répétition ne semble donc être qu’une étape alternative à celle permettant de constituer un patrimoine olfactif recevable. 145 SECTION 4 – Transmission éducative Concernant le critère de la transmission, nous nous étions principalement référencés aux actes du colloque Olfaction et patrimoine : Quelle transmission ? dans lesquels Daniel Sibony s’appuyait sur les écrits de Régis Debray, relatant que « si l’on transmet c’est pour faire souche, pour faire sens et culture, non seulement pour faire lien comme dans la communication. Une transmission idéale n’est pas un simple transfert de savoirs. Elle est un projet d’éducation totale.»341 De là, nous avions envisagé une transmission du patrimoine olfactif principalement basée sur une forme d’éducation des publics. Idée qui fut notamment mise en place par le MIP au sein de divers parcours de visite très attractifs, de médiations humaines, de prolongations de la transmission dans les établissements scolaires, ainsi que de partenariats avec l’Association du patrimoine vivant en pays de Grasse. La diversification des modes de médiation aboutit dans le cas du Musée international de la parfumerie, à une transmission multi-­‐éducative. Peut être pouvons-­‐nous seulement regretter que cette force de proposition médiative se limite une nouvelle fois à la promotion locale du potentiel grassois. A contrario de cette médiation très élaborée, nous constatons que les maisons de luxe ne proposent aucun discours de médiation stricto sensu. Elles n’ont à leur actif que des paroles promotionnelles à visée commerciale, ce qui renforce le fait que leur dit « patrimoine » ne relève véritablement que d’une sophistication de leurs capitaux. L’impératif de transmission met également en difficulté l’Osmothèque à se faire valoir en tant qu’institution patrimoniale. En effet, nous remarquons que sa médiation repose principalement sur des modalités attractives attenant au spectaculaire, et relevant d’avantage du divertissement que de l’éducation de son public. Le cas de la maison Guerlain complète une nouvelle fois celui du Conservatoire des parfums puisque, consciente de la non rentabilité du patrimoine olfactif, les parfumeurs Wasser et Sacone ont opté pour une transmission de passionnés à passionnés. Aucun profit n’est actuellement envisagé, au contraire des maisons de luxe et de l’Osmothèque, pour qui la rentabilité est un impératif premier. Seule Guerlain pouvait véritablement se permettre une telle gratuité de geste. Ce qui permet de mettre en lumière que, contrairement à l’inflation patrimoniale et au fonctionnement global des institutions de parfumerie, un 341 DEBRAY Régis, Transmettre, éd. Odile Jacob, 1997, p. 204. 146 patrimoine olfactif intègre et cohérent ne peut s’établir dans le paradigme de rentabilité. Il ne peut émaner que d’un geste uniquement motivé par la passion. CONCLUSION Au terme d’un second développement, nous constatons que les caractères premièrement pensés à destination d’une théorie du patrimoine olfactif ne trouvent aucun aboutissement dans les propositions contemporaines du dit patrimoine. Réciproquement, certaines transpositions pratiques ont permis de mettre en évidence la non exhaustivité de nos précédentes évaluations et successivement, d’en dénoncer l’irrecevabilité. Une théorie du patrimoine olfactif strictement philosophique – telle que nous l’envisagions en début de recherche – paraît incompatible avec tout paradigme de pertinence et de fait, ne peut se penser indépendamment de la pratique. Les repesées de parfums effectuées par la maison Guerlain se posent comme étant le cas concret le plus éloquent de patrimoine olfactif. Or, du fait de la non rentabilité d’une réelle démarche patrimoniale à l’égard du parfum, elles pointent les limites de cette dernière à s’inscrire dans un contexte actuel de crise économique. Cet état de fait nous amène à l’étude d’une dernière alternative pouvant mener au juste accomplissement du patrimoine olfactif, la notion de patrimoine « expérientiel. » 147 PARTIE III – PATRIMOINE EXPÉRIENTIEL OLFACTIF INTRODUCTION La notion de patrimoine expérientiel émerge d’un constat réitéré de l’irréversible perte de l’expérience olfactive. Relatée par Delbourg-­‐Delphis, constatée dans la patrimonialisation de l’Osmothèque, et revendiquée par Thierry Wasser et Frédéric Sacone lors des repesées Guerlain, la conservation de l’expérience est un frein principal à l’élaboration d’un patrimoine olfactif. Parce qu’abstraite, la perception olfactive semble difficile à théoriser, et plus encore à universaliser. Or, tenter de s’en saisir – même avec parcimonie – permettrait de quelque peu atténuer la permanente incomplétude du patrimoine ambitionné. C’est pourquoi nous développerons ici l’alternative d’un patrimoine expérientiel, principalement basé sur la potentialité documentaire des textes, et relativement à un paradigme proche de la phénoménologie husserlienne reprise par Nathalie Depraz dans Comprendre la phénoménologie et Pierre Rodrigo dans L’intentionnalité créatrice : problèmes de phénoménologie et d’esthétique. L’intuition d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif sera ici convoquée au moyen d’une sélection de critiques de parfum. Ceci, principalement en référence à l’article « Description et olfaction de l’art contemporain : Les mutations de la critique d’art » au sein duquel Karine Bouchard et Érika Wicky revendiquent que « les écrits critiques deviennent de véritables témoignages, mémoires de l’existence des œuvres lorsque ces dernières sont éphémères. Devenu document d’archive, le récit de l’expérience peut être conservé dans une perspective patrimoniale susceptible de répondre aux exigences de l’institution artistique. »342 Nous souhaitons mettre au jour, par l’étude de différents écrits, les invariants des expérimentations olfactives retranscrites, de sorte à ce qu’une nouvelle directive de lecture permette d’intégrer les critiques de parfum en tant qu’attestations de l’expérience olfactive. Le patrimoine documentaire-­‐expérientiel ainsi ambitionné ne 342 BOUCHARD Karine, WICKY Érika, Description et olfaction de l’art contemporain : Les mutations de la critique d’art, Marge, revue d’art contemporain, Hors série n°1, Avril 2014, p. 85. 148 peut se poser comme incarnation intègre d’un patrimoine olfactif exhaustif. Néanmoins, sa mise au jour devrait lui permettre d’affleurer un certain degré d’accomplissement. CHAP X – APPRÉHENSION PHÉNOMÉNOLOGIQUE La complexité du champ phénoménologique renvoyant à des structures bien spécifiques, il importe d’indiquer que notre démarche ne prétend aucunement s’en revendiquer. Certaines filiations semblant toutefois envisageables entre l’ambition d’un patrimoine expérientiel olfactif et la phénoménologie d’Husserl – prônant notamment l’analyse constitutive de l’expérience par la description de vécus de conscience selon des paradigmes d’objectivité et d’universalité343 – nous postulerons la teneur d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel comme attenante à une interprétation de la phénoménologie husserlienne. Cette piste se développera en marge des conceptions heideggériennes comprenant plus largement l’appréhension des phénomènes comme modalité de compréhension de l’être, notamment en vue de la constitution du Dasein,344 et non comme source productive de savoirs autonomes. Suivant la descendance husserlienne, nous avons choisi d’appuyer notre propos sur le texte de Nathalie Depraz, lequel épure suffisamment la structure phénoménologique d’Husserl pour la rendre exploitable par notre étude, tout en en préservant la teneur originelle. Le CNRTL définit la phénoménologie comme une « Observation et une description des phénomènes et de leurs modes d’apparition considérés indépendamment de tout jugement de valeur. »345 Dans Comprendre la phénoménologie Nathalie Depraz amène son propos en avançant que « l’opposé de la phénoménologie, c’est la philosophie. Elle établit des systèmes, concepts et doctrines sans jamais les interroger, en les posant comme des réalités définitives et closes sur elles-­mêmes. La philosophie est objective tandis que la 343 HUSSERL Edmund, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, éd. Gallimard, trad. Gérard Granel, Paris, 1976, p. 262. 344 Dasein : Mot allemand signifiant « l’être présent. » Notion pouvant plus simultanément renvoyer à la présence quotidienne mais également à l’existence au sens d’être au monde et d’être au temps. 345 Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, déf. Phénoménologie. 149 phénoménologie est subjective. »346 Bien que ce propos soit largement contestable, il permet de considérer autrement le paradigme philosophique que nous nous étions premièrement astreint. Il paraît dès lors antinomique d’avoir cherché à traiter un sujet tel que l’olfactif par un mode de pensée sous-­‐tendant une certaine permanence, tandis que le parfum est tout entier altération. La philosophie, nous l’avons vu, tend d’avantage à mettre en évidence les paradoxes internes à la notion de patrimoine olfactif qu’à les résoudre d’une quelconque manière. La phénoménologie semble parallèlement permettre de traiter le parfum non comme un potentiel objet patrimonial, mais comme une entité, nature que nous avions évoquée relativement à l’identité du patrimoine Guerlain. « L’entité est plus qu’un objet et moins qu’une œuvre. Elle veut toujours dire quelque chose de particulier et non devenir une essence universelle. »347 De fait, le parfum pensé comme entité acquiert une certaine cohérence dans son incapacité à unifier et universaliser ses perceptions, restriction n’étant désormais plus considérée en tant que faille, mais comme constitutive d’une essence intègre. Ce point suggère tout de même une limite aux possibles appréhensions olfactives via les principes husserliens, notamment du fait que ces derniers tendent intentionnellement vers une universalisation des savoirs. Une nouvelle fois, l’appréhension phénoménologique opérée en vue du patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif relève d’un certain degré d’approximation, et entend d’avantage expérimenter une piste qu’en assurer la pertinence. Successivement, la phénoménologie pourrait nous permettre d’introduire les critiques de parfum en tant que certifications d’expériences. Car « si le critère exégétique de compréhension d’un texte est sa cohérence interne, le critère phénoménologique est d’ordre intuitif. »348 Et bien que ces critiques, de leur nom, comportent intrinsèquement une certaine appréciation ou dépréciation du parfum étudié, leur teneur consiste principalement en la description perceptive de ce même parfum. Elles sont une retranscription écrite de l’expérience olfactive, étape nécessaire à la constitution d’un 346 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris, p. 13. 347 RODRIGO Pierre, «L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique. », éd. Vrin, 2009, p. 222. 348 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris, p. 13. 150 jugement de valeur. Du fait que nous ne sentons pas tous un parfum de la même manière – a contrario de la perception visuelle dont les modalités variables sont minimes au regard de l’olfactif – il est impératif d’expliciter la teneur individuelle de notre expérience avant d’en émettre une évaluation. La phénoménologie tient conséquemment compte d’une interdépendance entre la pratique et la théorie, point que nous avions nous-­‐mêmes tenté de contourner dans un souci d’épuration du sujet. « Si théorie il y a, c’est au sens de contemplation. Connaître, c’est savoir comment agir sur une réalité dans une situation singulière incarnée. […] La théorie pour la théorie est tout entière abstraite. »349 En suivant, la méthode phénoménologique permettrait – par l’épuration progressive d’une appréhension subjective – d’accéder à un degré de considération objective du phénomène. Pierre Rodrigo explicite effectivement que « selon Husserl, le jugement esthétique non objectivant peut malgré tout conduire à une modalité judicative de constitution objectivante. »350 De manière indicative, l’épuration phénoménologique renvoie à la mise en commun d’expérimentations individuelles, ayant pour principale visée de dégager les éléments invariants d’une perception simultanément devenue commune. Désignés en tant qu’eidos, ces invariants permettent de suggérer des pistes potentielles à l’élaboration d’un savoir objectif et universel du phénomène étudié. Des freins sont toutefois à évoquer quand à l’emprunt du patrimoine documentaire-­‐
expérientiel olfactif à la phénoménologie husserlienne. Ils tiennent principalement au fait que Depraz évoque « deux limites à la description phénoménologique, la première est qu’en s’universalisant, la variation des faits peut la rendre abstraite. La seconde est que sa neutralité exclut toute forme de jugement de valeur. »351 Or, le double paradigme de la critique de parfum renvoie premièrement à la démocratisation d’une parole du parfum, et non à son abstraction. Dans un second temps, la valorisation ambitionnée de la « belle parfumerie » ne semble pouvoir s’effectuer sans une certaine promotion de jugements de valeur émis à l’égard de la production olfactive, et invalide par sa visée, l’éventualité d’une teneur strictement phénoménologique. 349 Ibid. p. 18. 350 RODRIGO Pierre, «L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique. », éd. Vrin, 2009, p. 209. 351 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris, p. 16. 151 CHAP XI – PATRIMOINE DOCUMENTAIRE-­EXPÉRIENTIEL OLFACTIF : LA CRITIQUE DE PARFUM ? Delbourg-­‐Delphis écrit que « la seule définition juste d’un parfum serait l’explicitation de sa formule, mais on manquerait finalement l’essentiel, l’effet produit sur un individu. Or, celui ci ne saurait être exprimé que d’une manière oblique à partir des images suggérées par un style olfactif globalement ressenti et matérialisé par un décors, un nom, un flacon, une imagerie qui viennent séparément, ou dans une synergie, nourrir un propos fantasque, où s’entremêlent l’histoire individuelle et l’air du temps. »352 L’auteur fait ici la démonstration d’un double paradoxe, celui d’évoquer l’importance relative à l’effet que peut avoir un parfum sur un individu, pour simultanément réduire cet effet à la suggestion marketing. Le fait est que les consommateurs des parfums de masse ne sentent pas la création qu’ils portent, ils la voient. Nous ne reviendrons pas sur la dimension du théâtre roman appliquée par l’auteur aux identités prodiguées par le parfum et ce, jusqu’à la création d’un éternel jeu de rôle. Ni sur l’identité aliénante véhiculée par les maisons de luxe dans l’association publicitaire des parfums à des égéries du star-­‐système. Le marketing du parfum alimente une adhésion visuelle accessible aux consommateurs néophytes de l’intellectualisation olfactive. Or, cette dernière se retrouve principalement sous la plume des blogueurs, amateurs, parfumeurs et passionnés de parfum. S’il est encore rare de trouver des textes construisant une véritable opinion – du fait que les marques de luxe censurent les billets offensifs, et qu’il est devenu sécurisant de perpétuer un propos général plutôt que de s’en affranchir – certains se révèlent pourtant prometteurs à l’appréhension phénoménologique husserlienne et consécutivement, à l’élaboration d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif. Depraz explique que « voir l’expérience déposée dans un texte, c’est littéralement en avoir une intuition et faire de ce critère, le seul de la validité du propos tenu. »353 Or, c’est précisément sur ce mode d’adhésion – susciter l’intuition sensorielle du lecteur – que repose la critique de parfum. Tout comme certaines 352 DELBOURG-­‐DELPHIS Marylène, « Le sillage des élégantes : un siècle d’histoire du parfum », éd. JCLattès, 1983, p. 78. 353 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris, p. 13. 152 descriptions phénoménologiques, elle suggère des images, use largement des qualificatifs et métaphores, et multiplie les procédés d’évocation jusqu’à solliciter l’attention sensible du lectorat. « La phénoménologie se caractérise par un souci de monstration plus que de démonstration, et fait appel à la description plus qu’à l’explication. »354 Ce n’est que successivement qu’elle déploie son discours diffuseur d’ambiance, lequel permettra d’isoler chaque individu dans un même environnement de perception olfactive. La critique, de même que le conte, délimite un cadre spatio-­‐
temporel favorable à l’appréhension sensorielle. Un cadre commun au sein duquel tout lecteur potentiel serait à même de trouver ses repères. Evoquons en guise d’illustration, un passage devenu célèbre de Marcel Proust, dépeignant le contexte d’une révélation sensorielle émanant d’une madeleine : « II y avait déjà bien des années que, de Combray, tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés Petites Madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée d'une coquille de Saint-­Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai à mes lèvres une cuillerée du thé où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. »355 De même que dans le poème Parfum exotique, Baudelaire associe à la perception olfactive les images d’un « soir chaud d’automne », de « rivages heureux », et de « soleil monotone » ainsi que d’une « île paresseuse où la nature donne des arbres singuliers et des fruits savoureux. »356 Concernant la critique de parfums, et du fait que la scène de la parfumerie moderne se trouve principalement à Paris, la plupart des blogueurs sollicitent des repères renvoyant à des rues, des arrondissements ou des établissements de la capitale. C’est une fois le cadre défini que va pouvoir surgir l’élément déclencheur357 de la perception olfactive. S’ouvre alors une parade de références en tous genres, historiques, psychologiques, synesthésiques, mêlant aussi bien des évocations à destination de la mémoire involontaire des néophytes, que d’autres s’adressant à la complicité du lectorat 354 Ibid. p. 24. 355 PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu, Du côté de chez Swann, éd. Gallimard, Paris, 1913. 356 BAUDELAIRE Charles, Les Fleurs du mal, Parfum exotique, XXII, éd. Bouquins, Paris, 1857. 357 PROPP Vladimir, Morphologie du conte, éd. Seuil, Paris, 1970. 153 amateur. A l’image de son objet – entité – la critique de parfum est une source d’évocation inépuisable. Par là, elle cherche à susciter un important taux d’attention sensible, nécessaire à la mise en commun de l’expérience olfactive de l’auteur. Une nouvelle fois, partant de l’expérience de chacun « il s’agit de s’exercer à une réexpérimentation d’expériences perceptives, et de mettre en commun les descriptions individuelles afin de dégager un invariant »358 L’Eidos d’un parfum renvoie d’une certaine manière au discours marketing tout en en prenant le contrepied, puisque tient principalement à l’accord des critiques sur une même notion et ce, relativement à un parfum désigné à l’étude. Il n’a rien d’objectif, il est simplement commun. Inédit qui, dans le cas de la parfumerie, mérite d’être considéré. Une bonne critique devrait s’appuyer sur l’eidos jusqu’à tendre vers une perception innovante du parfum. Or, l’on constate que de plus en plus d’entres elles ont tendance à partir de l’eidos pour finalement y revenir, se mordre la queue, et entrer dans une redondance propre au discours marketing. Et bien que certains irréductibles tels que les auteurs de Dr Jicky et Mister Phoebus perpétuent une parole dont l’honnêteté avoisine impunément le cynisme, le complexe semble être à double tranchant. Véhiculer un discours rébarbatif est aussi inutile que dangereux – puisque tend à transformer l’eidos phénoménologique de la perception olfactive en discours promotionnel lambda – a contrario, diffuser une parole surjouée dans l’individualisme n’incite pas au dialogue mais à l’adhésion, et manque de fait, la démocratisation de la parole du parfum. Dans les deux cas, les influences de la toile tirent la critique de parfum à l’opposé des paradigmes phénoménologiques husserliens quand cette dernière aurait certainement d’avantage d’intérêts à s’y conforter. La pratique de l’écriture phénoménologique prône que l’on « n’écrit pas sans être impliqué dans ce que l’on décrit, ce qui suppose des choix, des omissions, des partis pris qui ne sont pas problématiques du moment qu’on les assume comme tels. »359 Or, un penchant de la critique de parfum actuelle consiste à s’auto-­‐préserver dans l’anonymat. Les auteurs modèrent considérablement l’expression de leur jugement – de crainte d’être censurés par la communication des marques – atténuent ou nuancent leur 358 DEPRAZ Nathalie, « Comprendre la phénoménologie – Une pratique concrète », éd. Armand Colin, 2012, Paris, p. 26. 359 Ibid. p. 135.
