Texte de présentation Galerie d`(A)

Transcription

Texte de présentation Galerie d`(A)
Jagen & Sammeln
- Sang rouge, sang noir et huttes vagabondes
Heike Schildhauer
4 septembre - 10 octobre 2015
vernissage / jeudi 3 septembre 2015 / 18:00 - 21:00
Pour sa rentrée 2015, Galerie d’(A) vous invite à plonger à nouveau dans l’univers drôle et
sarcastique de l’artiste Heike Schildhauer. Son terrain de chasse pour cet automne qui s’annonce
subrepticement n’est autre que … la chasse. Revisitée, détournée et malmenée, la notion de la
chasse est liée à celle de la cueillette pour nous emmener très loin dans nos racines primitives au
travers d’un grand cortège festif et malicieux. Heike Schildhauer n’a d’autres intentions que de jouer
sur le territoire de l’incontournable dualité entre la vie et la mort. Mais ici elle inverse les rôles, elle
intervertit les trophées et joue la chasse au féminin - une chasse où tous les coups sont permis sauf
ceux meurtriers des chasseurs - elle brouille les cartes et instaure un bastion de résistance à l’égard
des normes.
Ce bastion, elle l’introduit avec le Jagtstand, poste d’observation des chasseurs dans les profondes
forêts de l’Allemagne de son enfance, revisité en cabane-palace dont les lapin-gargouilles en sont les
gardiens féroces. Par une économie de moyens qui tire son origine dans la pratique du recyclage et
fait échos à l’arte povera, des objets de toutes sortes sont récupérés et transformés. On travaille ici
avec les moyens propres au chasseur-cueilleur que les anthropologues opposent au sein des sociétés
primitives à ceux de l’agriculteur qui, lui, produit. Dans cette cabane, une guirlande-squelette de
sanglier et un auto-portait en bois servit en trophée se parent de signes de rebellions explicites pour
mieux déclamer leur appartenance au monde trivial, résister à la logique des genres et exiger
l’établissement d’un nouvel ordre. Dans cette forêt duale à l’apparence idyllique mais en réalité criblée
d’impacts de balles, se joue un carnage imaginaire où le chasseur devient chassé à l’image d’Actéon,
célèbre chasseur de la mythologie grecque puni par Artemis, transformé en cerf et dévoré par ses
propres chiens - ou à l’image des enluminures du Cligès de Chrétien de Troyes qui transforment le
gibier en chasseur en lui faisant tenir symboliquement le rôle du sexe féminin.
La frontière s’amenuise entre monde civilisé et monde sauvage. Le chasseur, cet être civilisé qui tue
par loisir depuis le Moyen-Age, est appelé à retrouver son statut de chasseur primitif confronté à la
peur et à la mort en traquant sa proie à mains nues ou à l’aide d’armes rudimentaires, appelé à
retourner à un état de bête sauvage sans connaissance du feu ni du langage. Dès lors c’est l’apologie
du Wilder Mann, cette figure mythique des carnavals européens de l’Homme des bois ou Homo ferus
qui défile jusque dans nos contrées suisses (notamment avec les Tschäggättä de la vallée du
Loetschental) et qui, l’espace de la fête, crée une rupture entre « le monde de l’ordre, du logos et de
1
la rationalité avec celui de la nature, réservoir chaotique d’énergie et de forces » . Cette joyeuse
parade poilue et subversive - qui apporte le chaos dans l’ordre et tente de réinstaurer un monde
sauvage perdu - est dirigée par une femme et son Morgenstern qui mettent en évidence les liens
paradoxaux qui unissent violence, pouvoir et séduction. L’arme primitive, ayant peu à peu perdu sa
fonction originelle, se métamorphose progressivement en animal. Produite en céramique et poncée au
diamant, elle se voit parée de dessins raffinés et de reflets précieux. L’arme ainsi travaillée devient un
objet de désir que l’on souhaite posséder, manipuler et caresser - elle est désormais un accessoire de
séduction et de volupté, symbole des pulsions et des fantasmes érotiques.
L’image de la femme meneuse de meute - qui est à la fois femme et mère de l’artiste, donc mère
nourricière - nous ramène à la première dualité chasseur-cueilleur de l’exposition en ouvrant la voie
au dialogue entre sang noir et sang rouge qui rugit dans la lessiveuse en métal. Ce récipient à usage
domestique servant à faire bouillir le linge est recouvert à l’intérieur d’une mosaïque ornementale sur
laquelle sont projetées des images de liquide rouge et noir. Le sang rouge et le sang noir. C’est la
dualité que met en lumière Alain Testart dans son livre « L’amazone et la cuisinière: Anthropologie de
la division sexuelle du travail » lorsqu’il repense la répartition des tâches entre hommes et femmes
dans les civilisations primitives comme étant régulée par la symbolique du sang. La femme ne serait
non pas interdite de chasse et présupposée à la cueillette à cause de son statut de mère nourricière
ou de sa physionomie plus chétive que celle de l’homme, mais bien écartée volontairement des armes
et de toutes formes de chasse où le sang coule à l’image de ses propres menstruations. Testart
rappelle que les menstruations sont souvent symbole de malédiction dans les sociétés traditionnelles
et que, de fait, le lien entre le sang et la femme serait une nuisance pour la chasse. « Tout se passe
donc comme si la femme ne pouvait mettre en jeu le sang des animaux, alors qu’il est question, en
2
elle, de son propre sang » . Le sang noir ici est celui caractéristique du gros gibier - du cerf et du
sanglier - et de sa formidable vigueur sexuelle. En période de rut, le sang noir bouillonne et rend la
chasse d’autant plus dangereuse. Lorsque l’animal est tué, le chasseur s’approprie les vertus de sa
victime comme s’il s’agissait d’un trophée. Le sang noir est donc porteur à la fois du symbole de
l’animal, de la sexualité et de l’homme lorsqu’il se mélange dans la lessiveuse au sang rouge des
menstruations de la femme. Entouré de trophées précieux aux attributs féminins qui déjouent la
malédiction du sang de la femme, le sang mêlé boucle la boucle et sublime le lien entre chasse, vie,
mort et sexualité en réunissant les protagonistes du monde cynégétique aux rôles inversés au cœur
de cette folle parade poétique en l’honneur de la nature.
1 Robert Mc Liam Wilson in La Bête humaine , préface au livre de Charles Freger Wilder Mann, éd.Thames&Huson, 2012
2 Alain Testart in L'amazone et la cuisinière: Anthropologie de la division sexuelle du travail, éd. nrf Gallimard, 2014