154 mécontentement, et exacerbent exponentiellement les éloges. Un attrait de la phénoménologie consiste alors en ce que « la constitution de valeur la plus originaire s’accomplit au sein du sentiment. Le mode d’apparition de l’objet est notamment porteur de caractères de sentiments esthétiques. »360 C’est en cela que la discipline offre une alternative à la critique de parfum. Car si la dimension de l’exercice critique peut aller à l’encontre de la pérennité du texte, le recours phénoménologie semble permettre l’appréciation sans le jugement. Décrire les modalités d’apparition d’un phénomène olfactif sous-­‐tendrait déjà l’implication sentimentale qui y est investie. Cela permettrait notamment de suggérer la valeur d’un parfum sans en exagérer plus avant la beauté ou le déséquilibre. La difficulté teindrait dès lors en un effort d’intellectualisation de la critique de parfums qui, au même titre que le patrimoine olfactif intègre, ne bénéficierait sans doute pas d’une reconnaissance à la mesure de sa rigueur. Elle serait néanmoins pérenne, œuvrant à la préservation de la perception olfactive du XXIe siècle et ainsi, à l’élaboration d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel nécessairement complémentaire de toute forme de transmission olfactive. La question qui se pose dès lors tient à l’orientation des ambitions de la critique de parfums. Souhaite-­‐telle se positionner relativement au phénomène tendanciel de la parfumerie moderne, ou respectivement au processus autrement plus conséquent de patrimonialisation de cette dernière ? Relativement aux cas précédemment étudiés, il importe ici de rappeler que la tendance ne nourrit pas le patrimoine (maisons de luxe), tout comme un patrimoine intègre ne participe pas d’un phénomène de tendance (le «Tout patrimoine.») L’un et l’autre ne sont ni compatibles, ni interchangeables. Au vue de l’inflation patrimoniale et de l’avènement de la parfumerie de masse, il incombe effectivement à la critique de parfums de savoir prendre position. Nous allons successivement nous interesser à l’analyse comparative de plusieurs textes critiques, principalement recueillis sur des blogs à caractère personnel et non sur des sites de parole collective. Nous tacherons notamment d’y comprendre l’articulation et la construction du propos olfactif ainsi que les références suivies et les intermédiaires empruntés. Notre intérêt tient successivement à la distinction des modalités permettant de retranscrire l’expérience olfactive, ainsi qu’à l’estimation de leur capacité 360 RODRIGO Pierre, «L’intentionnalité créatrice. Problèmes de phénoménologie et d’esthétique. », éd. Vrin, 2009, p. 205. 155 constitutive d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif. Pour plus d’exhaustivité, nous étudierons trois types de confrontation, deux critiques issues d’auteurs différents et abordant un même parfum, deux critiques issues d’un même auteur et traitant de parfums différents, et enfin, deux critiques issues d’auteurs différents et abordant des parfums différents. En vue d’une plus grande clarté, chaque couple de critiques fut associé à une thématique olfactive distincte. Seront conséquemment abordés au cours de notre appréhension phénoménologique des critiques de parfums, les traitements olfactifs du « floral », de « l’animalité » et du « cuir » dont le corpus indicatif se poursuit en annexes.361 Chaque analyse aura pour objectif de dégager une description de l’expérience olfactive cohérente avec la phénoménologie husserlienne, et conséquemment fertile à l’épanouissement d’un patrimoine documentaire-­‐expérientiel du parfum. 361 Annexe 8. 156 CHAP XII – ANALYSE DE TEXTES : LE FLORAL EN PARFUMERIE La catégorie des floraux en parfumerie nous permet d’appréhender le dernier né des Exclusifs Chanel. Sortie en Mars 2015, Misia est la première composition maison d’Olivier Polge succédant à Jacques Polge, parfumeur créateur Chanel depuis 1978. Baptisé du nom de Misia Sert – pianiste égérie au XXe siècle et fidèle amie de Gabrielle Chanel – ce parfum travaille principalement l’accord de rose et de violette à l’origine de l’impression olfactive du rouge à lèvre. A l’étude de ce parfum, nous avons croisé deux approches critiques, celle de Denyse Beaulieu – auteur de Parfums : une histoire intime, et rédactrice sur graindemusc.blogspot.com – et celle de Patrice Revillard, élève à l’Ecole Supérieure du parfum, et rédacteur sur musquemoi.blogspot.com et auparfum.com. La mise en parallèle de ces deux textes permettra une première appréhension de l’incarnation phénoménologique husserlienne de la critique de parfum, mais également de son antagonisme. SECTION 1 – Misia I – Chanel MISIA, CHANEL CHARNEL DENYSE BEAULIEU « Si tous les Exclusifs tirent leur nom de la biographie de Chanel, ils n’en sont pas forcément l’illustration littérale. Dans certains cas, c’est plutôt la note qui dicte le nom, choisi parmi les facettes de la saga fondatrice. Ainsi, pour Jersey, Jacques Polge expliquait que c’est en partant de la lavande, typique de la parfumerie anglaise traditionnelle, qu’on en est venu au jersey issu de l’île anglo-­normande éponyme… A-­t-­on procédé de même pour Misia ? Il semblerait qu’Olivier Polge, pour sa première signature chez Chanel, se soit d’abord attaché à trouver un registre olfactif inexploité par la maison. C’est en cours de développement, peut-­on supposer, que sa composition a reçu son prénom. Muse, modèle, mécène, Misia Sert, née Godebska mais mieux connue sous le nom de troisième et dernier mari, aurait été une source d’inspiration quasiment trop encombrante. D’autant que de 157 muse, elle avait pratiquement fait un métier. Plutôt que de lui tirer le portrait olfactif – à la suite des Renoir, Vuillard, Vallotton, Bonnard et autres Toulouse-­Lautrec -­-­, de lui composer un poème comme Mallarmé, ou d’en faire son modèle comme Proust qui en tira sa Mme Verdurin, Olivier Polge a restreint le rôle de Misia à celui d’une passeuse. Ce fut elle qui, mécène des Ballets Russes, les fit connaître à son amie Gabrielle ; c’est donc un soir de première desdits Ballets Russes à l’Opéra Garnier, côté corbeilles et côté coulisses, que Misia doit évoquer. Au cœur du parfum, l’accord rose/violette qu’on associe au rouge à lèvres depuis le début du XXème siècle, introduit en parfumerie fine par La Rose Jacqueminot de Coty en 1904. Dans le Paris de Sophia Grojsman, qui le réinvente génialement pour Yves Saint Laurent, cet accord « rouge à lèvres » fonctionne déjà comme un code, une citation: celle du glamour old school, exprimé par un parfum érigeant Saint Laurent en monument national... Mais Lipstick Rose, chez Frédéric Malle, est sans doute le premier parfum à le revendiquer en tant que tel, entre guillemets, dans un second degré à la limite du kitsch. Depuis, le rouge à lèvres est devenu un motif figuratif de la parfumerie au même titre qu’une fleur (Rossetto de Prada, French Kiss de Guerlain) ; dans les parfums « narratifs », il devient la métonymie olfactive d’un certain type de femme, de séductrice assumant l’artifice. Ainsi, lorsque Nathalie Feitshauer développe Putain des Palaces pour État Libre d’Orange (le nom, tiré du « Ronsard 58 » chanté par Gainsbourg, ayant en l’occurrence précédé la note), c’est autour de lui qu’elle construit son personnage – étant donné la marque et le brief, on ne s’étonnera guère que le résultat se tienne moins bien que Misia. Cependant, ce n’est sans doute pas par hasard que cette nouvelle interprétation de l’accord lipstick ait reçu un prénom de femme : une première pour les Exclusifs. Et qui plus est, d’une femme qui n’est pas Coco : une première pour la maison. À en juger par ses portraits, la beauté de pêche mûre de Misia fut sans doute mieux servie par le pinceau de Renoir que par la petite robe noire de Chanel. Et bien que le parfum ne cherche pas à la représenter, il reflète quelque chose de cette chair généreuse… Plus on porte Misia, plus on sent ledit accord « rouge à lèvres » déborder de ses guillemets. Joues enflammées sous les fards, peaux poudrées échauffées sous les fourrures… La violette tire sur le pourpre du vin. La rose, sur la framboise mûre. Les baumes (tonka, benjoin), sur le velours rouge opéra bordé de zibeline. Misia est sans doute le plus charnel des Chanel, peut-­être précisément parce qu’il porte le nom d’une autre femme... C’est aussi, et surtout, la réinvention d’un accord pionnier, déjà (ré)inventé par Sophia Grojsman (parfumeur chez IFF comme l’était jusqu’ici Olivier Polge), à la fois radicalement moderne et quasiment archaïque. Comme les 158 Ballets Russes, en somme. En choisissant son nouveau parfumeur-­maison, Chanel a eu du nez. » Ce que la lecture de ce texte met en avant ne tient pas tant au paradigme phénoménologique qu’à celui historique, voire biographique. La structure du propos se divise approximativement en cinq parties traitant respectivement d’une contextualisation du parfum au sein des Exclusifs Chanel, d’un portrait de Misia Sert, d’un historique de l’accord Lipstick en parfumerie mêlé de quelques références olfactives – inexploitables par le lecteur puisque l’aspect olfactif du parfum n’a pas encore été abordé – d’une réflexion sur le choix du nom Misia, ainsi que d’un court développement olfactif doublé d’une imagerie suggestive. Comme nous l’avons évoqué, la critique doit se construire comme un conte. Il importe de poser un décor propice à l’évocation olfactive avant d’entamer le récit de la perception du parfum. Or, le paradoxe de ce texte tient en ce qu’il semble se bâtir indépendamment d’un narrateur. L’absence de prise de position de l’auteur vis à vis de l’objet étudié – qui est un contresens à la nature même de la critique – conduit à une impersonnalisation du texte, ainsi qu’à une forme d’insipidité. De fait, la critique s’étend en longueur selon une juxtaposition d’éléments historiques et biographiques dépourvue de liant, et créant un effet de suspens de lecture dispersant la valeur du propos. La description olfactive ne vient qu’en toute fin et se voit de surcroit biaisée par une imagerie abondante – dont les critiques sont généralement friands, mais qui hermétise entièrement la potentielle description phénoménologique – qui à trop forte dose, réduit l’opinion critique à la suggestion marketing. Le propos olfactif est quant à lui cristallisé dans « la réinvention de l’accord pionnier » du rouge à lèvre. Aucune problématisation n’est formulée quant au corps du parfum ou son évolution. L’olfactif étouffe entièrement sous les amas biographiques. Le texte de Beaulieu permet d’évoquer le devenir anonyme des critiques que nous avions plus tôt pointé. Il est ici factuel et non réflexif, la narration individuelle y est par ailleurs inexistante. Il pourrait être celui d’un collectif Chanel, tout entier informatif et suggestif, un coup de publicité, voire un effort marketing. Mais ce n’est en rien une critique de parfum actant une description phénoménologique olfactive telle que nous l’ambitionnons. 159 SECTION 2 – Misia II – Chanel MISIA, CHANEL – CA COCOTTE CHEZ MADEMOISELLE ! PATRICE REVILLARD « Olivier Polge signe son premier parfum pour la maison Chanel. Inspiré par Misia Sert, la meilleure amie de Mademoiselle, mais aussi muse de peintres, compositeurs et poètes, il évoque le Paris artistique et doré de 1920. Ce parfum se devait donc d'évoquer les années folles, mais à la façon Chanel : une élégance certaine, voyante mais pas tapageuse, une profusion de matières mais sans compromis sur leur qualité et leur travail, ciselées au millimètre. L'explosion de matières, justement, toutes plus opulentes les unes que les autres, peut surprendre pour un parfum Chanel. La rose, en essence et en absolue, rugit dès la tête par ses notes les plus fruitées et les plus soufrées. La violette en surdose en poursuit l'aspect fruits rouges, se balançant entre framboise, cerise et cassis. Elle fait le lien avec l'iris, de Grasse s'il vous plait, abondant et poudré à souhait, qui structure la fragrance par un jeu de corset très justement serré, ni trop, ni trop peu. On pourrait craindre, avec une telle dose de naturels dont il est gavé (notamment la rose), que le parfum, dans son envol majestueux, se prenne les pieds dans le tapis et s'écrase dans des notes acides et aigrelettes. On en est bien loin ! Les ionones (notes de fleur de violette) et les irones (notes violette/iris) sont si généreusement (sur)dosées qu'elles apportent un lustre à la composition, une brillance aveuglante qui gomme les facettes les plus acides et instables de la rose naturelle lorsqu'elle est utilisée en grandes quantités. On pourrait craindre aussi une dose de notes vanillées et amandées, certes nécessaire mais souvent poussée à l'extrême dans les accords de ce genre, alourdissant ainsi la composition en une poudre compacte et indigeste. Ce n'est pas le cas non plus ici ! La pointe de vanille et la touche de tonka apportent juste ce qu'il faut de profondeur, d'épaisseur, de tenue et de texture. C'est ce qui caractérise entre autres les parfums Chanel : des notes baumées très justement dosées qui se fondent dans les muscs. S'il est difficile de parler de "réinterprétation plus moderne" de l'accord cosmétique rose-­violette, on peut néanmoins dire qu'Olivier Polge dépoussière le genre. Sur le fil et très bien construit, à la fois en générosité et en retenue, il ne tombe pas dans les facilités trop poudrées ou vanillées d'un Lipstick Rose (Frédéric Malle), trop fruitées d'un French Kiss 160 (Guerlain) ou à la limite de l'écœurement comme dans Putain des Palaces (État Libre d'Orange).Trois parfums que j'estime, par ailleurs. Il dessine les traits plutôt altiers de ce qu'a été Le Dix, de Balenciaga, une triste perte de la parfumerie ! Sous l'esquisse d'un trait de lipstick, une manche en soie dévoile une épaule à la peau de pêche et colore des joues d'une teinte rose-­framboise. Lorsque Misia pose ses doigts sur les touches ivoire de son piano, ce sont des notes de violette, cristallines et pures, qui tintent, acidulées et espiègles comme une coupe de champagne. Pétillante et désinvolte. Une structure fruitée, fantôme d'un Champagne (justement !) d'Yves Saint Laurent, vient complexifier et texturer le parfum dès la tête. Une impression de mousse acidulée, aux notes de pêche et de lie de vin, qui apporte du caractère et souligne cette ambiance de mondanités perdues dans les loges d'un opéra après le spectacle. Effusions de rires, de plumes, de poudres et de fourrures. Misia, c'est l'alliance d'un accord traditionnel additionné de cette aura Chanel : une luminosité savamment dosée et des matériaux nobles taillés sur mesure avec une classe singulière. Il en résulte un parfum fourrure comme il se doit, digne descendant du N°5 ou du N°22, sans qu'ils partagent pourtant de filiation olfactive. Tout est dans la texture et dans le rendu : une boule enveloppante dans laquelle il fait bon se lover, et un puissance respectable qui souligne parfaitement le sillage, diffus et radieux. L'iris y est à la fois satiné, duveteux et charnel. Il fond sur peau délicatement à la manière d'Infusion d'Iris (Prada), dans un subtil jeu de "faux-­propre" lorsqu'il se mêle aux muscs très "peau". Bien sûr, je n'ai pas été difficile à convaincre, en véritable adepte de la violette que je suis. Cependant, je suis très exigeant en la matière !Depuis quelques années je cherche une violette de caractère, travaillée, texturée, ni trop mièvre, ni trop éloignée de la fleur originelle. Je n'ai jamais réussi à assouvir ce désir. Avec Misia, le coup de foudre a été immédiat. Quand on me l'a présentée, il était évident que j'avais sous le nez ce que j'attendais depuis des années. Cela indépendamment du fait qu'Olivier Polge inaugure avec brio cette entrée dans la maison Chanel. Bravo monsieur ! » La plume de Patrice Revillard prend le plein contrepied du texte de Beaulieu. Nous sommes ici face à une structuration dynamique du texte où la teneur du propos varie de manière régulière. Une mise en contexte efficace présente rapidement la création d’Olivier Polge chez Chanel, le personnage de Misia et son rapport avec Mademoiselle, ainsi que le contexte « doré » de 1920. Suit une introduction aux objectifs olfactifs du parfum : marier l’opulence des années 20 à l’élégance de la maison, faire du « voyant 161 mais pas du tapageur. » Répond d’emblée à cette partie la présentation des principaux composants de la fragrance : l’essence et l’absolue de rose, la violette et l’iris de Grasse, ainsi que leur potentialité olfactive respective à tirer sur des fruits rouges tels que la framboise, la cerise et le cassis. S’entame successivement un dialogue entre problématisation et résolution du complexe olfactif. L’auteur évoque qu’au risque d’acidité encouru du fait des surdoses de matières florales, d’importantes quantités d’ionones et d’irones ont été ajoutées afin de parer l’instabilité de la rose. De même, à l’appréhension d’une dominance de notes vanillées habituellement présentes dans ce genre de compositions, l’auteur souligne la modération de mesure permettant au parfum de conquérir une texture justement baumée sans tomber dans l’opulence cosmétique. A ce jeu de double voix, Revillard conclut par une opinion juste et modeste sur la réinterprétation de l’accord rose-­‐
violette. Il enchaine sur des références olfactives, qui sont pour quelques unes les mêmes que Beaulieu, mais se trouvent plus appréciables du fait de leur positionnement à postérieur de l’appréhension olfactive. S’ensuit le développement de quelques images suggestives complété par de nouvelles références – ce qui a pour effet d’en contenir la fantaisie et de la mettre au service du propos critique – qui font valoir une appréciable subtilité d’écriture. La toute fin du texte se livre en dernier lieu au jugement enthousiaste mais modéré de l’auteur, qui trouve à flatter le parfum sans se fourvoyer dans la louange adulatoire. Nous sommes ici en présence d’une critique efficace, que ce soit dans la structure ou dans l’étoffe. La réduction de chaque propos à l’essentiel participe d’une dynamique du texte qui maintient le lecteur dans un plaisir de lecture. La consistance du propos olfactif est explicitée pour le tout public sans perdre en pertinence. Les références à d’autres parfums sont nombreuses et étayées au moyen d’une imagerie chromatique et gustative efficace. La partie théorique est saccadée quand celle suggestive est plus lancinante, le rythme du texte est tout entier travaillé au juste appui de la teneur du propos. La critique de Revillard est un texte mesurant parfaitement les composants nécessaires à la description phénoménologique d’un parfum. Il y a de la mise en scène, une problématisation progressive du propos olfactif, de l’intellectualisation du phénomène et des propositions de résolution, mais également des références aux complexes similaires d’autres parfums, une imagerie et une fantaisie maitrisées permettant 162 d’ajouter de l’éloquence à la dimension olfactive sans la fourvoyer, ainsi qu’un jugement personnel, faisant valoir sans trop d’extrapolation l’individualisme de l’auteur. Il apparaît que l’ensemble de ces éléments soit impératif à la structuration d’une critique de parfum cohérente. La seule difficulté demeure dans la juste mesure de chacun d’eux. Nous pouvons ici reconnaître à Patrice Revillard d’en faire une appréciable démonstration dans l’appréhension de Misia et conséquemment, d’acter une potentielle incarnation du patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif. 163 CHAP XIII – ANALYSE DE TEXTES : L’ANIMALITÉ EN PARFUMERIE La thématique de l’animalité nous mène à l’appréhension de la collection de parfum Les Heures de Cartier, pour laquelle nous avons sélectionné L’Heure Fougueuse et L’Heure défendue. Du fait de la parenté de ces parfums, nous souhaitions que leurs critiques référentes fassent également acte d’une certaine unité. C’est pourquoi nous n’avons ici prélevé le travail que d’un seul auteur, Sixtine Drossart, rédactrice sur ambregris.fr. Cette modalité de mise en regard nous permettra de dépasser la confrontation primaire de productions émanant de différents amateurs, afin de constater les potentialités évolutives et individuelles de la critique de parfum. Cette observation se prolongera par ailleurs dans la section relative au cuir, dans laquelle nous constaterons une maturation phénoménologique significative de la plume de l’auteur. SECTION 1 – L’Heure Fougueuse – Cartier L’HEURE FOUGUEUSE IV -­ CARTIER SIXTINE DROSSART « Autant le dire tout droit: la vraie grande parfumerie contemporaine, c'est ici qu'elle se passe. Le jour où j'ai eu le bonheur de découvrir cette nouvelle salve des Heures, la Fougueuse, la Défendue et la Diaphane, je venais justement de sentir le dernier lancement d'un grand nom de la haute parfumerie, un opus très honorable, certes, dix fois meilleur que le dernier jus sucraillon formaté Sephonnaud, mais... l'évidence était là: les nouvelles Heures le laissaient loin derrière. Pour moi, cette collection de Cartier est probablement ce qui se fait de mieux aujourd'hui en parfumerie. Sur les huit tomes, certains sont absolument extraordinaires, des compositions inattendues qui osent le jamais-­senti; d'autres reprennent des thèmes connus mais en proposent une merveilleuse réinterprétation novatrice; d'autres encore sont plus sages, présentent peut-­être moins d'intérêt, mais sans jamais en être totalement dénués. Leur point commun? Je l'avais pensé 164 pour les cinq premiers, les trois suivants le confirment: chacun renferme tout un univers dans son flacon. C'est particulièrement vrai pour cette quatrième heure, L'Heure Fougueuse, qui m'a sidérée dès la première bouffée. C'est que, voyez-­vous, elle sent... le cheval. Oui, le cheval. Ce ne sont pas là les odeurs dites animales -­ c'est-­à-­dire charnelles, corporelles, un peu "sales" -­ traditionnelles en parfumerie. Pas de paille ni de crottin (!), non plus. Non, cette Heure capture véritablement l'odeur si caractéristique qui émane de l'épiderme d'un cheval. Si vous pratiquez l'équitation, si même vous avez un jour approché un cheval de près ou de loin, vous la reconnaîtrez immédiatement. C'est incroyable, c'est d'un culot insensé, et pourtant le résultat est là. En un tournemain, les codes de l'"acceptable" en parfumerie se retrouvent cul par dessus tête, et L'Heure Fougueuse assume crânement sa qualité d'Objet Olfactif Non Identifié. Pour autant, cette nouvelle Heure ne se résume pas à la seule incongruité d'effluves équins miraculeusement enflaconnés. Au contraire, c'est une composition complexe qui, dans une écriture très maîtrisée, joue finement des codes de la parfumerie, les revisite, s'en amuse. C'est qu'il y a de l'allusion à l'emblématique Eau Sauvage dans cette senteur de cavalcade... le cheval galope dans les hautes herbes, traverse un gué, court comme le vent. L'Heure Fougueuse le suit, aérée, aérienne, extrêmement lumineuse et diffusive, avec une ampleur translucide typée hédione. Après un bref frisson citronné de magnolia, très fin, l'accord "crinière de cheval", soutenu, se mêle à une autre note tout aussi puissante, la verdeur claire et douce du maté, avec ses relents de foin et de thé, un peu narcisse, un peu tabac. Un peu cuir, aussi? C'est l'idée, mais vous n'y sentirez pas les accents fumés-­goudronneux des grands cuirés traditionnels, ni leur version feutrée en accord cuir de Russie. A vrai dire, cette facette de la fragrance m'échappe: à mon nez, on n'en est pas encore à la dépouille tannée; l'animal est là, bien vivant, et sa présence est saisissante. C'est aussi que L'Heure Fougueuse ne se laisse pas vraiment dompter, variant selon les épidermes, ondoyant sur la peau. Sur moi, c'est d'abord un cheval lancé au grand galop; au fil du temps, il ralentit l'allure, se met au pas, tandis que la note maté-­foin passe définitivement et durablement à l'avant-­plan, tout juste aigrelette. Sur la fin, des notes de type mousse s'affirment, avec l'amertume de la mousse de chêne classique, mais sans ses relents de noisette, et déclinées sur un mode translucide qui s'intègre parfaitement dans le tableau d'ensemble. Pas étonnant, donc, que pour décrire cette nouveauté olfactive, inclassable à première vue, Mathilde Laurent évoque les chyprés. Cette note si facettée du maté est d'ailleurs, pour elle, la matière la plus proche de la mousse de chêne, désormais restreinte... Un maté qui est aussi largement présent dans un 165 autre opus de la collection, La Treizième Heure: solide trait d'union entre ces deux volumes qui présentent, à mon sens, une parenté d'esprit certaine. La cavalcade verte et lumineuse du matin ferait ainsi écho au cuir clair-­obscur, profondément fumé et justement un peu "selle de cheval", de cette heure fantôme, passé minuit... Ce qui est en tout cas certain, c'est que ces deux Heures sont l'une comme l'autre extraordinaires. La Fougueuse se hisserait même presque au niveau de son aînée -­ c'est dire. Et si la Treizième était déjà d'un abord plutôt escarpé, la Fougueuse est d'une originalité inouïe, qui risque de pousser même les plus aventureux dans leurs derniers retranchements... mais une fois le pas franchi, la chevauchée olfactive se révèle vite grisante. Un parfum à oser, un parfum à porter à bride abattue, cheveux au vent. » Ce qu’il importe avant tout de reconnaître, c’est le potentiel de l’auteur à simuler la perception sensorielle par l’évocation conjointe de matières et de qualificatifs référents. Le dommageable tient en ce que l’intérêt des descriptions olfactives soit desservi par un déséquilibre de la structure textuelle. La trop longue contextualisation d’ouverture sous-­‐
tend dès les premières lignes, une certaine affection de l’auteur pour l’ensemble de la collection des Heures. Ce qui va dès lors inscrire le propos dans une subjectivité adhérente et dépréciatrice de la partie proprement phénoménologique. Ce qui est regrettable puisqu’on constate un effort de problématisation de la fragrance, notamment avec l’évocation de l’odeur du cheval, suivi d’un développement sur le traitement nuancé du thème, et d’une ouverture sur la perception olfactive. Y sont notamment suggérés des effluves de magnolia, de maté, de foin, thé, narcisse avec des allures tabassées et cuirées variant autour de la mousse de chêne. L’insertion d’images suggestives se réduit au rythme de la course d’un cheval, et ne vient en rien perturber l’intuition olfactive du lecteur. On constate également un suivi de l’évolution du parfum sur peau, ce qui permet d’individualiser la critique sans en restreindre l’accessibilité au lectorat. Suit un référencement de la fragrance à un second parfum de la collection, La Treizième heure, lequel est intéressant mais appellerait le complément de créations annexes. Dans un dernier lieu, la chute imagée du texte participe d’une légèreté ou gratuité de propos desservant le potentiel de la description olfactive, puisque s’inscrivant d’emblée dans les canons du discours marketing. Dans le cadre d’une critique, il serait préférable de clore le développement par une estimation olfactive – quelque soit son degré d’explicite – plutôt que par une image suggestive. Car dans ce dernier cas, et ce quelque soit la teneur 166 du propos critique, le texte expirerait par une sensibilisation publicitaire incitant d’avantage à la consommation qu’à la considération raisonnée d’un parfum. Nous retenons ici un potentiel phénoménologique de la critique olfactive proposée par Drossart. La plupart des éléments relevés dans le texte de Revillard sont bien présents, mais exploités d’une manière encore trop hasardeuse, et parfois dans un ordre inadéquat. Une maitrise croissante des codes écrits de la phénoménologie husserlienne sera pourtant observable au fil des productions de l’auteur. SECTION 2 – L’Heure Défendue – Cartier L’HEURE DEFENDUE VII -­ CARTIER SIXTINE DROSSART « Dans la Rome antique, il y avait deux mots pour désigner la couleur noire. Généralement, on utilisait niger, pour le noir dans sa connotation neutre ou positive, et plus spécifiquement pour ce qui était d'un noir brillant... mais il y avait aussi ater, qui désignait le noir mat, ce noir sourd et inquiétant, celui des sortilèges et des maléfices. Septième coup au cadran des Heures de Parfum de Cartier, L'Heure Défendue est ater. Une heure si sombre qu'on se serait attendu à la trouver tard dans la nuit, une heure noire, noire comme le... cacao dont elle regorge. Après le cheval, du cacao, à présent? Oui, mais traité avec tout autant de maestria. Même si vous ne prisez guère les sillages Milka, ne tournez pas encore les talons: ce cacao-­ci n'a strictement rien de gourmand. Pas la moindre molécule de sucre à l'horizon. En fait, Mathilde Laurent s'est livrée ici à un bel exercice de style: faisant fi des connotations friandise de la note cacao, elle a choisi de la traiter comme n'importe quelle autre matière première, en exploitant les facettes olfactives de la fève: poudrée-­baumée, douce... et aussi amère, sombre, presque boisée. L'idée? Se concentrer sur ce versant obscur, prendre le cacao à contre-­emploi pour composer un anti-­gourmand, un oriental noir. Et l'amateur averti de ces louables intentions de tourner de l'œil à la première bouffée. Une simple pression sur le vaporisateur et L'Heure Défendue projette dans un rayon de plusieurs mètres une senteur hyper-­concentrée de ... liqueur de chocolat. Miséricorde! Une fois qu'il a repris ses esprits, encore un peu enivré par ces puissants effluves liquoreux qui 167 commencent à se dissiper, notre amateur se prend graduellement à apprécier, malgré tout, la richesse prononcée de ce chocolat noir comme l'encre, si pur... quand arrive le deuxième uppercut: une solide dose de patchouli. Le réflexe pavlovien s'enclenche aussi sec, "chocolat + patchouli = Angel", arrière toute! L'Heure Défendue ne se simplifie vraiment pas la tâche au départ, c'est vrai. Mais si vous attendez une petite demi-­heure, ces notes de tête tonitruantes achèvent leur grand air de baryton-­basse survolté en un decrescendo qui n'a plus rien d'étourdissant. Et ce qui s'ensuit, lorsque le parfum prend sa vitesse de croisière, est merveilleusement harmonieux. Le chocolat redevient fève de cacao, protagoniste qui exhale au premier plan ses arômes amers, poudrés, sombres toujours, et secs jusqu'au craquant. Le patchouli, très présent mais un peu en retrait, griffes limées et dépouillé de son râpeux, lui est un compagnon idéal: il souligne ses accents boisés, son amertume surtout, et le rend plus profond encore. Et malgré la sucrerie Angel qui en a ouvert la voie, le mariage entre les deux notes n'a en lui-­même rien de gourmand... Le santal vient aussi leur apporter son soyeux, le Cashmeran sa densité boisée-­balsamique, chaleureuse. Ce cœur au long cours se poursuit des heures durant sans plus vraiment dévier de sa trajectoire; à peine une amertume nouvelle de type mousse de chêne se fait-­elle jour sur la fin... mais pour le reste, L'Heure Défendue reste ce chœur étrange et pénétrant, étroitement soudé, compact mais complexe, qui s'entoure d'une certaine aura de mystère. D'ailleurs, si la nouvelle Heure Fougueuse faisait en quelque sorte écho à La Treizième Heure, c'est au douzième coup de minuit -­ L'Heure Mystérieuse -­ que cette septième heure semble faire allusion, avec son patchouli, sa densité. Si on y devine aisément des bois, le cacao pourtant surdosé ne se laisse plus instantanément saisir -­ c'est qu'il a été détourné, Mathilde jouant aussi sur ses facettes cuir, animal, castoreum. Devenue baume boisé-­amer, feutré et sourd, subtilement (subliminalement?) sensuel, L'Heure Défendue brouille les pistes, déconcerte, semble à la fois inviter et mettre à distance, chaleureuse mais secrète, riche de matières terrestres et tirant pourtant vers l'abstraction.... Autant dire que même si le défi -­ donner ses lettres de noblesse à l'absolu cacao -­ était de taille, L'Heure Défendue le relève haut la main. La matière y triomphe et, paradoxalement, s'y fait aussi oublier, tant la composition est complexe et raffinée... Un parfum à porter comme un velours noir, les nuits sans lune. » Structurellement parlant, ce texte paraît plus abouti que le précédent. L’entrée en matière table sur l’étymologique et le synesthésique de la couleur noir, ce qui est plus attractif que l’apostrophe aux tonalités commerciales déployée pour L’Heure Fougueuse. 168 La problématique est successivement posée avec le traitement du cacao en parfumerie, suivie d’un avant propos olfactif tenant à l’abstraction faite du gourmand pour ne facetter que les nuances âcres et amères du cacao, jusqu’à conquérir la distinction olfactive d’oriental noir. S’il aurait été bienvenu que la description phénoménologique vienne immédiatement ensuite, Drossart se laisse trop tôt aller à une imagerie détournant quelque peu le sérieux du texte. La référence au parfum Angel par l’accord chocolat-­‐patchouli – une nouvelle fois évoquée avant la description strictement olfactive – biaise le propos au lieu de l’enrichir. In fine, la partie consacrée au corps du parfum vient avec une impression de trop tard, ce qui nouvellement regrettable, au regard de la réitération qualitative de la description olfactive. Drossart y explicite élégamment les entrelacs olfactifs du chocolat et du patchouli sur une tonalité boisée et amère, les accents du santal, de la mousse de chêne et la nuance balsamique du Cashmeran, ainsi qu’un fond animalisé où s’entremêlent castoreum et suggestions cuirées. La conclusion est significativement mieux travaillée que la précédente, exprimant une estimation olfactive justement posée. La chute imagée la biaise malheureusement de nouveau et contrecarre l’aboutissement prometteur du texte. Malgré quelques défauts persistants de structure, la teneur de la critique de L’Heure Défendue se fait mieux valoir que celle de l’Heure Fougueuse. La capacité certaine de Drossart à se confronter à l’écriture phénoménologique olfactive conserve son inédit, et parvient à sensiblement rehausser le corps du texte. On peut encore espérer une modération des images suggestives en début et fin de critique, ainsi qu’une ouverture des références olfactives au delà des créations de la maison Cartier. Ces attentes trouveront significativement contentement dans le texte à venir de Cuir Mauresque. 169 CHAP XIV – ANALYSE DE TEXTES : LE CUIR EN PARFUMERIE L’appréhension du cuir en parfumerie permet d’ouvrir la sphère perceptive à la dimension composite des fragrances. Car s’il existe des matières strictement florales et animales, la création olfactive cuirée passe toute entière par un travail de composition et d’ajustement des molécules, ce qui incite à entrevoir l’art de la parfumerie. L’intermédiaire du cuir nous permettra notamment de croiser les typologies de critique américaines et françaises et ce, relativement à la confrontation d’un texte issu de Kafkaesqueblog.com portant sur la repesée du parfum Tabac blond de Caron avec une nouvelle critique de Sixtine Drossart traitant la fragrance Cuir Mauresque de Serge Lutens. Nous constaterons par ailleurs qu’à défaut d’autres éléments textuels, la phénoménologie olfactive est considérablement plus exploitée – voire mieux exploitée ?– par les amateurs américains. SECTION 1 – Tabac Blond – Caron TABAC BLOND – CARON – MODERN EXTRAIT VERSION KAFKAESQUEBLOG.COM « Androgyny, the dawn of the modern age, and the desire to blend masculinity with femininity are some of the inspirations behind Tabac Blond. It is one of the legendary leather and tobacco perfumes of the early 20th-­century from the famous house of Caron. Tabac Blond was released in 1919, the same year of another perfume giant, Guerlain’s Mitsouko. Tabac Blond was the creation of Caron’s founder and “nose,” Ernest Daltroff, who sought to create a scent for the new, modern woman. As Fragrantica puts it, it was a fragrance “for women who smoke cigarettes, since a cigarette was, at that time, the perfect symbol of freedom and chic of a Parisian woman.” Caron has a more evocative and vivid description: To mark the dawn of feminine liberation, CARON made the bold move in 1919 of 170 dedicating a deliberately provocative perfume to the beautiful androgynous women of the era, with their long ivory and mother-­of-­pearl cigarette-­holders poised nonchalantly between their lips. Tabac Blond: a subtly ambiguous fragrance that borrows the leathery head notes from the world of masculine fragrance, and combines them with Caron’s inimitable floral bouquet… The parfum opens on my skin with a flood of carnation that is primarily spicy, peppered, and almost a bit clove-­like in its aroma. There is a hint of something akin to rose in its sweetness, but the carnation’s piquant, spicy nature really dominates. It is followed by powder, then leather which has a definite animalic undertone, as if it had been lightly coated with castoreum. Flickers of lime and vanilla quietly trail behind, but the main bouquet is of powdered carnation, lightly infused with animalic leather. There is a sweetness to the powder, which definitely comes from iris, but it is not heavily vanillic. The Caron base which I’ve detected in a few of its other fragrances, like Nuit de Noel, is very evident here. “Caronade,” as it’s called, is very hard to describe if you haven’t smelled it, but it essentially consists of a bouquet that always makes me think of marrons glacée or glazed, iced chestnuts. It’s visually very brown, with a dark richness that is simultaneously dry, sweet, powdered, nutty, and a little bit vetiver-­like in its dark, somewhat earthy woodiness. I realise that all sounds very odd, but marrons glacée or iced chestnuts are often mentioned by people when it comes to describing the Caronade, so try to imagine a slightly leathered, dry, faintly powdered, vetiver-­ish, spicy, vanillic version of that, and you’ll be close. Tabac Blond slowly starts to shift. About 5 minutes in, the iris becomes more prominent in its own right. It’s chilly, cool, and very much like scented, sweetened, makeup powder. The Caronade signature also becomes more visible, but the leather is surprisingly subtle on my skin. It drifts through the top notes as a dark spectre with an animalic undertone, but I would never sniff Tabac Blond and think, “ah, leather!” Carnation and powder, definitely, but the leather takes a distinct back-­seat to the other two elements. Still, it’s really nice as it has both a warm richness and a refined smoothness that evokes kid-­skin. It’s hard for me to review Tabac Blond without bringing up Habanita, its younger sister. The two perfumes have a similar profile, share a number of notes in common, and are quite alike on my skin. For example, a subtle tinge of sourness. I don’t know if it is my skin or something about the lime blossom, but Tabac Blond has the faintest trace of sourness. It also popped up with Habanita which has bergamot instead of lime to go with all the florals, powder, and leather, but it was significantly stronger there. With Tabac Blond, it is much more subtle and fades away after about 30 minutes. Another 171 difference is that Tabac Blond is much more leathered, dark, spicy, and smooth than Habanita on me. The latter was fruity, more synthetic in feel, and sweeter. Tabac Blond’s leather is much smoother, lacking Habanita’s rubbery or sharp edges. The Habanita is dominated primarily by rose, while Tabac Blond is all spicy carnation with a subtext of cloves. Finally, the Habanita lacks the very key Caronade signature, and is about ten times more powerful in terms of projection. Yet, for all the subtle differences, the two fragrances are definitely related. Powdered florals, lightly flecked by leather, and carrying a trace of some vaguely abstract “tobacco.” The latter is much softer and more subtle in Tabac Blond than it is in Habanita, but the note is pretty much identical. It smells just like the powdered, scented paper in an empty pack of cigarettes. It’s never tobacco in the way of modern fragrances that have that note; this is not the tobacco of Tom Ford‘s Tobacco Vanille, or Serge Lutens‘ Chergui. This is scented, powdered paper in something that once contained tobacco and whose lingering traces have merely carried over. Tabac Blond continues to change as time goes by. The sillage was initially moderate, but starts to drop after 40 minutes. At the end of the 2nd hour, Tabac Blond is almost a skin scent, though it is very easy to detect up close. It coats the skin as a discrete, silken layer of carnation and powdered, lipstick-­y iris, with a faint trace of leather and tobacco paper, all nestled within the warm embrace of the chestnut-­y, dark Caronade. The lime is no longer there, and faded away about 30 minutes in; the animalic undertones soon followed. The tobacco paper impression is now almost imperceptible, requiring a lot of hard sniffs to detect it lurking in the lower layers. The vanilla is also quite muted, adding an indirect touch of sweetness to the carnation which is now much less spicy and clove-­like. There is a faint touch of warmth growing in the base, though it is wholly abstract and can’t be singled out as amber in any distinct way. Tabac Blond remains largely unchanged until its very end, with only subtle differences in the strength of certain notes. The one new thing to appear is the cedar which becomes a tiny bit prominent in the drydown, as does the vanilla, while the carnation becomes increasingly abstract. By the start of the sixth hour, Tabac Blond is a true skin scent that is primarily an abstract, powdered floral with cedar and vanilla. There is a trace of something dark lurking underneath that sometimes feels like very soft, muted leather, but, at other times, merely seems like the Caronade. In its final moments, Tabac Blond is just a blur of something powdered, vaguely sweet, and with the faintest trace of Caronade. I have mixed feelings about Tabac Blond. As noted earlier, powdered florals are not really my thing, but there is something appealing about the Caron’s version in the opening hours. 172 It’s definitely very pretty at times, especially with the spicy clove undertone, and I’m sure the vintage was even better, with added darkness, smokiness, and bundles of animalic leather. The current parfum version is sophisticated, powdered femininity, but it’s a lot less complicated or interesting than I thought it would be. To be fair, this is not the version everyone talks about, and I rarely find powder puff scents to be interesting in general. Very few of them appeal to me, but I certainly think Tabac Blond is more nuanced than the current Knize Ten, another powdery leather thanks to reformulation. I definitely prefer it to Habanita, which isn’t as luxurious, high-­quality, rich or smooth. The main conclusion to draw from all this seems to be this: Modern Tabac Blond is a great interpretation of a carnation powder puff, with the added benefit of some other subtle elements, brief as they might be, but it’s not really a leather scent any more. » Un premier point consiste à rappeler que le présent texte ne porte pas sur la version originale du parfum Caron, mais sur la repesée qui en est actuellement commercialisée. La critique a conséquemment pour particularité de ne pas se limiter à la considération olfactive d’un parfum isolé, mais d’inscrire cette perception dans une mise en regard avec ses versions antérieures et les orientations de ses rééditions. Le facteur temporel pourrait par conséquent justifier la longue entrée en matière sur l’émergence historique du parfum Tabac blond, bien que cette dernière aurait sans doute pu s’affranchir du discours publicitaire de l’époque. Son influence n’est toutefois que de courte durée puisque s’ensuit une description phénoménologique et olfactive de plusieurs paragraphes que rien n’interrompt. L’auteur entame par l’évocation et l’agencement des diverses matières odorantes : l’œillet, les épices, le poivre, le clou de girofle, puis la poudre et le cuir dans une version très animalisée par le castoreum, enfin, le citron vert, la vanille et l’iris. Il introduit successivement la signature olfactive de la Caronade – nous avions plut tôt présenté la version de la Guerlinade – qu’il définit comme un « bouquet de marrons glacées » avec des nuances de châtaignes, de vétiver, le tout un peu boisé et un peu terreux. S’entame consécutivement un rigoureux suivi de l’évolution du parfum partant de la pulvérisation jusqu’à après 6h de pose. Rares sont les critiques de parfum françaises faisant acte d’un tel panorama perceptif. Interne à l’étude évolutive du parfum, l’auteur développe une importante mise en regard avec le parfum Habanita de Molinard, qu’il rapproche principalement via une certaine aigreur olfactive. Il développe notamment les facettes de la matérialité – Tabac blond serait tranchant tandis 173 qu’Habanita tirerait sur le caoutchouteux – de la luminosité – le premier serait sombre et épicé alors que le second semblerait plus épuré et accessible – ainsi que de la note dominante : Tabac blond serait tout entier œillet épicé quand Habanita se caractériserait principalement par la rose. Cette mise en regard permet successivement à l’auteur d’introduire la vague notion olfactive de tabac, qu’il décèle de façon subtile, voire fantomatique dans Tabac blond, pour lequel il avait déjà souligné un traitement très approximatif de la note de cuir. La description phénoménologique olfactive est extrêmement riche et donne ici la primauté à l’appréhension du parfum tout au long de son évolution, ce qui est inédit par rapport aux critiques françaises, beaucoup plus succinctes. Le texte se clôt sur une appréciation approximative du parfum, déplorant principalement l’intensité des notes de tabac et de cuir qui, dans la version moderne, tendent à se faire happer par la présence de l’œillet, quand la version originale entendait les mettre au premier plan sensoriel. Nous devons ici nous garder d’une analyse à la française et tacher de considérer la critique américaine selon une intégrité à part entière. Comme constaté, la priorité est ici tout entière accordée à la phénoménologie olfactive, détaillant les modalités d’apparition du parfum ainsi que l’évolution de ses facettes au fil des heures. Ce qui soutient une pleine légitimité de l’expérience olfactive. Les références historiques et marketing de l’introduction se voient compensées par l’absence totale d’image suggestive. Preuve en est que ces dernières ne sont en rien impératives à la critique de parfum. On ne recense qu’une référence olfactive, mais qui fut à elle seule, plus approfondie que plusieurs autres dans les précédents écrits. En dernier lieu, l’approximatif de la conclusion se légitime puisque touche aux non-­‐dits des reformulations en parfumerie, et n’enlève en rien à l’exhaustivité du texte dans son ensemble. Ainsi, l’auteur du site kafkaesqueblog.com acte une description phénoménologique visiblement husserlienne, traitant simultanément les paramètres factuels et évolutifs de la structure olfactive. Ce texte se rapproche particulièrement de ce que nous ambitionnons pour l’élaboration d’un patrimoine documentaire-­‐
expérientiel du parfum. 174 SECTION 2 – Cuir Mauresque – Serge Lutens CUIR MAURESQUE – SERGE LUTENS SIXTINE DROSSART « Il était d'usage, autrefois, d'imprégner de parfums les cuirs et peaux tannées. Dans les pays arabes, c'étaient des attars et des muscs qui s'exhalaient des peaux... Serge Lutens se serait inspiré de cette tradition raffinée pour créer, en 1996, Cuir Mauresque. Comme beaucoup de parfums de cette famille olfactive, Cuir Mauresque risque de rebuter quelque peu à la première inhalation: c'est qu'il s'affiche d'emblée comme un cuir de la plus belle eau, avec les accents boisé-­fumé-­goudron typiques. En fait, cette première bouffée rappelle beaucoup le Tabac Blond classique de Caron (quand il était encore un cuir affirmé, plutôt que sa version ambrée actuelle)... difficile de faire plus beau compliment à un cuir! Très vite, pourtant, la patte Lutens vient le moduler pour lui donner une dimension orientale: des épices sombres, cumin et muscade en tête, se manifestent, tout en mesure. Elles sont bientôt suivies par un doux voile de jasmin et de fleur d'oranger conjugué à une note très lutensienne de fruits séchés, tandis que le cuir intense du départ se modère pour se fondre à part égale avec ce coeur fleuri-­épicé. Au cours de son évolution, Cuir Mauresque poursuit sur cette lancée, se faisant progressivement doux et moelleux, arrondi d'ambre et assez nettement sucré, au point qu'il en prendrait presque des allures de cuir vaporisé d'Heure Bleue... parfaitement exquis! En fond, un cèdre discret vient les rejoindre, la cannelle se fait plus marquée; en toute fin de tenue, une toute petite touche d'un musc nettement animalisé, lointaine annonce du futur Muscs Koublaï Khan, se mêle timidement au fond ambré, chaleureux, où se lovent les derniers souvenirs de cuir. Si Cuir Mauresque porte jolies les notes caractéristiques des cuirs, il est aussi (et surtout en seconde partie de son évolution) un bel oriental qui concentre les codes de la parfumerie de Serge Lutens. Elégant, suave, d'une sensualité mesurée, il ne risque de déconcerter qu'au départ; pour le reste, son caractère hybride de cuir/oriental le rend, je pense, assez facile à porter -­ pour autant bien sûr qu'on aime les notes cuirées! A choisir, il serait par ailleurs peut-­être plus féminin que beaucoup d'autres cuirs, plus boisés-­fumés. Ajoutons que son sillage est 175 modéré, sa rémanence adéquate (il tient pratiquement la journée)... et qu'il m'enivre au point que je n'arrive pas à m'en détacher depuis des jours! » Plus concise, la critique de Cuir Mauresque est également mieux structurée que les textes relatifs aux Heures de Cartier. Après un courte accroche historique, Drossart introduit le propos olfactif d’un cuir « boisé, fumé et goudronneux » auquel vient successivement se soumettre la référence de Tabac blond – dans sa version originale – dont la chaire tenait toute entière à l’esquisse d’un cuir rond et chaud. Sans transition, l’auteur poursuit avec une description olfactive au cours de laquelle sont évoquées les facettes sombres des épices, du cumin et de la muscade. Réduisant le temps d’évolution, elle poursuit avec les facettes jasminées, fleur d’oranger et fruits séchés que l’on retrouve dans de nombreux parfums de Serge Lutens, peut être une autre variation de la signature olfactive. Le troisième temps du parfum s’ouvre pour l’auteur sur des nuances ambrées et sucrées, avec un peu de cèdre, un peu de musc et de cannelle renvoyant à quelque chose de très oriental. Les références sont brodées au fil du propos olfactif, avec une apostrophe au Muscs Koublaï Khan de la maison, ainsi qu’une ouverture sur les créations de Caron et Guerlain, notamment avec L’Heure bleue. Drossart conclue presque instantanément son propos par un récapitulatif succinct des évolutions de Cuir Mauresque, et clôt son texte par une appréciation enthousiaste mais non extrapolée. Aucune image suggestive, pas de chute poétisée, la tenue du texte s’est considérablement améliorée et l’auteur va droit au but. La partie potentiellement phénoménologique est en bonne place et suffisamment développée au regard de l’ensemble de cette critique. Nous attenons peut être ici à une transposition de l’écriture expérientielle américaine à l’esprit de synthèse de la critique française. 176 CONCLUSION La mise en regard des six précédentes critiques amène au constat d’une importante hétérogénéité de ce type de productions écrites. Si premièrement soucieux de mettre au jour les possibles invariants de la retranscription de l’expérience olfactive – point qui fut résolu par la clarté du texte de Patrice Revillard – force est de constater que de nombreuses critiques parviennent – à leur détriment – à s’affranchir de ces critères. De fait, si sa présence n’y est véritablement qu’occasionnelle, la simple directive de lecture phénoménologique ne peut espérer valoriser l’expérience interne à la critique de parfum. Une opération de tri semble au préalable nécessaire afin de déceler le potentiel expérientiel propre à chaque écrit. Nous en avons par exemple décelé chez Patrice Revillard et Sixtine Drossart, laquelle nous a d’ailleurs permis de constater une maturation phénoménologique de la critique olfactive. La mise en parallèle avec un texte américain nous a successivement suggéré l’ampleur de l’intérêt accordé par ces derniers à la retranscription de la dimension proprement expérientielle du parfum. La critique de Tabac blond ne trouverait que difficilement un équivalent au sein des productions européennes. De fait, à la lumière des limites de la critique française – qui modère le propos olfactif selon une restriction pragmatique de l’expérience sensorielle – il apparaît que notre discipline ne pourrait que difficilement devenir le lieu d’épanouissement d’une écriture phénoménologique husserlienne et olfactive. Ce constat soulève un paradoxe selon lequel, le patrimoine documentaire-­‐expérientiel potentiellement capable d’asseoir la conception d’un patrimoine olfactif de la parfumerie française, ne pourrait s’établir de façon exhaustive en France. Cette ultime incohérence à l’appréhension du patrimoine olfactif nous incite finalement à considérer l’éventualité que cette notion ne soit ni théoriquement envisageable, ni pratiquement réalisable. Au terme des diverses pistes appréhendées, sans doute est-­‐il temps pour nos réflexions d’aboutir à l’inconsistance de la notion de patrimoine olfactif, ainsi qu’au cloisonnement de ses potentialités au strict phénomène tendanciel de la culture occidentale. 177 CONCLUSION GÉNÉRALE L’intérêt de la présente recherche pour la notion de patrimoine olfactif tient à la diversification des potentialités sensorielles de la transmission patrimoniale. L’odorat renvoyant à une modalité perceptive se complexifiant dans la fugacité, la conception d’un patrimoine olfactif – principalement pensé relativement à l’intermédiaire du parfum – semble une opportunité d’ouverture du corps patrimonial aux horizons de la multisensorialité. Le fait est qu’au cours d’une première appréhension des typologies du patrimoine culturel, nous avons constaté que l’olfactif pouvait simultanément s’inscrire dans plusieurs d’elles, sans parvenir à pleinement s’accomplir dans une seule. D’où l’idée première de ne pas le concevoir comme intégrant d’une distinction patrimoniale préexistante, mais comme une division à part entière dont il importe de définir les caractères. Nous avons conséquemment concentré nos recherches à l’approfondissement de variations constitutives du patrimoine culturel, notamment les notions de temporalité, d’authenticité, de mémoire, ainsi que les divergences conceptuelles entre les cultures orientales et occidentales. L’aboutissement de ces diverses appréhensions conduit à la réduction de la structure patrimoniale aux caractères relatifs à l’objet, l’identité, la mémoire et la transmission. Si insuffisants à l’estimation intégrale de la dimension du patrimoine, ils en demeurent des piliers sans lesquels aucune conception n’est possible, et suffisaient par conséquent à l’évaluation de la faisabilité théorique du patrimoine olfactif. Au regard des théories de Babelon et Chastel, mais également de Di Méo, Laval, Jeudy, Heinich, Le Goff, Frangne et Schiele, nous avons émis des contenus potentiels et composites à la théorisation du patrimoine olfactif, à savoir : « l’objet personne » et l’identité fantasque prônées par Delbourg-­‐Delphis, la mémoire de répétition émise par Le Goff et la transmission éducative revendiquée par Boell et Sibony. Le second temps de notre recherche consistait à mettre en regard notre conception approximative du patrimoine olfactif avec les transpositions pratiques actuellement observables via l’avènement culturel de la parfumerie. Les sites du Musée International 178 de la Parfumerie à Grasse, du Conservatoire des parfums de l’Osmothèque à Versailles ainsi que les expositions de parfumerie récemment commanditées par les maisons de luxe à Paris, ont fait l’objet d’un protocole de visite et d’étude permettant de canaliser la diversité de leurs activités dans le paradigme de notre recherche. Les repesées de parfums effectuées par la maison Guerlain ont également été appréhendées avec rigueur dans le cadre d’un atelier olfactif individuel, ainsi que par l’étude d’une retranscription écrite de la médiation prodiguée aux amateurs de parfums par Thierry Wasser et Frédéric Sacone, et l’analyse d’une interview de Wasser réalisée à cette occasion et dont Alexis Toublanc a consenti à nous faire partager l’exclusivité. De comparaisons successives, il est apparu que notre conception théorique ne trouvait en rien son plein aboutissement dans les transpositions pratiques du patrimoine olfactif. La confrontation de ces deux dimensions a par ailleurs permis de simultanément mettre en relief les paradoxes propres à chacun, et de fait, d’anticiper une certaine incohérence commune. Il est notamment apparu que le patrimoine olfactif ne pouvait se concevoir indépendamment de la pratique, et que le paradigme strictement philosophique que nous avions premièrement choisi de suivre était entièrement désuet. La transposition des repesées en parfumerie, notamment celles effectuées par la maison Guerlain, s’est alors posée comme le cas le plus recevable de patrimoine olfactif. Cette dernière a successivement permis de mettre au jour l’importance de la dimension économique du patrimoine, dont nous avions également pensé pouvoir nous affranchir lors de cette étude. La résultante strictement pratique d’un patrimoine olfactif renvoie au fait que sa non rentabilité ne rend pas son expansion envisageable dans un contexte européen de crise économique. Au regard de cette restriction concrète, nous avons souhaité apporter une ouverture au problème de l’irréversible perte de l’expérience olfactive qui – qu’importe l’intégrité concrète des repesées de parfum – demeure une lacune à la pleine recevabilité d’un patrimoine dit « olfactif. » Nous nous sommes par conséquent tournés vers les capacités de l’écriture phénoménologique husserlienne à cristalliser une certaine expérience sensorielle, et successivement, à élaborer un patrimoine documentaire-­‐expérientiel de l’olfaction. Les critiques de parfums ont été envisagées comme contenants phénoménologiques potentiels, point que nous avons tenté de démontrer par la mise en regard thématique de divers textes. Les modalités comparatives ayant également été 179 variées pour toucher à un plus haut niveau d’exhaustivité, nous avons également modulé le degré d’expertise et la nationalité des auteurs. De ces confrontations, il est apparu que la critique de parfums n’est pas une pratique absolue en soi, et que l’écriture phénoménologique olfactive au sens husserlien du terme n’y est ni immanquablement présente, ni convenablement exploitée. La mise en regard avec un texte anglophone nous a permis de prendre conscience que l’expérience proprement sensorielle du parfum importe bien d’avantage aux américains qu’à la critique française, laquelle ne s’attarde que de façon approximative et circonscrite à sa retranscription. Il semble par conséquent inconcevable de bâtir un patrimoine documentaire-­‐expérientiel olfactif basé sur les productions de la critique française. De fait, si le patrimoine olfactif ne peut économiquement pérenniser en France, son intégrité expérientielle ne semble également pas à même de s’épanouir en ce pays. Notre recherche – si non aboutissant simplement à la définitive impossibilité d’élaboration d’un patrimoine olfactif en France – pourrait conclure à une nécessaire projection des potentialités exécutoires du patrimoine olfactif au delà des frontières européennes. Quant aux cas actuellement observables de « patrimoine olfactif » à Grasse, Versailles et Paris, il semble nécessaire de dénoncer l’essentielle tendancialité de leur nature, ainsi que leur paradigme adhérant principalement au phénomène occidental du « Tout patrimoine » et non à un quelconque désir intègre de transmission patrimoniale. L’ensemble de notre recherche semble nous mèner au constat que le « patrimoine olfactif » européen n’est intrinsèquement qu’un effet placebo à l’appréhension de la perte. 180 BIBLIOGRAPHIE ALBERT Jean-­‐Pierre, Odeurs et sainteté. La mythologie chrétienne des aromates, éd. École des Hautes études en sciences sociales, Paris, 1990. AMBROSE Timothy, PAINE Crispin, Museum basics, éd. 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C’est principalement une notion, utilisée pour parler des anciens parfums depuis les années 90. Aujourd’hui le vintage est une tendance très forte qui touche à plusieurs domaines. La mode, mais également la gastronomie se tournent vers des codes traditionnels et réconfortants, particulièrement depuis le début de la crise économique. On cherche à retrouver des éléments de notre enfance, nous rappelant d’une certaine manière notre passé, mais également notre héritage. En parfumerie, le vintage débute avec l’influence du physicien Lucas Turin et de son ouvrage Parfums le guide. C’est le premier texte consacré à la critique de parfums. En effet, la parfumerie ne bénéficiait jusqu’alors pas de sa propre critique, à l’instar du cinéma, des arts plastiques ou de la gastronomie. Or, oser critiquer un parfum relevait d’un certain tabou. On dit souvent que « Les gouts et les couleurs, ça ne se discute pas. » Pourtant, et c’est le cas de la séance d’aujourd’hui, nous allons voir qu’il existe bel et bien une manière d’évaluer et de juger un parfum. Dans son guide, Lucas Turin met en avant le fait que certaines créations avaient subi des modifications olfactives, et que les versions commercialisées n’étaient plus véritablement identiques de celles vendues quelques années plus tôt. Mais à l’époque où il dénonce les reformulations déjà à l’œuvre dans le secteur, peu de personnes s’intéressaient au domaine de la parfumerie. Ce n’est qu’au milieu des années 2000 qu’un premier mouvement apparaît, celui des blogs de critiques de parfum américains, principalement tenus par des amateurs maitrisant la parfumerie française sur le bout des doigts. Fins connaisseurs de l’histoire de la parfumerie et des créations parues au cours du XXe siècle, ils vont entamer de comparer les versions anciennes avec les parfums actuellement commercialisés. Ce n’est 190 qu’en 2006 que ce mouvement s’est propagé en France. Il occupe actuellement une place très importante dans l’évolution de la parfumerie contemporaine. Pourquoi les parfums vintages ? Il est vrai que les formules changent, la majeure partie des marques parvient enfin à l’admettre. Si la question des réglementations liées à l’hygiène en est la principale cause, on peut également évoquer la perte des formules. On est effectivement sur des formules très anciennes qui peuvent être égarées durant le rachat d’une maison par une autre. Il arrive que les détendeurs des formules refusent de les céder au nouvel acquéreur. On est par conséquent obligé de reformuler au hasard. Les matières interdites ne sont également pas à négliger, la date clef remontant à 1979 avec l’interdiction du musc animal en parfumerie. Il peut y avoir des reformulations pour des questions de coûts, car il n’est plus possible d’investir dans un parfum comme on se le permettait à l’époque. Enfin, l’approvisionnement des matières premières peut changer, le galbanum par exemple – qui est une racine – n’est plus importé d’Iran pour des raisons géopolitiques. Un nombre important d’éléments intervient dans le fait que votre parfum va changer. Aujourd’hui nous allons sentir des parfums anciens, dont certains ont près d’un siècle puisque remontent à 1920. Certains peuvent être plus récents, mais l’ensemble des versions que vous allez sentir n’est plus commercialisé. Nous avons fait une sélection de 17 parfums ayant marqué l’histoire de la parfumerie du XXe siècle. Certains ont été précurseurs, d’autres novateurs parce qu’ont introduit de nouvelles tendances, et quelques uns ont été des best sellers de l’époque. Ce qui est intéressant c’est de découvrir les codes olfactifs des décennies précédentes, voir ce que l’on pouvait aimer au début du XXe siècle et ce qui se vendait de manière générale. Nous aurons notamment l’occasion de créer des filiations entre divers parfums car, si l’on reproche au marché actuel de n’être pas suffisamment inspiré et de beaucoup copier la concurrence, il faut savoir que le plagiat est une réalité, mais que cela se faisait déjà bien avant. Une dernière précision, chaque fois que vous sentirez un parfum, nous vous donnerons simultanément sa date de création ainsi que l’année de la version que vous sentez. Par exemple, pour certains parfums des années 20, nous sentirons une version des années 60. Nous vous préciserons également s’il s’agit d’un extrait, d’un parfum de toilette – qui sont les ancêtres des eaux de parfums et dont l’appellation a disparu en 191 1980 – d’une eau de toilette ou d’une eau de Cologne. Pour certains, nous sentirons successivement la version ancienne puis la version actuelle afin de les comparer. Ceci est avant tout une séance d’échange donc n’hésitez pas à donner votre avis, cela nous intéresse également de connaître les différences que vous percevez entre les versions anciennes et actuelles, ce que vous préférez et si vous trouvez que la reformulation est intègre ou non. L’Origan – Coty Parfum de 1905 senti dans une version Eau de Cologne des années 1940. Coty est un précurseur de la parfumerie moderne. Autodidacte venu d’Ajaccio, il arrive à Paris en 1904 avec le désir de créer sa propre maison de parfumerie. Son souhait s’étant réalisé un an plus tard, l’Origan fut son tout premier parfum. Coty ose pour la première fois l’emploi massif de bases de synthèse. Il se fournit auprès de laboratoires fournisseurs de matières premières et d’accords déjà travaillés. Lorsqu’il crée l’Origan, il innove la famille olfactive des ambrés-­‐fleuris-­‐épicés. C’est un parfum très aromatique et baumé, qui joue sur des accords de fleur d’oranger et d’œillet. Ce dernier, nous le verrons par la suite, était une note extrêmement employée dans la parfumerie de l’époque et jusque dans les années 1940 alors qu’aujourd’hui cela peut paraître complètement désuet. L’Origan se caractérise donc par une signature fleur d’oranger, œillet, violette, vanille, héliotropine – la note amandée – fève tonka en fond et coumarine qui donne cet aspect un peu aqueux. C’est un parfum qui va énormément se vendre, notamment auprès de la petite bourgeoisie que Coty visait particulièrement avec cette création, tandis que des enseignes telles que Guerlain ou Caron ne se concentraient que sur l’aristocratie voire la haute bourgeoisie. On verra par ailleurs que lorsque Coty fait un parfum qui marche, Guerlain reprenait assez couramment la formule afin de la perfectionner pour son compte. 192 Après l’Ondée – Guerlain Parfum de 1906 senti dans une version extrait de 1999. Alors que la plupart des marques s’appliquaient à travailler la retranscription des matières en parfumerie – des cuirs, des lavandes, jasmins et autres soliflores -­‐ Guerlain innove par son traitement de l’abstraction. Dans ce parfum, nous sommes face à une forêt idéalisée après la pluie, un moment très poétique s’affranchissant totalement de la matière. Après l’Ondée fait figure d’un usage des aldéhydes ainsi que de la note de mimosa que l’on retrouvera à plusieurs reprises chez Guerlain. Si l’extrait que vous sentez a été arrêté, c’est principalement à cause de la note d’œillet, qui se compose de clou de girofle et d’eugénol, lequel étant extrêmement réglementé par les normes anti allergisantes. La complexité et la finesse de la composition de ce parfum font qu’il est très délicat de le reformuler sans la note d’œillet, Guerlain a rapidement compris qu’une repesée commercialisable ne serait pas envisageable, et a par conséquent préféré interrompre la production de l’extrait pour une version moins concentrée en eau de toilette. Quoi qu’il en soit, Guerlain va se démarquer par le fait de traiter l’abstraction plus que la matière dans sa parfumerie. D’autres parfums succèderont sur ce point à Après l’Ondée. Narcisse noir – Caron Parfum de 1911 senti dans une version extrait des années 1960. Caron était le concurrent direct de Guerlain. Les produits de la maison vont énormément se vendre aux Etats Unis où l’enseigne sera d’ailleurs plus connue que sa rivale. Crée par Ernest Daltroff, Narcisse noir est un parfum qui ne ressemble en rien à ce que l’on créait dans les années 1910. Il traite en effet la fleur d’oranger mais avec un aspect très animal, fauve et sombre, notamment avec de la civette et des muscs. C’était un parfum très opulent dont on se servait principalement pour parfumer les fourrures lors des sorties à l’Opéra. Dans cette version antérieure qui est presque gothique, il n’aura aucun descendant et demeurera une structure assez unique. Néanmoins lorsque vous sentez la version actuelle, vous vous apercevez que la fleur d’oranger a été traitée avec un côté beaucoup plus pâtisseries orientales, notamment avec des muscs blancs et du sudéral, ce qui donne cet aspect cuir moderne un peu daim. 193 On peut également déceler un coté feutre à colorier et une note de savon de Marseille. Le traitement de la fleur d’oranger est plus consensuel dans la version actuelle, et demeure de fait bien plus beau dans celle antérieure. Quelques fleurs – Houbigant Parfum de 1912 senti dans une version extrait des années 1920. Nous sommes ici sur une très bonne vente du début du XXe siècle. Vous pouvez constater un accord floral assez opulent, presque lourd, riche, un peu solaire avec des notes d’eugénol, d’ylang ylang et une pointe d’aldéhydes. (Les aldéhydes sont une matière qui date du début XXe et dont la plus grande utilisation s’est faite dans le N°5 de Chanel. A l’époque où les maisons de mode se sont intéressées à la création de parfum, l’aldéhyde était en quelques sortes « la matière des couturiers. ») Cette dernière nous fait nous interroger sur la possibilité que Quelques fleurs ait pu influencer la composition du N°5 et plus directement du N°22 avec lequel on retrouve une filiation plus évidente. La version actuelle de ce parfum s’appelle désormais Quelques fleurs l’original. Or si vous sentez bien, vous constatez que cette version est beaucoup plus verte, plus crémeuse, on change pour le coup totalement de famille olfactive. Il y a énormément de notes vertes mais également un côté muguet, des muscs et une impression aqueuse en fond. Le problème que pose ce parfum, c’est celui de l’intégrité. Les reformulations existent, on le sait et il devient dans un tel cas malhonnête de la part des maisons de parfumerie de promouvoir la vente d’un parfum original alors qu’on en a fait quelque chose de totalement autre. C’est un non respect de la trame olfactive mais également de la clientèle. Qui plus est dans d’autres domaines, il serait totalement impossible d’à ce point falsifier un produit. Dès que la formule change, les marques doivent le préciser, que ce soit dans les produits alimentaires ou d’entretien. Or, on constate qu’en parfumerie il est possible d’agir à sa guise. Les maisons n’ont pas conscience de l’importance de préserver leur identité olfactive, et c’est vraiment dommage. 194 L’Heure bleue – Guerlain Parfum de 1912 senti dans une version des années 1980. On revient chez Guerlain avec le paradigme de suggestion d’un moment de la journée plutôt que la retranscription d’une matière. Avec l’Heure bleue, on est dans l’instant de battement entre le jour et la nuit. Si on le sent, on retrouve la structure amandé, poudré et épicé qui reprend la trame olfactive proposée par Coty avec l’Origan. On parlait tout à l’heure des réappropriations de structures de Coty par Guerlain, vous en avez ici un exemple. Cette dernière a rendu la forme du parfum plus ronde et réconfortante. Mais malgré sa structure enveloppante, on retrouve les notes anisées et aromatiques propres à Coty. Ce parfum va s’inscrire dans les mémoires comme une fragrance très parisienne, son succès en province ne sera pas du tout le même qu’en la capitale. On y retrouve également la note d’œillet qui permet de véritablement structurer le parfum, de le corseter, de lui donner du corps et du panache. On en a un bon exemple dans L’Air du temps de Nina Ricci. D’ailleurs, on remarquera que lorsque l’œillet fut interdit et que plusieurs reformulations durent s’en affranchir, les parfums ont eu tendance à s’avachir. Tabac blond – Caron Parfum de 1919 senti dans une version des années 1950. Tabac blond réinvente la famille des cuirs en parfumerie. Cette dernière existait déjà au XIXe siècle avec les déclinaisons des cuirs de Russie, mais ce parfum apporte une structure tabassée très moderne pour l’époque. Il fait allusion aux volutes de tabac blond fumé par les garçonnes des années 20 tandis que le tabac brun était réservé aux hommes. On peut dire que si beaucoup de parfums sont venus alimenter la famille des cuirs, aucun ne sentira jamais comme Tabac blond, du moins pas avant Cuir Mauresque. Il a une structure assez brute avec un fond poudré qui vient l’arrondir sans l’assécher. S’il y a eu plusieurs reformulations de ce parfum tout au long du XXe siècle, vous avez actuellement celle qui est la plus cuirée. Si vous sentez maintenant la version actuelle, vous allez vous rendre compte qu’elle est beaucoup plus grasse et plus lactée. On pourrait presque dire qu’elle joue sur les codes anciens mais de manière très caricaturale, sans percevoir la subtilité des accords 195 d’origine. Par ailleurs, sa tenue s’est considérablement dégradée et se rapproche bien d’avantage de celle d’une eau de toilette. Shalimar – Guerlain Parfum de 1925 senti dans une version extrait des années 1970. Alors celui la, si vous ne le reconnaissez pas, ca va barder. Il s’agit bien évidemment de Shalimar, qui est un des premiers orientaux en son genre. Sa formule reprend de nouveau une structure de Coty, celle de l’Emeraude qui était un oriental vanillé avec très peu de nuance florales. Dans Shalimar on constate une véritable dualité entre les notes hespéridés et vanillées. Le cœur oriental permet d’étendre les notes de rose, de muguet, de lavande et les quelques nuances aromatiques et boisées en fond qui rappellent vaguement Jicky. On a également une note cuirée de bouleau qui vient relever le tout et tenir l’ensemble. La version actuelle de Shalimar est beaucoup plus tarte au citron, principalement à cause de la surdose de bergamote. Thierry Wasser souligne d’ailleurs que les problèmes de la reformulation de Shalimar ne tiennent pas aux épices mais aux muscs et à la bergamote. Cette dernière est actuellement beaucoup plus light que l’antérieure qui était très fruitée avec beaucoup de corps, et qui pouvait suivre l’évolution du parfum sur plusieurs heures. Néanmoins si portée, la version actuelle de Shalimar ne fait pas illusion au regard de l’ancienne, son sillage en revanche demeure le même qu’à l’époque. Et nous nous accordons tous à dire que malgré tout, une femme qui porte Shalimar c’est absolument somptueux. Femme – Rochas Parfum de 1943 paru en 1944 et senti dans une version des années 1970. Marcel Rochas, qui était un grand couturier du XXe siècle, demanda un jour à Edmond Roudnitska un parfum travaillant la note de pruneau confit. Ainsi naquit Femme, un chypré fruité s’inspirant assez ouvertement de Mitsouko de Guerlain avec cette note de prune particulière qui vient de la molécule du prunol. Le parfum se pare d’un cœur classique de rose et jasmin avec un fond boisé, mousse de chêne et cuir. C’est une fragrance assez difficile à porter du fait de son coté très fourrure. Une nouvelle fois, ce 196 n’est pas un parfum de jour mais une parure destinée aux sorties nocturnes. On lui retrouve également un côté très cumin avec quelques teintes de pêche. En 1989, on trouve que le parfum n’est plus assez diffusif, et on demande à Olivier Cresp de le reformuler. Ce dernier s’exécute sans pouvoir bénéficier de la formule d’origine et aboutit à ce que vous sentez, qui est beaucoup plus ambré, plus cumin, moins sombre et moins fruité. Ce qui est à noter c’est que généralement, lorsqu’on demande à un parfumeur quel est le parfum qu’il aurait rêvé de créer, les deux réponses qui reviennent constamment sont : Mitsouko et Femme de Rochas. Plus largement, sachez que la famille des chypres, c’est un peu le fantasme des parfumeurs, car c’est une famille très complexe et sophistiquée avec beaucoup de dualités. C’est un travail de composition olfactive très intellectuel. 197 ANNEXE 2 LES EXPÔTS ANTHROPOLOGIQUES MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE 198 199 200 201 ANNEXE 3 MUSÉOGRAPHIE DE L’IDENTITÉ MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE NECKER Eric, RASSE Paul, Techniques et cultures au musée : Enjeux, ingénierie et communication des musées de société, éd. Presses Universitaires de Lyon, 1997, p. 127. 202 ANNEXE 4 DISPOSITIFS OLFACTIFS MUSEE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE I – SYSTEME A TIROIR 203 II – SYSTEME A BOUTON POUSSOIR 204 ANNEXE 5 MÉDIATION DU PARCOURS ENFANT MUSÉE INTERNATIONAL DE LA PARFUMERIE 205 206 ANNEXE 6 SCHÉMA ACTANTIEL DE GREIMAS STRUCTURE NARRATIVE DES CONTES ENCYCLOPEDIE LIBRE SCHEMA ACTANTIEL 207 ANNEXE 7 LA SAGA GUERLAIN AUPARFUM.COM EPISODE PILOTE – LE CAS SHALIMAR Le cas Shalimar s’est déroulé comme un grand procès médiatique. La tension dans la salle était palpable quand défilèrent à la barre des nez de nos juges, trois mouillettes de trois Shalimar différents. Etaient représentés : un extrait de 2014, témoin de l’état actuel du parfum créé par Jacques Guerlain ; un extrait repesé en frais par Frédéric Sacone et Thierry Wasser d’après la formule originelle (et donc sans suivre la législation européenne) et un extrait de 1925, c’est-­‐à-­‐dire un Shalimar ayant passé près de 89 ans dans son flacon Art Déco à voir le monde évoluer, et sa formule par la même occasion. La note fumée de cuir qui donnait du mordant à Shalimar depuis 1925 et lui évitait d’être une simple crème dessert. Ce parfum pose donc un problème majeur. Mais qui n’est pas forcément celui auquel vous pensez... Si on remonte aussi loin dans le passé, bien avant les extraits et parfums de toilette des années 80-­‐90, le souci principal n’est pas seulement cette note cuir (apportée par le bouleau) que beaucoup réclament. Ce n’est pas seulement le final du parfum qui est moins théâtral, mais bel et bien son prologue : la bergamote. Bergamote qui n’est, d’ailleurs, apparemment vraiment pas le seul tracas. Thierry Wasser glisse alors à l’assemblée, avec un sourire en coin : « Il y a des évidences évidentes et des évidences qui le sont un peu moins... ». Sur ces mots, les jurés que nous formions entamèrent l’une des premières délibérations. 208 Matières incriminées Thierry et Frédéric témoignent : ce sont la bergamote donc, mais également les muscs, les notes animales (par le costus et le traitement de la civette) qui auront notamment été les grands récalcitrants de ces reconstitutions ; ainsi que la note de cuir (évidente mais pas seule) dans le cas du mythique parfum de 1925. La touche de la version de Shalimar de 2014 sous le nez, on constate que s’occuper des reformulations et du patrimoine est un défi pour un parfumeur : à lui de savoir quelles matières doivent être conservées et lesquelles peuvent être éliminées. En fonction de la législation, il faut parfois revenir en arrière en "bricolant" selon ce qui est encore disponible, selon comment tel ou tel matériau est produit et où... A défaut, il faut parfois trouver l’effet perdu d’une matière par le traitement d’une autre, quitte à s’éloigner de la formule d’origine. (A la manière dont, à partir d’un point de départ A on peut découvrir des voies qui sont impraticables lorsque l’on chemine qui nous contraignent à modifier notre trajectoire pour parvenir à un lieu d’arrivée B.) Du vieillissement de nos vintages Au tour du Shalimar de 89 ans de passer à la barre. Porté aux nues par les puristes, l’accusé permet subtilement de comprendre une variable souvent mise de côté : les matières changent avec le temps. Comment évaluer un parfum ayant vieilli alors ? A la différence de la science des pigments pour la peinture, nous ne connaissons pas d’études permettant de voir comment les odeurs se dégradent ou s’accentuent avec l’âge. Que certaines notes remontent alors que d’autres perdent en puissance était quelque chose d’évident pour l’assemblée que nous formions. Mais de manière aussi flagrante... La surprise était de taille. Ainsi, si la mousse de chêne, l’opoponax ou le patchouli apparaissent plus amples, la note cuir, elle, semble moins sensible bien que présente, signe d’une perte de puissance dans le temps. En résulte un Shalimar beaucoup plus sec, avec des baumes chauds qui viennent donner plus d’épanouissement aux notes terreuses que dans la version repesée, où les notes aromatiques, hespéridées ainsi que l’animalité apportent beaucoup d’éclat et de montant. A noter aussi que dans la repesée, les notes rosées sont plus scintillantes, rehaussées de vert par la bergamote et plus grasses par l’animalité de la 209 civette et du costus. Le tout forme un ensemble harmonieux de notes complexes qui signeront par la suite, auprès de la fameuse Guerlinade, un fil conducteur formant comme un air de famille entre plusieurs créations, entre autres avec Jicky de manière flagrante. Ce cœur floral n’était que peu perceptible dans l’extrait de 89 ans : il faut, donc, être vigilant avant de tirer certaines conclusions hâtives. Ce que l’on comprend à ce stade de la matinée, c’est la nécessité de bien maîtriser son sujet avant de pointer du doigt tel ou tel problème. La Bergamote au pressoir Est appelée pour le procès une bergamote dite « brute ». Déclinant son identité, on apprend que cette bergamote (témoin inratable avec son jaune vif presque fluorescent) est tout simplement non traitée. Car en nous racontant son histoire, on constate que la bergamote a été essentiellement revue deux fois par la législation : la première dans les années 60 pour des raisons de toxicité et de photosensibilité et la deuxième fois plus récemment, du fait des problèmes d’allergènes, en l’occurrence les furocoumarines présents dans son extraction. En comparant le Shalimar d’aujourd’hui avec la version de 1925 restaurée en frais, les propos de Thierry Wasser deviennent évidents : la bergamote brute change considérablement la donne. S’il faut à nouveau reformuler Shalimar, obtenir une bergamote aux qualités identiques est une priorité, tout en restant dans les clous des réglementations actuelles (produit "non-­‐photosensibilsant", sans bergaptènes et "défurocoumarinisé"). "Comparaison !" Bergamote actuelle de Reggio VS bergamote "brute" « J’accuse ! La bergamote brute de Reggio d’être beaucoup plus orangée, plus amère, très mandarine en fait. D’être beaucoup plus ronde, moins caricaturale, moins pointue, moins verte. Très zeste, je l’accuse d’être un peu confite au point de faire penser à de la confiture d’oranges amères, d’être beaucoup moins "Thé Earl Grey" que ce que nous connaissons aujourd’hui. » 210 Trouver un équivalent aujourd’hui est un vrai défi. En outre, elle se révélerait beaucoup plus enveloppante, plus dense, plus saillante et à la ténacité bien plus importante que la bergamote que nous connaissons aujourd’hui. C’est grâce à elle que les notes animales se fondent et donnent beaucoup de relief et de structure aux parfums de Jacques Guerlain, ce dernier étant un fervent partisan de la bergamote. Pour Frédéric Sacone, aller chercher la vraie matière première (utilisée à l’époque) a été une des nécessités pour ces reconstitutions. Avec cet exemple, on en comprend très vite l’intérêt effectivement. Le costus crache le morceau Le dernier témoin est peut-­‐être le moins médiatisé de l’affaire. Pas étonnant quand on sait que le costus est banni d’Europe depuis un certain nombre d’années. Cela dit, ce n’est pas pour autant qu’il n’existe pas ailleurs. Il a fallu aller en Inde chercher cette plante dont les racines diffusent une odeur animale, proche de celle du sébum de la peau. Cette matière entre dans un certain nombre de formules de Jacques Guerlain, comme le Chypre de Paris ou bien le fameux Shalimar, où il apporte une moiteur aux notes florales. Avec lui, le Shalimar semble frémir, un peu comme notre assemblée alors que, de la touche, surgit une note animale rendue ronronnante par le foisonnement des matières qu’elle réchauffe. 211 EPISODE 3 – JICKY A LA BARRE Attentifs et un poil fayots, les juristes d’un jour que nous étions ressemblaient à de parfaits petits élèves disciplinés : nous avions tout noté, et surtout tout écouté des explications théoriques de Thierry Wasser et Frédéric Sacone. Nous nous sentions fin prêts pour la découverte olfactive non pas juste d’un parfum, mais bien de vingt-­‐quatre références supplémentaires ! Trop facile semblaient presque dire certains de nos visages. Ce n’était pas compter avec la claque qui allait arriver... Souvent, à la lecture d’un livre policier, on peut avoir cette singulière manie de repérer assez vite le suspect principal, celui-­‐qui-­‐ferait-­‐le-­‐coupable-­‐idéal, afin de l’écarter aussitôt ! Pensant l’avoir bien cerné, il nous vient à l’esprit que sa culpabilité serait trop évidente pour être la solution. Or, dans certaines enquêtes, ce suspect trop rapidement mis de côté a plus de choses à nous dire que nous le pensions, nous qui estimions le connaître sur le bout des doigts. Il en fut étrangement de même lorsque nous découvrîmes l’extrait de Jicky d’après la formule d’Aimé Guerlain. Tout bascula rapidement. Des mouillettes trempées dans un flacon. Des yeux brillants dans l’assemblée. Défilement des premières touches. Thierry Wasser souriant, l’air de pas y toucher. Le comité de passionnés se mit à sentir. Et, voici comment ce que nous croyions être un parfum que l’on connaissait par cœur, du haut de nos hypothèses somme toute limitées, brisa tous les préjugés : l’enquête était bouleversée. Tout était à revoir pour nous ! Délibérations préliminaires : du ressenti sur la repesée C’est dans le cas de Jicky que l’importance de la bergamote « brute » vue précédemment joue un rôle sans appel. Là où beaucoup pouvaient supposer à tort que la civette tiendrait le rôle principal, la bergamote lui vole la vedette. En effet, le travail sur l’animalité du Jicky actuel se révèle plutôt proche de ce qui est attendu pour ce parfum ; nous étudierons cette question d’ici peu. Mais, et c’est là que se joue toute la subtilité de cette affaire, c’est bien la bergamote de la version de 1889 (dite « brute » donc) qui permet à cette animalité de se fondre dans la composition de telle sorte qu’elle fasse corps avec tout le reste de l’architecture du parfum. La bergamote enveloppe les notes aromatiques, cet ensemble étant alors réuni au reste de la composition par cette 212 animalité, si typique de Jicky. Le "reste de la composition" ? Mais oui ! cette structure finalement classique de la fougère, avec son cœur floral géranium et rosé auquel succède un fond plus baumé, de vanille et de cette fameuse note de synthèse qu’est la coumarine, un des composants de la fève tonka, à l’odeur de foin et de paille vaguement amandée. Il en ressort un parfum d’une complexité assez rare, parfaitement étudié dans sa structure. Le départ s’avère finalement très vert, presque provençal, avec sa lavande agreste soutenue par la bergamote ainsi que par une note de menthe fraîche et d’absinthe. La civette permet de lier subtilement le caractère épicé boisé du parfum à son cœur floral de rose et de géranium tout en menant avec discrétion à un fond légèrement poudré et surtout plus baumé, où se répondent vanille et coumarine. La bergamote, fil rouge traçant une trajectoire jusqu’au fond, permet un fondu enchaîné des notes. Un brin diva, la civette en teinture voudrait une entrée en scène dès la tête, prétention que calme la bergamote qui fait jouer la matière animale en sourdine mais en continu pour des notes vibrantes, échauffées, comme mises en ébullition. Convocation : reconnaissance des suspects Pour se donner une idée de l’héritage d’un parfum aussi intéressant que Jicky, ainsi que pour essayer de voir des filiations plus étonnantes dans le temps, une discussion fut engagée par le comité de passionnés qui était réuni. Pour certains, à droite de la salle, Jicky rappelle Blenheim Bouquet par la structure aromatique partagée entre eux. Parfum plus inattendu, L’Eau d’Hermès par sa facette cannelle et sa structure d’épicé chaud n’est pas si loin. Pour d’autres jurés du fond de la salle, Jicky se révélerait, au final, plus proche de Musc Ravageur que Shalimar. Shalimar qui, bien évidemment, se devine tout en finesse, mais sans la note cuir ni la dose d’éthylvanilline que l’on connaît. Enfin, théorie émise très intrigante, il y aurait une forte parenté avec Angel dès le cœur du parfum de 1889. Aussitôt, un membre de la Cour se lève : « Approbation avec l’hypothèse émise ! J’ai travaillé à plusieurs reprises sur le cas d’Angel et une théorie sur la structure fougère du parfum de Thierry Mugler est de plus en plus retenue par les spécialistes. La filiation entre Jicky et Angel s’avérera sûrement être un élément essentiel dans son cas ». 213 La cannelle sonnait toujours deux fois Le nombre de matières premières à l’usine Guerlain fait rêver, comme l’a souligné Thierry Wasser. Leur nombre et variété sont tels que, parfois, d’un bidon sans étiquette surgit une surprise... Ainsi, une cannelle essence et une cannelle essence décolorée ont été retrouvées sur les lieux du crime. Quand l’une des personnes travaillant à l’usine l’a interrogé sur la nature de dédoublement, le témoin Thierry Wasser a demandé à sentir ces deux versions. Et son couperet est tombé : les provenances sont différentes ! "J’ai une cannelle de Ceylan et une chinoise. Or, cela ne sent pas pareil ! Et tous les amateurs de terroir que vous êtes le savent !". Clin d’œil de l’intéressé, et hochement de tête dans l’assemblée. Mais pourquoi cette soudaine anecdote de la part du parfumeur ? "Ces deux cannelles sont listées ensemble dans une seule formule : celle de Jicky". Un parfum avec une cannelle à double visage... Jicky n’a pas fini de nous étonner. Puis, finalement, l’une étant plus dense que l’autre, des notes épicées curieuses émergent avec la lavande, effet des deux écorces de cannelles différentes, participant à la complexité indicible de ce parfum et que nous essayons pourtant de décortiquer. De l’autre côté du tiroir Dans la formule recréée, un autre tic de création très fréquent à l’époque est apparent : la déclinaison de la Cologne Impériale selon le principe de ce que l’on appelait les "Formules à tiroirs". Un tiroir tient lieu de base que l’on retrouve en intégralité ou presque dans un parfum ultérieur. Après enquête, Frédéric Sacone découvre que le "tiroir" Eau de Cologne Impériale se retrouve ainsi dans la formule d’origine. Si ce n’est plus le cas actuellement, l’assistant parfumeur de la marque a découvert que cette excentricité d’écriture parcourt d’autres créations (et Jicky de se retrouver pour partie dans un parfum qui lui succédera. Mais cela, nous le verrons dans une semaine...). Connaître la formule permet de voir les tics de composition de chaque parfumeur. En interrogeant ainsi Thierry Wasser et Frédéric Sacone, notre assemblée comprend comment Jacques a appris avec son oncle Aimé, point sur lequel nous reviendrons. Enfin, cette matinée au tribunal permet de régler le compte de certaines légendes... Celle de la surdose (accidentelle) qui aurait abouti à la création de Shalimar par exemple ? "Qu’on 214 se le dise, je n’y crois pas vraiment" assure Thierry Wasser. En effet, si Aimé était un amateur d’expérimentations et d’innovations, ce qui lui permettra d’aboutir à des chefs d’œuvre en rupture comme Jicky, Jacques, plus réfléchi, a souvent démontré, dans son inspiration des formules innovantes (comme celles de Coty par exemple), qu’il savait exactement où il allait. Un "accident" comme la création de Shalimar s’avérerait plus être une anecdote savoureuse qu’un fait attesté. Et la démonstration que la maison maîtrisait d’ores et déjà la composition comme la communication ! Comparutions : Jicky d’aujourd’hui face à sa repesée Notre comité n’ose se regarder, car il faut le dire : la claque a été telle qu’elle a mis sur le parquet plusieurs de nos membres. Là où l’intégrité de Shalimar ne fait finalement peu de doutes, il est vrai que pour Jicky, le jugement final est plus mitigé disons... Lors de cette matinée, les versions 2014 des parfums Guerlain ne se sont pas présentées à la barre, hormis Shalimar. Il fallait donc compter sur les connaissances des jurés, et dans notre cas, sur l’approfondissement a posteriori de ces parfums. Comme l’a éclaircie la délibération sur la repesée, Jicky se révèle être un parfum d’un fondu extraordinaire, où chaque idée, chaque effet un peu excessif sur le papier est contrebalancé par une autre note. La qualité de bergamote étant impossible à reproduire du fait des réglementations actuelles, le fondu n’est plus là. L’accusé frémit, la parole est à la défense : « Chers jurés, je comprends que cette bergamote et ses alliés aromatiques soient problématiques, mais admettez que l’animalité de mon client est toujours d’une qualité rare ! » clame l’avocat de Jicky. Objection entendue. L’animalité si décriée de Jicky est bien là, fidèle à l’esprit de la création de 1889 mais la nuance est de taille : l’animalité a changé de propos. Là où dans la version voulue par Aimé, la civette permet de faire un pont saisissant entre chaque bloc du parfum, de le fondre entièrement ; dans la version actuelle, par l’absence de la bergamote « brute », la civette devient un bloc en soi, indépendant des autres, apportant un conflit supplémentaire mais sans équilibre dans l’accord global du parfum. En ressort un départ beaucoup plus sec, où la cannelle à deux visages apporte une raideur épicée et chaude beaucoup moins verte et aromatique que dans la version d’origine. L’affinité de cette cannelle avec les notes boisées permet de remettre en avant 215 un santal qui se faisait plus subtil. Ce Jicky plus épicé et plus sec se retrouve surtout dans l’eau de toilette actuelle. L’eau de parfum et l’extrait, déjà plus habillés par des notes musquées et poudrées qui arrondissent et réchauffent Jicky, en annoncent de manière plus évidente la filiation avec l’oriental culte de Guerlain qu’est Shalimar. Moins épanoui dans son scintillement hespéridé aromatique et son cœur floral, la version actuelle de Jicky a déplacé son équilibre parfait entre chaud et froid, animalité et verdeur végétale vers une zone plus chaude, épicée boisée et animale du spectre olfactif. Coup de marteau : la séance est levée ! 216 EPISODE 13 – L’AFFAIRE MITSOUKO "Par le caleçon de Jacques !!! Nous l’avions oubliée !" Les mouillettes volèrent par centaines, les feuilles s’éparpillèrent, des jurés se retrouvèrent par terre. Puis une voix puissante gronda dans la pièce et imposa sa présence : "Nan mais, oh, dis ! Mitsouko ! Maintenant tu vas te calmer et tu vas poser ton gros derrière chypré à la barre, comme tous les autres. On réservait une surprise à notre tribunal et toi tu trouves rien d’autre à faire qu’une arrivée en mode Maléfique...". Thierry Wasser se rassit en grommelant "Elle m’exhauste !", néanmoins ravi de son effet. "Ça y est, elle a eu le prix du Patrimoine Olfactif lors de l’Olfactorama 2013 et elle se sent plus vaporiser celle-­là..." ajouta-­‐t-­‐il à notre égard en rigolant, tentant de rattraper la petite déconvenue. Rassurée (et un brin honteuse), Mitsouko se recoiffa l’air de rien et se présenta à la barre. Des fruits, de la mousse, du fun ! La repesée de Mitsouko brille par son éclat fruité immédiat ! C’est que, soutenue par cette bergamote de toujours, la note de pêche resplendit plus que jamais, est entraînée dans ses bras fruités juteux ; et durs, durs pendant une bonne partie de l’évolution. Souriante, le regard teinté de légères notes aromatiques, cette tête nous rappelle qu’avant le maintien plus rigoureux de la structure chypre du fond de Mitsouko, il y a tout un travail sur l’innocence des plaisirs, ce contraste de construction n’étant pas sans rappeler celui du Jicky créé trente ans plus tôt. Mais, Mitsouko va plus loin dans son rapport avec ses "porteurs". Développant encore plus en profondeur l’effet "grain de peau" par les notes fruitées du départ et celles plus poudrées de l’iris, elle amorce ensuite une vibration mouvementée entre deux protagonistes essentiels, le piment et la mousse de chêne. Nous aurons l’occasion d’entendre ces témoins nous livrer de plus amples détails sur l’affaire tout à l’heure. Enfin, le fond est d’une chaleur étonnante. Chatoyants et soyeux, les muscs apportent beaucoup de souplesse, soutenus par un ambre gris à la voix caverneuse et profonde, à la salive pleine d’appétit. 217 Soirée mousse « Pour permettre un meilleur déroulé du procès, nous allons interroger les différentes matières inculpées les unes après les autres. Car, contrairement à ce que certains peuvent croire, les accusés sont nombreux ! » s’exclame Frédéric Sacone avant de faire entrer la mousse de chêne. A l’origine, la mousse utilisée en 1919 était une mousse odorante, spécialité grassoise de Chauvet, Robertet ou encore Charabot, sociétés qui répondaient aux besoins en matières premières des parfumeurs de l’époque. Mousse qu’il a fallu refaire. Car si des mousses certifiées IFRA45 existent bel et bien, « elles sont loin de sentir comme à l’époque ! ». C’est là qu’intervient tout le génie du parfumeur chargé des reformulations... Car il est possible de les retravailler, ces mousses ! « Avec des notes un peu vertes, un poil d’evernyl, des mousses actuelles et en faisant un peu mumuse avec les solvants, on peut faire des miracles ! » souligne Thierry Wasser, pas peu fier. Car l’enjeu est de taille, il faut retrouver toutes les caractéristiques techniques de l’époque, notamment la courbe d’évaporation, identiques à ces mousses d’origines. La mousse IFRA n’a pas la tenue de la mousse de l’époque. Astucieux, le parfumeur de la maison Guerlain révèle qu’il a fallu jouer avec des solvants plus lourds pour augmenter les délais d’évaporation ; tricher en augmentant le poids moléculaire de cette nouvelle mousse pour qu’elle s’évapore de manière identique à celle de 1919 ! « Eh eh ! Pas bête la guê... beille ! L’abeille », finit Wasser en souriant. Il est fait de même avec les autres accusés : civette, muscs, tout est trituré afin de tenter d’obtenir le même profil olfactif. Les mêmes odeurs, donc, mais aussi avec les mêmes caractéristiques techniques ! Courbes d’évaporation, ténacité, fixation des autres matières, la liste des difficultés effraierait quiconque ne serait pas sous anti-­‐dépress’Heure Bleue. Puis, un juré de demander, admiratif : "-­ Mais... mais pourquoi exécuter tout ça ?" -
Parce qu’on est des chieurs !", conclut un Thierry Wasser triomphal. Une reformulation pimentée... "Mais, vous savez, ce n’est pas que la mousse de chêne... qui a eu la peau de Mitsouko. Tout le monde s’est emballé à propos de la mousse de chêne, mais, Mitsouko était en moins bon état depuis bien plus longtemps et pour bien d’autres raisons !" annonce Frédéric Sacone, 218 presque inconscient de la bombe qu’il vient de lâcher. Et le parfumeur junior de faire entrer de nouveaux accusés. Tout d’abord, le piment se présenta à la barre. Le procès-­‐verbal rapporte qu’il a fallu déjouer les mises aux normes de l’eugénol grâce à un subterfuge sur les concentrations pour pouvoir le réintroduire correctement dans la version de 2013. Le but ? Approcher d’un rendu plus épicé, moins caricatural autour de la seule note fruitée de pêche. Similairement, la bergamote, comme nous l’avons déjà vu, fut jugée bien trop mince par notre tribunal intraitable. Ne permettant plus de dessiner ce trait d’union essentiel à l’évolution harmonieuse du parfum, il fut rappelé à quel point elle était utile dans la version d’origine : soutenant avec éclat la pêche en tête, la bergamote est aussi nécessaire pour faire le lien avec toute la structure chyprée. Car, il ne faut pas l’oublier, cette matière est une des clefs de voûte du chypre tel qu’il était conçu à cette époque. Enfin, Frédéric fit entrer les derniers accusés : les muscs. Nous l’avons vu la semaine dernière, Jacques était fada de tous les muscs possibles et imaginables. Alliés à la teinture de civette, ces matières arrivent à se montrer dès la tête, sans pour autant exploser sur le fond, tout en améliorant la fluidité du parfum. Ronronnant tout du long, ils parviennent alors à ne jamais brailler dans un final animalisé caricatural ! Et le musc cétone de plaider non-­‐coupable en prouvant sa bonne foi dans la formule actuelle. Habemus Mitsouko La formule actuelle ! Ah ! Les membres du tribunal retrouvèrent leur sérieux lorsque l’heure de comparer les différentes versions fut venue. Par effet de contraste, l’EDP semble bizarrement beaucoup plus sombre et terreuse, moins musquée et moins chaleureuse. Avec une différence sur l’aspect fruité rieur et ce fond plus souple, le Mitsouko de 1919 paraîtrait presque gourmand ! Malgré tout, il a su retrouver ce fameux effet peau très tactile et granuleux qui faisait tout son charme par rapport au Chypre de Coty. Enfin, il est honnête de constater que toute la profondeur chyprée, apportée par les notes moussues, terreuses, est tout bonnement identique entre les deux versions. La leçon de l’affaire est sans appel... C’est qu’avant d’identifier un coupable, il faut être certain d’avoir tous les éléments entre les mains. La seule mousse de chêne pouvait bien devenir le coupable rêvé et idéal puisqu’elle manquait cruellement à l’appel en 2005. 219 2005, une année importante puisque c’est l’une de celles qui connaîtront l’envol des blogs consacrés aux parfums qui permettront de multiplier les échanges et insatisfactions ayant presque valeur de témoignage. Et, si la moindre mousse de chêne, pourtant essentielle, sera bien un trou béant dans Mitsouko durant des années, la jolie asiatique de 1919 aura connu bien des outrages du temps, chose normale quand on y réfléchit, pour une "femme" de près de 90 ans. Mais, des ornements comme la teinture de civette, de musc, l’eugénol et la bergamote lui faisaient déjà défaut. Et, à l’image du Crime de l’Orient Express, on apprend que le coupable a parfois plusieurs visages... 220 ANNEXE 8 CRITIQUES DE PARFUM : LE FLORAL IRIS SILVER MIST – SERGE LUTENS ALEXIS TOUBLANC Le plus bel iris sur terre. Voilà, j’aurais pu m’arrêter à cette phrase (qui n’en est pas une d’ailleurs, mea culpa) tant l’évidence est frappante. Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir des concurrents qui en veulent, du très classique N°19. Sauf qu’à la différence de ses confrères, Iris Silver Mist est à la fois l’iris le plus brut, mais aussi le plus travaillé. Brut par son rendu : Iris Silver Mist sent l’absolu de beurre d’iris pur, il n’y a pas à douter. La matière est là, elle rayonne, elle brille, elle trône sur mouillette comme sur peau, dans un sillage poudré et terreux, unique en son genre. Symbole de noblesse, de pureté mais aussi d’intelligence, l’iris est la fleur de l’amateur d’art. Emblème de la Florence du XVIème siècle, et plus particulièrement de Catherine de Médicis, l’iris a ensuite été synonyme de poudre de maquillage et de rouge à lèvres, au même titre que la violette, elle-­‐même facette de la fleur florentine. Mais le mot lui-­‐même est barbare pour retranscrire l’ouvrage d’orfèvre de Maurice Roucel. Pour ma part, je dirais "constellé". Constellé au niveau même de l’évocation : l’observation d’un ciel embrumé, étoilé, depuis une forêt humide. Mais constellé aussi dans sa construction. Toutes les notes qui composent l’iris se côtoient et se répondent. Ainsi, la carotte en tête, dans sa dimension tactile annonce fièrement une poire que l’on tranche, instant figé où la lame du couteau rencontre la chair du fruit, sous l’égide de la hiératique Iris. Puis, la note mist, le brouillard dense, complexe, mais pur nous rappelle dignement qu’Iris Silver Mist est bien cette messagère, cet intermédiaire entre le Ciel et la Terre, l’éther et les humains, comme le raconte la légende grecque d’Iris, messagère d’Héra. Car le cœur des hommes est aisément corruptible, et me voilà conquis par le glacial sourire d’Iris Silver Mist, dont la réputation n’est plus à faire. Si on associe le plus souvent la chaleur à Dame Vanille, il ne fait aucun doute que le froid se ferait frère de Dieu-­‐Iris ! Bas de Soie, N°19 voir même Infusion d’Iris n’ont pas vraiment la 221 sensualité d’un Shalimar ou d’un Habanita. Mais Iris Silver Mist est plus froid encore. La terre qu’il évoque a un mince filet de neige, la carotte est givrée, le ciel est illuminé d’étoiles polaires et la brume est celle d’une nuit noire de février. Pourtant l’alchimie opère. On a beau chercher, c’est forcément de la magie : la peau change le parfum comme le parfum change votre peau. Au porter, Iris Silver Mist s’adoucit. Sur moi, il s’embrume intensément, avec un halo étoilé et légèrement boisé. La note de froid ne prédomine pas, elle relève l’intérêt. Elle va aguicher les regards vers vous, et va aussitôt disparaitre. Iris Silver Mist est un piège tendu par le fil de soie de l’araignée. Vous voilà ainsi hautain, froid, distant, mais Iris Silver Mist est le parfum du ciel de la nuit, car vous voilà lunatique. Vous passez du dédain méprisable au rapprochement troublant. De la poire gelée au fruit défendu. Iris Silver Mist est ainsi un maitre iris pour corrompre nos âmes vagabondes et les tirer de ce monde de la terre vers un monde en hauteur. La température baisse, mais cette simple pensée -­‐ terre-­‐à-­‐terre -­‐ nous rabaisse. Il faut lever les yeux vers les étoiles, se laisser envahir par ce brouillard en ouvrant tous les pores de sa peau et contempler. Iris Silver Mist est un vivant pilier. 222 L’EAU D’HIVER – FRÉDÉRIC MALLE KAFKAESQUE.COM Winter is in full swing in the Western hemisphere, so Frederic Malle‘s L’Eau d’Hiver by Jean-­‐Claude Ellena seemed like a suitably symbolic choice for today’s review. It is described as a watercolour that intertwines water and coolness with softness and warmth. What struck me was the exquisitely delicate opening that felt like an olfactory visual that captured intangible senses of atmospheric light and quiet moods, and turned them into concrete form. Painted in translucent colours, the opening somehow manages to encapsulate Zen-­‐like serenity, silence, and elegance in a way that makes the perfume as a whole far more than a mere collection of notes, far more than the sum of its parts. Again and again, the words which came to mind were “hushed breaths” and “translucent light.” The overall effect is more of a feeling than just a perfume. I’m not one of Jean-­‐
Claude Ellena’s fans and his minimalism usually leaves me cold, but the opening of L’Eau d’Hiver truly impressed me and leaves no doubt as to his technical mastery or brilliance. If only it had lasted…. L’Eau d’Hiver is an eau de parfum that was released in 2003. I think its description on the Malle website is extremely accurate, at least with regard to the beautiful opening phase of the scent: Jean-­Claude Ellena fuses the two extremes of the olfactory spectrum into a fragrance of a new kind: the first transparent and light water scent that is simultaneously soft and warm. Composed like a watercolor, the transparency of zests and hedione is mixed with the softness of white heliotrope, iris and honey. Jean-­Claude Ellena set out to create the first “Eau Chaude” pushing his understated, minimalist style beyond traditional boundaries. An ocean of comfort, both pure and warming. According to that description, the notes in L’Eau d’Hiver are: Heliotrope, iris, honey, citrus zests, and hedione. L’Eau d’Hiver opens on my skin like something out of a beautiful memory. The first impression is not of any particular note but, rather, of pureness, translucency, and light, followed by sweetness and a floral, powdery heliotrope. Tiny droplets of citric zestiness and hedione’s floral greenness shimmer throughout, adding to the sense of a mirage flickering in the light. What is left out of Malle’s description is the liquid quality and texture of the scent. It really feels like a thin, 223 honey nectar whose sweet wateriness is covered with powdered pollen from the heliotrope and iris. The latter is a quiet, hushed note, more like soft brushstrokes of greyness and abstract floral coolness, instead of anything stony, icy, or rooty. It hovers in the background, letting the heliotrope dominate with its warmer, sweeter softness. Heliotrope is one of my favorite notes, but there is none of its usual almond, meringue, marzipan or vanilla-­‐ish qualities here. Rather, it’s a purely floral bouquet that evokes the same sort of sweet pollen images that mimosa does, though oddly the purity of L’Eau d’Hiver conjures up images of delicate, white Baby’s Breath flowers more than anything else. Underlying it is a soft, watered down milkiness that is really pretty, even if it’s just a tiny streak. Ten minutes into its development, L’Eau d’Hiver shifts slightly. The tiny bursts of citric crispness retreat to the sidelines, while the watery milkiness in the base grows stronger. Something ineffable and wholly intangible has happened that I really cannot describe properly except to say that L’Eau d’Hiver feels more like atmospherics, mood, feeling, and light, instead of an actual perfume. It’s something really impossible to convey and that I rarely encounter with fragrances, because it’s almost as if L’Eau d’Hiver were a genie’s lamp that has been rubbed to release images, sensory feel, and emotions instead of a combination of flower and plant essences. I can’t even find photos to properly demonstrate the feel and images because it’s all so intangible, much like the bouquet itself. It’s limpid. It’s translucent. It’s a watercolour gouache that one of the 19th century French Impressionists might have done to capture a certain feeling. And I’m utterly awed by the brilliance of it all. The best way I can describe those breath-­‐taking minutes is through the visual or scene that consistently popped up in my head whenever I tried L’Eau d’Hiver. A ray of soft, warm light shines into a slightly old-­‐fashioned but very elegant living room done up in cool shades of grey. The beam hits a table upon which lies a large, glass vase of flowers filled with heliotrope, iris, and (in my mind) baby’s breath. Their pollen and powder fall into the water which is honeyed with a touch of milk. The water seems to lap in small waves, rippling and extending outside the vase and into the soft light, where it mixes with the delicate, subtle whiff of floralcy. Every part of it feels like a hushed breath. It’s cool but also warm, clean and fresh but also surprisingly soothing, and chic-­‐ly elegant on every level. It feels like vintage Chanel minimalism, and is very much what I had hoped Bel Respiro would be but wasn’t. It also feels like French Impressionistic art, only it’s very modern as well. Most of all, it feels timeless, and like a hushed breath of silence that envelops you with calm. I can’t 224 emphasize how chic the restrained fluidity is, or how strange it is to feel minimalism that has a surprisingly presence. Eau d’Hiver may be like an intangible mood and translucent light in these moments, but its Zen-­‐ishness has an impact that belies its lucidity. I honestly can’t describe it or explain why, but I was enraptured, despite the fact that absolutely none of this is my thing at all normally. I can only chalk it up to the fact that serenity is something that we are all drawn to, no matter how abstract and intangible. I just wish it lasted because, in all frankness, L’Eau d’Hiver rapidly goes downhill for me from this point forth. At first, starting at the 15-­‐minute mark, it’s merely a subtle shift in the balance of notes. The citrus seems to pop up in the background with greater frequency, while the honeyed nectar up top turns thinner, more watery, and cooler in feel. More importantly, a subtle wave of greenness is beginning to wash over the notes, and L’Eau d’Hiver is slowly turning crisper. There is the first hint of something sharply clean, almost like a clean white musk, and the serenity is beginning to have an edge. Exactly 30 minutes in, the landscape changes completely, and it’s due almost entirely to the hedione. It’s a synthetic from Firmenich that was first created or discovered in the 1950s. You may be unfamiliar with the name, but chances are that you’ve smelt something with it, even if you weren’t aware of it at the time. Hedione is such a walloping part of the rest of L’Eau d’Hiver on my skin that its smell and character are worth discussing in further detail. The best discussion I’ve seen of the aromachemical is from The Perfume Shrine, and I’ll quote parts of the article here, though I recommend reading it in full if you have any interest in the subject: Hedione or methyl dihydrojasmonate is an aromachemical… that is often used in composition in substitution for jasmine absolute, but also for the sake of its own fresh-­
citrusy and green tonality. […] Perfumer Lyn Harris, nose of the brand Miller Harris … attributes to it the capacity to give fizz to citrus notes much “like champagne”. […] First used in the classic men’s cologne Eau Sauvage, composed by Edmond Roudnitska in 1966, hedione had been isolated from jasmine absolute and went on to revolutionize men’s scents with the inclusion of a green floral note. Eau Sauvage was so successful that many women went on to adopt it as their own personal fragrance leading the house of Dior to the subsequent introduction of Diorella in 1972 [….] Ten years after its introduction to perfumery, in 1976, it was the turn of Jean Claude Ellena to coax hedione in a composition that exploited its fresh and lively character to great aplomb in the production of First by 225 jewelry house Van Cleef & Arpels. […] Hedione also makes a memorable appearance in many other perfumes, such as the classic Chamade by Guerlain (introduced in 1969), Chanel no.19 (1970) and Must by Cartier (1981) and in many of the modern airy fragrances such as CKone, Blush by Marc Jacobs, the shared scent Paco by Paco Rabanne or ~surprisingly~ in the bombastic Angel by Thierry Mugler, in which it is used as a fresh top note along with helional! Perhaps if you want to feel it used in spades smell L’Eau d’Issey by Issey Miyake: the aquatic/ozonic notes cannot hide its radiance. Its uses are legion, especially since it acts as a supreme smoothener of the rest of the ingredients. In Terre d’Hermes, perfumer Jean Claude Ellena uses lots of it to bring out the softer side of hesperidic bergamot and to fan out the woodier aspects. As that discussion makes clear, Jean-­‐Claude Ellena not only loves to use hedione in his various creations, but to use it in spades. As he does here, alas, in L’Eau d’Hiver. None of it smells like jasmine on my skin; all of it smells citrusy, green, fresh, clean, and abstractly floral with an undertone of effervescent fizziness that is vaguely liquid-­‐like. The fizziness is minor, though, and very unlike the champagne note in YSL‘s Yvresse, while the cleanness has a pointed sharpness that really made me wonder if L’Eau d’Hiver contained my hated white musk.The floral quality is not something that can be dissected into a particular note, but is wholly abstract and intangible. In other words, more “floral-­‐like” than concrete. The predominant sense, though, is of overwhelming greenness flecked with crisp citruses, cleanness, and watery coolness. At the 30-­‐minute mark, L’Eau d’Hiver is a mix of liquidity, hedione, cold iris, and citric crispness, lightly flecked with powdered heliotrope and tiny drops of honey. The latter has weakened substantially and is barely noticeable now. The streak of milkiness in the base has practically disappeared. Up top, the wonderful heliotrope is rapidly dying. All of them have been thoroughly drowned out by the hedione, which is slowly clobbering any vestige of warmth, softness, and sweetness in a tidal wave of greenness. It is joined by an increasingly strong iris note which is slowly turning colder, and its aroma is now more akin to something stony instead of floral. The complex, multi-­‐faceted, juxtaposed contrasts of the opening minutes have now been replaced by an image of hedione water trickling over stones in a stream. It’s endlessly green, cold, and austere, not to mention increasingly thin in texture as well. At times, it feels as though L’Eau d’Hiver is evaporating off my skin and, 45 226 minutes into its development, the nuances are becoming increasingly hard to detect. All that’s left is a translucent wisp of cold, green floral water with stony iris and citrus. I don’t like any of it, period. The monumental shift from the beauty of the opening minutes is depressing enough, but it doesn’t help that the hedione gives me a pounding headache every time I smell L’Eau d’Hiver up close. And, my God, is there a lot of hedione — intensely loud, blasting, full-­‐throttle amounts of it. I find the overall end result to be unbearable, overly simplistic, completely uninteresting, and lacking in nuance. The droplets of honey, the warmth of the heliotrope, the approachable and lovely aspects to the liquidity, the floral softness that seemed so elegant and chic…. it’s all vanished. By the start of the 2nd hour, L’Eau d’Hiver is green hedione floral water running over cold stones, and nothing else. It is also a linear scent which barely changes in the hours that follow. At the 3.5 hour mark, the perfume turns slightly creamy in feel and undertone, weakening some of its wateriness. The floralcy turns even more abstract, and is only occasionally a bit reminiscent of iris. By the time the 7th hour rolls around, the water and creaminess have both been replaced by soapiness. L’Eau d’Hiver is now merely a soapy clean, green floral, and it remains that way until its final moments. L’Eau d’Hiver has moderate projection, and good longevity. Using 3 big smears equal to 2 sprays from an actual bottle, the perfume initially opened with 3.5 inches of projection. That number dropped to about 1.5 inches after 25 minutes, then to a bare inch above the skin by the end of the first hour. L’Eau d’Hiver turns into a skin scent on me at the 3.5 hour mark, and then dies away 8.75 hours from the start. On Fragrantica, others report much shorter times for the scent, with the majority of votes (32) selecting 3-­‐6 hours (which is how Fragrantica defines the “moderate” category.) One poor woman, though, said the perfume only lasted a mere 20 minutes on her skin, which is terrible indeed. I suspect that L’Eau d’Hiver wouldn’t stand up particularly well to the heat, and would die much sooner than when worn in the colder, winter temperatures in which I tested it. Even then, it certainly took effort to detect any nuances beyond its hedione greenness and wateriness after first hour. As noted earlier, there were times when the perfume seemed to be evaporating off my skin, but I was surprised not only by its tenaciousness but also by just how noticeable that translucent greenness scent was on occasion. I suspect that, similar to ISO E Supercrappy, hedione is an aromachemical whose larger sized molecules will make the scent feel like a peek-­‐a-­‐boo ghost, one which is more noticeable at times, especially if you’ve given your nose a rest for a while by not smelling 227 the perfume up close. (ISO E Super’s large molecules tend to block out the nose’s receptors, and therefore block out the scent as a whole when sniffed up close for too long. It is why other people can sometimes detect a fragrance with a lot of ISO E Super better than you can on yourself. They’re smelling it from afar.) On Basenotes, one commentator, “drseid,” wrote that L’Eau d’Hiver “does a near disappearing act after about 15-­‐20 minutes that had me wondering if that was it… Sure enough though, it reappears a few minutes later.” I suspect the hedione’s large molecules were to blame, due to their effect on one’s nose. What surprised me even more is that few of the Fragrantica reviews mention wateriness. They talk about the cleanness, the iris, the heliotrope having a powdered almond sweetness, the fluffy or cool qualities of the scent, but not any liquidity. Fragrantica doesn’t list hedione amongst L’Eau d’Hiver’s ingredients, and I doubt the average person would know what it is even if they did, but commentators don’t mention greenness, either. It’s different on Basenotes, where the reviews skew more neutral and negative. One person found L’Eau d’Hiver to smell exactly like Johnson’s Baby Powder, undoubtedly due to the heliotrope, while others think it is an almond powder fragrance for probably the same reason. Yet, quite a few mention “water,” a “mineral” quality, or the “nothingness” of the scent. A few examples of the different perspectives: A pale, powdery nothing to my nose. Strives to be a non-­scent. It is described by Turin as watery almond, but the water wins out. […] Eau d’Hiver is not a bad scent, but it is not an impressive scent. Smells like someone skimped on the materials. A pale shadow of what it might have been. This smells exactly like Johnson’s Baby Lotion to me […] but after a few wearings it has really grown on me. [...] l get the barest whiff of heliotrope in the initial phase, & then it’s mainly a smooth, sweet, soft floral blend with a slightly cool, mineral feel.[…] For me it’s a little too cool, pretty & ethereal to make me feel comforted on a cold winter’s day, but in early spring l have found it just perfect for wearing to work. lt has a clean & inoffensive prettiness that works really well in my hospital environment. Very nice. “Synthetic almond water” is the best way to describe this. The top is dominated by a boring florist / green-­house violet note with the irritating insistence only synthetics have. This is followed by the much mentioned watery almond note, a little bitter, a little peppery, a little powdery sweet, but mainly continuing the cheap artificiality of the top. L’eau d’Hiver opens with a mild citric bergamot that lasts longer than I would have expected. It then 228 does a near disappearing act after about 15-­20 minutes that had me wondering if that was it… Sure enough though, it reappears a few minutes later and the very powdery iris and heliotrope combo take over in full force. When I say “full force,” I guess this is in relative terms, as the scent never is loud or attention grabbing in *that* way… It just acts as a powdery skin scent that is light, subtle, minimalist and well composed. Watery, powdery, synthetic smelling..dont know what to make of it. to an extent it smells like a mint flavored toothpaste. totally uninspiring. very hard to believe its an JCE creation. I bought it and the first week I wore it, I thought I’d made a dreadful mistake. I found it linear and dull and even rubbery. I was ready to renounce Ellena and his minimalism. And then suddenly, something about it clicked. […] What fascinates me about L’eau d’hiver is that it manages to be both serene and remote at once. Its genius lies in its affectlessness, its sheer neutrality. The composition itself is remarkable: there’s a burst of opening powder and some recognizable almonds, but after the top notes burn off it defies comparative reference points. Though frequently compared to Apres l’Ondee, there is no violet in this perfume and much less vanilla. There are some gestures in the direction of “floral” that never quite read as flowers, and lots and lots of musk that never quite reads as animalic. Heavenly, smooth, transparent, clean, watery, refined, spohisticated, impeccable, gentle, whispered, elegant…sexless. […] Not my cup of tea but I can’t deny this iteraton of the heliotrope is terrific. Just next to Apres L’Ondèe. As regular readers know, I adore heliotrope, so my views on L’Eau d’Hiver would very different if it actually was a heliotrope scent on my skin, from start to finish and in full force. I might even accept the “synthetic almond water” that one Basenoters mentions, though probably not given my feelings on strong synthetics. Unfortunately, L’Eau d’Hiver is none of those heliotrope-­‐oriented things on my skin, and it’s definitely nothing like Après L’Ondee, either. Instead, 95% of the fragrance after the first 20 minutes is hedione greenness and water, with the remainder made up of stony iris and a cleanness which initially starts off similar to white musk before eventually turning soapy. I completely understand why one Basenotes commentator compared L’Eau d’Hiver to the watery, synthetic atmosphere of “boring florist” because the vast majority of the scent is akin to a translucent feeling of clean coolness infused with an abstract floralcy, the same way the air smells in a florist. The sliver of creaminess in the base around the 4th hour briefly attempts to add some minor body to the wateriness, but it doesn’t really succeed. 229 And, unfortunately for me, absolutely nothing detracts from the endless amounts of hedione, its greenness, its fresh cleanness, its synthetic quality, or the headache which it imparts. Jean-­‐Claude Ellena is a man whose talent is both vast and undeniable. Though he traumatized me early in my childhood with his hedione-­‐heavy “First” for Van Cleef & Arpels (and hasn’t done anything to capture my heart since), there was a brief moment in L’Eau d’Hiver’s very elegant, evocative, and masterful opening where I thought he would finally make up for it all. I was sorely mistaken. Nevertheless, if you’re a lover of heliotrope, iris, and scents that combine wateriness with cool powder, then you should probably try L’Eau d’Hiver for yourself. 230 DIORISSIMO – DIOR JEANNE DORÉ Décrit comme « un parfum à l’architecture moderne » par Edmond Roudnitska , Diorissimo est né de l’envie de son créateur de créer une parfumerie « simplifiée, concentrée ». En effet, Roudnitska s’offusquait déjà d’une certaine tournure “confiserie” que prenait alors la parfumerie d’après-­‐guerre, liée à la prolifération des synthétiques sucrés et fruités (que dirait-­‐il aujourd’hui !?!) ce qui l’encouragea à vouloir faire des parfums plus simples, plus proches de la nature. Tout en sélectionnant les matières évoquant le plus la nature et les plus éloignées de la cuisine, il se concentra sur l’idée du muguet, qu’il travaillait déjà depuis quelques années. Lorsqu’il présenta son accord final à Christian Dior lors d’un dîner, ce dernier décida immédiatement que ce serait le prochain parfum de sa marque, car c’était était sa fleur fétiche, et par ailleurs le nom d’une ligne de vêtements qu’il avait lancée en 1954. Diorissimo n’est pas un muguet réaliste, mais stylisé, exprimant davantage une odeur de cueillette de muguet au printemps que la fleur elle-­‐même, et utilisant les synthétiques pour rendre le meilleur de la nature (il n’existe pas d’huile essentielle de muguet). Cette approche n’est pas sans rappeler celle de Jean-­‐Claude Ellena, qui bien qu’ayant eu parfois quelques divergences artistiques avec Roudnitska, fut un de ses admirateurs et amis proches. On reconnaît dans la première envolée l’effluve éthérée de l’ylang-­‐ylang, qui donne cette impression si aérienne et volatile, comme un courant d’air parfumé. Puis ce sont les notes vertes, proches de la jacinthe qui prennent place, avec cette petite facette légèrement fruitée et désaltérante comme une poire pas mûre, ce qui rend presque perceptible l’aspect croquant de la texture des fleurs de muguet. La verdure devient ensuite plus poudrée, à la manière d’un lilas en fleurs, sans pour autant perdre cette incroyable fraîcheur humide particulièrement naturelle et persistante. Une petite note animale très subtile me rappelle l’odeur caractéristique un peu fécale des pâquerettes dans un champ. Enfin, des notes boisées, en sourdine, prennent le relais pour conclure en douceur cette balade dans les sous-­‐bois printanière et stylisée, dont la “verdeur” reste plus que jamais d’actualité aujourd’hui.
231 CRITIQUES DE PARFUM : LE CUIR CUIR OTTOMAN – PARFUM D’EMPIRE THOMAS DOMINGUÈS Ottoman, ce cuir ? Je ne sais pas ce que sentaient les selles des cavaliers chevauchant en Turquie sous le soleil il y a des siècles. En revanche, je me souviens assez précisément de ce que sentait l’habitacle de la voiture de mon père lorsque nous y entrions il y a quelques années après l’avoir laissée sous la chaleur en été, ou en hiver lorsque nous y allumions le chauffage. C’est à ces moments d’une chevauchée d’un autre type, dans ces engins métallisés modernes que sont devenues les autos, bolides aux intérieurs habillés plutôt qu’arnachés à l’extérieur, c’est, donc, à ces souvenirs nets que Cuir Ottoman me ramène. Boîte à gants, housses des assises, portefeuille ou porte-­‐monnaie, gants et blouson épars dans la voiture se mêlent aux odeurs presque pétroleuses. C’est que ce cuir nous ramènerait directement à la pompe à essence ou un dimanche soir, de retour de week-­‐end, coincés dans les bouchons du périph’ ! La sensation est, tout d’abord, très brutale, assez raide, franche et radicale. Entre caoutchouc, cuir sombre et gomme, l’effet de densité et de matière est très net, mat, lisse et ferme ! L’odeur est bien celle d’une gomme ou de caoutchouc. Pour celles et ceux qui le connaissent, les premiers instants rapprochent Cuir Ottoman de Gomma de la marque Etro. Après une bonne heure assis à l’arrière de la voiture, avant que les nausées ne se fassent réellement dérangeantes, jasmin et iris arrondissent ce "Cuir Automan", lui confèrent davantage de gras, d’épaisseur, de moelleux et de souplesse. Un bel effet poudré par l’iris poursuit le voyage à travers le temps, mêlant la trousse à poudres de belle-­‐maman aux affaires de papa. Bref, quoi qu’il en soit, on se trouve irrémédiablement ramené dans le passé. Au poudré cosmétique de l’iris s’ajoute le poudré gourmand de la fève tonka pour une sensation de tablette de chocolat au lait onctueux appétissant qui rappelle vaguement l’accord d’un cuir au thé fumé arrondi par de la vanille de Bulgari Black. Cette sensation est renforcée par une note qui m’a surpris durant des semaines, celle de certaines jacinthes quand elles sont bien mûres, épaisses, et qu’elles sentent le bulbe, les fleurs et ont quelque 232 chose qui se situe entre le gras et le terreux. Bonne nouvelle pour mon nez et ma tête pas encore atteinte de démence hallucinatoire, il semble que le styrax, matière qui peut être utilisée pour produire une note de cuir doux et balsamique, possède également des dimensions bulbeuse et terreuse proches de la jacinthe. Sur certain(e)s, une brassée de fleurs blanches, d’un jasmin lumineux, fait son apparition rapidement, éteignant la brûlure de cuir. A ce moment, s’il se fait bien plus confortable par ses notes douces et orientales baumées, on en viendrait presque (mais, presque seulement...) à regretter le cinglant et la violence "in your face" des débuts de Cuir Ottoman qui est aussi attirant que déstabilisant et surprenant. Reconnaissable entre mille, ce cuir n’est probablement pas tout à fait celui d’un empire quel qu’il soit, mais plutôt un empereur des parfums cuirés, à la fois rétro et moderne, brutal et délicat, qui ne peut pas laisser indifférent. 233 CUIR CANNAGE I – DIOR THOMAS DOMINGUÈS Cuir Cannage succède en 2014 à Gris Montaigne. Si celui-­‐ci se voulait très inspiré d’une certaine parfumerie classique et ratait un peu de son effet, c’est l’hommage au cuir tressé sorti ensuite qui se révélera une réelle révérence, pour ne pas dire davantage, à certains modèles de la parfumerie classique. Moins empâté que Tabac Blond (dans sa version actuelle) et moins radical et extrémiste des tours de moulin à épices maures que Cuir Mauresque, Cuir Cannage révèle une très belle personnalité. Son sillage poudré est généreux et chatoyant. Son effluve est rayonnant. Mais, ce qu’il gagne en harmonie lui ôte ce je-­‐ne-­‐sais-­‐quoi d’originalité plus assumée que possédaient ses deux illustres prédécesseurs. Comme tous ceux qui reprennent une idée à la suite de précurseurs plus innovants, Cuir Cannage évite certains tics créatifs qui en feraient trop, atteignant ainsi malgré tout une sorte de quintessence drapée de l’aura d’un cuir vintage élégant. Comme si un artisan avait appris dans plusieurs ateliers différentes méthodes de traitement du cuir pour n’en conserver que les meilleures idées. Mais, affichant d’autres tics, ceux de la parfumerie contemporaine en "fast speed" où un choix de parfum s’effectue en 30 secondes, ce que Cuir Cannage gagne en scintillement est perdu sur la longueur. Plutôt sprinteur que marathonien, alors qu’il se fait plus transparent, ses deux "concurrents" sont des prédécesseurs qui relèvent la tête fièrement ensuite, prolongeant le plaisir plus longuement. A l’image de la parfumerie plus ancienne qui met davantage de temps pour se mettre en place, Tabac Blond et Cuir Mauresque affichent tous deux une personnalité plus stable qui résiste mieux aux affres de l’évaporation. Bien qu’il soit un peu énervant de voir des marques légitimes quelque peu dépossédées de certains de leurs parfums mythiques au profit de cette nouveauté très similaire en de nombreux points, je ne boude pas mon plaisir. En effet, même s’il est toujours facile de jouer les inspecteurs des travaux finis et de rejouer un match ou d’expliquer telle catastrophe météorologique après coup, le résultat ici est agréable. (Il est vrai que la copie, en parfumerie, a toujours existé ; elle est surtout reprochable, après tout, quand elle est ratée !) Cuir Cannage est à l’image d’un autre lancement sorti presque au même moment chez Acqua di Parma, Colonia Leather, autour du cuir également (décidément, l’obsession du moment !) et qui rappelle lui aussi un autre parfum célèbre, Tuscan Leather de Tom Ford cette fois, rendu juste un peu moins framboisé bien que plus 234 rayonnant et respirable semble-­‐t-­‐il. Un vague sentiment que le parfumeur ayant exécuté ces deux cuirs, l’un très classique et l’autre bien plus contemporain, aurait eu plaisir à jouer les petites mains dans la confection de ce qui se révèlent être de nobles matériaux ne cesse de taquiner l’esprit. Tant mieux, il était navrant de constater l’inéluctable érosion de la qualité des parfums Dior au fur et à mesure qu’ils se globalisaient. On remarquera malgré tout, en plus d’un manque de fair-­‐play certain à passer son temps à piquer les idées du bac à sable voisin, la difficulté pour la marque d’être force de proposition et d’innovation ; aux concepts novateurs des années 40 à 90 ont fait place la répétition d’idées déjà existantes, que ce soit au sein même de la marque ou issue d’autres maitres étalons à imiter. 235 CUIR CANNAGE II – DIOR KAFKAESQUE.COM Cuir Cannage is Dior‘s latest release, mixing florals and leather in a mix that is both masculine and feminine. The fragrance not only reflects a very Serge Lutens approach to its deconstruction of orange blossoms, but is actually extremely similar to Lutens’ Cuir Mauresque. Cuir Cannage debuted this month as part of Dior’s prestige line of fragrances called La Collection Privée. (It is sometimes called La Collection Couturier on places like Fragrantica and Surrender to Chance, but I will go with the name used by Dior itself on its website.) The eau de parfum was created by François Demarchy, the artistic director and nose for Parfums Dior, and its name refers to the woven technique used on Dior’s “cannage” leather bags. Dior describes the scent as follows: Cuir Cannage is a diverse fragrance in which soft floral notes blend with the density of leather to open up a whole new realm. It recreates a world of intriguing scents that intertwines the fruity notes of a lipstick tinged with Rose and Violet along with more powerful scents, in which the leather of the bag meets the warmth of tobacco. Cuir Cannage appeals to the senses, like an olfactory portrait painted with personal and subtly scented objects, protected by the finest cannage-­stitched leather. The Dior way. Since leather is a key part of Cuir Cannage, it may be useful for you to read Dior’s description of the note: A Leather fragrance is an exercise in style that begins with a desire to convey the scent of one of the world’s finest leathers: Russian leather. Tanned with charred birch bark, this exquisite, legendary leather emitted warm and enveloping notes that perfume creators were soon scrambling to recreate. And so a leather note was born, obtained from “pyrogenic” Birch Oil. An overheated, “caramelised” note that is the signature of this highly distinctive olfactory family. Dior’s very limited — and I would argue, very incomplete — list of notes only mentions a top note of orange blossom, a heart note of jasmine and a base note consisting of a “leather accord.” Fragrantica has a slightly more detailed summary, though I smelled additional notes as well. Their list is: Leather accord, orange blossom, rose, jasmine, iris, and accords of ylang-­ylang, birch and cade. Cuir Cannage opens on my skin with camphorated menthol that has a medicinal, 236 eucalyptus-­‐like vaporousness, infused with burnt caramel, burnt oranges, and smoky, rubbery latex. Much of that is the essence of deconstructed orange blossoms, the way that tuberose was first treated in Serge Lutens and Christopher Sheldrake‘s groundbreaking and completely revolutionary Tubereuse Criminelle with its rubbery, black, mentholated flower. Orange blossoms received the same treatment in their Cuir Mauresque, but the latter is much more obviously floral on my skin than the Dior. I’ll do a side-­‐by-­‐side comparison in greater detail later on, but what is key for now is the opening. Dior’s Cuir Cannage starts with even more mentholated and smoked rubber notes on my skin than the infamous debut of Tubereuse Criminelle. For those unfamiliar with that sort of molecular deconstruction, the result on me smells strongly of Vick’s Vapor Rub with a good dose of Tiger’s Balm muscle salve. In addition, there is also a plastic note, a dash of diesel, and much more of a burnt orange undertone than was ever noticeable with Cuir Mauresque. On me, Cuir Mauresque was dominated from the start by orange blossoms, which were then trailed by a brown leather note. It smelled of actual Moorish leather, with a well-­‐burnished, sweet, richly oiled aroma that was slightly skanky and animalic. The Dior scent seems to have shifted the scales and the balance to make its leather more dominant up front and at first. Moreover, it is definitely a black leather infused with a heavy dose of burnt tar, rubber, smoke, and a brief touch of diesel. To the extent that the orange blossom is noticeable as an actual flower in Cuir Cannage’s opening minutes, it is highly indolic. In this case, that doesn’t translate to naughtiness, lushly seductive fleshiness, or languidly sweet flowers on the verge of over-­‐ripeness. No, in this case, we’re talking hardcore, barely diluted indoles. We’re talking mothballs. It’s a subtle note that is somewhat muffled by the overpowering Vicks Vapor Rub, but it’s definitely there. The overall effect is various layers of blackness, smokiness, camphorated, and medicinal tonalities, along with rubber and mothballs. Thank God, it softens. Roughly 15 minutes into Cuir Cannage’s development, relief arrives in the form of jasmine. Its floral sweetness diffuses the difficult, darker accords, tames their harsher edges, and tones down the Vicks Vapor Rub camphor. It also eradicates the mothballs. I’m relieved as neither element is really my thing, no matter how popular the Lutensian deconstruction has become in niche perfumery. In all candour, Cuir Cannage’s opening is not very enjoyable for me, and I’m someone who loves and owns Cuir Mauresque. The difficulty is that, on my skin, the Dior surpasses not only Cuir Mauresque but also Tubereuse Criminelle in terms of mentholated, rubbery 237 blackness — and that second Lutens had too much for me to begin with. Slowly, very slowly, Cuir Cannage begins to take on greater floral tonalities instead of purely camphorated Vicks and burnt, smoky, tarriness. A light touch of sweetness floats in and out, feeling like a wisp of abstract vanilla. The orange blossoms start to emit subtle touches of caramelized oranges that lie in sweet syrup, thanks to the jasmine. 25 minutes into its development, the black leather and rubbery elements have sunk into the base. The menthol, indoles, and smokiness linger, but neither one is as profound as they were at the start. For the most part, Cuir Cannage is a blend of blackened orange blossoms and sweet jasmine, lightly flecked with caramelized oranges, and much muffled touches of camphor and small, all atop a base of black leather. The secondary and tertiary elements tame Cuir Cannage’s darker, smokier, and blacker elements more and more with every passing moment. By the end of the first hour, the perfume has lost almost all of its Vicks mentholated edge, and turns almost purely floral. Only the subtlest, quietest hints of blackness streak the white of the flowers. There is also the first glimmer of ylang-­‐ylang with its yellow, custardy aroma stirring at the edges. What’s interesting in all of this is the iris. I frequently test fragrances on both my arms, as there can occasionally be differences that appear on my right arm. This was one of those infrequent instances. I’ve tested Cuir Cannage about 7 different times now, and two of the times reflected a slightly different opening bouquet on that arm. As always, Cuir Cannage opened up with Vick’s Vapor rub, but the burnt rubber, plastic, and smoky tonalities were much less. What showed up instead from the start was a significant iris note. Initially, it smelled like rich orris butter, but it soon took on a more suede-­‐like aroma. In essence, this version of Cuir Cannage smelled of mentholated muscle rub, sweet orange blossom florals, and the suede interior of a new, very expensive, leather bag almost right from the start. The whole thing felt hot and cool, simultaneously. The mothball indoles appeared here, too, but only briefly. There was no impression of caramelized, singed oranges, and much less tarriness. The sillage was even softer on this arm, and Cuir Cannage hovered a mere inch above the skin after 20 minutes. Regardless of arm, however, Cuir Cannage always ends up in the same place eventually, especially as the orris butter and iris diffuse into the rest of the scent quite quickly. Roughly speaking, by the middle of the second hour, both versions align into the same bouquet of notes. Speaking of sillage, Cuir Cannage’s opening bouquet may be intense in terms of its bold notes, but the fragrance as a whole is not particularly powerful. Two big sprays 238 from my bottle initially gave me 3 inches of projection, but that number dropped in less than 10 minutes. After 30 minutes, Cuir Cannage lies only 1 inch above my skin, and then hovers just above the skin at the end of the hour as a gauzy, intimate and discreet scent. This is not a powerhouse fragrance by any means, either in terms of weight, density, or projection. The Dior Privée line generally opts for a softer approach, but Cuir Cannage feels lighter and thinner than some that I have tried. It lacks the richness of Mitzah, to give one example, but also the projection of something like Oud Ispahan, unless one really applies a lot of the scent. Yet, even with 4 very large sprays from my decant (whose nozzle opening is really equivalent of that in a proper, actual bottle), Cuir Cannage became a skin scent on me at the end of the 2nd hour. With a smaller, more regular dosage, the perfume became a skin scent 1.75 hours into its development. At the start of the 2nd hour, Cuir Cannage is an orange blossom and jasmine scent with some blackness, sweetness, a touch of dark leather, and tiny flickers of custardy ylang-­‐ylang. It is so soft on my skin that the finer nuances are sometimes hard to detect. What is noticeable, however, is a certain creamy, deep coolness, though it doesn’t initially translate to a distinct or concrete suede scent on my skin. That happens roughly an hour later, when the orange blossoms and jasmine are infused with creamy but clean, pristine suede, followed by ylang-­‐ylang, a hint of vanilla, and a subtle suggestion of iris powder. The notes lie on a base that carries just a whiff of something animalic and vaguely “leathered,” but it’s all very smooth and gentle, without any hard edges. By the end of the 3rd hour, the orange blossoms begin to subtly change. There is a growing element of spiciness running through the petals, and I would swear that Cuir Cannage has some cinnamon mixed in. Its effect on the subtle undercurrent of fruitiness results in something that consistently reminds me of Red Hot Candies and cinnamon-­‐dusted oranges. The blossoms also continue to emit a subtle suede note, but it is now very muted on my skin. It most certainly doesn’t smell of pure iris or makeup powder, as the note sometimes can. More interesting to me is how the birch tar is impacting the leather. There is a microscopic whiff of something both smoky and animalic in the background that occasionally translates as a Cuir de Russie-­‐style leather. As many hardcore perfumistas know, Cuir de Russie is one of Chanel‘s most famous fragrances, and a benchmark in the leather category that employs a strong birch tar note amidst Chanel’s signature aldehydes. On my skin, Cuir de Russie was an extremely horsey leather. To be precise, pure horse manure smeared onto leather under a heavy lathering of soap. I’m 239 enormously relieved that Cuir Cannage smells neither fecal nor soapy, but there is a subtle wisp of Cuir de Russie stirring in the background at the start of the 6th hour. Here, it’s an extremely smooth leather note that smells like new, expensive gloves, but it also has a definite whiff of something horsey underlying it, subtle though it might be. The start of the 6th hour heralds other changes, too, and the start of Cuir Cannage’s drydown phase. The jasmine retreats to the sidelines to join the leather. The iris suede vanishes from my skin, while the streak of creaminess grows significantly stronger. It feels like more than mere ylang-­‐ylang. I would swear that there is also some dry vanilla or tonka in Cuir Cannage, and it works beautifully with the spicy, cinnamon-­‐dusted orange blossoms. I also wonder if there is a slight dash of white woods mixed in, because there is something beyond the aforementioned notes in that streak of creaminess. The whole thing is very pretty, but I wish the notes had appeared earlier when the scent wasn’t so sheer and thin. By the end of the 8th hour, Cuir Cannage’s bouquet smells primarily of smooth, soft orange blossoms with spicy cinnamon and the tiniest whisper of caramel warmth, all nestled in a cocoon of creaminess that has a suggestion of abstract woods and vanilla. The leather continues to flit about on the periphery, but it is incredibly faint. In fact, Cuir Cannage as a whole feels like translucent gauze. It clings so softly to my skin that its nuances are very hard to detect unless I put my nose right on the skin and inhale hard. In its final moments, Cuir Cannage is a blur of abstract floral sweetness with a vaguely woody, dry undertone. All in all, Cuir Cannage consistently lasts over 9.5 hours on my perfume-­‐consuming skin, but the longevity is completely dependent on the amount that I apply. Using a normal quantity of 2 spritzes (and, remember, my decant’s nozzle makes it the equivalent of a full bottle instead of a small atomizer), I experienced just over 9.75 hours. Doubling that amount to 4 big sprays, I had a little under 14 hours. That amount translates roughly to about 2/3rds of a 1 ml vial, so it’s quite a lot more than what most people use in testing. However, anything less than that resulted in a scent was generally so intimate for most of its lifespan that its full nuances were hard to detect. Again, Cuir Cannage feels much softer on me than several others from the Privée line when taken as an average whole, and it has shorter longevity, too, unless a significant quantity is applied. As noted earlier, Cuir Cannage is similar to Serge Lutens’ Cuir Mauresque, and not only because Dior has adopted the Sheldrake/Lutens’ method of deconstructing white flowers to their molecular parts and then putting them back together again. However, there are distinct differences between 240 the two scents, though it takes a lot of side-­‐by-­‐side testing and a really concentrated focus to detect all of them. The similarities are strongest in both fragrances’ opening phase with their mentholated, camphorated, rubbery blackness and smokiness. On my skin, however, there is substantially more of those notes in the Dior than in Cuir Mauresque. Even more than Tubereuse Criminelle, in fact, which consistently blows Cuir Mauresque out of the water when it comes to Vicks Vapor rub, mentholated camphor, black rubber, and smokiness. In addition, those elements all fade even sooner on my skin with Cuir Mauresque than they do with Dior’s Cuir Cannage. More importantly, the Lutens leather is completely different on my skin. There is leather right from the start with Cuir Mauresque but, instead of smelling like tarry pitch, it feels brown, deep, and like richly oiled Moorish leather. It is also lightly skanky with a civet-­‐like note. The Lutens is far more consistently leathered and animalic on me than the Dior whose “leather” is a fluctuating affair that generally lies in the background once the black tar burns off. Throughout Cuir Mauresque’s lifespan, the leather continues to be lightly skanky, but it is never suede-­‐like, horsey, or akin to new leather gloves. In fact, it actually takes on a sweet nuance later on, as though a thin layer of honey had been scraped over the leather. There are other differences as well. Cuir Mauresque never emitted a mothball tonality, it was more obviously floral right from the start, and it lacks a profound birch tar note, as well as iris or suede. In addition, the Lutens fragrance turns creamy much sooner than the Dior. Cuir Cannage’s drydown of creamy, spiced orange blossoms starts to appear roughly around the 6th hour. With the Lutens, it takes only an hour for the orange blossoms to turn creamy with the same cinnamon-­‐like spiciness and slightly animalic leather in the background. The two fragrances’ drydowns are different as well. On me, the Lutens’ finish is ambered with salty and caramel nuances, while the Dior scent involves creaminess infused with subtle vanilla and wood tonalities. The sillage and depth of both fragrances differ as well, though they share the same longevity periods for the most part. The Lutens lies about 1.5 inches above the skin at the same point where the Dior is practically a skin scent on me. While 3 small sprays of Cuir Mauresque results in a true skin scent at the start of the 4th hour, 4 large sprays of the Dior turns into a skin scent at the end of the 2nd hour. I think the Lutens is a much deeper, richer, more full-­‐bodied scent as a whole, while the Dior feels much softer, smoother, wispier and more discreet. Other than the obvious sillage issues, however, the differences are generally subtle, and I think you would have to focus intensely in side-­‐
241 by-­‐side tests to detect a few of them. For the most part, I suspect people will simply conclude that the Dior scent starts off with more camphor than the Lutens, before turning substantially more iris-­‐centric with suede tonalities in a softer, less animalic mix. Depending on your skin chemistry, the iris may last far longer on your skin than it did on mine, and you may experience some of its powdery facets in addition to the suede. Regardless of skin chemistry, however, I think you will definitely experience some degree of camphorated, Vicks Vapor Rub and smoky birch tar. Dior warns you quite explicitly about that point in its mention of “charred birch bark” that is “pyrogenic.” Those of you who dislike Tubereuse Criminelle (and I know a few who feel horror at the mere mention of the name) should take comfort in the fact that the camphorated, smoky notes in Cuir Cannage began to soften and recede on my skin in as little as 15 minutes. It’s really not a driving, central focus of the scent at all. In fact, several bloggers seem to have experienced smooth, refined, handbag leather for the most part. Persolaise talks about it a lot in his review for the scent, in addition to comparing the Dior to Knize Ten. My experience with Knize Ten was extremely different, particularly as it is not an orange blossom leather like Cuir Mauresque, but I’ll let you read Persolaise‘s assessment: Cuir Cannage is … bone fide leather. A close cousin of the masterful Knize Ten, it luxuriates in the dangerous sensuality that comes from an encounter between the human nose and a piece of material that once covered the body of an animal. It relishes that moment when you bring your oh-­so-­civilised new gloves towards your face and their sharp, near-­bestial smell plunges you into primordial memories of a time when human nature wasn’t the terribly refined construction it is now. It lingers over the sensation of picking up a satchel from a shop shelf, burying your face within its interior and letting that curious alchemy of hide, glue and acid exert its very particular spell. That said, Cuir Cannage is also modern – I fancy sociologists would have a thing or two to say about its non-­gender-­specific take on purses, clutches and other related accoutrements – and supremely elegant. Without compromising the integrity of its central leather note, Demachy has made it both radiant – through an expert use of citruses – and velvety. This latter effect has probably been achieved with the help of a pronounced ylang ylang facet. The link between white florals and leather is far from novel, but here, the ylang maintains its own curious, spicy, banana-­
like identity, whilst bolstering the darker, more carnal aspects of the overall construction. It rests at the heart of the perfume like a faithful, petal-­scented lipstick that has made itself 242 at home in a trusted shoulder bag. The Smelly Vagabond also brings up Knize Ten, but finds differences. Interestingly, he seems to have experienced the same “medicinal” opening that I did, though he never compares it to Vicks Vapor rub or talks about mentholated camphor. His review reads, in part, as follows: If Knize Ten were a leather-­clad biker rocking a Harley-­Davidson, and if Jolie Madame were a cigarette-­wielding bad ass Mama-­san dressed in a violet cheongsam, then Cuir Cannage has to be a smartly-­dressed, high-­ranking executive striding confidently into the office while carrying a leather briefcase/handbag. Diehard fans of leather who whine about suede not being leather will have nothing to complain about, nor will those who like their leather to come without too many floral or animalic embellishments. Despite the somewhat medicinal opening, Cuir Cannage does its job of being a smooth and elegant leather, and does it well. The light sprinkling and dusting of powder throughout the composition keeps it restrained and serves as a reminder that Cuir Cannage isn’t about delivering knock-­out, migraine-­inducing punches in the manner of LM Parfums’ Hard Leather, but seeks rather to be the definition of refinement. And just when one is left wondering if the person wearing the suit has a pulse, a tiny (very tiny!) trace of birch makes its presence known, a reminder that it is still very much human at its heart. I have no idea why no-­‐one brings up Cuir Mauresque in these reviews, though I’ve seen the comparison made frequently elsewhere and amongst friends of mine. Cuir Mauresque is not one of the well-­‐known fragrances in the Lutens line, so perhaps that is one reason. I actually think it is a shamefully under-­‐appreciated scent in general. I also far prefer it to Dior’s heavily copied version. For The Smelly Vagabond, Cuir Cannage was “safe” but “very, very nice indeed.” I’m less enthused. I blindly bought quite a large decant of the Dior fragrance, and I regret it. A small amount would have been wiser and sufficient. To be clear, there is absolutely nothing wrong with Cuir Cannage. It’s fine. It’s safe. It’s smooth. It has pretty bits. But I have a bottle of Cuir Mauresque, and think that is a more balanced, more interesting and much better fragrance with more body and with leather that I find to be substantially more appealing. It also has huge sex appeal in my eyes, with a timeless, classic nature that would have suited an Old Hollywood icon 243 like Ava Gardner. In contrast, Cuir Cannage opens as Vicks Vapor rub that transitions to… handbags. Eh. I am definitely not enthused by the degree of the mentholated opening, let alone the mothball indoles, even if neither one lasts significantly long on my skin. The handbag suede phase isn’t particularly riveting to me, but the creamy ending and drydown are very pretty — at least, when I can detect them without attacking my arm like a snuffling pig searching for truffles buried deep in the ground. In fact, I became extremely frustrated with Cuir Cannage’s wispy nature and blurry notes as a whole. For a large part of the fragrance’s duration on my skin, especially from the third hour onwards, I consistently felt as though I was chasing after a hazy shadow, scrabbling to get a hold of it, but finding it hovering just out of reach. However, in all fairness, this is a stylistic and personal issue. As regular readers, I like my fragrances to be what I call “Wagnerian,” akin to the Ride of the Valkyries. Serge Lutens’ Cuir Mauresque doesn’t rise to that level in terms of enormous boldness or strength, but it does so a lot more than this light, gauzy, intimate, wispy scent. Then again, the Dior may be a safer fragrance in some people’s eyes because of the iris and handbag tonalities, especially if their skin chemistry amplify those elements to a significant degree. Since “safeness” is often interpreted as “more refined,” I suspect a number of people will prefer Cuir Cannage. I don’t, but you should give Cuir Cannage a sniff if you like orange blossoms, iris suede, a floral treatment of leather, birch tar, and the Lutens style. 244 CUIR DE RUSSIE – CHANEL YOHAN CERVI Certains parfums agissent sur vous comme des bombes à retardement. Vous les connaissez par cœur, depuis longtemps, mais sans vraiment les aimer, puis un jour, sans raison apparente, ils vous explosent au visage et deviennent des coups de cœur violents et addictifs. Ce fut mon cas pour Cuir de Russie. Créé au cœur des années vingt, dans un Paris devenue terre de refuge pour les russes blancs ayant fui la révolution et dont aimait s’entourer Gabrielle Chanel, Cuir De Russie demeure une merveille de finesse et d’équilibre. Son nom provient du traitement spécial du cuir au goudron de bouleau qui garantit à la matière une longévité exceptionnelle et une odeur caractéristique. Très populaire au 19ème siècle, ce cuir parfumé est une référence olfactive bien identifiable et connue de la société française. Zola le mentionne même dans Nana : "Toutes les boutiques lui étaient connues, il en retrouvait les odeurs, dans l’air chargé de gaz, des senteurs rudes de cuir de Russie, des parfums de vanille montant du sous-­‐sol d’un chocolatier, des haleines de musc soufflées par les portes ouvertes des parfumeurs". En parfumerie, il deviendra un genre en soi et plusieurs maisons, telles que Guerlain ou Roger & Gallet, en auront un à leur catalogue. Dans la classification de la Société Française des Parfumeurs, la famille cuir est un peu à part et ses représentants sont peu nombreux. Cuir de Russie ne ressemble d’ailleurs à aucun des grands cuirs traditionnels. Le patriarche de la famille, Le Tabac Blond de Caron (version vintage de 1919), lascif et décadent, est bien plus ambré avec un cœur dominé par l’œillet, le Cuir de Lancôme de 1937 est austère et sent la vieille église, sa réédition de 2007 est douce et héliotropée. Scandal de Lanvin (1933) est un cuir fumé et gras où l’iris, la mousse de chêne et le castoréum ressortent admirablement. Il y a aussi Bandit de Robert Piguet (version originale de 1944), animal et sale, qui sent la fumée de cigarette, le goudron et la vieille croute. Quant à Doblis d’Hermès (1955), il s’agit d’un cuir floral crémeux, souple et confortable. Cuir de Russie de Chanel sublime l’odeur des bottes des soldats russes imperméabilisées au goudron de bouleau et les bouffées de tabac blond, que les femmes des années 20 commencent à fumer. Il évoque des visions fantasmées d’un Saint-­‐
Pétersbourg impérial, au crépuscule de sa gloire, symbole d’un monde disparu, des longs voyages, de Moscou à Vladivostok, des grandes forêts sibériennes glaciales et enneigées et des aurores boréales embrasant un ciel immense quelque part aux environs du cercle 245 polaire. Il nous raconte aussi les amours de la couturière et du Grand Duc Dimitri Pavlovitch de Russie, cousin du dernier Tsar Nicolas II et assassin du Staretz Raspoutine. Enfin, je l’imagine à merveille dans les années 30 sur Marlene ou Greta Garbo, dont les beautés froides et nordiques demeurent à jamais fascinantes et énigmatiques. Cuir de Russie serait-­‐il l’incarnation olfactive de cette âme russe si particulière tant décrite par Tolstoï et Pouchkine ? Pas vraiment, car il nous entraine également dans l’exubérance des mondanités parisiennes des années folles et possède ce je-­‐ne-­‐sais-­‐quoi de très français. En somme, un parfum entre deux mondes, qui souffle le chaud et le froid. Tel un voyage entre Paris et Moscou, Cuir de Russie prend son envol sur une tête très hespéridée, acidulée où les aldéhydes, pleins d’élan, propulsent le parfum avec une note fusante et orangée, vers un cœur jasminé et irisé très Chanel. Ce cœur floral ourlé de rose et d’ylang crémeux est rond, généreux, baumé, lumineux même, et contraste fortement avec ce qui va suivre. Les premières minutes passent et des notes cuirées, goudronnées et boisées percutent ce mur floral, pour finalement parvenir à s’imposer. C’est le moment que je préfère, lorsque Cuir de Russie s’abandonne à la dureté du bouleau et à l’animalité un peu grasse et acide du castoréum avant de planer dans les notes enveloppantes, douces et sèches du tabac blond. Le parfum s’épanouit et meurt sur cette note obsédante de bois qui brûle et se consume, à la fois opulente et évanescente comme une volute que j’imagine tournoyer dans les airs glacés d’une forêt aux confins de Iekaterinbourg. J’ai eu l’occasion de sentir chez Chanel l’essence de Bouleau d’Albanie qui entre dans la composition du parfum. Sa puissance et sa beauté brute sans concession, m’ont, je l’avoue, fait monter les larmes aux yeux. Les amateurs à la recherche du cuir ultime peuvent être déçu ou frustré par Cuir de Russie qui est un travail autour du genre façon Chanel, donc maitrisé, et dont la parenté avec le Chanel N°5 est assez évidente. C’est ce qui fait selon moi toute sa beauté et sa singularité. Cuir de Russie marque donc sa dualité dans sa construction où s’opposent ces notes moelleuses et confortables et ces accords boisés, cuirés, secs et fumés. L’ensemble est paradoxalement magistralement fondu et l’exécution d’une finesse qui impose le respect. L’eau de toilette est très belle, l’extrait, plus gras, fumé et animalisé, est somptueux. Contrairement à certains grands classiques, Cuir de Russie ne traine pas de mélancolie lancinante. Non. Ferme et sévère, il impose un certain maintien et une élégance un peu stricte, et ne manquera pas de vous rappeler à l’ordre, au garde à vous, en cas de laisser aller. "En avant, marche !" 246 CRITIQUES DE PARFUM : L’ANIMALITÉ LA PANTHÈRE – CARTIER JEANNE DORÉ – ALEXIS TOUBLANC – THOMAS DOMINGUÈS Parfois, dans le flot nauséabond et déprimant des nouveaux parfums déferlant sur le marché, parvient à s’immiscer un heureux miracle, l’exception qui donne encore l’envie de croire en l’avenir de la parfumerie. La Panthère fait partie de ceux-­‐là. Loin des opulences synthétiques, édulcorées et insipides voulues par de nombreux et obscurs décideurs, Cartier, aidé du cerveau créateur et créatif de Mathilde Laurent, a décidé de nous offrir un des plus beaux chypres modernes de ces dernières années. Au lieu de tomber dans l’écueil du chypre sucré chargé en praline caramélisée et en fruits sirupeux, ou du soliflore réaliste déjà vu et ennuyeux, La Panthère s’habille d’un pelage floral musqué, translucide et éthéré, de toute beauté. La fraicheur initiale, que certains pourront percevoir comme fruitée, car elle évoque en effet des poires vertes acidulées et des pêches blanches veloutées, n’est en fin de compte là que pour reconstituer la naturalité du bouquet floral. En particulier cette facette végétale, croquante et charnue du gardénia, traité ici de façon abstraite et bucolique, et de la rose, pas forcément évidente au premier abord, mais pourtant bien présente sur la durée. Une fois cette trompeuse envolée fruitée dissipée, le bouquet floral se développe, supporté et merveilleusement propulsé par un nuage de musc, en l’occurrence le fameux musc cétone, qualifié par Mathilde Laurent de "dernier des Mohicans" de la parfumerie. Ce nitro-­‐musc aux nuances poudrées et cosmétiques inimitables qui avait fait la gloire des grands classiques de la parfumerie du XXème siècle, et interdit depuis des années, est apparemment à nouveau autorisé et utilisé (mais pas par tout le monde !). Puis l’écriture chyprée s’amplifie avec une mousse de chêne d’une finesse bienvenue, qui lui donne une aura classique sans jamais le rendre vieillot. La Panthère est trompeuse, sentie uniquement sur un poignet, elle semble tenue en laisse, et on pourrait craindre un sillage timide. Au porté, elle révèle une diffusion surprenante, elle se répand dans un flot inattendu de matières vaporeuses et veloutées. Tandis que certaines marques se 247 vautrent dans une médiocrité opportuniste en reniant leur histoire, Cartier sait comment puiser dans son patrimoine pour le mettre au service d’une belle parfumerie empreinte de références légendaires. De Mitsouko et Femme pour leur pêche douce et épicée, à Diva, pour sa rose chyprée onctueuse, La Panthère fait écho à la luminosité chic et ultra féminine des grands classiques des années 80, tout en définissant une nouvelle élégance parfaitement actuelle et terriblement moderne. 248 MUSCS KOUBLAÏ KHAN – SERGE LUTENS KAFKAESQUE.COM Catherine the Great on horseback, riding to meet a young Cossack officer at a secret rendezvous where the lovers will tangle under Siberian furs before a roaring fireplace. Henry VIII seducing Anne Boleyn on more piles of fur on a winter’s night at a hunting lodge. The Sun King, Louis XIV, and one of his mistresses at Versailles, a palace redolent with the smell of the human body covered by powdered roses. The memory of riding my horse on a warm day, and the subtle aroma of his lightly musked, heated, muscular neck, mixed with the smell of the leather harness and saddle. Those tangled thoughts and images are what cross my mind when I wear Muscs Koublaï Khan from Serge Lutens. Muscs Koublaï Khan (or “MKK” as it is often referred to for short) is a fragrance that always conjures up royalty in days long gone, along with fur and the memory of horses. It is an eau de parfum that I’d always wanted to try for very personal reasons. The tale in my family is that one side is a direct, linear descendant from the legendary Genghis Khan, leader of the Mongol hordes and the terror of both the Asiatic and the European plains. I’ve never bothered with genealogy and know nothing of its rules, so who knows how true it is, but I’ve always loved the story. So, a fragrance inspired by Genghis Khan’s grandson, Kublai Khan (or, as Serge Lutens writes it, Koublai Khan)? Clearly, it was something to try. Then, I started reading about the famous Lutens creation — and I stopped in my tracks. Perhaps few fragrances come with such baggage. Horrified reactions abound on the internet, reaching such a crescendo of revulsion that any sane person would hesitate. From tales of crotch sweat, testicular sweat, camel feces, unwashed taxi drivers, and anal odor, to shuddering comments about how it would be socially unacceptable to go out in public reeking of Muscs Koublai Khan, the perfume has one of the most horrifying reputations around. I got a sample months ago but, every time I went to pick it up, I would think about “camel balls,” and I promptly put it back down again. Imagine my disbelief, then, when I actually tried Muscs Koublai Khan and thought: “this is IT??? What’s all the fuss about?!” More to the point, I loved it. While I would never — ever — recommend MKK to someone just starting their perfume foray into niche brands or to anyone who isn’t a fan of animalic scents, I definitely think people who love musky Orientals and have some perfume experience should ignore the perfume’s reputation and give Muscs Koublai Khan a try. Muscs Koublai Khan is an eau 249 de parfum that was created with Lutens’ favorite perfumer, Christopher Sheldrake, and released in 1998. Though it was originally a Paris Bell Jar exclusive, American perfume buyers can easily find it in a regular 1.7 oz/50 ml bottle that is easily available and sometimes discounted online. In Europe, however, Muscs Koublai Khan is still limited to the Bell Jar format that is exclusive to Serge Lutens’ Paris headquarters, though I did find the smaller bottle available at one French online retailer. “Le Grand Serge” describes Muscs Koublai Khan on his website as follows: Valuable furs were spread for the Emperor of China to tread on, muddy boots and all. Ultra-­animalic musks and all kinds of tanned hides make a sensational debut in this fragrance. Pay no attention to their aggressiveness: once on the skin, they retract their claws in favor of padded paws. Fragrantica classifies Muscs Koublai Khan as a “chypre,” which I think is odd, and says that the notes consist of: Civet, castoreum, cistus labdanum, ambergris, Morrocan rose, cumin, ambrette seed (musk mallow), costus root and patchouli. Muscs Koublaï Khan opens as sweet amber, mixed with a slightly urinous, very musky edge. It feels just like warm, heated skin that is faintly dappled by a light sweat. The whole thing is sweet, sour, musky, just a little bit fetid, and a tiny bit dirty, all at the same time. But it truly doesn’t smell like stale body odor. A citric rose note, laden with rich, almost syrupy honey, peeps up from the musky amber base. There is just the faintest hint of a floral, rosy, vanillic powder sprinkled on top. Lovely flickers of sweetness come from the patchouli, and it mixes with the mildest, most minute touch of cumin. The whole bouquet sits atop the gorgeously plush, velvety warmth of the castoreum and the sweet nuttiness of the labdanum amber. It’s all sexy as hell, and significantly tamer than I had expected. The ambered base is beautiful. It’s gloriously rich from the ambergris which, like the labdanum, is enriched by the warm plushness of the velvety castoreum, as well as by the naturally sweet muskiness of the ambrette seeds. That said, the ambergris doesn’t smell very concentrated or profound. It lacks the salty, wet, sweet, slightly sweaty muskiness of anything more than just a few drops of ambergris. At times, I wonder if it’s the real thing at all. Perhaps the best — and, certainly, the most fascinating — part is the slightly urinous note from the civet. I realise that sounds odd and strange, and maybe you just have to be a really obsessed perfumista, but there is some appeal to that sour aroma. Just as really rich, really buttery food needs a dash of acidity to create a balance, so too does really rich perfumery. Here, the civet adds a 250 really well-­‐modulated edge that initially isn’t really like urine, but more like a sweet, little sour, almost vinegary, feline muskiness. To my surprise, it’s not rendered skanky or raunchy by the costus root which can sometimes take on a sharply feral aspect. (I likened its effects in Amouage’s Opus VII to “panther pee.”) Here, there is just the slightest musky dirtiness, perhaps akin to the smell of “dirty hair” that costus sometimes evokes, but it’s far from strong and certainly not over-­‐powering. Still, I imagine that those who hate animalic notes in even the smallest dose will probably keel over from Muscs Koublai Khan’s combination of civet and costus. Ten minutes into its development, Muscs Koublai Khan radiates an unusual bouquet of richly sweet, lightly vanillic, almost citrusy, powdered rose mixed with the scent of a warm, musky body. The combination of the civet with the powdered rose and the amber keeps triggering thoughts of Bal à Versailles, the legendary scent whose vintage form sought to replicate the scent of aristocrats at Versailles who used strong floral powders to mask their lack of hygiene. It’s often said that courtiers at Louis XIV’s Versailles palace would relieve themselves in corners without the slightest hesitation, and that is another aroma that Bal à Versailles sought to recreate in its nuances. I wish I had a vintage sample to compare to Muscs Koublai Khan, but my memory tells me that Bal à Versailles was a much more extreme, raunchy, dirty, skanky proposition. Muscs Koublai Khan is much better balanced, and far, far less dirty. Furthermore, the urinous note from the civet and costus root is too mild and too sweetened to evoke the same aroma. And, just to be clear, nothing in Muscs Koublai Khan reminded me of a urinal. Twenty minutes in, Muscs Koublai Khan becomes muskier in a more rounded way, taking on a velvety, smooth, deep quality that is as luxurious as it is sensuous. It really feels like the scent of warmed bodies under a cozy, thick, fur blanket. For all the talk about sweat or urinous edges, the thing that Muscs Koublai Khan truly evokes is the scent of skin itself. Not stale, sweaty skin, but skin that is heated and just barely sweaty from perhaps a romp under the sheets. Yes, the perfume has some animalistic tendencies, but nothing about it evokes testicular “ball sweat,” anal secretions, or fecal notes. Just heated bodies intertwined in intimacy. By the same token, nothing about the cumin note makes me think of unwashed, stale body odor. In fact, the cumin is almost imperceptible on my skin which normally amplifies the note. It’s not even a millimeter like the rancid, wholly intimate, extremely dirty note of unwashed genitalia that it triggered in Vero Profumo‘s Rubj eau de parfum. Nor is it like the stale armpit sweat of Frederic Malle‘s Bigarade Concentrée. 251 Granted, the cumin here is not the pure, dusty spice of something like Parfum d’Empire‘s Ambre Russe, but its muted, emasculated nature and the way it flickers just once in a blue moon in the background is hardly what I was expecting. Muscs Koublai Khan remains relatively unchanged in its core essence for a large portion of its development. It is a beautifully sweetened rose scent flecked by vanilla powder and a citric, slightly urinous civet note, all atop a gorgeously plush, velvety, rich amber base that radiates the warmth of heated, musky skin. The notes fluctuate in prominence, intensity and strength, but Muscs Koublai Khan on my skin is primarily a musky amber fragrance with rose and vanilla. The civet note waxes and wanes, reaching its highest peak around the middle of the second hour where it definitely feels a little sharper than it did originally. Then, it becomes tamer, softer, and richer, perhaps thanks to the castoreum which casts out its warm tendrils to enrich everything it touches. There is also a subtle leathery undertone to Muscs Koublai Khan which becomes more noticeable at the end of the first hour and which feels a little raw at times. It, too, becomes gentler, sweeter, and warmer after a while, thanks to the amber’s plush embrace. For all that the sophisticated elegance of Muscs Koublai Khan evokes historical figures covered by rich furs, it also calls to mind a more personal memory for me. Something about the overall combination of notes reminds me of riding. If you’ve ever been a horseman, you’ll know the aroma, especially after a gallop in the warm sun. The musky smell of a horse’s warm body, just lightly veiled by sweat, that is sweet but, yet, just a little sour as well. The soft heat of his muscular neck, combined with the faintest whiff of leather from the saddle and harness, all bundled up with a golden muskiness. That aroma is a subtle undertone of Muscs Koublai Khan for a brief time around the 90-­‐minute mark and in an extremely mild form, even though the fragrance bouquet is primarily radiating the sweetest rose, its light touch of vanillic powder, and a plush, ambered base. The overall combination is far too civilized and sophisticated to evoke the pillaging, raping, filthy brutality of the Mongol hordes. For me, one needs to go down a little later in history to a later Slavic legend, Catherine the Great, whose sensual appetites were almost matched by her passion for the hunt and for refined luxury. Muscs Koublai Khan would have very much suited the Great Catherine from its floral, vanillic rose that is powdered like her face, to the languid, feline heat of warmed bodies intertwined under blankets of the richest Russian furs. Perhaps the most surprising change with Muscs Koublai Khan is how the volume quickly decreases to a purring hum. Less than forty minutes into its development, Muscs Koublai 252 Khan seems to get a little blurry around the edges and the sillage drops quite a lot, though its smell is still extremely potent up close, thanks to the civet. At the end of the second hour, the perfume is so airy and lightweight that it feels far weaker than a hardcore oriental eau de parfum. In fact, Muscs Koublai Khan is far sheerer than I had expected. It lacks the opaque, baroque heaviness of Maison Francis Kurkdjian‘s ravishing Absolue Pour Le Soir, another animalic, musky, amber oriental fragrance but one which is, ultimately, night and day apart from Muscs Koublai Khan. Absolue Pour Le Soir is actually much dirtier than Muscs Koublai Khan, not to mention heavily spiced, more floral, and infused with almost as much beautiful sandalwood as it is with musk and amber. Muscs Koublai Khan is tamer, more linear, more muted, and much less complex, though it is beautiful in a very different way and perhaps more refined than the Absolue with its more hardcore, slightly beastly edge. Muscs Koublai Khan soon starts to take on quite an abstract aura. At the start of the third hour, the fragrance is a soft, nebulous blur of amber, vanilla and quietly animalic musk. The flecks of a citric, civet-­‐
infused, and lightly powdered rose start to recede, slowly become less and less noticeable. By the start of the third hour, the rose is largely gone, leaving behind only an ambered, powdered, vanilla musk with a hint of civet. And there Muscs Koublai Khan remains for hours and hours, turning more and more abstract and amorphous. It soon loses the civet, becoming just an musky, powdery, sweet amber fragrance. Though Muscs Koublai Khan’s sillage hovered just above the skin for the second and third hours, its projection drops even more. (That said, I dabbed it on, and, apparently, it’s a very different issue if you spray Muscs Koublai Khan.) Around the sixth hour, the ambery perfume becomes a complete skin scent. By its very end, almost exactly 12.5 hours from its opening, Muscs Koublai Khan is just a hint of a sweetened, musky powder, and nothing more. I think Muscs Koublai Khan — and the extreme reactions to it — need to be placed in context. For one thing, the average perfume user nowadays is used to a very different sort of musk in perfumery. Clean, white musks abound, and the extent of something ostensibly “dirty” is probably Narcisco Rodriguez‘s musk For Her. Muscs Koublai Khan is a whole different kettle of fish. Perfumes with civet (and even castoreum) are no longer common in perfumery, so people aren’t so exposed to what musk used to be all about when perfumes like Bal à Versailles and its cohorts celebrated the skank provided by civet, castoreum and real Tonkin deer musk. For animal cruelty and ethical reasons, many of those ingredients are no longer used and their scent has to 253 be replicated through vegetal musks like ambrette seeds. I’m glad for that, but it does mean that exposure to a dirty sort of musk — even through vegetal recreation — can trigger a repulsed response in those who expect musk to have the modern, common characteristics of white, laundry-­‐clean freshness. Muscs Koublai Khan is not a perfume that I would recommend to everyone. Those who are brand new to perfumery may find the civet and musk accords repulsive. Those who are experienced perfumistas, but who feel that even the smallest drop of something animalic in their perfumes renders it unbearably “dirty,” will undoubtedly feel the same way. But those who adore true Orientals and who can appreciate some animalic nuances should absolutely try it. Don’t let Muscs Koublai Khan’s dangerous reputation keep you away. I think you will be like a lot of bloggers who have tried Muscs Koublai Khan and wondered: what is all the Sturm und Drang about? Take, for example, the review at Pere de Pierre where the blogger clearly was prepared to be blown away by Muscs Koublai Khan’s terrible reputation: Of all the “bad boy” fragrances, the outlaws, the ones whose whispered descriptions contain the words “unwashed” and “crotch”, often in succession, and sometimes with “of a Mongolian horseman after three days of burning, raping and pillaging” appended, it may be that none has a more salacious reputation than Muscs Koublaï Khän. Thus, it was with great anticipation that I first pulled the stopper on a sample. Civet and castoreum? Bring it! The first sniff of the vial seemed promising; yes, there was civet in there. On application, though, it seemed much like Kiehl’s Musk Oil, a similarity that has been noted by many a reviewer before. A simple floral musk, nothing terrible or even animalic about it. Fortunately, it did not take long before MKK began to develop, something that Kiehl’s does not ever seem to do, on me anyway. MKK shuffled its accords and painted scenes with them. However, they were not dramatic, sharply pitched scenes of lust and conquest; they were more like dreamy landscapes with dark clouds scudding through a sky above shifting fields of roses and poppies. Sensual, yes, but more of a lazy Sunday afternoon lovers’ feast than a frenzied, climactic battle. […] In subsequent wearings, only once did the civet ever really raise its head, and it was glorious; I wouldn’t mind if it did it more often. But mostly, this is a sultry, sometimes even sweet, and floral musk. Kiehl’s Musk is not the only fragrance to which Musc Koublai Khan has been compared. The other one is Frederic Malle‘s Musc Ravageur. I haven’t tried it yet, but the general 254 consensus seems to be that there are differences. The blogger, The Candy Perfume Boy, did a comparison of the two fragrances, and his section on the Serge Lutens begins with: “I just can’t see what all of the fuss is about.” He found Musc Koublai Khan to be disappointing in its tameness, and not particularly filthy. As a gourmand lover, he far preferred Malle’s Musc Ravageur with its “edible” characteristics. On Fragrantica, one reviewer writes about the Lutens: “it’s similar to Musc Ravageur, but Koublai Khan is rounder and deeper (and more discreet) while MR is more playful and contemporary.” Speaking of Fragrantica, one commentator clearly shares my experience with horses, writing in a review that I’ve reformatted only for the sake of trying to keep things shorter: I fell in love with it. Maybe it will be easier for those of you who are familiar with horses to comprehend what I will try to describe. First wave, it smelled like a horse with saddle and all that has been running a mile on a sunny summer day. Since I love horses and their smell, well, it didn’t bother me at all. Au contraire. It was musc and a bit sweet and also a bit “sweaty”. Then the dry down became very soft and almost powdery, almost buttery. In the middle of the composition I also smelled like hay and kind of what it would smell like when you walk in a wild field in summer. So for me, that perfum is very comforting. The funny part is that my husband thinks the same as me when it come to the smell of this perfume. He says that it also smell “very clean”!? My best friend (women) love the first “snif” then she looked at me with a strange look on her face and she says that she also smell like “pee”?????!!!. And at last my best friend (man) told me it smells like baby powder!! I think Musc Koublai Khan is all those things: sweetly horse-­‐y (but in a really subtle, muted way), summery, almost clean in the sense that it evokes a person’s skin scent more than body odour, but with slightly urinous nuances, and sufficient powder that a handful of people may think it resembles baby powder towards the end. The Non-­‐
Blonde, however, didn’t smell anything horsey about the fragrance at all. Her review talks about how clean it actually smells, but also cautions about over-­‐application: If you google Muscs Kublai Khan and dig enough, you would find colorful reviews, mentions of horses, genitalia and horses’ genitalia. Which is where I make the “whatcha talking ’bout?” face. I cannot argue with the fact MKK smells “raw”, which probably translates to 255 “animalic” for some. I’ve heard rumors of cumin, but I don’t get any at all. Quite the opposite, actually, if we agree that a cumin note in perfume represents the dirty and the sweaty. What I’m getting is actually clean, sweet and warm. The dirty part is not the scent itself, but the warm skin feel it evokes and all the things one might associate with a skin in this state. In his review for Perfume Smellin’ Things, my scent twin Tom called it “clean bodies in compromising positions”, and that’s exactly right. On my skin it’s a thing of beauty and has nothing to do with the great unwashed. It’s also incredibly strong and persistent, even after the big show of the ultra sweet top notes fades away. It’s so strong, actually, that anything more than a couple of dabs can get extremely distracting. Over apply and you will keep smelling MKK, thinking about MKK, feeling MKK. It will occupy your thoughts in a NSFW way, so be careful. Another word of warning: Muscs Kublai Khan is meant to be dabbed and not sprayed. I’m saying this as someone who prefers to spray just about anything and regularly decants parfum extracts into mini atomizers. I did the same with MKK and it’s just wrong. You don’t want to cover a lot of skin with this, and spraying releases way too much. You may think all this gushing and raving is bias from bloggers who are Lutens groupies, but that would not be true. Take the blogger, Pour Monsieur, who says he flat-­‐out hates Lutens fragrances, and finds “them overly complex, pretentious and unwearable.” Yet, he writes that “Muscs Koublai Khan is the one huge exception, and is truly a special scent. It is the best musk fragrance in the world, hands down.” In his review, he explains why: This is more “body smell” rather than “body odor”. It reminds me of the smell of sweat on clean, warm, tanned skin. It’s a complex scent, but not the ego trip of the other Lutens fragrances I’ve tried. The sense of perfect balance and complexity in Muscs Koublai Khan is amazing, and makes it so comforting to wear. It smells like there are several different types of musk used in MKK – light, heavy, white, dark, etc.. They’re all unified by soft floral and herbal notes, which add depth to the scent and prevent it from smelling like someone’s asshole. […] Muscs Koublai Khan is not only the most wearable Serge Lutens perfume I’ve ever smelled. It’s perhaps the most wearable scent I’ve ever worn, period. This is a fragrance, more than any other I’ve tried, that absolutely must be worn on skin, and that’s because it smells like skin. When you wear this, it becomes a part of you, smelling like it’s part of your body. It’s both extremely masculine and extremely feminine, depending on 256 who’s wearing it, and it melds itself to its wearer. I can’t imagine Muscs Koublai Khan smelling unsuitable on anybody. So it’s both daring and suitable for anyone. Think about what an incredible acheivement that is for a perfumer. I don’t agree that Muscs Koublai Khan is the most wearable Lutens, but I think many of his other points are true. I’ve spent all this time covering other people’s assessments of Muscs Koublai Khan’s tameness for a reason. The horror stories don’t always apply, and it’s not just me with my heavy bias towards Orientals and my love for Serge Lutens. Even those who can’t stand Lutens fragrances think this one is special. And I’m definitely not alone in finding all the Sturm und Drang about MKK’s supposed terrors to be very different from the reality on one’s skin. But I cannot repeat enough, this is not a perfume to try if you’re looking for something totally clean and without the slightest bit of animalic edge. Laundry-­‐fresh it is not! And if you’ve never encountered civet or are new to niche perfumery, then you may be in for a shock. In fact, I suspect you’ll think it smells of poo. However, for those who adore Orientals and have some perfume experience, I beg you not to believe all the stories about Muscs Koublai Khan, and to give it a test sniff. Uncle Serge is completely right when he says: “Pay no attention to [the musks’] aggressiveness: once on the skin, they retract their claws in favor of padded paws.” It’s very true, and that’s why I’d wear Muscs Koublai Khan in a heartbeat if I had a bottle. The perfume has enormous sexiness (the Non-­‐Blonde is right in saying it triggers NSFW thoughts or images), and a sort of fascinating, raw animal magnetism that is simultaneously very refined as well. Muscs Koublai Khan is also totally unisex, and has great longevity. Lastly, for U.S. buyers, it is easily available — and often at a discount, in fact — so there are no accessibility barriers. So, try it and, when you do, I doubt that you’ll think of the ravaging, filthy Mongol hordes. But your thoughts may not be totally clean, either…. 257 SÉCRÉTIONS MAGNIFIQUES – ÉTAT LIBRE D’ORANGE JEANNE DORÉ Sécrétions Magnifiques est une œuvre que je qualifierais d’art contemporain de la parfumerie. Posté face à une installation de fil de fer ou de bouteilles de ketchup renversées, on ne se dit pas : « tiens, c’est joli, je verrais bien ça dans mon salon », en revanche on est interloqué, déconcerté, dérangé, et c’est là que ça devient intéressant. Ici, l’effet de surprise et de déstabilisation est tel qu’il surpasse la simple question habituelle du « j’aime ou j’aime pas ? ». La première sensation est le rejet, suivi immédiatement d’une envie irrépressible de se soumettre à nouveau à l’odeur intrigante. Comme son nom grandiloquent le suggère, la parfum symbolise en effet les quatre sécrétions humaines : sang, sueur, salive, sperme. Le premier effet donne presque des frissons tant il est réaliste, on a l’impression de pénétrer l’intimité d’un étrange inconnu. Des notes marines et iodées du type calone se mêlent à des aldéhydes grinçants et métalliques qui rappellent la sensation d’avoir du sang dans la bouche. Un effet laiteux, aigre, sucré-­‐salé se prolonge sur des notes musquées, poudrées, animales, voire fécales. Malgré un certain dégoût, on ne peut s’empêcher de vouloir sentir à nouveau, et suivre l’évolution de cette composition vivante, qui nous paraît presque de chair et de sang. Antoine Lie réussit l’exploit de trouver l’équilibre parfait pour nous rendre accro à une odeur que l’on trouve repoussante. Attirance et répulsion, réactions contradictoires, et tellement humaines. Pour en revenir à des choses plus terre-­‐à-­‐terre, l’hôtesse de la boutique Etat Libre d’Orange préconise de vaporiser Sécrétions Magnifiques sur les vêtements et de les porter le jour suivant. Ainsi, cela permet d’éviter le choc brutal des premiers instants, et de ne profiter pleinement que des notes de fond, qui après quelques heures déjà, diffusent sur la peau une odeur vibrante, chaude, sexuelle, presque excitante. 258 VIERGES ET TOREROS – ÉTAT LIBRE D’ORANGE THOMAS DOMINGUÈS Etat Libre d’Orange est une marque qui a pris le discours officiel de nombreuses marques de parfumerie d’auteur à rebrousse poil. "Le parfum est mort, vive le parfum !" proclame la marque. Ce discours "anti-­‐parfum" transgressif, un peu facile et racoleur, ainsi que des créations passées pour le moins surprenantes, tel le porte drapeau d’une parfumerie créative totalement décomplexée comme Sécrétions Magnifiques, ne doivent pas masquer une réalité : ELO crée des parfums bien plus intéressants et plus classiques que leurs intitulés ne le laissent imaginer. Fat Electrician est un vétiver très digne malgré l’enrobage de crème de marrons qui lui sied bien (même s’il est resté sur ses hanches). Antihéros est l’un des plus jolis rendus à cette mal-­‐aimée de la parfumerie fine qu’est la lavande. Charogne est un hommage aux indoles : selon la peau, l’une ou l’autre des facettes de la double-­‐personnalité schizo de la fleur d’oranger est révélée ; aspect innocent limite sucraillon chez les un(e)s, pendant que les autres seront transporté(e)s dans les joies de la chair putréfiée racontée par Baudelaire. Rien, lui, est tout sauf rien ; mais, bien, plutôt, un cuir maximal ! Vierges et Toreros, pourquoi, donc ? Là encore, comme pour Charogne, on navigue dans la dualité de certaines fleurs blanches, comme le jasmin ou la tubéreuse. Plutôt que de jouer sur la séduction en retrait de certaines fleurs innocentes printanières, ici, la tubéreuse affiche le charme sensuel des chairs toutes offertes. Une vraie sensation "bouchère", une odeur de viande crue est ici révélée. La féminité revendiquée, plutôt celle d’une meneuse de revue que celle d’un angélisme falsifié de lolita inexpérimentée, est soutenue par un cuir d’une violence sans retenue elle également. La tubéreuse, fleur ô combien envahissante et un peu épaisse bien que sexy, a besoin d’un partenaire pour mener la danse qui ne soit pas trop gringalet. Le cuir n’est pas celui des blousons de motards roublards qui roulent des mécaniques mais prennent peur avec leur reflet dans le miroir. Ce n’est pas non plus Bambi, un doux daim dans une clairière au pelage ondoyant adouci par des fruits, non, ici, c’est un vieux cuir tanné, celui qui sent la chèvre, le bouc, la bête qui sommeille en chacun de nous en somme (paraît-­‐il...). Le cuir n’est pas, non plus, celui de ces peaux griffées hors de prix, qui définissent sacs et objets divers de maroquinerie. Le cuir, de vache, bouc, chèvre ou taureau, a été arraché à même la bête par le matador dans un élan pour survivre face à une charge de l’animal. Tout d’abord, une odeur de bois brûlés, puissante, rappelant les 259 cuirs de Russie, c’est-­‐à-­‐dire ces cuirs pétrifiés des bottes, pour être résistants face à l’adversité des champs de bataille ou des ballets de danse russes et leurs pas aériens mais torturés. Une franche odeur apparaît, dérange ou fascine, selon les sensibilités propres à chacun(e) : de bouc et de fromages à pâtes fleuries, crottins vieillis ou fromages à pâtes fermes chauffés. La base nommée "Animalis" et un costus à odeur de sébum et de cheveux sales doit participer à cet effet, comme ils le faisaient dans Kouros avant que les draps usés n’aient été envoyés à la blanchisserie. L’odeur se fait plus subtile, plus facettée, fleurie, complexe. Le castoréum apparaît dans toute sa complexité : cuir d’olive noire si caractéristique, fourrure de gibier dépecé, chaude en même temps que dérangeante, qui se fait cuir assoupli et gras. La tubéreuse semble, enfin, par sa lourdeur, son épaisseur et sa cuisse dénudée, seule capable de calmer la bête en furie. Le bouquet floral de cette forte en caractère aère et assouplit la peau de bête dans un pas de deux parfaitement ajusté. Enfin, une rose zestée soutenue par des bois sifflants très diffusifs vient remettre la couronne au vainqueur, ultime délicatesse à la fin de cette danse -­‐ corrida échevelée. Jouant avec les codes de la beauté, entre attraction et répulsion, Vierges et Toreros fait partie de ces parfums qui ne peuvent indifférer. L’odeur d’étable, fromagère, est, pour certain(e)s, répugnante, alors que d’autres sont fasciné(e)s. Je ne me lasse pas de ce combat chorégraphié entre une si belle fleur faussement fragile, et une bête pas si facile à apprivoiser. La tenue est mastodonte et le sillage, soutenu par des bois de synthèse ultra-­‐diffusifs et une tubéreuse "high voltage", est plus que conséquent ... A déconseiller aux âmes sensibles. 260 

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